Délibérations du comité spécial sur les
drogues illicites
Fascicule 12 - Témoignages
Le Comité sénatorial spécial sur les drogues illicites se réunit aujourd'hui à 8 h 07 pour réexaminer les lois et les politiques antidrogues canadiennes.
Le sénateur Pierre Claude Nolin (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président: Nous reprenons les délibérations publiques du Comité spécial du Sénat sur les drogues illicites. Chers collègues, c'est avec un vif plaisir que je vous souhaite la bienvenue aujourd'hui. Je profite de l'occasion pour souhaiter la bienvenue à ceux et celles qui se sont déplacés pour assister à cette séance ainsi qu'à ceux et celles qui nous écoutent à la radio, à la télévision ou encore via le site Internet du comité.
Le comité est composé de cinq sénateurs. Je voudrais vous présenter ceux qui sont avec nous aujourd'hui. L'honorable Colin Kenny, de l'Ontario, qui occupe la vice-présidence du comité, et l'honorable Tommy Banks, qui représente l'Alberta, sont à ma gauche; et l'honorable Shirley Maheu, du Québec, est à ma droite. Je suis le sénateur Pierre-Claude Nolin et je fais partie du contingent québécois du Sénat du Canada. Le sénateur Terrence Stratton, du Manitoba, est aussi membre du comité, mais il est absent ce matin. Assis à mes côtés est le greffier du comité, M. Daniel Charbonneau.
[Traduction]
Le Comité sénatorial spécial sur les drogues illicites a pour mandat d'étudier et de faire rapport sur les politiques canadiennes actuelles applicables au cannabis, en contexte; et d'étudier l'efficacité de ces politiques, leur approche et les moyens de leur mise en oeuvre ainsi que le contrôle de leur application.
En plus de son mandat initial, le comité est également chargé d'examiner les politiques officielles adoptées par d'autres pays. Les responsabilités internationales qui incombent au Canada en vertu des conventions sur les drogues illicites dont le Canada est signataire sont également passées en revue.
Le comité se penchera en outre sur les effets sociaux et sanitaires des politiques canadiennes relatives au cannabis et les effets possibles de politiques différentes.
[Français]
Le comité doit déposer son rapport final à la fin du mois d'août de l'an 2002. Afin de remplir adéquatement le mandat qui nous est confié, le comité a adopté un plan d'action. Ce plan s'articule autour de trois enjeux importants.
Le premier de ces enjeux est celui de la connaissance. Afin de le surmonter, nous entendrons un bon nombre d'experts, tant canadiens qu'étrangers, des milieux académiques, policiers, judiciaires, médicaux, sociaux et gouvernementaux. Ces audiences se tiendront principalement à Ottawa et à l'occasion, si nécessaire, à l'extérieur de la capitale.
Le second de ces enjeux est celui du partage de cette connaissance. Il s'agit assurément du plus noble. Le comité désire que tous les Canadiens s'informent et partagent l'information que nous aurons recueillie. Notre défi sera de planifier et d'organiser un système assurant l'accessibilité et la distribution de cette connaissance.
Nous voudrons aussi connaître les vues de la population sur cette connaissance. Pour ce faire, nous tiendrons, au printemps 2002, des audiences publiques dans divers endroits au Canada.
Enfin, comme troisième enjeu, le comité devra examiner de très près quels sont les principes directeurs sur lesquels une politique publique canadienne sur les drogues doit s'appuyer.
[Traduction]
Avant de procéder à la présentation des distingués experts qui témoigneront aujourd'hui, je voudrais vous rappeler que le comité a un site Web à jour. On y accède par le site Internet du Parlement dont l'adresse est: www.parl.gc.ca. On y trouve le texte de toutes nos délibérations, ainsi que les mémoires et les documents de référence fournis par les spécialistes venus témoigner devant le comité. Nous tenons également à jour plus de 150 liens à des sites pertinents.
[Français]
Quelques mots au sujet de la salle de comité où nous tenons notre séance aujourd'hui. Cette salle, connue sous le nom de «Salle des peuples autochtones» fut aménagée en 1996 par le Sénat pour rendre hommage au peuple qui, les premiers, ont occupé le territoire de l'Amérique du Nord et qui, encore aujourd'hui, participent activement au développement du Canada. Quatre de nos collègues au Sénat représentent fièrement et dignement ces peuples.
Nous examinerons aujourd'hui les rapports entre la drogue et la criminalité. Nous aborderons aussi l'univers du traitement de la toxicomanie. Pour nous aider dans nos travaux, nous recevons, dans un premier temps, du département de psychiatrie de l'Université McGill, Mme Céline Mercier, professeure agrégée. Ensuite, nous entendrons M. Serge Brochu, directeur du Centre international de criminologie comparée de l'Université de Montréal. Et enfin, nous entendrons M. Michel Landry, directeur des services professionnels et de la recherche du Centre Dollard-Cormier.
Mme Mercier est professeure agrégée et attachée de recherche à l'unité de recherche psychosociale de l'Hôpital Douglas. Elle a obtenu son doctorat en psychologie de l'Université de Strasbourg. Elle s'intéresse actuellement, dans un premier temps, à l'évaluation des services aux personnes atteintes de maladies mentales graves, y compris les sans-abris et, deuxièmement, à l'évaluation des services aux alcooliques et toxicomanes et, enfin, à la qualité de vie comme critère d'évaluation de ces services.
Bienvenue devant le comité. Nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation. Nous saluons avec intérêt vos travaux.À la suite de votre présentation, nous vous poseront des questions. Si le temps nous manque, je vous écrirai, si vous voulez bien, pour approfondir certains sujets examinés à l'occasion de votre témoignage. Vous avez la parole.
Mme Céline Mercier, professeure agrégée, département de psychiatrie à l'Université McGill: J'ai tenté de préparer, pour le comité, une synthèse des connaissances en ce qui concerne les trajectoires de toxicomanie. Je me suis inspirée d'un corpus de connaissances bien établies. J'ai aussi, dans ma démarche, voulu porter une attention spéciale aux différences que l'on peut constater entre les hommes et les femmes.
Je vais organiser mon exposé autour de cinq thèmes. D'abord, ce sera une réflexion sur la notion de trajectoire. Je ferai un très bref commentaire sur les méthodes employées pour les utiliser. Ensuite aura lieu le corps de l'exposé traitant des trajectoires de dépendance.
Des questions restent quand même en suspens au sujet des rapports entre le temps et les trajectoires, ainsi qu'au sujet des perspectives. Ce sont des questions qui pourront être examinées dans la recherche future.
La notion de trajectoire est d'abord basée sur le principe de base que les individus passeront par un certain nombre d'étapes ou de phases successives.
Il est vrai que la notion de trajectoire est un peu fausse. Une trajectoire est un peu une métaphore de la trajectoire des planètes et des étoiles, c'est-à-dire de quelque chose de très orienté et dans un mouvement continu. Le mot «trajet» serait plus juste. Dans un trajet, il y a des détours et des allers-retours, et cetera.
Il faut donc garder à l'esprit que cette notion de trajectoire n'est pas nécessairement linéaire, mais qu'il y aura différentes modalités et différents sentiers, «journeys» est un terme le plus juste pour décrire les rapports qu'un individu aura avec les substances psychotropes au cours de sa vie.
Il y a aussi une autre notion importante. On parle de trajectoires, de phases et d'étapes, mais il y a des transitions, des moments charnières où les individus passeront d'une étape à une autre. Si on regarde aussi les thèmes qu'on retrouve dans la littérature, on parlera de «carrière de toxicomane». On parlera également des cycles de la dépendance ou encore de l'histoire naturelle des dépendances.
Cette diapositive est vraiment la plus importante et je pense que je pourrais faire l'ensemble de l'exposé autour de ce schéma. On voit tout d'abord dans ce tableau qu'on a toujours étudié qu'une seule des trajectoires possibles, celle qui passe par les cinq phases suivantes: l'initiation aux drogues; l'installation progressive de l'abus et de la dépendance; la période de dépendance; le traitement, et, finalement, la réinsertion sociale. C'est le schéma classique amplement développé dans la littérature.
Mais on ne souligne pas suffisamment qu'à chacune de ces étapes, il y a des sorties de la trajectoire de dépendance. C'est la raison pour laquelle je préfère parler de trajectoires de consommation et d'alcool.
Lorsqu'on reprend le schéma, on voit comme première étape celle de l'initiation qui, dans le schéma de la dépendance, est suivie par une phase progressive d'installation de l'abus, à son tour marquée en général par la démarche vers une consommation quotidienne. Mais suite à l'initiation, il faut aussi voir deux autres possibilités. Il y a d'abord celle de l'arrêt de toute consommation quand on parle d'une drogue. C'est le cas où les gens font l'essai d'une drogue et vont ensuite, assez rapidement, en suspendre l'usage ou, encore, vont s'installer dans un schéma de consommation modérée, semblable au schéma de l'ensemble de la population canadienne en ce qui concerne l'alcool.
Ce qu'on ne voit pas, ce sont les conséquences ultimes de la consommation d'alcool ou de drogue. Il faut quand même considérer la maladie, le traumatisme et la mort, surtout parce que maintenant, on a les risques d'infection au VIH avec l'injection de la drogue. Il faut aussi considérer la sensibilité de plus en plus grande face au phénomène d'intoxication.On a documenté les conséquences les plus difficiles de la consommation d'alcool ou même de drogue, dans les cas de traumatismes cérébro- crâniens.
Il ne faut jamais oublier qu'à chacune des étapes, il y a toujours la possibilité d'un arrêt spontané, d'une stabilisation de la consommation à des niveaux tout à fait modérés et socialement sans conséquence, mais aussi que les conséquences graves peuvent se produire à toutes les étapes du processus.
Ce tableau permet aussi de situer les différents types d'interventions parallèlement à cette trajectoire de toxicomanie. Au moment de l'initiation, ce qu'il y a de plus présent en terme d'intervention, ce sont les mécanismes de prévention primaires qui visent à prévenir l'installation de comportements problématiques chez des populations qui sont à risque. La même chose se produit au moment de l'installation. Il y a les programmes de prévention secondaire qui sont très centrés sur le dépistage et la prévention précoce.
Suite à l'installation, on en arrive à la dépendance. Encore là, le sentier le plus souvent étudié, c'est le passage de la dépendance au traitement, mais il faut aussi considérer qu'il y a des cas importants de rémission spontanée. Il s'est développé, depuis une quinzaine d'années, des programmes d'intervention de réduction des méfaits. Et enfin, suite aux traitements, il y a le processus de réinsertion qui était jusqu'à récemment très peu étudié, mais auquel on s'intéresse de plus en plus. Donc, sur cette base générale, je vais documenter chacune des étapes. Trois stratégies sont utilisées pour développer les connaissances au sujet des trajectoires de toxicomanie.
La première stratégie est celle de la recherche prospective, qui consiste à suivre une série d'individus pendant plusieurs années. Dans cette démarche, on mesure un certain nombre d'enfants ou d'adolescents, ou des personnes d'un même groupe d'âge ou dans une situation semblable, et on mesure ce même groupe de personnes, de façon régulière, pendant une longue période. Dans cette perspective, qui est vraiment la plus robuste en termes de méthodologie, on ne connaît donc pas à l'avance quelle sera l'issue de la trajectoire de ces personnes, car on les suit d'une année à l'autre et on voit comment elles évoluent.
Ce qui est plus fréquent, c'est l'approche rétrospective où on étudie un groupe d'individus qui sont devenus dépendants, qui sont en traitement ou qui sont réhabilités, et de façon rétrospective, on essaie de reconstruire les étapes de leur trajectoire de toxicomanie.
La dernière approche est l'approche transversale où on compare des groupes d'individus différents, mais qui se situent à des stade différents; on les compare les uns aux autres. La grande différence dans cette approche, qui est sans doute la plus accessible, c'est que les individus d'un même groupe ne sont pas comparés entre eux mais ils sont comparés à des individus de groupes différents.
La plupart des études sont quantitatives. Elles empruntent beaucoup aux méthodes de l'épidémiologie. Cependant, on apprend aussi énormément sur la nature des processus au moyen d'enquêtes qualitatives, c'est-à-dire d'enquêtes qui sont davantage fondées sur des histoires de vie ou sur des entrevues avec des informateurs clés. Je vais reprendre les différentes étapes de la trajectoire.
Premièrement, il y a l'initiation. L'initiation aux drogues est faite dans la plupart des cas par un homme, lui-même consommateur ou ex-consommateur. Cela n'est pas étonnant, puisque le nombre de consommateurs masculins est plus élevé que celui des consommatrices. Il y a donc un effet de groupe évident. Par contre, en ce qui concerne les drogues prescrites ou les médicaments prescrits, qui sont assez souvent la première drogue de contacte pour les femmes, l'initiation se fait par les femmes. Chez les hommes, l'initiateur est le plus souvent un ami ou une connaissance. Chez les femmes, l'initiateur est le plus souvent un conjoint ou une personne avec qui elles ont une relation privilégiée. L'influence des pairs est reconnue, particulièrement chez les jeunes. Les femmes évoquent davantage la curiosité comme motif de leur première consommation ou le besoin d'un soulagement en période de crise. Les hommes font le plus souvent référence au «kick» comme motivation pour commencer à consommer. Il arrive plus souvent aux femmes qu'aux hommes de recevoir la drogue en cadeau tandis que les hommes doivent l'acheter.
Qu'est-ce que qui fait qu'on va poursuivre l'usage d'une drogue une fois qu'on y a été initié? Quand on a comparé des gens qui avaient cessé de consommer à l'adolescence à ceux qui avaient continué plus longtemps, on a vu que ceux qui ont consommé plus régulièrement et plus longtemps de la drogue étaient ceux qui allaient poursuivre la consommation, et ceux qui consommaient vraiment pour les effets de la drogue plutôt que par pression sociale étaient moins à risque de poursuivre la consommation.
Il était assez frappant de voir que ceux qui sont devenus abstinents étaient davantage ceux qui étaient mariés et qui avaient des enfants.
Le passage à une consommation régulière, la phase de l'installation, est marqué par une consommation quotidienne. La consommation quotidienne est l'indicateur qui détermine le fait que cette personne est en train de s'installer dans un comportement d'abus de substance. Chez les femmes, cela se fait plus rapidement que chez les hommes, souvent sous l'influence d'un partenaire qui est lui-même un consommateur quotidien. On dit aussi que chez les hommes, l'influence des amis est plus importante, mais que dans l'un et l'autre cas, si on maintient la consommation, c'est vraiment parce qu'on consomme pour en obtenir les effets, et non plus par curiosité ou simplement pour des raisons sociales.
Il y a deux autres approches pour ce qui est de l'installation. Il y a d'abord ce qu'on appelle l'approche psychopathologique. À partir d'études prospectives, d'études de nombreux enfants d'un très jeune âge, on remarque que certains enfants qui se distinguent par des comportements tels l'hyperactivité, l'agressivité ou l'extrême timidité. Ces individus sont à risque de développer des comportements de dépendance. Il y a une plus forte proportion de jeunes démontrant des comportements d'usage de drogue chez ceux qui, dès un jeune âge, manifestaient un certain nombre de comportements qui les distinguaient des autres membres du groupe. L'autre approche est celle de la génétique, où il existe des facteurs de vulnérabilité chez les enfants, et surtout chez les garçons, dont les parents avaient déjà des problèmes d'abus de substances ou de dépendance.
Pendant la période de dépendance, où la consommation se situe au centre de la vie et où l'individu s'expose beaucoup plus largement aux conséquences de la consommation, on remarque que les hommes vont davantage consommer différentes drogues alors que les femmes vont surtout faire l'usage d'une drogue principale. Les hommes et les femmes font de la vente de drogue, mais cela est plus important chez les hommes. Les hommes et les femmes vont être criminalisés, mais pour des crimes différents. Chez les femmes, on retrouve davantage de fraude alors que chez les hommes, on retrouvera davantage de voies de fait et de cambriolage.
Enfin, si les hommes ont plus de contacts avec le système judiciaire, les femmes, elles, auront davantage de contacts avec le système de santé mentale. C'est un phénomène qui a été étudié d'assez près et qui est peut-être dû aux différentes façons qu'a la société de gérer la marginalité dans le cas des hommes et des femmes. Chez les femmes, les problèmes de santé physique, les problèmes respiratoires et cardiovasculaires, ainsi que les problèmes de l'appareil digestif vont se développer plus rapidement que chez les hommes. Aussi, les femmes sont davantage exposées à la violence. On retrouve davantage d'infections, de grossesses non désirées, de naissances d'enfants de petit poids, et des risques de conduite d'abus et de négligence face aux enfants.
Le traitement pour se sortir de la dépendance est le plus largement étudié. Il y a ce qu'on appelle la rémission spontanée. Vers la trentaine, beaucoup de comportements d'abus de substance ou de consommation cessent ou sont plus modérés. Il y a un phénomène de maturation évident en ce qui concerne la consommation des drogues.
Chez les consommateurs de longue date, il y a aussi le phénomène de la mise à la retraite, c'est-à-dire de la lassitude face au style de vie lié à la consommation de drogues; il y a une perte d'intérêt pour la quête incessante du produit et pour ce que cela apporte comme gratification. En fait, c'est carrément un type d'analyse coût-bénéfice où l'individu en vieillissant se dit que le jeu n'en vaut plus la chandelle. Il considère que les conséquences négatives de sa consommation ne valent plus le coup. Il souhaite sortir de ce cycle de dépendance.
On a d'ailleurs observé dans les groupes en traitement - et c'est une hypothèse - qu'il y a deux groupes de personnes qui cherchent à mettre un terme à leur consommation. Premièrement, il y a les gens qui ont surtout consommé des opiacées de façon régulière depuis six ans et plus. Deuxièmement, il y a le groupe des consommateurs qui consomment depuis deux ans et moins et qui ne veulent plus composer avec les effets secondaires des drogues.
On a aussi observé qu'il y a deux sorties de la dépendance. La première est une sortie par rémission spontanée où les gens vont beaucoup plus tabler sur leur réseau naturel ou sur l'aide de groupes d'entraide. Ils vont surtout vouloir changer leur style de vie et leur milieu de vie. L'autre sortie rejoint les personnes qui font appel à des traitements et qui veulent d'abord travailler sur le phénomène de la dépendance.
Pour ce qui est du traitement, on observe que les femmes sont moins présentes et qu'elles sont traitées moins longtemps à cause des barrières importantes qui empêchent le traitement. Par exemple, les femmes qui ont des enfants craignent de les perdre lorsqu'elles sont en traitement. De façon générale, il y a une stigmatisation. La perception de la société du traitement chez les femmes reste encore assez négative. C'est aussi un milieu dominé par des hommes. Et l'investissement de temps à consacrer au soin des enfants représente également un obstacle.
Par contre, les femmes qui font appel au traitement ont des problèmes plus sérieux. On sait que le soutien qu'on peut recevoir de son milieu est fort important, autant pour les hommes que pour les femmes. Cependant, il est tout à fait reconnu que les femmes ont moins de soutien de leurs proches que les hommes.
À l'heure actuelle, on a encore assez peu étudié le processus de réadaptation. On peut quand même identifier des phases très claires. La première phase est celle de la prise de conscience, c'est-à-dire le moment où la personne, parce qu'elle vit un événement critique, décide qu'elle veut en finir avec la drogue. Il y a donc une prise de conscience qui est à la fois causée par un événement critique et par la lassitude.
Dans ce cas, il y a une prise de décision qui n'est pas nécessairement suivie d'une demande d'aide formelle ou informelle. Chez certains individus, cela peut être très rapide, ou bien cela peut s'étendre sur un certain nombre d'années avant que les gens n'entament une démarche pour cesser leur consommation.
Les expériences de traitement antérieures prennent donc un sens différent, parce qu'elles servent d'expérience. Les personnes qui ont fait l'expérience de différentes approches et de différents types d'intervenants savent exactement où elles s'en vont dans cette démarche qui, pour elles, est très significative.
Suite au traitement, on pense que dans le processus de stabilisation il y a deux phases qui se superposent. Au début, le but est de sortir de la dépendance, donc de s'extraire à la fois de la dépendance, et aussi du milieu, pour ensuite se reconstruire une vie et se réadapter. Des études extrêmement intéressantes se font maintenant avec des personnes qui ont stabilisé leur consommation ou qui ont cessé toute consommation depuis un certain nombre d'années. Ce qu'on y voit est assez intéressant.
D'abord, on y voit rarement des personnes heureuses. En fait, à la fin de l'exposé qui se veut très scientifique et assez austère - et c'est une constatation qui peut surprendre -, on voit que les gens qui réussissent à se reconstruire une vie sociale ont énormément de difficulté à trouver des relations significatives, tel un projet de vie amoureuse, qui est un projet de vie important.
En même temps, ces personnes restent toujours en manque de certaines gratifications, et un deuil constant subsiste. Aussi, un certain nombre d'individus continuent à mener des activités marginales et criminelles, parce qu'ils deviennent d'excellents vendeurs, et connaissant bien les milieux, ils en maîtrisent très bien les codes.
Ce qui est très clair, malgré ce qu'on pourrait croire, c'est que quand on arrête l'abus des substances ou même la consommation, l'ensemble des autres domaines de la vie ne s'amélioreront pas nécéssairement. On continue à avoir des problèmes judiciaires ou des problèmes d'emploi. On se retrouve dans une zone de détresse psychologique qui est plus forte que la moyenne. Il ne faut pas croire que le fait d'arrêter de consommer de la drogue aura des effets sur les autres domaines. Il semble plutôt que chaque domaine est indépendant.
Je voudrais terminer mes commentaires sur ce tableau en disant que les trajectoires ne sont pas linéaires. Ce n'est pas quelque chose réglé une fois pour toutes. Ce tableau est vraiment une étude prospective. On a suivi 300 jeunes qui étaient entrés dans un centre de traitement pour consommation d'opiacés. On est allé voir, 11 ans plus tard, ce qu'ils étaient devenus.
Cette étude est intéressante parce que sur les 300 jeunes, seulement 32 n'ont pas pu être retrouvés 11 ans plus tard. Très peu ont donc été perdus de vue. De ces jeunes, on voit que 24 p. 100 d'entre eux s'améliorent. C'est une espèce de constante. On considère qu'à peu près 3 p. 100 par année des personnes qui ont été des consommateurs d'opiacés vont s'améliorer. Si on regarde ceux qui ont les meilleurs résultats, ainsi que ceux qui ont presque les meilleurs résultats, on arrive à 36 p. 100, sur 11 ans; donc, 3 p. 100 par année, c'est à peu près la même chose. Il y a aussi 2 p. 100 d'entre eux qui vont mourir. Ici, on voit que 26 p. 100 d'entre eux sont morts.
Dans la catégorie de ceux dont la condition s'est dégradée, on voit aussi qu'un certain nombre d'entre eux ont fait ce qu'on appelle une substitution, c'est-à-dire qu'au moment où ils ont cessé l'usage des opiacés, l'alcool et les tranquillisants ont remplacé la consommation d'opiacés. Ceux qui sont restés junkies représentent 11 p. 100 du groupe.
Il est aussi intéressant de noter qu'on a fait une étude concernant les 31 personnes décédées entre 1980 et 1984. Quel était leur statut quatre ans auparavant? Dans quel groupe se classaient-elles en 1980, la dernière fois qu'on les a évaluées? Ce qui est inquiétant, c'est que parmi ceux qui sont décédés, il y en a trois qui étaient dans la catégorie de ceux pour lesquels on avait observé les meilleurs résultats. Il y en avait sept qui étaient dans la deuxième catégorie. Donc, le tiers du groupe allait bien, suivant les critères de résultat, et ils sont tout de décédés dans les quatre ans qui suivirent.
Également, on voit que, des 85 personnes qui en 1984 avaient été classées dans la meilleure catégorie, il n'y en a plus que53 quatre ans plus tard. Cela signifie que, d'une certaine façon, il n'y a jamais rien de gagné et que, même après onze ans, les individus demeurent toujours à risque.
On parle de trajectoires, mais la notion de temps et la notion d'issue d'une trajectoire demeure une question ouverte. Si on a tellement mis l'accent sur le traitement, peut-être n'a-t-on pas mis suffisamment l'accent sur le soutien aux personnes suite à un traitement et, surtout, sur la connaissance du processus. En fait, la société offre très peu de soutien, et on voit très peu d'images positives - c'est un sociologue qui a fait cette constatation - de personnes qui ont été consommatrices et qui se sont réinsérées.
Le président: Je vous remercie, Mme Mercier. Comme je vous disais au début de la présentation, le comité se penche, dans une première étape importante, sur le cannabis dans son contexte. À partir de vos travaux, quelles recommandations avez-vous à nous faire en ce qui concerne spécifiquement le cannabis?
Mme Mercier: Je pense que je vais faire la recommandation à la lumière de ce qu'on sait au sujet de la trajectoire. On sait qu'il est beaucoup question de cannabis dans les groupes où les personnes ont cessé la consommation ou bien dont la consommation est devenue tout à fait contrôlée et modérée suite à la période de l'adolescence.
Il apparaît aussi que la question du cannabis est aussi très reliée à des courants, c'est-à-dire que les enquêtes épidémiologiques sur la consommation vont démontrer qu'il y a des périodes où on a davantage de consommation d'alcool chez les jeunes et d'autres périodes ou on a davantage de consommation de cannabis. Des phénomènes sont plus ou moins reliés à l'aspect de socialisation, de socialité et de fête chez les jeunes et les adolescents.
Le président: Pour ce qui est des autres phases de la trajectoire, il n'existe pas de consommateurs de cannabis. Nous ne pouvons ignorer ce fait. D'autres témoins nous ont démontré qu'il existait au moins une dépendance, une consommation chronique ou problématique du cannabis. C'est dans cette optique que je posais ma question. Les critères d'analyse que vous avez exposés dans votre présentation s'appliquent-ils également aux consommateurs problématiques, même si la plupart des consommateurs disparaissent lors de la première phase de la trajectoire?
Mme Mercier: Les critères d'analyse que j'ai présentés s'appliquent au schéma général sur la consommation de cannabis. Pour chaque étape, il y a des sorties. La consommation de cannabis n'entraîne généralement pas de conséquences fatales. La décision d'un traitement ou la rémission spontanée peut survenir à chaque moment.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Le comité a entendu divers points de vue sur la question de savoir si la consommation du cannabis, l'objet particulier de notre étude, mène directement à la consommation de ce qu'on considère généralement comme des drogues plus dangereuses. Que nous dit à ce sujet la trajectoire que vous nous avez décrite?
Pourriez-vous nous décrire le lien que vous voyez entre la consommation du cannabis et celle de l'héroïne ou de la cocaïne? Étant donné qu'il est tout aussi probable que tous les consommateurs d'héroïne et de cocaïne aient déjà bu de l'eau, nous ne pouvons tout de même pas en conclure que la consommation de l'eau mène à la consommation de la cocaïne.
Voyez-vous donc une relation de cause à effet entre la consommation des drogues douces et celle des drogues dures?
Mme Mercier: Absolument pas. Ce lien n'est pas établi à l'heure actuelle. Je peux me reporter à cet égard à des preuves documentaires. Mes études portent sur les habitudes de consommation des enfants de la rue. Ces habitudes ont beaucoup changé au cours des cinq dernières années.
Nous avons tous entendu dire que les jeunes commencent par l'alcool, fument ensuite un joint, essaient ensuite le LSD et la cocaïne pour aboutir à l'héroïne. Ce n'est absolument pas le cas. C'est parce que toutes les drogues sont disponibles sur le marché et que leur prix est à peu près le même. On peut donc se procurer toutes les drogues.
Les jeunes qui passent le vendredi soir dans le sous-sol familial décident à un moment donné d'aller au centre-ville pour connaître des émotions fortes. Ils peuvent décider ce soir-là de prendre de l'héroïne. Je ne sais pas si un lien biologique a été établi, mais dans les faits, ce lien n'existe pas. Il n'y a pas cette escalade dont on parlait autrefois.
Ainsi, de nombreuses personnes fument un joint et ensuite prennent de la cocaïne ou des pilules, ou n'importe qui d'autre.
Le sénateur Banks: Vous avez mentionné des indicateurs qui permettent de prévoir la progression d'une phase à l'autre. Les parents, les amis et les conjoints des personnes qui consomment de la drogue aimeraient sans doute savoir s'il y a des signes qui se constatent dans le comportement des gens et qui indiquent la progression d'une phase à l'autre.
Mme Mercier: Certains spécialistes vous diront qu'il existe des indicateurs clairs à ce sujet. Certains disent, par exemple, que les enfants qui manifestent beaucoup de timidité à la maternelle ou à la garderie risquent par la suite de consommer des drogues. C'est une façon de concevoir les choses, mais une telle approche risque d'être aussi nocive que bénéfique pour les enfants visés.
Le sénateur Banks: Comment?
Mme Mercier: Si l'on dit qu'un enfant de six ou de sept ans est susceptible de devenir un jeune contrevenant ou un consommateur de drogues, on le verra ensuite sous ce jour. On ne le traitera pas comme les autres enfants. On le dirigera vers des services spéciaux au lieu de simplement se dire que pour l'aider à surmonter sa timidité, il faudrait l'aider à s'intégrer au groupe. On aura plutôt comme réflexe de le retirer du groupe et de le diriger vers un spécialiste. Cette approche, qui est de plus en plus utilisée dans les écoles, est très controversée.
Le sénateur Banks: C'est certainement le cas. Vos recherches portent-elles toujours sur un échantillon de 300 personnes comme celui sur lequel se fonde le tableau que vous nous présentez? Il s'agit d'un échantillon important.
Mme Mercier: Les études que je mène actuellement portent sur des personnes qui ont cessé de consommer des drogues. J'évalue des facteurs qualitatifs et j'utilise des méthodes comme les entrevues. Je m'intéresse aussi vraiment aux jeunes de la rue, tant ceux qui y vivent en permanence que ceux qui s'en sortent. Les enfants qui vivent dans la rue consomment des drogues. Cette consommation n'est pas vraiment inquiétante dans le cas des jeunes qui viennent simplement au centre-ville pour ressentir des émotions fortes. Pour la plupart d'entre eux, c'est une expérience qui ne dure qu'un été. Ils ont parfois du mal à se réintégrer au courant dominant dans la société, mais ils y parviennent.
Le sénateur Banks: Dans votre suivi auprès du groupe qui constitue l'échantillon dans l'étude prospective, vous ne faites pas une distinction entre les drogues consommées, n'est-ce pas? Pouvez-vous dire, par exemple, quels sont les jeunes qui consomment du cannabis?
Mme Mercier: Non. M. Richard Tremblay, dont vous avez peut-être entendu parler, a fait la meilleure étude prospective au Québec et peut-être dans le monde. C'est lui qui peut vous dire qu'un enfant de trois ans, de cinq ans ou de six ans qui présente certaines caractéristiques est susceptible de devenir un toxicomane 10 ans plus tard. Il a étudié cette question de très près. Moi, je ne fais pas ce genre de recherche.
Je mène actuellement des recherches sur le terrain dans les rues à Montréal. Cette étude porte sur toutes les drogues sans distinction. Les sujets de cette étude consomment du cannabis, de la cocaïne ainsi que des pilules et consomment aussi beaucoup d'alcool. Dans les soirées, les jeunes mélangent la marijuana et l'alcool. Il est donc difficile de dire quand quelqu'un passe de l'alcool à la marijuana et ensuite aux substances psychotropes.
Le sénateur Banks: Le lien est plutôt indirect que direct.
Mme Mercier: Vous avez raison.
[Français]
Le sénateur Maheu: J'ai écouté avec un vif intérêt vos commentaires. J'essayais de demeurer dans l'esprit de la discussion sur le cannabis. Par contre, en vous écoutant, je me posais de plus en plus de questions concernant l'Ecstasy, la nouvelle drogue utilisée par nos jeunes. Concernant votre étude, qui date quand même de 20 ans, comment la drogue Ecstasy changerait-elle vos données ou l'esprit de votre étude?
Mme Mercier: Je répondrai au conditionnel parce que je n'ai vraiment pas étudié cette drogue qu'est l'Ecstasy et que je ne peux répondre qu'à partir de mon expérience sur le terrain. Je pense que l'Ecstasy fait partie d'une culture à part. Pour moi, c'est assez lié à la culture techno. Je dirais que c'est presque un monde en soi. Je ne peux vraiment pas commenter ou répondre précisément à votre question parce qu'il me semble qu'au niveau même du phénomène de l'Ecstasy, c'est peut-être une erreur que de la considérer comme une autre drogue. Si on veut comprendre ce qu'est l'Ecstasy, il faut voir que c'est vraiment une drogue de la défense et du plaisir de la fête et que c'est tout un contexte. Cela ne doit donc pas être traité de la même façon qu'une drogue qu'on consomme suivant les modèles des autres drogues. Je pense que le «pattern» de consommation et la culture autour de l'Ecstasy doivent être considérés séparément.
Pour ce qui est de la nocivité de l'Ecstasy, je ne peux vraiment pas me prononcer. Je lis des articles à ce sujet, mais je ne connais pas cela suffisamment.
Le sénateur Maheu: Lorsque vous parlez de culture à part, comment pouvez-vous employer ces mots lorsqu'on parle de la drogue pour nos jeunes d'aujourd'hui? Ce n'est pas une culture à part, c'est notre jeunesse aujourd'hui.
Mme Mercier: J'employais le terme «culture» au sens de l'anthropologie où on dit, en fait, que c'est une culture, un monde, un sous-groupe. On peut parler de la culture punk, dans le sens que ce sont des gens qui ont un ensemble de valeurs et de manifestations matérielles et physiques, de fête et d'activités propres à ce sous-groupe. C'est dans ce sens que je disais qu'il y a une culture. Il y a la place de la drogue et de l'alcool dans la culture punk. Dans la culture techno et «rave», il y a aussi la place énorme occupée par l'Ecstasy. C'est donc dans ce contexte qu'il faut l'aborder, il me semble.
Le président: Madame Mercier, vous parliez de M. Tremblay. Nous avons entendu de M. Zoccollilo. Parlez-vous de la même équipe?
Mme Mercier: Oui.
Le président: Il s'agit des données que nous avons déjà, mais les données que nous avons concernent les adolescents. Vous avez fait référence aux enfants de plus jeune âge.
Mme Mercier: La première étude longitudinale du M. Tremblay porte sur les enfants de cinq ou six ans.
Le président: On n'a pas cela. Êtes-vous familière avec le Drug Court à Toronto, cet usage du système judiciaire?
Mme Mercier: Non.
Le président: C'est une expérience ontarienne. Peut-être vos collègues voudront-ils en parler plus tard. À partir des données des études Tremblay, Zoccollilo et autres, que pouvez-vous nous dire sur l'état actuel de la situation chez les jeunes avec lesquels vous êtes en contact? Doit-on changer les approches face au traitement? Premièrement, l'objectif de traitement est-il le bon, à savoir l'abstinence? L'abstinence de quoi?
Mme Mercier: Je pense que chaque groupe fera sa démonstration basée sur des données de recherche pour démontrer qu'il a raison. Toutefois, je pense que ce qui a foncièrement changé en ce qui concerne les approches au traitement, c'est qu'elles sont vraiment beaucoup plus pragmatiques.
Il y a eu l'approche de réduction des méfaits, mais l'une des conséquences de cette approche, c'est aussi de dire que ce qui nous intéresse dans le traitement est effectivement d'arrêter de contrôler les conséquences négatives, mais aussi d'arriver à des résultats. Il est absolument évident que l'abstinence pour une jeune personne en début de la vingtaine n'est pas un objectif qui va la mobiliser comme personne. Ce n'est pas nécessairement non plus un objectif réaliste, compte tenu du monde dans lequel on vit.
Ce n'est peut-être même pas un objectif souhaitable parce que l'abstinence aussi, on le voit de plus en plus, peut avoir des effets secondaires assez importants sur le plan social et psychologique. Donc, dans les approches, on préconise de plus en plus d'essayer de trouver un meilleur accord entre les objectifs de la personne et les objectifs de traitement. Le changement le plus important à l'heure actuelle est un plus grand intérêt porté à la personne en démarche, à savoir quels sont ses objectifs et pourquoi veut-elle arrêter ou contrôler ou avoir un rapport différent à la drogue.
De ce point de vue, on a le sentiment qu'on a plus de chances d'arriver à des résultats qui ne seront pas les résultats attendus par le thérapeute, c'est-à-dire l'abstinence complète éventuelle, mais plutôt à un résultat qui aura une influence sur la vie de la personne, sur sa santé physique, sur sa santé sociale aussi bien que sur son bien-être psychologique.
Le président: Justement, si l'objectif attendu par le thérapeute est l'abstinence, avec tout ce que vous nous avez dit au niveau de la sortie ou de la fin, ce qui d'ailleurs occupe vos recherches en ce moment, que se passe-t-il quant à la qualité de vie, l'estime de soi et la réinsertion sociale? N'est-on pas en train de montrer que l'abstinence totale n'est pas la solution ou que cela doit être modulé pour chacun?
Mme Mercier: C'est ce que j'essaie de démontrer. D'abord, je pense qu'il y a deux arguments forts. Le premier est que l'abstinence totale ne fait pas foi du reste. Effectivement, les meilleurs vendeurs sont d'ex-consommateurs qui, justement, ne sont plus à risque, toujours en contrôle et qui connaissent parfaitement le milieu.
Le président: Ils font partie du 24 p. 100?
Mme Mercier: C'est cela. En fait, ils sont abstinents et donc sont absolument parfaits. Selon mon deuxième argument, quand on vise trop haut, on assiste à une succession d'échecs. Pour atteindre un objectif, on doit respecter davantage la dynamique et les possibilités de la personne. Il ne faut viser qu'un objectif à la fois. Par exemple, revenir à l'inhalation de la cocaïne plutôt qu'à son injection facilite la réussite. De cette manière, on prévient les risque reliés à l'injection. Il y a moyen de moduler les objectifs.
Le président: La politique canadienne repose sur quatre piliers. La prévention représente le pilier qui m'intéresse ce matin. Avez-vous vu une amélioration sur le plan national quant aux mesures de prévention? Si la réponse est oui, devrions-nous continuer, et si la réponse est non, que suggérez-vous?
Mme Mercier: Pour faire l'évaluation des campagnes de prévention, les courbes de consommation des différentes substances sont les meilleurs indicateurs.
Le président: Je fais référence à l'usage problématique.
Mme Mercier: Pour ce qui est de la consommation de drogues illicites, il y a encore très peu de changement. En ce qui concerne l'alcool, la tendance est à la diminution. Il n'y a pas d'études sérieuses qui démontrent que les campagnes de prévention ont eu des effets sur l'usage. Les campagnes de prévention secondaire sont les plus intéressantes et les plus efficaces, parce qu'elles visent des points très précis. Les campagnes de prévention contre la conduite en état d'ébriété telles que Alcochoix ou Nez rouge sont des exemples probants. Ces campagnes ont démontré que la prévention pouvait vraiment changer les choses.
En ce qui concerne la prévention primaire, deux grandes écoles s'affrontent avec véhémence. Il y a, bien sûr, l'approche préconisée par l'équipe de Richard Tremblay, mais, en général, on retrouve des approches ciblées sur des enfants à risque. L'autre approche, surtout quand il est question d'enfants et de jeunes, consiste à travailler davantage sur le milieu, donc sur la famille. On intervient au moyen de politiques sur la famille. Le projet 1, 2, 3, Go!, à Montréal, propose une approche préventive globale. On commence par régler les problèmes d'insécurité alimentaire. Des enfants bien nourris et des parents qui évoluent dans un bon réseau social contribuent à la prévention à long terme.
Le président: Vous parlez d'une société parfaite.
Mme Mercier: C'est peut-être vu de cette façon. Le phénomène des cuisines collectives en milieu scolaire recrée un milieu enrichi pour l'enfant, ce qui l'incite à rester à l'école. La préparation de repas en groupe permet à la mère d'élargir son réseau social. L'enfant sera bien nourri. C'est une approche très concrète. On crée un réseau bien organisé avec des spécialistes qui aident l'enfant à problème.
Je suis davantage partisane de l'approche globale. On travaille sur un milieu: la famille, le bloc d'habitations puis le quartier.
Le président: Je vous remercie beaucoup de votre intervention.
Nous recevons maintenant M. Serge Brochu. M. Brochu a reçu son doctorat en psychologie de l'Université de Montréal en 1981. Il est professeur titulaire depuis 1997 à l'Université de Montréal, école de criminologie. Depuis, il est l'auteur du livre Drogue et criminalité, une relation complexe.
Faisant le point sur ses recherches des dix dernières années sur ce thème, il a aussi collabore avec L. Guyon, M. Michel Landry et M. Bergeron, pour la publication du livre L'évaluation des clientèles alcooliques et toxicomanes.
Monsieur Brochu, nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation et nous sommes inspirés par l'intérêt que vous portez à nos travaux. Comme je l'expliquais au témoin précédent, votre présentation sera suivie d'une période de questions. Et comme nos recherchistes sont très efficaces, j'aurai certainement des questions à vous envoyer par écrit pour lesquelles j'attendrai patiemment la réponse.
Les lettres que j'envoie à nos témoins ainsi que les réponses sont publiées sur notre site internet. Alors n'hésitez pas à me donner toute la documentation argumentaire que vous jugerez opportun d'ajouter.
M. Serge Brochu, directeur, Centre international de criminologie comparée, Université de Montréal: C'est un honneur pour moi de participer à vos travaux qui, je crois, sont très importants puisque dans le domaine des drogues, il ne faut rien tenir pour acquis.
Au niveau des politiques antidrogues canadiennes, il est important de discuter quant au type de contrôle qu'on veut exercer. Je crois que l'ensemble des Canadiens sont d'accord pour dire qu'il faut un contrôle au niveau des drogues, et il s'agit de savoir si le contrôle pénal est le plus adéquat dans ce domaine.
Aujourd'hui, j'aimerais parler de la relation drogue-crime en termes de substance psycho-actives, puisqu'on ne peut pas enlever l'alcool de la possibilité de lien avec la criminalité.
Les substances psycho-actives comprennent celles ayant un effet sur le système nerveux central telles l'alcool et les drogues illicites. Il s'est fait beaucoup d'études dans les dix dernières années. Seulement à mon bureau de l'Université de Montréal, 2 973 études tentent d'établir un lien entre les substances psycho-actives et la criminalité. La majorité de ces études viennent des États-Unis ou de pays anglophones, et cela a pour effet de teinter quelque peu la vision des choses, parce qu'on sait que nos voisins américains ont opté très clairement pour une approche répressive dans le domaine des drogues illicites.
Ce qui ressort de l'ensemble de ces études, c'est la complexité du lien entre la drogue et le crime. On peut penser qu'au niveau de la relation drogue-crime, bien sûr, la substance que l'on consomme est importante, mais la substance est consommée par une personne qui peut avoir des antécédents délinquants ou des antécédents criminels, qui peut avoir des tendances antisociales, tout cela dans un contexte qui peut favoriser la criminalité.
Cette relation drogue-crime, on va la reprendre à la fin pour essayer de mieux comprendre différents types de relations drogue-crime. Lorsqu'on parle de types de relation drogue-crime, il y a d'abord l'intoxication au produit. Le fait d'avoir consommé une substance peut faire en sorte que certaines personnes ont des comportements criminels. Donc, cette criminalité peut être associée à ce qu'on appelle l'effet psycho-pharmacologique. Ce ne sont pas seulement les propriétés du produit mais également ce qu'on s'attend du produit qui peuvent avoir un effet et ce, pour n'importe quel produit.
Il y a aussi le coût élevé des drogues. Lorsqu'il en coûte 80 dollars le gramme pour un consommateur de cocaïne sur la rue, - et parfois c'est davantage sur la rue Montréal - cela demande un peu d'argent. Et si on en consomme trois grammes par jour ou par semaine, cela gruge un budget. En effet, pour les personnes dépendantes, le coût élevé du produit peut faire en sorte que certains vont s'orienter vers la criminalité.
Un troisième type de relation au niveau de la relation drogue-crime, c'est le milieu illicite des drogues. C'est un système parallèle et donc, on ne va pas aller se confier à la police si on sent qu'on a été lésé, et à ce moment-là, on va faire sa propre loi. C'est ce qu'on appelle la criminalité systémique qui est liée au système d'approvisionnement et de distribution illicite.
Ce sont les trois principaux types de relation qu'on voit au niveau de la littérature. Je vais tenter d'illustrer ces types de relation en me référant à des études canadiennes. Les données canadiennes concernent les deux premiers types de relation.Quant au troisième type de relation, il faudra se fier davantage au contexte social de nos voisins du sud.
En ce qui a trait à l'intoxication, le premier type de relation, nous avons relevé des données sur 8 593 détenus à travers les pénitenciers canadiens. Les pénitenciers accueillent des gens purgeant des sentences de plus de deux ans, et ce sont des sentences relativement importantes comparativement à celles des prisons.
Nous avons d'abord essayé de connaître le taux de consommation d'alcool et de drogue chez ces personnes. Ce qui apparaît à l'écran, c'est le taux de consommation d'alcool. On voit que 95 p. 100 des détenus fédéraux disent avoir déjà consommé de l'alcool. C'est légèrement plus élevé que dans la population canadienne, au niveau de la consommation. On voit aussi que 63 p. 100 disent en avoir fait un usage régulier dans l'année. Il faut dire qu'un certain nombre d'entre eux étaient incarcérés, ce qui a limité leur consommation d'alcool. Et la journée du délit, 21 p. 100 disent avoir consommé de l'alcool seul. On verra tout à l'heure que certains ont consommé de l'alcool et des drogues la journée du délit.
Au niveau de la drogue maintenant, 80 p. 100 des détenus disent avoir déjà consommé des drogues illicites, et cela est beaucoup plus important que dans l'ensemble de la population parce que, pour ce groupe d'âge, environ le tiers des Canadiens avouent avoir consommé des drogues illicites. Dans ce cas-ci, la consommation auto-révélée est beaucoup plus importante.
Le jour du délit, 16 p. 100 des gens disent avoir consommé seulement de l'alcool, et 13 p. 100 des gens disent avoir consommé de l'alcool et de la drogue la journée du délit. Donc, à peu près la moitié des gens ont consommé des drogues illicites ou de l'alcool la journée du délit parce qu'au 21 p. 100 et au 16 p. 100, il faut ajouter le 13 p. 100 des gens qui ont consommé à la fois de l'alcool et de la drogue.
Ce qu'on peut retenir déjà de ce premier tableau, c'est que la consommation de drogues illicites est beaucoup plus importante parmi la population de détenus canadiens qu'elle ne l'est de l'ensemble de la population. Certains diront que c'est à cause de cette consommation de drogue que ces personnes ont commis des délits. D'autres diront que c'est à cause de cette consommation de drogue qu'elles ont été appréhendées. C'est une autre perspective.
Essayons de voir quels types de substance auraient été consommés lors de délits de violence. Pour ce qui est des homicides, 31 p. 100 des détenus canadiens disent avoir consommé de l'alcool la journée du délit, 8 p. 100 disent avoir consommé des drogues seules, et 19 p. 100 auraient consommé de l'alcool et des drogues. Parmi ceux qui ont commis des homicides, 50 p. 100 avaient consommé de l'alcool la journée du délit.
En ce qui a trait aux voies de fait, 38 p. 100 des gens disent avoir consommé de l'alcool seule. Parmi ces 8 593 détenus,9 p. 100 d'entre eux disent avoir consommé des drogues seules, et s'ajoute à ceci 22 p. 100 des gens qui disent avoir consommé les deux. Le profil entre les homicides et les voies de fait est donc très semblable.
Ces données canadiennes ressemblent beaucoup aux données scientifiques disponibles en Amérique du Nord. On peut donc dire qu'en association avec des crimes de violence, l'alcool demeure la substance psychoactive la plus importante.
Par comparaison, prenons les délits lucratifs, qui visent à se procurer de l'argent pour, éventuellement, acheter de l'alcool et des drogues.
Sur le plan des vols à main armée - délit violent - dont le but principal est de se procurer de l'argent, on aperçoit un profil différent. Ce sont les drogue illicites qui dominent avec 25 p. 100 des gens qui ont consommé des drogues illicites la journée du délit, et à ceci, s'ajoute le 17 p. 100 des gens qui ont consommé de l'alcool et de la drogue. C'est donc un profil autre que le profil précédent.
Dans le cas des vols par effraction, c'est encore le même profil qui domine où la personne a consommé seulement de la drogue; dans le cas des vols, on retrouve encore le même profil où la drogue domine; dans les cas de fraude, cette fois, il n'y a pas de différence entre la consommation d'alcool et de drogues et les délits de drogue.
On voit deux profils très différents: les crimes de violence associés à une consommation d'alcool, et les crimes lucratifs associés à une consommation de drogues illicites. Puisque nous sommes dans la partie qui traite de l'intoxication, on reviendra à cette étape plus tard pour l'aspect économique.
Le président: Cette question est importante, car à partir de ce constat, les autorités de Toronto ont décidé de mettre en place un tribunal spécialisé en matière de drogues.
M. Brochu: En ce qui a trait aux aspects psychophysiologiques, différentes explications nous permettent d'essayer de comprendre. Je dois ajouter que ces explications ne sont pas appuyées scientifiquement. On pense que l'alcool peut avoir une action sur des zones de l'agressivité. On sait bien que la majorité des Canadiens qui ont consommé et qui consomment de l'alcool n'ont jamais nécessairement été violents après avoir consommé de l'alcool. C'est même le contraire, ils sont parfois trop chaleureux.
Certaines hypothèses démontrent la désinhibition. C'est l'hypothèse la plus utilisée sur le plan de la désinhibition. On aurait tous des inhibitions qui mettraient un frein à nos pulsions chaleureuses ou agressives et, après avoir consommé quelques verres, ces barrières tomberaient et on laisserait libre cours à nos pulsions Encore faut-il avoir ces pulsions. On pense que les gens qui ont des personnalités antisociales auraient plus tendance à commettre un crime violent. Ce sont donc les prédispositions à l'agressivité.
Toutefois, il y a tout ce contexte propre à la violence. Des études anthropologiques ont bien démontré qu'il y a des circonstances et des lieux physiques qui font en sorte qu'il y a plus de violence. Dans les bars habituellement surchauffés, là où la climatisation fait défaut, où on est tous tassés les uns sur les autres, où il y a beaucoup de consommation et dans des quartiers particuliers. On remarque plus de violence dans ces endroits que dans un lobby d'hôtel avec de la musique douce et des chaises espacées. Même le contexte physique est en relation avec cette violence.
On est dans un contexte social plus grand où parfois les gens ont des attentes face à la consommation. Si on associe, dans notre société, consommation et agressivité ou consommation et une certaine permissivité, on permet aux personnes intoxiquées de manifester des comportements, qu'autrement, elles n'auraient pas le droit de manifester. À ce moment, on a des attentes et on peut consommer dans un but instrumental pour passer à l'acte. Il ne faut pas négliger cet aspect dit psycho-pharmacologique. Ce n'est pas seulement les propriétés qui importent, mais ce que l'on projette par l'usage de la substance: cet usage peut être une excuse commode pour justifier un comportement socialement inacceptable. On peut dire, après le fait, que c'est parce qu'on a trop bu. Cela est parfois socialement accepté.
Le président: Ce n'est plus accepté par les tribunaux.
M. Brochu: Non. Cela ne devrait pas l'être sur le plan social non plus, il reste qu'il le demeure. On voit parfois des femmes battues dire: «mon mari était intoxiqué et s'il ne l'avait pas été, il n'aurait pas commis ce geste». Ce raisonnement existe sur le plan social. Les mouvements féministes sont vraiment à l'encontre et ils utilisent beaucoup cette partie de la théorie pour dire que c'est une excuse qu'on ne doit pas tolérer et avec raison.
En ce qui a trait aux aspects économiques, le deuxième type de relation drogues et crimes, nous avons vu tout à l'heure les colonnes de chiffres indiquant cet aspect important sur le plan des consommations de drogues illicites la journée du délit chez les 8 593 détenus que nous avons interrogés et qui était vraiment très différente de l'aspect intoxication. On peut comprendre, quand on sait que la majorité de ces gens avaient consommé de la cocaïne - la drogue de choix - la journée du délit. La cocaïne coûte cher et bon nombre de ces personnes étaient dépendantes de la cocaïne. Il y a toujours cette question à savoir si c'est une dépendance psychologique ou physiologique, mais il demeure que ces gens ont une dépendance et ont de la difficulté à se priver du produit.
Nous avons aussi une série d'études faites au Canada dont celle sur les détenus fédéraux dont je vous ai parlé tout à l'heure. Je vais vous montrer la proportion de détenus qui affirment avoir consommé, et commis leur délit pour se procurer des substances psychoactives.
Nous avons également interrogé 248 détenus de la province de l'Ontario, 221 détenus d'institutions fédérales du Québec, 100 femmes détenues à Tanguay, une institution provinciale, et 94 hommes détenus au Centre de détention de Montréal, autre institution provinciale.
On voit que 14 p. 100 des détenus disent avoir commis leur délit spécifiquement pour se procurer des drogues illicites; 7 p. 100 pour se procurer de la drogue ou de l'alcool; 2 p. 100 pour se procurer de l'alcool. On peut comprendre que peu de délits sont commis pour se procurer de l'alcool parce que des produits très peu dispendieux sont disponibles. On peut se demander pourquoi, mais effectivement, le pourcentage est faible. Cette étude pan-canadienne auprès de 8 000 détenus nous peint ce portrait.
Il est très intéressant de constater que lorsque nous avons repris l'étude, le résultat obtenu était le même pour les détenus de l'Ontario; à peu près le même pour les détenus d'institutions fédérales du Québec; le même pour les femmes détenues, et similaire pour les hommes détenus au Centre de détention de Montréal. Il y a donc une constante. On peut dire qu'entre 17 et 24 p. 100 des détenus disent avoir commis leur délit dans le but spécifique de se procurer une drogue illicite. Lorsque je dis entre 17 et 24 p. 100, c'est que j'additionne la colonne rose où on indique les drogues seulement et la mauve où on indique les drogues et l'alcool. Ceci a été validé par des tests de dépendance: ces gens étaient dépendants à une drogue et la plupart du temps, c'était à la cocaïne.
Le milieu illicite favorise une criminalité, violente habituellement, parce que certains consommateurs s'endettent envers leur vendeur. Il faut se faire rembourser et il faut aussi que les niveaux hiérarchiques plus élevés, lorsqu'ils prêtent la drogues pour la vendre, doivent se faire rembourser en argent aussi. Il faut régler ces litiges qui prennent forme par des menaces, des passages à l'acte violent, des altercations entre vendeurs et clients. Bien sûr le vendeur essaie de faire le plus de profit possible en mélangeant des substituts à la drogue qu'il est supposé vendre. Le client tente, pour sa part, d'avoir un produit de qualité, une drogue la plus pure possible et parfois, l'un ou l'autre se sent lésés.
La protection du territoire et la violence se manifestent particulièrement lorsqu'un nouveau produit apparaît parce que ce territoire n'est pas déjà investi par un groupe. Il en résulte parfois plus de violence pour conquérir ce territoire lorsqu'une nouvelle drogue apparaît.
La gestion des employés récalcitrants est un domaine où l'on ne choisit pas toujours très bien ses employés. On les choisit par leur force de caractère et leurs muscles. Cela peut parfois revenir contre les personnes en haut de la hiérarchie.
On s'aperçoit que la majorité des études viennent des États-Unis. Ce pays montre beaucoup de violence systémique. Des études faites par Pat Erickson de l'Ontario montrent que cette violence systémique est beaucoup plus importante au Canada qu'elle ne l'est aux États-Unis. Il y a beaucoup de menaces dans le milieu mais beaucoup moins de passages à l'acte ou de règlements de comptes qu'aux États-Unis.
J'essaie de reprendre notre triangle du départ pour essayer de connaître la relation drogue et crime. On a noté la substance, le type de produit consommé; la fréquence, l'intensité et le mode de consommation; une personne antisociale ou une personne avec un antécédent de violence et le contexte.
Voyons maintenant ce que l'on connaît de la relation drogue et violence. Une substance apparaît clairement. C'est l'alcool qui domine. Toutes les personnes intoxiquées à l'alcool n'ont pas des problèmes de violence. On s'aperçoit que ce sont ceux qui ont consommé plus de cinq verres d'alcool qui, à l'occasion, peuvent manifester des comportements violents. Celle-ci se manifeste dans un contexte permissif où l'accès à la drogue est relativement facile, contrairement aux drogues illicites où c'est le contexte répressif qui va favoriser la violence. C'est une violence systémique.
Cette fois, les substances sont des drogues illicites vendues au marché noir. Qui sont les acteurs impliqués dans cette relation drogue et violence? Ce sont les personnes qui cherchent à tirer profit de la situation du marché illicite des drogues, un peu comme avec l'alcool lors de la répression aux États-Unis. Al Capone profitait du marché dans un contexte répressif qui permettait des profits très importants. Une étude menée à Chicago a démontré que les petits trafiquants sur la rue gagnaient jusqu'à 40 dollars de l'heure, et ce sans impôt. C'est quand même une somme très importante. Ces gens issus d'un milieu défavorisé ne pouvaient gagner autant dans un marché licite. Ce contexte répressif permet ce profit sans régulariser les querelles du marché parce qu'il est, bien sûr, illicite.
Un troisième type de relation de la criminalité lucrative et des substances mises en cause sont les substances illicites toxicomanogènes: plus la substance est toxicomanogène, plus elle peut mener à la dépendance et plus elle risque d'avoir un lien avec la criminalité si elle se vend à un prix élevé. Cette partie est aussi importante: on l'appelle économico-compulsive. Si je peux me passer du produit, je n'ai pas besoin de passer par la criminalité pour me le procurer. Si le produit est peu dispendieux, j'ai pas besoin d'aller vers la criminalité pour me le procurer. Il faut garder en tête que des gens consomment, sont dépendants de ces produits dispendieux et ne deviennent pas des criminels ou ne sont pas impliqués dans la criminalité pour autant. Ces gens ont un accès facile au produit, souvent en raison du contexte où elles sont. En Suisse, on prescrit l'héroïne sur une base expérimentale. On assiste donc à une baisse très claire de la criminalité. Les études sont très claires à ce sujet: les gens n'ont plus besoin de se tourner vers la criminalité. Certains sont impliqués dans une délinquance antérieure.
On s'aperçoit que les gens qui vont s'impliquer dans la criminalité et qui ne l'étaient pas antérieurement à leur dépendance vont plutôt commettre des délits mineurs, tels des vols simples dans des grandes surfaces, du petit trafic ou de la prostitution, particulièrement pour les femmes. C'est de moins en moins une option pour les femmes: elles vont plutôt pencher vers la fraude et le trafic. Les gens qui étaient déjà impliqués dans le criminalité vont se tourner vers des vols à main armée, des délits plus graves.
Cette relation drogue et criminalité lucrative se retrouve souvent dans des contextes où l'accès à la drogue est difficile: si l'individu ne peut pas avoir accès à la drogue de choix ou à des substituts ou s'il ne veut pas prendre des substituts, il risque d'être poussé davantage vers la criminalité. Si l'accès au traitement est difficile, je risque aussi d'aller plus vers la criminalité. C'est une relation complexe.
L'incarcération ne résout pas nécessairement le problème. Une étude que nous avons menée récemment dans les pénitenciers canadiens de la région du Québec montrent qu'il y a consommation à l'intérieur même des murs. Nous avons demandé aux détenus de nous indiquer leur consommation dans les trois derniers mois alors qu'ils étaient incarcérés - ce sont tous des hommes détenus - et 16 p. 100 nous ont dit qu'ils avaient consommé de l'alcool, tandis que 29 p. 100 nous ont dit qu'ils avaient consommé des drogues illicites. Dans la majorité des cas, il s'agit de cannabis, alors que ces mêmes détenus consommaient de la cocaïne à l'extérieur. C'est un changement très appréciable. Pourquoi consomment-ils du cannabis alors que le cannabis est beaucoup plus détectable par l'odeur et par les traces qu'il laisse dans l'urine? On peut détecter le cannabis pendant 15 jours après sa consommation alors que la cocaïne n'est détectable que durant 48 heures au maximum. Le détenu veut s'évader. La cocaïne est un stimulant qui le ramène à sa réalité et ce n'est pas ce que le détenu désire, il veut s'évader. Ce sont les produits calmants qui ont la cote. Ce sont parfois des benzodiazépines. Mais on peut facilement se procurer du cannabis.
En ce qui a trait à l'héroïne, peu de détenus avaient cette habitude avant leur incarcération, donc peu de détenus continuent à en consommer car elle est beaucoup plus dispendieuse. Le prix de la drogue dans un pénitencier est beaucoup plus élevé que le prix de la drogue à l'extérieur. Toutefois, les études européennes montrent que dans les pays où l'héroïne est plus populaire que chez nous, la consommation d'héroïne demeure à l'intérieur des murs. Trente-trois pour cent des détenus disaient avoir consommé de l'alcool et des drogues à l'intérieur des pénitenciers.
Dans un pénitencier, l'alcool consommé est habituellement de l'alcool maison qui est fabriqué sur place et qui est davantage associé à la fête. Donc lorsqu'il y a une fête à l'intérieur des murs avec des visiteurs et un spectacle, ce sera davantage l'alcool frelaté qu'ils vont consommer.
Pour faire le pont entre le prochain exposé de Michel Landry sur l'impact des traitements avec les personnes aux prises avec le système judiciaire, je vais parler des écrits sur ce thème. M. Landry va parler des études québécoises. L'impact des traitements chez ces personnes est qu'ils ont la fâcheuse habitude d'abandonner très rapidement le traitement, avant même que les outils thérapeutiques aient pu avoir un certain effet lorsqu'il n'y a pas de contrôle particulier pour les maintenir en traitement. L'abandon du traitement est associé à la rechute et à la récidive. Aux Etats-Unis, une certaine pression judiciaire fait en sorte que les personnes demeurent en traitement. En demeurant en traitement, le taux de succès pour ces personnes est le même que celui de l'ensemble de la population. Il faut dire que plusieurs personnes qui vont en traitement en toxicomanie ne sont pas nécessairement volontaires: certains viennent parce qu'ils subissent des pressions de la famille, certains viennent suite à des pressions de l'employeur et à des pressions judiciaires.
Les pressions judiciaires sont d'un autre ordre que les amis, l'employeur et la famille. Il reste que si ces gens persistent dans leur traitement, leur taux de succès est sensiblement le même que celui de l'ensemble des toxicomanes qui ne sont pas dans le système judiciaire.
L'impact est beaucoup plus grand lorsque le traitement se fait dans la communauté plutôt qu'en détention. S'il faut investir dans les traitements, il ne s'agit pas de le faire uniquement dans la détention mais également dans la communauté pour offrir des traitements à ces personnes. Il est préférable de commencer le traitement en détention. Lorsque le criminel reçoit une sentence de détention, il est préférable de l'éviter. La détention fait en sorte que souvent le détenu se construit une carapace. La loi du milieu fait en sorte qu'il ne se dévoile pas et ne confronte pas l'autre: ces outils thérapeutiques que l'on essaie d'utiliser dans le traitement vont à l'encontre de la carapace que le détenu s'est faite alors qu'il était incarcéré.
Les études américaines montrent que les coûts à court et à long terme sont beaucoup plus faibles si le traitement se fait dans la communauté plutôt qu'en détention.
Le président: Je vous remercie, monsieur Brochu. Je veux revenir sur la question d'un tribunal spécial. Vous dites qu'un tel tribunal est positif.
M. Brochu: Il y a eu plusieurs études sur les tribunaux spécialisés en matière de drogue. L'étude ontarienne vient de débuter et il est difficile d'avoir des résultats très clairs. Aux Etats-Unis, plusieurs études ont été faites sur cet impact. Il semble, à court terme, que l'impact des tribunaux spécialisés soit positif. L'effet du traitement ne se fait pas nécessairement en passant par une «drug court». Cela peut se faire suite à une libération conditionnelle où c'est une condition de libération. Il peut y avoir différentes façons de référer la personne en traitement sans passer pas les «drug courts». Si on regarde spécifiquement l'effet des «drug courts», les études américaines montrent un résultat positif à court terme. Le problème est qu'il y a peu de places pour accueillir ces personnes référées par la justice. Le même problème existe en Angleterre où les «drug courts» ont été instaurées. Le système n'a pas la capacité d'accueillir ces personnes.
L'injonction thérapeutique fonctionne aussi en France depuis 1970. Une étude avec une collègue de l'Institut national de santé et de recherche médicale, en France, a démontré que beaucoup de gens étaient perdus en cours de route parce qu'il y avait une injonction thérapeutique qui les obligeait à suivre un traitement. Ces gens ne recevaient jamais de traitement, faute de place et faute de suivi. Si on veut instaurer les «drug courts» au Canada, il faudra prévoir et bien préparer ces mécanismes de concertation avec les systèmes de traitement pour être bien sûr que les services de traitement sont disponibles. Sinon c'est un peu un leurre de créer des «drug courts» si les personnes se terrent dans les dédales du système.
Le président: Serait-il possible de comparer, au tableau de statistiques à l'écran, la consommation d'alcool et de drogue des individus qui ont commis des infractions?
M. Brochu: La consommation à vie, la consommation des 12 derniers mois et la consommation au cours d'une journée est vraiment très différente de l'ensemble de la population générale du même âge. Les rapports ont révélé que le tiers à peu près ont consommé au cours de leur vie, mais là c'est beaucoup plus élevé.
Le président: En milieu carcéral, l'élément fédéral devient beaucoup plus important, à la fois parce que la loi qui établit l'interdit est fédérale mais aussi parce que la loi qui organise la réclusion est fédérale. On a donc deux problèmes. Lorsqu'on regarde vos chiffres, on s'aperçoit que l'incarcération est un frein. Le facteur monétaire repousse le frein. Autrement dit, plus on a les moyens, moins cela nous empêche de consommer. Les mesures de contrôle dans les systèmes carcéraux sont-ils efficaces?
M. Brochu: Cette balance est difficile à maintenir. L'objectif de la détention est paradoxalement de libérer le détenu. Donc, pour libérer le détenu, il faut pouvoir lui permettre d'avoir accès à la vie sociale, donc d'avoir des visites et de sortir. En recevant des visites, bien sûr, la drogue entre à l'intérieur des murs. Lorsqu'un détenu sort lors d'une permission à l'extérieur, il peut entrer de la drogue. On peut fouiller tout le monde. On peut faire des tests d'urine à tout le monde. En même temps, on doit tenir compte de la Charte de droits et libertés. Fouiller tout visiteur qui aurait des contacts avec des détenus va à l'encontre de la Charte des droits et libertés. À mon avis, il est impossible que le pénitencier soit un lieu sans drogue tant qu'on va rassembler, dans un même endroit, des vendeurs et des consommateurs. On a un lieu parfait pour l'échange de drogues. Cet échange devient difficile parce qu'il y a des détecteurs à ion, des tests d'urine et des fouilles. Néanmoins il reste qu'il y a consommation. Dans les pénitenciers européens, c'est la même chose, il y a consommation de drogue.
Le président: Votre étude publiée il y a deux ans avait fait sourciller les représentants gouvernementaux qui ont la responsabilité du système correctionnel.
M. Brochu: Les services correctionnels au Canada fond des tests d'urine au hasard. Ces tests détectent le cannabis dans l'urine 15 jours après sa consommation et d'autres produits 48 heures après leur consommation. On voit encore des taux de consommation assez importants. Les résultats démontrent que les conclusions des rapports ne sont pas très différents des test d'urine faits au hasard.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Pouvez-vous nous expliquer la méthodologie qui a été suivie et les conclusions qu'on peut extrapoler de celle-ci? Vous avez notamment dit que la consommation d'alcool et de drogues est particulièrement élevée parmi les personnes incarcérées pour des crimes avec violence. Faut-il en conclure que la consommation des drogues, y compris la consommation de l'alcool, à l'extérieur du pénitencier est susceptible de mener au pénitencier ou faut-il en conclure que le fait d'être envoyé à un pénitencier va amener une personne à consommer de la drogue? Les deux conclusions sont-elles bonnes?
M. Brochu: Il s'agit d'une question très intéressante à laquelle il est très difficile de répondre.
[Français]
On a fait une étude de trajectoire de consommation et de délit chez les prisonniers incarcérés au Centre de détention de Montréal.
On s'aperçoit que pour la majorité des hommes, les petits délits surviennent avant ou à peu près en même temps que la consommation d'alcool. Ensuite arrive le cannabis et beaucoup plus tard, la consommation de cocaïne et d'héroïne. En moyenne, c'est vers l'âge de 18 ans qu'arrive la consommation de cocaïne, alors que les délits sont arrivés beaucoup plus tôt dans leur trajectoire.
On peut penser que pour la majorité des gens qui étaient détenus au Centre de détention de Montréal, les délits sont apparus avec la consommation d'alcool. À un moment donné, on s'est impliqué davantage dans la consommation de drogues, mais auparavant, on s'impliquait plus dans la déviance. C'est aussi un style de vie où la consommation, le plaisir, la drogue et la conduite à haute vitesse vont tous ensemble. C'est très intéressant pour un jeune qui cherche des sensations fortes d'avoir l'alcool, la drogue et les petits délits. En ordre chronologique, souvent pour les gens qui sont au Centre de détention de Montréal, - plusieurs études vont dans le même sens - la petite criminalité survient bien avant la consommation de drogues dispendieuses et bien avant la dépendance à ces drogues.
C'est un peu différent pour les femmes. On a fait cette même étude avec des femmes à la prison Tanguay. On s'est aperçu que la consommation de drogues arrivait avant la petite délinquance et celle-ci répondait aux besoins monétaires de consommation de la drogue. Au départ, la drogue est souvent offerte comme un cadeau aux femmes et ce, de différentes façons. Au moment où la femme n'a plus ces cadeaux et si elle a établi un mode de consommation assez dispendieux, elle risque de se diriger vers la criminalité lucrative pour se procurer ses drogues. Votre question est tout à fait pertinente. La majorité de ces gens étaient déjà impliqués dans une délinquance chez les hommes avant même que leur toxicomanie soit présente. Ils ont utilisé les moyens lucratifs qu'ils connaissaient pour satisfaire leur besoin de consommation.
Nous sommes en train de terminer deux études de trajectoire avec des usagers de cocaïnes très réguliers. On s'aperçoit, au départ, que la consommation de cocaïne est très irrégulière et ce, pendant un certain temps. Elle est initiée pour le plaisir. À un moment donné, la consommation devient une vie de luxe et de plaisir très importante, particulièrement pour les femmes. On a suivi deux cas. Pour les femmes, cela va dans un style de vie d'excès et la criminalité entre dans ce style de vie de façon à se procurer ce luxe. Cependant, il n'y a pas nécessairement encore de dépendance. Au moment où la dépendance surgit, c'est la déchéance. Au départ, l'argent du crime était utilisé pour la consommation de drogue chez ces femmes, mais aussi pour se procurer du luxe: de beaux vêtements, des bijoux, des soupers au restaurant, des sorties dans les bars, et cetera. Lorsque la dépendance arrive, elles ne peuvent plus se payer ces luxes et tout l'argent est investi dans la consommation de drogues. Ce n'est cependant pas tout le monde qui atteint ce stade.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Vous dites que ce ne sont pas les drogues qui mènent à la criminalité, mais plutôt l'inverse. C'est une position qui est contraire à une bonne part des témoignages que nous avons entendus. Je n'avais pas jusqu'ici vu les choses de cette façon.
Mme Mercier a soulevé une question sur laquelle j'aimerais votre avis. Elle a dit que certains obstacles sociaux expliquent qu'il est difficile pour les femmes de participer à certains traitements pour toxicomanes. Je suppose que la même constatation vaut dans les prisons.
Mme Mercier a fait valoir que les femmes craignent qu'on leur enlève leurs enfants et qu'elles font l'objet de pressions sociales de nature générale qui font en sorte qu'elles sont moins susceptibles de participer à des programmes de traitement pour toxicomanes et cela même si elles sont incarcérées. Que pouvons-nous faire pour changer cette situation?
[Français]
M. Brochu: Ce problème est difficile, particulièrement pour les femmes. La garde des enfants touche un petit nombre de femmes incarcérées au Canada. À Joliette au Québec, il y a très peu de femmes et de ce nombre, toutes ne sont pas toxicomanes. Il est difficile d'offrir des programmes qui leur sont propres.
À un moment donné, il y a eu une tendance à offrir des programmes séparés de ceux des hommes parce qu'un certain nombre de ces femmes ont subi des agressions physiques et sexuelles de la part d'hommes. Ce n'est pas toujours facile de dévoiler ces agressions face à des hommes. On a tenté d'avoir des groupes très spécifiques pour les femme et on est revenu à des groupes mixtes. M. Landry pourra mieux répondre à la question.
Reprenons le cas des enfants qui parfois empêchent la femme d'aller en traitement. Les enfants sont souvent, pour les femmes, un motif pour cesser de consommer de la drogue. Cela est très intéressant. Lors de notre étude, on demandait à ces femmes: qu'est-ce qui fait que vous avez cessé la consommation? Elles avaient peur qu'on leur enlève la garde de leurs enfants ou elles étaient enceintes. C'était des consommatrices régulières de cocaïne. Elles en consommaient beaucoup. Au moment où elles ont su qu'elles étaient enceintes, un bon nombre a arrêté ou a diminué. Le fait d'être enceinte ou de vouloir garder ses enfants fait en sorte que plusieurs modèrent ou arrêtent de consommer de la cocaïne. Elles vont aller plutôt vers d'autres produits. C'est possiblement un facteur qu'on pourrait utiliser pour aider ces femmes à changer de trajectoire définitivement.
Le président: Monsieur Brochu, la recherche scientifique se fait, mais nous manquons d'information au sujet de la consommation - tous les témoins nous l'ont mentionné. En y investissant de l'argent, on pourrait trouver des solutions. Pensez-vous qu'il y a eu suffisamment de recherche et qu'il est temps de poser des gestes? Autrement dit, le gouvernement aurait-il mené, pour maintenir le cap, suffisamment de travaux de recherche?
M. Brochu: Un effort considérable a été fait par les gouvernements fédéral et provinciaux au cours des dernières années pour avoir davantage d'études en toxicomanie. Nous avons présentement une base de recherche très intéressante, mais comme vous le dites, elle est parfois peu connue. On a de la difficulté à faire ces liens entre les différentes recherches. Les Européens ont opté pour un observatoire.
Le président: Est-ce que vous nous suggéreriez de recommander la création d'un observatoire indépendant?
M. Brochu: Oui. À mon avis, ce serait un pas dans la bonne direction. Nous avons plusieurs recherches qui sont peu connues. Je pense que l'observatoire pourrait regrouper ces recherches et commanditer certaines recherches dans des domaines peu connus. Il pourrait aussi avoir de l'information récurrente. La dernière étude de prévalence canadienne sur le plan des drogues remonte à quelques années déjà. À mon avis, il faut avoir un mécanisme qui peut coordonner toute l'information aux différents ministères et assurer qu'on ait de l'information à jour et récurrente qu'il faudrait redistribuer.
Certains observatoires achètent de la drogue pour analyser sa pureté dans le but d'en informer le consommateur afin qu'il prévienne une surdose. Cette information est importante.
Les législateurs doivent maintenir les programmes en place. Il semble que les programmes Alliance de recherche université-communauté, mis sur pied par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, ne seront pas maintenus. Ce programme très intéressant mettait pourtant en relation les universitaires, le milieu de la pratique et les décideurs. Ce type de recherche n'est pas facile. Le vocabulaire est différent. Les délais varient de l'un à l'autre: les chercheurs demandent du temps pour leur recherche alors que les décideurs veulent une réponse tout de suite. On avait réussi à dépasser le stade d'apprivoisement des dernières années. Le partenariat avec les milieux de la pratique - on avait appris à connaître la recherche et à l'utiliser pour modifier les traitements pour avoir plus d'impact - est interrompu par manque de fonds.
Le président: Parlons de l'alternative à la répression actuelle. Vous avez démontré, chiffres à l'appui, que les conséquences criminogènes de la consommation d'alcool sont beaucoup plus évidentes que les conséquences criminogènes de l'usage des drogues illicites. Vous concluez dans votre texte qu'on devrait favoriser l'examen des conséquences et concentrer les efforts, au plan de la répression de la criminalité, sur l'alcool plutôt que sur les drogues illicites. Vous allez jusqu'à recommander le contrôle du marché des drogues illicites, ce que peu de témoins ont osé faire. Devrions-nous suivre votre recommandation pour toutes les substances psychoactives? Sinon quels seraient vos critères?
M. Brochu: Un accès plus facile à un produit augmente sa consommation. Il est donc très important de savoir à quel type de drogue on va faciliter l'accès à la consommation. Prenons l'exemple de la consommation de vin au Québec. Il fut un temps où la Société des alcools du Québec contrôlait la vente du vin. À partir du constat voulant que plus on a accès à un produit, plus on consomme de ce produit, ce que l'ensemble des recherches démontrent, on avait prévu une augmentation de la consommation d'alcool per capita chez les Québécois. Or il y a effectivement eu augmentation de la consommation de vin mais au détriment de la consommation d'autres types d'alcool.
Le niveau de consommation d'alcool des Québécois est resté à peu près le même. D'un alcool fort consommé sans aliments, ils se sont tournés vers un alcool plus doux, moins nocif pour la santé et consommé la plupart du temps en mangeant.
L'accès aux produits devrait s'inspirer de ce modèle. On donne accès à un produit léger plutôt qu'à un produit dur. Pour le cannabis, il s'agirait de réglementer le contenu en THC et d'enlever du marché le cannabis avec un THC de plus en plus élevé.
À l'époque de la prohibition, aux États-Unis, on vendait de l'alcool frelaté à des degrés très élevés. La Chartreuse, à 60 degrés d'alcool, est probablement la boisson la plus forte sur le marché actuellement. Les gens vont acheter du vin contenant 12 ou 13 degrés d'alcool. Peu de gens consomment des boissons aussi fortes. Il faut mettre sur le marché une drogue douce et la contrôler pour réduire la consommation de drogue dure.
Cela ne réglera pas le problème des héroïnomanes. On ne peut pas retrouver l'héroïne en ventre libre à la pharmacie du coin. On pourrait retrouver l'héroïne en pharmacie, mais sous contrôle médical. La personne dépendante de l'héroïne, par exemple, suite à un traitement ou grâce à un accès facilité à la drogue, va réduire de beaucoup sa criminalité. Un certain pourcentage de ceux qui étaient déjà impliqués dans la criminalité vont continuer dans ce mode de vie, mais ils n'auront pas besoin d'augmenter la criminalité lucrative pour satisfaire leur besoin de dépendance.
Des études suisses démontrent une baisse de la criminalité quand les gens bénéficient d'un programme de prescription d'héroïne. Depuis les années 1980, les études de Merck, Ball et Scheffer, aux États-Unis, démontrent que lorsqu'un héroïnomane reçoit un traitement qui s'avère efficace, le taux de criminalité baisse aussi de façon draconienne. Il est important d'offrir le traitement nécessaire et dans une optique de légalisation, de donner accès à des drogues dures, mais sous contrôle médical, aux personnes qui ont développé une dépendance.
Le président: Il s'agit du modèle suisse. Revenons au marché contrôlé. Des représentants de la GRC nous mettent en garde contre la compétition des marchés. D'une part, le marché illicite va réduire ses prix et, d'autre part, le marché licite vendra un produit qui, compte tenu de tous les contrôles, va coûter plus cher que le produit illicite.
M. Brochu: Cette compétition va exister dans les premiers temps. Il faudra que le gouvernement ne soit pas trop gourmand et qu'il ne surtaxe pas les produits.
Le président: Il faut éliminer la compétition.
M. Brochu: Effectivement. Cependant, toutes proportions gardées, si j'ai le choix, je préfère acheter mon vin à la SAQ, où on retrouve un contrôle de la qualité et où je ne risque pas l'emprisonnement ni un casier judiciaire plutôt que d'un contrebandier. Si on réglemente la mise en marché du cannabis, plusieurs personnes n'iront plus chez le détaillant du coin, car plusieurs risques sont associés à la vente illicite de cannabis. Il peut être vendu moins cher, mais le contenu n'est pas contrôlé. Je vais préférer aller dans un endroit où on contrôle la qualité à condition que les prix ne soient pas exagérément élevés.
On peut prendre la vente du tabac comme exemple. Lorsque la taxe de vente du tabac était très élevée, plusieurs personnes ont commencé à acheter leurs cigarettes au marché noir, sans taxe. En rectifiant ce problème, les gens ont cessé de s'approvisionner sur le marché illicite puisque le système licite actuel les satisfaisait.
Le président: Vous allez sûrement entendre des gens dire suite à votre témoignage que le tabac est permis et qu'on a toutes les misères du monde à freiner la propagation du tabagisme chez les jeunes, que l'alcool est également autorisé, que ces deux éléments sont suffisants, que l'on ne devrait pas ajouter d'autres substances permises et que l'on devrait continuer la répression du cannabis. Que diriez-vous à ces gens? Plusieurs Canadiens pensent ainsi.
M. Brochu: Il faut voir les effets pervers de la criminalisation du cannabis. Un jeune qui veut fumer un joint de cannabis, suite aux pressions des pairs ou pour toutes sortes de raisons, risque d'avoir un casier judiciaire. C'est un handicap très important dans la vie d'un jeune. Est-ce la meilleure façon de contrôler l'usage de cannabis que de donner ce handicap potentiel à un jeune? À mon avis, la mesure n'est pas proportionnée au problème de la consommation.
Il faut faire attention à la mise en marché de la drogue. Il ne s'agit pas de dire qu'il est maintenant légal de consommer et de promouvoir la consommation. Il faut que ce soit une société d'État qui essaie de contrôler et non promouvoir la consommation. C'est différent. Le risque probable le plus important de la légalisation est qu'il y ait une promotion plutôt qu'un contrôle de la consommation. Il faut légaliser le cannabis pour mieux le contrôler et non pour le promouvoir. C'est très différent.
Le président: Que faites-vous de celui ou de celle qui décide d'en cultiver une centaine de plants dans son jardin?
M. Brochu: Cela doit être comme pour l'alcool.
Le président: Le vin au sous-sol, c'est correct. Si ce n'est pas dangereux, cela devrait être toléré.
M. Brochu: C'est exact. Il faut toujours voir le problème. Lorsqu'on établit les politiques touchant la criminalité, on pense qu'on inflige un problème à quelqu'un. Il faut voir si la solution n'est pas plus problématique que le comportement qu'on essaie d'éviter.
Le sénateur Maheu: Récemment, à un congrès à Ottawa, un agent de l'Interpol qui est aussi membre du FBI aux États-Unis a parlé de ceux qui s'inquiètent du phénomène de la drogue. Il a dit d'ouvrir les yeux et d'arrêter de s'inquiéter à propos de l'héroïne, de la cocaïne ou du cannabis et de tenter de guetter l'Ecstasy chez nos jeunes. Ce sera la drogue de l'avenir. Cette pilule coûte trois cents et sa fabrication ne requiert pas un équipement très spécialisé. Si on songe à légaliser ou à contrôler différemment les drogues que nous connaissons aujourd'hui, que diriez-vous de l'Ecstasy? Que pourrions-nous faire à l'avenir pour contrôler cette substance?
M. Brochu: Il est difficile pour moi de parler avec certitude de l'Ecstasy parce qu'il n'y a pas d'étude sur le lien entre l'Ecstasy et la criminalité. En Europe, le problème d'Ecstasy est beaucoup plus important qu'au Canada. Il est possible que ce problème s'en vienne ici.
On sait actuellement que l'Ecstasy semble davantage être utilisé dans les méga-danses, donc dans des situations très particulières. Entre ces fêtes, il y a peu de consommation. Les gens vont consommer très intensément lors de ces fêtes et ensuite ils vont arrêter. La majorité des consommateurs vont recommencer dans le même genre de situation.
Le sénateur Maheu: Pour les écoles également?
M. Brochu: Encore là, très peu d'études ont été effectuées. Nous sommes en train d'analyser les résultats d'une enquête sur la consommation de drogues chez les jeunes de Montréal-Nord. On s'aperçoit que le cannabis ressort mais que les autres drogues ressortent encore très peu. Il s'agit de jeunes du secondaire. L'Ecstasy est peut-être davantage consommée par les étudiants du cégeg, je ne sais pas. Chez cette population de jeunes, l'Ecstasy n'était pas ressortie. Il faut toujours faire attention aux enquêtes autorévélées. Il est parfois plus facile de révéler une consommation de cannabis qu'une consommation de cocaïne ou d'Ecstasy.
Le président: Merci beaucoup, monsieur Brochu, de votre témoignage et de la franchise de vos recommandations. Je vais vous écrire pour vous faire part des questions qui m'ont été suggérées par le personnel de recherche et nous publierons vos réponses.
M. Michel Landry a reçu son doctorat de l'Université de Montréal en 1976. Il est professeur agrégé depuis 1999 à l'Université de Montréal, au département de psychologie. Il est aussi directeur des services professionnels et de la recherche du Centre Dollard-Cormier, codirecteur de la recherche et intervention sur les substances psychoactives - Québec (RISQ), et du collectif d'intervention et de recherche sur les aspects socio-sanitaires de la toxicomanie. Docteur Landry, vous avez la parole et je vous remercie de l'intérêt que vous nous portez, nous en sommes honorés.
M. Michel Landry, directeur des services professionnels et de la recherche, Centre Dollard-Cormier: C'est un honneur de comparaître devant ce comité. Je suis chercheur et je suis impliqué depuis très longtemps dans le traitement des personnes toxicomanes. C'est donc pour cela que mes intérêts de recherche sont au c9ur de ce domaine.
Je vais vous présenter une synthèse d'un certain nombre de recherches faites au sein de notre équipe de recherche sur l'impact de certains traitements donnés au Québec.
Les objectifs de ma présentation sont de comparer les données de quatre études évaluatives effectuées dans deux centres de traitement qui sont des centres de réadaptation publique du Québec. Il y avait quatre études avec des cohortes différentes. On se demandait si on était capable d'identifier des convergences entre elles.On a essayé d'améliorer notre compréhension du processus et des résultats qui sont en cause dans notre intervention au Québec.
Les études seront présentées très rapidement. Ce sont quatre études dans lesquelles il y a cinq groupes. En fait, plusieurs de ces études se sont faites au Centre Domrémy-Montréal et une d'entre elles comportait une cohorte qui venait d'un centre de Trois-Rivières.
Comme vous voyez, certaines études se sont faites avec une population générale de toxicomanes admis. Il y avait toutes sortes de problématiques. Certaines études ont été menées avec des groupes qui avaient des problématiques particulières, dontdeux avec des clientèles prises dans le système judiciaire. Cela veut dire que ces gens avaient reçu une certaine pression de la cour ou avaient un passé délinquant assez important.
On avait aussi une étude faite avec des gens qui avaient des problèmes de santé mentale, donc des problèmes sérieux, ainsi que de la toxicomanie, et qui se présentaient au centre dans un programme spécialisé pour eux. On avait donc plusieurs études avec des populations relativement différentes mais toutes toxicomanes. On voulait voir s'il y avait une convergence entre ces études.
Les études se sont déroulées entre 1991 et 1998. Toutes ces études ont recours à une méthode assez semblable, c'est-à-dire qu'on prend des mesures au début du traitement et, ensuite on mesure les gens à plusieurs intervalles. Ces intervalles varient de cinq à huit mois. On voit ensuite si un changement se produit et s'il se maintient dans le temps.
On mesure aussi l'évaluation dans sept sphères de vie. Mme Céline Mercier disait tout à l'heure que ce n'est pas parce que la consommation diminue que les autres sphères de vie vont s'améliorer. C'est important d'avoir un portrait global de l'amélioration. Bien sûr la consommation d'alcool et de drogues doit être dans le portrait mais aussi la santé physique et psychologique. La situation d'emploi de ces gens s'améliorent-elles? Ont-ils les mêmes problème légaux? Donc c'est l'ensemble de ces choses qu'on mesure avec ces gens. Pour ce faire, on utilise un outil très utilisé aux États-Unis, le «addiction severity index». On a traduit cette expression au Québec par «l'indice de gravité d'une toxicomanie». Cet outil a été utilisé pour mesurer le changement.
Ce sont des études naturalistes sans groupes-témoins. Mme Mercier vous parlait de certaines études avec deux groupes, un avec et un sans traitement. On veut que le groupe avec un traitement s'améliore plus que celui qui n'en avait pas. Il peut y avoir une amélioration même sans traitement de gens qui ont des problèmes de toxicomanie.
Dans ce cas, on n'a pas fait ce genre d'étude pour des raisons éthiques, principalement. Pour faire ce genre d'étude, il faut qu'un certain nombre de gens ne reçoivent pas le traitement et ils sont sélectionnés au hasard. Éthiquement, c'est quelque chose qu'on ne voulait pas faire et qui demande une procédure plus compliquée.
On voulait évaluer l'exposition au traitement. Beaucoup de recherches font un lien entre la quantité de traitements reçus et le succès. M. Serge Brochu disait qu'avec une population criminalisée, les gens qui abandonnent très rapidement le traitement ont plus de chances de ne pas avoir un succès que ceux qui restent assez longtemps pour avoir un traitement. Plusieurs études abondent dans le même sens.
Je vous dirai par ailleurs que toutes les études ne vont pas dans ce sens. D'autres études ont pu observer des résultats, des changements, même avec un traitement très court. Il n'y a pas unanimité dans toutes les études à ce sujet, mais avec une population particulièrement difficile comme les gens qui ont des problèmes de justice importants ou de santé mentale, on pense qu'il y a une dose de traitement qui est nécessaire pour qu'il puisse faire effet. Nous sommes tout au moins partis de cette prémisse.
Nous nous sommes dit qu'à défaut d'avoir un groupe expérimental, si nous pouvions comparer les gens qui ont eu moins de traitements à ceux qui en ont plus, on s'attendrait à ce que ceux qui ont plus de traitements s'améliorent davantage. On a mesuré cela par le nombre de jours en traitement, mais aussi par la quantité d'heures de traitements reçus. Quelqu'un peut restersix mois en traitement et être vu quelques fois, alors que pendant les mêmes six mois quelqu'un d'autre peut avoir un traitement beaucoup plus intensif. Pour nous, la quantité d'heures en traitement était très importante.
Je passe rapidement sur ce tableau qui décrit un peu les clientèles. Vous voyez que ce sont des gens qui ont en moyenne 35 ans. Ce sont des adultes. En général, il y a plus d'hommes que de femmes parce que c'est comme cela dans nos centres de traitement et pas seulement au Québec, mais de façon générale.
La répartition habituelle correspond à 70 p. 100 d'hommes et 30 p. 100 de femmes. Par ailleurs, avec des clientèles davantage judiciarisées, la proportion d'hommes augmente beaucoup et atteint 80 p. 100. Avec des gens qui ont des problème de santé mentale, la proportion de femmes augmente et atteint 40 p. 100. Ces gens ont une scolarité de niveau secondaire ou plus. Environ 50 p.100 de ces gens ont au moins un secondaire, cela veut donc dire que 50 p.100 avaient moins d'un secondaire terminé.
Cette population n'est pas très scolarisée. J'ajouterais que les consommateurs de toutes les substances peuvent être admis dans nos centres, autant l'alcool, la cocaïne que n'importe quelle autre drogue. La substance principale de près d'un tiers de nos clients est l'alcool, un autre tiers a une consommation d'alcool et d'autres drogues et un autre tiers est formé de consommateurs de substances particulières comme la cocaïne, l'héroïne ou le cannabis.
Les études sur l'exposition au traitement démontrent que les gens restent assez longtemps en traitement, en moyenne autour de 150 à 180 jours. Ce seuil est reconnu comme acceptable pour avoir un effet du traitement.
Par ailleurs, le nombre d'heures de traitement n'est pas très élevé soit une durée de 12 à 18 heures en général. Ce sont des seuils très courts sauf une coopérative qui a eu un traitement beaucoup plus important en termes d'heures de traitements. Ce sont toutefois des seuils assez faibles. Les gens qui sont restés plus longtemps dans la recherche - qu'on avait réussi à rejoindre par la suite - avaient plus d'heures de traitement que ceux qu'on avait perdus pendant la recherche. On perd habituellement un certain nombre de gens en cours de route et ceux-ci avaient moins d'heures de traitement que les autres.
Le ratio entre le temps passé en traitement et le nombre d'heures de traitement reçu est faible. Les gens en traitement ont en moyenne une entrevue ou une activité de traitement aux deux semaines ou aux trois semaines selon les groupes, ce qui est peu. On offre plus que cela, mais ce n'est pas sûr que les gens vont se présenter à tous leurs rendez-vous. Ils peuvent ne pas se présenter. Ils peuvent quitter pendant un certain temps et revenir. C'est la réalité à laquelle on doit faire face. Toute la question de l'abandon du traitement ou de la faible participation au traitement est un objet de préoccupation continuelle. Ceux qui avait été admis à l'interne avaient une intensité plus grande de traitement.
Je passe assez rapidement sur ces données dans le texte pour en arriver à l'évolution des sujets. Qu'arrive-t-il aux gens qui restent en moyenne six mois en traitement et qui reçoivent entre 15 et 20 heures de traitement pendant cette période?
Je vais vous présenter d'abord quatre échelles: l'échelle de la consommation d'alcool ou de drogues; l'échelle psychologique, et l'échelle familiale et sociale. Les chiffres à gauche des tableaux représentent simplement le score obtenu de la gravité de leur problème d'alcool. Le score peut varier de zéro à un, et plus le score est élevé plus la gravité du problème est importante. Vous voyez que des gens, qui arrivent assez haut sur l'échelle de gravité d'alcool, diminuent au temps deux. Donc, entre cinq et huit mois plus tard, ces gens ont amélioré leur situation de consommation d'alcool. Et six mois plus tard, cette amélioration s'est maintenue. Pour les groupes qui avaient des mesures supplémentaires, on voit 18 mois plus tard que cette amélioration s'est encore maintenue. Pour l'alcool, on voit des gens dont la situation s'améliore et qui se poursuit de 12 à 18 mois plus tard.
Dans le tableau ayant trait à la drogue, on a à peu près le même phénomène. La plupart des groupes diminuent et maintiennent leur amélioration. L'exception existe pour les gens en santé mentale où la courbe remonte. Ce groupe n'a pas maintenu son amélioration.
Psychologiquement pour tous les groupes concernés, on voit aussi le même phénomène, soit une amélioration dans certains cas plus dramatiques comme à la ligne rouge et dans d'autres cas qui sont plus graduels, mais qui fait en sorte que les gens améliorent leur situation. C'est la même chose pour le milieu familial et social où la courbe démontre que les gens diminuent et se maintiennent dans leur changement. Pour ces quatre échelles, soit l'alcool, les drogues, et l'échelle psychologique et familiale, on constate une amélioration qui se maintient par la suite.
Quelles observations pouvons-nous noter? On trouve une tendance qui se maintient pour le groupe santé mentale où on a une remontée de l'échelle des drogues. Malgré tout, le troisième point de la courbe est significativement plus bas que le premier point. Nous pouvons donc en arriver à la conclusion que les gens qui viennent en traitement dans les centres comme ceux du Québec, améliorent leur situation sur au moins quatre des échelles. C'est une nouvelle intéressante pour ceux qui s'occupent de traitement.
Cette amélioration est-elle due au traitement? On a alors regardé la relation entre le temps que certains passent en traitement et ceux qui restent très peu de temps. On voit donc que dans certains cas, ceux qui restent plus longtemps en traitement s'améliorent davantage que ceux qui restent peu de temps. On a une relation. Ce n'est pas le cas dans toutes les études, c'est même le cas dans la minorité des études.
En général, on ne voit pas de lien entre le temps passé en traitement et l'amélioration. Cela veut dire que les sujets s'améliorent peu importe la durée du traitement. Cela nous a amené à nous poser d'autres questions. C'est une bonne nouvelle, mais en même temps ce n'est pas nécessairement le cas parce que nous intervenons. Nous nous interrogeons à ce sujet. Nous avons quelques hypothèses par rapport à cela. On sait que beaucoup de gens s'améliorent sans traitement. Donc, il pourrait y avoir un phénomène de rémission naturelle. Un certain nombre de gens en traitement se sont améliorés même s'ils ont quitté le traitement très rapidement. Ils se sont améliorés par un phénomène de rémission naturelle qui se produit chez plusieurs.
Cela pourrait être l'effet de la motivation initiale de demander de l'aide. Quand quelqu'un décide de demander de l'aide, il prend une décision. En fait, une minorité des gens qui ont des problèmes demandent de l'aide. La plupart des gens ne demandent pas d'aide. Le fait de demander de l'aide pourrait déjà être l'indice chez la personne qu'il y a un mouvement vers le changement. Pour certains, cela est suffisant pour provoquer un changement. Cela pourrait être une évaluation naturelle après la crise, c'est-à-dire que les gens viennent demander de l'aide au moment où ils sont en crise et avec le passage du temps, la crise diminue. Ce sont nos hypothèses.
À l'échelle emploi, vous voyez que cela ne s'améliore pas beaucoup. La courbe est beaucoup moins importante en termes d'amélioration. Malgré tout, il y en a qui s'améliore de façon significative. À l'échelle de la santé physique, il y a même une détérioration au début et après, un retour au point de départ.
Quant à la situation légale on retrouve un phénomène intéressant. Le tableau illustre les deux groupes qui venaient consulter pour des problèmes judiciaires. C'est normal qu'ils se retrouvent très haut à l'échelle au début alors que les deux autres groupes venaient sans avoir de problèmes judiciaires. C'est très normal qu'ils partent à peu près zéro en termes de problèmes. Ces gens ne peuvent pas s'améliorer. Le groupe en rouge au tableau et le groupe en bleu se sont améliorés de façon significative alors que la courbe de l'autre groupe descend rapidement, mais ce n'est pas une amélioration significative. Donc, deux groupes sur trois ont améliorés leur situation légale parmi ceux qui pouvaient s'améliorer.
On en retire qu'il n'y a pas beaucoup d'amélioration de la santé physique et de l'emploi à la source.
Sur le plan physique, on constate une détérioration temporaire de la situation qui s'explique par le fait que lorsque ces gens sont sous l'effet des drogues, ils se préoccupent très peu de leur santé physique. Lorsque l'effet des drogues se dissipe, il est possible qu'ils puissent prendre davantage conscience de leurs problèmes de santé physique. Ce n'est pas parce que ces problèmes n'existaient pas, mais bien parce qu'ils n'en prenaient pas nécessairement conscience.
En ce qui touche l'amélioration sur le plan légal, on voit que malgré tout, deux groupes se sont améliorés tandis qu'en ce qui a trait à l'emploi, les courbes démontrent de petites améliorations, en santé mentale et adulte, mais cette amélioration n'est pas très prononcée.
Que peut-on donc conclure de toutes ces données? Tout d'abord, on peut dire que les zones d'amélioration sont concentrées dans les sphères de la consommation, de l'état psychologique et des relations avec la famille. Nous nous réjouissons de l'amélioration sur le plan de la consommation d'alcool et de drogue puisque notre mission est d'aider les gens à faire face à leur problème de consommation.
Cela est probablement aussi lié à des zones d'intervention plus privilégiées. Lorsqu'on demande aux gens quelles sont leurs attentes par rapport au traitement et sur quoi ils veulent s'améliorer, la grande majorité nous disent qu'ils veulent en tout premier lieu améliorer leur situation de détresse psychologique. Dans ce sens, il existe donc un lien avec les attentes des gens. Dans nos traitements bio-psychosociaux, l'accent est davantage mis sur l'aspect psychologique du traitement et on constate que cette amélioration a sans doute un lien avec les attentes des gens et avec les zones d'intervention que nous privilégions.
La situation sociale, quant à elle, est moins reluisante. C'est une chose sur laquelle nous avons le moins d'impact et sur laquelle nous devons davantage nous interroger. Certaines choses sont plus difficiles que d'autres à améliorer à court terme. Par exemple, quant la situation de l'emploi chez ceux qui vivent de l'aide sociale depuis longtemps - comme c'est le cas de beaucoup de nos clients - on ne peut s'attendre à ce qu'elle s'améliore très rapidement. Au moment où les études ont été menées, la situation économique était déplorable et il était difficile de trouver un emploi. Et pour quelqu'un ayant des antécédents de toxicomanie, la situation était encore plus difficile, étant donné tous les préjugés véhiculés à propos d'eux.
Il n'en reste pas moins que nous nous interrogeons sur ce qu'il est possible de faire pour avoir un impact sur cette zone spécifique d'intervention. Les gens améliorent leur état et ce n'est pas nécessairement à cause du traitement qu'on leur donne car d'autres facteurs de changement sont indiqués, qu'on ne comprend pas encore très bien, et qui peuvent faire en sorte que ces gens s'améliorent.
Par conséquent, des études qualitatives pourraient être nécessaires pour mieux comprendre. On voudrait pouvoir dire que des gens s'améliorent ou se détériorent avec un traitement et que d'autres le font sans traitement. On pense qu'il est temps d'aller voir les gens et de leur parler.
Il existe une méthode de recherche appelée «recherche qualitative» que nous voulons utiliser pour mieux comprendre la façon dont ces quatre groupes de gens ont évolué ultérieurement. Cette méthode nous aiderait sans doute à mieux comprendre les résultats que nous avons obtenus et nous allons donc la développer dans l'avenir.
Une autre stratégie favorise le développement de méthodes de traitement adaptées à certains types de clientèle. Par exemple, les personnes judiciarisées bénéficiaient d'un programme spécialisé dans l'un des deux centres. Dans l'autre centre, on a exposé cette même clientèle à un traitement général, celui qui était offert à tous les toxicomanes. On n'a pas constaté de différence d'efficacité, c'est-à-dire que les deux groupes se sont améliorés autant.
On doit donc continuer à réfléchir sur une stratégie d'appariement. Cliniquement, cela continue à être sensé mais les recherches faites là-dessus vont dans deux sens. En fait, certaines recherches semblent favoriser l'hypothèse de l'appariement et d'autres pas. Il faut aussi dire que l'appariement est relié à des variables tellement nombreuses et tellement complexes qu'il est difficile de trouver le traitement le plus susceptible de fonctionner ou de trouver le traitement spécialisé qui convient le mieux à tel type de personne. Ce traitement est encore sous étude.
La motivation est quelque chose sur laquelle on doit travailler davantage. Vous voyez que rapidement on perd beaucoup de gens dans le traitement et on se dit qu'on doit trouver de meilleures façons de les retenir assez longtemps dans le traitement afin qu'il puisse fasse effet. Il y a eu une évolution au cours des 20 dernières années. Avant on disait que si quelqu'un n'est pas motivé, c'était son problème et pas le nôtre. Maintenant on se dit qu'on ne doit pas envisager le problème de cette façon. La motivation est quelque chose qui peut évoluer, sur laquelle on peut travailler.
Plusieurs auteurs américains ont commencé à travailler le sujet de la motivation, dont Prochaska et Di Clemente qui ont développé un modèle qui explique comment les gens changent.
C'est à partir de ces modèles qu'on tente maintenant de trouver des moyens d'intervention plus efficaces qui nous aideront à retenir les gens. Une étude récente a montré qu'en six semaines, la motivation des gens a changé. Si on a un impact sur la motivation, on peut être en mesure de garder les gens et les motiver à changer.
En tant que chercheurs, on dit que ce sont des considérations éthiques et qu'on ne doit pas offrir le traitement seulement en fonction de l'impact ou du changement que cela produit chez les gens. Il y a aussi des raisons humanitaires pour offrir le traitement, c'est-à-dire que ces gens ont besoin d'aide et certaines de ces personnes sont tellement détériorées, ont tellement de difficulté, que le fait de stabiliser leur état constitue déjà un gros progrès.
Il y a aussi le fait que beaucoup de gens ne sont pas intéressés à recevoir un traitement et, dans une perspective de réduction des méfaits, il est important d'atteindre ces gens pour pouvoir leur offrir une première chose qui peut devenir une porte d'entrée menant à une démarche plus approfondie.
Le trajet de ces personnes est un trajet en dents de scie. La trajectoire de ces personnes n'est pas linéaire. Ces gens vont venir, ils vont repartir, on va les perdre mais au bout de dix ans, on voit plusieurs de ces personnes à plusieurs reprises.
On se dit qu'au moins, si on peut les aider à stabiliser leur état, on croit que le progrès est important. Donc on ne doit pas évaluer la pertinence du traitement seulement en fonction des résultats sur les individus. Il est important de faire en sorte que le traitement se fasse dans le respect de la personne. C'est la raison pour laquelle des comités d'éthique sont de plus en plus présents pour s'assurer que les droits de la personnes sont respectés lors des recherches et des traitements.
Ces considérations éthiques sont de plus en plus importantes, surtout dans une perspective où, si on met de la pression sur la personne, on va l'amener en traitement. Oui mais à quel prix? Est-ce que ses droits seront respectés? Ce sont des questions qu'il faut maintenant se poser.
Le président: Merci, monsieur Landry.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Je vous remercie, monsieur Landry. Pouvez-vous nous rappeler quelle était votre conception des traitements pour toxicomanes avant les recherches qui vous ont amené à adopter la position qui est maintenant la vôtre? Si je ne m'abuse, vous pensez maintenant qu'il faut considérer la toxicomanie comme une maladie et que, pour cette raison, tous les toxicomanes ont le droit de participer à un programme de réadaptation.
Une proportion importante de la population canadienne pense cependant autrement. Ces Canadiens pensent qu'il faut pénaliser la consommation de drogues pour des raisons morales et estiment que la toxicomanie est un tort qu'on s'inflige soi-même. Pour ces Canadiens, les toxicomanes ne sont pas des malades au même titre que les personnes qui prennent l'avion et qui attrapent un rhume ou que ceux qui se font heurter par une voiture. Il est difficile pour ces personnes de concevoir qu'une personne peut grandir sans jamais apprendre à faire la distinction entre le bien et le mal. Elles ne croient pas non plus qu'il soit possible qu'une personne devienne un toxicomane sans qu'on l'ait mise en garde contre les risques liés à la consommation de drogues. Je ne sais pas si vous avez jamais entendu cette opinion, mais c'est une opinion qu'on nous a exprimée à plusieurs reprises.
Qu'est-ce qui vous a convaincu que l'option du traitement est l'option la plus juste et la plus sensée et que c'est l'option qu'il faut préférer aux autres?
[Français]
M. Landry: C'est une question très intéressante. Cela nous amène à savoir jusqu'à quel point quelqu'un est responsable du fait qu'il devienne dépendant des drogues et de l'alcool. Le modèle médical soutient que la dépendance aux drogues et à l'alcool est une maladie. Il s'agit de quelque chose dont on n'est pas responsable. Si on veut aller plus loin dans ce modèle, on pourrait parler d'un déterminisme biologique qui fait que les gens ont quelque chose dans leur organisme qui fait qu'ils deviennent alcooliques. Cette opinion a beaucoup été soutenue dans le traitement de l'alcoolisme.
Je ne nie pas du tout qu'il puisse y avoir certains facteurs de vulnérabilité inscrits dans les gènes de certaines personnes. Cependant, je ne crois pas que l'alcoolisme en général soit nécessairement déterminé par nos gènes et qu'il y ait plusieurs facteurs qui font que quelqu'un devienne alcoolique ou toxicomane. Le facteur de vulnérabilité biologique peut être présent chez certaines personnes et même s'il est présent, ces personnes ne deviendront pas toutes alcooliques. Beaucoup d'autres facteurs sociaux et psychologiques font qu'une personne peut devenir alcoolique et toxicomane. Certains gestes délibérés peuvent nous amener à prendre plus de risques ou à développer une dépendance.
À mon avis, on a une certaine responsabilité pour avoir développé ce problème, comme bien d'autres maladies d'ailleurs. Toute la question de la prévention qu'on devrait faire ou non face à des gestes qui pourraient nuire à notre santé - par exemple le tabac et la ceinture de sécurité - constitue un débat social très large. On ne peut pas évacuer toute la notion de responsabilité par rapport aux gestes que les gens posent et la responsabilité qu'ils ont aussi par rapport à leur problème d'alcoolisme ou de toxicomanie. Complètement à droite, on a le modèle purement moral selon lequel la responsabilité de l'alcoolique est totale et qu'il lui revient de prendre les mesures nécessaires pour s'en sortir.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Je suppose qu'on pourrait aussi dire à une personne atteinte d'emphysème qu'elle n'aurait jamais souffert de cette maladie si elle n'avait pas commencé à fumer, n'est-ce pas?
[Français]
M. Landry: Le traitement dans cette perspective est-il quelque chose que je privilégierais? Pour une raison philosophique, il est préférable d'aider quelqu'un à régler un problème qu'il a développé que simplement le punir pour l'avoir fait et pour une raison pragmatique le traitement peut produire un changement. De nombreuses études en font foi. On doit offrir le traitement parce que c'est sans doute la façon la plus humaine et la moins coûteuse de régler ce problème. Cela ne veut pas dire que la pression exercée sur les personnes qui ont un problème ne peut pas être bénéfique pour les amener en traitement. Il peut y avoir un certain degré de pression qui vient de l'environnement, mais pas seulement de la cour. Elle peut venir des conjoints ou du milieu du travail qui vont amener une personne à prendre conscience qu'elle a un problème et l'inciter à faire quelque chose pour le régler. Cela doit être bien utilisé pour justement motiver la personne à régler son problème.
Dans ce sens, on doit continuer à offrir un traitement aux gens pour toutes ces raisons et aussi parce que je craindrais, de façon beaucoup plus large que pour l'alcoolisme et la toxicomanie, qu'à partir du moment où on évalue la responsabilité des gens pour avoir développé telle ou telle maladie, on pourrait développer une société très répressive qui commencerait à dire: «Si tu as un problème de foie, c'est parce que t'es alcoolique. Si tu as un problème cardiaque, c'est parce que tu n'as pas assez fait d'exercice ou parce que tu t'es mal alimenté. On va donc cesser de te soigner ou on va te soigner en consacrant moins de temps et d'argent.» Notre société ayant beaucoup plus de facilité à condamner les gens qui ont développé des problèmes d'alcoolisme et de toxicomanie que d'autres problèmes, a tendance à manifester ce raisonnement plus facilement.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Le prolongement logique de cette position est qu'il conviendrait de décriminaliser, et peut-être de légaliser les drogues douces. De nombreux Canadiens estiment cependant que le gouvernement incite déjà les gens au vice, sauf à celui de la prostitution. Le gouvernement organise maintenant des jeux de hasard et s'occupe de la vente de l'alcool. Voyez-vous une raison qui empêcherait le gouvernement de réglementer, d'imposer et de rendre disponibles dans certaines conditions les drogues et les autres substances psychotropes? Pourquoi le gouvernement ne le ferait-il pas? Si le gouvernement permet les jeux de hasard et la vente d'alcool, pourquoi ne permettrait-il pas la vente de drogues?
[Français]
M. Landry: J'imagine qu'un argument plus cynique pourrait être utilisé. Il y a des considérations morales et pragmatiques dans le fait d'accepter ou non de décriminaliser le cannabis ou même de le légaliser. Il y a beaucoup d'inconvénients à donner un dossier criminel à des jeunes qui ont consommé du cannabis. Le coût de la répression de la consommation de drogues douces comme le cannabis est quelque chose qu'on doit considérer dans la décision à prendre. Quelles sont les dépendances ou les drogues? Jusqu'à un certain point, on peut considérer le jeu comme une drogue d'une certaine façon. Qu'elles sont celles qu'on veut intégrer dans notre législation? Lesquelles veut-on maintenir en dehors de la consommation permise? Ce sont souvent des considérations pragmatiques. Ce sont des maux avec lesquels on doit vivre et à un certain moment, on doit considérer lequel est le moindre des deux maux.
Par ailleurs, sur le plan des substances elles-mêmes, on sait que comme société, on a été capable de gérer la consommation d'alcool. Je dirais que pour le tabac c'est plus compliqué. La majorité des gens sont capables de consommer de l'alcool de façon modérée sans développer de problèmes très importants liés à cette consommation.
On pourrait aussi s'interroger sur le cannabis. Notre société serait-elle capable d'apprendre la gestion d'une telle substance qui, selon les données scientifiques dont on dispose, n'est pas plus dangereuse que l'alcool? De telle sorte que la majorité des gens qui en consomment seraient capables de le faire sans développer de problèmes. Est-il préférable de maintenir une telle substance illégale ou ne serait-on pas capable d'avoir une meilleure façon de gérer cette substance si on l'enchâssait dans un cadre légal? C'est une question qu'on doit se poser.
On doit se demander s'il est préférable de maintenir une telle substance illégale ou si on ne serait pas capable de mieux la gérer si on l'encadrait de façon légale.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Pensez-vous qu'on peut dire que ceux qui abusent de l'alcool causent un plus grand tort à la société que ceux qui abusent du cannabis si l'on peut s'exprimer ainsi? Si c'est le cas, quelle raison le gouvernement aurait-il de mettre à la disposition de la population le produit qui est le plus dangereux?
[Français]
M. Landry: Étant le responsable des services professionnels dans un centre de traitement, je dois aborder les réponses à vos questions avec prudence.
D'abord, on peut dire qu'on connaît beaucoup mieux les dommages causés par l'alcool que ceux causés par le cannabis, l'alcool étant une substance légale qu'on étudie depuis longtemps. Il faudrait cependant faire attention de ne pas banaliser les effets du cannabis qu'on connaît moins bien ou qu'on a moins bien étudiés. C'est possible aussi que le cannabis fasse des dommages plus ou moins importants, selon sa concentration, par exemple en THC, et selon la forme sous laquelle il est disponible. Cependant, aux vues de ce qu'on connaît maintenant, on peut affirmer sans trop se tromper que la consommation du cannabis ne comporte pas plus de danger que la consommation d'alcool.
Toutefois, il faut tenir compte du contexte dans lequel cela s'inscrit. Notre civilisation est bien familière avec la gestion de l'alcool. Elle connaît ses effets, son évolution et elle a appris à vivre avec ce produit. Si on légalisait le cannabis demain matin, il y aurait tout un apprentissage à faire qui pourrait comporter beaucoup de difficultés.
On doit aussi considérer le contexte nord-américain dans lequel se prendrait cette décision, c'est-à-dire que légaliser une drogue comme le cannabis, dans un contexte où elle est interdite chez nos voisins, comporterait des risques qui ne sont pas nécessairement liés à la substance elle-même, mais plutôt au contexte social dans lequel s'inscrirait cette décision. Il faudrait étudier cette question très sérieusement le jour où on déciderait de légaliser cette substance.
[Traduction]
Le sénateur Banks: Il s'agissait d'une question théorique étant donné qu'il existe des contraintes à notre marge de manoeuvre dans ce domaine.
[Français]
Le sénateur Maheu: J'ai trouvé votre présentation très intéressante. Cela fait longtemps que je pense comme vous sur la façon de considérer les traitements au lieu de penser aux coûts qui y sont reliés et à la patience avec laquelle on traite les patients.
Selon vous, les gouvernements consacrent-ils suffisamment de ressources financières à la recherche et au traitement des personnes qui ont des problème de dépendance? À mon avis, la réponse est non.
Que recommanderiez-vous pour qu'on accepte votre façon de voir les besoins des patients qui se présentent aux deux organismes auxquels vos études sont liées? Plusieurs médecins disent à leurs patients que s'ils boivent ou s'ils fument, les conséquences et les coûts de leurs actes constituent leur problème et non celui des Canadiens. Je ne vois pas cela dans votre façon d'intervenir. Comment vendre l'idée au public et aux gouvernements?
M. Landry: Pour répondre à votre question à savoir s'il y a assez de traitements, je dirais non, c'est certain. Prenons l'exemple du Québec. Actuellement, 0,6 p.100 du budget total de la santé est octroyé au traitement des personnes alcooliques et toxicomanes. En tout cas, c'était cela il y a trois ans. Il y a peut-être eu une petite variation depuis ce temps, des efforts du gouvernement du Québec ont quand même été faits pour augmenter les traitements. C'est une façon de voir la question.
On pourrait dire qu'on reconnaît de plus en plus que les problèmes d'alcool et de drogues ont un impact sur un ensemble d'autres problèmes sociaux et de santé. Une grande partie des admissions dans les hôpitaux pour des problèmes de toute autre nature sont reliées, d'une façon ou d'une autre, à des problèmes d'alcoolisme et de toxicomanie.
On connaît bien sûr l'impact des problèmes sociaux sur les familles, sur l'éducation des enfants et sur les séparations. À mon avis, ce n'est pas seulement une question de mettre plus d'argent dans le traitement direct des personnes alcooliques et toxicomanes - ce qui serait certainement nécessaire. Il faut également un travail de collaboration avec les intervenants de tous les autres secteurs de la santé et des services sociaux qui travaillent avec des personnes alcooliques et toxicomanes. D'abord, ces secteurs doivent reconnaître qu'il y a des problèmes d'alcoolisme et de toxicomanie. Par exemple, sur le plan de la santé mentale, dans les hôpitaux psychiatriques, entre 30 et 50 p.100 des patients ont aussi des problèmes d'alcool et de drogue. Si on n'est pas capable de le reconnaître et d'avoir une intervention qui en tienne compte, on risque d'avoir une intervention beaucoup moins efficace.
Il s'agit également de sensibiliser l'ensemble du milieu au fait que lorsqu'ils reçoivent quelqu'un dans leur cabinet médical, cette personne peut aussi avoir des problèmes de surconsommation d'alcool et de drogue. Ils doivent donc être en mesure de lui donner des moyens appropriés pour intervenir.
À Québec, on a essayé de mettre en place un réseau dans lequel on va pouvoir, avec des outils appropriés, dépister les jeunes dans les écoles. S'il y a un certain problème qui n'est pas trop grave, on va intervenir directement au niveau de l'école. Sinon, on va demander une évaluation plus importante par un centre spécialisé. Toute une stratégie d'intervention doit être mise en place. Cela demande des moyens, mais aussi une ouverture de plus en plus grande du milieu pour accepter ces problèmes, les voir et vouloir y travailler.
On pourrait faire davantage de recherche, même si de grands pas ont été faits au cours des dix dernières années. Il y a eu des efforts importants, il faut le reconnaître, mais ils doivent être maintenus pour continuer à faire avancer les connaissances sur les gens, pour augmenter l'efficacité des interventions et pour amener davantage la population à reconnaître le problème.
Le sénateur Maheu: Sur le plan des traitements, beaucoup de gens disent que si un individu ne veut pas s'aider, on ne peut pas le forcer.
M. Landry: On n'abandonne pas si facilement. On doit développer des moyens pour motiver davantage les gens. Il est vrai que si la personne ne collabore pas, on ne sera jamais capable d'implanter un changement durable. On peut essayer de réduire beaucoup de dommages reliés à la consommation, ce qui est déjà un pas important.
Pour cette raison, même si les gens ne veulent pas cesser de consommer, on doit avoir des interventions qui vont, à tout le moins, les aider à réduire les méfaits de leur consommation.
En procédant de cette façon, on établit un contact qui pourra, éventuellement, les motiver à aller chercher plus que cela concernant la consommation elle-même. On se permet donc d'être patient. Il faut être très persévérant et tolérant parce qu'il n'est pas rare que des gens reviennent à plusieurs reprises chez nous. Ce n'est pas la grande majorité, mais ce n'est pas rare. Selon notre philosophie, on doit continuellement les accueillir en essayant d'avoir une intervention de plus en plus appropriée.
Le président: Dans une de vos diapositives, il est question du retour à l'emploi et de la qualité de ce retour à l'emploi. Cela inclut-il le retour à l'école?
M. Landry: Nous travaillons avec des mineurs et nous avons un programme pour les jeunes. Nous favorisons le retour à l'école chez les jeunes et cela pourrait également se faire pour les gens plus âgés. Ce n'est certainement pas exclu. Dans certains cas, la réinsertion professionnelle doit passer par l'école.
Le président: Avant de passer à la question de l'implication gouvernementale, j'aimerais cerner un peu le portrait-type de votre bénéficiaire-toxicomane-cannabis. À quoi ressemble-t-il? Quel âge a-t-il? Est-ce un homme, une femme? D'où vient-il? Quelles ont été les causes qui l'ont emmené là?
M. Landry: La loi les appelle maintenant des usagers. Si on prend la proportion d'usagers pour qui le cannabis est la substance principale, c'est la minorité. Il faut être conscient de cela. Cela ne veut pas dire qu'ils ne prennent pas de cannabis avec d'autres produits comme l'alcool ou la cocaïne.
Le président: Tout à l'heure, vous avez segmenté vos usagers en trois groupes. Dans le troisième groupe, - et c'est celui auquel je m'intéresse particulièrement - il y avait les usagers d'une drogue principale et le cannabis.
M. Landry: Je ne peux vous fournir de données précises, sinon une proportion. C'est peut-être 5 p.100 des gens. Cela ne vous donne pas le portrait de ces gens.
Le président: Des témoignages ont démontré la proportionnalité de ce groupe d'individus.
M. Landry: On sait que la dépendance physique n'est probablement pas existante sur le plan du cannabis, même s'il y a certaines discussions à ce sujet. Ce serait des gens qui ont développé une dépendance psychologique au canadis qui a pour effet de développer une amotivation, c'est-à-dire que ces gens se désintéressent des choses, ont une attitude qui n'est pas très investie dans leur travail, dans leur vie. C'est un peu le portrait qu'on a.
Le président: Quel âge ont-ils en moyenne? À moins que ce soit réparti à peu près également dans tous les groupes d'âge.
M. Landry: J'avoue mon ignorance. Je vais devoir vous répondre par écrit.
Le président: Est-ce principalement des hommes, des femmes?
M. Landry: Ils ne sont pas différents des autres concernant la proportion. C'est 70 p.100 d'hommes, 30 p.100 de femmes en général. Je ne crois pas qu'il y ait une proportion qui se démarque en ce qui concerne la consommation comme telle.
Le président: On comprend que c'est une consommation problématique, donc il y a une dépendance. Si on suit le trajet de Mme Mercier, avec le cannabis, il a dû être plus long parce que la consommation problématique n'arrive pas à l'âge de 16 ans, quoique ce soit possible.
M. Landry: Le trajet dont Mme Mercier a fait mention est possible pour le cannabis comme pour n'importe quelle drogue.
Le président: À ce moment, l'âge du consommateur est plus grand?
M. Landry: Oui, comme pour l'alcool d'ailleurs. Si on veut prendre deux exemples assez opposés, il faut plus de temps à développer une dépendance à l'alcool qu'à la cocaïne. Pour le cannabis, cela prend un certain temps, mais là encore, je devrai m'informer. Des cliniciens me donneront ce genre de portrait, mais ce ne sera pas nécessairement un portrait appuyé sur des données de recherche précises.
Le président: Est-ce que l'abstinence est vraiment l'objectif que vous devez tenter d'atteindre?
M. Landry: Je vais répondre de façon nuancée. Depuis 1997, le Centre Dollard-Cormier a adopté une approche de réduction des méfaits dans sa philosophie d'intervention. Ce qui n'exclut absolument pas l'abstinence, mais ne l'y oblige pas. On reconnaît que les gens qui viennent dans nos services peuvent avoir des objectifs variés par rapport à leur consommation. Certains désirent l'abstinence et on va les aider à atteindre cet objectif. On va sans doute reconnaître que pour certains d'entre eux, c'est probablement le seul objectif réaliste. Ce qui n'empêche pas que même si, pour eux, c'est l'objectif le plus réaliste, s'ils nous disent que ce n'est pas cela qu'ils veulent, on les accompagnera dans leur choix en essayant de travailler, avec eux, une vision réaliste.
Un sondage récent auprès de nos usagers nous indique que l'abstinence était l'objectif premier pour 45 p.100 d'entre eux. Les autres avaient d'autres objectifs comme réduire la consommation ou éliminer tel produit ou encore, ne plus consommer de cocaïne, mais continuer de consommer de l'alcool et du cannabis. On les accompagne dans leurs objectifs, quels qu'ils soient.
Le président: Je présume que la voie que vous avez adoptée respecte les valeurs éthiques auxquelles votre organisme adhère.
M. Landry: Éthiquement, on est à l'aise avec cette position.
Le président: Dans l'échange de lettres que nous aurons, j'aimerais que vous élaboriez un peu sur cette question d'éthique. Un élément important de nos travaux portera sur le rôle des questions éthiques dans l'élaboration des politiques publiques. La morale, selon nous, niche à l'intérieur de ces questions éthiques. Pas seulement la morale moralisante, mais la morale de chaque individu.
M. Landry: Les problèmes de dépendance à l'alcool et aux drogues sont souvent chroniques, donc qui ne se règlent pas d'un seul coup. Ils peuvent être récurrents. C'est une première chose. Deuxièmement, il y a aussi beaucoup d'autres effets nocifs associés à la consommation dont on doit s'occuper. Si en exigeant l'abstinence, les gens ne se présentent pas, on les écarte de nos services alors qu'ils pourraient bénéficier de nos services sur d'autres plans. Il y a, là aussi, un problème d'éthique.
Il est clair qu'on doit favoriser l'abstinence chez les gens qui la veulent, mais on ne doit pas s'en tenir qu'à cet objectif si autre chose de bien peut être apporté à quelqu'un. On sait également qu'un certain nombre de gens reviennent à une consommation non problématique de susbtances. L'abstinence n'est donc pas la seule voie possible pour un rétablissement.
Le président: Plus tôt ce matin, j'ai posé la question concernant la possibilité d'avoir au Canada un observatoire indépendant qui verrait à recueillir l'information vigoureuse sur tous les aspects liés à l'usage et à l'abus des substances illicites, comme c'est le cas en Europe.
Est-ce que vous jugez que vous êtes suffisamment consulté dans l'élaboration des politiques ou l'entretien des politiques sur le plan des gouvernements? J'inclus les deux niveaux de gouvernement. La désintoxication ou les mesures de traitement sont-elles prises en compte dans l'élaboration ou le maintien de ces politiques?
M. Landry: Je peux difficilement commenter en ce qui a trait au niveau fédéral, mais au niveau provincial je dirais que oui, nous sommes consultés. Nous avons un certain impact.
Le président: La politique fédérale repose aussi sur le traitement, c'est un des grands piliers de la politique. C'est beau de le dire, mais si l'autorité fédérale ne se préoccupe pas de la façon dont se donne le traitement ou de savoir quels sont les effets de ces traitements, il sera difficile de réussir. Cela se fait uniquement au niveau provincial, si je comprends bien votre réponse.
M. Landry: Je connais davantage ce qui se fait au niveau provincial. Par ailleurs, j'ai participé à certains groupes de travail, organisés par Santé Canada, qui avaient trait au traitement de la double problématique toxicomanie-santé mentale. J'étais du nombre des experts. Je ne sais pas quel est l'impact sur les politiques fédérales, mais on peut dire qu'un organisme fédéral s'occupait de cette question. Nous avons peut-être un impact plus direct sur les politiques provinciales.
Le président: Que pensez-vous de la collaboration des gouvernements fédéral et provinciaux au maintien d'observatoires de la nature de ceux que l'on retrouve en Europe? Tout en tenant compte de la structure fédérative, rien n'empêcherait le maintien de ces centres observatoires.
M. Landry: Je ne voudrais pas m'embarquer dans cette question politique. Toutefois, je pense qu'il y a un intérêt pour que l'on mette toutes nos connaissances en commun au Canada.
Par ailleurs, des efforts ont déjà été faits dans ce sens. Un certain groupe de travail a réuni des gens du Canada pour essayer de rassembler les données épidémiologiques dont nous disposons actuellement. Présentement, ce sont des données très parcellaires, très diffuses. Il faudrait que nous puissions coordonner nos efforts de recherche. En effet, mettre en commun ces données m'apparaît très intéressant.
Le président: Quelle importance donnez-vous à l'indépendance d'un tel organisme?
M. Landry: C'est très clair qu'il doit être indépendant.
Le président: Je vous remercie, monsieur Landry. J'aurai le plaisir de vous écrire et d'attendre vos réponses avec intérêt.
Avant de clore les travaux de cette séance du comité, je tiens à rappeler à tous ceux et celles qui s'intéressent aux travaux du comité qu'ils peuvent lire et s'informer sur le sujet des drogues illicites en rejoignant notre site Internet, à l'adresse suivante: www.parl.gc.ca.
Vous y retrouverez les exposés de tous nos témoins, ainsi que leur biographie et toute la documentation argumentaire qu'ils auront jugée nécessaire de nous offrir. Vous trouverez aussi plus de 150 liens Internet relatifs aux drogues illicites. Vous pouvez aussi utiliser cette adresse pour nous transmettre vos courriels.
Au nom du Comité spécial sur les drogues illicites, je désire vous remercier de l'intérêt que vous portez à notre importante recherche.
La séance est levée.