Aller au contenu
REFO - Comité spécial

Réforme du Sénat (Spécial)


Délibérations du comité sénatorial spécial sur la
Réforme du Sénat

Fascicule 3 - Témoignages


OTTAWA, le mardi 19 septembre 2006

Le Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat se réunit aujourd'hui à 12 h 16 pour étudier la teneur du projet de loi S-4, Loi modifiant la Loi constitutionnelle de 1867 (durée du mandat des sénateurs), et la motion pour modifier la Constitution du Canada (la représentation des provinces de l'Ouest au Sénat).

Le sénateur Daniel Hays (président) occupe le fauteuil.

[Français]

Le président : Honorables sénateurs, je déclare la séance ouverte. Je tiens tout d'abord à souhaiter la bienvenue à nos invités et à nos téléspectateurs à cette réunion du Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat. Pour le bénéfice de nos auditeurs, j'expliquerai brièvement le but de nos travaux.

Au mois de juin dernier, le Sénat a demandé à notre comité spécial d'examiner le projet de loi S-4, la proposition du gouvernement de fixer le mandat des futurs sénateurs à huit ans, et la motion du sénateur Lowell Murray, appuyée par le sénateur Jack Austin, visant à augmenter la représentation des provinces de l'Ouest au Sénat.

[Traduction]

Pour en savoir plus sur nos travaux, je vous invite à regarder notre site Web.

Aujourd'hui, nous avons le plaisir d'accueillir notre premier témoin, Roger Gibbins, président de la Canada West Foundation. Il sera suivi par M. Gérald Baier, professeur à l'Université Yale, et M. Philippe Resnick, professeur à l'Université de la Colombie-Britannique, qui fera son exposé par vidéoconférence. Monsieur Andrey Heard, Université Simon Fraser, présentera également un exposé.

Notre dernier invité aujourd'hui est l'honorable Gary Mar, ministre des Affaires internationales et intergouvernementales du gouvernement de l'Alberta, qui nous fera l'honneur de nous présenter un exposé.

J'invite maintenant le vice-président du comité, le sénateur Angus, à dire quelques mots de bienvenu.

Le sénateur Angus : Je vais commencer par souhaiter la bienvenue à nos témoins.

[Français]

J'aimerais simplement ajouter quelques mots personnels en ma qualité de vice-président.

[Traduction]

Je crois que le Sénat du Canada a très bien servi les Canadiens depuis sa création, soit en 1867. Des milliers de distingués Canadiens ont été sénateurs et ont servi les Canadiens de diverses façons. Comme dans la plupart des sphères socio-économiques de notre vie, nos institutions doivent, et dans la plupart des cas elles y parviennent, évoluer avec le temps. Le Sénat ne fait pas exception. Comme le premier ministre Harper l'a dit lors de sa comparution ici le 7 septembre dernier, le projet de loi S-4 en est à sa première étape et, selon lui, il s'agit de la première étape d'un processus de réforme longuement attendu et que le gouvernement actuel a entrepris.

Ces audiences constituent pour les Canadiens une occasion unique d'écouter un débat d'experts se prononcer sur les questions soulevées par le projet de loi S-4, sur la motion des sénateurs Murray et Austin et sur d'autres questions se rapportant à la réforme du Sénat. Le temps est venu de faire du Sénat une institution du XXIe siècle, afin qu'il puisse aller de l'avant et s'acquitter de son rôle d'une manière efficiente, efficace et équilibrée dans le cadre de notre démocratie.

[Français]

Nous espérons sincèrement que ces séances ne seront qu'une première étape dans un processus qui résultera en un Sénat réformé, capable d'exécuter son rôle de chambre de réflexion en ce qui concerne la législation et la production d'excellentes politiques publiques pour tous les Canadiens de toutes les régions, circonscriptions et provinces du Canada.

[Traduction]

Roger Gibbins, président-directeur général, Canada West Foundation, à titre personnel : Je vous remercie de me permettre de comparaître devant vous. Je vais essayer d'être bref; je vais simplement faire un survol l'exposé que je vous ai fourni, après quoi je serai heureux de répondre à vos questions.

Pour commencer, je peux dire qu'au long de ma carrière universitaire, j'ai abordé maintes fois le thème de la réforme du Sénat et l'organisation que je dirige aujourd'hui, et que je dirige depuis 1998, a été un chef de file dans ce dossier. J'insiste cependant sur le fait que les opinions que j'exprimerai aujourd'hui ne sont pas forcément celles du conseil d'administration ni du personnel de la Canada West Foundation.

Je ne suis pas un avocat spécialisé dans les questions constitutionnelles. Je ne suis pas avocat tout court. Mes commentaires ont une portée davantage politique, dans le sens positif du terme. J'aimerais également préciser que je ne suis pas spécialisé dans la question du Sénat comme tel, mon engagement dans la question du Sénat s'est fait dans le cadre de la représentation régionale au sein du Parlement national. Je n'ai pas étudié en détail le Sénat comme d'autres témoins l'ont fait.

Le comité étudie deux initiatives. Je parlerai surtout du projet de loi S-4 et je ne traiterai que brièvement de la proposition des sénateurs Murray et Austin.

Dans le document que je vous ai remis, je vous présente la raison pour laquelle, de manière générale, je suis en faveur de la réforme du Sénat, ce qui n'est pas nouveau pour bien des personnes dans cette salle. Il y a tout d'abord la représentation régionale au sein du gouvernement du Canada qui n'est pas adéquate. Je précise que le système fédéral, partout dans le monde, est un système de gouvernement bicaméral, mais au Canada, ce système n'est pas très robuste, en raison de la manière dont les sénateurs sont nommés. Par conséquent, les points de vue politiques ont tendance à se faire entendre par le truchement des gouvernements provinciaux et, effectivement, nous avons substitué l'intergouvernementalisme pour une démocratie parlementaire au Canada.

Ces dernières années, une représentation régionale accrue a été renforcée par les craintes qu'inspire pour la démocratie la concentration excessive du pouvoir qui peut se produire dans les démocraties parlementaires. À l'heure actuelle, les gouvernements majoritaires ne sont asservis à aucune contrainte par la Chambre des communes, si bien que la réforme du Sénat peut être perçue comme un moyen d'enrichir le régime démocratique en assurant un contrepoids réel au gouvernement en place.

C'est au nom de ce même principe démocratique invoqué pour la réforme du Sénat que je m'oppose à l'abolition de cette institution. L'abolition ne fera qu'aggraver le problème. Cela ne règlera pas la question de la concentration du pouvoir au sein de l'exécutif et à la Chambre des communes.

Dans quelle position cela me laisse-t-il en ce qui concerne le projet de loi S4? D'abord, ce projet de loi montre qu'une réforme progressive du Sénat est possible. J'ai trop entendu ces dernières années l'argument répandu selon lequel la réforme du Sénat, si souhaitable qu'elle puisse être, doit être abordée de façon globale; qu'une réforme globale nécessite une réforme de la constitution; que la réforme de la constitution est impossible et que, par conséquent, la réforme du Sénat l'est tout autant.

Bref, le mieux est l'ennemi du bien. On nous dit qu'il faut écarter toute réforme graduelle, si modeste soit elle, par crainte que cela nous entraîne sur un terrain glissant de la réforme de la constitution.

Le projet de loi S-4 prouve à mon avis que des réformes modestes sont possibles, que nous pouvons amorcer une démarche sans être terrifiés à l'idée de ce qui peut nous attendre par la suite. Je soutiendrai même que des changements modestes apportés aujourd'hui nous donneront de meilleures chances de mobiliser la volonté politique voulue pour nous attaquer ultérieurement à des changements plus sérieux. Si nous commençons à remettre en cause, à compromettre le statu quo, nous mettrons en place la dynamique politique qui nous permettra de faire avancer le processus.

Le comité spécial a demandé si l'adoption d'un mandat de huit ans était nécessaire pour garantir que le Sénat évolue conformément au principe de démocratie moderne et aux aspirations des Canadiens. Je dirai qu'une évolution s'impose, qu'elle doit commencer quelque part et que le projet de loi S-4 est un bon point de départ, même si c'est une mesure modeste.

Le mandat de huit ans proposé me semble approprié, bien que je ne serais prêt à perdre à ma vie pour me défendre; je pense qu'il importe peu si le mandat est de neuf, dix ou sept ans. Cependant, il correspond en gros à ce qu'on observe dans le cycle de leadership chez les sociétés commerciales, les entités sans but lucratif et les milieux universitaires, et il cadrera probablement bien avec le cheminement de carrière des nouveaux sénateurs qui seront nommés. Il laisse aux sénateurs le temps de devenir efficace, mais pas celui de se la couler douce.

Je suppose que le précédent établi lorsqu'un âge de retraite obligatoire a été imposé aux sénateurs montre que ni le consentement des provinces ni un renvoi à la cour suprême ne sont nécessaires pour donner suite au projet de loi. J'appuie le projet de loi S-4 pour une autre raison encore, et c'est qu'il nous donne un temps précieux.

Cet un argument important, particulièrement en ce qui a trait à l'Alberta, où les gens de cette province disent que nous parlons de la réforme du Sénat depuis des décennies et que nous n'avons jamais joint le geste à la parole. Ils diront qu'il faut mettre la main à la pâte, qu'il faut battre le fer pendant qu'il est chaud.

Le problème, toutefois, c'est qu'il nous faut encore réfléchir sérieusement aux caractéristiques fondamentales d'un Sénat réformé. Par exemple, et je traite de cela en détail dans mon texte, je suis prêt à soutenir qu'un Sénat électif est l'objectif ultime à viser, mais nous sommes loin d'avoir réfléchi assez sérieusement aux modalités de l'élection des sénateurs. La Canada West Foundation a déjà participé par le passé à un appui à l'égard d'un Sénat à trois élections, mais nous n'avons pas assez réfléchi au mécanisme des élections, selon moi.

Si nous parvenons à une conception correcte du Sénat, nous pourrons créer une institution qui servira bien les Canadiens pendant une bonne partie du XXIe siècle, qui nous donnera des institutions parlementaires nationales à l'image de la diversité régionale non seulement au niveau national, mais aussi à l'intérieur des provinces. Cependant, si nous n'arrivons pas à une conception juste, nous risquons d'avoir un Sénat qui accentue les clivages régionaux, et la situation sera pire qu'avant.

Ainsi donc, même si le projet de loi S-4 montre que la réforme du Sénat est possible, il nous faut le temps d'agir correctement. Il faut féliciter le premier ministre Harper d'avoir enclenché la réforme, mais il est inutile de s'emballer.

Avant de conclure, qu'il me soit permis de dire quelques mots de la motion qui propose de modifier la Constitution du Canada pour mieux assurer la représentation des provinces de l'Ouest. Il est proposé d'ajouter des sièges au Sénat pour la Colombie-Britannique, l'Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan. Dans mon document, je qualifie cette modification comme étant au mieux une coupe empoisonnée tendue aux partisans de la réforme du Sénat. J'ai peut-être été trop gentil dans mon commentaire.

J'ai deux préoccupations au sujet de cet amendement. Tout d'abord, il est prématuré d'apporter des rajustements ponctuels à la base de représentation du Sénat. Deuxièmement, la modification présente la réforme du Sénat comme une initiative de l'ouest du Canada, ce qui risque de susciter dans l'Ouest de graves dissensions au sujet du poids relatif à accorder aux quatre provinces.

À mon avis, la réforme du Sénat ne se fera — et en fait ne doit se faire — que si elle est perçue comme bénéfique pour l'ensemble du pays, comme une façon d'enrichir le gouvernement démocratique et de renforcer le Parlement national. Présenter la réforme du Sénat comme un moyen d'assurer une plus forte représentation aux Canadiens de l'Ouest ne fera qu'amenuiser les chances d'une réforme sérieuse. Il m'est donc impossible d'appuyer cette proposition.

En somme, je crois que les Canadiens devraient accepter la première mesure modeste proposée dans le projet de loi S-4. Comme le dit le vieil adage, un voyage de 1 000 lieues commence toujours par un premier pas. Faisons ce premier pas, et réfléchissons à l'orientation que nous voulons prendre avant de nous lancer à vive allure.

Merci de m'avoir accueilli. Je me ferai un plaisir de répondre aux questions que vous auriez à me poser.

Le sénateur Austin : Monsieur Gibbins, bienvenue au comité. Je tiens à signaler qu'il y a longtemps que vous vous intéressez au Sénat, aux institutions constitutionnelles de ce pays. Je vous ai vu à l'œuvre pour la première fois au début des années 80 sur le séparatisme dans l'Ouest quand vous avez rédigé un document pour le Bureau du Conseil privé, que j'ai encore, dois-je ajouter.

De toute évidence, nous ne sommes pas d'accord vous et moi sur la question de la représentation de l'Ouest, et j'aimerais vous poser quelques questions à ce sujet. J'ai trouvé plutôt étrange qu'à l'égard du projet de loi S-4, vous préconisiez une réforme progressive — attaquons-nous à une chose, plutôt que de ne rien faire — mais quand il s'agit de la représentation de l'Ouest, vous faites valoir le contraire. Vous voyez peut-être ce contraste, ou non, mais j'aimerais connaître votre avis à ce sujet.

Le sénateur Murray et moi-même avons fait valoir au Sénat qu'à moins que nous puissions régler la forte iniquité de la représentation dans l'Ouest — pour la Colombie-Britannique et l'Alberta, mais également pour la Saskatchewan et le Manitoba — toute possibilité de réforme du Sénat se heurterait vraisemblablement à une forte résistance.

Vous avez un peu parlé de cette résolution, la considérant comme si elle était particulière pour l'ouest du Canada, mais en même temps, l'Alberta, probablement davantage que toute autre partie de l'Ouest canadien, demande depuis quelques décennies l'équité au Sénat. Vous connaissez très bien le Triple-E, je sais — égalité, équité et efficacité, la formule Brown-Byfield. J'aimerais commencer par vous demander ce que vous pensez de la validité de la formule du Triple-E dans le contexte de vos remarques. J'aimerais ensuite que vous m'expliquiez votre commentaire sur le calice empoisonné, étant donné qu'on croit depuis longtemps dans l'ouest du Canada que bien que l'égalité n'équivaille peut- être pas à l'équité, du moins une représentation au Sénat davantage conforme à la population de la Colombie- Britannique et de l'Alberta — c'est-à-dire 12 et 10 dans les coefficients actuels — est souhaitable, et qu'il est souhaitable également de renforcer les provinces moins peuplées du Manitoba et de la Saskatchewan en accroissant leur représentation au Sénat.

M. Gibbins : Sénateur, il est quelque peu ironique que nous en venions à des conclusions différentes même si nous présentons une série d'intérêts communs à la table.

Permettez-moi de commencer en rappelant un des témoignages précédents quand on a demandé si le projet de loi S-4 modifie la nature fondamentale du Sénat. Je dirais que non. Cependant, l'amendement que vous proposez va au cœur du Sénat, à savoir qui nous devrions représenter et quels sont les moyens de la représentation.

Ma pensée à cet égard a quelque peu évolué par rapport à l'exposé de 1980 auquel vous avez fait allusion. J'ai toujours été fortement partisan d'un Sénat Triple-E. Je crois maintenant qu'une représentation égale selon le modèle Triple-E est quelque chose que doivent examiner sérieusement les Canadiens de l'Ouest. Non seulement elle n'est probablement pas dans leur propre intérêt, mais elle nous enferme dans une vue de la représentation étroitement définie.

Comme ce comité l'a entendu, il existe de nombreuses formes possibles de représentation que nous devrions envisager. Je crains que le modèle Triple-E soit rétrograde plutôt que progressiste et nous devons nous montrer plus créatifs en ce qui concerne la base de la représentation au Sénat.

Mon deuxième argument est d'ordre plus pratique. On compte actuellement sur l'appui de l'ouest du Canada pour procéder à une réforme du Sénat. Le défi politique consiste non pas tant à obtenir cet appui des Canadiens de l'Ouest, mais à encourager d'autres Canadiens à se joindre au mouvement. C'est pourquoi je m'inquiète d'un amendement qui semble présenter la question de la réforme du Sénat comme quelque chose qui sera à l'avantage de l'Ouest.

Je ne crois pas que ce soit nécessaire pour rallier les Canadiens de l'Ouest, et cela peut poser problème pour convaincre le reste des Canadiens qu'ils ont intérêt à réformer le Sénat. Je m'inquiète de la nature prématurée de l'amendement, je ne m'oppose pas essentiellement à ce que les Canadiens de l'Ouest aient davantage de poids dans le gouvernement national. J'aimerais y réfléchir davantage que je n'ai eu la chance de le faire.

Le sénateur Austin : Je me situe à l'autre bout de l'analyse. Comme je l'ai dit, je crois que traiter de la représentation de l'Ouest ouvre la porte à une autre réforme du Sénat, et que s'abstenir d'en traiter tout en précisant que le Parlement est prêt à le faire signifie que la question va en rester là. Ma propre analyse et les chiffres que j'ai vus indiquent que dans un sens, même si l'argument du Triple-E a réussi à créer une cause dans l'ouest du Canada, si on ne le règle pas de façon équitable, raisonnable et pragmatique, il ne pourra avoir de suite.

Il y a deux façons différentes d'envisager la question.

À propos de la constitutionnalité, le sénateur Murray et moi-même proposons de modifier la Constitution. Comme vous le savez, le Sénat peut proposer de modifier la Constitution et c'est ce que nous avons fait en ce qui concerne la représentation. Pour pouvoir traiter de cette question, il faudra l'assentiment de sept provinces représentant 50 p. 100 de la population. Cette question est donc entre les mains des provinces, mais pas le projet de loi S-4, d'après les représentations du gouvernement. Bien que vous disiez ne pas être un constitutionnaliste, vous dites que le projet de loi S-4 est constitutionnel en soi. Je ne vais pas débattre de ce point avec vous.

La préoccupation que vous et d'autres avez exprimée concernant cette première mesure, c'est qu'elle n'est pas valable si l'on ne tient pas compte de toute la situation et de ce que le premier ministre veut faire. Comme il nous l'a dit, il présentera à l'automne un projet de loi portant sur une formule électorale. Nous ne savons pas ce qu'il va proposer.

Créer un processus de nomination qui pourrait s'avérer inconstitutionnel sèmerait la pagaille, et aller de l'avant sans connaître les propositions du premier ministre sur un Sénat élu ne ferait pas progresser la réforme du Sénat en ce sens, que vous appuyez. Il n'y a rien en vue à moins que nous sachions ce qu'on envisage du côté des élections.

Comme atteindriez-vous votre but d'un Sénat élu par le biais du projet de loi S-4, étant donné le tableau que j'ai tracé?

M. Gibbins : Je conviens que le projet de loi S-4 est une mesure modeste. Ma pensée découle de deux points de vue. Tout d'abord, comme je l'ai mentionné dans mes remarques préliminaires, j'envisage un mouvement sur le front de la réforme du Sénat, et j'ai trouvé frustrant qu'au cours des 25 derrières années tout mouvement ait été rejeté en raison de la crainte des mesures qui pourraient suivre. Personnellement, je trouve cela difficile.

Ensuite, et si le projet de loi S-4 n'était pas seulement un premier pas, mais le dernier? Le Sénat s'en trouverait-il en pire état? Si tout le reste tombe à l'eau et que nous n'allons pas plus loin, aurons-nous fait une erreur? À mon avis, probablement pas. Le projet de loi S-4 ne constitue pas une mauvaise réforme du Sénat existant. Il n'handicapera pas le Sénat si rien d'autre ne suit. C'est pourquoi je le vois comme une petite entrée. Il met la table pour un débat plus en profondeur sur le Sénat sans mettre très en péril le Sénat existant. Si je croyais que le projet de loi S-4 pouvait faire du tort à l'institution politique qu'est le Sénat, je ne l'appuierais pas, mais cela me semble plutôt improbable.

Le sénateur Angus : Pour résumer l'essentiel de votre propos, si je le comprends bien, vous dites ne pas voir d'inconvénients dans le projet de loi S-4 sous sa forme actuelle. Vous n'auriez pas d'objection à ce qu'on opte pour un mandat de sept ou neuf ans, ou même de dix ou onze ans, mais vous pensez qu'un mandat de huit ans serait bon parce qu'il se rapprocherait assez des usages actuels d'autres institutions.

M. Gibbins : Exactement.

Le sénateur Angus : Vous auriez pu vous exprimer sur la possibilité d'être réélu ou nommé pour un deuxième mandat, je pense qu'on parle du caractère renouvelable du mandat. Qu'en pensez-vous?

M. Gibbins : Je n'ai pas d'opinion arrêtée. Cependant, si l'on voit le projet de loi S-4 comme un mécanisme de transition, je pense que la nature même du projet de loi nous porte à être contre le renouvellement des mandats. Le renouvellement sous-entend un degré de permanence, qui va bien au-delà du mandat de huit ans, et par conséquent, si le projet de loi S-4 est considéré comme un premier pas dans une réforme plus en profondeur, il serait incongru que les nominations en vertu de ce projet de loi soient renouvelables.

Mon instinct masculin me dit que le renouvellement ne serait pas une option positive pour l'instant.

Le sénateur Angus : Ce projet de loi n'a pas encore subi de seconde lecture, mais selon ce qu'on nous dit, du moins jusqu'à maintenant, l'intention serait de rendre ces mandats renouvelables. Le premier ministre a manifesté une certaine ouverture, et non seulement sur le mandat lui-même.

Pour ce qui est de votre expérience et de ce que vous venez de décrire comme l'évolution de votre réflexion, que diriez-vous que le projet de loi actuel soit modifié pour que les mandats soient fixés à 10 ans et qu'ils soient clairement non renouvelables? Est-ce que ce serait mieux?

M. Gibbins : À mon avis, on renforcerait le projet de loi si l'on rendait les mandats non renouvelables. Le changement de huit à dix ans ne me semble pas nécessaire, mais je ne m'y opposerais pas avec force non plus. C'est une distinction plutôt subtile.

Dans la vie politique comme ailleurs, seulement certains chiffres sont réels. Huit semble beaucoup plus petit que dix selon notre conception du monde. Dès qu'il y a deux chiffres, les choses semblent de moins en moins changer, alors que huit envoie un message différent. Cependant, ce sont des distinctions subtiles dans les détails, et l'intention du projet de loi S-4 ne sera pas gravement mise en péril par le caractère non renouvelable ou une modification de huit à dix ans.

Le sénateur Angus : Par ailleurs, si j'ai bien compris ce que vous pensez, il y a 30 ans, vous étiez pour un renouvellement ou une réforme exhaustive ou rien du tout. Vous acceptez maintenant l'idée d'une série de mesures progressives en vue du but ultime de la réforme totale.

Vous avez probablement lu le compte rendu de certaines de nos séances passées. Je ne pense pas que ce soit l'avis de tous. Il y a au moins un sénateur qui a dit qu'il fallait que ce soit tout ou rien à son avis et que ce serait dangereux. En effet, il est dangereux d'entrer sur le champ de bataille un pas à la fois.

Qu'en pensez-vous?

M. Gibbins : Il ne fait aucun doute dans mon esprit qu'il n'y a qu'un nombre limité de mesures que nous pouvons adopter avant de devoir nous attaquer à une réforme plus exhaustive ou à une modification constitutionnelle. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que nous ne pouvons pas aller très loin sur cette pente glissante avant d'en ressentir le besoin.

Il faut donc nous demander si la menace d'une modification constitutionnelle devrait nous empêcher d'ouvrir le débat.

Ma propre interprétation, qui est influencée en partie par les sondages d'opinion publique, c'est que les dirigeants politiques du pays craignent probablement plus d'ouvrir le débat constitutionnel que le public canadien parce qu'ils portent les cicatrices les plus immédiates des anciens enjeux constitutionnels. Personnellement, et je ne parle pas en tant qu'analyste universitaire, je pense qu'entre le choix de résister à une réforme par crainte qu'elle ne nous empêtre dans un changement constitutionnel et celui de plonger dans la bataille pour une réforme constitutionnelle, nous devrions choisir de plonger dans la bataille pour une réforme constitutionnelle. J'aimerais voir ce dossier avancer avant ma mort. Je ne crois pas que la menace d'une réforme constitutionnelle compromette nécessairement la réforme du Sénat.

Le sénateur Angus : J'ai une dernière question à vous poser dans la foulée de votre dernière intervention. Si je ne me trompe pas, vous avez dit qu'il n'y avait qu'un nombre limité de mesures que nous pouvions adopter sans amorcer une modification exhaustive de la Constitution. Pouvez-vous en nommer une ou deux à part celle visée par le projet de loi S-4?

M. Gibbins : Il est certain qu'il y a des discussions sur les mécanismes de consultation autres que l'élection directe que le gouvernement fédéral pourrait utiliser. À mon avis, cela touche de très près la nature même du Sénat et nous approche d'une réforme constitutionnelle par la ruse, d'une certaine façon, mais je ne pense pas que nous puissions pour autant éviter un débat constitutionnel plus vaste.

Lorsque j'ai dit que le projet de loi S-4 nous donnait de l'espace et du temps, je voulais dire que j'espère vraiment que les audiences du Sénat auxquelles nous participons aujourd'hui vont contribuer à favoriser un débat plus en profondeur sur la voie à suivre, parce que nous ne pouvons pas aller beaucoup plus loin sans avoir une idée claire de l'orientation à prendre.

[Français]

Le sénateur Chaput : Bon après-midi, monsieur Gibbins. Je lis toujours avec grand intérêt les publications du Canada West Foundation. Je suis du Manitoba et cela m'intéresse beaucoup de connaître le profil de la communauté de l'Ouest. J'espère qu'un jour vous rédigerez quelque chose pour les francophones de l'Ouest parce qu'ils font aussi partie de cette composante de l'Ouest canadien.

J'ai deux questions à vous poser. La première concerne le commentaire que vous avez fait au début de votre présentation, à savoir que depuis 1990, à titre d'exemple, vous dites que la nécessité d'une représentation régionale plus efficace au sein du Parlement est de plus en plus discutée.

J'aimerais que vous me donniez votre définition d'une représentation régionale plus efficace. À votre avis, que veut dire le mot « efficace » dans un tel contexte?

[Traduction]

M. Gibbins : Mon inquiétude sur la nature de la représentation régionale dans l'institution nationale comporte deux volets. D'abord, les mécanismes de représentation régionale dans le système parlementaire canadien semblent relativement obscurs ou opaques pour le grand public. On entend souvent dire que les ministres du cabinet sont excellents pour défendre les besoins et les aspirations de leur province, mais tout cela se passe surtout derrière les portes closes du cabinet. Nous n'en sommes pas témoins. De l'extérieur, on voit un système parlementaire dans lequel la diversité régionale semble disparaître au profit d'une discipline parlementaire dominante, la discipline de parti. Ce n'est pas qu'il n'y a rien qui se passe, c'est que nous ne le voyons pas. Par conséquent, les gouvernements provinciaux tentent de combler le vide sur le plan de la représentation, et les premiers ministres deviennent les porte-voix de nos points de vue au gouvernement national. D'après moi, cela affaiblit la nature de la démocratie parlementaire au Canada parce que la représentation régionale vient de l'extérieur du Parlement, où elle devrait être, pour devenir le propre des relations intergouvernementales, qui sont encore plus obscures à certains égards pour le citoyen moyen. La visibilité publique de la représentation régionale pose problème.

[Français]

Le sénateur Chaput : Concernant maintenant le projet de loi S-4, vous dites que c'est un bon projet de loi de départ et que c'est une réforme modeste.

À votre avis, est-il possible de recommander des changements à la durée du mandat des sénateurs, par exemple un mandat de huit ans, sans connaître le processus que le premier ministre voudra mettre en place pour élire ou nommer les sénateurs?

Est-il possible de commencer avec la durée du mandat sans avoir une idée du processus qui nous attend?

[Traduction]

M. Gibbins : Oui, nous pouvons commencer. J'aimerais dire deux choses. Premièrement, j'ai déjà dit que c'était un bon point de départ, bien que ce ne soit qu'un point de départ, mais d'après moi, c'est déjà bon qu'il y ait un point de départ. Deuxièmement, même si les prochaines réformes échouent, même si elles ne nous mènent pas plus loin, je ne pense pas que le projet de loi S-4 laisse le Sénat en mauvais état. Si le Sénat recommandait qu'il soit possible d'obtenir un nouveau mandat, alors bien sûr, le projet de loi S-4 ne changerait pas grand chose à la situation actuelle, parce qu'il permettrait des mandats plus longs, et le résultat ressemblerait beaucoup au Sénat d'aujourd'hui. L'option la moins risquée consisterait donc à appuyer l'option d'un mandat de huit ans, mais de le rendre renouvelable.

Cependant, le mandat non renouvelable ne constitue pas une option très risquée pour le Sénat, bien que j'aie un regard externe de l'institution et qu'il peut très bien y avoir des nuances importantes qui manquent à cet argument.

Le sénateur Comeau : J'aimerais vous poser quelques questions que soulève votre exposé. Ma première question concerne vos opinions par rapport à celles de la Canada West Foundation, dont vous êtes le président-directeur général. Vous avez précisé que ces points de vue étaient les vôtres plutôt que ceux de la fondation. Quelles sont les différences fondamentales entre vos opinions et celles de la Canada West Foundation?

M. Gibbins : Il est vrai qu'il est toujours difficile de séparer le PDG de l'organisme qu'il représente.

Le sénateur Comeau : C'est pourquoi je vous pose la question.

M. Gibbins : J'en suis conscient.

La Canada West Foundation s'intéresse activement à la réforme du Sénat depuis 1981. À ma connaissance, la fondation elle-même n'a jamais pris position sur la réforme sénatoriale. Il n'y a pas grande résolution, rien de ce type. La position de la Canada West Foundation sur la réforme du Sénat est donc le reflet du point de vue du PDG. C'est pourquoi je précise que cette réflexion a évolué. Si je faisais part de mes propos d'aujourd'hui à mon propre conseil d'administration, je pense que je pourrais persuader les membres, mais beaucoup ne verraient peut-être pas ma position comme le reflet fidèle de leur point de vue sur la réforme du Sénat.

Le sénateur Comeau : Vous avez mentionné dans votre exposé que comme autre conséquence, le rôle des premiers ministres provinciaux dans la vie politique nationale a augmenté parce qu'ils sont perçus comme les seuls porte-voix efficaces des intérêts et des espoirs régionaux dans les affaires nationales. En quoi est-ce mauvais?

M. Gibbins : Je vois plusieurs problèmes. Je me fonde sur ma propre expérience de la province de l'Alberta, ce qui ne constitue peut-être pas un point de vue typique du monde, bien que j'estime que dans ce cas-ci, la position albertaine s'avère être une exagération d'une tendance nationale générale.

J'ai passé 35 ans à travailler en politique provinciale, un domaine où les questions dominantes sont fédérales- provinciales. Je doute que cette situation n'améliore la qualité de la vie politique dans la province. Elle a simplement repoussé les enjeux fédéraux dans l'arène provinciale. Je suis peut-être un peu vieux jeu, mais il me semble souhaitable que les gouvernements provinciaux s'occupent d'affaires provinciales et que les gouvernements nationaux s'occupent d'affaires nationales. Nous avons brouillé les cartes d'une façon que j'estime bien malheureuse.

Le sénateur Comeau : Cela m'amène à vous poser une autre question sur les observations que vous avez faites.

Habituellement, les régimes fédéraux comprennent des dispositions pour assurer la représentation des collectivités d'électeurs, dans notre cas, des provinces. Vous dites qu'il faut représenter les groupes d'électeurs, c'est-à-dire les régions ici, dans le système bicaméral.

Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de l'opinion de certains que cette répartition n'est peut-être pas la plus appropriée pour assurer une représentation régionale? Par exemple, il y a un lien beaucoup plus étroit entre les collectivités de pêcheurs de la côte Ouest et de l'île de Vancouver et les collectivités de pêcheurs de la côte Atlantique qu'entre les collectivités de la côte Ouest et de l'île de Vancouver et celles de la ville de Vancouver.

On pourrait prétendre que les intérêts provinciaux ne sont pas les plus représentatifs. Peut-être serait-il préférable de faire la distinction entre les réalités urbaines et les réalités rurales et de trouver d'autres façons de concevoir les groupes d'électeurs.

M. Gibbins : Je pense que c'est une question fondamentale. Mes propres travaux des 15 dernières années me portent à partager beaucoup vos réflexions, c'est-à-dire que les Canadiens peuvent voir les choses sous divers angles dans leur vie politique. Il y a l'identité provinciale, mais nous organisons nos vies de bien des façons différentes.

Ce qui me dérange, c'est que les modèles existants desquels nous pouvons nous inspirer pour la réforme du Sénat — ces derniers comprennent le modèle des trois E — découlent plus d'une vision historique que d'une vision de l'avenir. Je serais extrêmement déçu que nous nous décidions enfin à nous attaquer à la réforme constitutionnelle pour nous retrouver en bout de ligne avec un Sénat adapté au siècle dernier mais pas au suivant.

Je déplore que le débat jusqu'ici s'articule autour de conflits régionaux et d'identités provinciales qui sont peut-être en train de s'éroder au fur et à mesure que notre système politique évolue. Par conséquent, j'hésiterais beaucoup à appuyer une réforme sénatoriale qui renforcerait les identités provinciales actuelles sans donner aux autres identités la place qu'elles méritent. C'est pourquoi je suis prudent et je veux éviter d'avancer trop vite.

Le sénateur Comeau : J'ai lu récemment dans les journaux que les gens du Nord de l'Ontario trouvaient que les gens du Manitoba avaient des problèmes et des préoccupations plus près des leurs que ceux du centre-ville de Toronto. C'est la raison pour laquelle je vous pose ces questions.

Dans votre exposé, vous avez posé une question sur le rôle des partis dans des élections sénatoriales. Vous m'avez intrigué. Essayez-vous de dire que les partis pourraient ne pas avoir de rôle à jouer dans des élections sénatoriales?

M. Gibbins : Je trouverais difficile à imaginer que les partis ne s'ingèrent pas dans les élections sénatoriales. En fait, le mot « ingérer » est plus négatif que ce que je veux dire.

Cependant, nous pourrions structurer les élections sénatoriales de manière à réduire au minimum le rôle des partis et à permettre à d'autres formes d'organisations politiques de participer.

Je pense que si nous faisons preuve de créativité, nous pouvons nous doter d'un Sénat plus représentatif que le Sénat actuel. En même temps, nous pourrions atténuer un peu les contraintes des partis dans les activités du Sénat. Le but n'est que de les atténuer et non de les éviter.

[Français]

Le sénateur Dawson : Comme le dit le vieil adage : un voyage de mille lieux devra commencer par un premier pas.

[Traduction]

Le voyage commence, mais il serait bon que nous sachions au moins vers où nous nous dirigeons.

Le problème du bon départ est très intéressant, et je pense qu'il faut lancer le débat. C'est important. Nous dirigeons-nous vers un Charlottetown ou un Lac Meech? Nous dirigeons-nous vers un Sénat aux trois E, un Sénat de sénateurs élus, ou vers un Sénat doté de plus de pouvoir que la Chambre des communes parce que les sénateurs seraient élus et qu'ils représenteraient les régions? Je pense que nous devons nous interroger sur notre orientation. Je l'ai déjà dit il y a quelques semaines, la réalité est telle que ...

[Français]

Monsieur Gibbins, on pourrait avoir potentiellement un Sénat où il n'y a pas d'opposition. Ce n'est jamais arrivé dans l'histoire du Canada. On a toujours eu un Sénat où il y avait une opposition équilibrée, qui faisait un contrepoids entre les sénateurs nommés par le gouvernement en place et l'opposition. Il y avait une opposition, que ce soit pour des raisons régionales, ethniques ou politiques. Théoriquement, le modèle actuel nous aurait permis, tant avec M. Trudeau, M. Mulroney qu'avec M. Chrétien, d'avoir un modèle où on aurait aboli l'opposition au Sénat.

C'est bon de faire le premier pas. Je suis heureux qu'on ait une démarche constitutionnelle. Contrairement à d'autres, j'étais passionnément favorable à la démarche du lac Meech. Je l'étais un peu moins pour celle de Charlottetown. Mais je trouvais que c'était une bonne étape. Je suis parmi ceux qui ont voté pour la première étape qui était le rapatriement de la Constitution.

Dans ma première vie politique, on débattait pour savoir si on devait aller à Londres obtenir la permission de faire des changements. Donc pour moi, cela avait été une étape importante. Mais on savait vers quoi on s'en allait. On ne s'y est peut-être pas rendu avec les accords de Meech et de Charlottetown, mais on avait un objectif. Aujourd'hui, tout ce qu'on sait, c'est que la durée du mandat sera de huit ans. On pense que le mandat sera renouvelable, mais on n'en est pas sûr; on pense que le mandat peut être de dix ans, on n'en est pas sûr. Et on pense que les sénateurs peuvent être élus, on le saura à l'automne. Je suis d'accord avec une première étape de la réforme du Sénat.

[Traduction]

Le voyage doit commencer quelque part, mais nous devons savoir où nous allons. Si nous faisons ce premier pas, est-ce que ce sera vers un Sénat aux trois E? Est-ce que ce sera un Sénat où les sénateurs élus ont plus de pouvoir que la Chambre des communes, un bloc qui pourrait se doter d'une structure de parti qui empêche la Chambre des communes élue de faire ce qu'elle veut? Les sénateurs auront-ils tous la même allégeance politique, soit celle du premier ministre du jour? Je pense qu'il y a beaucoup de sagesse dans ce voyage. Il doit commencer, mais nous devons nous interroger et être certains de savoir vers où nous nous dirigeons.

Ma question est la suivante : les mécanismes de poids et de contrepoids nécessaires pour nous garantir que nous n'aurons pas un Sénat sans opposition dépendent-ils du caractère renouvelable ou non du mandat? Si les mandats sont de dix ou douze ans, on réduit beaucoup les risques de se retrouver avec un Sénat totalement dirigé par un leader politique.

M. Gibbins : J'ai été frappé par le débat précédent et ce que vous avez dit sur la crainte qu'on se retrouve avec un Sénat qui reflète seulement le point de vue d'un parti. C'est un enjeu très réel. S'il justifie la prolongation du mandat, il faut y réfléchir sérieusement. Vous soulevez un problème très grave.

De façon plus générale, vous dites que nous devons nous interroger et interroger les autres sur notre orientation. Je n'ai absolument aucune hésitation à dire que c'est le débat plus en profondeur dont nous avons besoin au Sénat pour pousser le premier ministre à préciser sa vision à long terme de la réforme sénatoriale, et il serait approprié que le Sénat décide de procéder ainsi. Il faut toutefois déterminer si l'incertitude entourant l'avenir est suffisamment grande pour arrêter ce premier pas.

À la lecture des témoignages prononcés devant le sénat, je vois que ce premier pas a enclenché le processus de réflexion général que vous réclamez, ce qui est très sain. C'est ce dont nous avons besoin au pays. Laissons les choses aller, mais faisons tout ce que nous pouvons pour accroître la clarté sur l'orientation à prendre.

Le sénateur Dawson : Nous savons déjà que cet automne, il pourrait y avoir une autre étape, celle d'un processus électoral : un référendum ou des élections provinciales. Si l'on convient avec vous qu'il faut faire ces premiers pas, la relation entre la nomination des sénateurs et leur élection est-elle tellement liée ou tellement importante qu'on ne peut plus dire : « Occupons-nous de la durée du mandat, de huit ans ou douze ans, et lorsque nous aurons pris une décision, nous pourrons déterminer si les sénateurs seront nommés ou élus. »? N'est-il pas plus facile d'examiner ces deux questions en même temps?

M. Gibbins : À mes yeux, elles ne sont pas si étroitement liées qu'aux vôtres. Pour moi, la durée limitée du mandat est un enjeu en soi, bien qu'il engendre cette crainte générale quant à la nature du Sénat, et il faut s'en féliciter.

Si on me demandait aujourd'hui d'appuyer un projet de loi hypothétique sur un mode de sélection différent, j'hésiterais beaucoup à le faire, parce que cela remet en question la nature fondamentale du Sénat et le type d'institution, le type de Parlement dont nous voulons à l'avenir pour le prochain siècle.

Je reviens toujours à la même chose. Je ne pense pas que ce soit un point de départ dommageable pour le Sénat si nous n'allons pas plus loin. Les autres étapes dont on parle de façon hypothétique concernant un mode de sélection différent sont beaucoup plus sérieuses selon moi et nous portent à nous interroger sur le besoin plus immédiat d'entamer une pleine discussion sur l'effet que ces nouvelles mesures produiront.

Le sénateur Dawson : Pouvez-vous nous parler du danger de ne pas avoir d'opposition?

M. Gibbins : Il est légitime de s'en inquiéter. Il faudrait que je fasse des calculs pour évaluer si cette inquiétude va disparaître si nous optons pour un mandat de dix ou douze ans. Je présume que le véritable problème, peu importe la solution choisie, serait qu'on se retrouve avec un Sénat extrêmement loin de la ligne de parti de la Chambre des communes ou avec un Sénat si intimement lié au gouvernement du jour qu'il ne permet plus un regard indépendant. Il serait idiot que le Sénat ferme les yeux sur ces risques pendant ses délibérations. À mon avis, ils sont fondamentaux.

Le sénateur Tkachuk : Stan Waters a été élu. Sa légitimité a-t-elle été remise en question parce qu'il a été nommé sénateur élu en Alberta?

M. Gibbins : Sa légitimité n'a pas été remise en question. Il y a de sérieuses questions qui ont été soulevées sur la nature des modes de sélection des sénateurs en Alberta parce qu'on n'y a pas fait participer tous les partis, ni tous les acteurs politiques. Le problème venait en partie du fait qu'il y a eu des élections ou des processus de sélection pour des ouvertures qui n'existaient pas, puis que les premiers ministres du moment ont indiqué très clairement qu'ils ne poursuivraient pas dans cette veine après l'élection du sénateur Waters. C'était bien bizarre. Ces ouvertures n'étaient pas entièrement hypothétiques, mais elles n'étaient pas entièrement vraies non plus. À mon avis, ces initiatives démocratiques n'ont pas très bien fonctionné. Elles n'ont pas permis au public de participer comme voulu. C'était un début, mais je ne pense pas qu'il nous a menés bien loin.

Le sénateur Tkachuk : Ces processus de sélection n'étaient pas inconstitutionnels, n'est-ce pas?

M. Gibbins : Ils ne l'étaient pas, non.

Le sénateur Tkachuk : Après l'échec du Lac Meech, il y a eu quatre sénateurs qui ont été nommés par le premier ministre Mulroney sur la recommandation du Québec. On n'a absolument jamais remis en question leur légitimité ni la constitutionnalité du processus.

M. Gibbins : Non.

Le sénateur Tkachuk : Pour revenir au Sénat lui-même, on semble tenir beaucoup à l'efficacité du Sénat et croire qu'on ne peut pas accepter d'établir un mandat de huit ans parce qu'on pourrait altérer un système qui fonctionne si bien. Pouvez-vous me donner des exemples depuis 1867, depuis 139 ans, où le Sénat a réussi à représenter les régions de façon exceptionnelle autrement qu'en agissant comme une commission royale permanente d'enquête sur ceci ou cela?

M. Gibbins : Je n'ai pas de liste de réalisations du Sénat à cet égard à portée de la main, je vais vous répondre plus tard.

La question clé de la réforme du Sénat n'est pas celle de la qualité du travail du Sénat dans ses activités telles qu'il les a définies, mais la mesure dans laquelle le Sénat ne parvient pas à offrir d'autres formes de représentation. Je vais vous donner un petit exemple.

On dit souvent au Canada que nous n'avons jamais eu de premier ministre provincial, à une exception près, qui est devenu premier ministre du Canada. On peut se demander pourquoi. Il peut y avoir beaucoup de raisons à cela, mais si l'on prend l'exemple des États-Unis, la plupart des présidents récents sont passés par des gouvernements d'État. Ils connaissent les rouages de la politique d'État. Ils en ont l'expérience. Ils connaissent cet aspect du système fédéral. L'État devient, de façon très concrète, un terrain d'exercice pour les politiciens nationaux, qui se présentent ensuite au Sénat ou directement à la présidence. Il y a une institution aux États-Unis qui favorise la migration des talents politiques des États vers le gouvernement national.

Au Canada, il n'y a pas ce phénomène de migration. Par conséquent, nous avons des gouvernements fédéral et provinciaux qui luttent les uns contre les autres en raison des choix de carrière des élus. Je doute que ce soit fonctionnel à long terme.

C'est donc un exemple, et rien d'autre, de la façon dont un type différent de Sénat pourrait avoir des retombées positives qui renforceraient la fédération canadienne et le gouvernement national.

Le sénateur Hubley : Je vous remercie de votre exposé. J'aimerais revenir au mandat de huit ans proposé, puisqu'on propose dans le projet de loi lui-même un mandat de huit ans. On vous a demandé pour quelle raison il devait être de huit ans, et je pense que vous avez fait le lien avec la durée des mandats dans le monde des affaires et à l'université.

La proposition d'un mandat de huit ans mérite une réflexion plus profonde. Je ne suis pas certaine qu'on puisse établir un parallèle entre la fonction de sénateur et une profession dans le monde des affaires ou une profession pour laquelle on doit aller à l'université et recevoir une formation. La fonction sénatoriale est toute autre. Quand vous avez donné votre accord au mandat de huit ans, y avait-il d'autres raisons pour lesquelles il s'appliquait au Sénat selon vous?

M. Gibbins : Si le mandat est beaucoup plus long que de huit ans, je crains que le projet de loi S-4 ne soit pas perçu comme un début de réforme ou une évolution. En exagérant un peu, supposons que le projet de loi S-4 soit modifié pour que le mandat soit de 20 ans; je suis certain que la plupart des Canadiens diraient que c'est le statu quo, qu'il n'y a pas de changement. C'est très proche de la limite de 75 ans ou d'une peine à perpétuité. Si le public ne voit pas de grande différence entre le nouveau mandat et le mandat actuel, cette initiative du premier ministre sera perçue comme insignifiante, et c'est la raison pour laquelle nous nous élevons contre ces limites.

Comme d'autres témoins l'ont souligné, le mandat des sénateurs est d'environ onze ans en règle générale, un mandat de huit ans ne serait donc pas très différent. Mes instincts politiques me laissent présumer qu'un mandat dont la durée serait dans les deux chiffres apparaîtrait au public canadien comme un changement non significatif et superficiel qui pourrait susciter de la colère plus que de l'appui.

Le sénateur Hubley : La difficulté qui en résulte, c'est que c'est peut-être nous qui avons la meilleure connaissance du fonctionnement du Sénat, du temps qu'il faut pour atteindre certains objectifs au Sénat. Je serais frustrée que tout cela ne serve qu'à satisfaire un objectif politique. Si nous, les membres du comité, décidons d'accepter le mandat de huit ans, même si nous avons des réserves sur la façon dont il va toucher le Sénat, il est très important que nous soulignions qu'en établissant un mandat qui ne permet pas au Sénat de faire son travail, nous changeons radicalement la nature du Sénat. C'est la situation devant laquelle nous nous trouvons.

Il ne s'agit pas seulement de dire qu'un mandat de huit ans semble assez bon et que nous allons l'accepter parce que nous voulons faire avancer le projet de loi S-4. Je pense qu'il y a là un danger. Nous ne ferions pas notre travail ni ne serions honnêtes envers le peuple canadien si nous agissions ainsi. Je ne sais pas si vous avez quelque chose à dire à ce sujet. C'est une impression que j'ai eue en écoutant votre exposé, vous semblez dire qu'il faut accepter le mandat de huit ans parce que le peuple canadien le verra d'un bon œil. Il ne s'agit pas seulement de nous contenter d'un mandat avec lequel nous ne sommes peut-être pas tous d'accord.

M. Gibbins : À bien des égards, j'ai de la sympathie pour l'argument que vous avancez. Je ne voudrais d'aucune façon avoir l'air de manquer de respect envers le Sénat. J'oserais quand même dire que l'argument qu'un mandat de huit ans n'est pas suffisant pour permettre aux sénateurs de faire une différence serait accueilli avec incrédulité par le public canadien. Cet argument sera très difficile à faire valoir, en partie en raison de l'expérience de mandats plus courts que beaucoup de gens ont dans leur propre vie. Le Sénat aura beaucoup de mal à se faire comprendre. Le public n'y croit pas et j'oserais croire, en toute humilité, qu'il serait très difficile de le convaincre.

Le sénateur Fraser : Vous m'avez beaucoup surprise, monsieur Gibbins, lorsque vous avez comparé le mandat de huit ans à l'expérience universitaire. Je suis retournée voir mes notes et j'ai constaté que vous le compariez au cycle de leadership dans les universités. Vous avez peut-être raison que les recteurs ou les doyens demeurent en poste en moyenne huit ans, je ne le sais pas. Le sénateur Tardif le saurait mieux que moi.

Cependant, beaucoup de sénateurs sont d'avis que si nous voulons faire de telles comparaisons, il serait préférable de faire le parallèle entre les sénateurs et les professeurs d'université qui, comme vous le savez, sont nommés à vie. Le parallèle serait loin d'être exact, mais il serait plus proche de la vérité.

Le sénateur Tkachuk : J'espère que vous parlez pour vous-même.

Le sénateur Fraser : Permettez-moi de répéter que j'ai toujours été en faveur de limites de mandat. Je ne recommande pas la nomination à vie ou un âge limite de 105 ans, quelle que soit la durée de vie de nos jours.

Quoi qu'il en soit, ce que les sénateurs font et sont censés faire dans cette institution correspond davantage à l'image de la fameuse citation de Sir John A. Macdonald, qui a dit qu'il devait s'agir d'un lieu de réflexion indépendante, sereine, attentive et impartiale, la plupart du temps, quels que soient les mots qu'il a utilisés.

Si nous décidons d'élire les sénateurs, quel en sera l'effet sur cette dynamique, à votre avis? Comment cette fonction du Sénat sera-t-elle efficace?

M. Gibbins : Vous avez brouillé quelques cartes, et je vais essayer de les démêler.

Pour revenir rapidement au mandat de huit ans, je me fonde peut-être sur ma propre expérience personnelle. J'ai été directeur de département pendant neuf ans, un an de trop à mon avis. Je suis dorénavant président de la Canada West Foundation depuis huit ans et je commence à m'interroger sur le renouvellement institutionnel de la formation. Les dirigeants doivent apporter de l'énergie à leurs fonctions de leadership et être en mesure de la préserver; il se trouve toutefois que cette énergie a tendance à diminuer avec le temps.

Le sénateur Fraser : Nous ne sommes pas des dirigeants.

M. Gibbins : C'est votre interprétation, madame le sénateur, pas nécessairement la mienne.

Si nous choisissons un modèle électoral, c'est difficile à dire, tout dépend beaucoup de la méthode que nous allons utiliser pour choisir les sénateurs. Si l'on se fie à l'expérience américaine, le Sénat américain ne souffre pas d'un roulement rapide. Je dirais que c'est plutôt l'inverse. Comme il n'y a pas d'âge de retraite obligatoire, il y a des sénateurs qui sont d'un âge avancé, disons, et qui ne saisissent plus le monde politique de la même façon. Les élections ne nous garantissent pas un roulement rapide ni l'arrivée de nouvelles personnes ayant de nouvelles idées, mais au moins elles ouvrent la porte à cette possibilité.

Le sénateur Fraser : L'expérience américaine ne nous permet vraiment pas de prévoir tout ce qui va arriver si nous nous dotons d'une chambre élue. Le processus législatif des États-Unis est tellement différent du nôtre qu'on peut difficilement les comparer. J'essaie de comprendre ce que les personnes qui ont réfléchi longuement à l'éventualité d'un Sénat élu penseraient de l'effet de l'élection des sénateurs sur leurs fonctions au Sénat comme lieu de réflexion indépendante, sereine et attentive.

M. Gibbins : Je ne prétends pas faire autorité en la matière. À mon avis, la qualité de cette réflexion vient du talent des personnes recrutées au Sénat plus que du développement nourri de ce talent sur une longue période. Je ne pense pas que l'aptitude du Sénat à demeurer un lieu de réflexion indépendante, sereine et attentive dépende nécessairement de la longévité du mandat des sénateurs. Elle dépend plutôt de la qualité des personnes que nous attirons. Nous avons été bien servis dans le passé, et je crois qu'un mode électoral ne ferait qu'améliorer la qualité des personnes que nous attirons.

Le sénateur Watt : J'aimerais revenir à la représentation régionale. Les sénateurs viennent de diverses régions et apportent beaucoup de perspectives différentes. Je fais de mon mieux pour représenter les Inuits du Nord. Ils ont longtemps été appelés « Esquimaux ». Les personnes dont je parle sont concentrées dans quatre régions. J'en ai mentionné trois quand j'ai parlé au premier ministre Harper, la semaine dernière, mais il y en a quatre si l'on inclut les personnes de l'Arctique de l'Ouest.

Dans votre mémoire, monsieur Gibbins, vous ne faites pas mention d'amélioration ou d'absence d'amélioration dans la représentation régionale du Nord, particulièrement de l'Arctique. Les habitants de ces quatre régions ont habituellement des préoccupations communes et en gros, ils parlent la même langue. En tant que parlementaires, les sénateurs font de leur mieux depuis longtemps pour représenter leurs intérêts, mais parfois, nos voix ne sont pas entendues. Comment croyez-vous que les personnes qui vivent dans le Grand Nord peuvent faire connaître leurs points de vue et leurs préoccupations aux Canadiens? En ce moment, leur seule ressource, ce sont les quelques sénateurs du Nord qui ont été nommés pour représenter ces régions. Nous avons un rôle à jouer et nous faisons de notre mieux pour représenter les intérêts du Grand Nord. Il arrive que le Parlement adopte des projets de loi qui sont censés convenir à tout le monde, mais qui ne sont pas tous à l'avantage des gens du Nord. En fait, certains d'entre eux nous font reculer sur le plan économique. Nous devons faire comprendre à tous les Canadiens, au grand public et aux parlementaires, que ce n'est pas une façon de traiter des personnes qui essaient de joindre les deux bouts. Ce qui est bon pour l'un n'est pas nécessairement bon pour les autres.

Selon vous, comment pourrait-on accroître la représentation des Inuits du Grand Nord, des personnes qui ont parfois des préoccupations différentes comme le changement climatique? Nous essayons de nous faire entendre des Canadiens mais parfois, notre message ne se rend pas comme nous le voudrions. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez?

M. Gibbins : Je vais faire quelques observations. Pour commencer, il ne fait aucun doute à mon avis que la Chambre des communes n'offre pas de représentation très convenable aux gens du Nord. En fait, si la Chambre des communes décidait d'accentuer sa représentation en fonction de la population, cette voix pourrait même être affaiblie.

Ensuite, le Sénat est le lieu de représentation classique des collectivités territoriales, parce que nous devons être en mesure de les représenter. J'ai déjà exprimé ma crainte qu'on conçoive le Sénat en fonction du passé plutôt que de l'avenir. Permettez-moi de formuler mon argument ainsi : la notion des trois E, qui prescrit une représentation provinciale équitable, ne tient pas compte de la possibilité que des gouvernements territoriaux deviennent des provinces. Cela n'a pas l'air d'une idée très intelligente lorsqu'on l'applique aux trois territoires nordiques. C'est pourquoi je pense que nous devons nous tourner vers l'avant dans nos efforts pour restructurer le Sénat plutôt que de chercher des solutions faciles inspirées de modèles du passé, comme le modèle des trois E. Nous devons déterminer s'il y a des groupes au Canada qui manquent de moyens pour être représentés en politique, où ils sont et si le Sénat peut jouer un rôle utile pour assurer leur représentation. Je pense qu'il le pourrait. Je ne saurais vous dire exactement avec quel mécanisme on pourrait le faire, mais le Sénat est l'institution toute désignée pour cela. Dans une certaine mesure, nous le faisons déjà, mais nous pourrions en faire plus et le faire mieux à l'avenir. Nous y réfléchissons.

Le sénateur Harb : Je vous remercie de votre exposé, monsieur Gibbins.

Vous avez piqué ma curiosité avec votre observation que l'élection améliorerait la qualité des personnes dans l'institution. J'aimerais que vous me disiez ce que vous pensez du système judiciaire du Canada, qui prévoit la nomination de juges jusqu'à l'âge de 75 ans. Certains sont d'avis que nous avons l'un des meilleurs appareils judiciaires au monde.

De plus, la Canada West Foundation a déjà proposé l'adoption du mode de scrutin à vote unique transférable. J'aimerais connaître votre position et savoir si vous appuyez toujours cette idée.

M. Gibbins : Cette réunion n'est pas la meilleure tribune pour défendre le point de vue que des élections amélioreraient la qualité des personnes. Je ne serais pas favorable à l'élection des juges, et j'aime le système actuel.

Lorsque j'ai dit que la qualité des personnes admises au Sénat serait meilleure, j'avais un point de référence : il faut encourager la progression vers le haut du talent politique des gouvernements locaux et provinciaux, ce qui n'est pas le cas dans le système politique canadien. C'était mon point de référence pour ce qui est d'améliorer la qualité. Ce n'est pas une question de personnalité, mais plutôt une question d'expérience pertinente, ce qui huilerait beaucoup le système fédéral canadien.

Pour ce qui est des modes de scrutin possibles, un Sénat composé seulement de conservateurs élus de l'Alberta ou de libéraux élus de Toronto mettrait en péril le système politique canadien. Nous ne pouvons pas reproduire le modèle électoral de la Chambre des communes, parce que l'on reproduirait du même coup les mauvaises représentations régionales, ce qui constituerait une erreur tragique pour les Canadiens.

Par conséquent, nous devons trouver un meilleur mode de scrutin pour les élections du Sénat. Cela nécessite une réflexion attentive, et c'est pourquoi nous envisageons — sans toutefois avoir analysé tous les détails pertinents — différents modes de scrutin. Si nous nous contentons de reproduire le statu quo électoral, nous allons nuire au pays. Je ne le voudrais pas.

Le sénateur Austin : Quelle information pouvez-vous nous donner sur la position du gouvernement de l'Alberta sur le projet de loi S-4? Avez-vous des renseignements à cet égard?

M. Gibbins : Non, je n'en ai pas. Je crois que vous allez rencontrer le ministre Mar cet après-midi. Je ne suis au courant d'aucun énoncé de position du gouvernement de l'Alberta sur la question. Je soulignerais aussi de façon générale que nous sommes dans une bonne zone, si l'on veut, pour débattre de la réforme du Sénat en Alberta. À court terme, l'élection d'un gouvernement différent à la Chambre des communes a réprimé une bonne partie du mécontentement régional en Alberta. En ce moment, l'eau n'est pas trop chaude, ce qui explique peut-être pourquoi le gouvernement de l'Alberta ne s'est pas encore prononcé, à ma connaissance, ni les aspirants à la direction du Parti progressiste-conservateur provincial. Je n'en suis pas certain, mais ce n'est pas un grand enjeu dans le débat pour la course au leadership dans la province.

Le sénateur Austin : Je n'ai eu connaissance d'aucun débat sur la réforme du Sénat pendant la course à la direction du Parti progressiste-conservateur en Alberta, ce qui prouve que la question de la réforme du Sénat dans cette province est en quelque sorte tombée dans l'oubli pour l'instant. En ce moment, il semble qu'on parle moins de la vigueur économique de l'Alberta, de sa représentation au Parlement fédéral et de son sentiment d'iniquité relativement à son influence à l'échelle nationale. J'apprécie énormément votre réponse.

M. Gibbins : Je suis tout à fait d'accord. Je n'irais pas jusqu'à dire que c'est fini, mais c'est au point mort actuellement. Cela ne fait pas l'objet de grandes discussions. Quand je sors le soir dans un pub de mon quartier, on ne discute pas du bien-fondé du Sénat triple E parce que les choses vont bien. C'est pourquoi nous devrions en profiter pour relancer un débat sérieux et créatif sur la réforme du Sénat, parce que ma province, à tout le moins, dans le contexte politique actuel, est beaucoup plus souple et ouverte à ce débat qu'elle ne l'était auparavant.

Le sénateur Austin : Le ministre Mar comparaît cet après-midi; le moment est donc idéal.

J'aimerais conclure en disant que j'ai apprécié, tout comme mes collègues, votre témoignage. Le premier ministre Harper nous a dit qu'il présenterait, cet automne, une mesure législative exposant la nature du processus électoral qu'il propose. Mon collègue, le sénateur Dawson, vous a demandé s'il ne serait pas préférable d'attendre à l'automne pour avoir une meilleure idée. Vous ne vous êtes pas prononcé directement sur cette question. Le comité n'aurait-il pas tout intérêt à attendre de voir ce que le premier ministre Harper envisage comme processus électoral? Nous pourrions ensuite décider de la durée du mandat et régler d'autres questions, s'il y a lieu.

M. Gibbins : Je peux comprendre que vous préfériez attendre. Cependant, à mon avis, il est possible d'enrichir ce débat, maintenant plus large. Pour le Sénat, donner l'impression qu'il se traîne les pieds ou qu'il s'oppose à une petite réforme ne donne pas le ton à ce débat.

Quand à savoir si le mandat doit être de huit, neuf ou dix ans, je dirais qu'on peut faire des choix meilleurs que d'autres, mais que le risque auquel s'exposent le Sénat et le pays est minime. En revanche, si on instaure un processus électoral pour le Sénat, les risques augmentent de façon spectaculaire; j'espère donc que le Sénat se penchera sérieusement sur cette question pour en mesurer toute la portée.

Le président : Merci, monsieur Gibbins. Au nom du comité, et évidemment au nom du Sénat du Canada, je tiens à vous remercier d'avoir pris le temps de préparer un exposé, de comparaître et de répondre à nos questions cet après- midi. Vos recommandations sont grandement appréciées.

Sénateurs, nos prochains témoins sont les professeurs Gerald Baier, de l'Université Yale, Philip Resnick, de l'Université de la Colombie-Britannique et Andrew Heard, de l'Université Simon Fraser. M. Resnick témoignera par vidéoconférence, et je vais lui demander de prendre la parole en premier.

[Français]

Philip Resnick, professeur de sciences politiques, Université de la Colombie-Britanique, à titre personnel : Honorables sénateurs, je vous remercie de me permettre de faire cette présentation par vidéoconférence.

[Traduction]

Pour des vétérans comme moi des batailles constitutionnelles de la fin des années 1980 et du début des années 1990, il y a quelque chose d'inquiétant dans le fait d'ouvrir une fois de plus le dossier constitutionnel. Il est vrai que le Sénat canadien, une institution jouissant d'une faible légitimité en tant que porte-parole des régions, est jusqu'à un certain point un objet de risée si on le compare aux chambres hautes des systèmes fédéraux comme ceux de l'Australie, de l'Allemagne et des États-Unis. Je ne suis absolument pas d'accord avec le professeur Ned Franks qui, dans son témoignage devant le comité, a fait l'éloge du Sénat tel qu'il est actuellement.

Or, toute modification importante du Sénat — par exemple en faire une assemblée élue plutôt qu'une assemblée nommée, ou en faire une chambre des provinces comme en Allemagne — exigerait un débat tous azimuts sur les fonctions d'une chambre haute et sur la répartition des pouvoirs entre le Sénat et la Chambre des communes. Voilà une recette infaillible si on veut ouvrir la boîte de Pandore des querelles constitutionnelles que les Canadiens ont connues il y a une quinzaine d'années, querelles qui, dans une certaine mesure, ont fait de la Constitution la question délicate par excellence en politique canadienne.

Les sénateurs qui ont présenté les propositions actuelles ont-ils été sages de vouloir réexaminer cette question? Cette fois-ci, ils entendent procéder étape par étape, en proposant un mandat d'une durée fixe de huit ans pour les sénateurs, et un accroissement de la représentation provinciale de l'Ouest canadien au Sénat actuel. Il ne s'agit pas du Sénat Triple-E dont on parlait abondamment au début des années 1990 — élu, efficace, équitable — et qui a permis au Parti réformiste de devenir brièvement le porte-parole tonitruant de l'aliénation de l'Ouest.

Cependant, le projet de loi S-4 pose quelques problèmes. L'idée d'un mandat d'une durée limitée est intéressante, surtout dans le contexte d'une assemblée nommée et donc non élue. Après tout, qui croit encore de nos jours aux mandats à vie, à part les professeurs d'université? Il semblerait donc que tout milite en faveur d'une réduction de la durée du mandat des nouveaux sénateurs, qui s'établirait à huit ans in toto, ce qui aurait pour effet d'accélérer le processus de renouvellement de la Chambre haute et permettrait d'accroître la représentativité de celle-ci.

Il y a cependant un petit problème qu'il serait important de ne pas oublier. Comme les nominations au Sénat relèvent du premier ministre de l'heure, tout premier ministre à la tête d'un gouvernement majoritaire restant au pouvoir durant deux mandats ou plus pourrait veiller à ce que le Sénat, à la fin de son mandat, soit totalement composé de sénateurs de sa propre affiliation politique, libéraux ou conservateurs, et nommés par lui. En d'autres termes, la mesure proposée aggraverait le défaut principal que l'on attribue actuellement au Sénat nommé.

Une façon de contourner cette difficulté serait de faire en sorte que le premier ministre, dans ses nominations futures des membres de la Chambre haute, soit obligé de tenir compte de certaines recommandations. Ces recommandations pourraient provenir d'organismes comme l'Ordre du Canada, des assemblées législatives, des assemblées de premiers ministres des provinces ou de groupes d'intérêts ayant de solides assises nationales. Mais quelle serait exactement la forme que prendrait ce processus plus ouvert de nomination des sénateurs? Par ailleurs, comment pourrions-nous avoir la certitude qu'en dernière analyse, le caractère partisan si typique des nominations sénatoriales ne prendrait pas le dessus? Bref, sans une réforme en profondeur du Sénat, consistant par exemple à transformer celui-ci en une assemblée élue plutôt que nommée, je ne suis pas certain que la limitation de la durée des mandats représenterait une amélioration.

Le premier ministre, lors de sa comparution devant le Comité et dans ses autres déclarations publiques, a clairement affirmé qu'il voulait que les sénateurs soient élus et non nommés. Mais la mise en œuvre d'une telle politique exigerait une modification constitutionnelle importante, selon les dispositions de l'article 42 de la Loi constitutionnelle de 1982, et il n'y aurait alors plus aucun moyen d'éluder un examen de la répartition des pouvoirs entre un Sénat élu et la Chambre des communes, ce qui représenterait tout un bouleversement par rapport à la structure politique à laquelle les Canadiens sont habitués. À l'heure actuelle, le pays est-il prêt à tenir un débat sur la question? Est-il tout autant prêt à tenir un débat sur cette autre question litigieuse concernant les pratiques constitutionnelles canadiennes, à savoir le rôle du Gouverneur général et de la monarchie en général?

J'ai un peu plus d'enthousiasme pour la modification constitutionnelle visant la représentation des provinces de l'Ouest proposée par les sénateurs Murray et Austin. Vous allez peut-être me dire que ce n'est pas très étonnant de la part d'un résidant de la Colombie-Britannique qui a dans le passé défendu la thèse selon laquelle cette province devrait être considérée comme une région à part entière du Canada. Par contre, il ne s'agit pas simplement de loyauté envers ma région. Les partisans du Sénat triple E n'ont jamais réussi à me convaincre qu'une égalité absolue dans la représentation au Sénat, par exemple entre l'Île-du-Prince-Édouard et l'Ontario, est la bonne façon de procéder. Je dois dire que j'aime beaucoup la formule utilisée par le Bundesrat, qui est la chambre haute allemande, dans laquelle les plus gros Länder obtiennent cinq membres, les Länder de taille moyenne quatre, et les plus petits, trois.

Dans le cas du Sénat canadien, je crois qu'il faudrait penser à une formule de représentation simplifiée fondée sur la population. Les provinces les plus peuplées, par exemple celles qui comptent plus de 6 millions d'habitants, devraient disposer de 24 sénateurs, les provinces de taille moyenne, comptant entre 2 et 6 millions d'habitants, devraient disposer de 12 sénateurs, et les petites provinces, dont la population ne dépasse pas les 2 millions d'habitants, devraient disposer de 6 sénateurs. Le quota de l'Île-du-Prince-Édouard, à cause de sa population minuscule, devrait être réduit pour s'établir à environ trois.

Une telle modification ne pourrait se faire que dans le respect des dispositions de l'alinéa 41b) de la Loi constitutionnelle de 1982, qui exige le consentement des provinces comme la Nouvelle-Écosse et le Nouveau- Brunswick, dont la représentation sénatoriale passerait de 10 à 6, et de l'Île-du-Prince-Édouard, dont le quota s'établirait dorénavant à 3 : un scénario peu probable.

La proposition mi-figue mi-raisin contenue dans la modification proposée relativement à la représentation des diverses provinces est donc, pour le moment, la seule solution réaliste dont nous disposons. Nous sommes loin de la perfection, mais c'est tout de même un pas dans la bonne direction pour ce qui est de la représentation au Sénat des provinces de l'Ouest. Pourtant, cette modification proposée exigerait tout de même le consentement de 7 des 10 provinces, conformément à l'alinéa 42c) de la Loi constitutionnelle de 1982.

Il n'en reste pas moins que la Colombie-Britannique et l'Alberta, avec leur population en plein essor et le dynamisme de leur économie, sont scandaleusement sous-représentées dans un Sénat dont la composition régionale remonte à l'époque de la construction du chemin de fer. Bien que Stephen Harper soit Albertain, il est l'exception qui confirme la règle selon laquelle les premiers ministres viennent rarement de l'Ouest canadien. Il est vrai également que l'Ouest est souvent sous-représenté au sein du Cabinet ou dans les débats nationaux. Même si l'aliénation de l'Ouest est actuellement dans une période de dormance, au même titre que le séparatisme québécois, son proche parent idéologique, il est peu probable qu'elle soit sur le point de disparaître, pas plus d'ailleurs que le mouvement souverainiste au Québec.

Une façon relativement économique de contrer le sentiment de frustration que l'on trouve infailliblement dans une province comme la Colombie-Britannique — « il y a 3 000 miles entre Vancouver et Ottawa, mais 30 000 miles entre Ottawa et Vancouver » aurait dit Gerry McGeer, le maire haut en couleurs de Vancouver dans les années 1930 — serait de veiller à ce que la Colombie-Britannique et l'Alberta soient adéquatement représentées dans toutes les institutions fédérales. La modification proposée, qui vise spécialement la représentation des provinces de l'Ouest, va justement dans ce sens, et je considère ce changement comme un renouvellement modeste mais souhaitable du fédéralisme canadien.

Est-ce la solution qui sera adoptée? Est-ce qu'une réforme partielle du Sénat peut réussir à obtenir, comme il se doit, le soutien des divers partis et des diverses provinces, malgré un gouvernement minoritaire au pouvoir, et sans provoquer une tempête d'acrimonie comme celle qui avait mis fin prématurément à la dernière tentative de réforme en profondeur du Sénat? Je ne peux pas dire que je suis très optimiste.

Il y a certes de bons arguments en faveur d'un réexamen de la réforme du Sénat, étant donné les problèmes inhérents au fait d'avoir une Chambre haute non élue à une époque démocratique, sans parler des inégalités régionales qui découlent de la structure même de l'assemblée actuelle. Mais pour que la réforme du Sénat aille de l'avant, ne faudrait- il pas qu'elle fasse partie intégrante du programme électoral d'un parti politique qui réussirait à obtenir la confiance de la population canadienne par l'entremise du processus électoral? Il faut dire que le Parti conservateur n'était pas dans cette situation en 2006, et il reste à voir le rôle que la réforme du Sénat va jouer dans les programmes électoraux des différents partis politiques la prochaine fois que les Canadiens devront se rendre aux urnes.

La proposition du Comité sénatorial me rappelle ces vers ironiques de F.R. Scott, dans un poème célèbre sur Mackenzie King :

Ne faites rien à moitié
Lorsque vous pouvez tout aussi bien en faire le quart.

Faire le quart ou le huitième de ce qu'il faudrait faire est peut-être la seule solution lorsqu'on s'avance sur un terrain miné comme la question de la réforme du Sénat. Mais j'aurais tendance à douter qu'il soit possible d'éviter toute la série de questions qui découlent d'une réforme du Sénat en utilisant le stratagème adopté par le Comité sénatorial. Ô Canada!

Gérald Baier, professeur invité, bicentenaire canadien, The MacMillan Centre for International and Area Studies, Université Yale, à titre personnel : Je vous remercie de me permettre de m'adresser à vous aujourd'hui sur la question de la réforme du Sénat.

Contrairement à plusieurs de vos témoins précédents et à venir, je n'ai pas participé aux guerres constitutionnelles des années 1980 et 1990 — sauf peut-être comme jeune citoyen observateur engagé. Je fais toutefois partie du « baby boom » de cette génération — Je faisais mes études de premier et de deuxième cycles au moment où ces questions ont été débattues. Ainsi, même si je n'ai pas l'expérience d'un engagement direct dans ces dernières séries de changements constitutionnels, je suis imprégné des réflexions de quelques érudits remarquables que j'ai la chance d'appeler mes collègues, dont plusieurs sont ici aujourd'hui.

Je tiens à préciser que je ne suis pas non plus constitutionnaliste. Je me qualifierais plutôt de politicologue du droit public. Je m'intéresse au droit constitutionnel, mais j'ai reçu une formation davantage axée sur les sciences politiques que sur le droit. Je vais laisser aux professeurs Hogg et Monahan le soin de vous donner des réponses précises concernant la Constitution, étant donné que ce sont des personnes vers qui je me tourne à l'occasion.

Permettez-moi de traiter de trois questions se dégageant du projet de loi S-4 et des mandats; le caractère constitutionnel du projet de loi S-4, la pertinence de la période de huit ans et la proposition Austin-Murray.

Lorsque j'ai examiné les débats du Sénat et les témoignages précédents, j'ai remarqué qu'une bonne part des discussions visaient à déterminer si le changement proposé de la durée du mandat des sénateurs pouvait se faire en vertu de l'article 44 et si la question devait être soumise à la Cour suprême. Je suis tout à fait d'avis que cette question relève de l'article 44. D'après moi, le changement proposé est du ressort exclusif du Parlement, sans qu'il soit nécessaire d'avoir recours aux procédures de modification faisant intervenir les assemblées législatives provinciales. Si vous vouliez changer le mode de sélection ou le nombre, comme le propose la modification Austin-Murray, ce serait différent. Plusieurs sénateurs ont évoqué le Renvoi : Compétence du Parlement relativement à la Chambre haute de 1980 pour soutenir l'idée selon laquelle la Cour suprême pouvait ne pas partager ce point de vue et qu'il fallait examiner la question dans le cadre d'un renvoi constitutionnel.

La Cour a fait remarquer dans cette cause que la modification de 1965, qui limitait le mandat à 75 ans, était constitutionnelle et qu'elle avait été faite sans le consentement des provinces. On peut présumer que des modifications semblables auraient pu être faites dans le cadre du même processus. Cependant, la Cour a précisé, dans des renvois ultérieurs, qu'une modification qui transformerait le caractère essentiel du Sénat exigerait le consentement des provinces.

Je crois, très respectueusement, qu'il est erroné de s'inspirer de cette cause pour répondre aux questions de modifications constitutionnelles actuelles parce que sa justification est essentiellement annulée par les changements modifiant la procédure qui sont survenus en 1982; il n'est donc pas sage de se fier à cette modification.

Rappelez-vous qu'en 1980, la Cour suprême se prononçait en l'absence d'une procédure de modification. Comme elle l'a fait dans le cas du Renvoi relatif au rapatriement et du Renvoi relatif au droit de veto du Québec, la Cour tentait de faire la lumière sur les conventions de modification de la Constitution — en écrivant des règles tacites.

En créant la procédure de modification, les provinces et le gouvernement fédéral ont apporté des précisions constitutionnelles officielles sur la question dont la Cour avait débattu dans le cadre de ces renvois. En fait, ils ont créé dans certains cas des obstacles à des modifications éventuelles de la Constitution plus grands que ceux qu'ils éliminaient. La Cour a déclaré que la règle d'unanimité n'était pas vraiment dans le Renvoi relatif au droit de veto du Québec que la procédure de modification convenue en 1982 a introduite.

Il en a résulté la création de diverses catégories parmi les modifications qui existaient avant 1982. En effet, le paysage a changé à la suite des modifications constitutionnelles officielles.

La Loi constitutionnelle de 1982 prévoit les procédures précises en plus de soustraire complètement certaines modifications au droit de regard des provinces, notamment les modifications prévues à l'article 44 ou peut-être de façon plus exacte, « les dispositions de la Constitution du Canada relatives au pouvoir exécutif fédéral, au Sénat ou à la Chambre des communes » qui ne sont pas éliminées par les dispositions des articles 41 à 43.

Il existe toujours la possibilité de faire valoir le mérite d'une convention, qui est reconnue dans le Renvoi relatif à la Chambre haute, pour ne pas modifier la nature essentielle du Sénat sans le consentement des provinces. Ce serait le cas d'une convention qui va à l'encontre d'une règle constitutionnelle écrite. Mon collègue, Andrew Heard, que j'ai cité sur le sujet avant que je ne sache qu'il allait comparaître, a fait valoir que dans l'éventualité d'une incompatibilité entre une règle juridique positive et une convention fondamentale, les tribunaux ne doivent pas nécessairement adopter par défaut la position juridique formaliste consistant à appliquer la règle positive. Cela va à l'encontre de mon argument selon lequel les tribunaux ne devraient pas uniquement se fier au libellé clair de la loi et tenir compte des conventions.

Je crois donc que la véritable question est de savoir si depuis 1982 et l'établissement d'une règle juridique positive visant des modifications constitutionnelles d'un certain type — par exemple celles de l'article 44 —, une nouvelle convention s'est dégagée relativement à de telles modifications. Les cas exécutoires seraient bien sûr les méga efforts constitutionnels entourant les accords du lac Meech et de Charlottetown, les deux exigeant l'unanimité en raison de leur nature.

On ne peut pas vraiment dire qu'il y a une convention, en raison de tous les efforts qui ont été déployés visant à obtenir l'unanimité pour s'assurer de comprendre la Constitution de manière formelle et conventionnelle.

Je vais toutefois vous donner un exemple de l'application de l'article 44 qui modifie la nature du Sénat. En fait, la Loi constitutionnelle de 1999, qui a fait du sénateur Adams un sénateur du Nunavut et qui a ramené le sénateur Sibbeston dans vos rangs, a fait exactement ce qui est proposé ici. Elle a apporté une légère modification au Sénat en vertu d'une des catégories qui ne sont pas mentionnées aux articles 41 et 42. Elle a permis de nommer un sénateur pour le nouveau territoire du Nunavut. On peut même dire que la modification ressemblait davantage à celles qui exigent un consentement provincial, sauf que, comme elle ne modifiait pas les nombres pour une province, l'accord des provinces n'était pas nécessaire.

Même si l'on convient qu'il y a une convention visant à ne pas changer la nature essentielle du Sénat — et je pense qu'il n'appartient pas nécessairement à la Cour suprême du Canada d'en décider —, les conventions doivent recevoir l'aval du public. Le public, comme le professeur Gibbins l'a démontré, est suffisamment prêt à accepter des changements au Sénat et, même sous les pressions des politiciens provinciaux qui sont contre, il ne blâmera pas le gouvernement fédéral pour avoir introduit une réforme. Qu'on le veuille ou non, c'est la conséquence de l'adoption d'une procédure de modification officielle. À mon avis, la Cour suprême ne devrait pas se faire le gardien des conventions dans ce cas, étant donné que les choses sont claires. Bonnes ou mauvaises, les règles constitutionnelles sont bien là et vous pouvez y apporter des modifications.

Contrairement à plusieurs de mes collègues qui étudient les décisions des tribunaux et la Constitution, je suis un adepte du rôle que joue la Cour suprême pour officialiser les processus visant les relations intergouvernementales et la modification de la Constitution. Ceci étant dit, je ne crois pas que la Cour soit la seule instance où est déterminé ce qui est constitutionnel ni que les assemblées législatives doivent adopter la pratique de renvoi aux tribunaux de façon préventive. Je crois que le sénateur Austin a demandé à un témoin si le dicton « dans le doute, s'abstenir » serait un conseil judicieux. Comme je l'ai déjà mentionné, je ne crois pas qu'il subsiste beaucoup de doutes, mais je ne souscrirais pas à ce dicton, même en cas de doute. Par principe professionnel, je ne suis pas d'accord pour dire que le processus législatif devrait être suspendu sous prétexte qu'une question secondaire de constitutionnalité pourrait se poser. Je crois plutôt qu'il peut se présenter des situations où la constitutionnalité est moins claire — de nouveaux exercices du pouvoir de dépenser dans des domaines de compétence provinciale par exemple — et où une décision de renvoi pourrait être utile et pourrait même être efficace si les provinces manifestaient officiellement leur désaccord. Le Renvoi anti-inflation en est un parfait exemple.

La solution, parfaitement légitime, est dans l'article 44. Il est donc d'autant plus important que le comité propose des changements à la durée du mandat. Cela m'amène à parler de la deuxième question et aussi à réfléchir à la question du renouvellement parce que c'est quelque chose que vous pouvez faire. Il faut se pencher sur les changements apportés à la nature des nominations.

Quand on entreprend des modifications constitutionnelles et institutionnelles, il existe toujours le danger réel de conséquences inattendues et non intentionnelles, et des changements fragmentaires font presque doubler ce risque.

Donc, avec l'objectif qu'il a en tête actuellement : changer la perception négative d'une nomination jusqu'à l'âge de 75 ans, le gouvernement fédéral — le premier ministre et son Cabinet — a choisi de limiter le mandat à huit ans avec possibilité de renouvellement comme première étape, et ensuite d'examiner peut-être d'autres questions comme le mode de sélection et le nombre de sénateurs, ce qui implique un processus plus rigoureux.

Bien sûr, ces questions exigeraient l'aval des provinces. Je suis heureux des efforts déployés pour faire quelque chose en vue de renouveler le Sénat et je ne peux pas m'opposer à l'approche progressive que le gouvernement adopte compte tenu des échecs des années 1990. Toutefois, certaines questions exigent une réflexion attentive vu la possibilité que la modification globale ne puisse être effectuée par cette législature et que les modifications qui seront apportées ne s'accompagneront peut-être pas des autres changements prévus avant un certain temps si les provinces hésitent à donner leur accord. L'audition des témoins des provinces devrait être utile à cet égard.

Limiter le mandat à huit ans est justifié parce que dans le cadre du présent système, qui ne comporte aucune restriction, sauf un âge minimal d'admissibilité et un âge maximal de service, il est possible qu'un sénateur nommé compte 45 ans de service sans vérification démocratique de son comportement.

Cette préoccupation relativement aux 45 ans est un peu exagérée. Dans l'histoire du Sénat, parmi les 875 Canadiens qui ont servi au sein de cette institution, un seul est resté 45 ans ou plus, soit de 1885 à 1933.

Vingt-huit sénateurs ont servi 35 ans ou plus; tous ces sénateurs avaient été nommés avant 1965. Seulement huit des sénateurs nommés après 1965 ont servi 30 ans ou plus, dont un seul siège encore au Sénat aujourd'hui, et c'est le sénateur Austin.

Donc, sur un total de 875 sénateurs, seulement 59 ont servi pendant plus de 30 ans. Je ne crois pas que les longs états de service des sénateurs constituent une raison suffisante pour limiter leur mandat.

Des témoins ont fait certaines comparaisons. Normalement, les sénateurs servent en moyenne 14 ans. La durée actuelle du mandat au Sénat est plus près de 10 ans comme beaucoup de sénateurs l'auront remarqué. Je me permets d'ajouter que cette durée se rapproche de la durée moyenne du mandat d'un membre du Sénat américain. À l'ouverture du dernier congrès, la durée moyenne du service était d'un peu plus de deux mandats, soit environ 12 ans pour la plupart des sénateurs américains.

D'aucuns pourraient croire qu'un mandat de huit ans n'est pas un grand changement et que cela ne fait qu'officialiser ce qui est devenu pratique courante. Les sénateurs ont fait remarquer dans les débats et les audiences précédentes que la tendance avait été de nommer des sénateurs âgés, de sorte que la possibilité que les mandats durent 45 ans est bien mince.

Le sénateur Betty Kennedy avait 74 ans et demi, je crois, lorsqu'elle a été nommée. Je me rappelle avoir fait remarquer à un collègue que M. Chrétien avait trouvé une façon d'imposer la discipline du parti au Sénat en nommant des sénateurs qui ne pouvaient servir que le temps de voter sur un ou deux projets de loi.

Cependant, les moyennes cachent un élément important du service au Sénat. Les personnes qui servent plus longtemps que la moyenne, disons 20 ans ou plus, auront un point de vue différent et seront plus à l'aise avec les rouages de l'institution.

Ici, la comparaison avec les États-Unis est probablement riche en enseignements. J'ai été quelque peu surpris de voir que la moyenne ait été de deux mandats, puisque l'on pense immédiatement aux états de service extraordinairement longs de sénateurs comme Edward Kennedy, en poste depuis 44 ans; Strom Thurmond, depuis 46 ans; ou Robert Byrd, depuis 47 ans et demi. Celui-ci se retrouve à talonner notre sénateur qui compte 48 ans de service, en considérant le fait qu'il briguera cet automne son neuvième mandat, ce qui est du jamais vu.

Le sénateur Byrd siège à la commission des attributions des critiques du Sénat des États-Unis depuis son premier mandat. Cela en dit long sur la mémoire institutionnelle qu'il peut avoir accumulée depuis les années 1950, à tout le moins au sein de ce comité.

Des études en sciences politiques américaines ont démontré qu'avec le temps, les sénateurs gagnaient en indépendance, même avec une moyenne de deux mandats. Plus ils ont d'ancienneté au sein d'une institution évidemment caractérisée par une moins grande discipline de parti, plus ils sont indépendants. Leurs votes et leurs opinions n'iront pas toujours dans le même sens que la ligne du parti.

Le problème, avec un mandat de huit ans, c'est qu'il enlève inutilement aux sénateurs la possibilité de servir à long terme, abstraction faite de l'éventualité d'un renouvellement. En ce sens, il modifiera le caractère essentiel et le fonctionnement du Sénat.

Cela dit, je crois que des modifications sont toujours possibles en vertu de l'article 44, mais c'est là que je mettrais un bémol. J'ignore quelle durée de mandat serait préférable, mais elle devrait probablement être prolongée.

Je ne suis pas ici pour vous flatter en disant que les sénateurs sont des gens intelligents, mais c'est le cas. Vous avez une grande expérience du pays, de ses rouages et de ceux du gouvernement, et vous savez quelles politiques ont les effets escomptés, et quelles autres ne les ont pas.

J'ai tendance à être d'accord avec mes collègues de sciences politiques qui, contrairement au professeur Resnick, considèrent le Sénat comme l'une des pierres angulaires du processus législatif, parce que de vrais débats sur les intentions et les conséquences des lois proposées y ont lieu avec moins d'interférences partisanes que dans l'autre chambre.

Le fait qu'actuellement, la proposition permette les mandats renouvelables remédie quelque peu au problème mais, considérant les expériences d'autres endroits où ce système est en vigueur, j'ai des réserves. Le conseil administratif et les tribunaux quasi judiciaires non élus du Canada en sont des exemples patents. On a évoqué tout à l'heure l'exemple des juges, mais celui-ci est davantage approprié. Les gens qui siègent à ces conseils ont des mandats de six ou huit ans et la nomination est justifiée comme moyen d'assurer l'indépendance, mais les mandats sont habituellement renouvelables. Il en résulte que les personnes nommées se préoccupent presque immédiatement de renouveler leur mandat.

Dans la cause Bell Canada, la Cour suprême du Canada a jugé que ces nominations renouvelables ne menaçaient pas l'indépendance des membres du Tribunal canadien des droits de la personne.

Je ne crois pas que cette interprétation soit nécessairement la bonne. Bien sûr, c'est celle de la Cour et, de ce point de vue, elle est exécutoire, mais les sénateurs, tout comme les membres des conseils et des tribunaux, viennent nécessairement de quelque part. Ils ont fait carrière dans les sphères publique ou privée, dans le monde universitaire, et cetera. Ils devront changer sensiblement leurs habitudes de même que leurs perspectives de carrière une fois qu'ils arriveront ici.

Le fait de venir pour huit ans, vraisemblablement avec la nécessité d'habiter à Ottawa, du moins pendant un certain temps, les obligera à des changements, certains sans doute irréversibles, quand viendra le temps de prendre un autre emploi.

Le président : Je suis désolé de vous interrompre, mais je garde un œil sur l'horloge. Je sais qu'il vous reste encore beaucoup de texte à lire, en particulier au sujet de la proposition Murray-Austin. Serait-il possible pour vous d'abréger votre présentation de manière à laisser plus de temps pour la période de questions et réponses?

M. Baier : Je vais parler brièvement de la proposition Murray-Austin. Je crois que c'est une façon intelligente d'aborder la question. J'applaudis l'idée qu'on commence au Sénat plutôt qu'à la table du fédéralisme exécutif.

Je dirais seulement, pour reprendre certains points soulevés par le professeur Resnick, que dans le cadre de la réflexion sur la forme que prendra un futur Sénat une fois réglée la question des mandats, on devra aussi prendre en considération l'asymétrie créée au Sénat. Généralement, l'égalité n'est pas au rendez-vous. Il y aura un certain type de représentation pondérée. Je pense que c'est la clé de l'aspect que prendra le Sénat.

J'estime que la proposition Murray-Austin est un pas dans la bonne direction puisqu'elle traite de la question des provinces de taille moyenne en inventant cette catégorie pour l'Alberta et la Colombie-Britannique. Je crois que là où le bât blesse véritablement, c'est en ce qui concerne la représentation des grandes provinces, et non celle de l'Île-du- Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick ou la de la Nouvelle-Écosse.

J'en ai terminé. Veuillez m'excuser d'avoir pris autant de temps.

Andrew Heard, professeur agrégé, Département des sciences politiques, Université Simon Fraser, à titre personnel : Je vais d'abord mettre l'accent sur certaines remarques à propos des problèmes concernant la constitutionnalité du processus en cours, et sur la question qui consiste à savoir si le Parlement a le pouvoir de mettre en œuvre le projet de loi S-4 de façon unilatérale. Ensuite, je me pencherai sur certains effets du projet de loi S-4 et évaluerai s'ils peuvent avoir un impact sur les caractéristiques essentielles du Sénat, et s'il y a d'autres propositions que nous pouvons faire, simplement pour améliorer la loi.

Comme nous le savons, le gouvernement croit que le Parlement peut adopter unilatéralement le projet de loi S-4 en vertu de l'article 44 de la loi. Il se fonde sur le texte de l'article 44 pour conférer au Parlement la compétence exclusive consistant à modifier les dispositions de la Constitution du Canada relatives au pouvoir exécutif fédéral, au Sénat ou à la Chambre des communes. Certes, si l'on fait une interprétation littérale de l'article en question, il semble clair que le gouvernement et le Parlement du Canada ont effectivement ce pouvoir.

Néanmoins, au cours des débats entourant la seconde lecture du projet de loi, les sénateurs ont soulevé les problèmes causés par le Renvoi relatif à la Chambre haute de la Cour suprême. Il est important de se pencher sur certaines des préoccupations exprimées.

Je pense qu'il existe une autre interprétation de l'article 44 dont on devrait tenir compte, soit que la disposition est permissive plutôt qu'exclusive, malgré le libellé de l'article. Le Parlement peut adopter des lois visant le Sénat qui ne sont pas interdites par les articles 41 et 42, mais toute modification à l'article 44 peut également être adoptée aux termes de l'article 39 ou de l'article 41, selon le cas. Même si l'article 44 stipule que le Parlement a compétence exclusive pour modifier les dispositions de la Constitution relatives au Sénat, ce pouvoir pourrait ne pas être aussi exclusif qu'il le semble à première vue.

Premièrement, à plusieurs reprises par le passé, des juges ont trouvé le moyen de contourner un langage clair en déclarant qu'une disposition était exclusive ou dérogatoire. On en trouve un bon exemple dans ce que les tribunaux ont fait du pouvoir exclusif conféré aux provinces. Ils ont interprété la disposition concernant la paix, l'ordre et le bon gouvernement pour permettre au Parlement de légiférer dans certains domaines relevant ordinairement de la compétence exclusive des provinces, et ce, malgré le langage sans équivoque de la loi à ce sujet.

Ensuite, il faut savoir si le libellé de l'article 44, où on parle de compétence exclusive pour modifier les dispositions, se rapporte seulement aux mesures législatives. Cela empêche-t-il des résolutions adoptées sous d'autres législatures de modifier la Constitution? Cela dépend de la façon dont on souhaite interpréter le texte et en utiliser les mots. Je ne prétends pas détenir la réponse. Je signale qu'il s'agit d'une autre interprétation possible. Compte tenu des commentaires précis et solides de la Cour suprême dans le Renvoi relatif à la Chambre haute, je pense qu'il est prudent de nous fonder sur l'hypothèse que la Cour verrait dans cette disposition certaines restrictions du pouvoir unilatéral du Parlement de réformer le Sénat.

En particulier, je crois que nous pouvons utiliser comme règle le Renvoi relatif à la Chambre haute, selon lequel le Parlement ne peut modifier les caractéristiques essentielles d'une institution, puisque cela nécessiterait une action conjointe fédérale-provinciale. En acceptant cette interprétation de la décision de la Cour suprême, vous voudrez peut- être examiner les dispositions du projet de loi S-4 pour voir dans quelle mesure elles peuvent avoir un effet sur les caractéristiques essentielles du Sénat.

L'une des premières questions que j'aimerais aborder est celle des mandats à durée déterminée pour les sénateurs. Vous savez tous que depuis l'avènement de la Confédération, un certain nombre de sénateurs ont été nommés pour des mandats parfois très courts et dans certains cas très longs. Le projet de loi S-4 ferait en sorte que tous aient d'emblée un mandat de huit ans. Quel impact cela aurait-il sur le travail du Sénat, et comment ces nouveaux sénateurs seraient-ils intégrés au Sénat dans sa forme actuelle?

J'aimerais par ailleurs traiter de la question du régime d'ancienneté au Sénat, aussi officieux soit-il. Vous en savez bien plus long que moi là-dessus. Il était intéressant pour moi, en tant qu'observateur externe, de comprendre le fonctionnement du système. Quoi qu'il en soit, vous pouvez voir les résultats de cette étude dans le tableau 1 de la page 5 de mon mémoire, et je crois qu'il y a clairement un processus d'intégration graduelle des nouveaux sénateurs à des postes de direction au Sénat. Quant aux postes officiels, qui sont assortis d'un supplément de rémunération, je les ai utilisés en tant que valeurs indicatives pour voir comment les sénateurs accèdent à des postes de direction au Sénat.

Parmi ceux qui comptent huit années de service ou moins, 69 p. 100 n'ont jamais occupé un poste officiel autre que celui de membre d'un comité. Pour ce qui est des sénateurs qui ont le moins d'ancienneté, ceux en poste depuis moins de quatre ans, 83 p. 100 d'entre eux n'ont jamais été titulaires d'un de ces postes officiels. Par ailleurs, parmi les sénateurs qui comptent le plus d'ancienneté, soit au moins 12 années de service, seulement 8 p. 100 n'ont jamais détenu un poste officiel et, actuellement, 73 p. 100 des sénateurs les plus anciens occupent l'un des nombreux postes de ce type au Sénat.

Il apparaît clairement qu'on applique un régime d'ancienneté informel dans cette institution. Selon moi, ce n'est pas seulement une question de « dernier arrivé, dernier servi », mais également de reconnaissance de l'expérience accumulée au Sénat et du fait qu'il faut un certain temps pour acquérir une sorte de compréhension et d'expertise professionnelle des dossiers avant d'être promu à un poste de direction. Certains nouveaux sénateurs peuvent y arriver dès le départ, mais la plupart prendront un certain temps à s'adapter.

L'autre aspect concerne la façon dont les sénateurs à mandat d'une durée limitée influenceraient le rôle du Sénat en tant que centre d'expertise. Assurer un second examen objectif ainsi que l'étude des projets de loi et des orientations avec une riche expérience professionnelle à son actif est important, mais le temps passé au Sénat l'est aussi. Le point de vue sur les différents dossiers n'est pas le même selon qu'on est à l'extérieur ou à l'intérieur du Sénat. Je crains qu'un mandat limité à huit ans soit insuffisant pour intégrer correctement les nouveaux sénateurs aux travaux du Sénat ou pour permettre à cette institution de fonctionner au mieux de ses capacités.

Ma proposition serait donc d'envisager le prolongement de ce mandat limité — si limite il doit y avoir — à 12 ans. D'après ce que j'ai constaté avec le régime d'ancienneté, il faut compter environ 12 ans avant que les membres du Sénat ne soient totalement et efficacement intégrés au système. Ce prolongement du mandat permettrait aux nouveaux sénateurs de s'intégrer parmi vous et de prendre votre relève le moment venu.

J'aimerais maintenant parler de l'indépendance des membres du Sénat, tant collective qu'individuelle. On trouve au Sénat un degré d'indépendance relative par rapport au Cabinet et à la Chambre des communes. C'est essentiel pour le travail d'étude des projets de loi, de même que pour les études en matière d'orientation. Quoi qu'il en soit, l'indépendance collective du Sénat repose sur l'indépendance d'esprit de chacun des sénateurs.

Pour avoir un point de vue externe sur le fonctionnement du Sénat, j'ai procédé à une étude des votes formels qui y ont été tenus entre 2001 et 2005. Ce fut pour moi une expérience enrichissante, car elle a révélé un fort degré de dissidence de la part de nombreux sénateurs et a souligné la présence relativement faible de l'esprit de parti ainsi que le niveau de collégialité élevé qu'on peut observer au Sénat, comparativement à la Chambre des communes.

Des statistiques intéressantes se sont dégagées des 125 scrutins officiels qui ont eu lieu pendant cette période de cinq ans, c'est-à-dire que dans 62 p. 100 des scrutins, au moins un sénateur a voté contre la position du chef de son caucus ou s'est abstenu officiellement. Seulement 34 p. 100 des sénateurs ont toujours voté avec leur caucus au cours de la période de cinq ans. Ce fait démontre un degré remarquable d'évaluation personnelle des questions et de la façon de voter.

Presque le tiers des sénateurs ont exprimé leur dissidence d'une façon ou d'une autre dans plus de 5 p. 100 des scrutins, et il est à noter que 15 p. 100 des sénateurs l'ont fait dans 15 p. 100 ou plus des scrutins. C'est une bonne indication du rôle indépendant que tente de jouer le Sénat au sein du système. Le Sénat est un organe politique. Vous êtes membres d'un caucus, ce qui implique une procédure, mais, en grande partie, on reconnaît qu'il y a une certaine indépendance individuelle dans le processus.

Je me demandais également si l'arrivée de sénateurs ayant un court mandat dans cette institution aurait un impact, et s'ils pouvaient acquérir une indépendance d'esprit semblable dans un délai aussi bref. Dans mon étude, j'ai regroupé les sénateurs entre ceux comptant huit années de service ou moins et ceux dont le mandat était plus long. J'ai été surpris de constater que les deux groupes avaient voté majoritairement de la même façon. Quelques sénateurs de longue date étaient contre la position de leur caucus plus fréquemment que d'autres mais, ceux-là mis à part, le vote des deux groupes était à peu près identique. Je vois cela comme une preuve que la culture de l'indépendance est largement acceptée au Sénat, et qu'elle est déjà acquise par les nouveaux arrivants.

À mes yeux, il est important de préserver cette indépendance. Cela m'amène à vous parler du renouvellement des mandats. J'ai de fortes réserves à propos de l'effet de cette disposition sur l'indépendance des sénateurs et sur le Sénat en tant qu'institution.

Le premier ministre Harper a expliqué à ce comité que la possibilité de renouveler les mandats visait à permettre l'élection future des sénateurs et à encourager les sénateurs nommés à travailler davantage — ou quelque chose du genre. Ce que j'entrevois comme problème, cependant, c'est que le premier ministre peut punir un sénateur qui a souvent voté contre son parti. Il serait assez inusité de voir un premier ministre récompenser d'un nouveau mandat un sénateur qui a fréquemment voté contre les positions de son gouvernement. Abstraction faite du sénateur Segal, les premiers ministres ont dans 95 p. 100 des cas nommé au Sénat des membres de leur propre parti, et je ne pense pas qu'ils seront nombreux à renouveler le mandat d'un sénateur de l'opposition. Pour ces deux raisons, j'estime que le pouvoir discrétionnaire du premier ministre de renouveler le mandat des sénateurs aurait pour effet de diminuer l'indépendance des sénateurs et du Sénat dans son ensemble.

En dernier lieu, j'aimerais parler de la retraite obligatoire des sénateurs. En vertu du projet de loi S-4, les sénateurs en poste actuellement seraient encore tenus de prendre leur retraite à 75 ans, mais les nouveaux sénateurs ne seraient pas assujettis à cette limite. Ils accompliraient leur mandat de huit ans, pourvu qu'ils vivent jusqu'à son terme.

Cela fait peut-être partie d'une tendance contre la retraite obligatoire, normalement établie à 65 ans, qui se fonde sur l'augmentation de l'espérance de vie au cours du siècle dernier. Cependant, la réalité est qu'à cet âge, une large partie de la population est déjà décédée, tandis que bien des gens sont invalides ou souffrent de graves maladies. Par conséquent, l'idée d'augmenter la limite d'âge me préoccupe. Compte tenu des taux réels de décès parmi les sénateurs au cours des 40 dernières années, il serait sage de maintenir la retraite obligatoire.

En examinant le cas des sénateurs nommés depuis l'entrée en vigueur de la retraite obligatoire à 75 ans, en 1965, nous pouvons constater que la suppression de cette disposition pose problème. Sur les 275 sénateurs nommés depuis lors, 101 sont morts à un âge moyen de 76 ans, et 65 p. 100 sont décédés avant l'âge de 80 ans. Depuis 1965, 22 p. 100 des personnes nommées au Sénat sont décédées en fonction, et bien d'autres souffrent de maladies et de handicaps ayant une incidence sur leur capacité de travailler aussi efficacement que les autres.

J'estime qu'il serait peu judicieux de supprimer la retraite obligatoire. L'âge moyen est déjà assez élevé. Il me semble ironique que le projet de loi S-4 vise à insuffler un nouveau dynamisme au Sénat tout en ayant l'effet d'abolir le seul changement depuis la Confédération qui avait effectivement produit des résultats satisfaisants à cet égard.

Pour conclure, j'aimerais vous faire mes recommandations concernant certains amendements que le comité pourrait examiner. J'estime qu'on devrait amender le projet de loi S-4 pour éviter le renouvellement des mandats à la discrétion du premier ministre car, à mon avis, cela limiterait l'indépendance de nombreux sénateurs et modifierait ainsi l'une des caractéristiques essentielles du Sénat.

Je crois que l'élimination de la retraite obligatoire représente un recul car c'est la seule réforme de fond dont le Sénat ait fait l'objet depuis 1867. Le projet de loi S-4 devrait être amendé pour établir la retraite obligatoire des sénateurs à 75 ans.

Finalement, la proposition actuelle de limiter les mandats à huit ans ne semble pas laisser assez de temps aux nouveaux sénateurs pour s'intégrer pleinement aux activités du Sénat. Cette période n'est pas non plus assez longue pour que la plupart des nouveaux sénateurs accumulent l'expérience nécessaire au fonctionnement efficace du Sénat.

À mon avis, le projet de loi S-4 devrait être amendé afin de prolonger la durée du mandat à 12 ans.

Le sénateur Murray : Professeur Heard, MM. Baier et Resnick avaient tous les deux des commentaires positifs sur la proposition de modification constitutionnelle que le sénateur Austin et moi-même avons présentée dans l'objectif d'accroître la représentation des provinces de l'Ouest au Sénat. Partagez-vous leurs opinions?

M. Heard : Oui; veuillez m'excuser ne pas l'avoir mentionné dans ma déclaration officielle. Je suis heureux que vous me donniez l'occasion d'en parler.

Ayant vécu en Colombie-Britannique pendant 14 ans, j'ai constaté le profond sentiment d'aliénation de l'Ouest qu'on vit là-bas et en Alberta, sentiment en partie dirigé contre une structure institutionnelle. Pour le meilleur ou pour le pire, le Sénat est devenu un symbole de cette exclusion institutionnalisée, de même que de la sous-représentation. Je crois que pour de nombreux Britanno-Colombiens, Albertains et habitants des Prairies, il est important de remédier au problème.

L'équilibre de la représentation des provinces est un anachronisme historique qui n'a pas suivi l'évolution démographique. Au cours de précédents débats au Sénat, je crois que cette institution a démontré qu'elle s'accommodait des changements jusqu'à un certain point, mais elle est ensuite restée figée dans le temps. Vous nous avez rendu à tous un fier service en déposant cette motion. Il était grand temps qu'on en discute.

Le sénateur Murray : Sur ce plan, l'un des grands avantages, à notre avis, est qu'il s'agit d'un amendement distinct. Il ne fait pas partie d'un grand ensemble comme pour les accords du lac Meech ou de Charlottetown.

Si nous adoptions cette résolution, qu'elle était renvoyée aux provinces et qu'un autre consensus doive en ressortir concernant un accroissement de la représentation, le Sénat la réexaminerait et la modifierait sans trop de difficulté. Nous pourrions promulguer un amendement de cette manière.

Le problème avec les propositions de réforme du Sénat présentées comme faisant partie d'un ensemble, c'est qu'elles ont coulé en même temps que le reste. Nous croyons que cette proposition, étant donné son caractère distinct, est défendable en soi, même au regard du Sénat élu actuel. Une chose est sûre, il faudrait régler le problème de l'accroissement de la représentation des provinces de l'Ouest, chose qui aurait dû être faite depuis longtemps.

En ce qui concerne le projet de loi S-4 et la tentative du gouvernement Harper d'imposer un mandat de huit ans aux futurs sénateurs, le professeur Resnick a mis le doigt sur la dimension politique du problème. Parmi les aspects négligés par beaucoup de personnes qui appuient instinctivement l'idée d'un mandat fixe, il y a le fait qu'un mandat de huit ans — renouvelable ou non — est synonyme d'un plus grand taux de roulement et d'un pouvoir politique accru pour le premier ministre. Parce que c'est d'un Sénat élu dont nous parlons ici. C'est tout ce que nous avons pour le moment. Un Sénat élu est une hypothèse pour l'avenir.

Professeur Heard, vous avez exprimé des réserves à propos de la constitutionnalité du projet de loi S-4 et du droit du Parlement de l'adopter unilatéralement.

Si j'ai bien compris, le professeur Baier n'a pas de telles réticences. De plus, il ne souhaite pas qu'on renvoie la question à la Cour suprême. Professeur Baier, votre position semble incongrue, car vous trouvez tout à fait acceptable l'idée de saisir la Cour suprême d'un cas comme le projet de loi anti-inflation du gouvernement Trudeau, ou d'un hypothétique nouveau programme ou nouvel exercice du pouvoir fédéral de dépenser dans des domaines de compétence provinciale. N'est-il pas incongru que vous trouviez cela acceptable, alors que vous estimez inadmissible que le gouvernement puisse renvoyer à la Cour suprême du Canada une affaire qui donne les coudées franches au Parlement fédéral pour amender la Constitution en ce qui concerne le mandat des sénateurs?

M. Baeir : Laissez-moi vous expliquer le cas que j'ai évoqué et vous dire pourquoi je crois que c'est un bel exemple de recours au renvoi, et ensuite, pour quelle raison j'estime qu'un renvoi n'est pas nécessaire dans les circonstances.

Je ne dis pas que les renvois préventifs ne devraient jamais avoir lieu, au contraire. Je n'aime pas utiliser le terme « mineur » pour ce qui est d'un changement constitutionnel, mais je crois que, dans l'histoire des modifications constitutionnelles que nous avons connues, celle-ci constitue un très petit changement, contrairement à celles entourant les accords du Lac Meech et de Charlottetown, par exemple, comme vous l'avez souligné.

En ce qui concerne la loi anti-inflation et mon autre hypothèse, on peut présumer que les provinces exprimeront très clairement leurs objections en cours du processus. D'après ce dont je me souviens de la loi anti-inflation, le premier ministre Trudeau avait choisi de renvoyer le projet de loi à la Cour parce que les syndicats, les chambres de commerce, les entreprises et autres faisaient front commun pour contester la loi dès son adoption. C'était une question d'efficacité que de vouloir s'enquérir de la constitutionnalité de cette mesure au regard du principe de la paix, de l'ordre et du bon gouvernement, et cetera, avant de lancer tout le processus.

J'aimerais revenir sur ce que le professeur Gibbins a déclaré plus tôt. Il m'apparaît improbable que les provinces réclament cette fois-ci qu'on laisse tomber cette mesure législative. Hormis les membres de ce comité, il me semble que personne ne se questionne sur son bien-fondé, alors je ne vois pas qui la contesterait après son adoption. Si quelqu'un souhaite le faire, un renvoi à la Cour, ou même une décision relative à la constitutionnalité ferait l'affaire. Mais actuellement, je n'en vois pas la nécessité. Cela laisse croire que nous souhaitons retarder la réforme. C'est un gouvernement minoritaire, et la Cour mettrait du temps à trancher.

Le sénateur Murray : Vous ne pensez pas qu'une sérieuse division parmi les experts, dont vous êtes, serait suffisante pour inciter le gouvernement à renvoyer l'affaire à la Cour?

M. Baier : Je doute que mon opinion compte tant que ça.

Ce n'est pas suffisant. Je pense également qu'il est très important que les choses aient changé depuis 1980.

Le sénateur Murray : J'y arrive.

Le président : Mais avant, j'aimerais savoir si les autres participants ont des remarques à ce sujet.

Le sénateur Murray : Je peux poser ma dernière question, et les autres pourront répondre.

À la différence du professeur Heard, vous semblez penser que le cas de renvoi relatif au Sénat de 1980 a été renversé par la formule d'amendement de 1982. Le professeur Patrick J. Monahan comparaîtra devant le comité dans quelques jours. Dans son livre, Constitutional Law, il dit que l'article 44 de la formule d'amendement de 1982 visait à remplacer le paragraphe 91(1) de la Loi constitutionnelle de 1867. Il ajoute que selon lui, le paragraphe 91(1) a été interprété de manière extrêmement étroite par la Cour suprême du Canada dans le renvoi relatif au Sénat. Il affirme également que les exceptions significatives à l'article 44 comprises dans les articles 41 à 42 laissent croire que les rédacteurs du nouveau pouvoir d'amendement du fédéral tentaient de codifier l'analyse de la Cour suprême dans son renvoi relatif au Sénat.

Selon la Cour suprême, le paragraphe 91(1) visait des questions de régie interne. Les rédacteurs de 1982 n'auraient pas pu codifier ce que la Cour suprême a dit sur la durée du mandat des sénateurs parce que cette dernière a affirmé que cela dépendait de divers facteurs. Dans sa décision, la Cour suprême a soutenu qu'une réduction du mandat pouvait, dans certaines circonstances, nuire au fonctionnement du Sénat. Elle a affirmé également que l'imposition d'une retraite obligatoire à 75 ans ne changeait pas le caractère essentiel du Sénat; toutefois, pour répondre à cette question, les juges devaient savoir quel changement de mandat était proposé.

La question devant nous tous et, je suppose, devant la Cour suprême par renvoi, est de savoir si l'abandon de l'âge de retraite à 75 ans en faveur d'un mandat de huit ans est purement une question de régie interne, pour utiliser les mots de la Cour suprême en 1980, ou s'il s'agit d'un changement fondamental au Sénat.

Monsieur Baier, souscrivez-vous à l'analyse de M. Monahan?

M. Baier : Tous mes livres sont cachés quelque part à l'Université de la Colombie-Britannique et je n'ai donc pas, malheureusement, autant de documents de référence que le sénateur. Je laisserai M. Monahan faire valoir son point de vue.

À la défense de l'interprétation que j'ai faite à propos des changements envisagés aux articles 91 et 92 — la version codifiée du caractère essentiel du Sénat — lorsque les rédacteurs de la formule d'amendement de 1982 ont tenté de définir ce qui ne constituait pas de simples questions de régie interne, ils ont songé au nombre de sénateurs de chaque province et au mode de sélection. Voilà les vraies questions qui les préoccupaient. Ils ne semblaient pas se soucier de la durée du mandat et il s'agissait probablement pour eux d'une simple question de régie interne.

Sénateur, vous parlez du renvoi et vous demandez à quel moment la chose cesse d'être une simple question de régie interne. Dans son mémoire, le professeur Heard soutient qu'en limitant le mandat à huit ans, le caractère essentiel sera tellement modifié que la constitutionalité du projet de loi S-4 deviendra douteuse.

La cour essayait de concrétiser ces règles non écrites. Je dis en outre que ce rôle n'a jamais été l'exclusivité de la cour. C'est au pouvoir législatif, ainsi qu'aux électeurs, de fournir une idée de ce que sont les conventions. Si les conventions cessent d'être utiles, nous ne les appliquons plus. Cela se fait de nombreuses façons. En voulant formaliser les procédures d'amendement pour certains éléments du Sénat, on essaie d'éliminer ou de rendre plus certain ce qui est nécessaire pour surmonter cet obstacle énorme. Il est certain que si l'on réduisait le mandat des sénateurs à un an, on changerait le caractère essentiel du Sénat bien autrement.

Si le gouvernement proposait d'abaisser le mandat des sénateurs à un an, le public ferait ce que les publics font lorsqu'ils tentent d'appliquer des conventions — il s'inquiéterait bien davantage de cette décision. Avec un mandat de huit ans, la situation est moins claire.

Le sénateur Murray : Raison de plus pour qu'il y ait un renvoi. Êtes-vous d'accord?

M. Baier : Je n'accepte pas que la cour soit l'ultime décideur. La cour est le dernier arbitre pour ce qui est des éléments formels de la Constitution, mais son pouvoir est moindre en matière de convention puisque de nombreuses autres forces devraient entrer en jeu.

Le sénateur Angus : Monsieur Resnick, étiez-vous au courant du témoignage rendu plus tôt aujourd'hui par le professeur Gibbins?

M. Resnick : Non, je n'ai pas entendu son témoignage.

Le sénateur Angus : En écoutant attentivement ce que vous avez dit et en lisant votre mémoire, j'ai l'impression que vous n'êtes pas sur la même longueur d'onde que nos trois autres témoins. Vous dites que vous êtes un vétéran des batailles constitutionnelles de la fin des années 80 et du début des années 90. Pouvez-vous nous dire quel était votre rôle à cette époque?

M. Resnick : Le mot vétéran est bien sûr une métaphore. À titre d'universitaire et de commentateur occasionnel des affaires politiques, comment aurais-je pu éviter tout le fracas causé par l'accord du lac Meech, son échec, ce qui a conduit à l'entente de Charlottetown et sa défaite ultime en 1992? En tant que proche observateur et participant occasionnel et modeste à l'ensemble du processus, je peux difficilement ne pas être marqué par tout cela, comme de nombreux politiciens l'ont probablement été, dont plusieurs dans vos propres rangs, C'est ce que je voulais dire.

Le sénateur Angus : Comme eux, vous avez probablement été traumatisé, compte tenu de certains enjeux entourant l'accord du lac Meech. On voit dans votre curriculum vitae que vous comptez un nombre impressionnant de publications à votre actif. Je suis un « ami québécois » et je suis impressionné de voir que vous avez tant écrit dans les deux langues principales du pays.

Étant un « ami québécois » et m'étant imprégné des autres mémoires et des commentaires entendus au cours de nos audiences, je dirais que c'est peut-être une position québécoise de penser que le statu quo est la seule solution raisonnable. On pourrait déduire que c'est votre position aujourd'hui. Pouvez-vous faire des commentaires à ce sujet?

M. Resnick : Je suis très en faveur de l'amendement proposé par le sénateur Murray et le sénateur Austin. Puisqu'on considère qu'il s'agit de la partie subordonnée des affaires du comité...

Le sénateur Angus : Cela dépasse clairement les compétences du Parlement.

M. Resnick : Il faudra la participation de sept des dix provinces, c'est certain, et je ne dirai pas le contraire. Ils ont raison de toucher cet aspect, mais on revient au vieux problème qui consiste à vouloir tout faire en même temps. C'est pourquoi j'ai cité cyniquement le poème de Scott au sujet de Mackenzie King. Je me rends compte aussi que les choses doivent parfois se faire progressivement, et si vous essayez de vous attaquer à l'ensemble du tableau, vous n'aboutirez à rien.

Pour revenir au débat de la fin des années 80 et du début des années 90, il y avait aussi une discussion interminable sur la légitimité démocratique, à savoir si dix ou onze hommes en chemises blanches, derrière des portes closes, avaient le droit d'apporter les changements prévus dans les accords de Meech et de Charlottetown alors qu'on revendiquait une plus grande participation démocratique. Cette question est centrale à la réforme du Sénat. Comme je l'ai dit à quelques reprises dans mon mémoire, je crois dans une certaine forme de Sénat élu, semblable à celle que l'on trouve en Australie et aux États-Unis, mais pas nécessairement une version identique. C'est ce que nous devrions viser, mais si nous voulons réussir, nous devrons procéder de façon beaucoup plus directe. Comme le sénateur Murray l'a souligné, l'une des erreurs du passé a été d'aborder le sujet en même temps qu'un grand nombre d'autres questions — la société distincte, la clause Canada de l'entente de Charlottetown. Autrement dit, on s'attaquait à beaucoup trop de choses.

Je fais la comparaison avec le rapatriement et la Charte. On pourrait dire à juste titre que le gouvernement péquiste rejetait, évidemment, tout ce qui a transpiré par la suite, mais que Pierre Trudeau avait le mandat de s'attaquer à la question constitutionnelle, non seulement de par son élection en 1980, mais, chose encore plus importante, de par le résultat du référendum du Québec de 1980. Personne ne pourrait prétendre le contraire, bien que nous puissions argumenter sur le contenu. Dans ce cas-ci, si nous voulons vraiment nous attaquer à la grande question de la réforme du Sénat — y compris la représentation, mais aussi la forme, c'est-à-dire la possibilité qu'il soit élu — je ne vois pas comment on pourrait y arriver si cette question n'occupe pas une place prépondérante dans le programme du parti qui arrive au pouvoir et qui annonce très clairement que ce sera l'un des enjeux importants, pas le seul, mais un enjeu important auquel il s'attaquera.

Dans ces circonstances, je ne suis pas certain qu'une certaine réforme du Sénat ne puisse être échafaudée, mais il faudra de la volonté de la part du futur gouvernement élu. De plus, sans vouloir me porter à la défense du Québec, je dirais, comme le professeur Heard l'a déclaré plus tôt, que le mandat de huit ans pose problème. À mon avis, certains détails n'ont pas été peaufinés, en particulier le problème de la nomination des sénateurs par le premier ministre. S'il y a un roulement aux huit ans, le Sénat sera constitué essentiellement d'un seul parti, avec quelques rares « Hugh Segal » nommés par le premier ministre Martin qui se démarqueront dans une chambre encore plus partisane. En optant simplement pour un mandat de huit ans, on crée de nombreux problèmes et, du moins pour ma part, j'hésiterais beaucoup à appuyer cette option.

Le sénateur Angus : Vous m'amenez à la principale question que je voulais vous poser à ce sujet. Êtes-vous au courant que la réforme du Sénat occupait en fait une place de premier rang dans la plate-forme électorale du Parti conservateur, non seulement à la suite du congrès d'orientation de Montréal, mais aussi dans les documents d'élection? Vous avez dit vous-même que c'est un fait bien connu que le premier ministre Harper a toujours été un fervent partisan de la réforme du Sénat et qu'il l'a répété à maintes reprises au cours de la campagne électorale.

M. Resnick : Bien sûr, je sais que le premier ministre Harper est un fervent partisan de la réforme depuis longtemps, il n'y a aucun doute à ce sujet, mais je reviens aux cinq points qui ont été constamment évoqués. Si ma mémoire est bonne, la réforme du Sénat ne faisait pas partie des cinq grands dossiers que le gouvernement conservateur allait aborder une fois en place. La réforme du système de soins de santé au Canada, les garderies, nous pourrions énumérer les dossiers qui ont été mis à l'avant-scène. Non pas que la réforme du Sénat doit occuper la première place, mais si nous voulons nous y attaquer, ce dossier doit occuper une place plus centrale dans le programme d'un parti et, à mon avis, un gouvernement aurait alors beaucoup plus de légitimité pour affirmer que la réforme fait partie de son mandat.

Le sénateur Angus : À Ottawa aujourd'hui, deux des partis qui sont bien représentés à la Chambre des communes, ainsi que certains gouvernements provinciaux, sont en faveur de l'abolition du Sénat. Si nous voulons éviter le genre de bataille dont vous avez parlé de façon allégorique — les années 80 et 90, Meech et Charlottetown — quelle serait, selon vous, l'autre solution?

M. Resnick : Dans un système fédéral, il y a une place légitime pour une Chambre haute qui, dans un certain sens, représente le principe régional. C'est la légitimité sous-jacente d'une deuxième chambre dans un système fédéral. Je crois qu'il n'existe aucun État fédéral qui n'ait pas de Chambre haute qui, dans un certain sens, est censée être une chambre des Länder, des provinces, des États, peu importe comment on les appelle.

Je n'appuie pas cette position — je l'ai fait quand j'étais plus jeune — mais je ne trouve pas l'argument très convaincant. Cet argument doit porter beaucoup plus sur le genre de choses dont nous discutons un peu aujourd'hui et revient périodiquement dans ces débats : quelle est la nature de la Chambre haute et représente-t-elle bien les régions? C'est pourquoi l'amendement proposé par les sénateurs Murray et Austin, est, je crois, un pas dans la bonne direction pour que le Sénat soit plus représentatif des territoires que le modèle actuel et pour qu'on aborde toute la question de la représentation, c'est-à-dire la légitimité que le Sénat aura en étant soit une assemblée élue, soit la version allemande de la chambre des provinces, mais cette question en entraîne toutes sortes d'autres.

Le sénateur Angus : Concernant le projet de loi S-4, je sais qu'une partie est une boutade, et j'étais un élève de Frank Scott et tout ce que nous avons appris était toujours expliqué de façon intéressante, au-delà du langage aride du droit constitutionnel, mais je crois que vous condamnez le projet de loi S-4 avec de fausses louanges, sans reconnaître qu'il s'agit d'une première étape légitime et raisonnable et un effort sincère vers la modernisation et le renouvellement du Sénat.

M. Resnick : Je suis peut-être celui qui doute au milieu d'un concert d'approbation. J'ai exprimé clairement ma dissidence dans mon mémoire. Ned Franks n'était pas vraiment enchanté par cette idée, mais il croit dans l'assemblée dans sa forme actuelle et je ne partage pas cet avis non plus.

Le sénateur Fraser : Je suppose que cette question s'adresse à vous tous. Concernant la loi, non pas la motion de modification visant le nombre de sièges au Sénat, mais le projet de loi dont le Sénat est maintenant saisi, je me demande s'il est possible de faire la quadrature du cercle. On nous a dit, et c'est certainement plausible, que ce projet de loi a été rédigé en vue d'en arriver à un Sénat élu. Toutefois, comme tout le monde semble en convenir, l'évolution vers un Sénat élu sera une proposition à long terme ou à plus long terme, fort probablement une proposition à plus long terme, dans lequel cas nous étudierions un projet de loi pour modifier le mandat des sénateurs nommés. Il me paraît clair depuis longtemps qu'il y aurait une différence fondamentale entre une chambre nommée et une chambre élue dans la façon dont elle travaille, dans la façon dont ses membres abordent leur travail.

Le projet de loi, il me semble, est plus logique si l'on parle d'un Sénat élu : mandat renouvelable, mandat plus court, ce que vous associez à des élections. Il l'est peut-être moins si l'on parle de ses incidences sur une assemblée nommée, et c'est ce que nous aurons encore dans un avenir prévisible.

Croyez-vous qu'il soit même possible d'étudier un projet de loi de cette nature avant que nous sachions ce que serait un Sénat élu? Aurons-nous un Sénat élu et, le cas échéant, à quoi ressemblera-t-il? Comment sera-t-il élu? Quels seront ses pouvoirs? Est-ce possible d'adopter, à votre avis, une mesure législative qui s'appliquerait à un Sénat nommé et ultérieurement à un Sénat élu?

M. Heard : Ce projet de loi doit absolument être examiné dans l'abstrait parce que c'est la seule certitude que l'on puisse avoir à l'heure actuelle. L'éventualité d'élections consultatives est extrêmement problématique et soulèverait des problèmes constitutionnels interminables, alors ce projet de loi doit être examiné en fonction de sa valeur intrinsèque.

Je le crois d'autant plus que vous devriez prendre votre temps et voir si c'est là le modèle que vous voulez imposer ou mettre en œuvre parce que, une fois les choses faites, elles ont tendance à rester longtemps.

J'étais ici il y a une dizaine d'années lorsque nous parlions de la formule de veto régional. Nous sommes coincés avec cela aujourd'hui, et la province de l'Île-du-Prince-Édouard du sénateur Hubley est maintenant privée de ses droits parce qu'il n'y a pas de combinaison de provinces de l'Atlantique qui exige la participation de l'Île-du-Prince-Édouard. Dans la mesure où les autres provinces maritimes se souviennent de la promesse faite à l'Île-du-Prince-Édouard, Terre- Neuve est privée de ses droits. Le Sénat serait très négligent de ne pas tenir compte des conséquences à long terme.

Un Sénat mandaté à plus court terme ou pour une période déterminée serait-il une solution viable? Est-ce une bonne idée? A-t-elle des avantages? Cette proposition peut-elle être améliorée? On peut, je crois, en dire de bonnes choses, mais je suis d'avis également que d'importantes modifications sont nécessaires pour améliorer cette mesure législative.

M. Baier : L'idée qu'une chose faite soit plus difficile à changer m'inquiète un peu moins. En fait, il y a quelque chose de candide dans le fait que ce soit la première étape. Si je devais sortir la boule de cristal, le premier premier ministre à nommer tous les sénateurs pourrait être l'élément déclencheur qui amènerait les provinces à aborder le sujet, parce qu'elles seraient contraintes de le faire, contrairement à ce que nous avions par le passé. Le Sénat fait du bon travail maintenant, alors vous avez une bonne idée de ce que serait un meilleur Sénat. Vous pouvez toujours freiner les choses. Si vous n'êtes pas d'accord sur ce qui constitue le Sénat parfait, vous pouvez toujours vous replier sur une entité décente. Si vous avez un Sénat formé entièrement de gens nommés par le gouvernement en place, et qui dépendent de ce gouvernement pour être renommés, l'institution elle-même sera suffisante pour effrayer les provinces et les pousser à apporter les changements qui s'imposent.

Puisque les prochaines étapes nécessitent un seuil plus élevé pour apporter des modifications, ce mouvement pourrait mettre en branle quelques-uns des changements que les provinces seraient autrement hésitantes à apporter, parce qu'elles verraient alors la nécessité d'entrer en jeu.

M. Resnick : Madame le sénateur, je suis tout à fait d'accord avec vous que le projet de loi a beaucoup plus de sens pour un Sénat déjà élu que pour l'assemblée nommée que nous avons aujourd'hui. Nous pourrions préconiser des mandats de huit ans ou de six ans, mais il est clair que les sénateurs ne seront pas élus indéfiniment, et ils auront un mandat fixe.

Il serait légitime de soulever la question du renouvellement si nous avons des sénateurs élus. Logiquement, nous voudrions probablement avoir la possibilité d'une réélection, bien que vous puissiez vouloir imposer une limite de deux mandats. Ces aspects pourront être débattus lorsque le temps viendra. Je ne crois pas que c'est ce qui est envisagé maintenant.

Le premier ministre a dit très clairement, dans le témoignage qu'il a rendu devant votre comité et à plusieurs autres occasions, qu'il croit dans un Sénat élu. Il pense même qu'on pourrait tenir des élections sans changer la Constitution, en faisant élire les sénateurs en même temps que les députés, à l'échelle des provinces ou autrement, et en les nommant sans changer la formule. Qui sait. À mon avis, cette façon de faire serait très compliquée et soulèverait de nombreuses préoccupations. Logiquement, ce type de changement a beaucoup plus de sens pour une assemblée élue que pour une assemblée nommée.

J'aimerais revenir à ce qu'a dit le sénateur Angus. Je ne dis pas que c'est une perte de temps. Je peux comprendre les frustrations. Le principal obstacle a été essentiellement le suivi, ou le changement constitutionnel, depuis la défaite de Charlottetown. Les sénateurs et les députés sont ainsi portés à dire « Eh bien, nous devrions essayer de faire les choses à la pièce ». Toutefois, les conséquences involontaires de cette démarche seraient, à court terme, de renforcer le pouvoir du premier ministre et d'une assemblée nommée. Peut-être bien que mon collègue, le professeur Baier, a raison et que ce pourrait être l'élément déclencheur qui forcerait à changer l'ensemble du système pour avoir une assemblée plus démocratiquement légitime et ce serait inscrit au programme, mais si nous devons faire cela, il y a d'autres façons de procéder.

Le sénateur Tkachuk : Je crois que la nomination pour un mandat de huit ans devrait faire l'objet d'un examen distinct. Cette mesure ne doit pas être examinée dans l'abstrait, mais en fonction de sa valeur intrinsèque. Il me reste encore à entendre les arguments voulant que les sénateurs doivent être ici pour plus de huit ans pour remplir les fonctions de l'institution qui existe aujourd'hui. On a beaucoup parlé des élections et des nominations faites par le premier ministre. Les nominations sont faites en secret et non ouvertement, comme ce serait alors le cas, et le public déciderait si le premier ministre a dépassé ses limites.

Monsieur Heard, concernant l'analyse des votes que vous avez effectuée entre 2000 et 2005, combien de projets de loi ont été rejetés sur dissidence ou par suite d'un vote soi-disant indépendant?

M. Heard : L'une des choses qui m'ont frappé dans la façon dont le Sénat travaillait, c'est que certains des dossiers les plus litigieux n'ont pas fait l'objet de votes par appel nominal. Des projets de loi ont été amendés et certains ont posé de graves problèmes, mais, au cours de cette période, aucun de ces votes par appel nominal n'a entraîné le rejet d'un projet de loi.

Le sénateur Tkachuk : Il est possible que les conservateurs aient appuyé à l'occasion une mesure législative proposée par les libéraux, et ils auraient alors voté différemment. Durant cette période, les libéraux comptaient aussi une grande majorité de sénateurs. En conséquence, bon nombre pouvaient voter contre une mesure législative proposée par le gouvernement sans craindre de compromettre le projet de loi en soi. Cela nous ramène à toute la question de l'indépendance des sénateurs. Je ne crois pas que les statistiques et les chiffres soient très révélateurs. Essentiellement, les sénateurs suivent le whip du parti et votent comme le parti leur dit de voter. Je ne suis pas certain que le Sénat ait été créé pour cette raison, mais c'est néanmoins ce qui existe aujourd'hui et ce avec quoi nous devons composer.

Le professeur Resnick a attiré mon attention en disant qu'il appuyait la motion Austin-Murray. Pourquoi 12 sénateurs pour la Colombie-Britannique et 10 pour l'Alberta? Pourquoi ne pas avoir 12 sénateurs pour l'Alberta?

M. Resnick : Je serais d'accord pour attribuer 12 sénateurs à l'Alberta. Idéalement, je crois que c'est ce qu'on devrait faire. Mais vaudrait-il mieux faire échouer la proposition parce qu'il y en a seulement 10? Logiquement, il devrait y en avoir 12. Par ailleurs, si on dit cela, devrait-on alors en donner sept à la Saskatchewan et au Manitoba puisque, logiquement, les plus petites provinces devraient probablement toutes être sur le même pied d'égalité? La Nouvelle- Écosse et le Nouveau-Brunswick ont 10 sénateurs chacun, ce qui n'a pas de sens non plus, mais c'est ce qui a été décidé en 1867.

J'étais prêt à appuyer cette proposition simplement parce qu'il s'agit d'un pas dans la bonne direction, mais comme je l'ai fait valoir, je crois, si nous devons refaire les choses plus sérieusement, je ne le ferais pas en apportant des changements tous les trois jours. Il faudrait insérer un critère qui tienne compte de la population. Les deux grandes provinces, le Québec et l'Ontario, auraient un plein contingent. Pour les provinces de taille moyenne, la Colombie- Britannique et l'Alberta, je ne crois pas que l'écart entre 4 et 3 millions soit suffisant pour justifier une plus fine distinction, et les deux provinces auraient 12 sénateurs chacune. Pour les plus petites provinces, le nombre de sénateurs tomberait à six, à l'exception de l'Île-du-Prince-Édouard. Voilà un tableau idéal si nous devions refaire la répartition de façon plus sérieuse et intelligible.

Puisqu'une telle répartition déclencherait un débat constitutionnel encore plus grand et nécessiterait, à toute fin pratique, un consentement unanime, dans ces circonstances, c'est probablement ce que nous pouvons avoir de mieux. À vrai dire, je n'aurais aucune objection à ce qu'on attribue 12 sénateurs aux deux provinces.

Le sénateur Tkachuk : Les autres professeurs peuvent peut-être m'éclairer, mais j'ai toujours cru que le Québec avait 24 sénateurs et que l'Ontario en avait 24 aussi parce que le Québec craignait que ses droits linguistiques et d'autres questions chères aux Canadiens français soient menacés; et que les Maritimes craignaient que le Haut-Canada et le Bas-Canada aient trop de pouvoir parce qu'ils étaient représentés à la Chambre des communes en fonction de la population, et qu'il fallait donc qu'elles aient des sénateurs pour équilibrer le tout. Il me semble que vous faites valoir dans votre document et que vous proposez maintenant un Sénat tout à fait différent.

C'est peut-être ce que proposent les sénateurs Austin et Murray — je ne veux pas parler en leur nom —, que le Sénat soit établi en fonction de la population. C'est ce qu'a laissé entendre le sénateur Austin au Sénat. Il me semble que si nous faisons cela, alors la Colombie-Britannique, si elle est une région, devrait avoir 24 sénateurs. Pourquoi ne serait-ce que la moitié d'une région? Autrement, pourquoi changeons-nous les chiffres en fonction de la population? C'est ce que fait la Chambre des communes.

M. Resnick : Je vais m'imposer avant que mes collègues ne répondent parce que je suis coincé dans ce format de téléconférence.

Il y a une logique dans le système. Nous aurons cinq régions, et chacune aura le même nombre de sénateurs. En effet, la Colombie-Britannique devrait avoir exactement le même nombre que le Québec, l'Ontario, les Prairies et les Maritimes. Selon moi — c'est mon humble avis et rien de plus — comme j'ai mentionné le modèle allemand, je crois qu'il y a une certaine logique. D'une part, vous voulez que les provinces soient représentées pour qu'il y ait une autre façon de faire entendre la voix des régions et des provinces à la Chambre haute. D'autre part — et c'est là que j'ai rompu avec l'idée d'un Sénat triple-E, que je n'ai pas appuyée au début des années 90 alors qu'elle était très populaire dans l'Ouest du Canada, en particulier au sein du Parti réformiste — je ne vois pas pourquoi nous devrions opter pour l'égalité des États, simplement parce que les États-Unis et l'Australie l'ont fait. Il y a d'autres façons de faire les choses.

Je crois qu'une mesure de la population devrait être prise en considération, mais une mesure seulement. Le fait est que si nous avions une répartition de 24, 24, 12, 12 et 6, l'Ontario, en particulier, serait encore largement sous- représenté en comparaison avec la part qu'il a à la Chambre des communes. Je ne sais pas où le Québec se situerait en obtenant 24 sénateurs sur 120; ce serait un peu plus représentatif de ce que sera sa population.

Vous avez raison d'ailleurs. Du point de vue historique, comme vous l'avez fait valoir, ces répartitions ont été faites, entre autres, en tenant compte des susceptibilités du Québec et des Maritimes. Dans une certaine mesure, nous avons dépassé le plan original. L'Ouest était un élément très peu important de la Confédération en 1867; à cet égard, le monde a changé.

Je ne sens pas que la Colombie-Britannique menacerait de quitter si elle n'obtenait pas 24 sièges; ce n'est pas ce genre de choses. Le sentiment serait plutôt de faire la bonne chose en donnant une place accrue à la Colombie- Britannique — et à l'Alberta, du reste — dans un Sénat plus représentatif des régions. Vingt-quatre sénateurs, c'est peut-être trop, mais je serais satisfait si la Colombie-Britannique obtenait 12 sénateurs, en ce sens que je pourrais voir qu'une forme révisée de représentation du Sénat serait tôt ou tard envisagée.

M. Heard : Ce qui me plaît dans la proposition actuelle, c'est qu'elle ne crée pas de régions multiples. Si je comprends bien, les Prairies forment une région et la Colombie-Britannique est essentiellement une demi-région. J'aime la symétrie de ce système puisque la prolifération des régions me préoccupe et je crains qu'avant longtemps chaque province ne devienne une région.

La représentation des régions est établie pour diverses raisons. La proposition Murray-Austin s'appuie sur ce système en regroupant les provinces des Prairies en une région et en reconnaissant que la Colombie-Britannique n'a pas la taille du Québec et de l'Ontario et ne devrait peut-être pas avoir la même représentation. Par ailleurs, je suis d'accord avec vous pour dire qu'il faut éviter la représentation selon la population de chaque province puisque c'est ce que nous avons à la Chambre des communes.

J'aimerais aussi revenir rapidement en arrière pour répondre correctement à une question précédente, avant de céder la parole au professeur Baier. De 2001 à 2005, le Sénat a amendé environ 10 p. 100 des projets de loi renvoyés par la Chambre des communes, et cette dernière a rejeté plusieurs de ces projets de loi. Il y a eu une période de conflits entre les deux Chambres. L'indépendance individuelle des sénateurs avait son importance à cette époque. Dans mon étude, je n'ai pas noté quels votes ont été pris sur quel projet de loi.

M. Baier : Ce que le professeur Resnick suggère n'est pas une représentation selon la population; on crée un ensemble différent de catégories : grande, petite et moyenne. Il n'est pas tout à fait exact non plus de dire que la représentation selon la population prévaut à la Chambre des communes. Si c'était le cas, l'Île-du-Prince-Édouard aurait moins de sièges, de même que la Saskatchewan et le Nouveau-Brunswick.

Les catégories établies en fonction de la population fonctionnent bien parce que le Québec entre dans la catégorie des grandes provinces, alors vous pouvez encore vous soucier des questions linguistiques et autres sans nécessairement le faire explicitement. C'est bien de pouvoir faire ces aménagements sans avoir à dire ouvertement que vous donnez cette représentation pour ces raisons. Je crois que le critère démographique vous permet de le faire sans que ce soit vraiment l'objectif visé; ce sont de bonnes catégories dans ce sens.

Le sénateur Hubley : J'aimerais parler de régionalisme. Je crois que nous avons négligé un des mandats les plus importants du Sénat, qui consiste à représenter les régions et les minorités. Malheureusement, nous avons beaucoup parlé de la taille de la population, de l'endroit où se trouvent les habitants et du fait que ce critère servira d'une certaine façon à établir le nombre de membres dans un Sénat élu ou non élu. Si nous n'élargissons pas notre réflexion sur ce que sont les régions, nous allons passer à côté de ce qu'est le Canada.

J'aimerais parler du Nord, que ce soit le nord de l'Ontario ou le nord du Québec, qui est certainement une région nordique. J'aimerais aussi qu'on se penche sur les zones côtières, que je considère être des régions. J'aimerais certainement appuyer nos communautés autochtones à titre de minorités. Si nous devons utiliser des chiffres pour établir la représentation à la Chambre des communes ou au Sénat, je crois que nous passons à côté de ce que nous sommes comme pays, et c'est très important.

Pour revenir à 1867, je ne crois pas que ce soit une mauvaise idée, dans certains cas, de regarder le passé et ce que nous y avons puisé pour faire avancer notre pays. Je ne suis pas contre le fait d'avancer. Toutefois, je tiens à préciser ce qui, à mon avis, constituent des régions et ce qu'est mon rôle dans la représentation de ces régions et des minorités. Tout cela ne peut tenir dans un chiffre, ni dans une formule parce que la variété et la diversité sont si grandes que nous devons être en mesure de répondre aux besoins de nos communautés et de nos régions même si elles ne sont pas très peuplées.

J'aimerais vous entendre à ce sujet; mais je vais revenir d'abord à la Confédération et à la représentation de l'Île-du- Prince-Édouard. Cela m'est égal que vous disiez que nous avons un nombre plus élevé que ne le justifie notre population. C'est là où réside la force de notre pays. Nous sommes une province du Canada et nous avons le même droit de représentation que les autres parties du pays.

Pour cela, nous ne pouvons rattacher ce droit au nombre d'habitants de l'Île-du-Prince-Édouard, qui ne va pas augmenter de façon fulgurante au cours des prochaines années. En fait, il pourrait bien diminuer parce que nos jeunes quittent pour s'instruire et vont vers l'ouest pour obtenir des emplois. Dans notre région, c'est le cours normal des choses maintenant.

C'est troublant. Le Sénat devrait être en mesure de tenir compte de cela, autant que la Chambre des communes représenterait la carte démographique avec son nombre de députés.

J'aimerais entendre vos commentaires à ce sujet. J'ai eu l'impression que cet aspect avait été négligé dans les exposés. Cette question me tient beaucoup à cœur.

M. Baier : Je vois très clairement ce que vous voulez dire. La présence de quatre députés et de quatre sénateurs de l'Île-du-Prince-Édouard ne me dérange pas du tout, en ce sens qu'un accord est un accord. Avec la Confédération, vous établissez des conditions et vous pouvez changer ces conditions, mais vous devez obtenir le consentement des gens concernés.

Évidemment, l'Île-du-Prince-Édouard n'acceptera pas pareille limite, et c'est très bien ainsi. Les sénateurs peuvent me corriger si je me trompe, mais je ne crois pas que le caucus de l'Île-du-Prince-Édouard ait fait échouer un quelconque consensus que le Sénat aurait eu autrement parmi ses nombreux membres. Dans ce sens, avoir quatre membres est même simplement symbolique. Vous avez quatre députés. Compte tenu de la taille de la Chambre, ce nombre pèse peu dans la balance, même si c'était certainement le cas au printemps dernier. La plupart du temps, quatre voix ne pourraient pas décider du sort du gouvernement.

Cela doit continuer. C'est ce qui est bien avec la motion Austin-Murray. C'est beaucoup plus subtil que le Sénat triple-E, parce qu'on n'essaie pas d'élaborer une formule. Peut-être n'aimez-vous pas qu'il y ait des provinces, petites, moyennes et grandes, mais ce classement est fondé sur des critères différents et donne, au bout du compte, les mêmes résultats.

M. Resnick : Je ne crois pas que le fait d'avoir quatre ou trois sièges pour l'Île-du-Prince-Édouard suffit pour faire tomber l'accord, et je n'essaie pas non plus de revoir 1867 rétroactivement. Les arrangements étaient logiques, compte tenu de la répartition démographique du pays à cette époque et du fait que l'Ouest canadien était encore un territoire bien peu peuplé en comparaison avec le centre du Canada et même les Maritimes.

La façon dont nous définissons les régions est l'une des questions qui reviennent sans cesse. Les régions ne sont pas simplement des provinces ou des parties de province; il existe des régions à l'intérieur des régions. Le partage rural- urbain caractérise aussi de nombreuses provinces canadiennes. Cela est vrai également.

Par ailleurs, lorsque viendra le temps d'examiner la représentation au Sénat, cette notion de grande, petite et moyenne province aura un certain sens. Ce genre de définition, qui, par ailleurs, fait de la Saskatchewan et du Manitoba de petites provinces — ce n'est pas seulement les Maritimes qui sont visées ici — aurait tout son sens si l'on tient compte de la représentation qui serait donnée dans ces circonstances à chacune des provinces canadiennes au sein de la Chambre haute. La représentation en fonction de la population continuera de s'appliquer à la Chambre basse, exception faite des dispositions qui favorisent l'Île-du-Prince-Édouard sans question aucune, ce qui garantit qu'une province n'aurait pas moins de députés que de sénateurs. C'est là où je m'arrête.

M. Heard : Il importe de faire une distinction, d'une part, entre un Sénat qui serait une chambre de représentation régionale et qui défendrait les intérêts des régions et, d'autre part, un Sénat qui serait un forum pour faire participer les régions au processus national. Dans les accords de la Confédération, selon moi, la Chambre haute était perçue comme une tribune permettant une plus grande participation des provinces maritimes par rapport aux deux plus grandes provinces. À mon avis, il devrait en être ainsi.

Il importe que le Sénat soit perçu comme une tribune de participation et non comme une tribune de défense des régions. Certains défenseurs de la réforme du Sénat n'ont pas compris certains de ces aspects.

Dans cette perspective, il est d'autant plus important que le Sénat prenne position sur les enjeux qui touchent les intérêts régionaux. Par exemple, la formule de veto régional qui prive une province de ses droits est ridicule. Je comprends la dynamique du Canada post-référendum, mais qu'une loi fédérale permette de retirer un droit à une province est incroyable.

Le sénateur Comeau : Professeur Baier, vous n'avez pas vraiment touché à un aspect dont le professeur Resnick vient de parler, c'est-à-dire la possibilité d'examiner la représentation au Sénat en fonction du partage urbain-rural. J'ai été un peu déçu puisque, comme vous êtes un jeune universitaire, vous n'êtes pas un vétéran des guerres que d'autres ont mentionnées. Vous ne portez pas les cicatrices de Meech et de Charlottetown, si bien que votre réputation n'est pas entachée d'aucune sorte par ces batailles antérieures. J'aurais espéré qu'un jeune universitaire comme vous n'aurait pas cherché la réponse dans le passé, mais bien dans l'avenir, en regardant ce qu'est le Canada à l'heure actuelle.

Le professeur Resnick a mentionné la division entre le Canada rural et le Canada urbain, et il s'agit probablement de la plus importante division que nous avons à l'heure actuelle. Par exemple, j'ai probablement beaucoup plus de choses en commun avec la région du nord du Québec du sénateur Watts, la région de l'Île-du-Prince-Édouard du sénateur Hubley et les communautés de pêcheurs de la côte Ouest de l'île de Vancouver que j'en ai avec les gens qui vivent à Montréal, à Ottawa et à Calgary. Or, le débat que nous semblons contempler, et je fais allusion tout particulièrement à la motion des sénateurs Murray et Austin, porte sur les compétences provinciales et les chiffres des provinces et non sur la réalité du Canada telle qu'elle nous apparaît aujourd'hui.

Vous et vos collègues faites probablement partie du nouveau cercle d'universitaires qui n'est pas le même que dans les années 80 et 90. Quels sont vos commentaires à ce sujet?

M. Baier : Premièrement, les cicatrices ne sont peut-être pas externes, mais elles sont certainement internes, dans un sens freudien. Je les ai eu lorsque j'étais jeune, alors elles sont bien là.

Ce que j'aime à propos de la motion Austin-Murray et ce que j'ai fait valoir dans mon mémoire au sujet de cette asymétrie, c'est qu'on s'attaque aux choses dont vous parlez. Mon expérience du Canada en tant que jeune personne, ou en tant que personne de moins en moins jeune, a été de vivre dans plusieurs provinces dans toutes sortes de situations. J'ai vécu dans de petites localités de l'Alberta, ainsi qu'à Toronto, Vancouver et Fredericton. J'ai une bonne idée de tout ce dont vous parlez. Le fonctionnement actuel du Sénat permet de faire une partie de ces choses parce que les premiers ministres peuvent en tenir compte dans le processus de nomination. Une élection ne le ferait pas nécessairement aussi bien. Des Franco-Manitobains ou des Franco-Ontariens sont nommés au Sénat, mais ne seraient peut-être pas élus au Sénat.

Quand j'enseigne mon cours de politique 101, le gouvernement canadien, je parle de conventions. Les meilleurs exemples que je puisse donner est celui des conventions de formation d'un cabinet, et comment on veut représenter toutes les régions différentes du Canada dans ce partage urbain-rural, et cetera. Ainsi, on n'a pas que des ministres du cabinet qui viennent du centre-ville de Toronto. On a cet assortiment.

C'est ce qu'on veut dire quand on parle de prendre garde à l'égalité, certainement, mais aussi à toutes sortes d'autres formules trop rigides. Une part de l'asymétrie, et de cette différence, existe pour une raison précise, ou même pour d'autres raisons moins évidentes.

L'exemple urbain-rural est une autre manifestation de certaines de ces mêmes divisions. Le débat urbain-rural est un enjeu petite province-grande province. En même temps, j'ai déjà vécu au centre-ville de Toronto et je n'aimerais pas que Toronto ne jouisse pas d'une certaine influence. Toronto accueille une grande partie des nouveaux immigrants au pays, ce que ne font peut-être pas Moncton et Charlottetown. Ces aspects-là aussi sont importants.

Le sénateur Comeau : Avec ses 101 députés élus à la Chambre des communes, je pense que l'Ontario a une certaine influence.

M. Baier : Ce n'est pas mon avis. Néanmoins, je ne voudrais pas que la province en ait encore moins.

Le sénateur Murray : C'est 103 députés.

Le sénateur Comeau : Professeur Heard, vous avez parlé de la question de l'indépendance, et j'ai été intrigué par l'étude que vous avez faite au sujet de l'indépendance du Sénat. J'ai passé une grande partie de la journée, hier, à assister à des audiences de comités, et je n'ai pas eu l'impression qu'il y avait tellement d'indépendance, du côté de l'opposition, relativement à la Loi sur la responsabilité, et peut-être mon jugement, actuellement, est-il embrouillé par ce que j'ai entendu hier. Quand même, le Sénat se montre beaucoup plus ouvert à une réflexion indépendante que la Chambre des communes elle-même. J'ai l'expérience des deux chambres.

Quoi qu'il en soit, en ce qui concerne l'idée des nominations qui seraient pour des mandats de huit ans plutôt que jusqu'à l'âge de 75 ans, qui mettrait fin soudainement à l'indépendance des sénateurs soit disant indépendant, je ne partage pas vos vues sur l'indépendance du Sénat tel qu'il est actuellement, pas dans la mesure que vous laissez entendre.

M. Heard : Il est bon de revenir sur le sujet, parce qu'il s'agit là d'un degré relatif d'indépendance. Ceci est une chambre partisane. Il y a des whips. Il y a des moments où elle est très polarisée. Cependant, chacun de ses députés a beaucoup plus souvent l'occasion, constamment en fait, de voter selon ses propres convictions. Cependant, cette indépendance est partie intégrante du caractère de la chambre. Le degré d'indépendance est différent à la Chambre des communes. C'est ce qui fait, en partie, le caractère particulier du Sénat. Nous voudrions qu'il reste un organe partisan. C'est une institution politique. L'indépendance dont je parle est un degré relatif d'indépendance politique dans le contexte des partis organisés.

Le sénateur Dawson : Monsieur Baier, peut-être nous reviendrez-vous dans 10 ans et serez-vous celui qui portera des cicatrices, et nous parlerons des luttes livrées.

[Français]

En anglais, monsieur Resnick, c'est écrit : « The survivors of the constitutionnal battles of the 1980's [...] », tandis qu'en français, on dit « les vétérans ».

Je ne sais pas si vous avez survécu aux débats de 1980. On n'était pas nécessairement du même bord. Mais vous êtes certainement un vétéran et M. Baier sera un vétéran des batailles ou du débat de 2006.

Monsieur le président, je doute que l'on soit capable de trouver, dans le programme électoral du Parti conservateur, une seule référence au fait que nous allions limiter le terme des sénateurs à huit ans. Mais avec tout le respect que j'ai pour vous, je suis quand même d'accord avec M. Resnick. Si l'on est pour faire une réforme du Sénat, certaines conditions importantes seraient à considérer.

Je crois que si l'on peut continuer le débat et le faire avancer, il nous faudrait probablement un gouvernement majoritaire pour pouvoir s'exprimer, ou à tout le moins le consentement de certains partis de l'opposition afin de faire une réforme constitutionnelle même si elle est de juridiction fédérale, ce qui est encore douteux. On doit quand même penser que ce gouvernement aura la participation proactive d'au moins deux ou trois partis à la Chambre des communes, sinon au moins un consensus raisonnable.

Ma préoccupation concerne la nomination des sénateurs pour une durée de huit ans, et le danger, M. Resnick, que, comme vous le soulignez dans votre document, au bout de 8 ou 16 ans, un premier ministre pourrait, dans un processus par lequel il nomme les sénateurs, avoir le contrôle complet sur les nominations, comme l'ont eu par le passé MM. Trudeau, Mulroney et Chrétien.

Comment peut-on mettre une sauvegarde dans ce processus de nomination? Ou comment mettre un processus dans le projet de loi qui empêcherait ce genre de geste?

M. Resnick : Je vois mal comment on pourrait mettre une sauvegarde, surtout que cela reste la prérogative du premier ministre. Sauf si on commençait, en gardant la structure actuelle d'un Sénat nommé, sauf si, comme cela commence à se faire maintenant avec la désignation des juges pour la Cour suprême, la consultation avec le conseil du Barreau du Canada et certains autres organismes, il faudrait donc — mais c'est tout un autre processus — une consultation assez large avec des organismes, tels que les membres de l'Ordre du Canada, les législatures, le Parlement ou les gouvernements provinciaux, quelques organismes nationaux qui ont un certain éclat, pour arriver à un consensus. On aura un bon sujet de débat. Mais il faudra vraiment que cela soit à partir d'une base de consultation assez large pour que les gens désignés soient des gens ayant une certaine présence dans la vie publique canadienne dans différents domaines, et on pourrait dire qu'en dehors du côté partisan, ce sont des gens d'un certain calibre.

Ce n'est pas impossible. On le voit maintenant un peu ici au Canada, mais surtout au Royaume-Uni, ou lors de la nomination des pairs à la Chambre des lords, on commence de plus en plus à avoir des gens d'une certaine renommée sociale. Mais on reste quand même avec la réalité que même si c'est la prérogative du premier ministre, on ne pourra jamais échapper à la possibilité qu'un premier ministre, vraiment très partisan, arrive à nommer au Sénat, après huit ans — même si ce n'est pas à 100 p. 100, en tout cas à 90 p. 100 — des clones de sa pensée. Et c'est un danger réel.

[Traduction]

Le sénateur Dawson : Monsieur Baier, comment pourrions-nous essayer d'empêcher, dans le processus, ce genre d'abus, à part le fait que cela pourrait prouver l'absurdité du système?

M. Baier : La solution évidente est de faire que les mandats soient plus longs que le mandat moyen d'un premier ministre. Une nomination pour une douzaine d'années serait une solution, du moment qu'aucun premier ministre ne reste au pouvoir aussi longtemps.

Cela s'est déjà fait, dans le sens où M. Chrétien le faisait dans une certaine mesure en nommant des gens à qui il restait moins de huit ans pour occuper leur poste. Il a eu la possibilité de procéder à de nouvelles nominations à ces postes au Sénat, ce qu'il n'aurait pu faire s'il avait nommé des gens âgés de 47 ou 55 ans. C'est donc quelque chose qu'un premier ministre pouvait déjà faire s'il le voulait.

Cela semble être le seul moyen, avec la reconduction du mandat, à part les mesures qu'on prévoit maintenant. Je ne doute pas de la sincérité du premier ministre Harper quand il dit vouloir faire ces choses. Seulement, je ne suis pas sûr que les provinces appuieront ces changements.

M. Heard : Le problème que nous Avon, est un problème de culture politique en ce qui concerne le Sénat. Que ce soit un mandat de huit ans ou une nomination jusqu'à l'âge de 75 ans, nous avons des périodes de vaste déséquilibre dans la représentation au Sénat, comme en ce moment. C'était pareil dans les années 1980 et 1990; le déséquilibre favorisait les uns ou les autres, selon la durée du maintien d'un parti au pouvoir.

La réalité partisane, c'est que les premiers ministres veulent rétablir l'équilibre quand ils se retrouvent en position de sous-représentation. Dans une certaine mesure, on peut les comprendre. Il vaut mieux avoir plus d'équilibre au sein du Sénat, mais comment cela peut-il se faire, et quel genre d'équilibre, c'est la question qui se pose.

À mon avis, cela ne serait possible que si le premier ministre élargissait le processus de consultation, ou chargeait un autre organe de faire des recommandations et, peut-être de proposer une liste dans laquelle le premier ministre pourrait faire des choix.

Le sénateur Dawson : Honorables sénateurs, des sièges sont vacants. Si nous voulions respecter la Constitution, le premier ministre pourrait les combler et nous aurions un meilleur processus auquel nous pourrions tous contribuer. Vous avez été un parti de l'opposition très efficace, mais le fait est que puisque que vous avez déjà entrepris d'équilibrer quelque peu les nominations judiciaires, comme nous allons le constater dans les journaux d'ici quelques jours, peut- être pourriez-vous en faire autant au Sénat.

Le sénateur Comeau : C'est lui, le chien d'attaque du jour?

Le sénateur Dawson : Nous ne sommes pas censés avoir de parti pris; je vous fais mes excuses.

Le sénateur Watt : Il arrive que les questions dont nous traitons soient très intenses et complexes.

Je viens du Nord. Il ne m'a pas été facile, depuis 23 ans, d'essayer de m'acquitter de mes fonctions de sénateur. J'aimerais dire que si cet instrument n'existait pas, peut-être les gens que je représente n'auraient pas la chance d'être représentés. Vous avez dit que quand l'occasion se présente, il faut la saisir. L'occasion ne se présenterait pas.

C'est pour cette raison que j'appuie sincèrement le Sénat. Nous avons fait un excellent travail. Vous le savez, de temps à autre, nous sommes saisis de l'étude d'un projet de loi de la Chambre des communes qui n'est pas nécessairement bien rédigé, ou même une bonne loi. Il nous arrive de devoir faire un vaste nettoyage, au Sénat, pour nous assurer que ce qui est sur le point d'être adopté est fait correctement.

Cela étant dit, j'ai des questions que j'aimerais bien vous poser. La Chambre des communes a tendance à adopter des lois adaptées à tout le monde, la taille universelle, mais parfois, elles ne sont pas adaptées à mon peuple. Cela est attribuable à économie qui est légèrement différente de celle du Sud. Notre culture n'est pas la même. Le tissu social n'est pas le même. Par conséquent, les priorités ne sont pas les mêmes.

C'est pourquoi, personnellement, j'aimerais trouver un moyen d'accroître notre représentation au Sénat, et aussi à la Chambre des communes, mais pour l'instant, cette démarche de réforme ne vise pas la Chambre des communes, même si je pense que tous les sénateurs savent très bien que s'il doit y avoir une véritable réforme, elle doit s'étendre à la Chambre des communes; autrement, il y aurait des contradictions entre les deux chambres.

En tant que peuple autochtone, parfois, nous sommes catégorisés comme un groupe minoritaire dans le pays. Il arrive aussi qu'on considère que nous ne correspondons pas à ce concept de minorité. C'est parce que nous avons été les premiers occupants de ces terres.

Sachant cela, nous avons des droits constitutionnels, qui sont enchâssés dans la Constitution. Je sais que tout n'est pas encore dit, et qu'il reste des choses à mettre en œuvre. Le gouvernement n'a jamais montré de volonté — quel que soit le parti qui le dirige — ou de désir de faire des progrès. Il n'y a pas de volonté politique.

En tant que peuple autochtone, nous devons trouver le moyen de nous intégrer au système, sinon nous en serons exclus. Nous avons été les premiers habitants du pays. Nos ancêtres n'avaient pas prévus ce qui allait advenir de l'instrument qu'ils étaient en train de créer. Ils ont choisi de décider que nous n'existions pas. Peut-être ont-ils réalisé que nous existions, mais nous n'allions pas dans le cadre. C'est pourquoi il nous faut trouver un moyen de créer un mécanisme, dans le système, qui fasse la place au peuple autochtone pour qu'il puisse exprimer ce qu'il a à dire et se faire entendre.

J'aimerais examiner la possibilité d'influer sur les sièges actuellement vacants, non seulement au Sénat, mais aussi à la Chambre des communes. Comme je le disais tout à l'heure, il ne s'agit aujourd'hui que du Sénat. Comment, selon vous, cela pourra-t-il se faire? Est-ce que ce que je dis n'a aucun fondement?

M. Heard : À bien des égards, vos réflexions suivent le même fil que celles du sénateur Hubley, tout à l'heure. Il est question de participation et de représentation des divers peuples du Canada. J'ai trouvé merveilleux, au cours de ma vie, de voir l'évolution de la culture politique du Canada, au plan de la reconnaissance du rôle des Premières Nations et dans nos processus politiques.

Si on veut trouver plus de moyens, et de meilleurs moyens pour que les premiers habitants du pays et leurs descendants puissent participer à notre processus parlementaire, je préférerais trouver des moyens pour que le processus général intègre les Premières Nations, plutôt que de leur réserver des sièges.

Par exemple, s'il devait y avoir deux ou trois sénateurs de chacun des territoires, cela augmenterait la représentation des députés aussi. Ce n'est pas beaucoup plus dans une chambre ou dans l'autre, mais cela augmenterait nettement les chances pour les peuples des Premières Nations d'être présents à la Chambre. De mon point de vue personnel, c'est un message salutaire qu'on est partie intégrante de la population générale.

M. Baier : Le contexte de ce que fait la motion Austin-Murray est exactement celui-là : on s'éloigne d'une notion de Sénat Triple-E. Je pense que nous avons assez entendu de termes négatifs aujourd'hui à son sujet. Si on veut situer les régions plus dans un contexte de XXIe siècle, ce sont les préoccupations qu'il nous faut régler. C'est la première étape.

Cela enclenchera aussi un processus qui exigera beaucoup plus de débat. La motion Austin-Murray ne peut être appliquée seule. Elle ne fera que lancer le débat sur ce genre de questions, et sur toutes les autres qui seront soulevées.

M. Resnick : Je suis d'accord avec le monsieur Heard que d'une certaine façon, il vaut mieux en traiter comme d'une question territoriale plutôt que d'une question de sièges réservés. La Nouvelle-Zélande le fait dans une certaine mesure, mais alors, cela soulève toutes sortes d'autres questions sur la participation des Autochtones sur la scène politique canadienne, et bien d'autres encore enjeux.

Il se pourrait très bien, si nous procédons à une réforme du Sénat et bonne et due forme, qu'on puisse augmenter la représentation actuelle. Si je comprends bien, il y a actuellement trois sièges du Nord. Étant donné l'importance que jouera le Nord, d'après ce qu'on me dit, dans ce tout nouveau monde que crée le changement climatique, ce qui est bien plus significatif encore, c'est qu'il revêt aussi une importance symbolique.

Il se pourrait qu'en augmentant la représentation du Nord au Sénat, en tant qu'autre région importante et très vaste du Canada, bien qu'évidemment très modeste en termes de population, les peuples autochtones auraient plus de voix. C'est quelque chose que je pourrais appuyer.

Le sénateur Watt : J'aimerais qu'on parle de la possibilité présentée de procéder par territoire par opposition à la méthode actuelle ou aux sièges réservés. Si on pense aux anciens Territoires du Nord-Ouest et au Nunavut, je suppose que, dans la mesure où ces peuples restent majoritaires dans le territoire, le genre de formule que vous proposez pourrait être acceptable. Cependant, dès qu'ils deviendraient une minorité au sein de leur propre territoire, ce qui arrivera à très court terme, la représentation n'est plus là. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai parlé des sièges actuels, parce que j'y vois un avantage à long terme, plus grand que ce que vous suggérez.

Permettez-moi d'aller plus loin. Regardez le nord du Labrador, qui se trouve dans la province de Terre-Neuve. Voyez Nunavik, qui est au sein du Québec. Comment proposez-vous de composer avec cela?

M. Heard : C'est là que le processus de nomination pourrait et devrait être appliqué correctement. Le premier ministre a un éventail de sièges pour ces provinces. Il serait censé d'offrir ces sièges à des membres des peuples indigènes. C'est l'un des points forts du Sénat. Il a plus de représentants des populations non territoriales que la Chambre des communes, par des choix délibérés, et si on soulève ainsi la question et on en parle, on peut espérer que les dirigeants politiques seront agir dessus.

[Français]

Le sénateur Chaput : La raison d'être du Sénat est de représenter les diverses régions du Canada et de représenter et protéger les minorités du Canada. La question est de savoir comment mieux représenter ces régions et ces minorités?

En termes de régions, nous nous attardons dans la plupart des cas aux nombres, c'est-à-dire augmenter le nombre de sénateurs ou diminuer le nombre de sénateurs tout en observant le taux de population.

Déjà là, dans mon esprit, nous pensons comme la majorité. Parce que lorsqu'on regarde en termes de nombre, les minorités sont oubliées. Pourquoi sont-elles des minorités? Parce qu'elles n'ont pas les nombres.

Ma question est la suivante : si vous croyez à la raison d'être du Sénat tel qu'il existe présentement, qui est de représenter les régions et les minorités, la réforme pourrait-elle se faire de façon différente à votre avis? Ou est-ce plutôt une remise en question de la raison d'être du Sénat qui devrait être modifiée?

[Traduction]

M. Baier : Nous sommes le caucus de Vancouver aujourd'hui, alors nous pourrions parler du fait que la langue que parlent chez eux 30 p. 100 des habitants des basses terres continentales peut être le Chinois, et leur représentation au Sénat, sur ce plan, est déplorablement faible. Il faudrait tout simplement plus de sénateurs de la Colombie-Britannique pour représenter certaines de ces minorités du Canada. La motion Austin-Murray n'est pas incompatible avec la représentation de certaines de ces minorités.

Cet aspect est frappant pour les habitants de la Colombie-Britannique, il me semble. Si je m'absente pendant un mois et demi, quand je retourne chez-moi, tout de suite, je remarque une vaste proportion de minorités visibles dans la population. Et pourtant, à voir la composition du Sénat, cela ne paraît pas, pas plus qu'à la Chambre des communes.

[Français]

Le sénateur Chaput : Et que penser des communautés de langue officielle? Croyez-vous qu'elles devraient aussi avoir des représentants?

[Traduction]

M. Baier : C'est la même situation si on regarde le Manitoba. La motion donnerait aux Manitobains quelques sièges de plus, ce qui ferait plus de place à cette possibilité.

M. Heard : Je suis d'accord avec tout ce qu'il dit.

Le président : Au nom des membres du comité, je tiens à remercier les professeurs Heard, Baier et Resnick. Nous apprécions beaucoup que vous soyez venus témoigner cet après-midi et que vous ayez pris le temps de préparer vos présentations et de répondre à nos questions. Votre témoignage nous sera d'une grande utilité dans nos délibérations. Nous saurons en tirer partie, puisque le sénateur Angus et moi travaillons déjà à la rédaction d'un rapport. Notre principal rédacteur, M. Jack Stilborn, est déjà à l'œuvre, parce que nous tentons d'achever le rapport dans un délai restreint.

Merci encore, en fin de compte, votre apport à nos travaux aura été précieux.

Sénateurs, nous accueillons maintenant l'honorable Gary Mar, ministre des Relations internationales et intergouvernementales de l'Alberta. J'ai particulièrement plaisir à accueillir le ministre Mar, qui représente une circonscription de ma ville de Calgary. Je connais M. Mar depuis très longtemps, et j'ai pour lui le plus grand respect. Il vient du berceau de la réforme du Sénat.

Avec ces mots de bienvenue, monsieur le ministre, je vous laisse la parole.

L'honorable Gary Mar, ministre des Relations internationales et intergouvernementales, gouvernement de l'Alberta : Merci, monsieur le président et membres du comité. Au nom du gouvernement de l'Alberta, je suis heureux d'avoir cette occasion historique de comparaître devant le comité pour exposer le point de vue de l'Alberta sur la réforme du Sénat. La position de l'Alberta est très claire, et depuis plus d'un quart de siècle, nous appuyons la réforme du Sénat. Au fil de ces années, eu de nombreux comités, rapports et documents ont été consacrés à ce sujet. Quasiment tous sont parvenus à la même conclusion, soit que le Sénat du Canada doit être réformé.

Les Albertains veulent un Sénat Triple E; c'est-à-dire un Sénat élu, avec une représentation égale des provinces et des pouvoirs efficaces pour s'acquitter de son mandat historique, qui est de représenter les intérêts des provinces. Cette position a sa source dans la recommandation du comité spécial de l'Alberta sur la réforme du Sénat. En 1985, tous les partis de l'Assemblée législative de l'Alberta ont approuvé les recommandations du comité. À deux autres reprises, en 1987 et en 2002, l'Assemblée législative a avalisé les recommandations du comité. De nos jours, les Albertains veulent et appuient encore vivement une vaste réforme du Sénat.

En juin 1989, l'Alberta a adopté une mesure importante pour favoriser la réforme du Sénat quand le gouvernement de l'Alberta a proposé la Senatorial Selection Act. Cette loi permet à notre province de procéder à l'élection de candidats au Sénat afin que les Albertains puissent choisir démocratiquement leurs représentants au Sénat. Jusqu'ici, trois de ces élections au Sénat ont eu lieu, soit en 1989, 1998 et, plus récemment, en 2004. En vertu de la loi, ce sont les Albertains qui choisissent des candidats de toute la province, qu'ils soient indépendants ou membres de partis politiques provinciaux enregistrés, qui pourront les représenter au Sénat. La liste des élus est remise au premier ministre dans l'espoir que ces candidats seront invités à combler les sièges devenus vacants de l'Alberta du Sénat.

En 1990, le gouvernement fédéral conservateur du premier ministre Brian Mulroney a nommé le premier candidat au Sénat élu par l'Alberta, Stan Waters. Les gouvernements libéraux fédéraux suivants n'ont nommé personne de la liste de candidats au Sénat. Actuellement, cette liste de l'Alberta comporte quatre noms de candidats au Sénat, tous élus lors des élections tenues le 22 novembre 2004. En dépit du fait que trois sièges de l'Alberta ont été libérés après leur élection, aucun d'eux n'a été nommé au Sénat. Au lieu de cela, les sièges vacants ont été comblés par les candidats non élus le 24 mars 2005.

L'Alberta est convaincue de l'absolue nécessité de réformer le Sénat canadien, et continue d'appuyer une refonte constitutionnelle fondamentale pour créer un Sénat Triple-E qui donne corps aux trois principes de base.

Le premier principe est celui de la représentation au Sénat égale de chaque province. Ce que l'on oublie parfois, ou que l'on ne saisit pas facilement, c'est que dans un régime parlementaire fédéral, les fonctions de représentation du Sénat et de la Chambre des communes sont censées être très différentes. La Chambre des communes, fondée sur une représentation par la population, illustre le principe démocratique. Le Sénat, fondé sur la représentation de chaque région du pays, doit illustrer l'élément fédéral. Ensemble, les deux chambres reflètent la volonté nationale. Cette structure est voulue telle pour assurer une expression appropriée de la démocratie et du fédéralisme.

Certaines compétences nationales, dans la fédération, qui ont de vastes populations auront une majorité de représentants à la Chambre des communes et leurs intérêts seront reflétés en conséquence. En même temps, avec une Chambre haute où chaque compétence est représentée également, on fait en sorte que les intérêts des plus petites compétences ne sont pas laissés pour compte ou éclipsés par ceux de la majorité écrasante. Cette Chambre haute est un rouage essentiel d'une fédération qui tourne bien, particulièrement quand elle est aussi vaste que le Canada, où les priorités, les besoins, les objectifs et les intérêts varient largement entre provinces.

Un grand érudit, K.C. Wheare, a écrit, et je vous en cite une traduction libre :

Les États peuvent être réticents à s'intégrer à une union fédérale à moins d'avoir la garantie de mesures de sauvegarde, dans une chambre de la législature, contre un écrasement par les membres de cette union qui sont plus proches de la populace [...] Une représentation équitable au Sénat donne une espèce d'assurance aux plus petits États que les pouvoirs qui ont été attribués exclusivement au gouvernement fédéral ne seront pas exercés, en règle générale, dans l'intérêt de quelques États seulement. À moins qu'il y règne ce sentiment de sécurité et à moins d'un mécanisme régulateur et de restrictions qu'une telle deuxième chambre suppose, il pourrait être impossible de créer une fédération ou d'assurer son fonctionnement efficace.

La majorité des fédérations du globe ont des chambres hautes avec une représentation équitable pour chacune des sous-compétences nationales. Par exemple, en Australie, chaque État, quelle que soit sa population, est représenté par six sénateurs. La Chambre haute du Mexique est composée de trois sénateurs de chaque État.

À l'époque de la Confédération, Sir John A. Macdonald a reconnu la nécessité de l'équité au Sénat du Canada. Il a dit :

Afin de protéger les intérêts locaux et d'empêcher des jalousies régionales, on a jugé nécessaire que les trois grandes divisions qui composent l'Amérique du Nord britannique soient représentées à la Chambre haute en fonction du principe de l'égalité.

Bien que le concept de l'égalité ait été adopté, son application a malheureusement été imparfaite — un nombre égal de sénateurs a été attribué à chaque région du Canada plutôt qu'à chaque province. Peut-être cette formule était-elle justifiable avant 1867, par le fait que chaque région aurait eu des intérêts similaires nécessitant d'être protégés et représentés.

En 2006, toutefois, cette répartition ne reflète pas le caractère moderne du Canada. Chaque province a évolué à sa manière propre, et a des priorités, des intérêts, des préoccupations et des buts qui lui sont uniques. C'est pourquoi chaque province devrait avoir ses propres représentants au Sénat.

L'idée n'a rien de nouveau. En 1908, déjà, le premier ministre Sir Wilfrid Laurier revendiquait la représentation égale des provinces au Sénat. Son intervention a été résumée ainsi en français :

Il demandait que toutes les provinces soient représentées par un nombre égal de sénateurs, qu'elles soient traitées sur un pied d'égalité au Sénat et que, grandes ou petites, elles puissent se prononcer sur les projets de loi, non pas en fonction de la taille de leur population, mais bien comme entité provinciale.

Si le Sénat veut traduire la véritable volonté nationale, alors le principe d'égalité qui y existe actuellement doit être élargi, de la notion archaïque de régions à la réalité moderne des provinces.

Le deuxième principe fondamental de l'Alberta est que les membres du Sénat du Canada doivent être élus. Il est évident que l'un des principes fondamentaux de la démocratie est que le gouvernement doit rendre des comptes à ses citoyens. Les citoyens devraient avoir la possibilité de choisir leurs représentants et de faire ceux-ci assumer la responsabilité de leurs actes au moyen d'élections libres et régulières. Notre Sénat actuel ne reflète pas ces idéaux démocratiques fondamentaux.

Cette absence de fondement démocratique fait obstacle à la capacité du Sénat de pleinement s'acquitter de son mandat constitutionnel. Il y n'y pas de doute dans mon esprit que les sénateurs de notre Chambre haute aujourd'hui prennent très au sérieux leur rôle de réflexion pesée, mais la nature des attentes modernes est telle que les Canadiens ne jugent pas approprié qu'un organe non élu puisse bloquer, modifier ou juger les objectifs de la Chambre des communes qui elle, est élue. Ceci met nos sénateurs, malgré toute leur bonne volonté, dans ce que je qualifierais de posture très frustrante.

Il est clair que l'absence d'un fondement démocratique actuel du Sénat limite la capacité du Sénat de s'acquitter de la fonction originale de représentation que lui assigne notre Constitution. Pour les Albertains, tout cela plaide en faveur de l'élection des sénateurs par les citoyens.

Les Albertains exigent le droit, élire leurs représentants, y compris leurs sénateurs, et estiment qu'ils devraient le pouvoir. L'Alberta a fait sa part pour trouver une solution en tenant des élections pour nommer des candidats au Sénat, afin que les Albertains puissent choisir ceux qu'ils souhaitent voir les représenter au Sénat. L'Alberta estime que le reste du pays devrait suivre son exemple pour faire en sorte que les sénateurs soient élus par les résidents de la province qu'ils représentent.

L'Alberta estime aussi que les élections du Sénat devraient se tenir dans le cadre d'élections provinciales, et les candidats devraient être indépendants ou membres d'un parti politique enregistré. C'est essentiel pour que le Sénat soit ce pour quoi il a été créé, soit un forum représentant les intérêts provinciaux.

Deux grands enjeux se posent si les élections du Sénat se déroulent dans le cadre de processus électoraux fédéraux. Tout d'abord, les candidats non-indépendants devraient être membres de partis politiques enregistrés à l'échelon fédéral, et y être assujettis, ce qui sape leurs capacités de représenter les intérêts de leur province; deuxièmement, la composition du Sénat risquerait de devenir le simple écho de la Chambre des communes plutôt que d'être un organe élu en toute indépendance, dont la composition et la perspective sont distinctes et différentes. À mon avis, cela serait contraire à l'esprit et à l'objet du Sénat.

Actuellement, les sénateurs restent en poste jusqu'à l'âge de 75 ans. Pour beaucoup, cela revient à une nomination à vie, sans même avoir à faire d'effort pour faire renouveler son mandat, ni avoir à rendre des compte au public. En vertu du système actuel, un sénateur pourrait être en poste jusqu'à 45 ans, sans même avoir à être évalué par les citoyens qu'il représente. Les législateurs de la Chambre haute du Canada devraient se soumettre à une élection à intervalle régulier dans la même mesure où les législateurs des assemblées législatives provinciales et de la Chambre des communes le doivent. L'Alberta estime que les sénateurs devraient être élus pour un mandat fixe et défini.

Enfin, le troisième principe fondamental de l'Alberta, en matière de la réforme du Sénat, c'est que le Sénat doit être un organe efficace. Si le Sénat veut s'acquitter du rôle pour lequel il est créé, il doit posséder et pouvoir exercer les pouvoirs législatifs efficaces. Comme on l'a dit plus tôt, le Sénat a été conçu pour représenter le caractère fédéral du Canada et pour être un organe de réflexion sobre et approfondie.

Il est important de reconnaître, cependant, que l'efficacité du Sénat dans la réalisation de son rôle est largement tributaire de sa légitimité aux yeux du public canadien. Constitutionnellement parlant, il ne fait aucun doute que le Sénat jouit actuellement d'un pouvoir considérable pour assumer un rôle dans le processus de passation des lois. Il peut bloquer à un projet de loi adopté par la Chambre des communes ou y opposer son véto. En pratique, toutefois, le Sénat ne manque quasiment jamais de ratifier les lois dont le saisit la Chambre des communes.

Les sénateurs, je pense, reconnaissent que les Canadiens ne verraient pas d'un bon œil qu'une chambre non élue fasse obstacle à la volonté d'une chambre élue. Un Sénat élu aurait la légitimité voulue pour jouer un rôle efficace et concret dans le processus parlementaire.

Pour terminer, conformément à la position que défend depuis longtemps l'Alberta à l'égard de la réforme du Sénat, l'Alberta assume les positions qui suivent relativement aux questions qu'examine ce Comité sénatorial spécial sur la réforme du Sénat.

L'Alberta peut appuyer l'objectif du projet de loi S-4 de limiter le mandat des sénateurs à seulement huit ans.

Comme on l'a dit plus tôt, l'Alberta estime que le mandat des sénateurs, à l'instar des députés, devrait être de durée limitée pour assurer leur imputabilité à l'égard des Canadiens.

Cependant, l'Alberta estime que le projet de loi ne devrait être qu'un pas dans le sens d'une réforme plus approfondie de la manière dont les sénateurs sont choisis.

Des sénateurs nommés unilatéralement par le premier ministre tous les huit ans ne seraient pas plus démocratiques que ceux qui sont en poste jusqu'à l'âge de 75 ans.

L'imposition d'un mandat plus court, bien que le concept soit valable, ne règle pas la question de la composition et de la structure fondamentalement antidémocratiques du Sénat.

L'Alberta n'appuie pas la motion des sénateurs Murray et Austin. Bien que cette motion augmenterait la représentation de l'Alberta au Sénat, à mon avis, elle ne ferait que perpétuer l'iniquité de la composition du Sénat.

L'Alberta estime que, puisque l'objectif de la Chambre est de représenter les intérêts des provinces, chaque province devrait être représentée également au Sénat.

Le Canada n'est pas une fédération de régions; c'est une fédération de provinces. De plus, la distinction archaïque des divisions du Sénat, qui suit des frontières régionales arbitrairement tracées ne reflète plus les réalités de notre pays moderne.

Chaque province de notre fédération a évolué et crû de sa façon bien à elle, et chacune a ses propres priorités, ses propres objectifs, intérêts et défis. C'est pourquoi chaque province a besoin d'être également représentée au Sénat.

En vertu de la motion Murray-Austin, les divisions régionales seraient maintenues et les provinces qui sont plus peuplées continueraient de dominer le Sénat, qui ne serait encore que l'écho de la Chambre des communes.

Honorables sénateurs, je vous remercie de m'avoir donné cette occasion d'expliquer la position de l'Alberta relativement à la réforme du Sénat. Comme je l'ai dit, le point de vue de l'Alberta n'a quasiment pas changé depuis un quart de siècle. Les Albertains appuient vigoureusement la réforme du Sénat, pour que notre Chambre haute soit composée d'un effectif équitablement représenté, élu et efficace.

Le sénateur Fraser : Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue. Je vous ai écouté et j'ai feuilleté votre mémoire, et je ne pense pas que vous ayez parlé d'une question qui a été soulevée à maintes reprises lors de nos audiences, à savoir si les mandats des sénateurs, en vertu du projet de loi S-4, devraient être reconduisibles. Avez-vous un avis sur le sujet?

M. Mar : Les mandats des sénateurs devraient être renouvelables.

Le sénateur Fraser : Même avec un système de nominations?

M. Mar : Il est évident que nous préférons la formule électorale, mais leur mandat pourrait être renouvelé s'ils ne sont pas élus.

Le sénateur Fraser : Il m'apparaît toujours que chaque aspect de la formule triple-E est lié à chacune des autres parties, du point de vue de ceux qui l'appuient, et qu'il pourrait être difficile de créer une formule hétéroclite, particulièrement si on part d'une chambre élue, étant donné la répartition actuelle des sièges une fois que les sénateurs auront été élus. Se pourrait-il qu'il soit même plus difficile d'assurer l'équité, puisqu'ils jouiraient tous de légitimité politique en vertu de l'ancien système?

Pensez-vous qu'il serait souhaitable ou même possible d'instaurer la formule triple-E par étapes, ou estimez-vous qu'elle doit véritablement être appliquée globalement? Je ne vous ai même pas encore demandé de parler de la question des pouvoirs de ce Sénat, mais évidemment, ce serait assujetti à la règle des 30, qui est efficace.

M. Mar : Oui. La position de l'Alberta reflète celle du premier ministre. Je pense qu'il a parlé devant ce comité de procéder étape par étape. Selon nous, il y a moyen de procéder par étape. C'est une perspective que nous exposons au gouvernement fédéral depuis au moins huit ou 10 ans. Toutefois, il vaudrait mieux mettre en vigueur d'un coup les trois aspects du Sénat élu, efficace et égal, mais nous pensons que cela peut aussi se faire par étape. Nous voudrions au moins voir qu'il y a un certain mouvement dans cette voie.

Le sénateur Fraser : Vous êtes-vous entretenu avec vos homologues d'autres provinces, pour voir s'il règne dans le pays un intérêt pour l'enclenchement de consultations constitutionnelles plus vastes, si je puis dire?

M. Mar : Nous avons dialogué avec les autres provinces. Je ne prétendrai pas m'exprimer en leur nom. Cependant, je peux dire qu'elles montrent un certain intérêt pour le sujet. Celles qui seraient les plus intéressées seraient celles qui comparaîtraient, en fait, devant ce comité. Je pense que le Québec aura beaucoup à dire sur le sujet. L'Ontario aussi. Je ne prétendrai pas tenter d'expliquer ce que je saisis de leurs positions respectives. Cependant, c'est une question dont les Canadiens de tout le pays sont prêts à débattre. C'est ce que je pense.

Le Sénateur Angus : Monsieur le ministre, merci d'être venu, et nous vous souhaitons la bienvenue devant ce Sénat nommé, efficace et inégal. Je suis heureux de vous voir. J'ai été fasciné d'entendre la version « pure laine » du Sénat Triple-E, que vous nous avez présentée avec toute la franchise et la candeur dont vous savez faire preuve. Cela nous aide à comprendre une expression galvaudée dans les médias et ailleurs.

Tout d'abord, si nous parlions d'aspects particuliers du projet de loi S-4, dois-je comprendre que l'Alberta conviendrait que le projet de loi, tel qu'il est libellé, relève de la compétence législative du Parlement du Canada?

M. Mar : Je ne sais pas si je suis habilité, ici, à donner un avis juridique sur cette question. Cependant, nous avons demandé à notre ministre de la Justice de préparer un document d'opinion à votre intention. L'opinion que je vous ai exposée est que ce projet de loi relève de la compétence de l'assemblée législative.

Le sénateur Angus : En vertu de l'article 44 de la Loi constitutionnelle de 1982?

M. Mar : Oui, sénateur.

Le sénateur Angus : Je n'ai jamais eu, en tant que ministre, que ce soit à l'échelon fédéral ou provincial, à composer avec les affaires intergouvernementales, mais l'objet fondamental de notre système, au Canada, doit être de nous efforcer de tous nous entendre et de faire face à ces enjeux difficiles. Étant donné le point de vue, comme vous le dites vous-même, ferme et de longue date des vôtres, en Alberta, sur la question du Sénat triple-E, tel que vous l'avez décrit et caractérisé, et sachant ce que vous savez en votre qualité de ministre des Affaires internationales et intergouvernementales, savez-vous ce que vos collègues ministres de neuf autres provinces diraient sur la question, ou en avez-vous une idée?

M. Mar : Oui, sénateur, j'en ai une idée. Cependant, je le répète, je ne prétendrai pas m'exprimer en leur nom.

Les points de vue sont largement diversifiés. Si je peux faire une analogie, ce n'est pas très différent d'une formule de péréquation. Tout le monde s'entend sur le fait qu'il faut trouver une solution; on ne s'entend pas nécessairement sur la solution elle-même. Le Sénat a suscité des réactions similaires des provinces. Il est largement reconnu qu'une réforme du Sénat s'impose. Par contre, les opinions sont peut-être beaucoup plus diversifiées sur la manière dont il devrait l'être.

Permettez-moi de situer cela dans un contexte même plus vaste que seulement le contexte canadien. Vous auriez du mal à trouver un État fédéral solide, n'importe où ailleurs dans le monde, dont la Chambre haute ne ressemble pas plus à un Sénat Triple-E que ce que nous avons aujourd'hui. D'autres gouvernements ont déployé de vains efforts pour réformer leur Chambre haute. Même la Chambre des lords de la Grande-Bretagne est en voie de changement. Dans ce contexte plus vaste, je dirais que bien que nous parlions depuis de nombreuses années de réforme du Sénat dans ce pays, quand tout a été dit et fait, on avait plus parlé qu'agi.

Le sénateur Angus : J'ai été déprimé par ce qu'a dit un témoin, l'autre jour — en fait, c'était le premier ministre du Canada. Quand on lui a demandé ce qu'il pensait de procéder à une réforme globale de l'ordre de celle que prône votre province, il a répondu que le seul moyen d'avoir un consensus entre les provinces serait de leur proposer l'abolition totale. Cela m'a vraiment déprimé. Est-ce que vous êtes de cet avis, sachant ce que vous savez en ce moment?

M. Mar : Je ne connais qu'une province qui serait favorable à l'abolition. Cependant, encore une fois, si on regarde les choses dans le contexte mondial, je ne peux pas trouver un seul État fédéral, ailleurs dans le monde, qui n'ait pas une Chambre haute qui représente le principe fédéral.

Le sénateur Angus : Nous en venons au point où on dirait que de l'avis général, si nous adoptions la voie progressive, il nous faudrait apporter des changements plus profond que ceux qu'entend le projet de loi S-4 et, de fait, qu'entendent les sénateurs Austin et Murray dans la reconfiguration qu'ils proposent, si je puis dire, ou la refonte de la représentation. Étant donné votre position qui est en fait tout à fait extrême et que ne partagent beaucoup d'autres grandes provinces, je me demande s'il y a une marge de manœuvre dans la position de l'Alberta. Si nous en arrivions au point d'une réforme exhaustive, est-ce qu'il y aurait du jeu? Par exemple, prenons l'aspect de l'équité du Sénat triple-E. Ce serait un nombre égal de sénateurs de chaque province. Il a été écrit et dit, et des experts nous ont expliqué que cela changerait radicalement le caractère de cette Chambre haute du Canada, qui deviendrait plus comme celles d'autres pays qu'on a nommés. Nous autres, au Canada, nous avons notre propre façon de faire. Nous avons eu nos raisons de la créer telle que nous l'avons fait au départ. Est-ce que vous, en Alberta, seriez prêts à accepter un compromis? Verriez-vous avec optimisme la possibilité que nous atteignions un consensus qui pourrait ne pas être exactement ce que vous venez de nous exposer comme étant votre position, qui ne serait pas l'abolition?

M. Mar : La réponse, c'est oui. L'Alberta serait prête au compromis, mais il nous faudrait voir l'orientation que prennent les choses pour parvenir fermement à cette conclusion. Je voudrais rappeler aux honorables sénateurs qu'à d'autres occasions auparavant, quand on a parlé de réformer le Sénat, nous y sommes presque parvenus, et toutes les provinces avaient accepté des compromis. Cette situation, si les circonstances s'y prêtent, pourrait se reproduire à un moment donné de l'avenir.

Le sénateur Murray : Je suis heureux de vous voir ici, monsieur le ministre. Je vous souhaite la bienvenue.

Vous avez pris une position très ferme, aujourd'hui, contre les élections sénatoriales nationales, et en faveur de processus électoraux provinciaux. vous nous avez exposé vos raisons, qu'il me semble tout le monde comprend, et que je ne répéterai pas. Lorsque le premier ministre était ici l'autre jour, il a exposé un point de vue tout aussi ferme contre les processus électoraux provinciaux et en faveur du processus national. Je n'ai pas ici son témoignage, mais vous pouvez me croire, c'est ce qu'il a dit — un processus national pour l'élection des sénateurs plutôt que province par province.

À quel point y tenez-vous vraiment? Je suis sûr que si le gouvernement du Canada et les autres provinces vous offraient d'avoir un Sénat triple-E, vous n'ergoteriez pas sur le mode de tenue des élections, non?

M. Mar : Je reviens aux raisons que j'ai indiquées au début, concernant la supériorité du processus électoral provincial, c'est parce que, je le répète, nous croyons que la mission du Sénat est de représenter les intérêts des provinces et pas simplement se faire l'écho de la Chambre des communes. C'est la raison pour laquelle nous pensons qu'un processus électoral provincial est supérieur à un processus électoral national.

Il peut y avoir des raisons pragmatiques, mentionnées par le premier ministre dans son intervention, selon lesquelles un processus électoral national serait supérieur. Toutefois, compte tenu de ce que doit être la mission du Sénat, nous continuons à penser qu'un processus électoral provincial serait préférable.

Le sénateur Murray : Je suppose qu'il y a des raisons politiques, au sens large du terme, et constitutionnelles pour lesquelles — surtout avec le genre d'élections consultatives dont il parle — il préférerait un processus national.

En réponse à ce qu'a dit tout à l'heure le sénateur Fraser concernant la possibilité d'une instauration progressive du Sénat selon la proposition « des trois e », vous avez dit être d'accord avec le premier ministre quand il propose de procéder par étapes. D'après vous, est-ce que l'étape actuelle constitue une étape vers un Sénat selon la proposition « des trois e »?

M. Mar : Je n'en sais pas plus sur les intentions du premier ministre ou du gouvernement à ce sujet.

Nous pouvons dire que nous sommes d'accord avec certaines parties du projet de loi S-4 et nous les appuyons dans la mesure où elles mènent, même progressivement, au modèle exemplaire, c'est-à-dire à un Sénat selon la proposition « des trois e ».

Le sénateur Murray : L'ancien Parti réformiste, auquel adhéraient M. Harper et beaucoup de ses collègues actuels, soutenait fermement le Sénat selon la proposition « des trois e ». Pensez-vous qu'ils ont renoncé à cet engagement ou non?

M. Mar : Je lis les mêmes journaux que vous, sénateur. Je n'ai pas d'informations privilégiées.

Le sénateur Murray : Quelle est la position de l'Alberta sur la formule d'amendement qui sera nécessaire pour instaurer un Sénat selon la proposition « des trois e »? Serait-ce sept/50 ou plus?

M. Mar : En toute franchise, sénateur, je n'ai pas pensé à ce genre de questions, aux questions que le sénateur Fraser a soulevées concernant les pouvoirs du Sénat. Il y a encore de grandes questions qui pourraient faire l'objet d'un long débat au cours de ce processus. Nous ne soutenons pas une formule d'amendement particulière.

Le sénateur Murray : Au sujet de l'abolition, avez-vous songé, en tant que proposition politique, qu'il serait plus facile d'établir le Sénat que vous voulez si vous abolissiez le Sénat actuel et recommenciez à zéro?

M. Mar : Je n'ai jamais envisagé cette possibilité.

Le sénateur Comeau : Merci, monsieur le ministre, d'être venu aujourd'hui. Nous vous en sommes reconnaissants. Je crois que vous présentez le premier point de vue provincial sur la proposition actuelle que le comité examine.

Comme vous le savez, notre mandat à ce stade est d'examiner l'objet du projet de loi S-4, c'est-à-dire la question du mandat. La motion Murray-Austin visant une différente représentation des provinces de l'Ouest est aussi devant nous.

Votre proposition d'un Sénat selon la proposition « des trois e » m'intéresse même si elle ne fait pas partie de ce que nous examinons. Avez-vous déjà proposé un nombre pour le Sénat selon la proposition « des trois e » — cinq sénateurs, 2, 15? Est-ce qu'un nombre a été proposé?

M. Mar : Il y a eu plusieurs suggestions. Le nombre de six par province est peut-être le nombre qui semble être le mieux accepté dans notre province et dans quelques autres avec lesquelles nous avons eu des discussions.

Le sénateur Comeau : Ce nombre est tout à fait logique. Le Sénat serait un peu plus petit qu'il ne l'est actuellement.

Vous avez dit que le nouveau Sénat représente le principe fédéral. Je ne suis pas sûr de bien comprendre. Je ne connais pas très bien certaines de ces nouvelles expressions.

S'agit-il du principe fédéral selon lequel la Chambre représenterait seulement les intérêts provinciaux plutôt que ce qu'elle prétend être aujourd'hui, c'est-à-dire une chambre qui procède à un second examen objectif, une chambre qui représente les minorités, une chambre qui examine les questions fédérales du point de vue des gouvernements fédéral et régionaux plutôt que seulement les questions provinciales?

M. Mar : Le principe fédéral signifie que notre fédération est constituée de provinces, pas de régions, et que chacune de ces provinces doit être représentée également afin d'éviter qu'une province soit dominée par la majorité que détiennent les provinces plus peuplées à la Chambre des communes.

Le sénateur Fraser et moi parlions des raisons pour lesquelles l'Alberta est devenu un si ardent défenseur du Sénat selon la proposition « des trois e » il y a près de 25 ans. Je crois que c'est le programme énergétique national qui est à l'origine de cette position. Cela aurait été l'exemple d'une question qui aurait été traitée différemment si elle avait été présentée à un Sénat selon la proposition « des trois e » jouant le rôle d'une chambre qui procède à un second examen objectif.

Nous savons que dans des pays comme l'Australie, où les sénateurs sont élus — six pour chaque État de l'Australie — le fait que la Chambre haute peut renverser les décisions soulève quelquefois des contestations. Ils ont fait tomber des gouvernements dans ce pays. Il y a des façons de régler ce genre de questions afin d'éviter ce résultat, mais nous croyons que le principe fédéral a été dès le début pris en compte dans notre Constitution.

Le sénateur Comeau : Dans votre déclaration, vous avez mentionné que les élections des sénateurs feraient partie des processus électoraux provinciaux, les candidats se présenteraient comme des candidats indépendants ou au nom de partis politiques enregistrés dans les provinces. Ainsi, l'une des deux questions essentielles que vous soulevez, c'est que dans le cadre du processus fédéral, les candidats non indépendants seraient assujettis aux partis politiques enregistrés auprès du gouvernement fédéral et cela nuirait à leur capacité de représenter les intérêts de leur province.

Je suppose que la prochaine proposition du premier ministre sera un processus consultatif plutôt qu'un processus reconnu par la Constitution après une modification constitutionnelle. Je suppose donc que la raison du choix d'un processus électoral fédéral consultatif, c'est qu'il est consultatif. Est-ce aussi votre avis? C'est ce que vous dites après une modification constitutionnelle? Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

M. Mar : Je ne suis pas sûr de bien comprendre, sénateur.

Le sénateur Comeau : Vous suggérez qu'une fois que tout est dit et fait, que les élections soient faites dans le cadre des compétences provinciales, mais après l'acceptation d'un processus constitutionnel; n'est-ce pas?

M. Mar : Oui, c'est exact.

Le sénateur Comeau : Si dans les deux ou trois prochains mois, le premier ministre présentait un processus qui serait fait conformément à la loi fédérale, changeriez-vous d'avis?

M. Mar : Oui, nous changerions d'avis.

Le sénateur Comeau : Finalement, vous avez dit il y a quelques minutes qu'en Australie vous avez vu des processus qui permettaient au Sénat de bloquer certains projets de loi. Vous avez soulevé un bon point concernant le Programme énergétique national des années 80. Un Sénat selon la proposition « des trois e » ne l'aurait certainement pas jugé valable. Ce programme aurait été étouffé dans l'œuf.

Cependant, avec un Sénat élu conformément aux modalités d'un Sénat selon la proposition « des trois e », est-ce que l'idée que nous avons d'un système de gouvernement qui a la confiance de la Chambre des communes poserait problème?

M. Mar : L'une des façons d'éviter cela serait que les questions qui seraient présentées au Sénat pourraient être considérées comme n'étant pas des questions de confiance. Ainsi, on éviterait le genre de situation qu'on a vues en Australie où à cause d'un budget le gouvernement s'est trouvé dans une situation de non-confiance parce que la Chambre haute a rejeté le budget déposé à la Chambre des communes.

Le sénateur Harb : Ce qui m'intéresse, c'est l'efficacité. Il est évident que si l'on voulait donner au Sénat les pouvoirs qu'il devrait avoir, il faudrait alors lui donner un certain nombre de choses, l'une étant la capacité à bloquer les projets de loi. Une autre serait de se prononcer sur des motions de confiance contre le gouvernement. Si la Chambre des communes est saisie d'un projet de loi des finances et qu'elle vote contre le gouvernement, le gouvernement tombera.

Avez-vous pensé à une situation dans laquelle, par exemple, la Chambre des communes voterait pour le gouvernement au sujet d'un poste budgétaire, il est présenté à un Sénat élu qui le rejette? Que se passerait-il? Est-ce que le gouvernement tombera ou tergiversera?

M. Mar : Il pourrait y avoir un veto qui aurait un effet de suspension, et la question sera présentée de nouveau à la Chambre des communes pour un nouvel examen après une période de suspension de 30 à 45 jours par exemple. Elle ne sera pas présentée comme une motion de confiance à la Chambre haute qui pourrait exercer son pouvoir de suspension de la motion.

Le sénateur Harb : Dans votre théorie, ce serait la Chambre des communes qui aurait la suprématie; est-ce exact?

M. Mar : C'est exact.

Le sénateur Harb : Le pouvoir que nous donnons à ce Sénat élu devra provenir de quelque part. Si vous voulez qu'il soit efficace, il faut lui donner la possibilité de non seulement présenter une mesure législative, se prononcer sur des motions de confiance, mais aussi d'être efficace, il faut donc lui donner des pouvoirs. À votre avis, est-ce que ces pouvoirs proviendraient des provinces, c'est-à-dire qu'il faut retirer des pouvoirs aux premiers ministres et aux législateurs provinciaux? Devraient-ils provenir de la Chambre des communes? Si vous voulez donner des pouvoirs à quelqu'un, il faut bien les prendre de quelque part. De laquelle de ces deux sources proviendraient les pouvoirs?

M. Mar : L'acte constitutif qui crée en premier lieu le Sénat, comporte déjà beaucoup de pouvoirs. Le Sénat a le pouvoir d'initier des projets de loi autres que des projets de loi des finances. Il a le pouvoir d'opposer son veto et cetera, il n'est donc pas question de créer forcément plus de pouvoirs pour le Sénat, mais de donner une nouvelle impulsion aux pouvoirs qu'il détient déjà.

Le sénateur Harb : Si l'on examine la structure des pouvoirs aux États-Unis dont le système est bien sûr très différent du nôtre, on voit que d'une certaine manière, les gouverneurs ont un rôle moins important que les sénateurs du même État. Le citoyen se demande pourquoi il devrait se rendre chez le gouverneur et le législateur de l'État s'il peut directement aller voir le sénateur pour présenter un problème ou proposer un changement.

Quelle serait, selon vous, la réaction des provinces si cette situation se présentait au Canada?

M. Mar : Je ne suis pas spécialiste des lois constitutionnelles des États-Unis ni du Canada, mais je sais que l'équilibre des pouvoirs au Canada est tout le contraire de celui aux États-Unis.

Au Canada, les provinces dépensent environ 63 p. 100 de l'ensemble des dépenses publiques et le gouvernement fédéral dépense le reste. Aux États-Unis, c'est tout le contraire, le gouvernement fédéral dépense environ deux tiers des dépenses publiques et les États n'en dépensent qu'un tiers.

Le résultat, c'est que chaque fois qu'il y a des lacunes dans un domaine particulier de la juridiction et chaque fois qu'il y a une question de suprématie, aux États-Unis, c'est presque toujours résolu en faveur du gouvernement fédéral au lieu du gouvernement de l'État. Au Canada, la tendance est un peu plus en faveur des provinces.

Les origines des histoires constitutionnelles des deux pays sont très différentes, donc je ne pense pas que l'on puisse voir le même genre de combat au Canada que celui que l'on voit quelquefois aux États-Unis en ce qui concerne les pouvoirs des États comparativement à ceux du gouvernement fédéral.

Le sénateur Tkachuk : Je sais que lors de la dernière campagne électorale, chaque fois que le premier ministre a parlé de réforme démocratique, qui était la première des cinq initiatives, et qu'il parlait de la réforme du Sénat et de l'imputabilité, les deux questions présentées devant le Sénat aujourd'hui, les gens applaudissaient le plus. En dépit de ce qu'ont dit certains témoins tout à l'heure, la réforme du Sénat a fait l'objet de nombreuses discussions au cours de la campagne électorale.

Il y a eu quelques discussions sur le Sénat selon la proposition « des trois e » en tant que réforme introduite par le gouvernement fédéral, mais à Charlottetown l'élection de six sénateurs par province a obtenu un consensus très majoritaire. Comme le sénateur Murray me le rappelait, il y avait une disposition dérogatoire, mais tous les partis politiques se sont tout de même ralliés à l'idée de la réforme du Sénat, y compris le Parti libéral, le Parti conservateur à l'époque et les premiers ministres libéraux des provinces, si je me souviens bien seul le Parti réformiste y était opposé.

Le sénateur Murray : C'était M. Manning sur les conseils de M. Harper.

Le sénateur Tkachuk : De toute façon, nous avons beaucoup de points en commun au fur et à mesure que nous discutons de la question de la réforme du Sénat.

Lorsque vous parlez des élections provinciales, comment trouver dans votre formule des normes communes pour chaque région ou pour chaque province? Autrement dit, si une province choisit de recommander des sénateurs du corps législatif, serez-vous d'accord avec cette manière d'opérer?

M. Mar : Non. Ce qu'on envisagerait, ce serait une élection au niveau de la province, dans chaque province. Bien sûr, il serait possible d'établir des normes pour les compétences des candidats de toutes les provinces du pays.

Par conséquent, il peut y avoir une standardisation du processus. Cela ne voudrait pas dire que la nomination d'un membre de l'assemblée législative suffirait bien qu'une province est faite une telle proposition. Je ne veux toujours pas parler en son nom, mais des discussions initiées par d'autres provinces ont eu lieu à ce sujet, ce n'est cependant pas la position de l'Alberta.

Le sénateur Tkachuk : En suivant votre raisonnement, soit que la fédération est une fédération de provinces et que vous souhaitez que chaque province tienne ses propres élections, chaque province voudra bien sûr ensuite décider la façon de mener ces élections. Par conséquent, si une province déclare qu'elle accepte le principe que cela représente les provinces, mais si par exemple, la législature de la province de Québec déclare que non, elle veut choisir ses sénateurs par un vote à l'assemblée législative, cela ne serait-il pas logique?

M. Mar : Je suppose que c'est quelque chose qui pourrait faire l'objet de discussions entre les provinces en collaboration avec le gouvernement fédéral pendant que nous essayons de faire avancer la proposition globale qui, encore une fois, est à notre avis l'objectif final, c'est-à-dire un Sénat selon la proposition « des trois e ». L'Alberta est certainement prête à discuter avec d'autres provinces et avec le gouvernement fédéral pour déterminer le type d'élections provinciales qui satisferait toutes les provinces.

Le sénateur Tkachuk : Pensez-vous que les sénateurs devaient être choisis selon un système uninominal majoritaire à un tour ou selon une autre méthode électorale de sélection des sénateurs? Par exemple, si six sénateurs devaient être élus en Alberta, seraient-ils divisés par le nombre de votes recueillis pour chaque parti politique ou pour chaque sénateur ou bien y aurait-il des circonscriptions électorales? Supposons qu'il y en ait dix dans la province de l'Alberta?

M. Mar : En vertu de notre Senatorial Selection Act, on a simplement pris les quatre candidats qui ont recueilli le plus grand nombre de voix, voilà comment on a procédé en Alberta.

Il y a eu d'autres propositions sur une forme quelconque de représentation pour s'assurer que les peuples autochtones, les femmes, d'autres groupes minoritaires et, peut-être, les personnes handicapées, au Canada sont représentés. Nous ne prenons pas position sur cette question sauf pour dire que toutes ces questions peuvent être discutées au cours du processus.

Le sénateur Tkachuk : Vous aimeriez voir un Sénat Triple-E, mais en bout de ligne, vous êtes ouverts aux différences d'opinion et à un consensus d'opinion dans l'ensemble du pays.

M. Mar : Nous allons chercher un consensus solide. Comme vous l'avez souligné à juste titre, il y a un précédent où nous sommes arrivés assez près auparavant. J'y ai fait allusion dans ma réponse au sénateur Angus. Nous espérons que dans l'avenir, nous retrouverons les conditions où les provinces et les premiers ministres arriveront à une croisée des chemins et où ils pourraient être en mesure de faire des compromis sur un certain nombre de points différents, parce qu'il ne s'agit pas seulement du Sénat Triple-E; il y a de nombreuses questions qui nécessitent un compromis. L'Alberta accepte certainement de discuter.

Le sénateur Hubley : Ma question est dans la même veine, en ce sens que l'actuel Sénat a effectivement la capacité, et c'est ce qu'il fait, de représenter toutes les régions au Canada, surtout les minorités, les Première nations, et cetera. Le premier ministre a maintenant la possibilité de choisir des personnes pour siéger au Sénat qui ont les compétences et l'expertise dans des domaines qu'il juge nécessaires pour lui permettre d'équilibrer notre système parlementaire. Dans l'éventualité d'un Sénat Triple-E, est-ce que la possibilité qu'il a de faire cela sera diminuée ou limitée?

Dans un Sénat élu par les provinces, voyez-vous une façon qui pourrait permettre de s'assurer que tant les régions que les minorités ont une chance égale d'être considérées dans les nominations au Sénat?

M. Mar : Nous n'avons pas vu de formule qui donne à entendre qu'il y aura jamais une entente sur ce que devrait être la composition du Sénat pour ce qui est de la représentation des divers groupes. Il est certain que le premier ministre perdrait sa prérogative de combler ce qu'il perçoit comme des déficits politiques par des nominations au Sénat.

Le sénateur Hubley : Est-ce que le gouvernement de l'Alberta désignerait des sièges pour, disons, les régions et les minorités que vous identifieriez comme un organisme provincial?

M. Mar : Je n'ai pas encore réfléchi à la question.

Le sénateur Watt : Si je comprends votre exposé, les sénateurs élus de l'Alberta viendront à Ottawa.

M. Mar : C'est exact.

Le sénateur Watt : Ils deviendront des sénateurs.

M. Mar : C'est exact.

Le sénateur Watt : Je pense aux activités quotidiennes des sénateurs individuels, à la façon dont nous nous conduisons au Sénat dans nos relations avec l'autre endroit, la Chambre des communes. Si les nouveaux sénateurs sont élus par la province, ils sont dans un sens nommés par le gouvernement provincial.

M. Mar : Non, ils sont élus par la population de la province de l'Alberta. Ils ne sont pas nommés par le gouvernement de l'Alberta.

Le sénateur Watt : N'avez-vous pas dit que le premier ministre devra renoncer à certaines de ses responsabilités si ce projet devait être adopté?

M. Mar : C'est exact. Le premier ministre n'aurait plus la capacité de nommer les membres du Sénat. Au lieu de cela, ces derniers seraient élus par la population de la province de l'Alberta pour servir à titre de sénateurs de l'Alberta à la Chambre haute à Ottawa.

Le sénateur Watt : En un sens, le Sénat, en tant qu'institution, deviendrait un terrain de football entre les gouvernements fédéral et provinciaux. S'ils avaient un désaccord sur un point donné, ils pourraient régler l'affaire à la Chambre haute. N'est-ce pas ce que vous essayez de faire, amener les préoccupations provinciales dans le système central de manière à avoir la capacité de défaire les politiciens fédéraux?

M. Mar : Non. C'est un appui au principe fédéral que les intérêts provinciaux devraient être représentés dans la Chambre haute dans une démocratie parlementaire fédérale. Cela est conforme avec le modèle d'autres parlements fédéraux partout dans le monde.

Le sénateur Watt : Comment cela fonctionne-t-il? Supposons que nous avons un gouvernement provincial conservateur et un gouvernement fédéral libéral; qu'arrive-t-il de la question partisane? Est-ce que cela disparaîtrait au Sénat? On ne nous considérait plus comme étant partisans?

M. Mar : Je ne suis pas certain de comprendre votre question, sénateur.

Le sénateur Watt : Vous parlez d'élire les nouveaux sénateurs dans les provinces, qu'ils soient élus par la population, mais dans un sens, ces sénateurs sont des représentants de votre gouvernement provincial.

M. Mar : Ce ne sont pas des représentants de notre gouvernement provincial mais de notre population provinciale.

Le sénateur Watt : Ils sont élus en fonction de ce que le gouvernement provincial aimerait qu'ils fassent lorsqu'ils deviennent sénateurs.

M. Mar : Non, c'est en fonction de ce que les gens qui les ont élus veulent qu'ils fassent.

Le sénateur Chaput : Monsieur le ministre, nous sommes d'accord pour dire que le Sénat a été conçu pour représenter le caractère fédéral du Canada. J'aimerais ajouter qu'au Canada, il y a deux langues officielles, l'anglais et le français, lesquelles ont une valeur égale et des droits égaux. Si nous sommes tous les deux d'accord avec ces deux principes, est-ce que le gouvernement de l'Alberta serait d'accord pour envisager la création d'un processus permettant aux minorités de langues officielles d'élire leurs propres sénateurs?

M. Mar : Nous n'avons pas envisagé cela du tout.

Le sénateur Chaput : Vous n'y avez même pas pensé?

M. Mar : Non.

Le président : La plupart des questions sur lesquelles nous voulions vous entendre ont été traitées, monsieur le ministre, mais peut-être que je peux pousser plus loin une question soulevée par le sénateur Tkachuk, à savoir, le mode d'élection, pour traiter de cette question séparément, en supposant que nous en arrivions là, et selon le premier ministre, nous y arriverons. En Alberta, les élections pour choisir les sénateurs ont débuté en 1989, la première fois en même temps que les élections municipales et la dernière fois, en même temps qu'une élection provinciale. J'ai oublié quelles étaient les règles dans le cas des deux types d'élection concernant l'affiliation à un parti politique. Je pense que dans le premier cas, l'affiliation était fédérale et dans les autres, provinciale. Je n'en suis pas certain. De toute manière, elles ont eu lieu simplement sur la base d'un vote pour un ou les deux candidats à l'élection.

Ma question porte sur la prise en considération par le gouvernement de l'Alberta de la représentation proportionnelle comme méthode d'élection au Sénat, la formule la plus souvent avancée étant le mode de scrutin à vote unique transférable pourvu que ce soit du même genre que celui du Sénat australien, ouvert et non strictement fondé sur une liste des candidats de parti.

Est-ce quelque chose que le gouvernement de l'Alberta a envisagé? La véritable question est la suivante : êtes-vous en mesure de nous dire si une telle formule serait appuyée?

M. Mar : Je ne peux vous donner de réponse au nom du gouvernement provincial.

Le président : C'est un peu plus complexe que le système utilisé dans les processus de sélection dont j'ai parlé. Cela peut avoir été un facteur pris en considération, je l'ignore.

Le sénateur Fraser : Monsieur le ministre Mar, mon intérêt a été piqué encore davantage lorsque que vous avez rappelé notre discussion, juste avant la présente réunion, sur la politique énergétique nationale. Je n'étais pas ici à l'époque, mais je ne suis pas aussi confiante que vous que dans un Sénat Triple-E, la politique énergétique nationale n'aurait pas été adoptée, si on garde à l'esprit que dans un tel Sénat les provinces consommatrices de pétrole auraient été beaucoup plus nombreuses que les provinces productrices.

Cela m'amène à poser une question plus générale. C'est un fait bien connu que lorsque les gens en provenance des différentes régions du pays arrivent à Ottawa, leur conception du pays change. Votre position dépend de l'endroit où vous siégez. Cela n'est vrai que dans un sens partisan très étroit, mais cela est vrai également en termes de ce que vous apprenez au sujet des réalités politiques pratiques dans les régions autres que la vôtre.

Je dois supposer que la même chose sera vraie dans le cas des sénateurs élus; que lorsqu'ils arriveront à Ottawa en provenance de toutes les provinces, leur perspective sera élargie et quelque peu modifiée. Tous ces sénateurs élus auront été élus par un plus grand nombre de gens que n'importe quel député provincial ou député de la Chambre des communes.

Disons qu'un sénateur de l'Alberta n'est pas d'accord avec vous. Ce sénateur ne sera-t-il pas en mesure de revendiquer une plus grande légitimité du fait qu'il représente plus de gens en Alberta que vous, un représentant du gouvernement provincial? Cela ne vous dérange-t-il pas?

M. Mar : Non.

Le sénateur Fraser : Êtes-vous d'accord pour dire que cela arrivera ou que cela pourrait très bien arriver?

M. Mar : Certainement, il arriverait que les sénateurs élus dans la province de l'Alberta — supposons que leur nombre est de six — auraient un plus grand nombre d'électeurs que n'importe quel député au Parlement ou que n'importe quel député de l'assemblée législative de n'importe quelle province, y compris de l'Alberta.

Cependant, leur rôle serait de représenter cette circonscription de l'Alberta à Ottawa, dans la Chambre haute. À l'heure actuelle, ma députée au Parlement représente déjà plus de gens que moi. Son rôle est à Ottawa à la Chambre des communes.

Qu'elle ait plus d'électeurs que moi ne me dérange pas du tout; un sénateur qui aurait probablement plus d'électeurs que nous deux mis ensemble non plus parce que les sénateurs représentent les intérêts d'un groupe d'électeurs dans une chambre différente et dans un endroit différent.

Notre responsabilité est de travailler ensemble du mieux possible pour résoudre les difficultés qui peuvent surgir entre le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral. Je peux vous dire que je travaille très bien avec ma députée au Parlement. Le fait qu'elle a beaucoup plus d'électeurs que moi ne lui donne pas, à mon avis, plus de légitimité que j'en ai dans mon rôle de député de l'Assemblée législative pour la circonscription de Calgary Mackay.

Le sénateur Tardif : En tant qu'Albertaine et membre du Sénat — bien que sénateur nommé —, je suis heureuse que vous soyez ici aujourd'hui, monsieur le ministre, pour représenter le point de vue de l'Alberta, notre province.

Plus tôt aujourd'hui, M. Gibbins, président-directeur général de la Canada West Foundation, a exposé son opinion personnelle. Il a affirmé que la représentation égale n'est pas dans le meilleur intérêt de l'Ouest. Selon lui, le modèle Triple-E est axé sur le passé et non sur l'avenir. Je me demandais si vous ne pourriez pas commenter cette intervention.

M. Mar : Il me serait difficile de commenter sans connaître tout le contexte des observations du professeur Gibbins. J'ai lu beaucoup de ses écrits dans le passé; cependant, je ne suis pas certain de ce qu'il propose de mieux que la représentation égale. Il m'est difficile de commenter son point de vue, étant donné que j'ignore ce qu'il propose comme solution de rechange.

Le sénateur Tardif : Je pense que c'était en relation avec la croissance de la population, en particulier en Alberta et en Colombie-Britannique, et avoir une représentation proportionnelle à l'augmentation de la population. Garder la représentation égale aurait pour effet de perpétuer le désavantage actuel de l'Ouest.

M. Mar : Je ne suis pas certain s'il proposerait que le nombre de sénateurs d'une province soit proportionnel à sa population. On dit dans le mémoire de la province de l'Alberta, que c'est là la raison pour laquelle nous avons une Chambre des communes et une chambre basse, pour refléter la population sur la base de la représentation.

La Chambre haute a un rôle différent. Par conséquent, si le professeur Gibbins propose que le nombre de sénateurs soit fondé sur le nombre d'habitants de votre province, je ne suis pas d'accord. C'est le rôle de la Chambre basse et non celui de la Chambre haute.

Le sénateur Murray : Premièrement, concernant le point soulevé plus tôt par le sénateur Chaput, l'entente de Charlottetown, au sujet duquel vous avez eu quelques bons mots, ne comportait pas de disposition permettant aux minorités linguistiques d'élire leurs propres sénateurs. Cependant, il contenait, d'après mes souvenirs, une disposition prévoyant une majorité double sur les questions touchant les minorités linguistiques, la langue et la culture.

Parler de Charlottetown m'amène à traiter d'une autre question. Je respecte les raisons pour lesquelles vous vous opposez à la résolution que le sénateur Austin et moi avons présentée pour accroître la représentation de l'ouest du Canada, en particulier de la Colombie Britannique et de l'Alberta. Ce n'est pas le Sénat Triple-E; ce n'est pas l'égalité des provinces, ce n'est pas la participation égale des provinces, ce que vous défendez. Cependant, vous auriez pu lui accorder le même accueil faiblement enthousiaste que celui que vous avez réservé au projet de loi S-4 et dire : « Eh bien, c'est un pas dans la bonne direction, nous croyons dans les étapes; alors, allons-y et approuvons-la. »

Le sénateur Austin et moi essayons quelque chose qui n'a jamais été tenté auparavant, à savoir proposer un amendement constitutionnel depuis le Sénat. Comme vous le savez, n'importe quel des acteurs peut proposer un amendement constitutionnel : le Sénat, la Chambre des communes et n'importe quelle province. Je me demande si, depuis 21 ans — je pense que c'était en 1985 — que l'Alberta préconise un Sénat Triple-E, pourquoi vous n'essaieriez pas de mettre les choses en branle, de présenter une certaine conception du Sénat Triple-E, de la faire adopter par votre assemblée législative, de la communiquer aux autres provinces, au Sénat et à la Chambre des communes, pour voir ce que cela donnera. Que pensez-vous de ce conseil?

M. Mar : C'est très bien.

Je suis relativement nouveau dans ces questions. Je suis un avocat repenti, alors mes connaissances de base en droit constitutionnel se limitent au temps que j'ai passé dans la classe de droit constitutionnel de la professeure Anne McLellan en 1984. J'ai fait de mon mieux pour mettre mes connaissances à jour en prévision de cette comparution. Je sais qu'on s'est beaucoup renvoyé la balle entre le gouvernement fédéral et le gouvernement provincial sur ce que vous suggérez pour ce qui est de savoir qui a commencé tout cela. Nous croyons que le premier ministre est actuellement d'avis que le gouvernement fédéral désire commencer à présenter des motions, pratique que nous encouragerions. Au cours des 10 dernières années, on s'est beaucoup renvoyé la balle entre notre province, le gouvernement du premier ministre Chrétien et celui du premier ministre Martin, mais nous pensons maintenant que le premier ministre actuel est sur la bonne voie, au moins en soulevant la question. Je n'avais pas envisagé de soulever la question indépendamment, mais maintenant que la question sur la table, nous désirons continuer de défendre notre position qui a été présentée pour la première fois dans le rapport de notre comité spécial en 1985.

Le sénateur Murray : Voilà qui est bien.

Le président : Monsieur le ministre, nous avons profité de votre exposé et de vos réponses très franches à nos questions. Votre témoignage sera très utile pour le travail du présent comité et, plus tard, pour le Sénat, lorsque nous présenterons notre rapport et, finalement, lorsque nous prendrons une décision sur le projet de loi S-4 et sur la motion Murray-Austin. C'est avec ces mots que je vous remercie, vous et toutes les personnes qui vous accompagnent aujourd'hui.

La séance est levée.


Haut de page