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ILLE - Comité spécial

Drogues illicites (spécial)

 

Délibérations du comité spécial sur les
drogues illicites

Fascicule 3 - Témoignages du 28 mai - Séance du matin


OTTAWA, le lundi 28 mai 2001

Le Comité sénatorial spécial sur les drogues illicites se réunit ce jour à 9 h 10 pour réexaminer les lois et les politiques antidrogues canadiennes.

Le sénateur Colin Kenny (vice-président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le vice-président: Honorables sénateurs, puisque nous avons le quorum, je déclare la séance ouverte. Le président ne peut pas être là aujourd'hui car il préside une réunion du Comité des sciences et de la technologie à l'Assemblée parlementaire de l'OTAN, à Vilnius. Il prie les témoins et les membres du comité de l'en excuser.

Nous poursuivons aujourd'hui le travail du comité qui a été autorisé par le Sénat, et qui consiste à étudier, pour en faire rapport, les politiques canadiennes concernant le cannabis et ses dérivés, l'efficacité de ces politiques et d'autres démarches possibles. En outre, le comité va examiner la situation au plan international des politiques concernant le cannabis, la santé et les effets sociaux du cannabis et les répercussions potentielles de ces politiques sur d'autres politiques. Le comité prévoit déposer son rapport d'ici août 2002.

Au cours de ses délibérations en vue de la rédaction de son rapport, le comité consultera des experts éminents dans divers domaines, ainsi que le public canadien.

Notre premier témoin aujourd'hui est M. Peter Cohen. M. Cohen a commencé à s'intéresser à la recherche sur les drogues en 1980 dans le cadre d'un cours en sociologie sur l'histoire des problèmes sociaux. À son avis, on peut comprendre en partie la construction des cultures et des sociétés en étudiant ce qu'une société définit comme étant un problème et pourquoi. Depuis, il a étudié le soi-disant problème de la drogue comme une des nombreuses constructions sociales de la culture occidentale, fondé sur un préjugé et une idéologie complexe. Il souhaite particulièrement faire des recherches empiriques sur lesgrands mythes de la drogue, par exemple celui qui veut que l'accoutumance à la cocaïne ou au cannabis pousse à consommer des drogues plus dangereuses. Il a mené de vastes recherches épidémiologiques sur la consommation de drogues à Amsterdam, puis dans l'ensemble des Pays-Bas. M. Cohen est actuellement directeur du Centre de recherche sur les drogues de l'École des sciences sociales de l'Université d'Amsterdam, dont les travaux sont financés principalement par le ministère de la Santé des Pays-Bas.

Parmi ses nombreuses publications sur les drogues que l'on peut trouver sur le site Web du centre - www.frw.uva.nl/cedro - citons: Drugs as a social construct (1990); Re-thinking drug control policy. Historical perspectives and conceptual tools (1994); The case of the two Dutch drug policy commissions. An exercise in harm reduction (1968-1976) (1994); Cannabis use, a stepping stone to other drugs? The case of Amsterdam (1996); Shifting the main purposes of drug control: From suppression to regulation of use. Reduction of risks as the new focus for drug policy (1998); et, Is the addiction doctor the voodoo priest of Western man? (2000).

Bienvenue au Sénat, monsieur Cohen. Vous pouvez faire votre exposé et nous passerons ensuite aux questions.

M. Peter Cohen, professeur, directeur, Centre de recherche sur les drogues de l'École des sciences sociales de l'Université d'Amsterdam: Honorables sénateurs, je suis heureux d'être ici. J'espère pouvoir répondre à vos questions sur la situation aux Pays-Bas.

La recherche sur la consommation de drogues est complexe parce que non seulement la définition de la notion de drogues n'est pas claire, mais aussi il n'y a pas de normes pour la façon dont nous décrivons la consommation de drogues. Par conséquent, on la définit souvent en termes qualitatifs et il est difficile de la quantifier.

Ce qui n'est pas facile non plus dans la recherche sur la consommation de drogues, c'est de définir sur quels groupes porteront les recherches. Il est facile de parler de la consommation d'alcool des gens qui vivent dans la rue. On constate néanmoins que la fonction et la consommation de l'alcool ne sont pas les mêmes que dans le groupe des personnes qui ont un travail régulier et qui boivent du vin avec leurs repas. Divers groupes peuvent utiliser diverses drogues de toutes sortes de façons différentes, et ces drogues peuvent avoir une fonction totalement différente selon les modes de vie. On comprend donc facilement qu'il y ait beaucoup de malentendus chez les personnes qui font des recherches sur les drogues concernant les effets de ces drogues.

Les drogues ont des fonctions particulières dans des contextes particuliers qui se définissent parfois dans un contexte culturelet parfois dans un contexte économique. Par exemple, la consommation de cocaïne dans les bas quartiers des villes américaines n'a rien à voir avec la consommation de cocaïne des riches courtiers en bourse. Les fonctions et règles d'utilisation de cette substance sont totalement différentes. On comprendfacilement l'ampleur des malentendus sur la drogue dans le monde, et sur ses effets aussi bien positifs que négatifs.

À Amsterdam, dès le début de nos recherches, nousavons essayé de déterminer des échantillons représentatifs des consommateurs de drogues. Nous ne sommes pas partis dans les prisons sélectionner un type particulier de consommateurs, à savoir les détenus, et nous ne sommes pas allés non plus dans des cliniques sélectionner des sous-groupes précis de drogués à problème. Nous avons essayé de déterminer dans l'ensemble de la population de vastes échantillons de consommateurs pour voir comment la majorité des consommateurs de drogues, qu'il s'agisse de cocaïne, de cannabis, d'alcool ou d'amphétamines, consomment ces drogues, comment ils établissent les règles de contrôle de cette consommation, comment ils décriventleurs propres carrières, ce qu'ils disent des avantages et des inconvénients des diverses substances. Au coeur de toute bonne recherche sur les drogues, il y a les questions suivantes: où fait-on les recherches, comment justifie-t-on les échantillons choisis, et l'échantillon est-il représentatif?

Selon la façon d'examiner la situation, on peut faire un million d'observations différentes sur la consommation de drogues. N'oubliez jamais que quand quelqu'un dit quelque chose sur les effets de la drogue, il a peut-être raison, mais que de là à en tirer des généralisations, il y a un très grand pas à franchir.

J'aimerais aujourd'hui vous parler des effets de ladécriminalisation de la consommation de drogues sur lapopulation générale. C'est dans ce domaine que je me suis spécialisé, et je crois qu'il est très important d'examiner ce point.

[Français]

Le sénateur Poulin: Monsieur Cohen, comme vous le savez, la question étudiée par le Comité spécial sur les drogues illicites retient l'attention du monde entier en ce moment et ce, pour plusieurs raisons.

Tout d'abord, j'aimerais que vous preniez le temps de nous résumer la politique présentement appliquée dans votre pays afin que nous puissions bien comprendre votre schème de références.

[Traduction]

M. Cohen: Vous m'avez demandé de vous résumer brièvement l'état des politiques hollandaises actuelles en matière de drogues. Je vais essayer de le faire, bien que l'historique soit assez long et complexe.

Au début des années 60, il s'est produit quelque chose de tout à fait nouveau à Amsterdam. Les jeunes ont commencé à fumer de la marijuana. Avant les années 60, c'était un phénomène assez rare, sauf chez certains musiciens. Ce n'est qu'au début des années 60 que c'est devenu une mode. La première réaction du gouvernement hollandais a été négative. En fait, ils ont paniqué.

Il y avait dans le système de santé d'Amsterdam des médecins qui travaillaient pour le Service de santé municipal, une institution créée dans les années 20 aux Pays-Bas pour prendre soin des gens qui pouvaient difficilement entrer dans le système de soins de santé primaires. Ce sont ces médecins qui ont été les premiers à observer cette consommation de drogues chez les jeunes. Ils allaient dans les parcs où ces jeunes avaient leurs petites fêtes et jouaient de la musique. Dès le début, il y a eu des experts qui regardaient d'un oeil différent cette consommation de drogues chez les jeunes, qui avaient une attitude moins conservatrice. Ces médecins se sont mêlés aux jeunes et ont observé ce qui se passait.

Vers la fin des années 60, quand le gouvernement hollandais a décidé de nommer une commission chargée d'étudier le problème de la consommation de drogues, il a inclus du personnel médical et des sociologues dans cette commission. Ces gens-làconnaissaient déjà bien la consommation de drogues chez certaines groupes, et cela leur faisait beaucoup moins peur.Ils se rendaient bien compte que beaucoup de ces jeunes consommateurs cessaient progressivement de fumer de lamarijuana en devenant plus vieux. Nous avons d'ailleurs constaté la même chose par la suite lorsque nous avons fait des études systématiques sur la carrière des consommateurs de cannabis.

Lors de la première audience de comité, qui était présidé par un criminologue, l'opinion générale exprimée a été que la plupartde ces consommateurs deviendraient rapidement desex-consommateurs, et que ce qui risquait le plus de leur faire du mal, durant la période où ils consommaient des drogues, c'était de se faire épingler par la justice et sanctionner par des amendes ou même des peines de prison. On a donc essayé de trouver des solutions pour éviter à ces personnes d'avoir des démêlés avec la justice.

C'était une conclusion plutôt révolutionnaire, mais qui a été reprise par la commission gouvernementale qui a présenté son rapport en 1972, juste un an avant le rapport de la célèbre Commission Le Dain au Canada. La Commission Le Dain et le Comité Baan aux Pays-Bas sont parvenus à des conclusions semblables: Il fallait essayer de décriminaliser la consommation de drogues durant la courte période pendant laquelle elle se produit pour éviter à ces consommateurs de subir les lourdes conséquences sociales d'une peine de prison ou même pire.

En 1972, le Comité Baan a présenté son rapport et il y avait déjà un débat public sur la décriminalisation. Le Comité Baan a recommandé de décriminaliser la consommation personnelle de toutes les drogues, pas seulement du cannabis, pour que les utilisateurs ne soient pas pénalisés par cette consommation qui s'étale sur quelques années seulement en général.

En gros, c'est ce qui s'est passé aux Pays-Bas. On ne poursuit jamais les consommateurs individuels ou les petits trafiquants.La décriminalisation du cannabis a été plus loin que la décriminalisation de la consommation des autres drogues car, en vertu de la loi hollandaise, la distribution de drogues de type cannabis est devenue plus ouverte, mais aussi plus contrôlée.

Après les années 70 et au début des années 80, des gens ont commencé à ouvrir de petites boutiques de haschich et de marijuana, qu'on appelait pour une raison quelconque des cafés. Il y a maintenant 850 de ces petites boutiques où le public peut venir acheter jusqu'à cinq grammes de marijuana ou de haschich, c'est-à-dire plus que ce qu'ils utilisent en une semaine ou même un mois. Auparavant, c'était 30 grammes, mais la quantité autorisée a été réduite à cause de nos puissants voisins. Le tenancier est autorisé à avoir un stock de 500 grammes de ces substances dans sa boutique.

C'est ainsi qu'un marché du cannabis s'est développé aux Pays-Bas. Il y a toutes sortes de variétés sur le marché, des variétés légères et d'autres au contraire très puissantes. C'est un peu comme les boissons alcoolisées qui vont des bières à faible teneur au whisky à 40 degrés ou plus. On vend toute la gamme des drogues de type marijuana dans ces boutiques.

Les personnes qui aiment ce genre de substance - c'est-à-dire seulement 15 à 18 p. 100 de la population hollandaise - achètent leur cannabis dans ces boutiques. L'âge autorisé pour y aller a été porté en 1995 de 16 ans à 18 ans, à la suite de pressions venant principalement de la France.

Il est question de rabaisser à nouveau cet âge car les jeunes de 16 à 18 ans qui consomment cette substance - et il n'y en a pas énormément - sont maintenant obligés d'aller s'approvisionner dans la rue auprès de vendeurs non réglementés. On ne considère pas que ce soit un avantage. Les maires des Pays-Bas demandent maintenant au gouvernement de ramener l'âge légal à 16 ans, comme cela était le cas des années 70 jusqu'à 1995.

Voulez-vous que je vous parle des politiques de traitement aux Pays-Bas?

Le sénateur Poulin: Je vais laisser mes collègues aborder ce domaine.

Monsieur Cohen, vous avez déjà abordé ma deuxième question. Ici en Amérique du Nord, nous entendons beaucoup parler favorablement de la force de la nouvelle Union européenne. Vous avez parlé de l'influence de certains de vos voisins. Pourriez-vous nous parler des rapports entre les politiques et pratiques hollandaises et les politiques et pratiques des autres pays de l'Union européenne? Y a-t-il un décalage entre ces politiques ou sont-elles liées? Y a-t-il des tribunes de discussions communes de ces politiques et pratiques?

M. Cohen: Il y a un décalage important. Il se rétrécit, mais il existe toujours. En mettant en place un système de règles permettant à la population d'acheter en toute liberté des drogues de type cannabis, le gouvernement hollandais, et par la suite les municipalités, ont créé un ensemble de règles tout à fait unique dans l'Union européenne. Ces règles ne se retrouvent dans aucun autre pays.

Depuis les années 70, les Hollandais ont souvent été accusés, parfois avec virulence, d'empoisonner la jeunesse des autres pays. Les jeunes venaient aux Pays-Bas s'approvisionner en drogues de type cannabis. On considérait que c'était une très mauvaise influence sur la jeunesse des autres pays. Toutefois, lesgouvernements des autres pays, surtout l'Espagne, l'Italie, la Grèce, l'Allemagne et la France, commencent lentement à se rendre compte que leurs ressortissants de 15 à 50 ans consomment des drogues de type cannabis et que cela n'a pas grand-chose à voir avec la disponibilité de ces drogues aux Pays-Bas. Ils constatent que c'est un phénomène international sans lien avec ce système aux Pays-Bas.

Les Belges sont maintenant allés plus loin que tous ces autres pays et se rapprochent du système hollandais.

En Allemagne, il y a une séparation entre le nord et le sud. Les États du nord de l'Allemagne fédéral voudraient bien se rapprocher de la position des Pays-Bas, mais ils ne réussissent pas à obtenir un appui majoritaire au gouvernement à cause de l'opposition des États du sud. Dans le nord de l'Allemagne, il n'y a pratiquement pas d'arrestations liées au cannabis, alors qu'il y en a beaucoup dans le sud. L'Allemagne est donc divisée sur cette politique.

Les Français ont énormément évolué depuis cinq ans. Alors qu'ils étaient les critiques les plus acerbes des Pays-Bas, ils sont maintenant devenus curieux. Deux groupes d'observateursofficiels sont venus examiner sur place la politique des Pays-Bas en matière de drogues. Il y a maintenant de nombreux contacts entre les chercheurs français et hollandais dans le domaine de la drogue, et ces contacts sont organisés par le gouvernement français. Le ministre français de la Santé a demandé qu'on fasse des études pour voir dans quelle mesure on pourrait transposer en France des politiques de type hollandais. La profonde hostilité entre la France et les Pays-Bas qui avait obligé les Hollandais à apporter des modifications à leur politique a laissé la place à des rapports complètement différents, avec une rapidité surprenante.

Plus un seul pays européen ne formule les critiques acerbes que nous avons entendues depuis 15 ans. De toute évidence, l'Europe est en train de s'orienter lentement mais sûrement vers une décriminalisation des drogues de type cannabis. Comme les cultures de ces pays sont très différentes, la vitesse à laquelle cette évolution va se réaliser et le genre de mécanisme qui sera utilisé variera.

Le gouvernement suisse vient de présenter une proposition de loi très détaillée que je viens de finir d'étudier. Cette proposition va beaucoup plus loin que n'a jamais été la politique hollandaise en matière de drogues. Non seulement elle décriminaliserait la consommation et l'accès à la drogue, mais elle établirait des règles régissant la production de substances de type cannabis, leur distribution, leur stockage, et cetera. Ce genre de légalisation, qui va beaucoup plus loin que la décriminalisation, est déjà en marche en Europe. En fait, cette proposition de loi du gouvernement suisse a été très peu critiquée, et je pense qu'elle pourra être un modèle important pour les autres gouvernements.

Encore une fois, depuis 20 ans, la politique de type hollandais, qui se caractérisait par une absence d'intervention policière dans les cas de consommation individuelle, a été énormément critiquée, et c'est peut-être pour cela que le gouvernement hollandais ne cherche pas pour l'instant à aller plus loin, alors que je suis sûr que la population hollandaise serait prête à accepter une légalisation partielle ou même complète de la consommation et même de la production et de la distribution des drogues de type cannabis.

Le sénateur Poulin: Ma dernière question, monsieur Cohen, porte sur la conception nord-américaine du problème. Quand vous avez parlé des années 60 aux Pays-Bas, cela m'a rappelé la vision que nous avions de la Californie ici au Canada à cette époque-là. On a assisté au même phénomène de sous-culture desconsommateurs de marijuana, avec des autorités qui fermaient souvent les yeux sur cette pratique. En outre, les États-Unis ont connu une période de prohibition à laquelle le Canada n'a pas souscrit même si, traditionnellement, le Canada est étroitement intégré à l'Amérique du Nord et a toujours eu les yeux tournés vers le Sud dans le domaine du commerce, de la culture et des pratiques.

Avec vos yeux d'Européens, comment voyez-vous l'influence des États-Unis sur la politique du Canada, et pensez-vous que le rapprochement ou le décalage au sein des pays de l'Union européenne peut avoir une influence sur l'Amérique du Nord?

M. Cohen: Nous avons tous un problème avec l'Amérique du Nord. Quand j'en discute, je dis toujours que les Américains sont les «Talibans» de la politique en matière de drogues. Nous sommes obligés de transiger avec eux. Ils sont un allié puissant. Ils essaient d'exercer une forte influence sur la politique hollandaise en matière de drogues. Je pense que cela n'a jamais donné beaucoup de résultats, mais ils ont toujours essayé de le faire. Le ministère des Affaires étrangères américain m'a invité à plusieurs reprises, et j'ai toujours eu l'impression que ces visites étaient des tournées de propagande bien organisées. Ils le font avec des tas d'autres personnes. Ils invitent des centaines de policiers, de juges, de procureurs, de spécialistes des traitements et de médecins pour essayer de les convaincre qu'ils ont les meilleures politiques au monde. Jusqu'à présent, cela n'a guère donné de résultats aux Pays-Bas.

Le Canada n'a pas emboîté le pas aux États-Unis en matière d'alcool, par exemple. Lorsqu'on a conçu les idées de prohibition de l'alcool et des drogues au XIXe siècle, ces idées ont mené à une prohibition totale de l'alcool et des autres drogues aux États-Unis. Pour ses propres raisons, qui étaient bonnes, le Canada n'a pas suivi l'exemple de son voisin du sud. Selon la même logique on pourrait dire qu'il n'est pas indiqué de suivre l'exemple des Américains en ce qui a trait à la prohibition des autres substances, car, essentiellement, les mêmes questions et les mêmes solutions s'appliquent.

La prohibition de l'alcool et des drogues entre 1920 et1933 s'est révélée tout à fait destructrice. Lorsque les Américains en ont fait l'essai, il en est résulté les conséquences sociales les plus atroces pour le pays dans l'ensemble et, en conséquence, les États-Unis ont dû battre en retraite. De plus en plus, les pays reconnaissent que la prohibition des autres drogues a les mêmes conséquences désastreuses pour leur système social que la prohibition de l'alcool pendant cette période et se demandent ce qu'ils devraient faire.

Je constate que la proximité des États-Unis constitue pour vous un problème que nous n'avons pas. Cependant, nous avons d'autres voisins puissants, des pays de cinq à dix fois plus grands que les Pays-Bas, qui ont été très combatifs à l'endroit de la politique néerlandaise en matière de drogues. Ayant dû défendre les raisons qui motivent notre politique en matière de drogues contre toutes ces attaques, nous avons amené, en dernière analyse, nos voisins à changer davantage que nous. De plus en plus, on constate que la stratégie de la prohibition est plus négative que positive.

Avec la mondialisation du commerce, les gens achètent non seulement des voitures américaines, mais aussi des voitures japonaises et italiennes; nous pouvons acheter des fruits de partout dans le monde. De même, des drogues provenant de partout au monde font partie du mode de vie des démocraties très riches et très développées, et il devient graduellement impossible de freiner ce processus de transformation du mode de vie.

Pour bien des Néerlandais, les raisons qui ont servi à interdire ces drogues ont été créées au XIXe siècle, à l'époque où la masturbation était considérée extrêmement négative etdestructrice. C'est là une façon de penser et de parler très vieillotte. Ces raisons sont devenues désuètes pour la plupart des gens. Dans l'ensemble, on ignore même pourquoi ces drogues ont été interdites au départ. Les consommateurs chevronnés de cocaïne d'Amsterdam consomment cette drogue avec une facilité et une maîtrise qui n'a rien à voir avec les histoires invoquées à l'origine pour interdire cette drogue. Les choses ont énormément changé.

Les drogues exotiques ne gagneront pas en popularité au cours des 50 prochaines années, mais leur consommation augmentera. Quand des millions de gens violent une loi, cette loi ne peut être maintenue, ça passe ou ça casse.

Le sénateur Rossiter: Merci d'être là, monsieur Cohen. Nous vous savons gré de votre témoignage. J'aimerais faire suite à la question du sénateur Poulin sur les politiques de traitement des Pays-Bas.

M. Cohen: Vous aimeriez que je vous explique certaines de ces politiques?

Le sénateur Rossiter: Oui, s'il vous plaît.

M. Cohen: Le nombre de gens qui suivent un traitement pour toxicomanie aux Pays-Bas est plutôt faible. On estime que de 25 000 à 35 000 personnes ont besoin de soins quelconques; 15 000 d'entre elles suivent un traitement. Les données précises se trouvent sur plusieurs sites Web des Pays-Bas dont je serai heureux de vous donner l'adresse.

La principale forme de traitement a commencé dans les années 70; elle visait la consommation répétitive et fréquente d'héroïne. L'héroïne a été introduite au pays en 1972 par des soldats arrivant du Vietnam. Ils venaient aux Pays-Bas passer quatre ou six semaines et apportaient de l'héroïne avec eux. Auparavant, cette drogue était inconnue aux Pays-Bas. Les consommateurs néerlandais d'opium se sont tournés vers l'héroï ne en 1972 et en ont surtout fait un usage par voie intraveineuse. C'était la nouvelle mode aux Pays-Bas. Comme les consommateurs de drogues ne savaient pas comment s'injecter convenablement, cela a créé toutes sortes de problèmes.

Le traitement visait à sevrer les héroïnomanes. On a conçu, à partir de rien, car rien n'existait auparavant, des formes de traitement fondées sur l'abstinence complète.

Le sénateur Rossiter: Les héroïnomanes se soumettaient à ces traitements de leur plein gré?

M. Cohen: Pour la plupart, oui.

Ces formes de traitement sont devenues très impopulaires car elles se fondaient sur une idéologie si dure que les patients s'enfuyaient. C'est à Amsterdam en 1968 qu'un jeune médecin a mis à l'essai pour la première fois un traitement à la méthadone. Dans les années 70, la disponibilité de la méthadone a augmenté quelque peu jusqu'à ce que, dans les années 80, elle devienne la drogue de base pour le traitement des héroïnomanes. L'idée n'est pas de les amener à abandonner les opiacés, mais plutôt à faire en sorte qu'ils puissent vivre une vie normale malgré leurconsommation d'opiacés. On veut les éloigner du marché criminel d'héroïne en leur donnant de la méthadone. Au début, le régime néerlandais ne prévoyait que de très faibles doses de méthadone. Avec le temps, on a augmenté ces doses jusqu'à ce qu'elles soient élevées. C'est encore la principale forme de traitement pour les grands consommateurs de drogues aux Pays-Bas, avec le soutien économique et d'autres formes de soutien. Ainsi, les mères qui ont des difficultés à éduquer leurs enfants peuvent obtenir de l'aide. L'aide au logement est aussi disponible. Ces personnes, qui ne sont pas nombreuses, ont aussi le droit à l'aide sociale.

Depuis deux ans, on offre une nouvelle forme de traitement appelée maintien de l'héroïne. Ceux qui ne veulent pas cesser de consommer de l'héroïne et pour qui la méthadone ne suffit pas peuvent obtenir de l'héroïne légalement. La plupart deshéroïnomanes aux Pays-Bas fument cette drogue. L'héroïne qu'on trouve sur le marché noir est de l'héroïne base qui peut seulement être fumée. Il reste peu d'héroïnomanes qui s'injectent. Ceux qui participent au système de maintien de l'héroïne peuvent obtenir de l'héroïne à injecter et de l'héroïne à fumer. Les deux variétés sont préparées pour ces utilisateurs. À l'heure actuelle, ce programme compte 750 participants. Si tout va bien, et c'est le cas jusqu'à présent, ce programme pourra prendre de l'ampleur.

Toutefois, la réalité a changé. Premièrement, les opiacés sont de moins en moins populaires, même dans ce groupe particulier. Deuxièmement, le prix de l'héroïne aux Pays-Bas est actuelle ment si bas - de 30 à 50 florins par gramme, soit de 20 à 30 $CAN par gramme - qu'il est difficile pour l'héroïne de traitement de rivaliser avec l'héroïne vendue dans la rue. Ceux qui dominent le marché noir de l'héroïne aux Pays-Bas ne font face àpratiquement aucune menace; le prix et la qualité sont donc stables. Cela signifie aussi que nous ne sommes plus témoins de ce genre d'accident qu'entraînait la grande variabilité de la pureté de l'héroïne. Le niveau de pureté de l'héroïne est presque toujours de 30 à 40 p. 100.

L'âge moyen de ceux qui subissent un traitement aux Pays-Bas augmente de presque un an chaque année. Cela signifie qu'il y a de moins en moins de toxicomanes qui vivent une vie marginalisée, dans la rue ou avec des amis. Cela n'a jamais été un mode de vie très populaire, et ceux qui l'abandonnent cèdent rarement leur place à d'autres. Les participants les plus âgés au programme de traitement des Pays-Bas approchent la soixantaine. Le ministre de la Santé, en collaboration avec certaines municipalités, est à rédiger un document d'orientation où l'on explorera la possibilité de créer des foyers pour personnes âgées visant plus particulièrement ces toxicomanes qui s'adaptent très mal à la vie dans les centres d'accueil ordinaires. Ils ont toujours mené une vie si différente que ce serait peut-être une bonne idée de leur réserver des habitations. Il importe aussi de noter que bon nombre d'entre eux ont survécu.

Cela résume brièvement les traitements offerts aux toxicoma nes aux Pays-Bas.

Le sénateur Rossiter: Il est tout à fait étonnant de constater que le marché noir semble contrôler lui-même la qualité du produit. Cela se fait-il ailleurs aussi?

M. Cohen: Je ne sais pas. Je crois que le marché allemand de la drogue est dominé par les mêmes groupes que le marché néerlandais. C'est peut-être la même chose en Allemagne, mais je ne saurais vous dire, ce n'est pas l'une de mes spécialités. Le témoin suivant en saura peut-être un peu plus.

Le sénateur Rossiter: Vous dites dans l'un de vos traités:

Une importante condition préalable à l'amélioration des contrôles actuels doit être le relâchement de l'emprise suffocante des traités internationaux sur les drogues. Il faut réformer ces traités et il faudra probablement finir par les abandonner pour permettre de différencier la politique antidrogue sur le plan local.

Comment cela se fera-t-il? Quelle force amènera les principales parties à abandonner leurs positions?

M. Cohen: Je l'ignore. En ce moment, aux Pays-Bas, on envisage encore une fois de modifier la participation des Pays-Bas aux traités mondiaux antidrogue afin de permettre à la politique antidrogue néerlandaise d'évoluer. N'oubliez pas qu'il n'y a pratiquement aucun régime de traités internationaux qui soit si bien gardé et si strict dans son châtiment pour violation que celui qui vise les drogues. Comme je l'ai dit, ces traités sont un produit du XIXe siècle. Ils ont été conçus au XIXe siècle et mis en pratique au début du XXe siècle. Les bureaucraties qui gardent ces traités n'ont cessé de croître. Presque chaque année, ces traités deviennent plus précis et plus rigoureux.

J'estime que ces traités font partie d'une politique visant à réprimer toute déviation. Il n'y a pratiquement aucun autre état ou comportement humain qui soit régi de façon si sévère par des traités internationaux que le trafic et la consommation de drogues. Aux termes de ces traités, même les traditions locales telles que la mastication de la feuille de coca deviennent impossibles, même si certains les pratiquent depuis des milliers d'années.

Nous devons abandonner l'idée selon laquelle toute politique antidrogue doit se fonder sur un ensemble de règles générales. Les pays devraient au moins retrouver leur autonomie à cet égard en disant: «Ces règles sont un bon point de départ, mais certaines ne sont pas pratiques et sont trop coûteuses pour nous; nous ne pouvons donc pas les appliquer». Les Suisses, qui n'ont jamais signé le traité de New York de 1961, jouissent de la plus grande marge de manoeuvre. Ils profitent d'ailleurs de cette liberté d'action. En matière de cannabis, chaque pays devrait envisager de remettre en question les règles d'application générales et appliquer les siennes propres pendant 10, 20 ou 30 ans pour voir ce que cela donnera.

Si davantage de pays suivaient cette voie, l'ONU devrait un jour ou l'autre relâcher sa poigne de fer et leur permettre d'échapper à la force destructrice des traités internationaux antidrogue. Je vois ces traités comme une véritable force d'instruction de l'autonomie locale, de l'inventivité et de la créativité dans la résolution de ces problèmes.

Le sénateur Banks: Monsieur Cohen, merci d'être venu.

Vous nous avez dit que l'attitude des institutions canadiennes dans leur lutte antidrogue, et particulièrement en matière de cannabis, se fonde sur des mythes. Avez-vous une opinion à ce sujet et pouvez-vous nous expliquer pourquoi il en est ainsi? Vous avez fait allusion aux attitudes du XIXe siècle qui ont contribué à nos politiques antidrogue actuelles. Sur quoi se fondent ces attitudes? Elles doivent avoir un fondement quelconque puisque beaucoup de gens y souscrivent. Ici, la plupart d'entre nous se font encore dire que prendre de la drogue, c'est mal. Or, un examen plus attentif révèle que, comme vous l'avez dit, dans bien des cultures du monde, on a consommé des drogues d'un genre ou d'un autre au fil des siècles. Cela ne signifie pas nécessaire ment qu'il est bon de prendre de la drogue. Dans bien des cultures, on avait l'habitude de régler les différends en se tuant, ce qui ne signifie pas pour autant que c'est bien de le faire de nos jours.

Quel est le mythe ou le fondement qui sous-tend notre tendance à interdire les drogues?

M. Cohen: C'est l'un de mes passe-temps, et il est très dangereux de m'interroger à ce sujet, car lorsque je commence à en parler, il est difficile de m'arrêter. Je vais tenter de me maîtriser.

Je viens de publier un article traitant de ce problème et intitulé: Is the Addiction doctor the voodoo priest of Western man?. Dans mon article, je tente de répondre à la question de savoir si le médecin qui traite les toxicomanies est le prêtre vaudou de la société occidentale. Pourquoi, soudainement, aux XVIIe et XVIIIe siècles, y a-t-il eu une abondance d'idéologies selon lesquelles l'être humain doit se diriger lui-même? D'où provien nent toutes ces idées? Jusqu'à ce que j'étudie la question plus attentivement, je croyais que ces idées trouvaient leurs racines dans la réforme.

En Europe, la Réforme a suivi la Renaissance; la Réforme était une nouvelle idéologie selon laquelle chacun avait une relation individuelle avec Dieu. Chacun pouvait dorénavant chercher la rédemption seul plutôt que par l'entremise d'une église.Dorénavant, une relation directe entre l'homme et Dieu était possible. Cela a donné naissance aux théories décrivant la personne comme étant responsable de soi, maître de soi et autonome. On s'est aussi mis à décrire les forces qui éloignent les gens de cette relation avec Dieu ou avec le monde qui les entoure, puisque chacun est autonome.

Pendant l'ère victorienne, la principale force détournant les gens de leur voie était la sexualité. Nous avons émergé d'une période de phobie sexuelle qui a perduré et qui prévoyait que la sexualité était la force qui rendait les gens mauvais. Par conséquent, il fallait protéger les jeunes, particulièrement, mais aussi les plus âgés des tentations de la sexualité. On s'est mis à interdire la pornographie, et les relations sexuelles hors mariage sont devenues taboues. On considérait que la sexualité était l'ennemi de l'homme occidental. Parallèlement, on s'est mis à faire valoir que l'alcool était une force puissante qui supprimait l'individualité et la volonté, la possibilité pour chacun d'être soi-même.

Le sénateur Banks: C'est en effet ce que fait l'alcool.

M. Cohen: Dans une certaine mesure chez certains, mais pas pour la majorité des gens. La plupart des gens boivent de l'alcool de façon récréative, afin d'accentuer les plaisirs qu'ils ressentent déjà. Ce n'est que dans certaines circonstances qu'ils en consomment tant qu'ils se libèrent - et ça m'apparaît comme une forme de libération - des contraintes individuelles.

Les drogues et l'alcool étaient considérés, comme la sexualité, comme des forces qui menaçaient l'autonomie de chacun et qui devaient être interdites. L'attribution de ce pouvoir énorme à l'alcool et aux drogues remonte au XVIIIe siècle et certainement au XIXe siècle.

Si vous examinez ce phénomène du point de vue empirique, si vous regardez les consommateurs de drogues et d'alcool tels qu'ils sont, vous constatez que, pour la plupart, la consommation d'alcool et de drogues n'a pas cet effet terrible de supprimer leur individualité. Au contraire, c'est une façon pour eux de s'adapter, de faire en sorte qu'il est possible pour eux de vivre comme ils ont choisi de le faire.

Vous pouvez envisager des drogues de deux points de vue. Vous pouvez pointer du doigt les pires alcooliques qui vivent dans la rue et qui ne semblent pas avoir de vie utile et dire: «Voilà ce que fait l'alcool». Mais vous pouvez aussi tenir compte du fait que ceux qui ne consomment pas l'alcool ainsi, ceux qui le consomment de façon fonctionnelle, de façon tout à fait intégrée à leur mode de vie, sont beaucoup plus nombreux. Il en va de même pour les drogues.

Une étude empirique de la théorie selon laquelle les drogues et l'alcool suppriment l'autonomie et l'autodétermination de chacun révèle que la plupart des gens ne se comportent tout simplement pas ainsi lorsqu'ils consomment des drogues.

Le sénateur Banks: Les détracteurs et critiques durégime néerlandais affirment qu'il a mené à une hausse de la consommation et du nombre de consommateurs de cannabis en particulier, et de ce que nous appelons les drogues illicites en général. D'après votre expérience, est-ce vrai?

M. Cohen: D'après mon expérience, ce n'est pas exact.Selon les données en provenance d'Allemagne et de France, les niveaux nationaux sont assez semblables, à savoir qu'environ 16 p. 100 des personnes ont fait une fois l'expérience du cannabis. C'est valable aussi bien pour l'Allemagne que pour la France et les Pays-Bas.

L'un des problèmes, c'est que les enquêtes nationales qui permettraient de mesurer sérieusement la consommation de drogues coûtent très cher. L'autre problème, c'est qu'il peut y avoir des écarts considérables au sein d'un même pays. Dans une ville comme Amsterdam, où vivent de nombreux artistes, acteurs, professionnels des finances et publicitaires, il y a environ 40 p. 100 de consommateurs de cannabis. C'est trois fois plus que la moyenne nationale, alors qu'en zone rurale, le pourcentage de personnes qui ont consommé du cannabis n'est que de 10 à 12 p. 100.

Pour étudier la consommation de cannabis aux Pays-Bas, nous avons déterminé sept échantillons de population différents. Nous ne nous contentons pas de regarder la situation dans les grandes villes, mais nous avons aussi des échantillons de municipalités à plus faible densité de population. Nous pouvons donc examiner la consommation de cannabis dans les municipalités à très faible densité de population des Pays-Bas, et remonter vers les zones urbaines à très forte densité de population, des zones avec plus de 2 500 adresses au kilomètre carré. Nous avons constaté que plus la densité est forte, plus il y a de probabilité que les gens aient consommé des drogues.

Pour ce qui est de la moyenne nationale, nous sommes dans la même ligue que l'Allemagne et la France. Nous avons un pourcentage très inférieur à celui du Royaume-Uni ou du Danemark, ou même des États-Unis. Le niveau de consommation de drogues aux États-Unis est deux ou trois fois plus élevé qu'aux Pays-Bas. Je ne dis pas que c'est à cause de leur politique en matière de drogues, parce que je suis profondément convaincu que cette politique en soi n'a pratiquement aucune influence sur le nombre de personnes qui consomment ou ne consomment pas de la drogue.

Ce n'est pas parce qu'il est devenu extrêmement facile de se procurer des drogues de type cannabis aux Pays-Bas que le nombre de consommateurs a changé, car la décision de consommer de la drogue dépend de la composition culturelle de la population, des amis qu'on a, de l'image de la drogue et de la situation économique dans laquelle on se trouve. Ce que pense le gouvernement de ces drogues n'a aucune importance.

Je n'ai pas connaissance de la moindre preuve épidémiologique qui confirme cette thèse selon laquelle la politique des Pays-Bas aurait entraîné un accroissement du nombre de consommateurs de drogues.

Le sénateur Banks: En corollaire, de nombreux témoins nous ont aussi dit que le cannabis était une drogue d'entrée, qu'il mettait le consommateur sur la voie de la drogue suivante sur l'échelle, ou que, peut-être parce que les consommateurs se trouvent en contact avec des individus qui font généralement partie de la pègre, la consommation de cannabis débouchait sur la consommation de drogues plus dures.

Pensez-vous personnellement que le cannabis entraîne une accoutumance? Pensez-vous d'après votre expérience qu'aux Pays-Bas les personnes qui pouvaient ainsi se procurer facilement du cannabis ont été amenées à consommer progressivement des drogues plus dures?

M. Cohen: Il m'est difficile de répondre à votre questionsur l'accoutumance car la définition de cette notiond'«accoutumance» est très vague.

Le sénateur Banks: Je parle d'accoutumance physiologique.

M. Cohen: Le cannabis n'entraîne pas d'accoutumance physiologique.

Pour répondre à votre deuxième question, nous avons fait des calculs précis pour voir si cette théorie de la porte d'entrée s'appliquait à Amsterdam. Amsterdam est la ville des Pays-Bas où il est le plus facile de se procurer des drogues, où les prix sont les plus faibles et où la culture de la drogue est la mieux acceptée. Comme on dit, c'est à Amsterdam que la «culture de la drogue» s'épanouit le plus. Nous avons étudié de vastes échantillons de la population pour voir si les utilisateurs de cannabis avaient aussi consommé d'autres drogues.

Il y a plusieurs définitions de la notion de point d'accès, car si l'on veut faire des recherches, il faut quantifier ce que l'on entend par «porte» ou «point d'accès». Nous avons décidé de partir de l'hypothèse que si le cannabis était vraiment la porte ouverte d'autres drogues, il faudrait au moins 50 à 75 p. 100 des personnes qui en avaient consommé aient aussi eu une expérience minimale d'autres drogues.

Nous avons constaté que seulement un peu plusde 20 p. 100 des personnes ayant utilisé du cannabis dans leur vie à Amsterdam avaient eu aussi une expérience de la cocaïne, qui est la drogue la plus populaire après le cannabis. Presque 80 p. 100 des personnes qui ont consommé du cannabis n'ont eu aucune expérience de la cocaïne, alors qu'il est facile de s'en procurer à Amsterdam et qu'elle ne coûte pas cher. Pour une raison quelconque, la majorité des consommateurs de cannabis ne cherchent pas à faire l'expérience de la cocaïne.

La consommation d'héroïne à Amsterdam a toujours été très faible. Elle est presque insignifiante chez les consommateurs de cannabis, mais il y a tout de même un léger pourcentage.

Ce qui est intéressant dans la théorie de la porte d'accès, c'est qu'on peut chercher à la vérifier. On peut dire que, s'il y a effectivement un phénomène de porte d'accès, on doit pouvoir le constater chez les consommateurs de cannabis. Or, à Amsterdam, où il est aussi facile de se procurer du cannabis que d'acheter du pain à Ottawa, ce phénomène de la porte d'entrée n'est pas particulièrement marqué, même s'il existe dans une certaine mesure.

Encore une fois, 22 p. 100 des consommateurs de cannabis ont fait l'expérience de la cocaïne. Toutefois, si l'on creuse cette expérience, on s'aperçoit que c'est en général très ténu. Les gens veulent avoir essayé une fois cette drogue. Ils en ont entendu parler et ils veulent l'essayer, mais neuf personnes sur dix ne dépassent jamais le stade expérimental.

Je ne sais pas s'il existe un phénomène de porte d'accès au Canada, mais on peut très bien le vérifier car le Canada recueille des données épidémiologiques sur la consommation de drogues dans le pays. Votre comité pourrait très facilement demander par exemple à la Fondation de la recherche sur la toxicomanie à Toronto d'étudier le phénomène et d'en déterminer l'ampleur.

Le sénateur Kinsella: Y a-t-il des documents sur les rapports entre la fiscalité publique et la consommation de drogues récréatives? Ces drogues légales qu'on trouve dans les cafés sont-elles taxées aux Pays-Bas?

M. Cohen: Le gouvernement hollandais voulait imposer une taxe à la valeur ajoutée sur toutes les ventes de drogues de type cannabis dans ces cafés, mais certains vendeurs ont dit qu'ils trouvaient que c'était injuste. Ils ont dit qu'ils voulaient bien payer une taxe à la valeur ajoutée, mais à condition d'avoir un statut entièrement légal. Ils ont dit que, tant qu'ils n'auraient pas un statut entièrement légal, et qu'ils auraient donc toutes sortes d'inconvénients, ils n'étaient pas d'accord pour payer la TVA. Un de ces vendeurs a poursuivi l'État hollandais au Tribunal de l'Union européenne à Strasbourg, où sont entendus les procès intentés aux États. Les autorités hollandaises ont perdu ce procès. À partir de là, les propriétaires de cafés n'ont continué à payer que des impôts sur le revenu de la vente de drogues dans leurs boutiques. Il n'y a pas de taxe à la valeur ajoutée ou de taxe particulière comme c'est le cas par exemple aux Pays-Bas sur l'alcool. Il y a des taxes spéciales sur cette substance.

Le sénateur Kinsella: Y a-t-il des documents qui abordent cette question sous l'angle de la politique publique? Nous savons ce que nous coûtent les drogues récréatives sur le plan de l'éducation publique. Vous avez parlé de services de conseil. Évidemment, ces services ont un coût, et cetera. A-t-on envisagé d'imposer une taxe d'accise ou une taxe particulière sur la vente de ces substances, ainsi qu'une TPS ou une TVA?

Notre président avait proposé au Parlement - et cette proposition a été adoptée par le Sénat - d'augmenter les recettes provenant des ventes de tabac pour financer des programmes d'éducation. On va créer une fondation spéciale. En tant que sociologue, je pense que vous considérez que les drogues ne vont pas disparaître du paysage, et que nous n'avons pas vraiment réussi à comprendre la nature ou l'essence de ces drogues ni la psychologie et la sociologie des comportements humains associés aux drogues. Mais que se passera-t-il si nous changeons le paradigme? Si la consommation entraîne des coûts sociaux, il faudrait que le produit lui-même serve à générer des revenus qui permettent de couvrir ces coûts sociaux, autrement dit il faudrait qu'il soit taxé sous une forme quelconque. A-t-on réfléchi à cette possibilité?

M. Cohen: Les Australiens travaillent actuellement sur un projet de taxation des drogues de type cannabis. Une fois qu'on a décidé de normaliser la consommation de ces drogues, il reste certains comportements qu'on souhaite non plus interdire, mais restreindre dans un cadre juridique et à mon sens, rien n'autorise à les traiter différemment du tabac ou de l'alcool.

Le régime de taxation du tabac ou de l'alcool varie d'un pays à l'autre. Si le Canada décide de lever l'interdiction du cannabis, il pourra prendre comme modèle de taxation du cannabis le régime qu'il applique au tabac et aux médicaments. Pourtant, d'autres options existent.

Si on veut se servir d'une taxe pour limiter la consommation, le scénario est bien différent. Il peut donner de beaux résultats jusqu'à un certain niveau, mais au-delà, on va favoriser l'apparition de toutes sortes de réseaux de distributionsecondaires, avec tous les inconvénients qui en découlent. Jusqu'à un certain niveau, la taxation peut être considérée comme normale et naturelle, mais passé ce niveau, les consommateurs seront certainement tentés par des sources d'approvisionnementclandestines.

Le sénateur Banks: Monsieur Cohen, vous avez dit tout à l'heure que la politique des États-Unis en matière de drogues, qui se résume dans l'esprit de chacun par «la guerre aux drogues», est une politique «taliban» en matière de drogues. Je suppose que la formule américaine actuelle est dépourvue du réalisme dont devrait s'accompagner, à votre avis, une politique nationale en matière de drogues, et que les mythes n'en sont pas absents. Est-ce que vous pourriez nous donner des détails à ce sujet? Pensez-vous que la politique américaine en matière de drogues, qui dans une certaine mesure, est devenue la politique de l'hémisphère, est fondée sur des mythes?

M. Cohen: Oui, dans une grande mesure. Par ailleurs, elle est aussi fondée sur une conception particulière de la fonction de l'État. L'application des idées ou des principes généraux concernant l'interdiction des drogues varie d'un pays à l'autre.

Les traités mondiaux résultent d'un seul texte. Ils interdisent aux États signataires d'adopter une législation qui dévie des règles générales. Mais ce qui se passe réellement dans chaque pays signataire est bien différent. Bien que les drogues de type cannabis soient couramment utilisées au Royaume-Uni, la policebritannique insiste pour arrêter un certain nombre d'utilisateurs pour possession de cannabis. Chaque année, elle procèdeà 70 000 ou 80 000 arrestations sur la base de cette interdiction. En Allemagne du Nord, il n'y a aucune arrestation, même si l'Allemagne a une législation semblable fondée sur le traité de New York de 1961.

Aux États-Unis, on assiste à une application encore plus fondamentaliste de la législation. La police américaine envoie des policiers en civil qui incitent les consommateurs à acheter de petites quantités de drogues de type cannabis. Elle envoie des policiers déguisés en adeptes de la culture du cannabis, qui se font passer pour des vendeurs de drogues. Si quelqu'un décide d'acheter, on procède à son arrestation. À ma connaissance, cette forme d'application de la loi est plus draconienne aux États-Unis que dans tout autre pays.

L'application de la loi peut donc varier considérablement d'un pays à l'autre. Le mythe qui sert de fondement à cette politique, c'est que le cannabis mènerait à la consommation d'autres drogues plus dangereuses ainsi qu'à des types de comportement culturel et de personnalité jugés indésirables. On invoque toute une série de prétendues justifications pour traiter le cannabis comme quelque chose de très dangereux et de destructeur pour l'espèce humaine. Ces prétextes me dépassent totalement, mais les autorités américaines semblent considérer que c'est ce qu'il faut faire.

Le sénateur Banks: Vous avez bien dû réfléchir de temps en temps aux causes de cette attitude. S'il existe de l'information empirique ou même statistique pour démonter les mythes dont vous venez de parler, quelles sont donc les forces qui résistent à cette logique irréfutable?

M. Cohen: Je crois que c'est une forme d'indignation morale. Prenons un autre exemple, celui du divorce. Les Italiens se sont opposés au divorce à l'invitation de la papauté jusqu'à la fin des années 60, alors que dans d'autres pays, on pouvait obtenir le divorce depuis longtemps. Le catholicisme hostile au divorce faisait tellement partie du paysage politique italien qu'on pouvait difficilement y échapper. On peut opposer toutes sortesd'objections quasi scientifiques au divorce mais en définitive, ce sont des convictions morales qui font qu'on le rejette ou qu'on l'accepte. Même s'il est évident, en Italie, que de nombreux couples vivaient séparés et que l'impossibilité juridique de divorcer comportait des coûts énormes, la puissance desconvictions morales qui condamnaient le divorce suffisait à marginaliser toutes autres considérations.

Dans le monde occidental, de nombreux problèmesquasi scientifiques entourent la légalisation ou même ladécriminalisation des drogues. Ce sont les prétextes qu'on avance pour masquer les convictions morales condamnant laconsommation de drogues. Pour renforcer ces convictions, on peut tirer de quelques observations une vérité absolue concernant la consommation de drogues. Mais ce ne seront que des exemples des convictions morales fondamentales. On ne peut discuter de convictions morales à coup de statistiques. Les convictions morales restent des convictions morales.

Le vice-président: Monsieur Cohen, vous avez dit au début que les cafés d'Amsterdam qui vendent de la marijuanasont autorisés à détenir en tout temps une quantité maximalede 500 grammes. Comment se procurent-ils cette marijuana? Quel est leur système d'approvisionnement?

M. Cohen: C'est un système qui évolue. Il est différent aujourd'hui de ce qu'il était il y a cinq ou dix ans. Au début, la plus grande partie du cannabis vendu dans ces cafés étaitdu haschich importé du Maroc, du Liban, du Pakistan ou d'Afghanistan, mais la qualité du haschich était très instable, si bien que certains entrepreneurs hollandais ont commencé à produire de la marijuana. Cette marijuana hollandaise est progressivement devenue la marchandise principalement offerte dans les cafés d'Amsterdam. On trouve encore du haschich importé du Maroc, de Colombie ou d'Amérique latine, mais l'essentiel du stock vendu aujourd'hui dans les cafés hollandais est de la marijuana cultivée en Hollande, qui peut varier, comme je l'ai dit, des espèces les plus douces aux plus puissantes.

Dans notre recherche sur les carrières liées au cannabis, nous avons constaté que plus de la moitié des consommateurs expérimentés préfèrent la marijuana douce.

Pour répondre à votre question, la marchandise vendue actuellement est de culture hollandaise. Elle est cultivée soit à l'extérieur, soit dans des installations intérieures de haute technologie.

Le vice-président: Les producteurs sont-ils titulaires de permis? Qu'est-ce qui les protège des poursuites? Comment se fait le transport du producteur aux cafés?

M. Cohen: Il y a un an, 60 maires ont demandé au ministre de la Justice de concevoir un régime de permis pour les producteurs, de façon à réglementer la production et le transport de la marijuana. Malgré le soutien massif de l'opinion publique à une telle réglementation, le ministre de la Justice a refusé, invoquant les traités internationaux et la possibilité de pressions extérieures sur les Pays-Bas. La production et le transport ne sont donc pas réglementés.

Périodiquement, il arrive que des producteurs soient arrêtés. Quant au transport, il se fait librement. On sait que les propriétaires de cafés ont des stocks bien supérieursà 500 grammes, car ils doivent avoir des réserves de toutes les variétés, qu'ils cachent dans des endroits secrets. Le système hollandais comporte une forme de schizophrénie que je déplore, car les drogues de type cannabis sont en vente libre dans de petits commerces, mais l'approvisionnement de ces commerces n'est pas encore réglementé et il n'y a pas de cadre juridique qui accorderait des permis aux producteurs et qui fixeraient les quantités et les modalités de la production. C'est pourtant ce qu'on trouve actuellement en Suisse. C'est pourquoi la proposi tion législative de la Suisse me plaît tant. Elle essaie d'apporter une solution dans l'ensemble du secteur, non seulement au niveau de la distribution, mais aussi à celui de la production.

Le vice-président: Monsieur Cohen, vous avez dit que la quantité maximale qu'on pouvait acheter était actuellement de cinq grammes, alors qu'elle était auparavant de 30 grammes. Ce changement résulte selon vous des pressions internationales. Pouvez-vous nous donner des précisions à ce sujet?

M. Cohen: En 1995-1996, le maire de Lille, une grande ville dans le nord de la France, s'est plaint de ce que les jeunes de sa ville allaient aux Pays-Bas pour acheter des quantités de marijuana et de haschich qu'ils revendaient ensuite à Lille.C'était indiscutablement vrai. Les gens allaient aux Pays-Bas, s'approvisionnaient et revendaient la drogue en France. En réaction à ce problème, le gouvernement hollandais a décidé de rendre ce genre d'opération impossible. Les restrictionss'appliquaient non seulement aux étrangers, mais aussi aux Hollandais, car on ne peut imposer des règles différentes aux étrangers. Le gouvernement hollandais a décidé de réduire la quantité de drogues de type cannabis qu'on pouvait acheter dans un café pour éviter qu'on puisse acheter des quantités suffisantes pour les revendre à l'étranger.

Notre recherche nous indique que pour la plupart des utilisateurs de cannabis qui ne font pas de revente - et pourquoi en feraient-ils, puisqu'il y a suffisamment de cannabis aux Pays-Bas pour que chacun puisse se rendre quand il veut dans un café toutes les semaines ou tous les mois - une quantité de cinq grammes suffit pour durer au moins trois ou quatre semaines. Ce changement dans la réglementation n'a pas vraiment dérangé le consommateur hollandais, qui peut toujours acheter en quantité suffisante. La réglementation vise spécifiquement les acheteurs étrangers qui fréquentent les cafés.

Le vice-président: J'avais bien compris. Je voulais savoir comment les pressions s'étaient manifestées.

M. Cohen: Par l'intermédiaire des premiers ministres, des ministres de la Santé et des ministres des Finances. Il en a été question dans les ententes de l'Union européenne. Quelles relations y a-t-il eues entre les gouvernements? Dans toutes les tribunes de communication, les Français ont soulevé le problème et ont demandé au gouvernement hollandais de restreindre l'accessibilité au produit.

Le vice-président: Pouvez-vous dire au comité comment la police néerlandaise réagit à la schizophrénie qui, selon vous, caractérise la politique néerlandaise en matière de drogues? Certaines drogues semblent légales à certains endroits. Pourtant, il est illégal de produire, de transporter ou de posséder plus de cinq grammes. Quelle est l'attitude de la police, commentcomprend-elle et applique-t-elle la loi?

M. Cohen: Il peut y avoir des différences d'une région à l'autre. À Amsterdam, un service de police s'occupe spécialement de l'application des règles entourant la production et la distribution. Il arrête fréquemment des producteurs de marijuana, effectue des vérifications dans les cafés et, lorsque le stock dépasse 500 grammes, il adresse une mise en garde au propriétaire. Au bout de trois mises en garde, on fait fermer le café.

Dans d'autres municipalités, la police est moins sévère. Lorsque le propriétaire d'une installation intérieure ne purifie pas l'air qui y circule, l'odeur de marijuana est si forte que les voisins commencent à se plaindre. Dans ces circonstances, la police intervient et fait condamner l'installation.

Le vice-président: En vertu d'une loi sur la qualité de l'air?

M. Cohen: Non, en fonction du contexte local. S'il n'y a pas de plaintes et si les producteurs ne se font pas remarquer, la police des Pays-Bas n'intervient pas. Cependant, elle est censée tout contrôler, la production, la possession aussi bien que le transport. C'est très difficile à faire en pratique, puisque le cannabis est décriminalisé. D'où l'impression de schizophrénie pour la population. La police est en difficulté parce que la situation est incertaine. Je ne préconise pas ce modèle pour d'autres pays, car c'est l'un des aspects contestables et illogiques de la politique néerlandaise en matière de drogues.

Le vice-président: Parce qu'elle est incomplète?

M. Cohen: Oui, elle est incomplète, essentiellement à cause du manque de courage des autorités et des pressions exercées par d'autres pays. Si les Hollandais transgressaient les règles internationales en matière de volume des cultures et de transport, ils pourraient craindre des répercussions qui iraient au-delà de ce que peut supporter le système. La politique officielle des Pays-Bas à l'heure actuelle consiste à considérer que le pays a fait sa part pour montrer comment on peut décriminaliser la distribution, que les autres n'ont qu'à le rejoindre, qu'on puisse ensuite passer à l'étape suivante. De nombreux politiciens sont écoeurés du rôle de chef de file joué par les Pays-Bas dans ce domaine.

Le vice-président: On peut considérer que la politique canadienne consiste à réduire l'offre et la demande par la prévention, l'éducation, l'application de la loi et la réhabilitation. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez en ce qui concerne la marijuana?

M. Cohen: C'est une démarche théorique. Elle comporte tous les mots à la mode qu'on peut utiliser dans ce domaine, mais il n'est pas prouvé que la prévention ait un effet sur les niveaux de consommation. On remarque aussi un manque de clarté quant à ce que signifie exactement la notion de prévention. S'agit-il de préventions primaires, secondaires ou tertiaires? Qu'entend-on exactement par ce terme? Comment empêcher la consommation de drogues par des lignes directrices officielles, alors que cette consommation est associée à un environnement culturel qui n'a rien à voir avec les décisions gouvernementales? Le sens véritable de la prévention de la consommation de drogues manque sérieusement de précision.

Cependant, si l'on s'engage sur la voie de la réduction du préjudice, on peut essayer de définir un certain nombre de formes de préjudice, qui concernent la consommation, l'achat, la production, ou d'autres formes de drogues, notamment les drogues injectables. Si certains consommateurs continuent à s'injecter, essayons au moins de faire en sorte qu'ils le fassent dans de bonnes conditions d'hygiène. La réduction du préjudice est plus facile à définir que la lutte contre la consommation de drogues ou sa prévention. Pour un décideur politique, ces termes sont très vagues et difficiles à associer à une activité réelle.

Ils sont plus ou moins symboliques des professions de foi factices envers les traités internationaux. Leur contenu réel est généralement faible, vague et variable d'une région à l'autre.

Le vice-président: Merci, monsieur Cohen. Votre intéressant témoignage a captivé l'attention du comité. Vous nous avez transmis une information précieuse et présenté une perspective qui sera très utile au comité. Nous vous remercions d'avoir pris le temps de venir nous voir et de nous faire part de votre expérience.

Notre témoin suivant est M. Alain Labrousse. Il a présenté une thèse sur la sociologie du développement à l'Institut d'études du développement économique et social, l'IEDES, à Paris,en 1996, ainsi qu'une thèse de doctorat en études françaises à l'Université de Bordeaux en 1974. En 1990, il a fondé l'Observatoire géopolitique des drogues à Paris. Depuis 10 ans, cet organisme prépare des études et des rapports sur la situation internationale de la production et du trafic de drogues. Il est actuellement chargé de mission à l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies de Paris, où il organise une mission qui doit évaluer l'état de la récolte de cannabis au Maroc au mois de juin et prépare une analyse de la coopération antidrogue en Bolivie et au Pérou, qui sera publiée en juillet. Il a dirigédes missions semblables dans différents pays, notammentl'Afghanistan, le Vietnam, le Sénégal ainsi que l'Afrique centrale et occidentale.

Ses principales publications sont intitulées: en 2000, Les drogues, un marché de dupes, Paris, Éditions Alternatives; en 1996, Géopolitique et Géostratégies des drogues, Paris:Économisa, en collaboration avec Michel Koutoutsiz; en 1991, La drogue, l'argent et les armes, Paris: Fayard; en 1985, Coca Coke, Paris: La Découverte, en collaboration avec Alain Delpirou.

Soyez le bienvenu devant notre comité, monsieur Labrousse. Vous avez la parole.

[Français]

M. Alain Labrousse, chargé de mission, Observatoire français des drogues et des toxicomanies: Monsieur le président, la plupart des interventions qui ont été faites devant votrecomité ont concerné essentiellement les problèmes posés par la consommation des drogues et les politiques à mettre en place pour y faire face. Ces questions essentielles ne peuvent faire abstraction d'un autre volet du problème, celui qui est lié à l'offre des drogues, c'est-à-dire à leur production, leur trafic, auxorganisations criminelles qui les organisent, à la corruption et aux conflits qu'elles entretiennent.

Ma présentation a donc pour objet de tenter d'évaluer les effets et les résultats de l'énorme effort accompli par la communauté internationale depuis 15 ou 20 ans, en particulier par les pays riches, pour combattre les activités illégales liées à l'offre.

Le premier terrain d'observation est la production.Effectivement, trois des grandes familles de drogues sont cultivées sur des territoires, ce sont donc des drogues d'origine naturelle - la quatrième étant les drogues de synthèse. On a des observations relativement fiables et les chiffres que j'emploierai sont des chiffres consensuels donnés par le Programme de contrôle international des drogues des Nations Unies, par les États-Unis et par les États concernés.

Il y a deux moyens pour lutter contre les superficies de drogues illicites: un moyen économique, c'est-à-dire le financement de programmes de développement alternatif; et un moyen répressif qui consiste soit à arracher manuellement les productions, ce qui se fait dans la plupart des cas, soit par des épandages de produits chimiques qui sont, en particulier, massivement employés en Colombie, et pas ailleurs.

Quels sont les résultats de ces politiques menées depuis 15 ou 20 ans? En ce qui concerne la feuille de coca, pour le Pérouet la Bolivie, on est passé en 1995 de 150 000 hectares à environ 50 000 aujourd'hui. Donc apparemment un succès, mais dans le même temps, en Colombie, on est passé des 30 000 hectaresà 180 000 hectares. Vous constatez que les gains obtenus dans deux pays sont largement compensés par l'augmentation des productions dans un troisième pays. La productivité en Colombie est beaucoup plus élevée: entre 800 à 1 000 tonnes par an, soit le double de ce qui était évalué il y a dix ans.

Dans le cas des opiacés, la situation est tout à fait ironique. Je prendrai l'exemple de l'Afghanistan qui est de loin le premier producteur mondial. La production a pratiquement doublé entre 1998 et 2000. Sous le gouvernement quasi total des Talibans, la production est passée de 2 500 tonnes à 4 000 tonnes. De quoi faire 400 tonnes d'héroïne pure. Or, cette année, en 2001, il n'y aura plus du tout de production. La production sous la pression des Talibans a disparu. C'est un fait qui est confirmé de toutes les sources. Donc, apparemment une grande victoire, même si elle a été autogénérée. Toutes les informations montrent aussi que ce sont les mafias de l'Asie centrale et du Pakistan qui ont payé les Talibans pour qu'ils arrêtent pendant deux ou trois ans les productions, car ils avaient accumulé, à cause des récoltes record des années précédentes, des quantités telles qu'ils ne pouvaient pas les écouler sur le marché sans que les prix ne s'effondrent. Il est tout à fait intéressant de constater que ce que la communauté internationale n'a pas obtenu en Amérique latine sur la cocaïne, les mafias, elles, l'obtiennent pour des raisons liées à leurs intérêts économiques. C'est un phénomène qui doit être quand même médité.

Le troisième type de drogues naturelles sont les dérivés du cannabis qui, je sais, intéressent particulièrement ce comité. Il est difficile d'évaluer aussi précisément le cannabis que les autres plantes parce que le cannabis pousse partout de façon totalement spontanée parfois. Il est donc difficile d'avoir des statistiques aussi précises. Mais on peut dire qu'en Américaine latine et dans les Caraïbes, la production est relativement stable depuis quelques années. Les grands producteurs sont le Mexique, la Colombie et Trinidad et Tobago, cette dernière ayant remplacé la Jamaïque. Il y a des changements dans les producteurs, mais en gros, la production reste relativement stable. Par contre, elle explose un peu partout ailleurs dans le monde. La production d'herbe augmente énormément dans le sud-est asiatique, en particulier au Cambodge. La production de haschich, qui reste toujours très élevée sans qu'elle soit évaluée au Pakistan et en Afghanistan, a beaucoup augmenté au Népal qui devient un grand pays exportateur. Et surtout, les productions explosent au Maroc. Justement, je reviens d'un séminaire en Espagne, à Valencia, où étaient invités des techniciens marocains qui nous ont dit qu'ils n'ont pas la possibilité de le dire ou de l'écrire publiquement, car il y a un espèce de tabou de la part de leur gouvernement, queles productions ont pratiquement doublé depuis cinq ans. Il y a 120 000 hectares de production au Maroc actuellement, avec un régime moins répressif que le régime d'Hassan II. Les paysans très pauvres, en général, se sont sentis libres de cultiver et c'est en train de poser de très gros problèmes écologiques et des problèmes d'autosuffisance alimentaire, parce que maintenant, ce n'est plus dans les montagnes du Rif qu'on cultive, mais dans les plaines agricoles du pays.

Je sais que du haschich marocain a été déjà saisi au Canada et il est probable que dans les années qui viennent, cette source d'approvisionnement devrait considérablement augmenter.

Les drogues de synthèse, qui par définition n'utilisent pas de matières premières végétales, posent moins de problèmesgéopolitiques puisqu'elles sont fabriquées dans des laboratoires qui sont très proches des lieux de consommation, en général. Vous avez des laboratoires au Canada, les Américains en ont au Mexique, les Pays-Bas sont un des grands pays fournisseurs pour l'Europe. Cela concerne une répression policière classique.

Selon les statistiques ont peut dire que la production, qui a augmenté durant les années 90 et qui s'est accélérée en 1997-1998, paraît atteindre aujourd'hui un palier. Ce n'est pas, semble-t-il, la répression contre les activités de production qui a mené à ces résultats, mais bien un changement de mode ou une saturation du marché. Il s'agit davantage d'une autorégulation des trafiquants face à la demande du marché que d'un effort de la communauté internationale.

Après avoir examiné la question des productions, il fauttenter d'évaluer les succès de la lutte contre les organisations criminelles. Au cours des années 1994 et 1995, on a démantelé les cartels colombiens. Leurs principaux chefs se sont rendus ou furent tués. La mafia et les organisations criminelles italiennes se sont affaiblies grâce au courage et aux sacrifices de nombreux juges, policiers et hommes politiques.

À première vue, on pourrait dire que le succès est incontesta ble, mais si on regarde la situation colombienne - et c'est admis par tout le monde - il y avait en 1994 quatre ou cinq grands cartels et selon les évaluations, il existe aujourd'hui de 40 à 80 moyennes organisations.

En Italie, en ce qui concerne la Camorra napolitaine, il existait six grandes familles tandis qu'aujourd'hui il y a 100 petites organisations. On retrouve ce schéma à peu près partout dans le monde et, face à l'impact et au succès de la répression, ces organisations se sont décentralisées.

Effectivement, cela signifie que la répression policière est beaucoup plus difficile car lorsqu'on détruit une organisation en Colombie, on ne détruit qu'une partie, soit une organisationsur 40 ou sur 80. Évidemment, la police locale américaine a rendu public le démantèlement d'un des plus grands cartels colombiens et six mois plus tard, un autre de ces cartels a été démantelé.

Au mieux, il s'agit chaque fois d'une des 40 ou80 organisations qui fournissent la drogue aux marchés améri cains et européens et qui sont capables de la distribuer à travers un très large rayon.

La seconde conséquence de la transformation des organisations criminelles est leur décentralisation. Bien sûr, la mafia italienne a toujours compté des familles au Canada, aux États-Unis et en Australie, mais aujourd'hui il y a une politique d'exportation de l'organisation.

En particulier, on retrouve la mafia italienne en Europe de l'Est et en Afrique du Sud, où Vito Pallazolo, l'un des grands chefs, a pratiquement pignon sur rue et travaille avec les deuxgouvernements successifs, soit celui de l'Apartheid et celui de Mandela et de celui qui lui a succédé, car ce dernier a rendu beaucoup de services, ayant beaucoup d'argent, et qu'il n'est pas question qu'il soit extradé.

On peut dire que les efforts très coûteux, les succès remportés et les batailles gagnées n'ont pas permis de gagner la guerre, bien au contraire. Les organisations criminelles se portent très bien. De plus, évidemment, existent celles qui n'ont jamais été l'objet de cette offensive dont je parlais, en particulier, les cartels mexicains, qui pour des raisons politiques et leurs liens avec le gouvernement mexicain et le parti au pouvoir, n'ont jamais subi l'offensive qui a eu pour objet les cartels colombiens.

Une troisième raison qui rend assez difficile, pour ne pas dire impossible, de gagner ces guerres à la production et à la commercialisation, ce sont les conflits locaux. Au moment de la guerre froide, le péril nucléaire dissuadait les deux grandes puissances de s'affronter et elles le faisaient à travers leurs alliés dans le tiers monde, soit en Afghanistan avec une intervention russe et en Angola avec une intervention cubaine.

Suite à la chute du mur de Berlin, on croyait revenir à une ère de paix. Malheureusement, on découvre que derrière ces conflits locaux existaient d'autres motifs que les motifs idéologiques: motifs identitaires, religieux et nationalistes. La Yougoslavie en est l'exemple type. Et donc des conflits ont éclaté un peu partout dans le monde et cette fois, ces conflits ne sont plus soutenus par de grandes puissances. Il faut donc que les belligérants trouvent des moyens autonomes de se financer.

À cet égard, l'affaire du Kosovo est exemplaire. La création de l'UCK a été financée par un intense trafic d'héroïne provenant d'Istanbul et vendant l'héroïne en Suisse pour acheter des kalashnikov et des armes de poing, qui ensuite étaient en vente pratiquement libre et étaient stockés dans la région albanaise de Macédoine.

Cela n'a pas été le seul moyen puisqu'il y avait les impôts sur la diaspora kosovar, le racket, et cetera. Toutefois, la drogue a joué un rôle important - nous l'avons démontré à l'Observatoire géopolitique des drogues - dans la préparation soulèvement. Aujourd'hui que la guerre est finie et que les grandes puissances essaient de désarmer les combattants qui n'ont pas été intégrés aux forces paramilitaires, l'UCK, pour continuer à se renforcer, se livre à un intense trafic de drogue et de main-d'oeuvre en Italie. La police et la justice italiennes ont signalé à de nombreuses reprises l'implication de chefs de l'UCK albanaise dans des relations très étroites avec les organisations criminelles italiennes.

Ce phénomène évidemment se retrouve en Colombie, où le conflit est bien antérieur et l'usage de la drogue aussi, mais les guérillas colombiennes ayant perdu leur lien idéologique avec le «grand frère russe», se sont trouvées livrées à elles-mêmes et ont accru leur implication dans le trafic, implication tout aussi importante, sinon plus, des groupes paramilitaires qui les combattent et qui sont appuyés par l'armée et parfois par la CIA. Il y a un conflit de la drogue en Colombie qui n'est pas le seul motif du conflit, mais qui est un élément très important de son financement.

Une autre raison de la difficulté à combattre ces trafics, c'est que pour la plupart des gouvernements du monde et des grandes puissances, certes la lutte contre la drogue est quelque chose d'important, mais ce n'est jamais prioritaire face aux grands intérêts stratégiques et économiques.

Voyez la situation du Maroc dont je vous parlais. Pourquoi la France, l'Espagne et l'Europe n'ont pas freiné plus tôt cette situation? Parce qu'on ne voulait pas embarrasser le roi Hassan II, un allié de l'Occident, contre la montée de l'islamisme. Lui demander de faire un effort dans le domaine de la drogue, où son entourage était très largement impliqué, aurait créé un véritable problème et aurait affaibli son pouvoir.

L'Europe - la France en particulier - a très longtemps fermé les yeux sur les activités de trafic de cannabis, activités très protégées au Maroc. Aujourd'hui on a hérité de cette situation avec un jeune roi plutôt favorable à la lutte contre la corruption, mais le problème atteint une telle ampleur qu'on préfère de nouveau fermer les yeux et attendre que la chose évolue d'elle-même. Si on demandait au roi d'entreprendre une lutte contre la drogue, cela lui occasionnerait certainement des problèmes supplémentaires. On préfère ne pas en parler et dans toutes les rencontres bilatérales entre la France et le Maroc, le cannabis ne figure pas à l'ordre du jour. Bien que notre président soit un partisan de la théorie de l'escalade et un fervent opposant à toute libéralisation du cannabis, il est en même temps un allié très proche des autorités marocaines et ne cherche pas à les embarrasser avec ce problème.

Un autre point clé, dont on parle beaucoup, c'est la lutte contre le blanchiment. Là aussi, il y a un groupe d'action financière internationale, soutenu en particulier par les pays de l'OCDE, et quantité de législations proposées. La plupart des pays signent des lois cadres pour combattre le blanchiment. Tout le monde reconnaît que cette lutte est largement efficace. Je citeraiM. Calaman, qui est le chef de l'organisme Interpol spécialisé dans la lutte contre le blanchiment, qui s'appelle le FOPAC.En 1997, au cours d'une conférence, il a déclaré que si, dans le domaine de la lutte contre le trafic de drogues, on estimesaisir 10 p. 100 des produits au mieux, il est certain que dans le cas de la lutte contre le blanchiment, on saisit moins de 1 p. 100 de l'argent sale.

Là aussi, les intérêts des États sont prioritaires. Un incident s'est produit et a été reproduit par la presse quand le groupe d'action financière internationale a dressé la liste des pays suspects de se livrer au blanchiment d'argent, on n'a trouvé ni l'île anglonormande de Jersey ni la principauté de Monaco, ce qui a étonné tout le monde. On a appris par la suite, qu'il y a eu une négociation entre la France et l'Angleterre pour que chacun évite de mettre son pays sur la liste relativement infamante.

À ce titre, je trouve que l'administration Bush a au moins le mérite de la sincérité. Il y a une quinzaine de jours, elle s'est désolidarisée de la lutte contre les paradis fiscaux. Au nom de la libre circulation des capitaux, elle a dit qu'il ne faut pas soumettre ces pays à une surveillance trop grande qui gênerait leur rôle dans l'économie mondiale. C'est à peu près les termes qui ont été employés. L'administration n'a pas dit qu'il ne faut pas lutter contre le blanchiment de l'argent sale, mais simplement contre le flux des capitaux dans ces pays. Il se trouve que la listedes 32 pays qui sont des paradis fiscaux, donc qui procurent des avantages fiscaux et tout ce qui leur est lié et celle des pays blanchisseurs d'argent sale et de drogues, sont à peut près les mêmes. Ne pas s'intéresser à leurs activités non criminelles, c'est évidemment laisser la porte ouverte aux activités criminelles. Il y a un grand désaccord entre les États-Unis et les autres pays de l'OCDE sur cette affaire, parce qu'un gros effort a été fait dans la lutte antiblanchiment.

Dans une telle situation où la plupart des ressorts contre la lutte du trafic international se révèle inopérant, y a-t-il des politiques différentes à mener? Je voudrais dire un mot du fameux plan Colombie élaboré par le gouvernement colombien avec les États-Unis. C'est un plan qui a un budget de 7 milliards de dollars dont 4 millards de dollars fournis par le gouvernement colombien - on se demande où il pourra les trouver - 1,3 milliards de dollars est fourni par les États-Unis et le reste demandé à l'Union européenne ou des pays comme le Japon. On observe que les États-Unis financeront ce plan à raison de 1,3 milliards de dollars dont un milliard sera destiné à des équipements militaires sophistiqués dont 17 hélicoptères Black Hawks destinés à l'armée colombienne pour lutter contre le trafic de drogues.

Or, actuellement, le gouvernement colombien est dans des négociations extrêmement difficiles avec les guérillas, dans ce qu'on appelle le processus de paix. Il est certain que cet énorme financement de l'armement des forces de répression dans une période de négociation avec les rebelles liés au trafic de drogues et les alliés des États-Unis est un sabotage des négociations de paix. À tel point que tous les pays latino-américains ont pris position contre le plan Colombie parce qu'ils ont peur que l'accroissement de la guerre à l'intérieur de la Colombie s'exporte au-delà des frontières chez eux. Donc le Brésil, le Venezuela, l'Équateur, le Panama et l'Union européenne sont contre le plan Colombie. C'est en ce sens que je dis qu'il y a des nuances dans les politiques des grands pays. L'Union européenne va apporter de l'argent à la Colombie pour renforcer l'état de droit, les cultures alternatives aux cultures illicites, pour des plans de développements sociaux. Mais l'Union européenne a très nettement spécifié que c'est entre 500 et 800 millions de dollars qui vont être apportés à plusieurs étapes. Non seulement ils ne financeront pas les activités des volets militaires, mais ils devront être situés en dehors du plan Colombie. Parce que financer l'aspect civil du plan Colombie c'est en accepter le volet militaire. Or, l'Europe - et la France a joué un rôle assez important dans cette prise de position - ne veut pas avaliser le volet militaire. Il est donc possible que dans une lutte contre la drogue et une coopération internationale, on ait des positions nuancées et différentes. Je crois que le plan Colombie est un exemple d'approches qui sont très nettement distanciées entre l'Europe et les États-Unis.

Avant de répondre à vos questions, que faut-il faire? Tant que la politique actuelle d'interdiction existe, et le débat sur la légalisation est tout un débat dans lequel je n'entrerai pas et qui n'est pas dans mes compétences, il faut là aussi faire une réduction des risques dans la coopération internationale. C'est ce que fait, je crois, l'Europe vis-à-vis la Colombie. C'est une réduction des risques. Il n'est pas sûr que cela ait un effet très important sur le processus de paix et la réduction des possibilités. Au moins, on ne jette pas de l'huile sur le feu.

D'autre part, dans cette perspective, si on ne peut pas faire énormément de choses par la répression, il faut quand même poursuivre les criminels et les organisations criminelles. Mais en matière de drogues, il faut faire porter les forces sur l'autre volet, c'est-à-dire le volet de prévention, d'accueil et de soins. Il existe des études américaines, dont celle, je n'en suis pas absolument sûr, de Peter Reuter, qui dit qu'un dollar dépensé dans le volet demande est sept fois plus efficace qu'un dollar dépensé dans le volet répression. Il y a tout un modèle scientifique qui vaut ce qu'il vaut, mais l'impression générale était que ce n'est pas l'offre qui est l'élément le plus important, même s'il joue un rôle.

Je racontais de façon informelle à certains d'entre vous que actuellement en France, parmi les lycéens, la grande mode, c'est la strangulation ou la pendaison arrêtée au dernier moment pour chercher une jouissance. Il y a une jouissance physique de couper la corde ou d'arrêter la strangulation au dernier moment. Il y a eu plusieurs accidents mortels, c'est la raison pour laquelle cela a attiré l'attention de l'opinion française. J'en parlais, il y a quelques jours, aux enfants d'un couple d'amis qui me disaient que tout le monde le fait, c'est courant. Cette recherche de sensation tend à se rapprocher de celle des drogues, mais ce n'est pas l'offre qui crée la toxicomanie puisqu'il s'agit d'une attitude toxicomaniaque. C'est bien la demande des problèmes de la jeunesse, de la société sur lesquels beaucoup de gens vous éclaireront.

[Traduction]

Le sénateur Banks: Dans l'ensemble, vous semblez dire que la guerre contre les drogues au niveau international n'a jamais vraiment réussi à endiguer l'offre de drogues. Au début, vous avez même dit que l'offre n'a vraiment diminué que lorsque la mafia a payé les producteurs afghans pour qu'ils cessent leur culture. Cela me rappelle qu'il fut un temps où la politique agricole des États-Unis consistait à payer les agriculteurs pour qu'ils ne produisent pas, de façon à maintenir les prix. C'est comme quand l'OPEC ferme les robinets pour soutenir le prix du pétrole.

Vous êtes bien renseignés sur la situation mondiale;pensez-vous que la guerre conventionnelle contre les drogues, c'est-à-dire les mesures étatiques visant les producteurs, les fournisseurs, les trafiquants, la mafia et les pays complices - a une chance d'aboutir à long terme?

[Français]

M. Labrousse: Je crois que mon exposé a déjà un peu répondu à cette question. Depuis le milieu des années 80, on a mené depuis 15 ans une guerre à la drogue avec des budgets importants et des forces importantes. Les résultats sont relativement peu positifs. Par exemple, je vous ai parlé de cette réduction au Pérou et en Bolivie compensée par une augmentation en Colombie. Comment cela s'est passé? Le Pérou et la Bolivie sont traditionnellement producteurs de matières premières, c'est-à-dire la feuille de coca et la première phase intermédiaire de transformation, la pâte base de cocaïne que les trafiquants colombiens venaient chercher dans des petits avions en atterris sant sur des pistes par la jungle péruvienne, voire bolivienne. Les États-Unis ont pensé que s'ils coupaient les Colombiens de leur source d'approvisionnement, il y aurait une réduction significati ve. Ils ont bâti une chaîne de radars tout au long de la frontière péruvienne, un peu en Équateur et un peu au Brésil. Alors quand un avion se présente, l'aviation militaire péruvienne décolle et le somme de s'identifier et d'atterrir. C'est comme cela d'ailleurs qu'il y a eu une bavure récemment et qu'on a abattu 12 évangélistes américains qui avaient été mal identifiés. Cette stratégie a été efficace. Les Colombiens ne sont plus venus s'approvisionner, ou très peu, en Bolivie et au Pérou. Les prix se sont effondrés et le gouvernement a pu mener des campagnes d'éradication. En même temps, les trafiquants colombiens ont eu la capacité de développer considérablement leur production. Même si on éradiquait toutes les plantations de coca d'Amérique latine, les trafiquants trouveront ou ont déjà trouvé d'autres zones de culture.

Vous savez qu'on a découvert des cultures officiellement en Géorgie, dans la République autonome d'Abkhazie, dirigée par des trafiquants. On en a trouvé aux Îles Salomon, l'année dernière, et nous avons des rapports très concordants disant qu'au Congo, à Kinshasa, il y a déjà des productions et des laboratoires de transformation. Donc très probablement, les trafiquants préparent déjà la relève au cas où il y aurait un succès de l'éradication en Amérique latine.

J'aimerais ajouter que dans cette guerre aux productions illicites, il y a une arme très pesante, très peu employée quiest l'arme économique. Ce n'est pas des petits projets de développement alternatif pour 20 millions de dollars par-ci et par-là qui permettront de substituer les cultures - dans ce sens vous parliez d'échec aux Étatis-Unis. Par contre, des politiques plus justes avec les pays producteurs peuvent avoir un effet.

Le général Banzer élu président en 1997, en Bolivie, qui avait installé le système de la cocaïne dans son pays sous sa dictature dans les années 70, a quasiment éradiqué 35 000 hectares de coca qui restaient dans son pays. Tous les économistes ont dit que le pays perdait à peu près 500 000 dollars annuellement. C'est un pays qui exporte pour un peu plus d'un million de dollars. Cela représente 50 p. 100 du produit des exportations, ce qui est énorme pour la Bolivie. Ils ont demandé aux États-Unis de compenser cette perte par une levée des taxes sur l'importation des États-Unis de textiles boliviens qui leur ferait regagner250 000 dollars. Les États-Unis ont refusé pour ne pas créer un précédent avec la Colombie.

Par contre, l'Europe, - je ne voudrais pas me montrer nationaliste européen, j'ai des critiques sur bien des points quant à l'Europe - depuis le début des années 90, a exempté de taxes 600 produits des pays andins et de la Colombie. Les résultats ne sont pas meilleurs dans la guerre à la drogue, mais au moins, il y a une tentative plus juste de mener une politique économique de soutien et non pas une politique purement répressive.

[Traduction]

Le sénateur Banks: Je voudrais vous poser une question à partir de l'hypothèse suivante: si les pays où l'on trouve actuellement un marché important des drogues illicitesdécriminalisent ou légalisent la consommation de ces drogues, on peut supposer qu'à la faveur de mesures de contrôle et d'une forme de production locale, les prix diminueront sensiblement. Qu'est-ce qui devrait en résulter dans les pays où les exportations de drogues que nous considérons illégales constituentactuellement une partie importante du PIB?

[Français]

M. Labrousse: Cela dépend des pays et des cas. C'est un peu ce que disait Peter Cohen sur le plan de la consommation, sur le plan du trafic international. Il faut aussi voir les situations tout à fait particulières de chaque pays. Dans le cas du Maroc, si le cannabis était légalisé en Europe, il y aurait effectivement un effondrement de la production au Maroc et une crise économique terrible. Il commence à être légalisé en Suisse, on vous l'a dit, les cultures paysannes vont être tolérées. On estime qu'il y a un million et demi de personnes qui vivent essentiellement du cannabis au Maroc. Cela créerait probablement un nouveau courant de migration très important vers l'Europe. En plus, on estime qu'il y a un milliard de dollars chaque année qui est renvoyé au Maroc par les trafiquants ou les petits revendeurs. Au Maroc, le cannabis est vraiment une source d'emploi et une source de financement de l'activité. Si ce marché fermait, la situation serait très grave. Un partisan de la légalisation disait à nos amis marocains de créer un label de qualité pour être concurrentiel sur le marché. Si le marché est légalisé, il faut créer un produit de qualité, mais il est probable que cela aurait ses conséquences.

Par contre, en Colombie, la plupart des économistes montrent que si l'économie de la drogue a des effets bénéfiques à court terme, un flux de dollars qui permet notamment de payer la dette extérieure, elle a strictement, sur le plan économique, des effets très négatifs, par exemple l'inflation, le renchérissement des produits importés, et cetera.

La Colombie est un pays qui a une économie relativement diversifiée, avec des sources minières comme l'or et le charbon, des émeraudes et des ressources agricoles comme le café et la canne à sucre. Donc, l'économie colombienne sans drogue devrait se porter mieux, selon les experts. En plus, tout ce conflitserait plus facilement soluble si les belligérants n'étaient pas massivement financés par la drogue. En règle générale, il est certain que la légalisation porterait un coup à l'emploi rural dans un certain nombre de pays et que cela ne serait pas une très bonne nouvelle pour eux.

[Traduction]

Le sénateur Banks: D'après l'ensemble de la situation, on peut supposer que les éléments criminels sont hostiles à la légalisation des drogues, qui leur porterait préjudice. Cependant, on peut également supposer qu'il existe des États et des gouvernements nationaux infiltrés par des organisations criminel les et qui s'opposent à la légalisation des drogues, pour des motifs non pas moraux mais économiques. Est-ce bien le cas?

[Français]

M. Labrousse: Le problème, c'est que la complicité avec le trafic de drogues est quelque chose qui stigmatise les États beaucoup plus que les violations des droits de l'homme. C'est assez curieux, mais on peut massacrer des populations, on arrive à se rétablir. Une accusation d'un chef d'État ou d'un ministre pour trafic de drogues est vraiment rédhibitoire. Ces États ne feront pas d'effort officiel pour s'opposer à la légalisation. Ils essaieront d'en tirer des compensations économiques pour un effort supplémentaire. Pour accompagner ce processus, ils demanderont des compensations. Le Maroc va demander des financements à l'Europe. C'est assez paradoxal comme situation, car c'est quelque chose qu'ils sont censés réprimer et quand cela va disparaître, ils vont dire qu'ils ne peuvent plus vivre et qu'il faut leur donner des subventions supplémentaires.

Les Marocains, pour qui c'était un sujet totalement tabou, commencent à essayer de voir ce qui va se passer. L'annonce de l'expérience suisse les a beaucoup alertés. Ils vont organiser un séminaire dans le nord du Maroc avec des pays consommateurs et le pays producteur qu'ils sont pour discuter de ces questions. Effectivement, ils sont un peu alarmés par l'idée qu'on va produire. Il n'est pas pensable qu'ils s'y opposent, mais ils vont essayer d'en tirer parti avant que ces mesures ne soient généralisées. Il y a encore pas mal d'années avant que le processus suisse s'étende au reste de l'Europe. Pendant cette période transitoire, tous ces pays vont essayer de négocier leur appui à cette politique. Ils sont peut-être plus enclins à éradiquer chez eux. Mais là aussi il faut voir les situations. On est capable de produire en Europe le cannabis, le pavot, donc l'héroïne, mais pas la feuille de coca. La feuille de coca est une plante qui a un spectre écologique assez précis et qui pourrait être produit ailleurs dans le monde, mais pas dans les grands pays consommateurs. Peut-être que s'il y avait une légalisation, il y aurait une politique de quotas chez les producteurs traditionnels, ce qui n'est pas très en accord avec la politique de mondialisation actuelle où joue la libre concurrence.

En ce sens, les pays asiatiques cueilleurs de thé pourraient devenir des pays cueilleurs de coca assez facilement.Probablement que les Boliviens et les Péruviens vont demander un quota d'approvisionnement du marché qui leur sera peut-être accordé, dans toutes ces hypothèses.

[Traduction]

Le sénateur Rossiter: Étant donné que ces cultures sont clandestines et illégales, comment peut-on en estimer le volume?

[Français]

M. Labrousse: Il y a des méthodes d'observation par satellite qui sont assez performantes et aussi des enquêtes de terrain. Dans le cas de l'Afghanistan, le programme des Nations Unies et l'Union européenne ont mis au point une méthodologie d'enquête de terrain avec 20 équipes de deux Afghans qui vont dans toutes les provinces et tous les villages suspects. Ils appartiennent, bien sûr, à l'ethnie de chaque village où ils vont, et ils vont relever les productions. On a créé un modèle assez précis. Évidemment, le prétexte n'est pas le relevé des productions de pavot illégales, mais le relevé de toutes les productions agricoles. Donc, les paysans parlent plus facilement et on est arrivé à avoir des chiffres extrêmement précis qui évoluent, c'est-à-dire qu'on peut, à partir d'un modèle fait en 1994, voir évoluer les transforma tions.

Par contre, dans le cas des drogues de synthèse, le seul indicateur sont les saisies. C'est pour cela que nous n'avons pas de statistiques sur les volumes de production. On sait qu'on saisit, aux Pays-Bas, environ deux tonnes par an. Par contre, on saisit en Angleterre une quantité à peu près équivalente, mais les Britanniques disent que cela vient essentiellement des Pays-Bas, que ce n'est pas fait chez eux. Personne n'est capable de le dire. Dans le domaine des drogues de synthèse, il y a un grand flou puisque ce sont seulement les saisies qui sont significatives.

[Traduction]

Le sénateur Rossiter: À l'échelle mondiale, n'est-il pas aussi difficile d'estimer le volume des produits naturels que celui des produits manufacturés?

[Français]

M. Labrousse: On peut observer et contrôler les superficies visuellement. Par exemple, la coca se plante en défrichant la forêt tropicale. Donc on voit très bien les clairières. Évidemment, les paysans essaient de dissimuler sous des couvertures forestières leurs cultures, mais l'essentiel peut se voir des satellites agricoles. Les mêmes qui relèvent les productions agricoles des pays arrivent à des estimations qui doivent être confirmées par des enquêtes de terrain. Le problème que vous soulevez, c'est effectivement que les grands pays producteurs sont souvent des pays en guerre: la Birmanie, l'Afghanistan, la Colombie, le Pérou il n'y a pas très longtemps avec le Sentier lumineux. Pour les observateurs de terrain, il est parfois difficile d'accéder à ce terrain et donc de croiser les informations satellites avec des informations de terrain.

Il y a aussi le volume des saisies. Par exemple, les opiacés d'Afghanistan s'écoulent soit à travers l'Iran, - et les Iraniens mènent une lutte extrêmement vigoureuse contre le transit par leur territoire - soit par les pays d'Asie centrale du nord où la lutte est beaucoup moins décidée. Cependant, on a aussi des volumes de saisies qui correspondent. Par exemple, cette histoire de stocks des mafias d'Asie centrale et du Pakistan, le niveau des saisies en Iran et au Tadjikistan vont être à partir du mois d'août très significatives si cette théorie est vraie ou pas. Si les saisies se maintiennent à peu près au même niveau, c'est qu'il y avait donc des stocks. S'il y a un effondrement significatif des saisies, à ce moment-là, la théorie et les informations n'étaient pas bonnes. Il y a quand même toute une série de grilles qui permettent de cerner les phénomènes sans avoir des certitudes comme lorsqu'on enquête en population générale sur le nombre de toxicomanes. C'est un domaine où il y a un degré d'incertitude plus grand. On arrive quand même à cerner, à travers plusieurs indicateurs, le niveau des productions.

[Traduction]

Le sénateur Rossiter: Lorsque les gouvernements, les autori tés et la police sont complices des vendeurs de drogues illicites, personne n'a intérêt à mettre un terme à ce genre de transaction, n'est-ce pas?

[Français]

M. Labrousse: Il y a des problèmes politiques très importants. J'ai fait allusion à la situation au Mexique. Il est maintenant établi que tous les présidents mexicains, depuis 15 ans, ont conclu des accords avec des organisations criminelles. À l'heure actuelle, la police et les services secrets de l'armée mexicains détiennent même des rapports sur ce sujet. S'il n'existait qu'un rapport, on pourrait supposer qu'il s'agit de manigances pour déstabiliser la démocratie ou un parti quelconque, mais quand existe toute une série de rapports comportant des informations concordantes, comme ceux sur les fonds de Salinas à la City Bank, il n'est pas question d'invention. Raoul Salinas, le frère du président mexicain lui-même, blanchissait de l'argent.

Un nombre important d'indices démontrent que legouvernement mexicain du parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir depuis 70 ans, avait conclu des accords. Une partie de ces accords tenaient à des raisons économiques. C'est-à-dire, il semble bien que pour remplir les conditions d'adhésion à l'ALENA, il semblerait que les cinq à dix milliards de dollars qui restaient chaque année en provenance du trafic de la drogue permettaient au Mexique de remplir un certain nombre de conditions en ce qui concernait ses réserves et ses réformes économiques, et cetera. Les États-Unis ont donc fermé les yeux, dans un premier temps, parce que cela sabotait le projet de marché. Quand l'accord s'est concrétisé en 1994, ce sont les républicains les plus conservateurs qui ont attaqué ce marché. L'administration Clinton n'a pas pu, disons, dénoncer ce lien entre les trafiquants et l'État, même si elle l'avait voulu, parce que cela remettait en cause un projet dans lequel elle s'était engagée.

Vous êtes sûrement intéressés de savoir qu'un grand projet économique, où le Canada est partie prenante, a manifestement bénéficié du trafic organisé par les mafias mexicaines. En effet, les mafias mexicaines sont beaucoup plus riches que les mafias colombiennes, parce qu'elles ont beaucoup plus de cordes à leur arc. Elles font franchir la frontière à la cocaïne colombienne, moyennant quoi elles reçoivent plus de 50 p. 100 du produit. Elles ont des cultures de pavot et elles exportent de l'héroïne aux États-Unis et peut-être jusqu'au Canada, je ne sais pas. Elles ont de grandes cultures de cannabis. Elles ont des fabriquesd'amphétamines qui approvisionnent surtout l'Ouest américain, où il y a une grande consommation de cette drogue. Les organisations criminelles mexicaines sont donc très riches et très fortes, et si elles n'ont pas été attaquées, c'est pour ces raisons économiques et politiques.

C'est la grande faiblesse du film Trafic, qui par ailleurs est un bon documentaire. Le film n'illustre pas tout l'aspect politique du problème. Il dénonce la corruption policière et militaire, mais pas la corruption politique, surtout pas quand elle s'exerce avec une certaine «bienveillance» de la part des Etats-Unis, pour des raisons économiques. Cependant, l'Europe fait pareil avec le Maroc. La France, au début des années 1990, quand elle a vendu des armes au Pakistan, n'a pas trop regardé avec quel argent elle était payée.

Tous les États ont cette même politique. On n'a jamais vu des contrats être annulés parce qu'ils pouvaient être considérés suspects de faire entrer de l'argent qui n'est pas très propre. Cela n'existe pas. Pourtant, il y a des exemples d'entreprises qui ont renoncé à des contrats parce que leur image allait en être gravement entachée. C'est le cas de la brasserie Carlsberg, au Danemark, qui a renoncé à un gros projet de fabrique de bière avec l'Asie centrale, parce qu'un article citant une enquête de l'OGD disait que le propriétaire était un mafieux. La brasserie Carlsberg, en 24 heures, et sans autres vérifications - elle détenait peut-être des éléments que nous ignorons - a renoncé au contrat.

Les États, par contre, ne renoncent pas, ni le FMI, ni la Banque mondiale. La Colombie est le pays qui a toujours le mieux payé, et le plus régulièrement, sa dette extérieure. Il est évident qu'une partie de la dette extérieure colombienne, depuis 20 ans, a été payée en partie avec l'argent du narcotrafic. Jamais le FMI n'a dit qu'il n'acceptait pas cet argent parce qu'il était peut-être sale. Il y a une contradiction, et c'est valable pour de nombreux pays dans le monde.

[Traduction]

Le vice-président: Pouvez-vous nous présenter les méthodes de calcul de l'Observatoire géopolitique des drogues par rapport aux méthodes des Nations Unies? En quoi sont-elles différentes?

[Français]

M. Labrousse: L'Observatoire géopolitique des drogues, l'ancienne organisation à laquelle j'appartenais, ne faisait pas d'études quantitatives. Elle n'avait pas les moyens de mener ses propres études. Elle utilisait donc des études faites pardifférents organismes et, éventuellement, elle mettait en relief les insuffisances, les contradictions, et cetera. L'Observatoire faisait surtout des analyses politiques et des enquêtes sur tous ces phénomènes dont je vous parle. Elle faisait ressortir lescontradictions dans les politiques internationales. Par exemple, un fait nous avait frappé: l'Iran fait des efforts énormes pour stopper le trafic venant d'Afghanistan. C'est peut-être pour des raisons idéologiques et non pas uniquement pour lutter contre la drogue. En effet, les Afghans sont majoritairement sunnites et les Iraniens sont shiites. La lutte contre le trafic de la drogue n'est peut-être qu'une lutte contre des ennemis de leur Islam. Ce phénomène a pu jouer.

Il y a des shiites en Afghanistan, mais ils ne sont pas du tout mêlés à la drogue. Si des shiites afghans avaient participé à ce commerce, je me demande si l'Iran aurait été aussi énergique. Cela demeure hypothétique. L'Iran a construit une muraille de 800 kilomètres pour barrer l'intrusion par les vallées du Pakistan et de l'Afghanistan. Depuis 20 ans, 3000 hommes sont morts dans la lutte contre les contrebandiers et les trafiquants. Des combats très sévères sont menés, et des observateur des Nations Unies ont été témoins de ces luttes qui ont mené plusieurs à la mort. Les États-Unis, pendant toutes les années 1990, ont placé l'Iran sur la liste des quatre ou cinq pays décertifiés, c'est-à-dire les pays victimes de sanctions économiques de la part des États-Unis et des organisations internationales parce qu'ils ne faisaient pas d'efforts suffisants dans la lutte contre la drogue.

J'ai demandé, en privé, à des responsables du département d'État pourquoi ils incluaient l'Iran sur cette liste, puisque ce pays ne faisait pas partie d'un des cinq pays trafiquants du monde. La raison qu'ils m'ont donnée était que l'Iran était considéré comme un État terroriste. L'Iran a été puni parce qu'il représentait un État terroriste et un État ennemi des États-Unis en étant placé en plus sur la liste des trafiquants de drogue. C'est aussi un élément très important dans les relations internationales. Beaucoup d'États se servent de l'arme de la drogue pour discréditer des adversaires politiques ou des gens qui ne sont pas assez conciliants avec leur position. Ce qui est très lamentable dans cette affaire, c'est que les États producteurs, les États du tiers monde, ont repris ce modèle chez eux. C'est-à-dire que si une minorité ethnique n'est pas favorable au gouvernement central, celui-ci organise des campa gnes antidrogues pour la réprimer. On reçoit en plus l'appui de la communauté internationale pour cela.

Deux exemples, le premier, les Bejas, une tribu animiste du Soudan, sont de petits cultivateurs traditionnels de cannabis, et ils sont plutôt opposés au régime de Karthoum et les Nations Unies ont financé des campagnes très vigoureuses d'éradication qui consistaient, en fait, en un moyen de reprendre le contrôle de ces régions.

Deuxième exemple, l'Aceh, à Sumatra. On a parlé beaucoup du Timor, mais il y a une autre région de conflits avec des groupes musulmans radicaux. Tout a commencé en 1990 par des campagnes d'éradication du cannabis appuyées par les États-Unis. Le gouvernement central a dit: «Ce sont des trafiquants, il faut intervenir.» On n'y a pas regardé de si près, on a envoyé la troupe. Il y a eu des exactions, des abus, et les premiers mouvements de guérilla vraiment violents se sont déclenchés pour résister à cette éradication jugée comme une intromission de Jakarta dans les affaires. Aujourd'hui cette situation a pourri. On a oublié que le cannabis avait été à l'origine de cette révolte qui menace d'être extrêmement dur et sanglante. Dans la politique internationale, les gouvernements doivent être très vigilants sur cette utilisation un peu facile de l'arme de la drogue contre les adversaires de leurs alliés. C'est quelque chose que nous avons observé et qui s'est beaucoup répandu dans le monde actuel.

Je ne vous ai cité que deux exemples, mais il y en a beaucoup d'autres où il suffit de dire que tel homme politique ou tel État est impliqué dans la drogue et, effectivement, il y a unanimité. Le cas Noriega était exemplaire. On a dit que Noriega était un trafiquant. L'invasion des États-Unis a été approuvée par quasi tous les pays d'Amérique latine, qui sont pourtant si sourcilleux de leur indépendance. La drogue pose un stigmate sur celui qui est désigné par le doigt du plus puissant que lui.

[Traduction]

Le vice-président: Ma question portait sur votre formule de calcul par rapport à celle des Nations Unies. Pouvons-nous rester sur le même thème? Il est certainement très difficile de calculer les niveaux de production et de demande. Cependant, on entend citer des chiffres concernant le calcul des profits. Sont-ils vraiment fiables? Est-ce qu'on ne parle pas plutôt ici d'un ordre de grandeur?

[Français]

M. Labrousse: Je pense que c'est possible sur certains cas limités et très concrets. Par exemple, les économistes colombiens ont beaucoup discuté du rôle de la drogue dans leur économie et du pourcentage du produit intérieur brut. Dans les banques en Amérique latine, il y a toujours une section «erreur ou omission». Il fut une époque où en Bolivie les fonds de la Banque centrale pour «erreur ou omission», représentaient 360 millions de dollars, c'est-à-dire environ un tiers des réserves de la Bolivie de l'époque. On pouvait penser que «erreur ou omission» provenait en partie d'activités illégales. Et comme l'activité illégale la plus importante en Bolivie était la drogue, c'est à partir de cescalculs. La marge d'erreur en Colombie était de 1 à 6 p. 100 du PIB, entre économistes qui avaient des observations relativement concrètes. Il est très difficile d'évaluer le montant des profits dès qu'on a des trafics qui couvrent plusieurs pays, et de l'argent qui circule et qui ne revient pas forcément dans le pays où il est produit, on peut faire un calcul. On a fait le calcul de ce que rapportait la cocaïne colombienne au marché de gros. Si effectivement, il y a 140 000 hectares de production en Colombie, on estime qu'ils sont capables de produire 560 tonnes de cocaïne pure et cette cocaïne pure au marché de gros aux États-Unis représente 40 milliards de dollars. Voilà ce que l'on peut dire. Or il est à peu près certain qu'il ne revient pas en Colombie plus de un à deux milliards de dollars par an.Voilà le genre de chose sur lesquelles on peut jouer.

Quant aux chiffres globals de l'économie de la drogue dans l'économie mondiale, les 300 ou les 500 milliards de dollars n'ont aucune base scientifique ou économique. C'est simplement quelqu'un a dit cela un jour. J'ai souvent cherché la source, et c'est quelqu'un qui a, à vue donnée, lancé ce montant. Un économiste français, spécialiste des drogues, M. Pierre Kopp, estime que le commerce international des drogues ne représente que 100 milliards de dollars. Je trouve qu'il sous-estime peut-être l'état des choses, mais c'est un scientifique qui a fait des études très sérieuses. À mon avis, il n'y a pas de possibilité de calculer de façon extrêmement précise.

Des chiffres ont été donnés sur le marché de la drogue au Canada, à Montréal, en septembre 1998, lors d'une conférence sur le blanchiment d'argent où un représentant de la GRC a dit que l'argent sale dans l'économie canadienne représentait 17 milliards de dollars canadiens. On le cite, mais pouvez-vous dire si ce chiffre a un fondement scientifique ou si c'est une estimation grossière? Je ne crois pas qu'on ait la possibilité de chiffrer précisément le montant du commerce de la drogue même dans des grandes fourchettes.

[Traduction]

Le vice-président: Dans le cadre de vos études, est-ce que les économistes avancent des facteurs qui peuvent modifiersensiblement le prix de détail des drogues? Je pense en particulier aux régions où la drogue est légale dans un endroit et illégale dans un autre. Quelles en sont les conséquences sur le prix des drogues? Vous nous avez donné l'exemple des superficies de production en Colombie. Dans un scénario où la drogue serait décriminalisée, quelles en seraient les conséquences pour le prix de cette drogue?

[Français]

M. Labrousse: À ma connaissance, il n'y a pas eu d'études prospectives à ce sujet. Il existe très peu d'études sur l'effet des politiques économiques et des politiques antidrogues sur les prix de la drogue. Les seules que je connaisse sont celles de M. Pierre Kopp et de M. Peter Reuter. Quant à l'impact sur le prix de la légalisation, je ne sais pas s'il existe des études.

[Traduction]

M. Cohen: Il est très difficile de prévoir ce qui pourrait se passer. Tout dépend des intérêts économiques qui interviennent dans la légalisation des drogues.

À l'heure actuelle, aux Pays-Bas, le prix des drogues de type cannabis, qui sont plus ou moins légales pour le public, est légèrement supérieur au prix en vigueur aux États-Unis. Tout dépend évidemment de la quantité et du type de produits, mais cela m'amène à considérer qu'après la légalisation, lorsque les drogues s'intègrent à l'activité économique normale, elles peuvent atteindre des prix beaucoup plus élevés que les prix actuels, malgré la disparition de ce que prélèvent actuellement les éléments criminels, et qui sert à acheter des policiers ou des douaniers, ou à faire face à toutes sortes de moyens de transport illicites et très coûteux.

Cependant, les différents formats légaux de production, de taxation et de surtaxation peuvent avoir pour effet de faire monter considérablement les prix par rapport à leur niveau actuel. Par exemple, dans le cas des diazépines de benzyle disponibles actuellement à Amsterdam sur ordonnance, leur prix au gramme est bien supérieur à un gramme de cocaïne sur le marché noir d'Amsterdam. Ce n'est pas vrai pour les diazépines de benzyle sans marque. On peut en acheter pour un prix extrêmement élevé au laboratoire suisse Roche. Si on s'en procure auprès d'un producteur qui fabrique ces médicaments dont le brevet est arrivé à expiration, ils coûtent beaucoup moins cher. Les variables sont nombreuses. La réglementation locale et nationale a une incidence sur l'évolution des prix après la légalisation. On ne peut pas faire d'estimations élémentaires dans ce domaine.

Le vice-président: Il semble que si les prix augmentent après une légalisation, comme vous l'avez dit, on risque de voir d'autres filières apparaître. Nous avons parlé de taxation et si l'on surtaxe un produit, on voit apparaître un marché gris qui le proposera un prix inférieur. L'intérêt de la légalisation, du moins à mon sens, c'est qu'elle permet de se débarrasser de la criminalité. Le consommateur n'a plus à se livrer à des vols par effraction pour trouver de quoi se procurer de la drogue. Si vous venez dire au comité que la légalisation des drogues va faire augmenter les prix, on va inévitablement en conclure qu'il en résultera une aggravation de la violence et de la criminalité. Il y aurait donc aucun intérêt à envisager la légalisation.

M. Cohen: Le rapport entre l'illégalité de la drogue et les formes de criminalité qu'elle provoque est très complexe. Actuellement, l'héroïne illégale se vend de 10 à 20 $ canadiens le gramme aux Pays-Bas. La plupart des héroïnomanes consomment de 1 à 2,5 grammes par semaine, qu'ils peuvent se procurer sans difficulté grâce à leur revenu ou à leur emploi. Dans le cadre du régime néerlandais actuel, les drogues de ce type ont atteint un prix plancher. Elles n'occasionnent plus de criminalité.

Tout dépend du prix de base. Je ne sais pas quels sont les prix des drogues ici. Cependant, si le gramme d'héroïne coûte quelques centaines de francs en France, la légalisation va évidemment faire baisser les prix. J'ai parlé de la longue période de concurrence entre la méthadone et l'héroïne en Allemagne et aux Pays-Bas. Lorsque l'héroïne atteint un prix plancher, sa légalisation risque de la rendre un peu plus coûteuse. Cependant, elle sera de meilleure qualité et les sources d'approvisionnement seront plus stables. Il y a donc de nombreuses considérations dans lesquelles il me serait difficile d'entrer actuellement. Je ne sais vraiment pas quel serait l'effet de la légalisation sur les prix dans ce pays. Une baisse est parfaitement possible.

[Français]

M. Labrousse: Par rapport à la situation française - on n'est pourtant pas très loin - le gramme de cocaïne ou d'héroïne est de 400 francs, soit 70 dollars américains. Il est certain qu'au Pakistan, où il y a un très gros marché de 2 millions d'héroïnomanes, - on estime que 80 à 100 tonnes deproductions afganes sont destinées au marché pakistanais - le gramme d'héroïne vaut environ deux dollars. Il est certain qu'en acheminant la production dans les pays européens, les trafiquants peuvent faire des bénéfices, je suppose, à cinq ou six dollars le gramme. Le problème serait pour les gouvernements européens de ne pas être tentés par une taxation trop élevée, qui permettrait à un marché parallèle de se développer comme dans le cas des cigarettes. Il y en a Europe un marché très important de la contrebande de cigarettes, variable selon les pays. En Italie, cela représente 25 à 30 p. 100 du marché du tabac parce que les taxes sont relativement élevées et il y a donc une contrebande. Si on ne fait pas des prix relativement bas pour les drogues illicites quand elles seront licites, évidemment il y aura le risque d'un marché parallèle très actif.

[Traduction]

Le vice-président: Vous nous avez dit ce qui se passera si rien ne fait baisser les prix. J'aimerais savoir quel est l'effet du marché sur les prix. Nous supposons jusqu'à maintenant que la légalisation va faire augmenter l'offre jusqu'à ce qu'elle rejoigne la demande. Les fournisseurs illégaux n'auront donc plus d'incitatif économique. Si l'on suggère maintenant que des facteurs économiques vont en fait pousser le prix des drogues à la hausse en cas de légalisation, le comité en déduit que le commerce de la drogue va toujours occasionner la violence et la criminalité que l'on pensait résoudre par la légalisation.

[Français]

M. Labrousse: Justement, dans le cas hollandais, où il y a une légalisation rampante, les prix sont bas et le niveau de violence est très faible. Et dans un pays où il y a une répression relativement plus dure, nous sommes dans le modèle classique. La Hollande est une démonstration de ce que nous pensons implicitement, bien qu'il ne s'agisse pas d'une vraie légalisation, les effetsressemblent un peu à ceux d'une légalisation. Je pense qu'il n'y a pas de contradiction car la pratique hollandaise, non pas la loi mais la pratique, est évidemment très différente de la pratique française.

[Traduction]

Le sénateur Banks: Vous avez étudié ce commerce à l'échelle mondiale, y compris, je suppose, dans notre pays. Au Canada, la sagesse populaire fait un lien entre les bandes de motards et le trafic de la drogue et il semble, d'après les journaux, qu'une bonne partie, sinon la plupart du commerce illégal des drogues au niveau de la distribution et du détail est le fait des bandes de motards. Est-ce que c'est vrai ou est-ce une simple apparence? Est-ce que ce sont les motards qui font le commerce de la drogue au Canada, ou y a-t-il derrière eux quelqu'un de plus puissant?

[Français]

M. Labrousse: Vous avez très bien dit, «au niveau de la distribution de détail». Il est certain que les gangs de motards ne sont pas les importateurs, ils sont les distributeurs. Ils jouent donc un rôle au détail, mais ce ne sont pas les acteurs fondamentaux.

J'ai lu dans des rapports de la police que, effectivement, ils fabriquaient des drogues de synthèse comme de l'amphétamine et qu'ils organisaient aussi la culture de cannabis dans certains cas. Ils jouent un rôle important dans ces secteurs, mais pour le haschich, l'héroïne et la cocaïne, je pense qu'ils ne jouent qu'un rôle d'intermédiaire. Ce sont les organisations chinoises pour l'héroïne, les organisations colombiennes pour la cocaïne et les organisations pakistanaises pour le haschich qui jouent un rôle beaucoup plus important. Les gangs de motards ne sont que les sous-traitants de ces organisations. Je ne suis pas très compétent sur la situation canadienne, c'est d'après ce que j'ai lu que j'ai cette impression.

Le sénateur Stollery: J'ai voyagé en Colombie 19 fois et je connais très bien le pays. Je comprends assez bien le problème de la cocaïne. En France et en Europe, si j'ai bien compris, c'est l'héroïne qui est le problème aujourd'hui, tandis qu'ici, c'est plutôt la cocaïne. Sans doute l'héroïne aussi, mais beaucoup moins.

M. Labrousse: Il faut nuancer.

Le sénateur Stollery: Je suis de Toronto et dans les années 40 et 50, on parlait beaucoup plus de l'héroïne que maintenant. Quand je parlais à des amis de Miami, tout le monde disait que c'était là la capitale mondiale du financement de la drogue. Je dirais qu'ils ont perdu la guerre contre la drogue il y a 20 ans. L'argent est maintenant partout, mais personne n'en parle. On parle des gangs de motards, mais où sont les gens derrière ces gangs? Le New York Times, il y a dix ans, parlait de milliards de dollars. Je pense qu'on a enrichi les criminels avec la politique antidrogue selon laquelle on ne paie pas d'impôts. On ne parle jamais des gens derrière ces organisations. Est-ce parce que c'est trop dangereux?

Par exemple, si j'arrive à Miami en provenance de Colombie avec 5 kilos de cocaïne, qu'est-ce que je vais faire avec cette drogue si je ne parle pas anglais, si je ne connais personne? Il devra y avoir quelqu'un pour la recevoir, n'est-ce pas? Où sont les gens qui financent et qui en sont les responsables en Amérique du Nord? Pourquoi personne ne parle de ces énormes sommes d'argent et des gens derrière ce commerce?

M. Labrousse: En réponse à la première affirmation que vous avez faite, l'héroïne a été longtemps le problème principal des pays européens et de la France. Actuellement, et ce probablement à cause des programmes de substitution, de méthadone, de la peur du sida, et cetera, on note un recul très net. Tous les indices, en France par exemple, montrent qu'il y a moins d'arrestations de consommateurs, de petits trafiquants et moins d'héroïne saisie. Les héroïnomanes qui sont soignés vieillissent et le nombre de morts par overdose diminue. Je crois que cela est valable dans un certain nombre de pays européens, pas tous, car la Grande-Bretagne, par exemple, reste un pays où l'héroïne est un problème très important. Cependant, il y a incontestablement un recul des problèmes posés par l'héroïne. Par contre, il y a une avancée de la présence de la cocaïne en Europe, à la fois dans les milieux cachés, bien intégrés comme les milieux de la bourse et du spectacle, et aussi, depuis deux ou trois ans en France, la cocaïne descend dans les rues des banlieues comme élément de polyusage qui se combine avec d'autres drogues. Pour nuancer votre vision, il y a un recul de l'héroïne et une avance de la cocaïne, même si c'est l'héroïne qui continue à poser des problèmes.

Dans le schéma que vous donnez, je ne crois pas beaucoup au «grand boss» en col blanc, qui est un homme politique dans nos pays, que ce soit aux États-Unis, en France ou en Europe et qui serait le commanditaire des opérations. Cela peut exister, bien entendu. Selon moi, le schéma très simple est le suivant: l'organisation criminelle a des gens des cartels comme Pablo Escobar qui fait les opérations, et a comme blanchisseurs des gens à col blanc qui sont des comptables, des professionnels, des avocats, des gens très bien préparés et qui n'ont pas de passé criminel. Ces gens placent l'argent dans des banques honorables où ils sont reçus sans problème et où on ferme les yeux. Plutôt que le «grand boss» ...

Le sénateur Stollery: Plusieurs «boss».

M. Labrousse: Oui. Je crois plutôt à ce schéma des truands qui ont des employés, qui sont des gens tout à fait compétents et présentables qui ne font pas l'objet de surveillance de la part des banques.

Dans l'affaire de Raoul Salinas, le frère du président du Mexique, la City Bank a accepté des sommes très importantes sans aucune vérification. Ce qui est plus grave, c'est qu'il n'y a toujours pas de procès. L'affaire va s'éteindre d'elle-même par prescription. Donc là, il y a une complicité de l'État américain dans la mesure où la City Bank est quand même un des éléments très importants. Voilà les quatre stades sans qu'il y ait un deus ex machina derrière. Cela peut très bien s'expliquer. Dans beaucoup d'affaires, on a jugé ces avocats, ces comptables, et cetera.

Effectivement, parfois les gens ont une vision un peu fantasmatique. Si on retirait l'argent de la drogue de l'économie mondiale, est-ce qu'elle ne s'effondrerait pas? Cela est exagéré. Il ne faut pas non plus exagérer le poids de l'économie de la drogue dans l'économie mondiale, que ce soit même 500 milliards de dollars par an. Est-ce qu'il y a des pays dont l'économie s'écroulerait si on en retirait la drogue? Peut-être pas des pays, mais certains États de grands pays, et la Floride effectivement serait un de ceux-là. Il y avait déjà au début des années 90, un rapport d'un sénateur conservateur américain selon lequel l'économie de la Floride reposait en partie sur les dépôts des Colombiens. Il y a toujours autant de banques colombiennes, d'excédents en monnaie, d'excédents en billets dans les banques de Miami. Cela s'est passé aussi un peu au Texas. Il y a une excellente revue américaine qui s'appelle Money Laundering Alert, qui analyse cette situation et qui épingle tous ces phénomènes de Miami.

Il est certain que dans l'économie de cet État, qui est le quatrième des plus peuplés des États-Unis, les dépôts colombiens et mexicains aujourd'hui jouent certainement un rôle important. Si on les retirait brutalement, il pourrait y avoir un effondrement de l'économie de la Floride. Ce qui montre que les États en profitent aussi quelque part. L'économie des États-Unis pourrait très bien se passer de l'argent de la drogue et d'autres activités illicites. Certaines banques américaines auraient peut-être des difficultés. Si on pense aux fonds russes que la Bank of America avait reçus, une somme de 13 milliards de dollars, qui était passée inaperçue. Il a fallu qu'une banque concurrente dénonce cette exportation des capitaux russes venant de l'aide du SMI pour que l'affaire soit soulevée. Il y a beaucoup de laxisme de ce point de vue dans tous les grands États sur les fonds suspects.

[Traduction]

Le vice-président: J'aimerais vous poser une dernière question en guise de conclusion de la séance de ce matin et pour donner un avant-goût à nos témoins de cet après-midi. J'ai devant moi un communiqué de l'Association canadienne des policiers etpolicières. Je vais vous demander votre opinion sur lecommentaire suivant. Dans ce communiqué, l'Associationcanadienne des policiers et policières dit ceci:

«L'expérience des pays qui ont fait l'essai de la libéralisation des drogues montre que le crime, la violence et la consommation des drogues vont de pair», ajoute Dale Orban. «Quant il y a légalisation des drogues illicites, la consommation augmente, tout comme la demande pour des drogues chimiques et la criminalité. Les coûts de la décriminalisation des drogues seront astronomiques, non seulement au chapitre des soins de santé et des services sociaux, mais aussi au sens humain véritable. La Suède l'a appris de ses politiques permissives des années soixante et soixante-dix et elle est depuis passée à une stratégie d'élimination des drogues qui s'est avérée beaucoup plus fructueuse. Le Canada pourrait tirer un enseignement des erreurs des autres.»

Voulez-vous nous dire ce que vous en pensez?

[Français]

M. Labrousse: Il est vrai que maintenant la Suède effectue un retour aux positions plus libérales. Notamment, le dernier ministre de la Justice a déclaré plusieurs fois qu'il avait lui-même fumé du cannabis; l'argument peut être effectivement retourné. Quant à l'augmentation des consommations quand il y a légalisation, aucun fait scientifique ne peut le prouver.

L'Italie a changé trois ou quatre fois de politique. On n'a pas observé, dans les phases libérales ou répressives, de changements sensibles. Il ne semble pas que les politiques des États aient une très grande influence sur l'attitude des consommateurs. Ce sont des affirmations qui n'ont pas de base vraiment réelles, je dirais même, pas scientifiques, d'observation.

[Traduction]

M. Cohen: Chaque année, l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, qui a son siège à Lisbonne, publie un rapport dans lequel il essaie de comparer les différentes données provenant des différents pays membres de l'Union européenne. Selon ces données, presque rien ne peut être vérifié, ce que nous dit ce texte. À l'heure actuelle, la Suède, qui a lancé une lutte acharnée contre les drogues, a le plus grand nombre de décès liés à la consommation de drogues de toute l'Europe. Beaucoup plus que le reste de l'Europe? Je ne le sais pas, mais on peut facilement trouver la réponse dans les rapports annuels de l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies. Il serait peut-être intéressant pour vous de lire ces rapports, parce qu'ils contiennent des données disponibles en Europe en format compact qui est facile à consulter et pour déterminer lesquelles de ces déclarations sont vraies.

Les taux de consommation de drogues en Europe sont très différents. D'habitude, ils n'ont rien à voir avec les politiques sur les drogues au niveau national ou local.

On parle ici des pays qui ont fait la légalisation des drogues. Cela n'existe pas. Les drogues n'ont pas été légalisées en Europe. Par exemple, la Hollande a fait quelque chose qui ressemble un petit peu à cela, mais ce n'est qu'un petit aspect de l'ensemble.

«Les pays qui ont légalisé les drogues ont les plus hauts taux de consommation de drogues illicites et de décès en raison de surdoses per capita en Europe.» En Europe, les taux de consommation les plus élevés sont au Royaume-Uni et au Danemark. Ces pays n'ont pas du tout légalisé les drogues. Les taux les moins élevés se trouvent dans les pays en périphérie de l'Europe, y compris en Suède et au Portugal.

Je ne connais pas de données qui appuieraient ce genre d'observation. Heureusement, petit à petit nous avons de plus en plus de données pour l'Europe, et il n'est pas très difficile pour vous de vérifier tous les aspects que vous voulez de ces types d'affirmations.

Dans le domaine de l'épidémiologie, nous avons de meilleures données que dans d'autres secteurs, où les données sont plus ou moins des commentaires d'ordre culturel ou moral, et où il faudrait considérer ces données pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire des expressions morales.

Le vice-président: J'aimerais remercier les deux témoins d'avoir pris le temps de comparaître devant nous aujourd'hui. Les renseignements que vous nous avez donnés seront très utiles.

Pour ceux d'entre vous à la maison qui suivent nos travaux, veuillez visiter notre site Web à l'adresse www.parl.gc.ca et suivez les liens aux comités du Sénat. Nous affichons les mémoires des témoins, les délibérations et les travaux de recherche liés à cette étude, ainsi que l'horaire des réunions confirmées. Autrement, vous pouvez communiquer avec le greffier du comité en composant le (613) 990-0088 pour obtenir de plus amples renseignements ou de l'aide pour entrer en contact avec les membres du comité.

La séance est levée.


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