Délibérations du comité sénatorial permanent des
affaires étrangères
Fascicule 13 - Témoignages du 4 mai 2005
OTTAWA, le mercredi 4 mai 2005
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères se réunit aujourd'hui à 16 h 10 pour étudier les défis en matière de développement et de sécurité auxquels fait face l'Afrique, la réponse de la communauté internationale en vue de promouvoir le développement et la stabilité politique de ce continent, et la politique étrangère du Canada envers l'Afrique.
Le sénateur Peter A. Stollery (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, la séance est ouverte. Je vous signale que le comité poursuit son étude des défis auxquels l'Afrique fait face en matière de développement et de sécurité, la réponse de la communauté internationale en vue de promouvoir le développement et la stabilité politique de ce continent, et la politique étrangère du Canada envers l'Afrique.
[Français]
La séance d'aujourd'hui sera consacrée à la situation actuelle au Soudan, telle qu'elle nous sera décrite par Mme Asha El-Karib. Mme El-Karib est au Canada dans le cadre du 30e anniversaire d'Inter Pares. Je tiens à remercier cette organisation et Mme Anna Paskal pour leur précieuse collaboration.
[Traduction]
J'ajoute qu'Inter Pares nous a déjà envoyé d'autres témoins, dont la contribution a été extrêmement enrichissante pour le comité.
Mme El-Karib est directrice et cofondatrice du Gender Centre for Research and Training, et gestionnaire du projet Soudan à l'Association de coopération et de recherche pour le développement, l'ACORD. Elle effectue de la recherche et élabore des politiques sur les questions intéressant les femmes en priorité, par exemple la santé, l'égalité et les droits civiques.
Bienvenue au Sénat du Canada. Dans la documentationque j'ai sous les yeux, je ne vois nulle part d'où vous venez. Travaillez-vous à Khartoum? Je présume que oui. Veuillez commencer, madame El-Karib.
Mme Asha El-Karib, directrice et gestionnaire de projet, Gender Centre for Research and Training et ACORD (Association de coopération en recherche et développement), Soudan : Honorables sénateurs, je tiens d'abord à vous remercier sincèrement de me donner l'occasion de parler de mon pays, et plus particulièrement du mouvement des femmes du Soudan. Je trouve cela très encourageant et je suis ravie de votre invitation.
Je voudrais d'abord vous parler un peu du Soudan en général, après quoi j'aborderai plus en détail la situation des femmes et les défis que nous avons à relever, ainsi que ce que nous attendons de la communauté internationale et en particulier du Canada. J'espère avoir assez de dix minutes.
Le Soudan est le plus grand pays d'Afrique, avec une superficie de 2,5 millions de kilomètres carrés et une population de 32 millions d'habitants. Il est entouré de neuf pays, aunord-ouest et au sud, et bordé par la mer Rouge à l'est. Sa situation, à un carrefour de l'Afrique, a joué un rôle important dans l'histoire de ce pays, comme c'est le cas encore aujourd'hui et comme cela le sera à l'avenir.
Le Soudan est un pays des plus diversifiés, que ce soit sur le plan du climat — désertique dans l'extrême nord, humide et luxuriant au sud — ou des ressources : nous avons de vastes zones de terres arables, des pâturages, des rivières, des milieux humides, des montagnes, des animaux sauvages, des forêts, du pétrole et des ressources minérales. Il y a aussi une grande diversité dans les langues que nous parlons, avec plus de 400 dialectes pour l'ensemble du pays. Notre population compte quatre ou cinq groupes ethniques principaux, mais aussi des centaines de tribus différentes. Nous avons des musulmans, des chrétiens et des adeptes d'autres religions locales. En dépit de cette riche diversité, le taux de pauvreté dépasse les 90 p. 100. L'appauvrissement a été encore aggravé depuis deux décennies par l'adoption de programmes d'ajustement structurel, la privatisation et, évidemment, la militarisation de l'économie.
Le Soudan a été colonisé par les Britanniques, sous un régime de condominium avec les Égyptiens. Il a accédé à l'indépendance en 1956 à la suite de luttes civiles menées sans effusion de sang. Depuis, le pays est pris dans un cercle vicieux de gouvernements éphémères démocratiquement élus, qui ne durent que deux ou trois ans, et d'assez longues dictatures militaires; celle qui est en place actuellement a été instaurée en 1989.
Depuis la veille de l'indépendance, en 1955, le pays connaît la plus longue guerre civile de l'histoire récente. Le conflit qui sévit entre le Nord et le Sud a causé près de deux millions de pertes de vies. Il a aussi entraîné des déplacements de populations massifs; nous avons environ quatre millions de personnes déplacées à l'intérieur du pays, ce qui nous place probablement au premier rang au monde à ce chapitre. Et il y a environ un demi-million de réfugiés dans la diaspora. La guerre a aussi causé des dommages irréversibles à l'environnement et à l'infrastructure, et a créé un climat de méfiance entre les peuples du Soudan. Des efforts soutenus des Soudanais et de la communauté internationale, dont le Canada — qui a joué un rôle important et très apprécié des Soudanais —, ont permis de conclure en début d'année un accord de paix qui a mis fin au massacre et — du moins, nous l'espérons — ouvert la voie à l'instauration de la paix et au développement du Soudan.
Un autre conflit a toutefois éclaté au Darfour, dans l'ouest du Soudan; il a causé encore plus de dommages, et fait environ 200 000 réfugiés et deux millions de personnes déplacées. Nous ne savons pas exactement combien la guerre au Darfour a fait de victimes, mais elles sont très nombreuses.
Il y aussi des signes de conflits possibles dans d'autres parties du pays. Ces signes sont sérieux, et il faut les surveiller de près. Voilà pour l'information générale que je voulais vous communiquer au sujet du Soudan.
Je voudrais maintenant vous parler du mouvement démocratique des femmes soudanaises, des défis que nous devons relever et de nos stratégies.
Le mouvement des femmes au Soudan remonte aux années 1940. Les femmes ont alors commencé à se mobiliser, surtout autour des questions sociales, mais aussi pour contribuer à la lutte pour l'indépendance. En 1952, la puissante Union des femmes soudanaises a été créée, et la lutte pour les droits des femmes a pris forme, axée sur leurs droits politiques. Au début des années 1960, les Soudanaises ont obtenu le droit de voter et de se faire élire, ce qui constituait un précédent en Afrique et dans le monde arabe. En 1965, nous avons eu une première femme élue au parlement à l'occasion d'élections libres. Nous avons par la suite obtenu d'autres droits, par exemple la parité salariale, les droits à la pension, les congés de maternité, et ainsi de suite.
Un recul a cependant débuté à la fin des années 1970. Il s'est accéléré en 1983 et a pris de l'ampleur jusqu'en 1989. L'Union des femmes soudanaises a été démantelée, de même que l'ensemble des organisations féminines. En fait, toutes les organisations de la société civile, tous les syndicats et tous les partis politiques ont été interdits. Sous le couvert de l'intérêt public, des femmes ont perdu leur emploi. Dans certaines régions, il leur a été interdit de travailler, et leurs déplacements ont été limités. Des militantes et des politiciennes ont été détenues, harcelées et même torturées.
En dépit de tout cela, le mouvement démocratique des femmes a commencé à se réorganiser au milieu des années 1990. Avec ingéniosité, et sans faire de bruit au début, des groupes de femmes ont été créés dans toutes les couches de la société : des groupes de lutte contre la pauvreté, des coopératives de femmes, et ainsi de suite. Par la suite, on a vu apparaître des groupes voués à la recherche et à la promotion des droits des femmes, comme notre centre, ainsi que des réseaux de femmes, des groupes pacifistes et des groupes de solidarité féminine. Le premier groupe qui a vraiment milité pour la paix de façon organisée a été créé au milieu des années 1990 au sein d'une organisation de la société civile, le réseau des femmes pour la paix.
Le travail de ces groupes a permis de vérifier certaines observations sur la situation des femmes soudanaises, et de confirmer notamment que les femmes et les enfants sont les plus sérieusement touchés par la guerre à bien des égards, par exemple les traumatismes, les pertes de vies et de biens, la violence, et ainsi de suite. Le nombre de femmes et de jeunes filles chefs de famille a aussi augmenté, tout comme le fardeau lié à leur rôle de pourvoyeuses.
Le phénomène d'appauvrissement est particulièrement présent chez les femmes. Les compressions dans les dépenses de santé ont eu des conséquences graves pour la santé génésique des femmes. La privatisation de l'éducation a fait en sorte que moins de filles fréquentent l'école. L'accent mis sur les cultures commerciales et les cultures destinées à l'exportation a forcé les femmes, généralement chargées de l'approvisionnement alimentaire des familles, à se déplacer vers des terres marginales moins productives et plus difficiles à cultiver. L'expansion de l'agriculture mécanisée, à grande échelle, a dégradé l'environnement et rendu plus difficile aux femmes la tâche d'aller chercher de l'eau et du bois à brûler, ce qui a encore accentué la dégradation de l'environnement. Enfin, le processus de privatisation et le rétrécissement du secteur public ont mis des femmes au chômage et en ont renvoyé beaucoup d'autres vers le secteur informel, qui offre des salaires plus faibles et comporte plus de risques et d'insécurité.
La violence contre les femmes prend de l'ampleur, et elle revêt des formes et des visages nouveaux. La violence familiale augmente; les cas d'agressions sexuelles et de viols sont fréquents, et leurs victimes n'ont pas de recours juridiques. La situation au Darfour l'a démontré clairement.
Des lois et des règlements ont été adoptés, principalement pour limiter les déplacements des femmes, leur interdire l'accès à certains emplois et à certains lieux, leur imposer des codes vestimentaires et créer des tribunaux d'urgence devant lesquels les gens, et surtout les femmes, sont jugés sans pouvoir faire appel à un avocat ou assurer autrement leur défense. Le gouvernement du Soudan est un des deux ou trois gouvernements qui n'ont pas encore ratifié la CEDEF, la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes.
Dans de telles conditions, le mouvement démocratique a dû se mettre à l'œuvre à d'autres niveaux. Sur le plan de la sensibilisation et de l'éducation populaire, nous essayons de mobiliser les femmes et de les aider à défendre leurs droits et à améliorer leur situation par la formation, le dialogue, la création de réseaux de groupes de femmes, l'éducation juridique et les programmes d'habilitation. Nous travaillons aussi à diverses activités stratégiques et de défense des droits, entre autres la conduite d'études visant à fournir des renseignements précis sur la situation des femmes, le lobbying visant à faire modifier les politiques, la coordination avec d'autres organisations de la société civile pour faire pression sur le gouvernement, et les contacts avec des intervenants internationaux pour obtenir leur solidarité et leur appui.
La troisième stratégie consiste à travailler à de grands dossiers comme la participation politique des femmes, l'instauration de la démocratie et l'élimination des causes profondes de la pauvreté. C'est très important parce que la pauvreté au Soudan n'est pas absolue. C'est une pauvreté relative, qui a beaucoup à voir avec la répartition des ressources et de la richesse.
Nous luttons aussi contre le fondamentalisme religieux, la violence à l'égard des femmes et la mutilation génitale des femmes, et nous travaillons sur les fronts de la consolidation de la paix, de la résistance à la guerre et à la violence et de la participation aux processus de paix en cours, par exemple la rédaction de la constitution et les efforts visant à mettre à fin à la violence au Darfour et dans d'autres régions.
Les femmes comptent pour 51 p. 100 de la population soudanaise, mais plus de 80 p. 100 d'entre elles sont analphabètes, alors que le taux moyen d'analphabétisme au Soudan est de 60 p. 100. Il existe également des disparités entre les villes et les régions rurales. En outre, seulement 30 p. 100 des Soudanaises ont accès à des soins médicaux en cours de grossesse ou à l'accouchement.
Les femmes sont les principales pourvoyeuses des familles, puisqu'elles représentent 70 p. 100 de la main d'œuvre agricole. Elles occupent pourtant une très petite place dans les structures décisionnelles et n'ont à peu près pas droit de regard sur les ressources.
En conclusion, bien que la communauté internationale — ce qui inclut le Canada — contribue déjà à la consolidation de la paix au Soudan, les membres de la société civile soudanaise s'attendent à beaucoup plus de ces partenaires pleins de bonne volonté, en particulier pour s'attaquer aux causes profondes de la pauvreté et des conflits au Soudan. Les efforts humanitaires visant à atténuer les effets de ces conflits sont suffisants, mais il ne se fait pas grand-chose pour lutter contre les causes profondes des conflits et pour promouvoir une approche globale en vue de régler les problèmes du Soudan. L'approche adoptée se situe plutôt au niveau régional. La guerre est terminée dans le Sud, mais une autre guerre s'est déclarée dans l'Ouest, et nous craignons maintenant d'autres conflits dans d'autres régions du pays.
Il est important de sensibiliser la population à la paix et à l'instauration d'une culture de la paix. Il faut investir dans les Soudanais pour en faire des citoyens responsables, par un processus de démocratisation et par la promotion d'une culture de la paix. Les Soudanais vivent depuis 20 ans dans un État militarisé, marqué par les conflits. Nous avons besoin du soutien de la société civile. Je vais maintenant répondre à vos questions.
Le président : Nous avons aujourd'hui dans nos rangs la représentante du Canada au Soudan, le sénateur Jaffer. Mais je vais d'abord donner la parole au sénateur Prud'homme.
Le sénateur Prud'homme : Les Canadiens devraient se montrer plus sympathiques aux besoins du Soudan; nous n'avons pas de multiples langues officielles, mais nous discutons de la question des deux langues officielles depuis la création du Canada. Au Soudan, il y a des centaines de langues, de dialectes, de religions et d'ethnies, et nous comprenons à quel point la situation doit être difficile. Vous avez notre sympathie.
Il y a bien longtemps, dans mes années d'université, j'ai étudié le cas du Soudan. Nous appelions ce pays le grenier du monde, comme la province de la Saskatchewan ici, qui produit la majeure partie du blé consommé sur la planète. Avec une bonne planification, le Soudan était en mesure de répondre à presque tous les besoins du Moyen-Orient et d'ailleurs. Est-ce que c'est encore le cas? Est-ce que le Soudan moderne, s'il était bien appuyé, pourrait redevenir le grenier de toute la région? Mais je devrais peut-être parler de « fournisseur des industries alimentaires », plutôt que de « grenier », compte tenu de la composition du pays. Comment le pétrole soudanais pourrait-il être redistribué pour apporter de la richesse au Soudan? C'est une question qui nous intéresse beaucoup.
En ce qui concerne les femmes, j'ai perdu espoir dans le leadership des hommes, et j'aimerais bien qu'un jour, le Sénat compte 53 femmes et 52 hommes. Le premier ministre du Canada a cette option et il devrait s'en prévaloir. Je crois au pouvoir des femmes parce qu'elles ont une approche et une sensibilité différentes.
Mme El-Karib : Oui, je dirais qu'il y a de l'espoir pour le Soudan, et c'est cet espoir qui encourage la société civile soudanaise à continuer. Je sais qu'il y a bien des difficultés à surmonter, mais le Soudan a quand même un bon potentiel pour l'agriculture et l'élevage. Ce potentiel n'est pas exploité pleinement. Malheureusement, l'agriculture a été très mal planifiée au Soudan, et c'est pourquoi la productivité est très faible. Il y a eu beaucoup de conflits entre les agriculteurs et les éleveurs au sujet des ressources naturelles du pays. C'est le résultat direct de cette mauvaise planification.
Il est important d'élaborer un nouveau plan d'action pour l'agriculture au Soudan. Vous avez raison de dire que le Soudan a déjà été considéré comme un grenier pour le Moyen-Orient et d'autres parties du monde. Pour que l'agriculture redevienne une priorité, en termes d'investissement dans l'agriculture elle-même et dans les agriculteurs, il faut également investir dans une bonne planification. Cela ne peut pas se faire séparément de toute la question de la démocratisation au Soudan; la démocratisation aidera les gens à participer à l'élaboration et à la mise en œuvre de meilleures politiques agricoles. À l'heure actuelle, les syndicats agricoles n'y participent pas, et ils sont tous constitués par le gouvernement. Les syndicats sont généralement alliés au gouvernement plutôt que d'être redevables devant le peuple.
C'est lié à la nouvelle place qu'occupe le pétrole. Quand on a découvert du pétrole au Soudan, toute l'économie du pays s'est réorientée rapidement de l'agriculture vers le pétrole. Les revenus tirés du pétrole n'ont toutefois pas modifié la qualité de vie des Soudanais. Ils ne se sont pas traduits par des améliorations dans les services de santé, l'éducation ou l'infrastructure. En fait, il y a tout un débat sur l'utilisation ultime de ces revenus au Soudan. Nous pensons qu'ils ont été investis en bonne partie dans le processus de militarisation et que certaines sommes ont aussi été versées pour des investissements privés. Malheureusement, les revenus provenant du pétrole n'ont pas permis d'améliorer la vie des simples citoyens du Soudan.
Je vous remercie de votre commentaire au sujet des femmes.Je crois moi aussi au pouvoir des femmes, mais la représentation des femmes au Soudan demeure minimale. Nous occupons 10 p. 100 des sièges dans le parlement actuel, ce qui est une amélioration, mais le parlement soudanais demeure peu démocratique, et la plupart des femmes y sont nommées.
Le sénateur Jaffer : Merci de m'avoir invitée à participer aux travaux de votre comité aujourd'hui. Je remercie Mme El-Karib d'être venue. Je tiens à ce que mes collègues sachent que c'est une femme extrêmement courageuse.
Dans notre merveilleux pays, nous n'avons pas à prendre les risques que vous prenez chaque jour. Je vous souhaite de nouveau la bienvenue au Canada et je salue votre travail. Il faut être très forte pour poursuivre ce travail. Mes collègues et moi vous remercions. Vous mettez bien souvent votre vie en danger. Merci beaucoup d'être aussi forte, et merci d'être venue nous rencontrer.
Nous savons tous que le problème du Soudan, c'est qu'il est en guerre depuis 50 ans. Depuis 1956, il y a eu un conflit dans le Sud. Et mes collègues savent très bien ce qui se passe aujourd'hui au Darfour.
Au cours de mon dernier voyage au Soudan, je suis allée dans l'Est. J'aimerais que vous nous parliez de la situation dans cette région. Quand j'étais là-bas, les gens me disaient qu'il s'y préparait un autre Darfour. Il serait utile, pour mes collègues et moi, que vous nous expliquiez la situation actuelle dans cette région.
Mme El-Karib : Merci, sénateur Jaffer. Vous êtes toujours une source d'inspiration pour les femmes soudanaises. Nous parlons de vous chaque fois que nous cherchons l'énergie nécessaire pour faire notre travail.
Je fais partie de ceux qui pensent que le problème soudanais doit être abordé de façon globale. Quand les gens parlaient du nord et du sud du Soudan, nous critiquions constamment cette approche. Au Soudan, il y a une nette dichotomie entre le centre et la périphérie. Les régions périphériques du pays sont très marginalisées, et les gens des régions éloignées sont très isolés. Le processus décisionnel est dominé par un groupe d'élites au centre du pays.
L'est du Soudan est une région peuplée par un groupe ethnique mal représenté au gouvernement central, ou même au gouvernement d'État de la région. C'est une partie du pays où les services sont très déficients, où l'infrastructure est minimale, où il y a un fort taux de malnutrition, où le taux de tuberculose est le plus élevé au Soudan et où les familles sont les plus petites de tout le pays.
La situation est grave dans cette région. Les gens ont commencé à se mobiliser et à s'organiser, et à s'adresser aux différents intervenants — au gouvernement, à Khartoum, et même à des gens de l'extérieur — pour réclamer leur juste part de la richesse du pays, et aussi pour attirer l'attention sur la situation dans l'est du Soudan, qui constitue une région à part.
Il y a là-bas des jeunes très militants, qui ne sont pas affiliés traditionnellement aux vieux partis de l'est du Soudan et qui n'appartiennent pas nécessairement au Congrès beja, une faction politique très active. C'est donc un mouvement qu'il faut avoir à l'oeil. Il ne prône pas pour l'instant de solutions violentes. Il ne parle pas de prendre les armes ou de commettre des actes de violence. En fait, ces jeunes veulent plutôt tirer des leçons de ce qui s'est passé au Darfour. Ils disent que la population du Darfour est responsable de son sort. La population beja est déjà très petite. Ils ne veulent donc pas vivre la même situation. Ils souhaitent des négociations pacifiques, mais ils ne sont pas prêts à faire des compromis. C'est une menace potentielle. Ils ne parlent pas de violence pour le moment, mais ils pourraient être utilisés ou mobilisés par d'autres qui auraient intérêt à ce que la violence éclate ou que des solutions violentes soient appliquées.
Cependant, le gouvernement ne fait rien au sujet de l'est du Soudan, et il cherche toujours à minimiser l'idée selon laquelle il y a là un conflit en puissance. Il n'a même pas réagi aux émeutes qui se sont produites dans la région il y a plusieurs mois, et au cours desquelles 27 personnes ont été tuées par des soldats du gouvernement. Il n'essaie même pas de prendre la responsabilité de ces événements. Il ne cherche pas à pousser son enquête plus loin. Il répète le scénario qui s'est déroulé au Darfour, en refusant de reconnaître ce qui s'est passé avant qu'il soit trop tard.
J'ai beaucoup travaillé dans l'est du Soudan. Il y a un conflit qui couve dans cette région. À moins qu'il se fasse très rapidement quelque chose pour le contenir, nous allons assister très bientôt à un troisième conflit au Soudan.
Le président : J'aimerais avoir une précision, pour mon bénéfice personnel et celui de mes collègues. Quand vous parlez de l'est du Soudan, je pense au secteur situé au nord de la frontière avec l'Éthiopie, jusqu'à Port-Soudan. Voulez-vous parler de la région qui s'étend au sud de Port-Soudan, jusqu'à la frontière éthiopienne, ou de celle qui va de Port-Soudan à la frontière égyptienne, plus au nord?
Mme El-Karib : Il s'agit du secteur qui va de la frontière de l'Égypte jusqu'aux frontières de l'Éthiopie et de l'Érythrée, le long de la mer Rouge, et qui inclut Port-Soudan et Kassala. C'est toute la partie Est du pays.
Le président : Au sujet du Darfour, il y a un Soudanais qui m'a dit qu'une partie du problème se situait dans la régiond'El-Fasher, où sont installés beaucoup de gens qui viennent du Tchad. Est-il vrai qu'il y effectivement des membres d'une tribu qui traversent constamment la frontière entre le Tchad et le Soudan?
Mme El-Karib : Oui, c'est vrai. Mais il faut replacer cet élément dans le contexte du Darfour lui-même, où vit une tribu à cheval sur le Soudan et le Tchad. La frontière entre le Soudan et le Tchad n'est pas une véritable frontière. Il y a des familles dont certains membres habitent au Tchad et d'autres au Soudan. Il y a donc une circulation naturelle.
Le président : Je comprends. Mais je me demandais si c'était un facteur dans toute cette affaire.
Mme El-Karib : C'est un élément dont il faut tenir compte.
Le sénateur Di Nino : Nous sommes très honorés, comme l'a dit le sénateur Jaffer, que vous soyez ici pour nous faire profiter de votre sagesse et de votre expérience.
L'horrible conflit qui perdure au Darfour a certainement eu des conséquences, surtout pour les femmes. Pourriez- vous nous dire si, à votre avis, ce conflit est vraiment terminé et si la paix est vraiment possible? Nous entendons dire que le conflit pourrait reprendre. Pourriez-vous nous dire si nous allons un jour voir la lumière au bout du tunnel ou s'il y a encore un problème sérieux?
Mme El-Karib : J'aimerais bien croire que la paix est possible. Mais je pense aussi que les belligérants — le gouvernement du Soudan et l'opposition au Darfour — ont besoin de soutien et d'encouragements. Il faut encourager le gouvernement du Soudan, en particulier, à participer sérieusement aux négociations au Darfour.
La guerre au Darfour a peut-être changé de rythme, et elle se déroule peut-être sur un autre plan, mais elle dure toujours. La situation des gens du Darfour, et notamment des femmes, est très difficile. Les femmes doivent assurer au quotidien la subsistance de leur famille dans un environnement très hostile, compte tenu particulièrement de la violence sexuelle ou autre dont elles sont victimes. C'est une question à laquelle on n'accorde pas suffisamment d'importance. Le gouvernement nie toujours qu'il puisse se passer des choses de ce genre. Il y a deux ou trois semaines, le ministre de la Santé a nié qu'il y ait eu des viols systématiques, malgré la confirmation d'Amnistie Internationale et d'organisations locales. Ces dénégations signifient donc que le gouvernement n'est pas prêt à prendre des mesures pour mettre fin à la violence contre les femmes ou à demander des comptes aux responsables de cette violence.
Par ailleurs, même si la communauté internationale est très active dans le domaine de l'assistance humanitaire, il y a très peu de gens qui s'intéressent vraiment à la violence contre les femmes ou qui s'occupent d'offrir de l'aide à cet égard, que ce soit du soutien psychologique à la suite des traumatismes subis ou des solutions de rechange pour les femmes visées, parce que les femmes se font violer quand elles sortent chercher de l'eau ou du combustible. La communauté internationale fournit très peu de ressources aux femmes.
Si je ne me trompe pas, même l'appui du Canada au Soudan suit ce mode de distribution : il y a beaucoup d'argent pour l'aide humanitaire, mais très peu pour les problèmes qui touchent les gens directement, et en particulier les femmes victimes de violence.
Le sénateur Di Nino : La communauté internationale a-t-elle bien réagi dans ce dossier, à votre avis? Les Nations Unies, l'Union européenne et les autres instances internationalesont-elles répondu efficacement aux problèmes au Soudan, et en particulier au Darfour?
Mme El-Karib : La réponse aux problèmes du Darfour — aux besoins humanitaires de la population de la région, en termes de nourriture, d'eau, de logement et de santé — a été merveilleuse, mais pas la réponse à la violence contre les femmes.
Le sénateur Di Nino : Je ne veux pas parler pour vous, mais certains d'entre nous ont affirmé, dans des discours et des présentations au Sénat, que l'ONU, en particulier, et la communauté mondiale en général ont échoué lamentablement dans leurs efforts pour s'attaquer à ce grave problème; elles se sont contentées d'envoyer de l'argent, ce qui ne suffit probablement pas à régler le problème, comme vous l'avez déjà dit. C'est ce que je voulais souligner. Puisqu'elle figure au compte rendu, je ne vous demanderai pas de commenter cette observation à moins que vous le souhaitiez.
J'aimerais cependant que vous répondiez à une autre question : pourriez-vous nous dire si l'aide envoyée par le Canada est bien dirigée? L'aide que nous envoyons est-elle utile, et atteint-elle ceux qui en ont le plus besoin? Si notre aide rate sa cible, comment devrions-nous changer nos façons de faire pour mieux contribuer au règlement des problèmes qui existent au Darfour, et au Soudan en général? Je parle de l'aide canadienne parce que c'est à ce sujet-là que nous pouvons exprimer une opinion qui pourra être entendue, j'espère.
Mme El-Karib : Il y a trois ou quatre mois, j'ai fait une présentation devant des organisations internationales travaillant au Soudan et j'ai critiqué leur façon d'aborder les problèmes au Darfour. Je parlais au nom du mouvement des femmes. J'ai demandé à ces organisations combien d'argent exactement était consacré aux problèmes du Darfour. Quand on voit les chiffres sur l'aide internationale envoyée au Darfour et qu'on considère les conséquences de cette aide, il est très difficile de faire le lien avec ce qui se passe réellement là-bas. J'ai demandé aux gens de ces organisations quelle portion de cet argent allait vraiment aux gens de la région, et quelle était la portion dépensée pour leurs frais administratifs et les frais de subsistance de leur personnel. Dans quelle mesure cet argent est-il consacré à des problèmes comme la violence contre les femmes, quelle est la part investie dans le counselling et l'éducation, et ainsi de suite?
Je n'ai pas obtenu de réponse claire. Mais il était évident pour nous tous que les questions qui ne se rattachent pas directement à l'aide humanitaire ne sont pas vraiment abordées au Darfour. C'est grave, et cela se rattache à votre deuxième question. Bien que les besoins humanitaires soient importants, je pense qu'ils se sont maintenant stabilisés jusqu'à un certain point. En fait, ce qui nous inquiète maintenant, c'est que les camps du Darfour attirent des gens qui ne sont pas directement touchés par la guerre; ils y vont parce qu'ils y trouvent un abri, un approvisionnement constant en nourriture, et ainsi de suite. Nous craignons aussi beaucoup qu'il se crée une dépendance, compte tenu de ce qui s'est passé dans le Sud dans le cas des personnes déplacées à l'intérieur du pays, dont la plupart refusent aujourd'hui de rentrer chez elles, de reprendre leur indépendance et de travailler pour se nourrir.
C'est un problème sérieux au Darfour. Traditionnellement, les gens de la région sont plutôt indépendants; les femmes du Darfour sont très indépendantes et travaillent très fort. Mais nous sommes en train de créer une culture de dépendance parmi les personnes déplacées à l'intérieur du pays, sans leur fournir de solutions de rechange, comme je l'ai dit, sans investir dans les gens eux-mêmes pour qu'ils puissent décider ce qu'ils veulent faire.
Je recommande de soutenir les initiatives des groupes locaux et des organisations de la société civile. La communauté internationale ne doit surtout pas travailler directement avec les gens du Darfour. Il est important d'avoir ces intermédiaires pour renforcer et habiliter la société civile et pour lui permettre de répondre aux besoins en toute légitimité. La société civile est plus proche de la population que la communauté internationale. De cette façon, la population ne manipule pas les organisations internationales pour en arriver à des résultats qui ne profiteraient pas à tous. À mon avis, la solution, c'est de renforcer la société civile et de travailler avec elle.
Le sénateur Corbin : La liberté d'expression existe-t-elle au Soudan? Je remarque que vous exprimez très librement vos opinions devant le comité.
Mme El-Karib : Nous fonctionnons toujours sous le coup de ce qu'on appelle la loi d'urgence au Soudan. Cette loi a été adoptée en 1989 quand le gouvernement actuel a pris le pouvoir, et en vertu de la loi d'urgence, il n'y a pas vraiment de liberté d'expression. La liberté dépend de l'interprétation que le gouvernement en donne. Tout dépend de ceux qui décident.
Depuis quelque temps, grâce aux luttes des Soudanais et de la société civile elle-même, et grâce aux nombreux sacrifices de la population, les gens commencent à bénéficier de ces droits. En fait, ils se les approprient eux-mêmes. Ils prennent la liberté de parler même si cela comporte des risques.
Les gens comme moi se font souvent interpeller et interroger par les services de sécurité. Il arrive que nos organisations soient fermées ou que des documents soient confisqués. Mais c'est ce que nous devons faire. Nous devons tenir le gouvernement au mot, parce qu'il affirme que son dossier s'améliore au chapitre des droits de la personne et qu'il donne plus d'espace à la société civile. Nous remplissons cet espace et nous demandons à nos homologues internationaux, ainsi qu'aux groupes de solidarité internationaux, de nous appuyer dans les domaines où les droits des gens sont brimés.
Le sénateur Corbin : Je suppose que la presse est contrôlée aussi par le gouvernement militaire et que rien n'est imprimé sans passer par le bureau de quelqu'un.
Dans votre déclaration écrite, vous avez dit que l'Union des femmes soudanaises était un groupe très puissant. Si j'ai bien compris, vous militez maintenant au sein du mouvement démocratique des femmes. Est-ce que ce mouvement est reconnu officiellement? Est-ce qu'il a un statut officiel? Je suppose que ce n'est pas un mouvement clandestin non plus.
Mme El-Karib : Quand on traduit les noms de ces organisations en français, c'est presque la même chose. Il y a maintenant un groupe affilié au gouvernement, et ce n'est pas à celui-là que je fais référence. Je voulais parler de l'Union des femmes soudanaises, qui a été dissoute en 1989. Actuellement, elle ne fonctionne pas dans la légalité.
Le mouvement démocratique regroupe diverses organisations féminines, dont le Gender Centre for Research and Training. Il ne s'agit pas d'une organisation unique, mais d'un regroupement qui réunit des organisations non gouvernementales, des groupes de recherche, des organisations communautaires et des réseaux de femmes. Ces organisations composent le mouvement démocratique, et ont en commun des priorités et des principes de base. La question la plus importante, c'est celle de la démocratie et de l'égalité entre les sexes. C'est l'idée autour de laquelle nous faisons cause commune.
Comme je l'ai dit tout à l'heure, l'Union des femmes soudanaises a été démantelée. Elle n'est plus active depuis assez longtemps, et la plupart de ses dirigeantes ne sont plus au Soudan ou ne travaillent plus. Mais le mouvement des femmes soudanaises effectue un retour depuis quelque temps. Ce n'est plus le groupe le plus puissant, mais il renaît lentement.
Le sénateur Corbin : Vous nous avez dit que des femmes avaient été nommées au sein du régime militaire qui gouverne le pays. Avez-vous des rapports avec ces gens-là?
Mme El-Karib : Il y a à peu près deux ans que nous entretenons des liens avec les femmes membres du gouvernement. Nous travaillons maintenant ensemble dans certains domaines, en particulier au sujet de la participation des femmes à la mise en œuvre de l'accord de paix global. C'est par l'intermédiaire de ces femmes que nous pouvons négocier avec le gouvernement pour la mise en œuvre de cet accord. Grâce à elles, nous essayons maintenant de trouver un moyen d'influer sur la constitution du Soudan, dont un avant-projet a été rédigé.
Nous les invitons aussi à participer à un programme visant à promouvoir la démocratie au Soudan. Nous les invitons à des ateliers. Elles ne répondent pas toujours, mais il y a maintenant des domaines dans lesquels nous travaillons ensemble et discutons de la situation générale des femmes.
Le président : Je ne voudrais pas vous mettre des mots dans la bouche, mais quand vous avez parlé d'aide, vous avez semblé légèrement critique au sujet de certains groupes. Pourriez-vous nous faire profiter de votre sagesse et nous dire ce que le Canada devrait faire? Il y a deux éléments : d'abord le mouvement national des femmes soudanaises, et ensuite le problème particulier que nous connaissons tous, au Darfour.
Mme El-Karib : Après la rencontre d'Oslo avec les donateurs dans le cadre de la Mission d'évaluation conjointe, quelqu'un a dit que les femmes soudanaises avaient exprimé très clairement leur position au cours de cette rencontre. Cependant, les questions touchant les femmes ne sont pas une priorité en ce moment. C'est un des domaines dans lesquels le Canada pourrait aider. Nous sommes d'avis que les questions touchant les femmes sont toujours une priorité, d'autant plus quand les femmes sont particulièrement touchées par un conflit et quand un accord de paix global ne leur fait pas beaucoup de place. Notre organisation a fait une analyse critique de l'accord de paix du point de vue des femmes. Nous croyons que cet accord passe complètement sous silence la question de l'égalité entre les sexes et la situation particulière des femmes.
Le Canada peut apporter une aide considérable en soutenant le processus de démocratisation au Soudan et la façon dont les femmes y conçoivent la démocratie. Pour nous, la démocratisation est un processus qui devrait permettre de nous attaquer à toute la question du sexisme et des relations entre les hommes et les femmes dans notre pays. Il y a au Soudan des initiatives qui pourraient être appuyées.
Le Canada peut aussi offrir une aide très utile en contribuant à informer la population sur le processus de paix, surtout dans le nord du Soudan. La population soudanaise est plutôt indifférente à cet accord de paix surtout parce que la plupart des gens ne sont pas conscients du processus et de ses implications. Une campagne de sensibilisation publique au sujet de l'accord de paix global viendrait compléter le rôle que le Canada a déjà joué avec l'Autorité intergouvernementale pour le développement — l'IGAD — et l'Union africaine, ainsi que sa contribution au TPI et à la rencontre — d'Oslo. Le Canada a été très actif à cet égard, mais il ne fait rien à l'intérieur du Soudan, pour informer la population soudanaise sur l'accord de paix.
Le sénateur Jaffer a dit qu'elle s'était rendue dans l'est du Soudan et qu'il y avait là des risques de conflit. Ce que je vous demande, c'est si nous allons devoir attendre qu'un conflit éclate avant de faire quelque chose. Une intervention là-bas serait conforme à la politique du Canada au sujet de la nécessité de s'attaquer aux causes profondes du conflit au Soudan, et cela devrait se faire avant que le conflit éclate plutôt qu'après.
Le président : Pour éclairer notre lanterne, à mes collègues et à moi, quand vous parlez d'Oslo et de l'accord de paix, j'imagine que vous voulez parler de l'accord qui a mis fin à la guerre civile entre les régions du Sud et le reste du pays. À ce que je sache, il n'y a pas d'accord de paix pour la région du Darfour. C'est bien de cet accord-là que vous voulez parler, n'est-ce pas?
Mme El-Karib : Oui, de l'accord de paix global.
Le président : Je sais que vous avez dit que la région de l'Est englobait toute la zone située au sud de l'Égypte jusqu'à l'Éthiopie et à l'Érythrée. Nous avons une importante communauté érythréenne à Toronto. Je connais le cas de l'Érythrée et ses problèmes avec l'Éthiopie, mais je ne savais pas que les Érythréens avaient bien des choses en commun avec les autres peuples de l'est du Soudan, jusqu'à la frontière de l'Égypte. Je comprends qu'il y ait eu un problème religieux dans le sud du pays, avec tous ces gens différents. Vous dites que nous devrions intervenir avant que le conflit éclate. Pouvez-vous nous décrire le problème?
Mme El-Karib : Comme je l'ai dit dans ma déclaration préliminaire, la situation géographique du Soudan fait partie du problème. Le fait que nous ayons neuf pays comme voisins crée certaines difficultés. Nous partageons une longue frontière avec l'Érythrée. Kassala est la capitale de l'État de Kassala, à seulement 13 kilomètres de cette frontière. Tout au long de son histoire, le Soudan a accueilli des réfugiés de l'Érythrée et de l'Éthiopie. Ce qui pose un problème, c'est que la plupart de ces réfugiés sont aujourd'hui soudanais et qu'ils vivent au Soudan tout en bénéficiant des avantages que leur procure leur statut de réfugiés. Ils ont un double statut. Il est impossible de les différencier des autres Soudanais parce qu'ils appartiennent à la même tribu. Le problème, ce sont les ressources; c'est le partage des ressources et des services dans les villes frontalières, qui sont elles-mêmes marginalisées par rapport au centre et qui manquent de ressources. La concurrence pour les ressources et les services est très forte dans l'est du Soudan, surtout parce que la plupart des réfugiés érythréens ne vivent pas dans des camps. Ils cohabitent avec les Soudanais dans les villes de la région.
Je ne suis pas tout à fait d'accord pour dire que le problème, dans le sud du Soudan, était au départ un problème de religion. La religion est entrée en ligne de compte plus tard, lorsque le gouvernement en place a brandi le drapeau de l'islamisation de l'Afrique. Au départ — et c'est encore le cas, je pense —, le problème au Soudan se situait au niveau du partage de la richesse et du pouvoir; les gouvernements dominants du centre ne répondent pas vraiment aux besoins des réfugiés, que ce soit dans le Sud, dans l'Est ou au Darfour.
Le sénateur Corbin : Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris. En réponse à la question à deux volets que le président vous a posée au sujet de ce que le Canada pourrait faire pour vous aider, vous avez dit que les gens du Nord n'étaient pas au courant de l'existence de l'accord de la paix. Pourriez-vous être plus explicite? Je ne suis pas certain de comprendre ce que vous vouliez dire par là. Quand vous dites « le Nord », voulez-vous parler du nord du Soudan ou de ce qu'on entend généralement par ce terme quand on parle des relations Nord-Sud?
Mme El-Karib : Je suis désolée de cette confusion. Je voulais parler du nord du Soudan et de la population de cette région.
Le sénateur Corbin : Comment pouvons-nous faire pour que les gens de cette région connaissent mieux l'accord de paix? Que suggérez-vous? Pour commencer, vous ne semblez pas jouir de la liberté de presse.
Mme El-Karib : Nous espérons l'obtenir, grâce à cet accord de paix. L'accord stipule que, d'ici trois ans, la structure du gouvernement devra faire une plus grande place à la société civile et aux partis d'opposition. Il stipule aussi que la population soudanaise doit travailler à rendre l'unité attrayante entre le Nord et le Sud, et que, vers la fin de la durée de l'accord de paix, les gens du Sud devront décider s'ils veulent un État séparé. La plupart des Soudanais ne sont pas au courant de ces questions parce que l'accord de paix a été signé entre le gouvernement du Soudan et le Sud. Il est important que la société civile soudanaise puisse faire pression sur le gouvernement pour qu'il applique les dispositions de l'accord de paix et qu'il rende des comptes à ce sujet. La population ne pourra pas le faire si elle n'est pas au courant, et c'est pourquoi le gouvernement ne fait aucun effort pour faire connaître au grand public les conditions de l'accord.
La société civile assume donc ce fardeau; nous déployons de grands efforts pour tenir des campagnes de sensibilisation publique, et pour nous servir de tous les espaces disponibles dans les journaux et à la radio afin de promouvoir l'accord de paix. Nous avons besoin d'un programme d'éducation populaire pour que les gens soient plus actifs et qu'ils fassent pression sur le gouvernement pour que l'accord devienne réalité. Tout le monde s'entend pour dire que la mise en œuvre de cet accord de paix va très lentement, en partie à cause du Darfour, mais aussi parce que les Soudanais ne participent pas vraiment au processus.
Le sénateur Corbin : Vous suggérez que le Canada et la communauté internationale mettent plus de pression sur le régime pour qu'il fasse ce dont vous venez de nous parler.
Mme El-Karib : Oui, ou qu'il investisse dans la société civile pour qu'elle fasse avancer les choses.
Le président : C'est bon à savoir.
Le sénateur Prud'homme : J'ai une question complémentaire. Vous avez mentionné la séparation du Sud. Cela pourrait être un débat interminable. Quelle est la force du mouvement séparatiste et à quel point cette option est-elle réalisable? Je suis fédéraliste, mais très nationaliste. Du moins, je sais que je suis fédéraliste à ma manière, en tant que membre d'un groupe minoritaire au sein de mon pays, et cela fait parfois rire les gens; mais je sais où je me situe. Quelle est la force de ce mouvement? Dans quelle mesure est-il dangereux pour l'unité du Soudan, parce que j'imagine que cela peut poser un problème supplémentaire?
Mme El-Karib : La plupart des Soudanais jugent que le fédéralisme est le système le plus approprié pour un pays aussi vaste et aussi diversifié que le Soudan. Il y a un mouvement séparatiste dans le Sud et dans le Nord. Les gens du Sud ne sont pas les seuls à prôner la séparation; il y en a aussi qui envisagent cette option dans le nord du pays.
Dans la population soudanaise en général, et en particulier dans les villages du Sud, les gens parlent encore de l'unité du pays. Il est important que nous prenions les éléments de l'accord de paix au sérieux. Au Soudan, les gens du Nord et ceux du Sud doivent profiter de cette période de transition de six ans afin de rendre l'unité attrayante pour l'ensemble de la société.
Je suis une fervente partisane de l'unité du Soudan, mais je suis quand même sceptique. L'accord de paix prévoit que le sud du Soudan aura un gouvernement laïc, alors que le nord du pays sera gouverné selon la charia, la loi islamique. Cet élément peut à lui seul faire rejeter l'unité. Il semble contredire le reste de l'accord. Comment pourrions-nous rendre l'unité attrayante alors même que l'accord prévoit une telle division du pays? C'est tout un défi à relever pour nous, au Soudan. Comment en arriver à un compromis? C'est la raison pour laquelle le mouvement des femmes travaille sans relâche à une constitution qui sera à la fois laïque et nationale.
Le sénateur Jaffer : Madame El-Karib, vous avez parlé de la situation humanitaire au Darfour. L'Union africaine a commencé à apporter de l'aide. Pouvez-vous nous dire ce qui se passe au Darfour sur le plan de la sécurité et ce que le Canada pourrait faire?
Mme El-Karib : C'est difficile. La situation est encore très difficile au Darfour sur le plan de la sécurité. Comme je l'ai déjà dit, les choses ont pris une autre ampleur, à un autre niveau. Jusqu'ici, il y a eu des tueries et des hostilités entre les différentes factions, et la sécurité des femmes est extrêmement précaire tant à l'intérieur qu'à l'extérieur des camps. Au Darfour, les gens qui vivent dans les camps sont protégés dans une certaine mesure, mais il y a des milliers de personnes qui ont préféré aller habiter avec des parents dans les villages et les petites villes. Nous n'avons pas encore réussi à atteindre ces gens-là, même avec l'aide humanitaire.
Au Darfour, il y a des régions interdites à certaines tribus ou à certaines factions. Bien que l'Union africaine ait réussi jusqu'à un certain point à stabiliser la situation au Darfour — et je sais que le Canada a fait sa part en l'appuyant —, je pense que c'est la première fois qu'elle intervenait directement pour maintenir la paix dans une situation de conflit. Compte tenu du jeune âge de l'Union africaine et de son manque d'expérience, elle aura besoin d'un meilleur soutien en termes de formation, de ressources et de reconnaissance. Il faudra reconnaître son rôle pour lui permettre de prendre de l'assurance et d'obtenir des appuis.
Je ne suis pas certaine que le gouvernement du Soudan le fasse de son côté. Ni le gouvernement, ni la société civile ne reconnaissent vraiment le rôle de l'Union africaine. Il est très important que l'Union africaine soit mieux soutenue, pour ce qui est tant de l'amélioration de ses ressources et de ses capacités que de la reconnaissance de son rôle, afin de lui permettre de prendre des mesures plus proactives pour régler les problèmes de sécurité au Darfour.
Le sénateur Jaffer : Le comité étudie les problèmes de l'Afrique. La mutilation génitale des femmes est un des problèmes que connaissent les Africaines. Je sais que vous avez beaucoup travaillé à ce dossier. Pouvez-vous expliquer au comité quelles sont les conséquences de cette mutilation pour les femmes? Au Canada, nous avons déclaré cette pratique illégale et nous avons des programmes de formation pour les femmes qui l'ont subie. Le comité pourrait-il recommander que le Canada établisse des partenariats avec des Africaines pour essayer de mettre fin à cette terrible pratique?
Mme El-Karib : La mutilation génitale des femmes représente un problème énorme pour les femmes et les petites filles du Soudan. Sa prévalence est toujours supérieure à 80 p. 100 dans le pays, malgré des années d'efforts des activistes, de la société civile et des groupes de femmes pour lutter contre cette pratique. Elle a naturellement des conséquences très graves pour les femmes, sur différents plans. Premièrement, il y a des répercussions sérieuses sur la santé des femmes et des petites filles. Dans la plupart des cas, l'environnement laisse beaucoup à désirer, les instruments ne sont pas hygiéniques, et beaucoup de petites filles meurent pendant l'intervention ou par la suite. À l'adolescence, au début de leur mariage et tout au long de leurs années de fécondité, quand les femmes accouchent et aussi dans les endroits où les services de santé sont très déficients, elles souffrent de saignements et ont des accouchements difficiles, et beaucoup en meurent.
La mutilation génitale a également des conséquences psychologiques pour les femmes et les petites filles. Elles en restent traumatisées toute leur vie. Elles reçoivent très peu d'aide et de soutien à cet égard. Il y a beaucoup de cas de stress psychologique, de dépression et même de maladie mentale grave découlant de la pratique de la mutilation génitale des femmes.
C'est une sérieuse violation des droits des enfants, puisqu'elle est pratiquée sur des filles très jeunes. Dans certaines régions du Soudan, les petites filles de sept jours sont soumises à la mutilation génitale. Enfin, cette pratique renforce la domination masculine parce qu'elle a des effets néfastes sur la vie sexuelle des femmes. Elle les prive de leurs droits sexuels. Elle a aussi des répercussions sociales et culturelles puisque les filles qui ne sont pas circoncises ont peu de chances de se marier et d'être respectées dans la société.
Pour toutes ces raisons, la mutilation génitale des femmes est une de nos priorités. Un réseau national s'est constitué récemment pour combattre cette pratique, regrouper les efforts de tous les groupes de femmes qui participent à cette lutte et obliger les autorités à prendre cette question au sérieux, du point de vue juridique, médical et social. Nous avons connu quelques succès. Grâce au conseil médical, c'est maintenant interdit par la loi. Mais dans le droit national, ce n'est pas encore prohibé.
Pendant que nous effectuons ce travail, nous faisons face à une campagne d'opposition de certaines personnes qui pensent que la mutilation génitale des femmes est légale et qu'il suffirait qu'elle soit pratiquée dans de bonnes conditions d'hygiène. C'est une campagne sérieuse, appuyée notamment par certains membres du gouvernement. Le ministère des Affaires religieuses, en particulier, soutient ce mouvement.
J'aimerais que nous nous regroupions et que nous travaillions ensemble. C'est en train de devenir une question d'envergure nationale, tout comme la question de l'immigration. Je sais que la question se pose ici, et aussi au Royaume-Uni, en Allemagne et probablement aux États-Unis. Encore une fois, je pense que c'est un secteur où le partenariat et le soutien seront grandement appréciés. Nous devons également promouvoir de bonnes pratiques. Nous avons appliqué des stratégies avec succès dans l'est du Soudan. Nous avons obtenu des résultats très prometteurs. Nous devons faire connaître ces bonnes pratiques et présenter des cas, qui pourraient servir d'exemples ici et ailleurs.
Le sénateur Corbin : J'aimerais rafraîchir la mémoire des membres du comité et informer notre témoin que j'ai justement prononcé un discours à ce sujet-là au Sénat il y a sept ans. Mes commentaires sur cette question ont suscité des réponses favorables et constructives des Canadiens.
Beaucoup d'entre nous sont pleinement conscients des difficultés que vous devez surmonter, et nous vous remercions de votre travail.
Le président : Merci beaucoup. Sur ce, je vais lever la séance et remercier notre témoin de nous avoir fourni toute cette précieuse information.
La séance est levée.