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SOCI - Comité permanent

Affaires sociales, sciences et technologie

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Affaires sociales, des sciences et de la technologie

Fascicule 6 - Témoignages du 21 avril 2004


OTTAWA, le mercredi 21 avril 2004

Le Comité sénatorial permanent des affaires sociales, des sciences et de la technologie se réunit aujourd'hui à 16 h 05 pour étudier les questions qu'ont suscitées le dépôt de son rapport final sur le système de soins de santé au Canada en octobre 2002 et les développements subséquents. En particulier, le comité est autorisé à examiner la santé mentale et la maladie mentale.

Le sénateur Marjory LeBreton (vice-présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La vice-présidente: Honorables sénateurs, nous devrions commencer car il y aura un vote à 17 h 30 et les cloches commenceront à se faire entendre à 17 h 15. Nous ne pourrons plus siéger quand elles sonneront. Nous devrons terminer à 17 h 15. Normalement, nous continuerions après le vote, mais un autre comité doit se réunir dans cette salle à 18 heures.

Honorables sénateurs, nos témoins d'aujourd'hui représentent l'Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies, à l'Hôpital Douglas, et le Centre for Suicide Prevention. Le Dr Isaac Sakinofsky devait témoigner aujourd'hui, mais il est malade et a dû annuler sa comparution. Nous espérons entendre son témoignage à une date ultérieure.

Vous avez la parole.

[Français]

M. Richard Brière, directeur adjoint, Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies: Je remercie le comité de m'avoir invité à témoigner sur le suicide. Le suicide m'intéresse non seulement à titre de directeur adjoint de l'Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies mais aussi parce qu'au moment, où je faisais encore de la recherche au département de psychiatrie de l'Université de Montréal, je m'intéressais à la neurobiologie du suicide.

Ma présentation portera sur la nécessité de se doter d'un programme national sur le suicide et sur les mesures que l'Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies a prises en ce sens.

En février 2003, l'Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies, initiative stratégique sur les blessures intentionnelles et non-intentionnelles et Santé Canada ont organisé à Montréal un atelier sur la recherche en matière de suicide au Canada, en collaboration avec six autres instituts de recherche en santé au Canada. Le nombre d'instituts qui ont collaboré à cet atelier témoigne de l'intérêt que le suicide suscite parmi les instituts de recherche en santé au Canada. Le but de l'atelier était d'établir un programme de recherche sur le suicide au Canada.

Nous avons réuni une cinquantaine de chercheurs, d'intervenants, d'organisations non gouvernementales et de représentants des Premières nations. Nous leur avons demandé d'examiner la recherche sur le suicide au Canada et dans le monde, de déterminer et d'établir des thèmes qui guideront la recherche sur le suicide au cours des dix prochaines années et de prendre en compte la recherche multidisciplinaire et l'application des connaissances.

Au cours des deux jours de l'atelier, six thèmes de recherche ont été établis. Premièrement, les pratiques fondées sur les preuves; deuxièmement, la promotion de la santé mentale; troisièmement, les modèles multidimensionnels pour comprendre le comportement lié au suicide; quatrièmement, le spectre des comportements suicidaires; cinquièmement, le suicide dans les contextes social et culturel et, enfin, les systèmes de données.

Selon moi, ces thèmes de recherche seront utiles à l'élaboration d'une politique nationale de prévention du suicide. Je parlerai brièvement de chacun des systèmes. Les pratiques fondées sur les preuves comprennent l'évaluation des programmes de prévention du suicide. Il faut identifier les stratégies et les programmes qui réduisent vraiment les comportements suicidaires.

Enfin, on ne sait pas vraiment si les démarches actuelles réduisent efficacement les décès par suicide et les blessures causées par les comportements suicidaires. L'étude des nombreux programmes déjà en place est une occasion d'évaluer les pratiques courantes et leur impact sur les comportements suicidaires. Quand les pratiques courantes seront évaluées, les chercheurs pourront améliorer les méthodes d'intervention. Quand les stratégies de prévention et d'intervention seront reconnues comme efficaces, il sera important de faire connaître aux intervenants ces pratiques fondées sur les preuves et d'encourager leur utilisation.

Cet aspect des applications des connaissances est un thème cher aux Instituts de recherche en santé du Canada. S'il est important de créer de nouvelles connaissances, il est aussi primordial de promouvoir leur application. La promotion de la santé mentale exige l'élaboration et la diffusion d'une information appropriée sur le plan culturel et adaptée aux collectivités. La recherche porte entre autres sur les facteurs de protection, de risques et la résilience au cours du d la durée de la vie. Elle traite des questions liées à la discrimination, aux soins procurés aux intervenants, à l'aptitude sociale, à la honte, à la stigmatisation et à la perception de la maladie mentale.

L'accent doit être mis sur l'approche de la résolution des problèmes qui repose sur l'efficacité et l'excellence et qui reconnaît la nécessité de la croissance et de l'accomplissement du potentiel humain. D'autre part, si la population est mieux sensibilisée au problème du suicide, cela renforcera les mesures de prévention.

Il faut faire connaître les facteurs de risque du suicide, souligner que le comportement suicidaire est évitable et réduire la stigmatisation qu'éprouvent les personnes qui ont des sentiments suicidaires et qui souvent les empêchent de chercher de l'aide.

L'important est de communiquer le bon message, au bon public, dans le bon format et au bon moment. Pour parvenir à ce but, il faut que les chercheurs et les intervenants sachent comment élaborer des campagnes d'information destinées au public afin de maximiser leur impact.

Il faudrait que les campagnes d'information soient évaluées afin de déterminer si elles ont un impact significatif sur les connaissances du public sur les comportements suicidaires. Les résultats des évaluations permettront de raffiner les messages communiqués et d'améliorer leur impact.

Quant au modèle multidimensionnel, selon les autopsies psychologiques, 90 p. 100 des personnes qui se suicident ont des problèmes de santé mentale. Les personnes ayant des problèmes de santé mentale, notamment des dépressions et des troubles de la personnalité ainsi que les personnes aux prises avec des problèmes de toxicomanie, y compris l'alcoolisme, sont plus à risque de commettre un suicide.

Quelles sont les relations entre la santé mentale et le suicide? Pourquoi certaines personnes ayant des problèmes de santé mentale se suicident-elles et d'autre pas? Bien que des problèmes individuels de santé mentale peuvent contribuer grandement au comportement suicidaire, les problèmes de santé mentale seuls ne sont pas la cause du suicide.

De nombreux autres facteurs contribuent à augmenter le risque de comportement suicidaire. Ces facteurs comprennent les événements stressants de la vie, comme la perte d'un être cher ou le chômage; des difficultés de vie, comme la violence conjugale, les maladies physiques ou encore l'isolement social.

On ne comprend pas comment ces facteurs interagissent et affectent le risque suicidaire. En plus du stress et de l'isolement social, l'abus d'alcool et d'autres substances psychoactives, ainsi qu'une tendance à l'impulsivité, augmentent grandement le risque de comportement suicidaire. Comme pour les événements de vie et les difficultés interpersonnelles, il n'est pas clair comment les toxicomanies et l'impulsivité augmentent le risque de suicide.

L'élaboration d'un modèle multidimensionnel, tenant compte des facteurs biologiques, cliniques et sociaux, favoriserait l'élaboration d'interventions efficaces en se basant sur une connaissance plus dynamique des facteurs de risque et de résilience qui interagissent au niveau de l'individu.

Il faut aussi tenir compte du suicide dans son contexte social et culturel. L'incidence du suicide au Canada varie grandement en fonction du contexte régional, social et culturel. D'une part, il existe des différences provinciales importantes. Si le taux de suicide est relativement bas à Terre-Neuve et en Ontario, il est particulièrement élevé en Alberta et au Québec.

En 1996, 37 p. 100 de tous les suicides commis au Canada l'étaient par des Québécois. De 1960 à 1991, la plus forte hausse du taux provincial a été signalée au Québec où le taux a triplé. On sait aussi que les taux de suicide dans la population autochtone canadienne sont souvent plus du double que ceux de la population en général.

De nombreux facteurs qui ne relèvent pas de la santé mentale peuvent affecter les taux de suicide. Ce sont des facteurs sociaux comme la structure des relations sociales, les valeurs admises par la collectivité, l'accessibilité de l'aide aux gens qui font face à des difficultés. Nous ne savons pas vraiment comment ces facteurs affectent les taux de comportement suicidaire et cela empêchent de concevoir des stratégies de prévention efficaces. Cette information est nécessaire aux chercheurs, aux intervenants et aux agences de santé publique afin de concevoir de meilleures stratégies.

Il faut aussi pouvoir tenir compte de tout le spectre des comportements suicidaires: les suicides avortés, les tentatives de suicide, les suicides assistés, les tentatives de suicide déguisées en accident, l'automutilation délibérée, l'euthanasie, l'accélération de la mort par un comportement qui met la vie en danger ou une prédisposition à l'automutilation, les gestes suicidaires, l'idéalisation suicidaire. Il comprend des tentatives n'ayant pas entraîné la mort et les tentatives immotivées; la mort prématurée dû à des comportements risqués.

Il sera important, dans une stratégie nationale de prévention du suicide, de tenir compte de tout le spectre des comportements suicidaires. Enfin, il serait important d'avoir accès à des données précises et fiables sur les comportements suicidaires, afin de pouvoir faire un suivi du problème et de pouvoir évaluer l'efficacité des interventions.

Actuellement, les données ne concernent pratiquement que les décès. Il serait utile d'avoir de meilleures données sur les comportements suicidaires, notamment les hospitalisations et les soins ambulatoires suite à des tentatives de suicide. On peut estimer que pour chaque décès par suicide, il y aurait près de 20 tentatives qui aboutissent dans les urgences des hôpitaux. Les suicides et les tentatives de suicide entraînent des coûts médicaux, économiques et sociaux, notamment un traumatisme pour les proches des victimes. Il y a peu de recherches sur les coûts financiers et non financiers des comportements suicidaires au Canada.

Ces données seraient certainement utiles pour justifier auprès du public la nécessité d'une meilleure prévention et pour mieux évaluer l'efficacité des programmes de prévention.

En résumé, une stratégie nationale de prévention du suicide doit faire appel à des pratiques fondées sur les preuves; s'appuyer sur des programmes de promotion de la santé mentale; se baser sur un modèle multidimensionnel qui inclut les aspects biologiques, cliniques et psychosociaux; tenir compte du contexte social et culturel; couvrir tout le spectre des comportements suicidaires; donner accès à des données fiables et complètes.

Depuis l'atelier de février 2003, l'Institut de la santé des Autochtones, en collaboration avec l'Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies, a lancé en décembre dernier un programme de recherche sur la prévention du suicide chez les Autochtones. L'Institut des neurosciences, de la santé mentale et des toxicomanies a l'intention de collaborer avec l'initiative stratégique sur les blessures intentionnelles et non intentionnelles et de lancer un programme de recherche national en matière de suicide basé sur les systèmes de recherche de l'atelier de Montréal.

[Traduction]

La vice-présidente: Merci, monsieur Brière, pour cet excellent exposé.

Le Dr Turecki a maintenant la parole.

Le Dr Gustavo Turecki, directeur, Groupe McGill d'études sur le suicide, Université McGill, Hôpital Douglas: Madame la présidente, merci de m'avoir invité à comparaître devant cet important comité.

J'ai apporté des diapositives. Je vous invite à suivre mon exposé à l'aide de ces diapositives qui illustrent certains éléments que je vais présenter.

Je suis à la fois un clinicien qui travaille sur le suicide et un chercheur qui fait de la recherche clinique et biomédicale sur le suicide. En réfléchissant à ce que j'allais dire aujourd'hui, j'ai décidé de vous entretenir d'un sujet dont vous êtes moins susceptibles d'entendre parler par d'autres, c'est-à-dire la diathèse du suicide, ou la prédisposition biologique et générale au suicide.

Un examen épidémiologique permet de constater que le suicide constitue un important problème sur le plan de la santé publique. Il figure parmi les 10 principales causes de décès, tous âges confondus. C'est la principale cause de décès chez les jeunes hommes, plus particulièrement les hommes âgés de moins de 40 ans.

À la deuxième page, vous voyez les taux de suicide dans chaque province. À l'heure actuelle, c'est au Québec que le taux de suicide est le plus élevé, à l'exception des territoires. En moyenne, chaque année, il y a 1 500 suicides au Québec. Ce nombre représente environ le tiers de tous les suicides au Canada.

Pourquoi les gens se suicident-ils? C'est une question difficile. Il y a très probablement différentes causes au suicide. Les causes et les facteurs sont multiples. Ce qui est clair, c'est que les gens ne se suicident pas simplement parce qu'ils subissent un stress insoutenable. Ils se suicident parce qu'ils ont une prédisposition biologique à le faire.

La diapositive suivante présente la relation complexe qui existe entre les facteurs biologiques et le suicide. Différents facteurs jouent un rôle contributif ou modérateur, notamment les facteurs de stress négatif précoce, les troubles de la personnalité et les variables démographiques, ainsi que les événements de la vie et les troubles mentaux.

Au cours des quelques dernières décennies, des études ont permis de conclure que les troubles mentaux sont probablement le principal facteur du suicide.

En examinant la répartition des troubles mentaux chez les personnes qui se sont suicidées — sur la page suivante — nous constatons que les troubles les plus importants chez ces personnes sont la dépression majeure, ainsi que les problèmes liés à la toxicomanie et à l'alcoolisme et, dans une moindre mesure, les troubles psychotiques, comme la schizophrénie. Cette information est tirée d'études que nous avons menées dans la région de Montréal.

Comme M. Brière l'a mentionné, bien que la plupart des gens qui se suicident présentent des antécédents de troubles mentaux, les études démontrent qu'environ 90 p. 100 d'entre eux correspondent aux critères de l'un de ces troubles. Ce taux est probablement plus près des 100 p. 100. La raison pour laquelle il ne l'est pas est que nos études ne sont pas assez sensibles. Toutefois, la plupart des gens qui présentent ces troubles ne se suicident pas. Dans les études que nous menons, la question la plus importante consiste à déterminer pourquoi, parmi ces personnes qui semblent présenter le même trouble, seulement certaines d'entre elles se suicident.

Ainsi, nous avons entrepris d'étudier des individus qui se sont suicidés pendant un épisode de dépression majeure. Nous les avons comparés à des personnes présentant la même affection, une dépression majeure, mais qui n'avaient pas d'antécédents de comportement suicidaire et qui n'avaient jamais tenté de se suicider pendant un tel épisode.

De toute évidence, au-delà de la psychopathie, divers facteurs pourraient expliquer pourquoi certaines personnes se suicident. Parmi ces facteurs, il y a les traits de personnalité, comme le degré d'impulsivité et d'agressivité. Parmi les troubles de la personnalité — autrement dit, des états caractérisés par des problèmes généraux liés à ces traits — figurent les troubles légers de la personnalité, la personnalité antisociale, et la comorbidité associée à l'alcoolisme et à la toxicomanie. Nous décelons plus souvent ces facteurs chez les individus qui ont souffert d'une dépression majeure et qui se sont suicidés, comparativement à ceux qui ont eu une dépression majeure mais qui n'ont jamais eu de comportement suicidaire.

Les résultats de la recherche laissent aussi croire qu'un degré élevé d'impulsivité et de pulsions agressives combiné à un comportement induit par la toxicomanie ou l'alcoolisme peut mener au suicide dans les cas de dépression majeure, par exemple. À l'heure actuelle, nous menons aussi des études sur d'autres troubles.

Au-delà de ces facteurs, nous constatons aussi que, fréquemment, ces individus présentent des antécédents familiaux de comportement suicidaire. Qu'il s'agisse de suicides réalisés ou de tentatives de suicide, ils semblent plus fréquents dans leur famille. Environ 35 à 37 p. 100 des gens qui se suicident présentent des antécédents familiaux de suicide, ce dont fait état la documentation. Ainsi, cette diapositive représente deux familles visées par une étude sur la population Amish. La collectivité Amish est solidaire, elle offre un bon soutien social et ne présente pas de problèmes de toxicomanie et d'alcoolisme. On n'y recense pas beaucoup de cas de suicide. Depuis 100 ans, il y en a eu 26. Ce qui est intéressant, toutefois, c'est que ces 26 cas sont concentrés dans seulement quatre familles; c'est la première fois que des chercheurs se rendent compte que le suicide peut être familial. Depuis, de nombreuses études ont été effectuées. Nous avons fait d'autres études familiales qui laissent croire que le comportement suicidaire est concentré dans certaines familles.

Une partie de cette concentration peut être de nature génétique. Nous avons effectué un certain nombre d'analyses moléculaires pour mieux comprendre et définir les facteurs moléculaires qui expliquent cette prédisposition génétique au suicide.

Nous avons entrepris des études d'expression liées au suicide. Autrement dit, nous prenons des échantillons d'ARN ou de tissu du cerveau de personnes qui se sont suicidées, et nous les comparons avec les tissus cérébraux de personnes qui sont mortes d'autres causes. Nous utilisons ensuite des «biopuces», c'est-à-dire des puces contenant tous les gènes du génome, dans le but de cerner des tendances particulières. Nous obtenons ainsi un cliché de ce qui se passait dans le cerveau de ces sujets avant leur décès. Comme vous pouvez le voir dans le graphique de droite, nous sommes capables de distinguer les personnes qui se sont suicidées des...

Le sénateur Morin: Il y a une erreur sur la diapositive de gauche. Il manque une ligne.

Le Dr Turecki: J'en suis désolé.

La nouvelle technologie nous permet de mieux comprendre les aspects génétiques du suicide. Néanmoins, je dois souligner que le lien entre les gènes et l'issue du suicide est complexe et qu'il doit être examiné à la lumière de divers facteurs sociaux, cliniques, environnementaux et généraux.

De quoi avons-nous besoin? Premièrement, nous devons promouvoir la recherche canadienne sur le suicide. Si nous nous comparons à d'autres pays où la situation est semblable, nous constatons que le Canada accuse un retard. Nous devons aussi promouvoir la recherche sur les gens qui se sont suicidés, parce qu'ils représentent probablement le phénotype extrême et le moins hétérogène. Nous devons cerner les facteurs de risque en tenant compte de la nature multifactorielle du suicide. Pour ce faire, nous devons effectuer des études de grande envergure; par conséquent, nous avons besoin de fonds.

La vice-présidente: Nous allons maintenant entendre Mme Yackel, qui est venue de Calgary pour présenter son exposé.

Mme Diane Yackel, directrice générale, Centre for Suicide Prevention: Honorables sénateurs, je vous remercie de m'avoir offert cette occasion de m'adresser à vous aujourd'hui.

Le Centre for Suicide Prevention est un programme de l'Association canadienne pour la santé mentale. Ses principaux champs d'activité sont les services d'information, la recherche et les programmes de formation en prévention du suicide, alors que nos collègues de l'Association qui sont disséminés dans tout le pays se chargent des services directs de counselling et de soutien.

Le Centre comprend une bibliothèque spécialisée qui compte plus de 32 000 documents. C'est la plus vaste collection d'information de langue anglaise sur le suicide au monde.

Quand notre centre a été invité à témoigner ici aujourd'hui pour appuyer le travail de ce comité permanent, nous avons cherché à savoir quelle information les honorables sénateurs avaient déjà reçue. Par conséquent, nous avons pris la liberté de produire ce document en anglais, qui résume les données sur le suicide présentées par les témoins précédents. Nous espérons que cet aide-mémoire vous sera utile.

À la fin du document, nous avons annexé de l'information récente et, à titre complémentaire, quelques-uns de nos propres bulletins qui traitent d'un ou deux domaines particuliers. De toute évidence, ce comité a déjà reçu d'excellentes données sur le suicide pendant son examen des enjeux associés à la santé et à la maladie mentales.

Le deuxième document que nous avons préparé est une compilation des stratégies nationales, provinciales et d'État pour la prévention du suicide, conservées dans notre bibliothèque. Comme vous le constaterez en examinant la table des matières et comme vous l'avez déjà entendu dire par d'autres témoins, beaucoup de pays ont choisi d'élaborer des programmes précis de prévention du suicide. Les pays que nous avons inclus dans la liste ont publié des plans appuyés par leur gouvernement national. Certains pays, comme l'Australie et les États-Unis, ont aussi encouragé l'adoption de stratégies secondaires à l'échelon provincial, territorial, des États ou des comtés.

Il existe peut-être d'autres stratégies étrangères que nous ne connaissons pas ou qui ne sont pas décrites en anglais, mais nous allons verser ce document dans notre site Web et nous y ajouterons de l'information à mesure que nous la recevrons.

Le deuxième document, le résumé des stratégies de prévention du suicide nationales, provinciales et d'État, met en lumière le principal message que je veux livrer aujourd'hui, c'est-à-dire qu'il est urgent d'établir une stratégie nationale de prévention du suicide au Canada.

Le Canada ne dispose d'aucune stratégie nationale précise de prévention du suicide, ni d'un cadre général et national de santé mentale. À l'échelon provincial, seuls le Québec et le Nouveau-Brunswick ont formulé un plan de prévention du suicide.

On a comparé les conséquences du suicide au Canada à celles de l'écrasement, chaque mois, d'un avion gros- porteur. Si un tel écrasement se produisait chaque mois, à tous les 30 jours, 340 personnes périraient dans un écrasement d'avion au Canada. Les gens intelligents ne finiraient-ils pas par se demander ce qui se passe? Ne serait-il pas sensé d'investir pour mettre fin à ces écrasements plutôt que d'en tolérer les conséquences? On peut prévenir le suicide. C'est un geste, pas une maladie.

À mon avis, il est déplorable que le Canada n'ait pas de directive fédérale pour la réduction de la prévalence du suicide et des comportements suicidaires au pays. En outre, les tentatives de suicide, où le geste d'un individu n'a pas de conséquence fatale, sont comparables à la partie immergée et invisible de l'iceberg; elles causent des souffrances indicibles aux individus et à leur famille, et elles accaparent d'énormes ressources du système de santé.

En l'an 2000, un rapport publié en commun par Santé Canada, Alberta Wellness, l'Alberta Centre for Injury Control et le Centre for Suicide Prevention, calculait que, pour chaque suicide survenu en Alberta, on comptait presque sept hospitalisations dues à des tentatives de suicide et plus de 17 visites dans des salles d'urgence pour des blessures auto-infligées. Si le ratio albertain était appliqué à tout le Canada, cela donnerait approximativement 28 000 hospitalisations et 68 000 visites à des salles d'urgence par 4 000 suicides chaque année. Voilà qui coûte très cher aux Canadiens.

En 1996, une étude néo-brunswickoise a décrit les impacts financiers directs et indirects du suicide, le coût total moyen étant évalué à 850 000 $ presque par suicide. Dans le cas des tentatives de suicide, d'autres sources évaluent que le coût varie entre 33 000 $ et un peu plus de 300 000 $ par personne.

Sur une note plus positive, l'Association canadienne pour la prévention du suicide a déployé des efforts impressionnants récemment en vue d'orienter l'élaboration d'une stratégie pancanadienne visant à réduire le suicide et ses impacts. Lundi dernier, elle a publié la première ébauche publique du plan détaillé que l'on peut consulter sur son site Web, suicideprevention.ca.

D'après certains, si le Canada se dotait d'une stratégie bien énoncée en santé mentale, il ne serait pas nécessaire de mettre en place une initiative propre au suicide. J'ai été encouragée par le fait que, parmi la poignée de dossiers de santé qui, selon le comité permanent, méritait une étude beaucoup plus fouillée, les honorables sénateurs ont à l'unanimité convenu d'étudier comme première priorité la santé mentale et les maladies mentales.

Le besoin d'un régime pancanadien de santé mentale est réel. Je suis d'avis, toutefois, qu'une stratégie nationale de prévention propre au suicide non seulement se justifie, mais qu'elle comporterait également d'éventuels avantages sur le plan de la santé mentale et du bien-être mental de notre société. À mon avis, une forte stratégie nationale de prévention du suicide pourrait servir de catalyseur à l'élaboration et à la mise en place d'un plan national complet en matière de santé mentale et de maladies mentales.

Je réserve mes dernières observations au sujet dont, selon moi, on a le moins parlé dans vos audiences jusqu'ici — celui des survivants, de ceux qui doivent vivre avec les profondes conséquences du suicide.

Sur une note personnelle, je précise que je ne suis pas une survivante du suicide. Par profession, je suis infirmière, psychologue et thanatologue. Avant de me joindre au Centre for Suicide Prevention, j'avais une pratique privée où je faisais du counselling spécialisé auprès de personnes endeuillées, un rôle que je poursuis sur une base sélective.

Bien que je ne prétende pas pouvoir illustrer les ravages causés par le suicide dans les relations personnelles, je crois pouvoir transmettre certains des messages que les survivants que j'ai connus auraient aimé vous communiquer s'ils avaient pu être ici aujourd'hui. Je peux vous raconter drame après drame, mais je songe notamment à quatre mères.

La première était une femme qui avait eu deux époux. Les deux s'étaient suicidés. Elle est venue me consulter après que son fils, son unique enfant, se soit pendu. Plusieurs semaines après la mort de son fils, elle a été remerciée de ses services par son employeur parce qu'elle «n'était plus un employé productif».

Il y a aussi eu cette mère qui a perdu ses moyens, qui s'est figée dans le temps. Elle était incapable de dormir où que ce soit, sauf sur le sofa près de la porte d'entrée de la maison. C'était le sofa sur lequel elle avait vu pour la dernière fois son fils et duquel elle avait entendu le coup de feu. Il y avait peut-être une chance, une toute petite chance, si elle demeurait là suffisamment longtemps, pour qu'il franchisse à nouveau la porte et qu'elle ait une autre chance de l'empêcher d'aller dans sa chambre et de se tuer.

Je me souviens aussi de cette mère autochtone dont la fille de 19 ans s'est couchée sur la voie ferrée quand le mal de vivre lui est devenu trop lourd à porter.

Il y a cette autre mère aussi, elle-même veuve, qui a découvert le corps de sa fille de 14 ans pendu dans la maison et qui a dû couper la corde. Je n'ai pas d'enfant, mais je ne puis m'empêcher de croire qu'aucun parent, encore moins celui d'un enfant de 14 ans, devrait avoir à vivre ce genre d'expérience.

Il est vraiment impossible de décrire la profonde douleur des survivants. Elle dépasse notre capacité à vraiment comprendre. La plus grande angoisse, c'est que, le plus souvent, on peut prévenir le suicide. Je ne connais pas de survivants qui ne m'aient dit que des mesures désespérées et urgentes doivent absolument être prises pour enrayer ce mal inutile et indicible.

À vrai dire, je dis rarement maintenant aux survivants que notre bibliothèque du centre compte 32 000 documents sur le suicide. Il n'y a rien dans notre bibliothèque qui justifie la mort évitable d'un être aimé.

Bien qu'il ne soit pas facile de le faire, il faut tout de même se poser la question: que faudrait-il faire pour faire avancer la stratégie nationale de prévention du suicide? Que faut-il savoir de plus avant de passer à l'action? Faudra-t-il 33 000 documents, 40 000? Faudra-t-il attendre qu'il y en ait 75 000? Combien d'information faut-il avoir avant de commencer?

Hier, plus de 10 familles de notre grand pays ont vu leur vie irréversiblement changée parce qu'un père, un fils, une soeur ou un proche a décidé, intentionnellement jusqu'à un certain point, de se suicider. Aujourd'hui, au moins 10 autres familles ont été informées par un agent de police ou par un médecin du décès par suicide d'un proche ou, de manière plus catastrophique, ont ouvert la porte le soir pour faire la macabre découverte qui changera à tout jamais leur famille. Demain, 10 autres familles et, le lendemain, 10 autres encore vivront la même situation à moins que nous n'agissions.

Aux États-Unis, le mouvement en faveur de l'adoption d'une stratégie nationale a été mené par un organisme regroupant des survivants bénévoles. Il n'existe pas de pareille organisation ou structure au Canada. La voix publique des survivants est faible et fragmentée, sans organisation. Toutefois, elle existe. Nous l'entendons tous les jours dans los bureaux de l'ACSM répartis un peu partout au Canada.

Je vous en supplie. Sans aucune honte, je vous supplie d'exercer votre influence pour qu'une stratégie nationale de prévention du suicide soit immédiatement et toutes affaires cessantes élaborée pour le Canada, stratégie qui à son tour servira de catalyseur pour l'élaboration de stratégies provinciales et communautaires convenables.

Honorables sénateurs, nous avons besoin de votre leadership.

La vice-présidente: Je vous remercie beaucoup de ce témoignage prenant et troublant, de même que de ce document.

Le sénateur Morin: Je sais que vous avez cité des personnes très importantes dans ce document, notamment le sénateur Cook. Elle en est très fière.

J'ai deux questions à vous poser.

[Français]

Docteur Brière, ma question porte sur la prévention du suicide.

Évidemment, il n'y a pas de traitement pour cette condition. Quelle évidence a-t-on, basée sur des preuves, que les différents programmes sont réellement efficaces dans la prévention du suicide?

Il s'agit d'une question importante car si on veut entreprendre une stratégie de prévention du suicide et investir dans des ressources, je pense qu'on doit d'abord s'assurer de l'efficacité des programmes. Les gens agissent à travers des programmes tels que Suicide Secours, mais si on avait un téléphone placebo, est-ce que ce serait tout aussi efficace? Comprenez-vous le sens de ma question?

M. Brière: J'ai bien saisi le sens de votre question. Il y a beaucoup de programmes de prévention et peu d'entre eux ont été évalués. On ne sait pas vraiment si les démarches qui sont entreprises ont vraiment un impact. Il est évident que des choses fonctionnent et peuvent être entreprises.

En Suède, dans les années 70, un programme formait les médecins généralistes à diagnostiquer la dépression et à prescrire des antidépresseurs. En faisant cela sur une grande échelle à travers tout le pays, on a réussi à faire diminuer le taux de suicide.

Le sénateur Morin: Était-ce chez des jeunes? On sait que chez les jeunes, la prescription d'antidépresseurs augmente le taux de suicide.

M. Brière: Ce fait est controversé. Je ne sais pas si à cette époque les mineurs faisaient partie de l'étude ou pas. Si on prend une mesure comme celle-là, qui n'est pas ciblée directement sur le suicide, mais de façon très générale sur la dépression, on peut arriver à diminuer les taux de suicide et c'est ce qu'affirmaient mes collègues.

Si on arrivait à bien traiter les problèmes de santé mentale et si on traitait plus adéquatement les cas de dépression, on diminuerait le taux de suicide de même que les problèmes de toxicomanie et d'alcoolisme qui sont aussi d'importants facteurs de risque. L'important, c'est que les programmes soient bien évalués afin qu'on soit bien certains qu'ils aient des effets bénéfiques.

Le sénateur Morin: Avant d'entreprendre une stratégie nationale de prévention sur le suicide, vous dites qu'il serait bon d'avoir une évaluation des différents programmes pour être en mesure de savoir quels sont ceux qui fonctionnent et ceux qui ne fonctionnent pas.

[Traduction]

Ma deuxième question s'adresse au Dr Turecki et concerne les facteurs culturels du suicide. Santé Canada a publié cette semaine un document dans lequel il affirme que les immigrants au Canada ont un taux beaucoup plus bas de suicide, mais que leurs enfants ont le même taux que le reste des Canadiens.

De plus, nos très compétents et très experts attachés de recherche de la Bibliothèque du Parlement ont préparé un tableau des taux de suicide dans certains pays pour les années allant de 1998 à l'an 2000. Le Canada a un taux étonnamment bas sur cette liste. Par exemple, la Suède, dont on a dit qu'elle avait ce programme de prévention, a un taux plutôt élevé, et la Finlande est parmi les premiers. Les États-Unis ont un taux encore plus bas que le Canada, et le Royaume-Uni est tout à fait en bas. Le taux en France est très élevé, ce qui pourrait peut-être avoir un rapport avec le fait que le taux de suicide est élevé au Québec et plus faible dans d'autres parties du pays.

Cela bien sûr n'aurait rien à voir avec le bagage génétique puisque celui des enfants d'immigrants n'a pas changé en une seule génération. Qu'avez-vous à dire au sujet des facteurs culturels?

Le Dr Turecki: Voilà un point intéressant. Nous savons maintenant, entre autres, qu'il existe une prédisposition au suicide. Toutefois, le lien entre la prédisposition et le passage à l'acte est tempéré par différents facteurs, comme des facteurs culturels, l'éducation psychologique et les stresseurs.

Cela étant dit, la diathèse ne concerne pas que les gènes. Plusieurs facteurs différents entrent en jeu, par exemple des traits de comportement, le profil de la personne, et ainsi de suite. Ils prédisposent plus ou moins les personnes au suicide, mais de toute évidence, la variation des taux est d'origine environnementale.

Il ne faudrait pas croire, par exemple, que les variations de taux d'une province, d'année en année, signalent des changements dans la constitution génétique de la population. Bien au contraire, la population est la même. Ce qui change, c'est le niveau de stresseurs, mais personne n'y réagit de la même façon.

En ce qui concerne les immigrants, les taux sont peut-être faibles, mais il y en a tout de même qui se suicident. C'est ce lien qu'il faut mieux comprendre. Quand je parle de diathèse, je crois que l'important, c'est de mieux comprendre qui est à risque, en termes de suicide.

Il importe de créer des programmes pour la prévention du suicide — tout à fait. Par contre, les programmes seront plus efficaces chez certains que chez d'autres. C'est en ce sens qu'il faut mieux comprendre quels candidats au suicide sont les plus à risque lorsqu'ils sont exposés à certaines situations.

Beaucoup de ces connaissances nous manquent. Nous en savons très peu au sujet des facteurs déterminants du suicide. C'était le point central que j'essayais de faire comprendre. Il faut les connaître pour bien saisir la complexité de la personne qui se suicide.

En tant que clinicien, je suis souvent dans la salle d'urgence, et de nombreuses personnes qui s'y présentent ont essayé de se suicider. Suis-je censé toutes les garder à l'hôpital, contre leur gré? Bien sûr que non. De nombreuses personnes qui tentent de se suicider n'y parviennent pas. Une tentative de suicide est un phénomène complexe. Beaucoup de personnes tentent de se suicider parce qu'elles souhaitent communiquer, parce qu'elles cherchent autre chose que la mort.

Il faut mieux comprendre qui exactement est à risque. En ce sens, les gènes peuvent fournir une partie de la réponse — pas la réponse complète —, et il nous faut mieux comprendre le lien entre les gènes et d'autres facteurs, d'où la raison pour laquelle il faut mener des études à grande échelle.

Le sénateur Callbeck: Je vous remercie des témoignages convaincants de cet après-midi.

J'ai ici un tableau des taux de suicide au Canada au cours des 50 dernières années. Comme vous le dites, nous n'avons pas de stratégie nationale de prévention du suicide. Seules deux provinces en ont une, et pourtant le taux a considérablement varié. Il a grimpé en flèche des années 50 aux années 80 et a culminé en 1983. Il s'est ensuite plus ou moins stabilisé et a légèrement régressé entre 1995 et 1998, la dernière année pour laquelle nous disposons de données statistiques. Selon vous, qu'est-ce qui a causé ces variations? Était-ce la génération hippie? Les drogues?

Le Dr Turecki: C'est la question à laquelle tous aimeraient avoir la réponse. Nous ne connaissons pas vraiment les causes du phénomène. Si c'était le cas, nous pourrions éviter que cela ne se reproduise.

Plusieurs changements survenus au sein de la société auraient certes pu faciliter une variation des taux. De plus, la façon dont nous signalons les suicides, dont nous les avons abordés au fil des ans, a aussi changé. Il y a bien des années, on hésitait beaucoup à dire qu'un décès était un suicide, et la société a évolué sur de nombreux plans.

Par exemple, je me rappelle les discussions que j'ai eues en Ontario avec des médecins légistes qui qualifiaient un décès comme étant la conséquence d'un suicide selon une série de facteurs différente de celle qu'utilisait le médecin légiste du Québec. Ils se servaient d'un système différent. Une partie de la différence des taux entre provinces est peut- être attribuable à la façon dont les médecins légistes traitent le suicide.

Je répète que la situation est complexe. Plusieurs facteurs sociaux ont changé au fil des ans. Il y a aussi des facteurs de cohorte, comme la façon dont les générations voient le suicide et la façon dont elles ont fait face au problème au fil des ans, qui ont aussi changé. Ces facteurs expliquent peut-être certains des changements. C'est une question que nous aimerions tous mieux comprendre.

Mme Yackel: Je suis contente que vous ayez répondu à la question. C'est un phénomène très difficile à cerner et à comprendre. Je n'ai rien à ajouter à ce qu'a dit le Dr Turecki.

Le sénateur Callbeck: Madame Yackel, vous avez mentionné que le Québec et le Nouveau-Brunswick sont les deux seules provinces qui ont des programmes de prévention. Pouvez-vous commenter leur efficacité? Y a-t-il des leçons que nous pouvons tirer des succès ou des échecs enregistrés dans ces deux provinces?

Mme Yackel: Je ne suis pas sûre que le Québec, qui a le programme le plus complet des deux, ait fait des évaluations spécifiques. Je soupçonne qu'en raison du leadership manifesté par CRISE, et le Dr Brian Mishara, on y a fait davantage de travail à cet égard.

De façon générale, pour ce qui est de mesurer le rendement, les questions qu'on nous pose le plus couramment s'apparentent aux vôtres, c'est-à-dire qu'on nous demande d'expliquer les taux. Qu'est-ce que cela signifie? Et quel que soit le taux, pouvons-nous le réduire? Si l'on souhaite comparer des comparables, un problème se pose lorsqu'on veut faire des comparaisons entre une province et une autre ou un pays et un autre car bien souvent, nous n'utilisons pas les mêmes normes. Quoi qu'il en soit, qu'avons-nous fait qui a changé? Je n'ai pas de données qui laisseraient entendre que les taux au Nouveau-Brunswick ou au Québec ont diminué en rapport avec leurs programmes.

Si l'on considère le problème dans une perspective mondiale, lorsque le Dr Links a comparu, il a relaté l'expérience finlandaise, la plus longue jusqu'à maintenant. Au cours des 10 premières années, les responsables du programme finlandais ont réussi à réduire de 20 p. 100 leur taux global, lequel plafonne à l'heure actuelle à 10 p. 100.

D'après les données préliminaires provenant d'Angleterre, l'amorce d'une baisse semble se dessiner. On n'ose pas parler de tendance étant donné que ces données ne concernent que la première année d'application du programme. Évidemment, c'est ce que nous recherchons au bout du compte.

Le sénateur Fairbairn: C'est un problème difficile et troublant. Je ne sais pas ce qu'il en est de mes collègues, mais j'ai des amis qui ont vécu pareil drame dans leurs familles.

Je voudrais savoir dans quelle mesure on peut obtenir l'information sur laquelle fonder les statistiques. Dans quelle mesure aujourd'hui, au Canada, dissimule-t-on les suicides pour qu'ils ne figurent pas dans les statistiques?

Le Dr Turecki: C'est une question intéressante. Comme je l'ai mentionné tout à l'heure, le coroner peut voir le suicide de différentes façons. À ma connaissance, aucune étude n'a été faite sur la question de savoir si les différentes façons de comprendre le suicide peuvent modifier les taux. C'est l'une des suggestions que nous avons faites au colloque qui a été mentionné tout à l'heure. Il faudrait faire des études sur le processus qui amène les coroners à considérer un décès comme un suicide. De nombreux suicides sont considérés comme des décès de causes indéterminées. Quant à savoir s'ils auraient une incidence importante sur les taux de suicide, c'est une question intéressante, mais à ma connaissance, nous ne le savons pas précisément.

Le sénateur Fairbairn: Il y a aussi la question de la stigmatisation qui frappe les familles. Dans mes jeunes années, alors que j'étais journaliste, il existait un protocole accepté voulant qu'on passe sous silence, qu'on ne rapporte pas les décès qui étaient des suicides, ce qui, je crois, a changé ces dernières années.

Si je pose la question, c'est que dans le cas des jeunes, et particulièrement des jeunes de la communauté autochtone, on veut que le taux de suicide soit connu. Cependant, dans le cas d'autres personnes, on peut souhaiter qu'il soit tu. Finalement, c'est sans doute un problème difficile à quantifier.

Pour ce qui est d'une stratégie de prévention ou même d'une stratégie de production de statistiques nationales, je suis sûre que vous êtes tous au courant des difficultés que pose, dans notre merveilleux pays, le partage d'information entre les provinces. D'après votre expérience, avez-vous eu le sentiment qu'il était possible, dans ce dossier, de transcender les frontières des provinces étant donné que le partage de l'information serait éminemment utile pour mettre sur pied, à l'échelle nationale, les programmes de prévention que nous souhaitons tous? Vos contacts avec les responsables provinciaux vous permettent-ils de dire si ce partage et cette ouverture seraient difficiles à réaliser ou si cet enjeu commande, en soi, le consensus?

Mme Yackel: Il y a certes une volonté d'agir dans ce dossier. Quant à savoir si cette volonté permettra la résolution de difficultés pratiques liées à la confidentialité des renseignements personnels, il va de soi que ces difficultés devraient être réglées aux étapes initiales de la consultation, de la discussion et de l'élaboration.

D'autres pays disposent de renseignements que nous ne possédons même pas à l'échelle nationale. Je reprendrai encore une fois l'exemple de l'Angleterre, où l'on a ciblé cinq groupes. L'un de ces groupes englobe les professions à risque élevé. On a même ciblé spécifiquement les trois sous-groupes professionnels qui viennent en tête de liste: les travailleurs agricoles, les infirmières et les médecins. Dans nos statistiques sur les décès, nous ne recueillons pas de renseignements sur les professions à risque.

Pour votre information, les quatre autres groupes auxquels les chercheurs britanniques s'intéressent sont les suivants: premièrement, les personnes qui ont été récemment en contact avec le système des soins de santé, le système de santé mentale, ou qui le sont encore; deuxièmement, les personnes qui ont manifesté un comportement autodestructeur au cours de l'année précédente; troisièmement, les jeunes hommes; et quatrièmement, les détenus. Le cinquième groupe, comme je l'ai mentionné, englobe les personnes exerçant des professions à risque.

Pour chacun de ces groupes, les chercheurs se sont donnés pour mandat de réduire le taux de suicide qui, si je ne m'abuse, s'élève à 9,2 environ, comparativement à 13, pour le Canada. Ils souhaitent réduire de 20 p. 100 sur dix ans ce taux de 9,2. Par conséquent, on vise à diminuer de 20 p. 100 les 1 200 décès touchant les personnes qui sont actuellement en contact avec le système de santé mentale; à diminuer de 20 p. 100 les 1 180 décès dans la catégorie des comportements autodestructeurs; à diminuer de 20 p. 100 les 1 300 décès dans la catégorie des jeunes hommes; et diminuer de 20 p. 100 également les 85 décès dans la catégorie des détenus. En un sens, les chercheurs sont en mesure d'établir des objectifs micros parce qu'ils ont cerné ces groupes.

Le Dr Turecki: Des problèmes liés aux compétences des provinces pourraient survenir si nous voulions entreprendre une telle étude. Cependant, ils pourraient être facilement surmontés puisque le suicide est habituellement vu comme une priorité partout.

Nous avons pris l'initiative de mener une étude fondée sur l'expérience finlandaise. C'est ainsi que nous avons examiné tous les cas de suicide sur une période d'un an dans la province du Nouveau-Brunswick. Nous voulions faire la même chose au Québec, mais le problème est toujours le manque de fonds. Ce serait d'ailleurs le principal obstable à la réalisation d'une étude d'une telle envergure.

Sur une période d'un an, les gestionnaires de cas finlandais, les personnes qui travaillent jour après jour auprès de la population, ont étudié tous les suicides. Ils ont interviewé toutes les familles dont un membre s'était suicidé, ce qui les a aidés à mieux comprendre les problèmes sous-jacents au suicide ainsi qu'à identifier des éléments déclencheurs, comme la dépression, qu'on ne percevait pas à l'époque comme un problème majeur. En conséquence, on a réduit radicalement les ordonnances pour les antidépresseurs et les taux de suicide ont baissé de 20 p. 100 au cours des années subséquentes.

Des études de ce genre aident les intervenants de tout le pays à comprendre qui est à risque. Advenant que nous entreprenions une telle étude, les problèmes que nous rencontrerions seraient mineurs comparativement aux bénéfices potentiels qu'on pourrait retirer de cette initiative.

Le sénateur Fairbairn: Il y a dans ma propre province, l'Alberta, un problème qui prend de l'ampleur. Pourriez-vous nous dire si l'accès facile qu'a l'ensemble de la société aux jeux de hasard aggrave les préoccupations concernant le suicide?

Mme Yackel: Je peux uniquement vous répondre, de façon plutôt subjective, que je le crois. Je vérifierai volontiers si nous avons des études sur le lien entre le jeu et le suicide. C'est un sujet d'intérêt. De mémoire, je ne peux vous dire ce que nous avons fait dans ce domaine, mais je vous communiquerai volontiers ce renseignement.

La vice-présidente: Le jeu ne fait-il pas partie du domaine e la toxicomanie?

Le Dr Turecki: C'est exact.

La vice-présidente: Par conséquent, ne serait-il pas naturel de supposer que c'est un facteur contributif?

Le Dr Turecki: Le jeu pathologique fait partie du trouble du contrôle des impulsions, qui nous ramène à l'importance de l'impulsivité en rapport avec le suicide. Nous considérons que l'association entre le jeu pathologique et le suicide s'inscrit dans l'ensemble des problèmes qui mènent au suicide, c'est-à-dire qui sont des facteurs de risques.

Le sénateur Keon: Ma question s'adresse à Mme Yackel, mais j'aimerais que vous la commentiez tous. Vous préconisez une stratégie nationale de prévention du suicide. Or, vous nous avez dit que 80 p. 100 des personnes qui se suicident souffrent de maladies mentales. D'autres nous ont dit la même chose. D'autres encore souhaitent que nous adoptions une stratégie nationale pour tout ce qui concerne la santé mentale, les troubles mentaux, les toxicomanies, l'abus d'alcool et d'autres drogues, la criminalité, et cetera, tous éléments qui sont associés à la maladie mentale.

Hier soir, nous avons entendu des témoins d'Australie. Il existe depuis 14 ans dans ce pays une stratégie nationale vouée à la maladie mentale. Il va de soi que cette initiative a engendré des succès.

Pourriez-vous élaborer une stratégie nationale de prévention du suicide dans le cadre structurel d'une stratégie nationale pour la santé mentale? Que feriez-vous pour venir en aide aux 10 p. 100 qui n'entrent pas dans cette catégorie? Serait-il préférable d'avoir une stratégie nationale de prévention du suicide alliée à une stratégie nationale de la santé mentale? Avez-vous réfléchi à cela?

Mme Yackel: Je pense plutôt en images. Permettez-moi de vous en communiquer une, fort simple.

Je vois le continuum de la santé mentale et de la maladie mentale comme un long train de marchandises composé de nombreux wagons. En tête, je mettrais la locomotive que serait un plan d'action nationale pour la santé mentale, qui aurait un effet d'entraînement sur tout le reste. Au bout de ce long train, de ce continuum, se trouve le fourgon de queue, dont la taille n'est pas négligeable, et qui représente le suicide. Dans mon analogie, une stratégie de prévention du suicide serait comme attacher une deuxième locomotive à l'arrière de ce train pour lui donner une impulsion supplémentaire nécessaire étant donné que les défis d'un vaste plan de promotion de la santé mentale sont immenses. Le temps qu'il faudra pour secouer l'inertie, prendre un engagement, faire des consultations, élaborer un plan, le mettre en oeuvre et déterminer ensuite s'il a véritablement une incidence sur le système n'est pas sans m'inquiéter. Cela exige énormément de temps.

J'accrocherais la locomotive de la prévention du suicide à l'arrière du train pour obtenir une impulsion supplémentaire. Nous sommes tous deux sur la même voie; nous n'allons pas dérailler. Il est important d'établir un plan intégré. L'Angleterre et l'Écosse ont tous deux des stratégies de prévention du suicide qui ont vu le jour à la suite d'une vaste réflexion sur la santé mentale.

D'un autre côté, on peut s'inspirer de l'exemple de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, qui ont commencé avec un objectif restreint, soit une stratégie de prévention du suicide chez les jeunes. Au fil du temps, ils ont pris un certain recul et élargi leur perspective. Compte tenu des chiffres et du fait que je considère la situation urgente, voilà mon analogie.

Le Dr Turecki: J'ai une opinion légèrement différente à ce sujet. J'estime que la stratégie pourrait être pleinement intégrée. Pour moi, le suicide est une conséquence de la maladie mentale. C'est ce que nous constatons dans 90 p. 100 des cas. C'est une approche méthodologique. Nous étudions le suicide en faisant des entrevues rétrospectives avec les membres de la famille. Il arrive souvent que les personnes qui se suicident sont isolées, de sorte que nous n'avons pas nécessairement accès à l'information. Ces personnes entrent sans doute dans ce pourcentage de 10 p. 100. Pour ce qui est des personnes qui se trouvent dans cette catégorie des 10 p. 100 restants, nous avons constaté qu'elles manifestent aussi des troubles mentaux. Cependant, nous sommes dans l'impossibilité d'en faire le diagnostic.

Le suicide est inextricablement lié aux problèmes de santé mentale. Si nous pouvions faire une meilleure lutte aux troubles mentaux, nous attaquerions en même temps les problèmes menant au suicide.

Parallèlement, il nous faut mieux comprendre la prédisposition au suicide ou mieux identifier qui est à risque. Par conséquent, il faut lancer une initiative indépendante, qui pourrait relever du mandat d'une structure vouée à la promotion de la santé mentale, pour traiter séparément des autres troubles mentaux le problème du suicide. Dans mon optique, le suicide est une conséquence de la maladie mentale.

Le sénateur Keon: Que feriez-vous pour les 10 p. 100 qui ne sont pas considérés comme souffrant de maladie mentale? Par exemple, les médecins qui se suicident ne sont pas habituellement réputés souffrir de quelque maladie mentale que ce soit. Que feriez-vous pour venir en aide à ce segment de la population?

Le Dr Turecki: C'est une question de promotion des programmes. Par exemple, nous savons fort bien que sur la totalité des personnes qui se suicident, seul un petit pourcentage a eu accès à un dispensateur de soins de santé. D'ailleurs, les études révèlent qu'au cours de l'année précédant leur suicide, 50 p. 100 seulement d'entre eux ont rencontré un omnipraticien ou un dispensateur de soins. Trente pour cent seulement ont vu un psychiatre. Pour le mois précédant leur décès, les taux sont encore plus troublants. Un cinquième ou peut-être un huitième seulement d'entre eux ont rencontré un psychiatre et 30 p. 100 seulement un omnipraticien. Nous n'avons pas accès aux personnes qui se suicident. Il nous faut mettre sur pied des programmes de sensibilisation et de traitement pour informer les gens au sujet des ressources disponibles pour ceux qui sont à risque.

M. Brière: J'aimerais faire un dernier commentaire sur la stigmatisation qui entoure le suicide, mais aussi la maladie mentale en général.

Bien souvent, les gens qui ont besoin d'aide ne vont pas en chercher car ils ont honte de ce qui leur arrive. Si l'on peut atténuer la stigmatisation liée à la maladie mentale, les gens se vanteront de s'en être sortis, tout comme les personnes atteintes de troubles cardiaques se vantent d'avoir subi avec succès un pontage. Ils n'hésitent pas à en parler à leurs amis, mais bien des gens cachent leur problème de santé mentale. Si nous pouvions faire voler en éclats ce tabou, les gens parleraient plus volontiers de leurs troubles mentaux et nous pourrions ainsi mieux aider les personnes qui risquent de se suicider. Il y a encore énormément de préjugés à cet égard.

En outre, il faut aborder le problème de l'accès aux services de santé. Il faut attendre des mois pour voir un psychiatre à Montréal. L'accès aux ressources médicales est un obstacle. Il pourrait être meilleur.

La vice-présidente: Au nom de tous les sénateurs, je remercie les témoins qui ont comparu devant nous aujourd'hui. Pour ceux qui ont lu les témoignages que nous avons entendus, le problème de la stigmatisation est au coeur de cette horrible situation.

La séance est levée.


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