Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense
Fascicule 1 - Témoignages du 22 mars 2010
OTTAWA, le lundi 22 mars 2010
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 16 h 7, pour examiner, afin d'en faire rapport, la politique de sécurité nationale et de défense du Canada (sujet : souveraineté et sécurité dans l'Arctique).
Le sénateur Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Il s'agit de la première réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Aujourd'hui, nous allons nous pencher sur des questions liées à la souveraineté du Canada, en mettant plus particulièrement l'accent sur les frontières de l'Arctique, si vous le voulez bien. Cet examen englobera non seulement des questions de nature géographique, mais également des questions touchant entre autres les ressources halieutiques. Ces questions seront abordées au fil de notre réunion.
Je vous souhaite à tous la bienvenue ici. Notre premier invité, M. Whitney Lackenbauer, est le coauteur d'un livre intitulé Arctic Front : Defending Canadian Interests in the Far North. M. Lackenbauer nous présentera un exposé, puis il répondra ensuite à nos questions.
Whitney Lackenbauer, professeur agrégé et directeur du Département d'histoire, St. Jerome's University : Je vous remercie de me donner l'occasion de me présenter devant le comité pour discuter d'un sujet qui suscite un intérêt de plus en plus marqué à l'échelle tant nationale qu'internationale.
De façon générale, le rôle des Forces canadiennes, les FC, dans l'Arctique doit être lié de façon satisfaisante à la stratégie pour le nord du Canada du gouvernement, laquelle doit jouer un rôle de premier plan dans le développement du pays dans le Nord. Il y a encore des questions épineuses auxquelles il faut répondre au moment de justifier de nouveaux investissements sur le plan militaire. Si, comme je le ferai valoir, la souveraineté du Canada dans l'Arctique ne fait l'objet d'aucune menace imminente et concrète, alors pourquoi le gouvernement ne canalise-t-il pas l'argent et les ressources dont il dispose vers la Garde côtière, la GRC et les ministères qui participent davantage aux efforts déployés dans le Nord en matière de sécurité humaine?
Tout d'abord, je tiens à souligner que je ne crois pas que les problèmes liés aux frontières et aux ressources de l'Arctique risquent de se détériorer et de déboucher sur un conflit militaire. Des commentateurs comme Rob Hubert et Pierre Leblanc n'ont aucune difficulté à établir des liens entre un certain nombre de menaces éventuelles à la sécurité et à affirmer que cela laisse entrevoir la possibilité d'un conflit dans la région. Le fait de regrouper une série de problèmes distincts et maîtrisables touchant les frontières maritimes, les droits de passage et les limites étendues de la plate-forme continentale a pour résultat de faire paraître le problème plus grave qu'il ne l'est en réalité. Il n'est pas trop tard pour la coopération bilatérale et multilatérale.
Cela dit, le Canada doit mettre en place de solides capacités militaires dans l'Arctique de manière à ce que les Forces canadiennes s'acquittent de leur tâche fondamentale, à savoir soutenir la mission du Canada, et à appuyer les autres ministères. Le gouvernement a pris de nombreux engagements que nous connaissons bien, notamment en ce qui a trait au port de Nanisivik, aux navires de patrouille extracôtiers de l'Arctique et aux groupes de la compagnie d'intervention dans l'Arctique.
Cependant, l'élément essentiel tient à la façon dont ces investissements de nature militaire sont perçus dans leur ensemble. Les médias ont tendance à considérer ces investissements comme une manifestation de notre présence militaire essentielle pour établir notre souveraineté, au même titre que les déclarations politiques ponctuelles. J'utilise avec prudence le terme « présence ». Il s'agit d'un euphémisme qui doit laisser entendre que nous devons accentuer notre présence militaire pour renforcer notre souveraineté sur ces terres et ces eaux. Cela me préoccupe, car cela semble indiquer que nous n'exerçons pas notre pleine souveraineté à l'heure actuelle. Cela est faux. En fait, je crains que l'utilisation obsessionnelle du terme « présence » révèle une incompréhension fondamentale à l'égard de la notion de souveraineté. Les gouvernements d'hier et d'aujourd'hui ont assimilé la souveraineté à la sécurité, mais en fait, la souveraineté est un concept juridique qui suppose la propriété d'un territoire et le droit de contrôle sur ce territoire, lesquels sont régis par un ensemble bien défini de lois internationales.
Quelques litiges, qui ont été réglés, nous ont opposés à nos voisins de la région circumpolaire, mais je doute fortement que l'île Hans ou la mer de Beaufort donne lieu à un conflit armé. Tous les États côtiers de l'océan Arctique, y compris la Russie, ont promis de respecter les lois internationales au moment de déterminer les limites de leur plateau continental étendu. Des négociations pourraient avoir lieu, mais ce ne serait pas la première fois. M. Kessel vous en dira certainement davantage à ce sujet un peu plus tard.
En ce qui concerne le passage du Nord-Ouest, Michael Byers et d'autres commentateurs ont tenté de nous faire adhérer à l'idée selon laquelle les États-Unis finiront par reconnaître et admettre le point de vue juridique du Canada, à savoir que le passage fait partie des eaux intérieures du pays. Cela n'arrivera pas. J'ai souvent discuté avec des fonctionnaires américains, et ils m'ont répété à maintes et maintes reprises qu'il n'y avait aucune chance que cela se produise. Après tout, depuis les années 1960, les États-Unis répètent invariablement qu'une telle décision créerait un dangereux précédent qui aurait des répercussions dans d'autres régions du monde, et ils ne peuvent pas vraiment aujourd'hui revenir sur leur position sans porter préjudice à leurs intérêts à l'échelle mondiale. On me l'a répété plus d'une fois : tant que la marine américaine existera, les États-Unis ne modifieront pas leur position officielle.
Cependant, cela n'empêche pas la coopération. Les Américains n'ont pas envie de porter atteinte au Canada. Ils préféreraient ne pas réveiller le chat qui dort. Cependant, nous ne cessons de jeter de l'huile sur le feu, et j'estime qu'en agissant de la sorte, nous nous plaçons dans une situation où tous se retrouveront perdants d'une manière ou d'une autre.
Dans le cadre des discussions touchant la sécurité dans l'Arctique qui ont lieu par les temps qui courent, on oublie trop souvent de souligner l'importance de la coopération. La question du passage du Nord-Ouest a été gérée de façon efficace pendant un demi-siècle sur le fondement du désaccord à l'amiable respectueux qui lie le Canada et les États- Unis, et il n'y a aucune raison que cela change. Les forces militaires canadiennes et américaines sont interreliées, surtout en ce qui concerne la défense aérienne du continent, et la mission d'alerte maritime du NORAD permet d'étendre aux océans cette défense aérienne. La marine américaine a déjà élaboré un plan relatif à l'Arctique, et Commandement Canada devrait tenter d'en faire autant. Plutôt que d'entretenir l'idée erronée selon laquelle nous devons renforcer les Forces canadiennes pour que nous puissions nous défendre contre l'aide offerte par les Américains, nous devrions être plus confiants et prendre conscience du fait que nous avons avantage à mettre à profit l'atout que représente la présence des Américains dans l'Arctique.
Par extension, j'estime que la Défense nationale, le MDN, devrait favoriser les partenariats avec les États-Unis et les autres pays de la région polaire, au besoin. Les Danois ont été invités à se joindre au Groupe de patrouilles de Rangers canadiens, le GPRC, au nord de l'île d'Ellesmere le mois prochain. Cela représente un bon exemple de partenariat. Cela contribue à détromper ceux qui croient que nous renforçons notre présence militaire dans le Nord pour envoyer des signaux aux autres pays. Dans l'ouest de la région, le développement de l'infrastructure doit s'effectuer en collaboration avec les Américains. Le Canada et les États-Unis profiteraient tous deux de la présence d'un port du type de celui de Nanisivik dans l'ouest de l'Arctique, et les gardes côtières américaine et canadienne travaillent en étroite collaboration et de manière très constructive depuis longtemps dans cette région.
Par conséquent, si le rôle concret de nos forces militaires n'est pas axé sur la défense ou le renforcement de notre souveraineté au sens militaire classique du terme, et si nous maintenons des alliances pour faire face au cas hautement improbable que nous soyons défiés par une armée étrangère, quels rôles les Forces canadiennes peuvent-elles véritablement jouer, hormis un rôle de surveillance? Il y a des menaces à la sécurité, y compris des activités criminelles comme l'immigration illégale et le terrorisme. Bien sûr, ces domaines relèvent principalement de la GRC et de Sécurité publique Canada, et non pas de la Défense nationale.
Il y a également les incidents posant des risques pour la sécurité, par exemple les opérations de recherche et sauvetage, les inondations, les déversements de pétrole et les pandémies. Le MDN n'est pas le ministère responsable de l'intervention dans ce type d'incident, sauf en ce qui concerne les opérations de recherche et sauvetage. Selon les circonstances, la responsabilité principale incomberait à Santé Canada, à Sécurité publique Canada ou à Environnement Canada. Il ne faut pas commettre l'erreur de croire qu'il incombe au MDN d'être le premier à intervenir au moment du naufrage d'un navire à passagers ou dans un cas d'immigration illégale. Ainsi, quelle est la place de nos forces militaires dans l'ensemble du pays?
La réponse évidente est la suivante : étant donné leur formation, les militaires sont les mieux placés pour intervenir en situations d'urgence, et le MDN dispose d'un financement et du matériel lui permettant de mener des opérations d'urgence que les autres ministères ne peuvent mener, car ils ne possèdent pas une expertise ou des ressources équivalentes à celles du MDN.
Si ce type de rôle de soutien représente le rôle central que doivent jouer les FC dans l'Arctique, la première priorité consiste à déterminer de façon précise quels sont les autres ministères qui ont véritablement besoin de nos forces militaires dans le Nord. La deuxième priorité consiste à accroître la formation et la recherche de façon à ce que les FC comprennent qu'elles doivent agir de façon efficace dans l'Arctique. La troisième priorité devrait être de répondre aux besoins en matière de transport et de logistique de manière à ce que les FC puissent transporter leur matériel stratégique de façon rapide et efficiente. Quelles sont les lacunes qui empêchent une brigade d'intervenir en cas de sinistre à Iqaluit, par exemple sur le plan du transport des personnes et du soutien? Il est important de cerner les ressources nécessaires avant de prendre une décision quant aux plates-formes ou au matériel à acquérir.
On s'attend également à ce que le MDN et les FC contribuent à la réalisation des objectifs plus généraux du gouvernement en matière de développement du pays. À cette fin, j'estime que chaque ministère, y compris le MDN, doit mettre l'accent non pas sur les buts des ministères fédéraux, mais sur les objectifs nationaux. La Stratégie pour le Nord du Canada définit les quatre piliers sur lesquels repose l'intervention du gouvernement dans l'Arctique canadien, lesquels exigent véritablement l'adoption d'une approche pangouvernementale. À coup sûr, les FC seront appelées à contribuer à poser des gestes concrets pour affirmer la souveraineté du Canada, mais elles devront également appuyer la consolidation des autres piliers. Il est important de garder présente à l'esprit la manière dont les opérations menées dans l'Arctique pourraient soutenir, par exemple, le développement des collectivités, comme le font déjà les Rangers canadiens, et la manière dont elles pourraient contribuer à développer les infrastructures locales ou à soutenir les administrations de la région.
J'aimerais terminer ma déclaration préliminaire par une réflexion sur le rôle que doivent jouer les résidant du Nord au chapitre de la sécurité et de la défense dans l'Arctique. La coopération avec les autres pays de la région circumpolaire est essentielle, mais la coopération au sein du Canada l'est tout autant. Les résidants du Nord ont assurément affirmé avec beaucoup de conviction qu'ils avaient un rôle à jouer en matière de souveraineté, et leurs représentants insistent pour participer au processus décisionnel touchant leur territoire.
Il est compliqué de faire participer les résidants du Nord à l'élaboration des politiques en matière de sécurité et de défense, mais des représentants des gouvernements territoriaux et autochtones font partie du Groupe de travail sur la sécurité de l'Arctique, une importante tribune d'échange de renseignements, dont nous pourrons discuter ultérieurement. Cependant, de façon plus régulière, les habitants du Nord participent concrètement à la défense du territoire nordique par le truchement des activités des Rangers canadiens.
Je félicite le gouvernement de s'être engagé à investir dans les Rangers, à soutenir leur croissance et à les doter de meilleur matériel et de nouveaux uniformes. Les libéraux ont certainement agi en ce sens dans les années 1990, et les Rangers en avaient profité, comme ils en profiteront à ce moment-ci. Bien sûr, le danger consiste à gérer les attentes de façon à ce que les décideurs ne tentent pas de transformer les Rangers en quelque chose qu'ils ne sont pas. Les Rangers sont des réservistes, mais on ne peut pas s'attendre à ce qu'ils possèdent des capacités similaires à celles des unités cantonnées dans le sud du pays. Le fait d'augmenter les capacités militaires des Rangers ne permettra pas d'accroître la sécurité ou la souveraineté du Canada. Il revient à la Force régulière et à la Force de réserve d'exercer une puissance militaire. Les Rangers fonctionnent bien, et j'estime qu'il y a des risques à tenter de réparer quelque chose qui fonctionne bien.
Pour conclure, je souligne que la Stratégie pour le Nord du Canada transcende les frontières qui séparent les politiques intérieures et les politiques étrangères. La stratégie semble reconnaître que la souveraineté concerne principalement non pas les frontières, mais tout ce qui se passe entre elles. La pierre de touche de l'action du gouvernement sera le suivi. L'été dernier, le ministre Cannon a fait observer qu'on devait juger les politiques aux mesures auxquelles elles donnent lieu. La mise en place d'une stratégie globale, intégrée et positive représente un pas dans la bonne direction. Le véritable défi tiendra à faire en sorte que cette stratégie se traduise par des réalisations rendant la région circumpolaire plus constructive et plus sécuritaire. La défense est un aspect clé, mais la place qu'elle doit occuper au sein d'un cadre pangouvernemental doit être soigneusement définie.
Cela conclut ma déclaration préliminaire. Je me réjouis à l'idée de discuter avec vous.
La présidente : Merci beaucoup. J'aurais dû me présenter, mais j'ai négligé de le faire. Je suis le sénateur Pamela Wallin, de la Saskatchewan, et je suis la présidente du comité. Le vice-président du comité est le sénateur Roméo Dallaire, qui représente le Québec. C'est lui qui posera la première question au témoin.
Le sénateur Dallaire : Vous nous avez présenté votre position en ce qui concerne le cadre conceptuel en matière de sécurité dans le Nord. Selon vous, pendant combien de temps le cadre conceptuel que vous préconisez demeurera-t-il valide?
M. Lackenbauer : C'est une excellente question. J'estime qu'il demeurera certainement valide pendant une durée équivalant à l'horizon 1, ce qui signifie, en termes militaires, pendant au moins cinq ans, voire même 10. Nous n'avons qu'une vague idée de ce que vaudront les évaluations de la navigation marine dans l'Arctique d'ici 15 ou 20 ans. Nous disposons à coup sûr d'un intervalle assez long, et je peux dire sans trop craindre de me tromper qu'il s'étend sur au moins dix ans.
Le sénateur Dallaire : Le programme d'immobilisations de la Défense nationale est un programme continu qui s'étend sur 15 ans, auquel s'ajoutent dix années axées sur la recherche. Ainsi, la Défense nationale examine ses exigences pour les 25 années à venir. Il faut partir du principe selon lequel nous devons aborder la question de l'Arctique en gardant présent à l'esprit que ce dont nous aurons besoin dans 25 ans prendra peut-être 10, 15 ou 20 ans à mettre en place. Je reviens à ce que je vous demandais plus tôt. À quoi voulons-nous que ressemble l'Arctique en 2035, et comment devons-nous nous y préparer?
M. Lackenbauer : Je suis historien, alors évidemment, c'est une question terrible à me poser. Je souligne toutefois qu'il s'agit d'une excellente question. Bien sûr, nous tentons de nous projeter dans l'avenir, et c'est là l'essentiel. L'un des cadres que j'aime utiliser au moment d'élaborer un scénario pour l'avenir découle de l'évaluation de la navigation marine dans l'Arctique. Il s'agit d'un cadre qui englobe quatre scénarios possibles pour l'avenir. Nous pouvons prévoir une saga polaire, qui sera caractérisée par une gouvernance stable — il s'agit d'une région relativement stable à ce chapitre — et une approche constructive et inclusive en matière de développement des ressources, et durant laquelle toutes les parties coopèrent et respectent à des degrés divers les lois internationales.
Nous pouvons également envisager une ruée vers le pôle Nord, scénario que les médias se sont approprié, et selon lequel la région polaire deviendra un territoire où régnera l'anarchie totale, le dernier Eldorado où chacun tentera de se tailler la part du lion.
Nous devons examiner chaque État côtier de l'océan Arctique et tous les intervenants non étatiques dans la région et nous poser des questions fondamentales quant à ce qu'ils souhaitent tirer de la région. Si nous considérons la Russie, qui fait les manchettes depuis deux ou trois semaines, comme un éventuel État belligérant, nous devons déterminer les raisons pour lesquelles cet État souhaite être présent dans l'Arctique. En fin de compte, la Russie envisage ce territoire — elle qui fait partie de l'Arctique et du plateau continental — comme une énorme région de production énergétique afin de remplacer les ressources de la Sibérie occidentale, lesquelles seront possiblement épuisées en grande partie d'ici 20 ans.
En outre, la Russie envisage la création d'une voie de communication traversant la route maritime du Nord. Si nous nous livrons à la spéculation, pouvons-nous affirmer que la Russie cherchera à créer de l'instabilité dans la région arctique? Si la Russie veut extraire et transporter des ressources de façon fiable, elle cherchera également à créer de la stabilité.
Une logique similaire peut être appliquée, à des degrés variables, à l'ensemble des intervenants, et on peut en conclure qu'ils chercheront également la stabilité. En ce qui concerne la souveraineté, je peux vous dire que je reviens tout juste de la Chine, et que j'ai été agréablement surpris d'entendre les Chinois me dire qu'ils n'avaient pas l'intention de contester la souveraineté du Canada ou d'y porter atteinte. En fait, les Chinois m'ont rappelé qu'ils appréciaient beaucoup que l'on respecte leur souveraineté intérieure et que l'on ne se mêle pas de leurs affaires. Ils n'agiront donc certainement pas de cette façon envers le Canada. Ils veulent que nous leur exposions les règles du jeu, et ils les respecteront. Toutefois, ils sont intéressés à utiliser ce passage.
En fait, votre question soulève toute une série de questions touchant non seulement ce que nous réserve l'avenir, mais également ce que le Canada souhaite obtenir dans l'avenir. Pour ce qui est de ce que nous réserve l'avenir, les opinions divergent. Personnellement, j'affirme que nous devons envisager une région circumpolaire stable et sécuritaire où nos intérêts sont protégés, mais, pour en arriver là, nous devrons nous montrer conciliants, dans une certaine mesure.
Le sénateur Patterson : J'ai été heureux d'entendre votre opinion selon laquelle les forces armées ne servaient pas nécessairement aux seules fins de défense, et j'ai été heureux de vous entendre suggérer l'adoption d'une approche coopérative axée sur le maintien de la paix. L'analogie n'est pas parfaite, mais j'estime qu'elle correspond à ma propre vision des choses.
Durant votre exposé, vous avez dit qu'il est important de déterminer quelles sont les ressources nécessaires avant de prendre une décision quant aux plates-formes ou au matériel à acheter. Vous avez mentionné quelques engagements pris par notre gouvernement en matière d'infrastructure et de capacités militaires. Vous avez omis d'évoquer le projet de brise-glace de classe arctique.
Pouvez-vous nous dire quelles sont, selon vous, les ressources dont ont besoin nos forces armées? Quelles ressources possèdent-elles et de quelles ressources ont-elles besoin?
M. Lackenbauer : D'énormes progrès ont été réalisés au cours des dernières années. Là encore, comme M. Leblanc vous le dira certainement un peu plus tard, la suite d'engagements qui ont été pris concernent des éléments qui faisaient grandement défaut en 2000, au moment où il a effectué une étude sur les ressources dans l'Arctique, laquelle démontrait la détérioration des ressources des Forces canadiennes.
Bon nombre des promesses et des engagements du gouvernement représentent des pas dans la bonne direction. Ces promesses et engagements font ressortir les besoins en matière de commandement, de contrôle, de renseignement, de surveillance et de reconnaissance, à savoir les ressources fondamentales sur lesquelles s'appuieront des Forces canadiennes durables et toute stratégie gouvernementale intégrée. Dans une certaine mesure, ces engagements posent des fondements.
Là encore, certains commentaires qui ont circulé dans les médias à propos du dernier budget ont laissé entendre que le projet concernant les navires de patrouille arctiques était déjà, du moins pour l'instant, mis sur la glace — si vous me permettez le jeu de mots. Cela est troublant. Il s'agit d'une plate-forme polyvalente, et c'est en cela que réside une partie de son attrait.
Lorsque l'acquisition de ces bâtiments a été annoncée, M. Byers les a qualifiés de brise-gadoue. Il est très souhaitable d'avoir la capacité de circuler dans des voies où se trouvent des glaces d'une épaisseur de un mètre durant la saison navigable, et d'être capable d'utiliser ces bâtiments dans d'autres régions du pays, à l'extérieur de la zone économique exclusive.
Certaines des mesures qui ont été prises représentent un pas dans la bonne direction. Ces mesures ont été présentées comme des décisions d'approvisionnement distinctes de toute stratégie à plus grande échelle. Je pense que même la Stratégie pour le Nord du Canada, annoncée l'été dernier, n'énonçait pas vraiment la manière dont tous ces éléments disparates seraient réunis en un tout plus grand que la somme de ses parties.
Il s'agit de revenir à l'essentiel. Il s'agit de demander à tous les intervenants gouvernementaux et à tous les intervenants non gouvernementaux, particulièrement les résidants du Nord, de se réunir et d'examiner ce que nous devons faire. Nous ne devons pas nous enfermer dans la mentalité alarmiste qui caractérise le sud du pays et qui aime à se complaire dans des théories grandes et éloquentes et élaborer des scénarios catastrophes à propos de l'invasion du pôle Nord par les Russes ou la prise de l'île Hans par les Danois et la nécessité pour le Canada de mener une bataille acharnée contre eux. Ce que j'avance, c'est que nous avons le temps de nous préparer pour cela.
En ce qui concerne l'horizon prévisionnel, plus nous nous éloignons du présent, plus les choses deviennent nébuleuses. Selon moi, les personnes qui s'évertuent à affirmer que d'ici deux ou trois ans, le passage du Nord-Ouest pourrait être envahi par des bâtiments étrangers souhaitant porter atteinte à notre souveraineté sont complètement à côté de la plaque.
Le sénateur Patterson : Merci. L'une de vos observations a retenu mon attention.
Depuis longtemps, les Rangers de l'Arctique et le rôle qu'ils peuvent jouer suscitent mon admiration. Je sais que le sénateur Dallaire partage mon enthousiasme à cet égard.
J'ai trouvé quelque peu préoccupant de vous entendre dire qu'on ne pouvait pas s'attendre à ce que les Rangers possèdent les mêmes ressources que des unités cantonnées dans le sud du pays. À mon avis, les Rangers connaissent le territoire mieux que quiconque. Ils savent comment fonctionner dans l'environnement arctique. Ils sont des chasseurs exceptionnels, ce qui pourrait se traduire en une certaine forme de capacité militaire.
Pourquoi suggérez-vous qu'on ne modifie pas le statut des Rangers, lequel est, dans les faits, à peine supérieur au statut de bénévoles?
M. Lackenbauer : Il s'agit assurément de bénévoles. Cela est merveilleux. La majeure partie de l'expérience que j'ai acquise dans le Nord et bon nombre de mes opinions sont attribuables à mes interactions avec les Rangers au cours des dix dernières années. J'ai eu la chance d'assister aux exercices d'entraînement, aux patrouilles et aux opérations des Rangers dans toutes les régions du pays. Cela a été très stimulant.
Même si les Rangers sont différents d'une région à l'autre — par exemple, les Rangers du Yukon sont différents de ceux des autres régions —, il y a une chose que la plupart des Rangers me répétaient invariablement, à savoir qu'ils se considèrent comme des gens en poste dans leur coin de pays. On leur demande de défendre leur coin de pays. Ils défendent le Canada.
Lorsque j'affirme qu'il ne faut pas s'attendre à ce que les Rangers possèdent le même ensemble de compétences que les unités du sud du pays, j'entends par là qu'ils ne peuvent pas être déployés à l'étranger. Dans les dernières mises à jour touchant le rôle, la mission et les tâches des Rangers, il a été rigoureusement énoncé que les Rangers ne sont plus appelés à se préparer à participer à des activités de type guérilla visant à retarder l'avance d'un ennemi. Il s'agit là d'une notion qui remonte à la création des Rangers en 1947 et qui a été mise en application au cours des années 1950.
Au cours des dernières années, on a laissé entendre que les Rangers ne posséderont jamais le niveau de formation que reçoivent les unités de première réserve du Sud avant de se rendre en Afghanistan. De plus, à l'heure actuelle, les Rangers ne sont pas tenus, compte tenu de leur statut, de suivre une formation annuelle. Par conséquent, dans l'état actuel des choses, il est loisible à un aîné de se rendre à la chasse à l'orignal plutôt que de participer aux exercices de formation annuels, et une telle décision n'entraînera pas son exclusion des Rangers. Si nous décidons d'élaborer et de mettre en place un cadre plus rigoureux de normes en ce qui a trait aux compétences que doivent posséder les Rangers et aux attentes à leur égard, nous risquerions, dans les faits, de porter un coup à la notion selon laquelle bon nombre des personnes qui possèdent les compétences essentielles à l'exercice des fonctions des Rangers dans le Nord sont exclusivement les personnes qui vivent dans une région donnée et qui la connaissent très profondément. Si nous établissons un ensemble de règles trop strictes, ces gens pourraient se voir exclus des Rangers.
Vous m'avez posé une excellente question, et je comprends qu'il s'agit d'un sujet qui vous interpelle, mais mes propos n'avaient aucune connotation péjorative. Entre autres, je suis préoccupé par le fait de veiller à ce que les attentes d'Ottawa soient gérées, à présent que les Rangers sont devenus, depuis peu, un atout pour l'armée, de faire en sorte qu'on ne les équipe pas comme une unité de l'armée et qu'on ne s'attende pas à ce qu'ils agissent comme des hommes ou des femmes portant un uniforme vert. Il s'agit d'hommes et de femmes qui portent un uniforme rouge, et nous devons être fiers de leur contribution.
[Français]
Le sénateur Nolin : Ma première question concerne le Conseil de l'Arctique. J'ai apprécié vos réflexions à propos de l'importance de la coopération, mais croyez-vous que le Conseil de l'Arctique soit le forum approprié, pour le Canada et les huit pays de la région arctique? C'est un forum assez particulier parce que les populations autochtones peuvent participer activement aux travaux du conseil.
Croyez-vous qu'il s'agit là d'un forum adéquat? Et que pensez-vous de la question soulevée entre autres par l'Union européenne et la Chine de participer à titre d'observateurs auprès du Conseil de l'Arctique?
[Traduction]
M. Lackenbauer : J'estime que le Conseil de l'Arctique demeure une tribune très importante. Si l'on remonte à ses origines, il a été créé sous le gouvernement Mulroney, et il a été maintenu par les libéraux. Il s'agit d'une tribune qui revêt un caractère véritablement bipartite. Il ne s'agit pas d'une instance décisionnelle ou d'une instance qui aura la capacité d'imposer sa volonté. Étant donné la souplesse de sa structure, le Conseil de l'Arctique est particulièrement utile sur le plan de l'établissement d'objectifs, de la tenue de certaines recherches scientifiques et de la facilitation de la coopération à l'extérieur du domaine de la sécurité.
Certaines discussions portent sur la question de savoir s'il est suffisant pour le Conseil de l'Arctique de mener à bien ses activités, étant donné toutes les transformations fondamentales qui semblent se produire dans la région circumpolaire, et sur la question de savoir s'il n'a pas été dépassé par les événements. Je suis d'accord avec ce que notre gouvernement a laissé entendre à Ilulissat, au Groenland, à savoir que nous ne sommes pas intéressés à conclure un traité international. L'Arctique n'a absolument rien à voir avec l'Antarctique, lequel ne possède aucun État côtier.
[Français]
Le sénateur Nolin : Pourriez-vous, pour nos collègues, expliquer ce qui s'est passé à Ilulissat?
[Traduction]
M. Lackenbauer : En mai 2008, les cinq États côtiers de l'océan Arctique, à savoir le Canada, le Danemark, la Norvège, la Russie et les États-Unis, se sont réunis dans le cadre de la conférence sur l'océan Arctique. Le principal objectif de cette réunion était de démontrer que tous les États côtiers de l'Arctique coopéraient ensemble, et que la soi- disant ruée vers les ressources n'avait pas lieu. Il s'agissait de démontrer qu'un processus fondé sur des règles était employé pour déterminer les limites du plateau continental au-delà de 200 milles nautiques.
La Déclaration d'Ilulissat qui a découlé de la conférence énonçait que le cadre législatif international régissant l'Arctique — plus particulièrement la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, l'UNCLOS — constitue un fondement solide pour la gestion responsable. Les pays participants ont indiqué qu'il n'y avait pas lieu de mettre en place un nouveau régime exhaustif ou un système fondé sur un traité pour administrer l'océan Arctique. Les pays participants ont tous affirmé qu'ils étaient déterminés à régler de manière harmonieuse toute revendication pouvant se chevaucher en ce qui concerne les plateaux continentaux étendus, qu'ils privilégieraient la coopération en matière de recherche et de sauvetage, qu'ils protégeraient l'environnement marin et favoriseraient les travaux scientifiques et les travaux de recherche. À la fin de la Déclaration, les États côtiers ont tous souligné qu'ils continueraient de contribuer aux travaux du Conseil de l'Arctique.
[Français]
Le sénateur Nolin : Y compris les Américains?
[Traduction]
M. Lackenbauer : Oui, y compris les Américains, même s'ils ne font pas partie...
Le sénateur Nolin : ... des territoires visés par l'UNCLOS?
M. Lackenbauer : Exactement. Cela est ironique. Là encore, la plupart des experts américains dans le domaine maritime ont laissé entendre sur un ton véhément qu'il était embarrassant que les États-Unis ne soient pas signataires de l'UNCLOS. Pour l'essentiel, cela a de nouveau confirmé que les États-Unis ont adhéré à l'esprit de l'UNCLOS, à défaut d'en être signataires.
[Français]
Le sénateur Nolin : Concernant la question de la coopération, vous voyez là un outil important pour le Canada. Vous avez fait référence dans vos remarques et vos réponses à ce discours alarmiste, souvent alimenté par la communauté médiatique qui aime bien voir les chicanes et le sang couler, mais rien de la sorte n'est probable pour autant que les États agissent dans leur intérêt avec pragmatisme. Ne voyez-vous pas là un manque d'information sur la réalité factuelle du Nord? Je prends pour exemple la déclaration et, oserai-je dire, les velléités de l'Union européenne concernant l'Arctique, eux qui n'ont qu'un seul pays membre faisant partie de la « famille » de l'Arctique. Je pense que ce défaut d'information est peut-être une source de mauvaise information, malheureusement contraire aux intérêts du Canada.
Ne croyez-vous pas que le Canada devrait promouvoir une plus grande dissémination de l'information sur la réalité factuelle de l'Arctique?
[Traduction]
M. Lackenbauer : Tous ces points sont très importants. Une kyrielle d'idées fausses circulent et sont entretenues à l'échelle internationale. À coup sûr, bon nombre de ces renseignements erronés circulent dans notre propre pays. Chacun peut assumer sa part de responsabilités à cet égard, qu'il s'agisse de la classe politique ou des médias, et même le secteur universitaire, lequel adore également se jeter dans la mêlée et se lancer dans de grandes explications qui font couler beaucoup d'encre.
La présidente : Les universitaires aiment également écrire des livres.
M. Lackenbauer : Oui, écrire et vendre des livres. Si le livre dont je suis l'auteur ne s'est pas vendu autant que je l'aurais souhaité, c'est peut-être parce qu'il contient une critique d'une bonne partie de l'alarmisme qui règne en ce moment.
J'estime que cela est intéressant. Au cours des derniers mois, les questions touchant l'adhésion de pays de l'Union européenne au Conseil de l'Arctique ont été détournées au profit d'une discussion sur la chasse aux phoques, sujet qui préoccupe une pléthore de Canadiens. Quant à notre position, du moins à ce sujet, il est intéressant de constater que le refus d'octroyer à l'Union européenne et à la Chine un statut de membres permanents du Conseil de l'Arctique tient beaucoup à la réaction émotive de ces pays dans le débat sur la chasse aux phoques, réaction qui nous a grandement froissés.
J'estime qu'il s'agit d'un grand débat. Quels sont quelques-uns des problèmes posés par l'accroissement de l'ampleur du Conseil de l'Arctique aux fins de l'adhésion d'organisations multinationales comme l'Union européenne? Qu'est-ce que cela signifie pour les membres permanents et les organisations autochtones qui participent à cette organisation très novatrice, unique en son genre et multilatérale et où ils ont leur mot à dire? Ils n'ont peut-être pas le droit de vote, mais ils participent à l'établissement du programme et contribuent à l'élaboration du message diffusé par le conseil. Est-ce que le fait d'admettre un plus grand nombre de membres au sein du conseil, par exemple les Chinois — sans compter les représentants et les délégations qu'il pourrait envoyer au pays — aura pour effet de diminuer l'importance des membres permanents? Il s'agit là de débats fondamentaux que nous devons tenir au pays.
En ce qui concerne l'Union européenne, je suis rentré de Bruxelles tout juste la semaine dernière, et je peux affirmer que les Européens ont assurément manifesté leur intérêt à l'égard de la recherche scientifique et de l'acquisition d'une compréhension quant à ce qui se passe dans l'Arctique. Tout comme les Chinois, les Européens soutiennent que ce qui se produit dans l'Arctique a des répercussions sur tout le monde, et qu'il n'est pas possible pour nous d'affirmer simplement que les changements climatiques dans l'Arctique ne les concernent pas, car il s'agit là d'un avant-goût de ce qui surviendra ultérieurement dans le reste du monde. En outre, la présence de ces nouveaux membres au sein du conseil pose quelques problèmes de gestion, notamment en ce qui a trait à l'ampleur de la possibilité qu'ils auront d'exprimer leur point de vue, et à la question de savoir si le vote de certains États sera compté en double. Il s'agit de véritables problèmes auxquels nous faisons face. Le Conseil de l'Arctique constitue un outil privilégié qui nous permet de corriger certaines de ces idées fausses.
La présidente : Je suis certaine que nous reviendrons là-dessus.
Le sénateur Meighen : Je vous ai mal compris, monsieur Lackenbauer. Un certain nombre de déclarations de bonnes intentions ont été faites. Je constate que les accords écrits n'ont pas nécessairement quelque force exécutoire que ce soit. Avez-vous affirmé qu'il s'agissait, selon vous, et en l'absence d'un quelconque accord écrit, de la meilleure ou de l'unique façon qui nous permettrait d'aller de l'avant et de faire des progrès? Est-ce que le véritable test surviendra lorsque nous ferons face à un litige d'une forme ou d'une autre et que nous serons à même de constater la solidité des déclarations de bonnes intentions?
M. Lackenbauer : À n'en pas douter, il s'agit là d'une façon de voir les choses. L'ampleur des risques que nous sommes prêts à assumer à cet égard dépend du scénario que nous choisirons pour l'avenir et de ce que nous anticipons.
Nous utilisons l'UNCLOS comme un cadre permettant de régler bon nombre des problèmes en suspens, que nous qualifions souvent de litiges. J'ai de la difficulté à considérer comme des litiges les problèmes liés au plateau continental étendu. Nous n'avons même pas encore déterminé quelles étaient les limites de notre propre plateau continental étendu. L'UNCLOS est clair à ce sujet — nous n'avons pas à négocier à ce sujet. Nous devons déterminer les limites du territoire qui nous appartient et fournir des données scientifiques à l'appui de nos prétentions. Nous n'avons pas à présenter de revendications à cet égard. Cela nous appartient. Cela nous appartient en droit; simplement, nous n'avons pas soumis les données qui établissent le territoire qui nous revient.
Ainsi, il est peu probable que ces litiges donnent lieu à un conflit militaire ou à une menace à la sécurité. En fait, comme je le dis toujours de façon ironique, le pays qui a le plus à gagner d'un dénouement selon le droit international est la Russie. Selon toutes les revendications prévues, c'est la Russie qui se verra attribuer le plus vaste plateau continental étendu. En fin de compte, la plupart des ressources en question, notamment le quart des ressources mondiales non découvertes en hydrocarbures se trouve en territoire russe, bien établies au sein de la zone économique exclusive de la Russie.
Pendant que nous évoquons la possibilité que l'ours russe se soit réveillé, qu'il soit redevenu belliqueux et qu'il soit affamé, les Russes, eux, sont en fait passablement inquiets. Il est intéressant d'observer les messages que s'envoient le Canada et la Russie. Les Russes affirment essentiellement la même chose que nous. Comparez les discours du premier ministre Harper et ceux du président Medvedev : vous constaterez qu'ils sont presque identiques. Il est intéressant de constater que chacun semble tenter de répliquer à l'autre, et que, ce faisant, ils ont presque créé ce différend. En fait, les deux parties affirment clairement dans leurs documents en matière de politiques étrangères ou devant leur parlement respectif qu'elles observeront le droit international. Je suis tout à fait convaincu que, par « droit international », on entend non seulement l'UNCLOS, mais également les autres mesures législatives en vigueur et présentant un intérêt dans la région en question, notamment les lois relatives à la biodiversité. À mon avis, c'est peine perdue que de penser que nous serons capables de mettre en place un traité ayant force exécutoire englobant tous les aspects d'une région où les États concernés possèdent déjà des droits de souveraineté reconnus par le droit international. Je n'ai pas constaté le moindre intérêt à cet égard.
Le sénateur Day : Monsieur Lackenbauer, je vous remercie de vos observations. J'aimerais apporter deux ou trois points dont vous avez parlé de façon assez subtile, selon moi, en réponse à des questions qui vous ont été posées, notamment par le sénateur Nolin. J'aimerais que vous nous en disiez davantage en ce qui concerne le point de vue de l'OTAN et l'approche multilatérale habituelle du Canada.
En l'occurrence, devrions-nous plutôt envisager une entente bilatérale qui permettrait de régler nos problèmes avec les États-Unis, et laisser la Russie régler elle-même les différends qui l'opposent à la Norvège? Vous avez indiqué clairement que les pays européens sont intéressés par ce qui se passe dans l'Arctique. En fait, je crois que tous les pays du monde sont intéressés par ce qui se passe là-bas, en ce qui concerne non seulement le transport, mais aussi les ressources naturelles, dans la mesure où ils estiment qu'il s'agit d'une nouvelle région qu'ils peuvent exploiter et à l'égard de laquelle ils peuvent réclamer certains droits de propriété.
Tout d'abord, j'aimerais que vous abordiez la question des avantages de l'approche bilatérale par rapport à l'approche multilatérale, et que vous abordiez la question de savoir si le Canada doit continuer, comme il en a l'habitude, d'attirer l'attention sur ces problèmes, d'informer les gens à propos de ces problèmes et de leur présenter la position du Canada en la matière plutôt que de simplement discuter avec les États côtiers directement touchés par ces problèmes.
Ensuite, j'aimerais que vous reveniez sur ce que vous avez dit à propos de la Chine. Nous avons lu un certain nombre d'articles selon lesquels la Chine s'intéresse à l'Arctique pour des raisons liées non seulement au transport, mais également aux ressources naturelles qui peuvent s'y trouver. La Chine ne cherche pas à faire valoir ses droits sur le territoire canadien, mais je pense que le véritable enjeu concerne le fond de l'océan et la question de savoir jusqu'où s'étend la zone économique exclusive. D'après ce que j'ai lu, la Chine est très intéressée par cette question. J'aimerais entendre votre opinion à cet égard puisque vous rentrez tout juste de Chine.
Enfin, vous avez évoqué le rôle des Forces canadiennes dans le Nord. Est-ce que le fait de renforcer la Garde côtière canadienne aurait pour effet de diminuer l'importance du rôle que jouent les Forces canadiennes dans cette région? Est- il possible d'affirmer que la Garde côtière a un rôle à jouer, mais que nous ne le valorisons pas, et que, par défaut, les forces armées prennent toute la place?
M. Lackenbauer : Il s'agit de trois excellentes questions. Je vais commencer par répondre à votre deuxième question à propos de la Chine. Celle-ci s'intéresse effectivement à ce que l'UNCLOS désigne comme le « patrimoine commun de l'humanité », à savoir les fonds marins qui s'étendent au-delà des plateaux continentaux étendus. Je le répète, les Chinois en sont encore à un stade très précoce. La Chine est encore bien loin de disposer d'une stratégie nationale en la matière. Elle en est toujours au stade de la recherche préliminaire. Lorsque nous nous trouvions en Chine, nous avons demandé aux Chinois de nous dire quel type de recherches scientifiques ils menaient. Nous leur avons demandé de nous indiquer s'ils procédaient à des relevés sismiques de façon à pouvoir recueillir des données leur permettant de contester les revendications de la Russie ou du Canada en matière de droits de souveraineté sur les ressources du sous-sol des fonds marins? Ils nous ont répondu que ce n'était absolument pas le cas, et qu'ils n'en avaient pas du tout l'intention. Ils nous ont indiqué que, en fait, ils avaient hâte que nous présentions nos données à l'appui des droits que nous réclamons de manière à ce qu'ils puissent ensuite prendre une décision.
La plus grande crainte des Chinois concerne la question de savoir si le Conseil de l'Arctique sera privilégié au détriment de réunions comme celles qui ont eu lieu à Ilulissat, au Groenland ou à Chelsea, au Québec. Ils nous ont dit qu'ils ne voulaient pas être exclus ou écartés du dialogue, et qu'il était important que tous les intervenants puissent prendre part à l'ensemble des discussions.
Une partie des préoccupations des Chinois tiennent à ce que les États côtiers de l'Arctique se réunissent, comme ils avaient l'habitude de le faire en vertu de l'ancienne théorie des secteurs. Ils craignent que nous divisions le territoire et que nous empêchions les autres pays d'y pénétrer. Cela ne pourrait pas fonctionner puisque cela contrevient au droit international, et les Chinois le savent très bien.
Le rôle que doit jouer la Garde côtière canadienne suscite également d'importants débats. Certains d'entre vous ont probablement lu le rapport du Comité sénatorial permanent des pêches et des océans. Il existe toutes sortes de points de vue à ce sujet. D'aucuns proposent que les Forces canadiennes jouent un rôle de nature davantage militaire. Aux États-Unis, il s'agit d'un sous-élément de l'armée. Je suis particulièrement sensible aux arguments du camp opposé. Au Canada, il existe déjà une distinction entre la vocation de la Garde côtière et celle des forces armées.
Les brise-glaces de la Garde côtière ont de multiples fonctions. La GRC les utilise dans certaines situations. Il s'agit de bâtiments très polyvalents. À mon avis, le fait de s'attendre que la Garde côtière accepte de jouer plusieurs rôles à la fois pose un problème sur le plan de la formation et sur celui du personnel. La Garde côtière a de la difficulté, à l'heure actuelle, à recapitaliser sa flotte de bâtiments, à recruter du personnel et à le conserver. Je ne suis pas certain qu'il soit réaliste de nourrir de nouvelles attentes à son égard. Il est possible que notre Garde côtière devienne moins attrayante si on en fait une organisation qui ne peut plus jamais être considérée comme pouvant prendre part à des conflits armés. Les Gardes côtières canadienne et américaine collaborent de façon harmonieuse, surtout dans l'Ouest de l'Arctique, et j'ai entendu des histoires incroyables à propos de la souplesse avec laquelle elles interprètent leur mandat respectif. Si vous voulez entendre non pas des histoires sensationnelles de conflits imminents sur la mer de Beaufort ou quelque chose du genre, mais des exemples de réussite, vous n'avez qu'à observer la façon dont les gardes côtières collaborent harmonieusement sur les plans opérationnel et tactique.
Quant à la question de savoir si nous devons privilégier un processus comme celui de l'OTAN ou un processus bilatéral, je répondrai prudemment que nous avons besoin des deux. Pour l'essentiel, le problème en ce qui concerne cette prétendue ruée vers l'Arctique et la majeure partie de l'alarmisme qui plane à ce sujet tient notamment au fait que nous amalgamons tous ces enjeux. Nous assimilons rapidement les questions touchant la mer de Beaufort et l'île Hans, l'extension du plateau continental et les préoccupations de la Russie à propos de l'expansion de l'OTAN. Il s'agit là de questions distinctes, et ce qui fait défaut, c'est une sensibilisation à l'égard du caractère éminemment distinct d'un bon nombre de ces questions.
La mer de Beaufort est un enjeu bilatéral, et l'intervention d'organismes multilatéraux compliquerait les choses, car la solution passerait alors par les tribunaux internationaux. Les problèmes canado-américains seront réglés de façon bilatérale.
Selon moi, il y a très peu de chance que le Canada détermine clairement ou obtienne ce qu'il cherche à acquérir relativement au passage du Nord-Ouest. Nous disposons d'arguments solides établissant qu'il s'agit là d'eaux intérieures et que les négociations à l'échelle internationale le confirmeront. Nous avons conclu un désaccord à l'amiable avec les Américains à ce sujet, situation qui dure depuis longtemps. Je ne crois pas que la fonte de la glace de mer signifie que nous n'avons plus que deux ans pour régler le problème ou pour convaincre les États-Unis d'adopter notre position. Il s'agit de quelque chose que nous pouvons gérer, et que nous gérons sur le plan fonctionnel depuis déjà un bon bout de temps. L'Union européenne a adopté une position similaire à celle des Américains. J'ignore s'il faut opter pour le bâton ou la carotte dans le cadre de nos discussions avec eux, mais il s'agit là d'une question à approfondir.
L'importance du rôle de l'OTAN a été minimisée. Étant donné que nous abordons la situation comme si un conflit opposant le Canada à ses voisins était sur le point d'éclater, nous avons négligé le fait que l'OTAN joue actuellement et depuis longtemps un rôle crucial dans l'Arctique. Le secrétaire général de l'OTAN a indiqué que l'OTAN avait une responsabilité en matière de recherche et de sauvetage et de protection des infrastructures énergétiques essentielles de la région. Dans le cadre de récentes conférences, la question du rôle de l'alliance dans le Grand Nord a été examinée. Il s'agit d'une question délicate dans la mesure où l'OTAN a fait observer qu'elle ne voulait pas jouer dans les plates- bandes du Conseil de l'Arctique. L'OTAN ne veut pas s'immiscer dans cette affaire. Sans aucun doute, l'OTAN a des préoccupations légitimes en matière de sécurité et de défense, et elle peut apporter une contribution importante. Qu'est- ce que cela signifie pour un pays comme le Canada? L'OTAN est une tribune dont nous disposons pour discuter et pour accroître notre connaissance des questions de sécurité et de défense. Plutôt que de s'en remettre au rôle traditionnel de défense que joue l'OTAN, nous pouvons utiliser cette organisation pour mettre au point des mécanismes de gestion coopérative.
Le hic, c'est que toute intervention de l'OTAN dans l'Arctique doit tenir compte des répercussions éventuelles de l'alliance sur les pays non signataires comme la Russie, lesquels pourraient y voir une provocation. L'OTAN a un rôle à jouer lorsqu'il s'agit de défendre les intérêts de ses pays membres dans l'Arctique, mais, là encore, j'ignore comment toute cette situation évolue. Certains d'entre vous le savent mieux que moi. Si la Norvège et la Russie devaient entrer en conflit à propos de l'archipel du Svalbard, le Canada serait-il tenu d'intervenir, et, le cas échéant, dans quelle mesure? À coup sûr, beaucoup d'argent a été investi dans les FC pour leur permettre d'accomplir leur mission intérieure, mais le rôle que nous pourrions jouer dans le cadre d'un tel conflit, dont il est à souhaiter qu'il soit modeste et restreint, serait très limité.
Cependant, la Russie est extrêmement préoccupée à propos de l'OTAN et de l'empiétement de cette organisation sur ses frontières. La Russie craint que l'archipel du Svalbard ne devienne essentiellement une course aux procurations de nature juridique où la Norvège pousse plus loin ses revendications pour l'exclure, et que, dans les faits, les propos belliqueux et les déclarations formulées par des pays comme le Canada constituent des déploiements de force militaire. Sur le plan intérieur, nous pourrions presque en rire, mais le gouvernement de la Russie présente la situation à sa population en affirmant que tout semble indiquer que l'OTAN cherche à le provoquer. Les Russes nous accusent d'être les agresseurs. Ils disent : « Nous savons ce que tout cela signifie en réalité. Les pays membres de l'OTAN se liguent contre nous, l'Arctique deviendra un terrain de jeu, et ils refuseront de nous accorder ce qui nous appartient légitimement selon droit international. » Pour le Canada, la position de la Russie peut sembler absurde, mais à n'en pas douter, la réciproque est également vraie.
Ce qui constitue des problèmes régionaux touchant l'ensemble du monde circumpolaire devient rapidement des problèmes de nature géostratégique concernant l'OTAN, la Russie et la participation constructive. Au même moment, en dépit du fait que l'Arctique polarise l'attention, nous examinons certaines des transformations liées aux changements climatiques, de même que les répercussions des changements climatiques dans l'Arctique, et nous prenons conscience du fait que nos efforts en matière d'atténuation ne peuvent se limiter à la région de l'Arctique. Il s'agit d'un problème qui exige des solutions mondiales. L'un des défis auxquels fait face le comité consiste à déterminer quelles seraient les composantes d'une stratégie régionale et quelles seraient les composantes d'une stratégie à plus grande échelle.
Le sénateur Nolin : Vous avez répondu à ma question lorsque vous avez parlé de la Russie et que vous avez évoqué la susceptibilité des Russes à l'égard du fait que l'OTAN s'intéresse beaucoup à ce qui se passe dans le Nord, car certains pays qui gravitent autour de l'OTAN affirment, pour l'essentiel : « Non, non, non, cela ne concerne que nous. N'abordez pas ce sujet. » Ces pays discutent avec d'autres pays membres de l'OTAN. À mon avis, la susceptibilité des Russes est au cœur de cette préoccupation.
[Français]
Le sénateur Pépin : Je suis tout à fait d'accord pour que les pays travaillent en collaboration. Maintenant, j'aimerais savoir comment le Canada devrait s'y prendre pour faire participer les communautés du Nord à la souveraineté de l'Arctique.
[Traduction]
M. Lackenbauer : Pour l'essentiel, un équilibre existe en tout temps. À mon avis, notre pays est déchiré, en raison de notre attitude si défensive en ce qui concerne l'Arctique, et notre réticence à participer à un effort collectif est liée à notre crainte d'État côtier au chapitre de la souveraineté. Nous sommes inquiets à propos de nos intérêts et de notre droit de défendre ce qui nous appartient, et en raison de notre nécessité, dont Trudeau avait parlé au début des années 1970, de protéger un écosystème fragile dans l'intérêt des gens qui y vivent. Cela est essentiel. Nous sommes aussi un pays maritime. Nous avons un véritable intérêt à collaborer et à coopérer dans la région de l'Arctique.
Indépendamment de l'issue du conflit juridique touchant le passage du Nord-Ouest, l'une des principales façons de veiller à la protection de l'environnement consiste à déployer des efforts en vue de l'élaboration d'un ensemble de règles visant la région polaire, projet qui se réalisera, si tout se passe bien, avant la fin de la présente année. C'est non pas la Défense nationale, mais Transports Canada qui est à l'avant-plan des négociations depuis plusieurs décennies afin de mettre au point des méthodes de collaboration qui feraient en sorte que les règles profitent nettement au Canada. De même, nous avons entendu un premier ministre et des ministres affirmer que nous devions nous considérer comme une superpuissance de l'Arctique. Nous devons réellement assumer un rôle de chef de file dans la promotion de la collaboration. Il est intéressant de constater que cela entre en contradiction avec le message qui circule à propos de la souveraineté, à savoir « soit on l'exerce, soit on la perd ».
Pour l'essentiel, il s'agit d'établir un juste équilibre. Si notre pays acquiert la conviction que, dans les faits, notre souveraineté nous appartient, et que nous posséderons la souveraineté dont nous avons besoin, alors la question que nous devons nous poser est la suivante : comment voulons-nous exercer cette souveraineté, et dans quel but? Voulons- nous exclure le reste du monde de l'Arctique? Voulons-nous transformer notre région arctique en un énorme parc national et interdire toute circulation sur ce territoire? Je ne crois pas que cela ferait vraiment l'affaire des résidants du Nord, car cela compliquerait drôlement les choses sur le plan du réapprovisionnement des collectivités de la région. Voulons-nous déclarer, comme nous avons été tentés de le faire dans les années 1970, que le Canada est un pays maritime, qu'il encourage l'utilisation de ses voies navigables, comme il utilise celles du monde entier, mais qu'une telle circulation doit s'effectuer d'une manière qui ne porte pas atteinte à la population canadienne et à son droit de vivre une vie saine? Une telle approche en matière de gestion ou d'établissement d'un équilibre est difficile à comprendre non seulement pour les Canadiens, mais également pour le reste du monde, étant donné l'ambivalence du message envoyé par Ottawa. D'une part on nous dit : « Exerçons-la ou perdons-la, battons-nous pour le Canada », et, d'autre part, on entend des propos constructifs, comme ceux du ministre Cannon durant un discours prononcé l'an dernier à Whitehorse, au Yukon, ou ceux contenus dans la Stratégie pour le Nord du Canada. L'une des difficultés auxquelles fait face le comité consiste à déterminer quel message devrait être privilégié. Lorsque je me rends aux États-Unis, mes collègues américains me disent que le Canada agit de façon unilatérale. Je leur réponds que non, ce n'est pas le cas. En fait, nous estimons que toutes nos positions sont conformes au droit international. Puis, mes collègues américains attirent mon attention sur des déclarations politiques, et c'est à ce moment que la discussion devient très intéressante puisque, selon le point de vue qu'on décide d'adopter, il est possible de considérer que le fait d'accorder la priorité au Canada revient à exclure les autres pays. Le Canada n'a jamais laissé entendre une telle chose en ce qui concerne l'Arctique.
Le sénateur Martin : Merci beaucoup de vos réponses très réfléchies et très pénétrantes. Je suis ici pour remplacer le sénateur Manning.
Je suis un habitant du sud du pays, un Vancouverois. J'ai vécu à Vancouver la majeure partie de ma vie. Je ne suis jamais allé dans le Nord, mais je suis conscient du fait que cette question très importante de la souveraineté de l'Arctique est complexe, délicate et vaste. Je sais que les Canadiens savent gré au premier ministre d'avoir accordé de l'importance aux ministères qui ont fait de la souveraineté dans l'Arctique une question prioritaire.
Je suis d'accord avec le point de vue exprimé par mes collègues et vous-même. Je respecte énormément les Rangers canadiens et les collectivités du Nord.
Je songe aux zones d'influence. Bien sûr, nous faisons partie d'une collectivité mondiale, mais d'abord et avant tout, il y a nous-mêmes et notre pays. Ma question concerne ce qu'a dit le sénateur Pépin à propos des collectivités du Nord.
À titre d'historien, quel est votre avis à propos d'une participation accrue des collectivités du Nord en ce qui a trait à la souveraineté et à la sécurité dans l'Arctique? En tant qu'habitant de la ville et en tant que Canadien, je crois que notre souveraineté et notre sécurité sont très importantes.
M. Lackenbauer : Il s'agit d'une vaste et excellente question qui touche au cœur de ce que nous tentons de faire avec la Stratégie pour le Nord du Canada. L'une des plus belles révélations de ma vie s'est produite dans la collectivité d'Inukjuak, à Nunavik, dans le nord du Québec. Un Ranger m'a expliqué que la devise des Rangers était la suivante : « Les Canadiens d'abord, d'abord les Canadiens ». Il s'agit de deux choses vraiment différentes. J'ai été séduit et emballé de constater à quel point les résidants du Nord ont leur pays à cœur. Il s'agit d'une chose dont les résidants du sud du pays ne sont pas peut-être pas conscients. En dépit de tous les problèmes qui ont découlé du respect ou du non-respect des revendications territoriales globales dans le Nord, un sentiment de patriotisme persiste chez les résidants du nord du pays, et ceux-ci demeurent attachés au Canada, et il s'agit là du fondement de notre souveraineté. Cela mérite d'être souligné.
Des résidants du Nord comme Mary Simon et Sheila Watt-Cloutier ont fait valoir que la souveraineté commençait à la maison. Elles ont dit que, si nous voulons exercer notre souveraineté, nous devons l'exercer. Elles ont affirmé que nous devions cesser de discuter de la nécessité d'assurer une présence dans la région puisqu'il y a une présence continue dans la région. Les habitants du Nord vivent dans cette région : il s'agit de leur patrie.
Un certain nombre de propositions ont été formulées quant à la manière d'intégrer davantage les résidants du Nord dans le processus décisionnel. Des activités ont lieu à Ottawa. Demain aura lieu une séance de stratégie du Conseil de l'Arctique à laquelle participeront des représentants des membres permanents et leurs conseillers, qui contribueront à l'établissement du programme. J'ai laissé entendre que nous devrions peut-être constituer une version canadienne, une version intérieure du Conseil de l'Arctique pour faire en sorte que le processus décisionnel soit inclusif et que les résidants du Nord occupent un rôle de premier plan non seulement au chapitre de la prise de décisions et de l'établissement des priorités, mais également de l'établissement du programme, et ce, dès le départ.
Le plus récent budget comportait un certain nombre de dispositions relatives à de sains investissements dans les collectivités du Nord. Si nous considérons que la souveraineté passe par des collectivités saines et dynamiques, ce qui correspond manifestement à l'un des principaux messages du gouvernement, il est essentiel d'investir dans l'approvisionnement alimentaire pour faire en sorte que les résidants du Nord aient accès à des aliments nutritifs et relativement abordables. Il est bien avisé d'investir dans l'éducation, et les sommes investies dans les Rangers canadiens ont touché une corde sensible de nombreux résidants du Nord.
Toutes proportions gardées, les résidants du Nord sont de cinq à six fois plus nombreux à joindre les Forces canadiennes que la moyenne des résidants des autres régions du pays. À ce titre, il est curieux que nous leur demandions d'être encore plus nombreux à joindre les Forces canadiennes sous prétexte que nous avons besoin de forces supplémentaires pour défendre notre souveraineté. Les résidants du Nord affirment qu'il existe un important degré de souveraineté à Grise Fiord. Ils sont tout à fait conscients du fait qu'ils sont Canadiens.
Si j'ai un peu l'air d'éluder votre question, c'est peut-être parce que j'estime ne pas être pleinement qualifié pour y répondre. Les résidants du Nord sont peut-être mieux placés que moi pour parler des priorités. Paul Kaludjak, qui représente les Nunavummiut, a formulé quelques suggestions, par exemple l'établissement d'un conseil du milieu marin du Nunavut, dont il était question dans l'entente sur les revendications territoriales, conseil qui veillerait à ce que la population du Nunavut ait son mot à dire en matière de gestion des eaux. Il s'agit d'une première étape. Même si cela n'est pas inscrit dans la revendication du Nunatsiavut, dans la revendication du Nunavut et dans la revendication des Inuvialuit, le Canada pourrait peut-être prendre une initiative et déclarer qu'il serait merveilleux que tous les peuples du Nord se réunissent et aient voix au chapitre en ce qui concerne la gestion de ces eaux. Même si, sur le plan strictement juridique, cela ne donnerait pas plus de poids à nos prétentions selon lesquelles il s'agit là d'eaux intérieures, j'aimerais bien voir ce qui se passerait si un pays étranger tentait de nuire aux Inuits qui vivent à cet endroit depuis des millénaires. Nous disposons de mécanismes intéressants.
La présidente : Nous avons presque épuisé tout le temps dont nous disposions, mais j'aimerais que vous nous disiez quelques mots à propos de NORAD, pris isolément.
Je vais vous placer dans une position quelque peu délicate et vous poser la question suivante : s'il y a une chose qui pourrait résulter de la conférence de Chelsea, au Québec, quelle serait cette chose?
M. Lackenbauer : C'est une merveilleuse question. J'ai deux opinions quant à la conférence de Chelsea. S'il s'agit d'une réunion d'États côtiers qui souhaitent réaffirmer leur volonté de coopérer en vue de régler la question du plateau continental étendu, j'estime que cette conférence est absolument judicieuse. Les groupes participants permanents, au sein desquels je compte des amis, n'aiment pas beaucoup que je dise cela. J'estime qu'il est judicieux que les États se réunissent et discutent de cette question à titre d'État, car en fin de compte, l'UNCLOS est un système fondé sur les États. En revanche, si l'on fait porter la discussion sur des questions de nature sociale et économique, cela pourrait porter atteinte au Conseil de l'Arctique.
Je suis certain que M. Kessel affirmera — et je suis d'accord avec lui — que le fait de tenir une réunion comme celle qui aura lieu à Chelsea n'est pas incompatible avec les travaux du Conseil de l'Arctique. Des réunions de ce genre peuvent être tenues. Il s'agit de deux voies parallèles, de deux processus qui peuvent se renforcer mutuellement. S'il y a une chose que l'on doit éviter de faire durant la réunion de Chelsea, c'est de jouer dans les plates-bandes du Conseil de l'Arctique et de compromettre le message du gouvernement en affirmant que, dans les faits, la réunion porte sur des problèmes que les États côtiers de l'Arctique doivent régler.
Pour ce qui est du NORAD, nous devons être conscients du fait que ses missions d'alerte aériennes et maritimes contribuent à la connaissance du territoire aérien et maritime de l'Arctique. On présente souvent les choses comme si le Canada et les États-Unis étaient en conflit. En fait, les activités du type de celles que nous menons dans le cadre du NORAD profitent aux deux pays, et, à de nombreux égards, témoignent de la coopération canado-américaine, laquelle remonte à plus d'un demi-siècle. Nous reconnaissons que le NORAD, le USNORTHCOM — le Commandement du Nord des États-Unis — et Commandement Canada doivent chacun assumer des responsabilités régionales, tout en se soutenant les uns les autres.
Lorsque nous prenons conscience du fait que nous ne sommes pas engagés dans une bataille rangée avec nos alliés américains et qu'ils ne nous abandonneront pas à la première occasion parce qu'ils ne sont pas d'accord avec nous à propos du statut accordé aux eaux du passage du Nord-Ouest, les scénarios d'avenir du genre de celui qu'anticipait le sénateur Dallaire deviennent un peu moins terrifiants. Au bout du compte, le fait de renforcer les liens entre le USNORTHCOM et Commandement Canada, de tirer parti de nos intérêts communs en matière de défense et de soutien civil pourrait nous donner une idée de la manière dont nous pouvons régler les désaccords politiques entre alliés.
Pour l'essentiel, il s'agit de recourir à des organisations comme le NORAD et de démystifier cette notion selon laquelle l'Oncle Sam observe constamment le Canada avec convoitise et veut faire main basse sur les ressources canadiennes. J'espère que mes travaux de nature historique, qui seront publiés au cours des deux ou trois prochaines années, jetteront une nouvelle lumière sur une telle vision des choses, et qu'ils permettront de faire ressortir des choses extraordinaires, par exemple la collaboration harmonieuse du Canada et des États-Unis en ce qui concerne le Réseau avancé de pré-alerte, le RAPA. En dépit de notre insécurité névrotique en matière de souveraineté, qui découle souvent de notre crainte de n'avoir pas suffisamment investi d'argent dans le Nord, au bout du compte, les Américains se sont révélés être des alliés accommodants, et il est incroyable qu'ils aient fait preuve d'un telle patience à notre égard.
La présidente : Je suis absolument d'accord avec vous là-dessus.
Le sénateur Dallaire : Votre point de vue optimiste sur l'Arctique et la sécurité circumpolaire repose sur une prémisse : une situation géopolitique assez stable dans le monde. Le jour où cette voie navigable sera grande ouverte comme les océans, il y aura toutes sortes de sous-marins, de navires et de moyens de défense qui y seront déployés, et les gens peuvent déployer depuis cet endroit-là des systèmes permettant d'atteindre New York — je soutiens que le scénario pourrait changer étant donné la nature de la sécurité protectionniste que les États-nations imposent. Il y aura plus de mouvements là, d'une façon ou d'une autre.
Si on s'attache à l'impact stratégique de la dépendance énergétique, au dossier de l'énergie chez les Russes, à la doctrine Medvedev au-delà de Riga, en Lettonie, et de Bucarest, en Roumanie, au rayonnement de plus en plus grand de l'Inde dans le monde et à la sécurité des eaux côtières, on constate que le Nord occupera une place beaucoup plus importante dans le dossier de l'énergie.
À mon avis, s'il n'y a pas des gens du Sud aptes à faire bien plus que survivre simplement dans le Nord et à y pêcher l'omble arctique, nous risquons bel et bien de nous retrouver dans une situation où c'est quelqu'un d'autre qui protège notre environnement. À votre avis, ne faudrait-il pas que nous soyons proactifs?
M. Lackenbauer : Nous devrions certainement être proactifs; je suis tout à fait d'accord avec ce que vous venez de dire, sénateur Dallaire. Plus il y aura d'activité, plus il y aura potentiellement d'imprévisibilité, c'est certain.
En regardant la région, tout de même, il me vient à l'esprit une remarque que quelqu'un m'a faite dans le Nord : si nous sommes encore dépendants du pétrole et du gaz naturel au moment où les ressources du pôle Nord deviendront accessibles, nous sommes condamnés à nous éteindre comme espèce de toute façon. Alors, à quoi bon? Je ne cherche pas à faire mon petit impertinent, mais, d'une certaine façon, il y a là la possibilité d'une imprévisibilité accrue. La clé consiste à prendre dès maintenant des mesures pour garantir la stabilité, ce qui comprend un élément de défense. Je ne veux pas laisser entendre qu'il ne faudrait pas investir dans les Forces canadiennes. Il faudrait le faire, mais j'entends que cela doit s'inscrire dans une stratégie gouvernementale globale affûtée, arrimée à une grande stratégie qui tienne compte des intérêts de nos alliés, comme les États-Unis.
La présidente : Merci beaucoup. Nous avons apprécié les observations de M. Lackenbauer, professeur agrégé et directeur du Département d'histoire, St. Jerome's University et coauteur d'Arctic Front : Defending Canadian Interests in the Far North.
Nous apprécions les observations que vous avez faites et les réponses très franches que vous avez données aux questions posées aujourd'hui.
Mesdames et messieurs, le prochain invité qui nous parlera de souveraineté et de sécurité dans l'Arctique canadien est M. Alan Kessel, conseiller juridique, Affaires étrangères et Commerce international Canada, MAECI, qui a réponse juridique à tout. Nous sommes prêts à écouter votre exposé.
[Français]
Alan H. Kessel, conseiller juridique, Affaires étrangères et Commerce international Canada : Madame la présidente, je vous remercie. C'est toujours un plaisir d'être parmi vous. J'ai avec moi un court texte qu'on vous aura distribué.
[Traduction]
Il me paraît très utile de situer ces questions dans leur contexte, et j'espère que vous avez la présentation aussi.
C'est une question d'actualité qui nous intéresse, la plupart d'entre nous, depuis bien des années déjà. Si la question est d'actualité, bien entendu, cela tient à la fonte des glaces. Je vais essayer de démystifier certaines des questions qui se présentent, d'évacuer certains des mythes au profit de la réalité, au cours des huit prochaines minutes.
Comme vous le savez, le gouvernement applique dans la région de l'Arctique une Stratégie pour le Nord qui repose sur quatre objectifs principaux; vous les trouverez à la page 2 de la présentation.
Un de ces objectifs consiste à exercer la souveraineté canadienne dans l'Arctique, au fur et à mesure que l'intérêt des autres pays pour la région s'accroît. Il importe de se rappeler le vocabulaire que nous employons, surtout en tant que responsables canadiens, représentants du gouvernement canadien et parlementaires; nous disons qu'il s'agit d'exercer la souveraineté dans notre région du Nord. On a tendance à dire qu'il s'agit de revendiquer la souveraineté dans la région. C'est mal dit, on ne saurait revendiquer ce qui nous appartient déjà. Par contre, un mauvais choix de terme peut créer de l'incertitude dans l'esprit des malins, par exemple. Cela vaut pour l'ensemble de mon exposé et pour toute discussion sur le Canada et ce qu'est le Canada : nous exerçons notre souveraineté dans le Nord comme nous le faisons sur l'île de Vancouver ou à Terre-Neuve-et-Labrador, en particulier.
La gestion des différends que nous avons avec nos voisins dans l'Arctique représente une bonne part du travail que nous faisons au MAECI. Avant toute chose, d'un point de vue économique, c'est la délimitation du plateau continental qui compte. Sans m'engager dans des explications trop techniques, je dirai que, essentiellement, il y a un cadre juridique international où les pays adhérant à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer se sont entendus pour dire qu'un pays ne peut prétendre à plus que la part du plateau continental à laquelle il a droit ni avoir moins que ce à quoi il a droit. Il s'agit simplement de faire les mesures nécessaires. Il est facile pour nous de mesurer notre plateau continental sur la côte est — nous n'en avons pas sur la côte Ouest —, mais il est plus difficile de le faire dans l'Arctique, vu l'environnement. Il est très difficile de faire des mesures dans les zones couvertes de glace.
J'essaie tout de même de démystifier l'idée selon laquelle il y aurait une ruée vers les territoires à prendre dans le Nord. Vous ne pouvez réclamer plus que ce à quoi vous avez droit et vous ne pouvez en avoir moins. Il n'y a donc pas de ruée. Nous sommes d'accord là-dessus, et j'y arriverai dans une minute au moment de parler de la Déclaration d'Ilulissat, au Groenland.
La page 3 vous donne l'essentiel, les faits. Depuis 1968, l'étendue des glaces marines diminue et continue de diminuer aujourd'hui même. Cependant, les changements climatiques et la diminution de la couverture glaciaire ne posent aucune menace pour la propriété des terres, des îles et des eaux de l'Arctique canadien. Ils sont la propriété du Canada et ils le demeureront. La souveraineté canadienne dans l'Arctique existe de longue date; elle est fermement établie et se fonde sur un titre historique.
Pour le dire directement, la réalité, c'est qu'il semble y avoir une convergence des questions de souveraineté et des questions de sécurité. Si vous êtes propriétaire d'une maison et que quelqu'un traverse votre cour arrière à la course au milieu de la nuit, vous ne perdez pas votre souveraineté sur la maison en question. Vous en êtes toujours propriétaire. Vous allez vous interroger sur la sécurité de votre cour arrière et vous allez peut-être vouloir étudier le problème, mais vous ne cessez pas d'être le propriétaire de la maison simplement parce que vous vous posez des questions sur le degré de sécurité qu'il y a là. C'est un élément clé pour comprendre la question particulière qui nous intéresse ici, car dès qu'on tombe dans l'idée selon laquelle « si ce n'est pas bien protégé, ça ne m'appartient pas », je crois que le débat est pour une bonne part perdu. Ça vous appartient toujours. Ce que vous faites pour en assurer la sécurité relève des orientations gouvernementales, de la politique, de la capacité. Tout de même, de grands pans du Canada sont assez ouverts à la circulation, comme vous le savez tous.
L'autre mythe, c'est à qui sera le premier arrivé sur les lieux pour s'emparer du territoire; ce n'est pas du tout le cas. Nous avons trois différends dans la région, tous étant très bien gérés, comme vous pouvez le voir en jetant un coup d'œil à votre petite carte. Celui dont vous avez entendu le plus parler, c'est probablement celui qui touche l'île de Hans. Cela a fait les manchettes. C'est un différend que nous avons avec le Danemark. Lorsque le Canada et le Danemark ont essayé de tracer ensemble la ligne le long du canal en question, arrivés à l'île de Hans, nous avons dit : « C'est canadien », ce à quoi ils ont répondu : « Non, c'est danois. » À ce moment-là, nous avons dit : « D'accord, oublions cette île pour l'instant. » Nous avons continué à remonter le canal et avons achevé de délimiter le territoire. C'est une petite île qui ne comporte aucune ressource. Toutes les ressources maritimes se trouvent sur notre territoire ou sur le territoire danois. Personne ne conteste cela, mais il y a la question de savoir à qui appartient l'île. Nous croyons qu'elle nous appartient à nous. Ils croient qu'elle leur appartient à eux. Nous ne nous sommes pas déclaré la guerre à ce sujet ni n'avons l'intention de le faire. Nous nous parlons quand même et nous allons gérer cette question comme nous avons géré les autres.
Essentiellement, c'est une petite île parmi les 36 563 îles qui forment l'archipel canadien, et le différend porte sur l'île uniquement, comme je l'ai dit, et non pas sur les eaux environnantes. Nous avançons sur ce chemin diplomatique depuis 2005; il s'agit de savoir comment nous pouvons régler la question d'une façon qui sera à l'avantage des deux parties, travail auquel nous nous appliquons toujours.
Le prochain différend concerne nos amis danois, lui aussi, c'est celui de la mer de Lincoln; c'est un minuscule différend. Je devrais dire qu'il y a probablement entre 300 et 400 différends maritimes dans le monde en ce moment. Nous sommes parties à très peu d'entre eux. Il y a deux petites zones de 31 et de 34 milles nautiques carrés, au nord de l'île d'Ellesmere, qui sont en cause, du fait d'un désaccord sur la façon de tracer la ligne équidistance entre l'île d'Ellesmere et le Groenland. Il s'agit essentiellement de distinguer les rochers des îles. C'est une tâche que nous allons quand même arriver à accomplir et, comme vous pouvez le voir, c'était une question que nous allons aussi gérer de manière pacifique.
Le différend qui est très intéressant — et je crois que vous avez déjà abordé la question — c'est celui qui touche la mer de Beaufort. C'est essentiellement un des accords sur la frontière maritime canado-américaine au nord du Yukon et de l'Alaska. Le triangle qu'on voit sur la carte illustre la différence entre l'interprétation canadienne et l'interprétation américaine d'un traité de 1825 conclu entre la Russie et le Royaume-Uni, qui fixe au 141e méridien la frontière entre les deux pays.
Le Canada compte là-dessus pour déterminer que le 141e degré de longitude constitue la frontière maritime définitive. Dans le traité lui-même, on dit que cela va « jusqu'à la mer Glaciale; selon nous, c'est « jusqu'à la mer Glaciale » et ça continue vers le haut. Selon les Américains, c'est « jusqu'à la mer Glaciale » et ça s'arrête là. Clairement, il y a un différend là-dessus.
La zone touchée fait 6 260 milles nautiques carrés environ. Nous allons régler cette question-là aussi en conformité avec le droit international et en nous entendant.
Vous avez entendu M. Lackenbauer parler des hydrocarbures. Je suis probablement moins pessimiste que lui, mais, certes, du point de vue de la sécurité énergétique de l'Amérique du Nord, il faut tout au moins mesurer les quantités de pétrole et de gaz naturel qu'il y a dans le Nord, pour mieux assurer notre avenir, et le plus tôt sera le mieux.
Nous accordons quand même des concessions dans le secteur qui fait l'objet du litige, comme le font les Américains. Par contre, il y a un moratoire sur l'exploitation.
Le différend qui excite tout le monde, bien entendu, c'est celui qui touche le passage du Nord-Ouest, qui est entré dans le domaine du mythe. De fait, le différend ne porte pas sur la question des terres. Il n'y a pas de différend sur les eaux elles-mêmes qui sont canadiennes. Le problème concerne le contrôle exercé sur la navigation étrangère — essentiellement, le droit de transit, ou le statut des eaux canadiennes en question d'un point de vue juridique.
Le Canada a déterminé que cela fait partie de ses eaux intérieures que nous avons le droit de les réglementer sans limite comme s'il s'agissait de terres. Les États-Unis, qui ne sont pas d'accord, affirment qu'il s'agit d'un détroit à l'usage de la navigation internationale qui traverse l'archipel arctique canadien, de sorte que les navires étrangers y ont un droit de passage. Cela ne fait aucun doute, nous ne sommes pas d'accord sur la question — et durant le sommet de Shamrock il y a quelques années de cela, le Canada et les États-Unis ont décidé que le moment était venu de s'attaquer au problème. Nous en sommes arrivés à un accord, l'accord canado-américain de 1988 sur la coopération dans l'Arctique, qui régit les mouvements des brise-glaces. Les États-Unis doivent demander notre permission pour que les brise-glaces américains évoluent dans ces eaux; l'accord est respecté et fonctionne bien pour les deux parties depuis 1988. De ce fait, l'autre mythe, selon lequel on y circule comme on veut, n'est pas tout à fait vrai.
L'autre question qui est claire, c'est que ce sont nos eaux à nous, les fonds marins sont à nous, les ressources sont à nous, et nous les considérons comme des eaux intérieures. L'expression clé, de notre point de vue, c'est, bien entendu « le détroit servant à la navigation internationale » selon la conception juridique de l'affaire. Cela n'a jamais été un détroit servant à la navigation internationale. La zone est couverte de glace depuis des millénaires. On ne peut faire reposer une affaire sur quelque chose qui n'a jamais existé.
Nous sommes d'avis que les Américains ont des intérêts particuliers dans les détroits du monde entier et que, d'un point de vue géopolitique, ils ont intérêt à s'assurer que les détroits, où qu'ils se trouvent, sont ouverts à la navigation. Le cas qui nous occupe ici est clairement une exception, mais nous comprenons le point de vue des Américains.
La présidente : Je vous demanderais simplement de parler du plateau continental étendu dont il est question ici, étant donné que nous avons dépassé le temps alloué, puis nous aborderons les autres aspects de la situation durant la période de questions.
M. Kessel : À propos du plateau continental étendu, voyez les deux lignes ici; ceux qui ont la diapo en couleur verront une ligne blanche. Cela délimite le plateau continental étendu. Si jamais nous obtenons toutes les mesures voulues, nous croyons que cela va ressembler en taille à trois provinces des Prairies mises ensemble. C'est un espace énorme qui nous appartiendra. De concert avec les quatre autres pays bordant l'Arctique, nous travaillons à nous assurer que cela se fera de manière pacifique; nous nous attendons bien à ce que ce soit le cas. De fait, la réunion qui aura lieu à Chelsea dans une semaine s'inscrit dans la coopération des cinq États arctiques.
Le sénateur Meighen : La carte illustrant le différend dans la mer de Beaufort ne m'a pas paru très claire, étant donné qu'elle n'était pas en couleur. Est-ce qu'on voit cela mieux ici? Je vois la ligne blanche, l'extension, puis la ligne noire. Qu'est-ce que la ligne noire représente?
M. Kessel : Si un de vos collègues a une carte en couleur, il pourrait vous montrer cela.
La présidente : Nous allons devoir nous contenter de cela.
M. Kessel : Je crains que ce ne soit pour les gens de moins de 40 ans, qui ont les yeux pour voir cela.
La présidente : Nous allons obtenir la version en couleur et faire nos devoirs. C'est merveilleux. C'était une excellente vue d'ensemble de la situation.
Le sénateur Dallaire : Pourquoi ne pas en faire la troisième zone de canal dans le monde? Il y a le canal de Suez et le canal de Panama, nous pourrions avoir le passage du Nord-Ouest. Pourquoi ne pas créer une entité qui fonctionne à la manière de ces deux canaux et faire accepter cela?
Le deuxième aspect de la situation, c'est qu'il y a un important transit sous-marin. Avons-nous une politique à propos des bâtiments à propulsion nucléaire, qu'ils soient sous-marins ou en surface dans l'Arctique? Avons-nous un point de vue quelconque là-dessus?
M. Kessel : Nous ne nous opposons pas à ce que des navires circulent dans les eaux canadiennes. Nous y attachons seulement quelques conditions. D'abord, le bâtiment doit répondre à une certaine norme, que prévoient Transports Canada et la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques. C'est une loi assez prévoyante qui a été conçue il y a 20 ans environ et qui s'est appliquée d'abord à une zone allant jusqu'à 100 milles nautiques au large de notre côte, et, récemment, avec ce que le premier ministre a voulu faire, va jusqu'à 200 milles nautiques au large, pour que ça concorde avec notre ZEE.
Si vous respectez cette condition-là et que vous nous avisez de votre entrée dans les eaux intérieures du Canada — le NORDREG deviendra obligatoire dans quelques mois —, nous ne nous y opposons nullement. De fait, le Canada est un pays commerçant. Nous dépendons du commerce. Nous croyons que Churchill dans la baie d'Hudson peut servir de base pour accroître le trafic de céréales provenant des Prairies. L'essentiel, c'est que vous agissiez sous notre autorité, comme c'est le cas sur le fleuve Saint-Laurent ou dans toute autre voie maritime canadienne. Cela vaut de même pour ces eaux-là.
Personne n'est en désaccord avec ce que vous proposez. Bien sûr, il appartient à la Lloyds of London de déterminer si elle assurera les bâtiments en question. De fait, ce sont probablement des types réunis dans une salle quelque part à Londres qui vont déterminer si vous pouvez, oui ou non, transiter par notre passage du Nord-Ouest, si votre bâtiment est de qualité suffisante.
Le sénateur Dallaire : Et la propulsion nucléaire?
M. Kessel : Vous semblez être mieux renseigné que moi sur les activités sous-marines. J'aimerais mieux laisser à mes collègues du MDN le soin de répondre à cette question-là.
Le sénateur Dallaire : Je reformulerai donc : vu qu'il y a aura une circulation accrue, n'y a-t-il pas une obligation à assumer directement en rapport avec la capacité de surveillance accrue des navires de surface, sans compter même les sous-marins, pour s'assurer que les gens en question répondent aux critères établis, plutôt que d'avoir la situation que nous avons en ce moment, qui suppose l'intervention de la Garde côtière, laquelle ne fait pas partie des forces armées et qui a désespérément besoin d'être rebâtie?
M. Kessel : Sénateur, je crois que le premier ministre l'a signalé de manière convaincante : le Canada sera présent dans notre Nord, il défendra notre Nord, comme nous le ferons partout ailleurs. On s'est engagé envers les habitants du Nord, envers les Rangers et d'autres personnes. Il y a la Force opérationnelle interarmées (Nord), la FOIN, que vous connaissez, et qui nous tient lieu de forces armées dans le Nord. Des membres des forces armées seraient probablement mieux placés que moi pour vous expliquer clairement la situation. Pour ce qui est d'honorer son engagement, on peut dire que le gouvernement en place l'a certainement fait et qu'il continuera de le faire.
[Français]
Le sénateur Nolin : Monsieur Kessel, j'aimerais revenir sur la question de la mer de Beaufort. Où en sont les étapes — les nôtres et ceux des Américains? Que mettons-nous en œuvre pour trouver une solution internationale légale à notre différend avec les Américains? Où en sommes-nous dans ces efforts en vue de trouver une solution?
[Traduction]
M. Kessel : Le gouvernement en place s'est engagé fermement à régler les différends avec ses voisins. Il y a beaucoup de travail scientifique qui se fait avant que nous puissions même entamer une discussion sur la manière de régler cette question particulière. Quant à nous, nous nous en tenons à la position qui a été celle du Canada jusqu'à maintenant : cela fait partie d'un traité.
Concrètement, le Canada et les États-Unis travaillent ensemble à déterminer ce qui se trouve là, ce qui se trouve dans les fonds marins et où se trouve le plateau continental.
Depuis trois étés, le NGCC Louis S. St-Laurent de la Garde côtière et l'USS Healy cartographient la zone. Ils l'ont fait l'été dernier aussi et ils le feront probablement l'été prochain. Les scientifiques nous disent qu'ils ne pourront nous donner assez d'informations pour que nous ayons une discussion intelligente sur la question tant qu'ils n'auront pas terminé le travail de cartographie.
Le Canada et les États-Unis ont convenu du fait qu'il nous faut de solides informations scientifiques et que c'est à ce stade-là que nous en sommes pour ce qui est du différend dans la mer de Beaufort.
[Français]
Le sénateur Nolin : Je comprends cette dimension et je pense que c'est fort utile, cela permettra, à la limite, une cogestion sur la souveraineté d'un territoire sur lequel on ne s'entend pas, mais il n'en reste pas moins qu'au sujet du territoire en question, à moins qu'on en arrive à un règlement — et je n'ai pas l'impression qu'on n'arrive à ce règlement —, les deux pays vont éternellement être divergents sur la propriété ou la souveraineté de ce triangle au fond de la mer de Beaufort, et nous devrons nous satisfaire d'une cogestion harmonieuse de ce territoire.
[Traduction]
M. Kessel : Vous avez soulevé quelques questions très importantes. Elles font voir à quel point le Canada et les États-Unis s'entendent bien, même là où il y a un différend à propos de la frontière maritime. J'évite le terme conflit, qui est nettement plus chargé.
Le sénateur Nolin : C'est un simple désaccord.
M. Kessel : De fait, c'est un désaccord compliqué. Le fait est qu'il existe un désaccord. Tout de même, nous évoluons dans un contexte pratique où nous n'allons pas intensifier inutilement une discussion et éviter ainsi l'approche raisonnée qui fait voir les intérêts réciproques des parties. Notre intérêt réciproque, c'est de régler le différend, de l'éliminer. D'ici 2013, le Canada doit présenter à la commission ses arguments sur le plateau continental. Nous voulons tout au moins commencer à atténuer ce que vous appelez un conflit, ou un différend, pour que nous puissions nous adresser à la commission en disant : « Regardez, il n'y a pas de problèmes à la frontière canado-américaine. » Sinon, nous allons trouver de toute manière un arrangement qui convient aux deux parties.
En ce moment, les scientifiques font un travail extraordinaire. Nous acquérons des connaissances inédites sur le plateau continental. Cela aura une incidence sur ce que le Canada et les États-Unis adopteront comme position quant aux ressources qui existent et ce que sont nos intérêts en Amérique du Nord. Pour l'instant, nous discutons de la question entre nous.
La présidente : Vous avez laissé entendre que les tests se poursuivraient l'été prochain. Y a-t-il un délai ferme prévu pour ces travaux?
M. Kessel : Nous devons présenter nos résultats en 2013. La cartographie se poursuivra probablement pendant deux années encore. Nous sommes en train de mettre à l'essai du matériel inventé au Canada, c'est-à-dire des véhicules sous- marins autonomes —, peut-être un témoin vous en a-t-il parlé. Cela doit nous permettre de mesurer les fonds marins, mais la variabilité des glaces et d'autres facteurs nous donnent de la difficulté.
Pour l'instant, nous prévoyons remettre notre soumission en 2013. Le temps a été extraordinairement clément au sud, dans la mer de Beaufort. Le temps a été variable dans le nord, au nord de l'île d'Ellesmere, et il y a les glaces en mouvement. Il est difficile de jauger une calotte glacière là où les glaces sont en mouvement; on en perd le sommeil. Nous croyons être en mesure de remettre notre soumission à temps.
Le sénateur Patterson : Merci de ce fascinant exposé. Nous espérons tous que la démarche faisant appel au Conseil de l'Arctique et à la convention de l'ONU réussira, mais quelqu'un a souligné que le Conseil de l'Arctique n'est pas investi du pouvoir décisionnel; c'est un véhicule de coopération.
D'un point de vue juridique, si les travaux scientifiques et la négociation ne permettent pas de régler la question — que le ciel nous en garde —, y a-t-il un autre mécanisme auquel on pourrait recourir?
M. Kessel : Comme vous l'avez dit, le Conseil de l'Arctique n'a pas de poids juridique. Il a tout de même un bon poids moral. C'est pourquoi c'est un lieu pratique pour discuter des questions socioéconomiques de type environnemental. Celles auxquelles nous avons affaire en particulier au large de la côte s'inscrivent bel et bien dans un régime juridique international au sens strict du terme et sont admises comme telles par tous les pays bordant l'océan Arctique.
Les États-Unis ont accepté, même s'ils n'adhèrent pas à l'UNCLOS. Ils ont fait savoir que, à leurs yeux, de grands pans de la convention relèvent de ce que nous appelons le droit international coutumier; par conséquent, ça tient lieu de loi, que ça figure dans une convention ou non. Ils modulent leur conduite sur ce principe, tout comme le font nos amis russes, qui ont signalé eux aussi qu'ils s'en tiendront à cette façon de procéder, à l'instar de nos collègues danois et de nos collègues norvégiens. Il est prématuré de parler du règlement d'un différend, étant donné que nous en sommes seulement à l'étape qui consiste à discuter de ce qui existe.
Le sénateur Patterson : C'est le droit international. Est-ce dire que les tribunaux internationaux représentent un recours possible, si on en vient là?
M. Kessel : Le droit international est l'affaire des États, qui le créent pour se gouverner. Dans toute relation, visiblement, si vous ne réglez pas les problèmes, vous pouvez vous tourner vers d'autres mécanismes de règlement. Ça ne veut pas forcément dire un tribunal. Vous pourriez vous parler, recourir à l'arbitrage, négocier; vous pourriez prendre plusieurs autres mesures. La plupart des pays préfèrent ne pas se tourner vers les tribunaux internationaux, à moins d'être convaincus de ne pouvoir régler leurs différends.
Comme je l'ai dit plus tôt, c'est prématuré, même si nous croyons que les différends peuvent se régler grâce au régime actuel.
Le sénateur Meighen : Si je ne m'abuse, les Américains n'ont pas signé l'UNCLOS.
M. Kessel : Vous dites vrai.
Le sénateur Meighen : Dans quelle mesure cela a-t-il une incidence sur les négociations?
M. Kessel : Ils conviennent du fait que la majeure partie du contenu est considérée comme relevant du droit international coutumier, c'est-à-dire qu'ils y sont assujettis de toute façon. Ils ne se sentent pas liés sur quelques points en particulier, mais qui ont trait davantage aux relations avec les pays en développement et avec d'autres ressources. Ce que nous constatons donc, c'est que les administrations américaines qui se succèdent, qu'elles soient républicaines ou démocrates, se conforment essentiellement à l'UNCLOS et travaillent avec nous de manière constructive. Nous n'avons pas raison de croire qu'elles ne continueraient pas à le faire. L'administration Bush l'a fait, et l'administration Obama a indiqué qu'elle souhaite faire ratifier cette mesure par le Sénat. S'ils arrivent à régler un de leurs grands dossiers, peut-être auront-ils plus de temps à consacrer à cette mesure.
La présidente : C'est peut-être prématuré.
Le sénateur Day : Merci d'être là. Il serait utile pour le compte rendu que vous expliquiez la signification des termes « eaux territoriales » et « zone économique », puis la question du plateau continental et les différents régimes dans lesquels ces notions s'inscrivent.
M. Kessel : Je vais commencer par les eaux intérieures. Essentiellement, le pays fixe les lignes de base de son territoire. Nous faisons cela depuis 1985; en d'autres termes, nous indiquons où se trouve la ligne de base, mesurant le pourtour effectif du territoire canadien. Tout ce qui se trouve à l'intérieur est interne. Seul le régime canadien s'y applique.
Les 12 milles comptés à partir de la ligne de base délimitent les eaux territoriales où le Canada exerce une souveraineté totale, sauf le droit de passage inoffensif, de certains bâtiments qu'il n'a pas raison d'arrêter dans la mesure où ils se conforment aux règles.
Le droit international nous accorde, à nous et à tout le monde, une ZEE, une zone économique exclusive, de 200 milles nautiques dans laquelle nous pouvons exercer notre souveraineté économique, si ce concept peut s'appliquer, dans les 200 milles nautiques prévus.
Ça se complique encore : le plateau continental, soit la zone sous-marine qui part des lignes de base jusqu'au point qui le sépare de la haute mer, appartient à l'État. De même, s'il y a une dorsale ou que le plateau s'étend autrement, son prolongement normal et logique est considéré comme appartenant à l'État aussi. Nous essayons de déterminer simplement où se trouve le plateau continental. Nous avons appris que les ressources qui se trouvent sur le plateau continental proviennent soit du limon ou du mouvement des crustacés devenus hydrocarbures. Voilà où se trouvent le gaz naturel et le pétrole. Nous voulons être bien sûrs de connaître la position exacte de ce prolongement du plateau.
Vous avez aussi entendu des discussions concernant la dorsale Lomonosov et d'autres formations du genre dans l'Arctique. C'est extrêmement important pour déterminer la mesure dans laquelle le continent nord-américain, l'intérêt canadien, pousse jusqu'au pôle Nord. Nos collègues russes s'intéressent à la dorsale Lomonosov partant de Russie pour rejoindre le pôle Nord et le Canada.
Avant que quelqu'un me demande la signification du drapeau planté au pôle Nord, je donnerai la réponse. C'est un coup de publicité; ça n'a aucune signification. Cela veut dire : nous étions là. Cela ne représente rien de plus que le drapeau du National Geographic en Himalaya, qui veut dire que les gens du National Geographic étaient là, ou que le drapeau américain sur la lune, qui veut dire que les Américains étaient là. Les gens en question ne sont propriétaires ni de l'Himalaya ni de la lune, et les Russes ne sont pas propriétaires du pôle Nord. Il n'y a pas de danger pour le Canada.
Le sénateur Day : Le régime juridique prévoyant les 12 milles et la zone économique exclusive jusqu'à 200 milles nautiques relève-t-il du droit de la mer, dont les États-Unis n'ont pas signé la convention?
M. Kessel : Les États-Unis n'ont pas ratifié la convention, mais ils acceptent le fait que les règles régissant les eaux territoriales et la ZEE relèvent du droit international coutumier, c'est-à-dire qu'ils y sont liés. Ce droit-là existait avant l'UNCLOS.
Le sénateur Day : C'est ce que j'aurais cru.
M. Kessel : L'UNCLOS a donc intégré bon nombre de ces éléments en en ajoutant d'autres. Les éléments intégrés, les gens ont toujours dû les respecter. Les éléments ajoutés représentent ce qu'il faut ratifier pour y être lié. Les Américains sont liés par ce qui existait avant la création de la convention et par bon nombre des éléments que nous avons ajoutés à l'UNCLOS, mais pas tous. Pour ce qui est des eaux territoriales et de la ZEE, ils observent les règles établies.
La présidente : D'un point de vue juridique, que pourrait-on accomplir à la réunion de Chelsea? Il est question ici d'un organisme bénévole. Tous n'y sont pas représentés. Pourrait-il s'y passer quelque chose?
M. Kessel : Il importe de comprendre ce qu'il en est de la conférence de Chelsea. La conférence de Chelsea fait suite à la rencontre d'Ilulissat. La rencontre d'Ilulissat a eu lieu du 27 au 29 mai 2008. Vous trouverez cela à la dernière page de la présentation que vous avez reçue.
Les pays qui y étaient présents sont les pays qui bordent l'océan Arctique. L'océan Arctique ressemble à un beignet immense — pas l'Arctique en entier lui-même, juste l'océan. Les pays participants ont le droit légalement à un plateau continental étendu dans l'Arctique; c'était leur seule raison d'y être. Les trois États membres du Conseil de l'Arctique n'étaient pas présents parce que la Suède, la Finlande et l'Islande ne figurent pas dans ce groupe. Il y a le beignet, et voici où ils se situent. Ils ne sont pas ici; nous, nous le sommes. Ils n'ont pas droit à un plateau continental sur ce beignet. Nous n'excluons personne; c'est simplement que les pays en question ne sont pas situés où il faut, la géographie étant ce qu'elle est.
Notre réunion visait à étouffer une partie de l'hystérie qui régnait à ce moment-là, si vous avez bonne mémoire, du fait que certains auteurs, journaux et journalistes affirmaient que le ciel nous tombait sur la tête, qu'il y aurait la guerre, que tout un et chacun se lançait dans une course folle vers le pôle Nord pour s'y emparer des ressources.
Ce que les pays en question ont décidé de faire, le Canada y compris, c'est de dire : calmons simplement le jeu. La chose n'est pas vraie. Depuis 40 ans, nous évitons la guerre en donnant forme à la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. Éviter d'aller en guerre, c'est notre tâche; créer un environnement où nous pourrons exploiter les zones auxquelles nous avons droit du point de vue économique, c'est notre tâche; et c'est ce que nous faisons.
Aux cinq pays à l'origine d'une déclaration faite au Groenland, nous disons : voici ce que nous faisons. La conférence de Chelsea s'inscrit dans la foulée de cet engagement, qui dit que nous allons nous parler plutôt que de nous lancer dans une course; nous attacher aux questions liées au plateau continental, plutôt que de laisser courir les hypothèses sur ce que nous faisons. Il est louable que les Danois, au Groenland, et que nous, Canadiens, à Chelsea, ayons une telle relation avec nos voisins; j'attends avec impatience les résultats de la démarche.
La présidente : Je sais que, d'un point de vue juridique, c'est du fait qu'ils s'entendent sur la question que vous parlez. Pourraient-il pousser ça encore plus loin?
M. Kessel : Nous nous occupons de mise en œuvre. Nous avons établi les normes. Nous avons hâte de concevoir des nouveautés. Mais la réalité, c'est que nous avons suffisamment de trucs à mettre en œuvre — s'il fallait les mettre bout à bout, ça ferait probablement la distance qu'il y a entre la Terre et la Lune. La rencontre de Chelsea s'inscrit dans la mise en œuvre continue d'une négociation difficile qui a pris 40 ans et dont nous respectons tous maintenant le résultat. Il faut nous reconnaître cela : nous sommes bien en train de mettre cette affaire en œuvre, et de façon pacifique.
Le sénateur Martin : Je veux profiter de l'occasion pour faire quelques remarques, plutôt que de poser une question. Votre exposé m'a paru calmant, rassurant et j'apprécie le langage précis que vous employez. Je voulais simplement faire inscrire au compte rendu le fait que je me sens rassuré, en tant qu'habitant du Sud, devant cette question vaste et importante.
À la page 2, vous exposez la Stratégie pour le Nord. De votre point de vue, y aurait-il quelque chose à dire à propos de la Stratégie pour le Nord? Est-ce que nous en faisons assez? De votre point de vue, étant donné tous les enjeux, les différends et les faits entourant la question, avons-nous adopté une bonne stratégie pour l'avenir?
M. Kessel : Premièrement, j'apprécie ce que vous dites. J'espère que mon approche de la question a pour effet de calmer les gens, car il est parfois difficile de se faire entendre dans tout ce brouhaha. Si on étudie la question de près, non pas la rhétorique, mais la réalité sur le terrain, on s'aperçoit que nous ne sommes pas aussi faibles d'esprit que certains voudraient le faire croire, en tant qu'État, en tant que gouvernement, en tant que peuple. Nous avons vraiment bien étudié certaines des questions en jeu et décidé de les régler avant que cela ne devienne un terrible problème.
Nous ne savions pas que la glace allait fondre aussi rapidement. Nous avons eu l'intelligence de créer — je pourrais peut-être dire qu'il s'agit des négociateurs à l'époque — une disposition particulière de l'UNCLOS où il est question des zones couvertes de glace, dans la mesure où nous les traitons comme s'il s'agissait de terres, en partie pour protéger l'intérêt des populations autochtones pour que la glace ne soit pas complètement détruite, et aussi pour établir certains intérêts environnementaux dans les zones en question, ce qui nous a permis d'aller aussi loin que nous l'avons fait avec la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques. Les négociateurs en question ont fait preuve de prescience. Ils ne savaient pas que nous allions assister à un tel retrait des glaces de notre vivant, mais ils ont été assez futés pour prévoir cela.
Quant à la Stratégie pour le Nord, il faut dire que nous vivons dans un environnement dynamique et changeant, non seulement dans le Nord, mais partout au Canada. Le Nord en particulier ressent les effets des changements climatiques en raison de l'augmentation exponentielle des températures qu'on peut y constater et de l'impact de ce phénomène sur le point de congélation, qui a tant d'importance.
Nous constatons qu'il faudra renforcer l'infrastructure. Nous constatons la fonte du pergélisol, ce qui a un impact sur les logements, les pistes d'atterrissage et ainsi de suite. Le gouvernement s'engage à faire en sorte que nous disposions de fonds suffisants pour régler ces problèmes-là. Par conséquent, il y a un élément de développement économique et social à la question. L'élément environnemental concerne la façon de traiter avec les intérêts miniers qui s'ouvrent dans ce secteur nouveau où il n'y a jamais eu de mines et la question de savoir quoi faire des résidus miniers et divers autres éléments qui se retrouveront dans des lieux où la nature auparavant était pure.
La décentralisation de la gouvernance a fait l'objet d'efforts importants de la part du gouvernement en place, qui veut s'assurer que les territoires sont maîtres chez eux et qu'ils contribuent au bien-être et à la richesse du Canada. Pour ce qui est du pilier de la souveraineté, il s'agit de rassurer les Canadiens sur le fait que le Nord, comme les autres régions de notre pays, est aussi souverain que jamais et qu'il le sera toujours.
La présidente : Au fur et à mesure que les glaces fondent — et les glaces sont considérées comme des terres —, la définition des 12 milles ou des 200 milles commence-t-elle à changer?
M. Kessel : Non.
La présidente : C'est bien.
M. Kessel : Un mille demeure un mille, qu'il y ait de la glace à la surface ou non.
La présidente : Si les glaces sont considérées comme des terres, cela ne change-t-il pas la nature du différend?
M. Kessel : Non, étant donné que la disposition dit aussi qu'il doit s'agir d'une zone couverte de glace pendant la majeure partie de l'année. Nous croyons que ce sera couvert pendant la majeure partie de l'année; nous ne nous attendons donc pas à ce changement dans un proche avenir.
[Français]
Le sénateur Nolin : Je voudrais revenir sur la question du passage. Ce sont des eaux intérieures canadiennes, donc toute la réglementation et la législation canadienne s'appliquent sur le passage. Vous avez fait référence dans une de vos réponses à un règlement qui serait en vigueur bientôt; y a-t-il d'autres mesures, législatives ou réglementaires, qui existent spécifiquement pour le passage du Nord-Ouest ou qui sont en préparation pour consolider encore plus la mise en œuvre de notre souveraineté et, plus spécifiquement, pour protéger l'environnement fragile de cette région du Canada?
[Traduction]
M. Kessel : Vous avez soulevé un point très intéressant. Une façon de l'aborder consiste à envisager d'abord le concept de passage du Nord-Ouest en lui-même. Vous ne verrez pas le terme « passage du Nord-Ouest » sur une carte, étant donné qu'il renvoie à un concept plus qu'à une réalité. La carte nous fait voir une série de canaux qui, mis ensemble, permettent de se rendre à l'est ou à l'ouest. Certains explorateurs sont morts en essayant de traverser la zone.
Nous en sommes maintenant au point où la combinaison de passages qui existent — qui, ensemble, sont considérés comme formant le passage du Nord-Ouest, car c'est la direction nord-ouest dont il s'agit, et chacun a son propre nom — permettrait d'y arriver. Cela ne change en rien le fait qu'il s'agit toujours d'eaux intérieures du Canada, pas plus que les Mille-Îles près de Kingston changeraient de statut parce qu'elles sont couvertes de glace ou non et autorisent un passage ou non. Ce sont des eaux intérieures. Nous nous occupons de la question comme nous le faisons dans le reste du pays et pour le reste des eaux du Canada. Certes, rien ne donne à croire que nous ne pourrions continuer de le faire.
Pour l'instant, il s'agit de savoir qui essaie de régler un problème qui n'existe pas. La difficulté, quand on essaie de régler un problème qui n'existe pas, c'est qu'on arrive à en créer d'autres. C'est un problème qui n'existe pas. On n'a pas besoin de le régler. Ce sont des eaux intérieures du Canada. Il s'agit d'un territoire où nous sommes souverains, et la chose semble fonctionner plutôt bien.
Le sénateur Nolin : Dans une de vos réponses, vous avez parlé d'un règlement qui s'appliquera dans un proche avenir.
M. Kessel : Oui. Jusqu'à une époque récente, nous avions le NORDREG, qui renvoie à une démarche volontaire où les bateaux qui arrivent dans nos eaux dans le Nord s'identifient. Il faut penser aussi à la recherche et sauvetage, à la sécurité, à la surveillance des bateaux, pour que nous puissions réagir. La démarche a été volontaire jusqu'à maintenant, étant donné que le nombre de bâtiments circulant dans la zone était minuscule.
Nous envisageons un avenir où le nombre de bateaux sera peut-être plus élevé dans la zone. Nous voulons établir un système qui nous permettra de savoir qui est là et comment réagir, au besoin. Il deviendra obligatoire pour les bâtiments entrant dans la zone non seulement de se plier à nos exigences environnementales sous le régime de la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques — c'est une loi —, mais aussi de nous signaler où ils se trouvent; dans un tel cas, nous allons alors pouvoir suivre leur trace tandis qu'ils cheminent sur notre territoire.
À des rencontres internationales, il a été question de savoir s'il faut équiper les navires d'un type particulier de transpondeur qui ferait que nous pourrions les repérer au moyen de nos satellites, qu'ils s'identifient ou non.
Le prochain grand enjeu sera celui de la recherche et du sauvetage à mesure que le Nord s'ouvre. Comme vous le savez, il y a maintenant des vols qui passent au-dessus du pôle Nord, ce qui ne se faisait jamais pendant la guerre froide. Or, nous tenons pour acquis que les machines construites par l'homme peuvent parfois poser des problèmes. Que faire en pareil cas?
Notre travail au sein du groupe des cinq pays de l'Arctique a consisté aussi à étudier la capacité de recherche et de sauvetage. Dans notre région, nous ne pouvons appeler quelqu'un en Suède pour qu'il vienne effectuer une opération de recherche et de sauvetage. Ce n'est pas que nous n'aimons pas les Suédois; c'est qu'il faut aller chercher celui pour qui il est le plus commode d'intervenir.
La nature obligatoire du NORDREG vise en partie à resserrer la capacité à cet égard. Vous aurez remarqué que, il y a un an et demi environ, un navire de croisière brise-glace de fabrication canadienne a coulé en Antarctique. C'était sous un ciel bleu dégagé; il n'y avait pas de tempête; c'était le jour, et il y avait à bord un très grand nombre de passagers. Personne n'est mort. C'est parce qu'il était accompagné par un autre navire de croisière.
Plusieurs mesures sont à l'étude en ce moment en rapport avec l'augmentation du nombre de croisières en Arctique. Nous ne voulons pas empêcher que les gens se rendent dans notre partie de l'Arctique. Nous ne voulons pas empêcher le commerce dans notre partie de l'Arctique. Nous voulons simplement nous assurer de la sécurité et de la rigueur des choses sur le plan environnemental lorsque les gens s'y rendent et, au besoin, de pouvoir leur venir en aide en cas de difficulté.
Le sénateur Nolin : Vous venez de mentionner le groupe des cinq pays de l'Arctique. Je présume que vous parlez des cinq États qui vont se rencontrer à Chelsea?
M. Kessel : Oui, le groupe des cinq de l'Arctique, le groupe des huit de l'Arctique.
Le sénateur Meighen : Quelle est la différence entre la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques et la Loi sur la marine marchande du Canada? Pourquoi n'aurait-on pu recourir à la Loi sur la marine marchande du Canada?
De même, ne pouvons-nous réglementer la sécurité des cargaisons et tout le reste en appliquant la Loi sur la marine marchande au Canada à d'autres secteurs?
M. Kessel : Malheureusement, je ne suis pas spécialiste de la Loi sur la marine marchande du Canada. Il faudrait que vous convoquiez un de mes collègues de Transports Canada.
Je crois que les gens, à l'époque, croyaient à la nécessité d'un régime particulier pour la prévention de la pollution des eaux arctiques. C'est pourquoi le gouvernement de l'époque a décidé d'agir ainsi. Cela semble avoir fonctionné, mais s'il y a des questions à propos du fonctionnement de la Loi sur la marine marchande du Canada, je vous renverrais à un de mes collègues.
Le sénateur Dallaire : Savez-vous comment le canal de Suez est géré?
M. Kessel : Non.
Le sénateur Dallaire : Avec tous les actifs qu'il y a là, croyez-vous que nous allons devoir agir un jour? Nous parlons de l'avenir, mais pas de la semaine prochaine. Le coût de tout cela pourrait être facturé à ceux qui veulent transiter par la zone. Si nous commençons à mettre en place un tel régime, nous pourrions être ouverts à l'idée que ça devienne des eaux internationales qui seraient réglementées par un autre organisme.
M. Kessel : Non. Les eaux ne deviennent pas des eaux internationales si elles ne l'étaient pas auparavant — surtout si ce sont des eaux intérieures du Canada — tout simplement parce que le climat a changé.
Le sénateur Dallaire : De nombreux autres commentateurs ne sont pas nécessairement d'accord avec vous là-dessus. Est-ce parce que c'est là la position que nous adoptons ou simplement parce qu'il n'y a pas d'options autres que celles que vous proposez?
M. Kessel : C'est comme si vous me demandiez quand est-ce que j'ai cessé de battre ma femme.
Le sénateur Dallaire : Vous êtes dans ce domaine-là.
M. Kessel : Je vais demeurer dans ce domaine-là, mais je dois vous corriger si vous croyez qu'il y a une rupture entre ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas. Nous connaissons bien le fonctionnement de la Voie maritime du Saint-Laurent et nous nous entendons très bien avec nos amis américains sur la façon de gérer cela.
Cependant, je vous dirais qu'il s'agit là de gérer une voie maritime là où il y a un État souverain au nord et un autre État souverain au sud. Cela ne s'applique pas à notre passage du Nord-Ouest. C'est le Canada au nord, le Canada au sud, le Canada à l'ouest, le Canada à l'est, et le Canada plus au sud, le Canada plus au nord. Ce sont deux choses différentes.
Nous ne parlons pas de la Voie maritime du Saint-Laurent, où il a fallu constituer un groupe de travail mixte. Cela fonctionne très bien. Si jamais le commerce maritime devient plus fréquent dans le Nord, le Canada s'occupera de le gérer. C'est pourquoi nous étudions la question aujourd'hui, pour être prêt, pour mettre en place le cadre nécessaire sur le plan législatif et environnemental, de même que pour la recherche et le sauvetage.
C'est pourquoi nous travaillons de concert avec nos voisins. La solution de rechange à la coopération dans ces domaines-là, c'est la mort pour ceux qui se retrouvent en difficulté. Cette coopération, née de 40 ans de négociations — après la Seconde Guerre mondiale, époque à laquelle nous avons dit que nous ne ferions pas la guerre pour une question de territoire —, porte ses fruits. De fait, nous devrions nous déclarer vainqueurs dans cette histoire.
La présidente : Merci beaucoup. Nous apprécions les observations que vous avez faites, monsieur Alan H. Kessel, conseiller juridique à Affaires étrangères et Commerce international Canada depuis 2005, mais présent au ministère depuis 1983. Nous vous remercions de la lumière que vous avez su faire sur les questions qui nous intéressent aujourd'hui.
Nous allons poursuivre notre discussion au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense à propos de la souveraineté et de la sécurité dans l'Arctique. Nous sommes heureux d'accueillir le professeur Michael Byers, de l'Université de la Colombie-Britannique, auteur, pour les besoins de notre cause aujourd'hui, d'un livre intitulé Who Owns the Arctic? Understanding Sovereignty Disputes in the North.
Avez-vous une déclaration liminaire à présenter?
Michael Byers, professeur, Université de la Colombie-Britannique : Oui, je voudrais faire une déclaration liminaire. Je demeurerai bref, étant donné que M. Kessel a parlé avant moi et que j'ai beaucoup d'estime pour ses capacités. Je présumerai qu'il a couvert une bonne part du terrain.
Je veux signaler dès le départ que, en matière de souveraineté, il n'y a qu'un seul différend dans tout l'Arctique circumpolaire concernant les terres, et c'est celui de l'île de Hans, qui est un caillou insignifiant de 1,3 kilomètre carré, et rien d'autre.
Au début des années 1970, le Canada et le Danemark ont tracé une frontière maritime de 2 600 kilomètres. Si nous n'avons pas tracé de ligne au milieu de l'île de Hans, c'est simplement parce que nous nous n'étions pas rendu compte à ce moment-là qu'il y avait même un différend qui pouvait se régler très rapidement. Quand il est question de la souveraineté dans l'Arctique, il est question d'eau et de fond marin, pas de terre.
Nous avons avec le Danemark, au nord du Groenland et de l'île d'Ellesmere, quelques légers différends touchant les frontières maritimes, qui pourraient se régler facilement. Nous avons un différend plus important à propos d'une parcelle du fond marin de plus de 21 000 kilomètres carrés dans la mer de Beaufort. De fait, le différend n'est plus qu'un différend. Les 21 000 kilomètres en question se situent dans la zone économique exclusive délimitée par les 200 milles nautiques. En outre, de nouvelles données scientifiques laissant entrevoir la possibilité de prétendre à un plateau continental étendu au-delà des 200 milles nautiques viennent d'accroître l'ampleur du différend, mais aussi les possibilités d'une solution négociée. C'est parce que les Américains souhaitent établir une ligne équidistante pour délimiter la frontière maritime. Au-delà de la limite des 200 milles nautiques comptés à partir de la côte, la présence de l'île Banks, île canadienne située tout juste à l'est de la mer de Beaufort, fait faire un virage sec à cette ligne équidistante en direction de la frontière maritime avec la Russie, ce qui, de fait, a pour effet d'équilibrer les arguments canadiens et juridiques d'une façon qui est très commode.
Je suis heureux de savoir que, dans le discours du Trône, le gouvernement canadien a annoncé son intention de négocier pour régler nos différends touchant les frontières dans l'Arctique. La mer de Beaufort figurera en tête de liste, et le moment est bien choisi pour régler ce problème-là entre amis et, bien entendu, entre partenaires sur un marché énergétique commun en Amérique du Nord. Nous n'avons vraiment aucune raison de nous inquiéter outre mesure du différend dans la mer de Beaufort. Les gens compétents comme M. Kessel vont en arriver à une solution.
Il y a la possibilité d'un petit chevauchement avec les territoires auxquels prétendent les Russes et les Danois pour l'extension du plateau continental dans le centre de l'océan Arctique. Ce n'est pas un grand problème. Nos scientifiques collaborent étroitement depuis un certain temps déjà. Les conseillers juridiques de notre ministère des Affaires étrangères, dont M. Kessel, se réunissent pour discuter de la possibilité de présenter une soumission concertée ou conjointe à la commission des Nations Unies sur les limites du plateau continental.
Les gens doivent savoir que la plupart des hydrocarbures dans l'Arctique se trouvent en eau peu profonde, près de la côte. C'est que les hydrocarbures sont essentiellement des plantes mortes des temps anciens qui, à l'époque, avaient besoin de la lumière solaire pour croître, de sorte qu'on n'en trouve pas dans 4 000 mètres d'eau; on en trouve en eau peu profonde, dans les zones économiques exclusives ou sur le plateau continental étendu. Plus près du pôle Nord, l'eau devient très profonde. De fait, elle a là une profondeur de 4 000 mètres. C'est aller chercher cela très loin. Il serait extrêmement coûteux d'exploiter ces hydrocarbures.
Cette histoire ne renvoie à rien d'autre que des manœuvres politiques utilisées à l'occasion pour impressionner les gens en Russie et parfois aussi au Canada de temps à autre. La question peut se régler.
La présidente : Votre point de vue personnel sur cela a-t-il changé? Nous avons toujours droit aux déclarations, qui peuvent être fracassantes, et nous devons exercer un contrôle là-dessus, nous battre pour la cause et nous préparer. Votre point de vue a-t-il changé?
M. Byers : La coopération accrue qu'il y a dans les pays de l'Arctique depuis quelques années m'encourage. Par exemple, j'ai été heureux de savoir que M. Kessel s'est rendu à Moscou en février pour rencontrer son homologue russe. Cela représentait un progrès important. Permettez-moi de vous parler de la question capitale qui fait l'objet du désaccord et des difficultés qu'il y a, soit le passage du Nord-Ouest.
Nous assistons à une fonte rapide et sans précédent de la glace de mer dans l'Arctique. J'ai navigué moi-même dans le passage de Nord-Ouest; je n'y ai vu presque aucune glace. Mon collègue David Barber, de l'Université du Manitoba, qui figure parmi les plus importants scientifiques canadiens spécialistes des glaces de mer, nous avertit : l'océan Arctique pourrait être libre de glace de façon saisonnière dès 2013, soit dans trois ans.
Je tiens à insister sur le fait que nous, qui œuvrons dans le domaine des politiques publiques, n'avons pas besoin de certitudes scientifiques pour agir. Nous devons nous prémunir contre les risques. C'est une question d'évaluation des risques. Si des scientifiques comme David Barber affirment que les glaces de plusieurs années risquent très bien de disparaître dans l'océan Arctique, qui serait ainsi libre de glace de façon saisonnière, selon moi, nous qui œuvrons dans le domaine des politiques devons nous y préparer. Certains scientifiques ne seront toujours pas d'accord avec le constat, mais si les probabilités d'une attaque terroriste d'envergure sur Ottawa se chiffraient à, disons, 20 p. 100, nous remuerions ciel et terre pour empêcher qu'elle se produise. Les probabilités que s'ouvre le passage de Nord-Ouest dans les 5 à 10 prochaines années sont nettement supérieures à 20 p. 100; et il nous faut donc nous préparer à cela.
Il y a deux ans de cela, j'ai travaillé de concert avec l'ex-ambassadeur américain Paul Cellucci. Nous avons appliqué un modèle de négociation au passage du Nord-Ouest. Vous trouverez en annexe mon livre les recommandations auxquelles nous sommes arrivés d'un commun accord. Nous avons réalisé cet exercice pour montrer que le Canada et les États-Unis pourraient négocier de façon constructive le travail de coopération et de stimulation de la confiance qui s'impose, même en ce qui concerne le passage du Nord-Ouest. Nous n'avons pas réglé le différend juridique qui oppose nos deux pays, mais nous avons trouvé un terrain d'entente sur lequel nous engager pour atteindre ce but. Il est absolument impératif de saisir le fait que, devant le risque que pose un passage du Nord-Ouest ouvert et le fait que les États-Unis soient nos partenaires en matière de sécurité en Amérique du Nord, par exemple, du fait que nos économies relèvent toutes deux de l'ALENA, il n'y a vraiment pas lieu d'attendre dans ce dossier, où nous pouvons trouver un terrain d'entente.
Je dirais que je suis très vivement en désaccord avec les conseils que le gouvernement canadien reçoit de ses diplomates et de son conseiller juridique. Nous ne pouvons simplement continuer à y aller au petit bonheur en nous disant : voilà, nous sommes d'accord pour dire qu'il y a un désaccord là-dessus. Je crois que nous devons collaborer avec les Américains pour trouver des solutions au problème du passage du Nord-Ouest, qui pose des risques découlant d'eaux dégagées des glaces, que ce soit des accidents du genre de ceux dont M. Kessel a parlé ou des risques pour l'environnement. Un pétrolier à coque simple naviguant dans le passage du Nord-Ouest pourrait causer un accident semblable à celui de l'Exxon Valdez. Je songe aussi aux risques pour la sécurité que posent les contrebandiers et l'immigration illégale, par exemple. Pour nos amis américains, la menace de terrorisme a une très grande importance. Même si le risque que des terroristes frappent dans l'Arctique est très faible, cela demeure une question qui préoccupe les esprits à Washington. De façon générale, nous avons l'impression ici que le moment est venu de négocier pour régler toutes ces questions-là, dont celles de la mer de Beaufort et du passage de Nord-Ouest. La marge d'action l'autorise certainement.
Je ferai la remarque suivante pour terminer. Le temps presse en quelque sorte aussi, non seulement du fait des changements climatiques, mais aussi du fait que des pays qui ne se trouvent pas en Arctique commencent à s'intéresser à l'Arctique. L'Union européenne veut avoir son mot à dire dans ce qui se passe dans la région. Les Chinois commencent à saisir l'importance du fait que l'Arctique s'ouvre en raison des changements climatiques, offrant des routes de navigation et un accès possible à des ressources naturelles. Les Chinois l'ont dit très clairement, tout comme les Européens : ils respectent nos droits sous le régime de l'UNCLOS. Ils ne contestent pas notre souveraineté. Cependant, il nous faut peaufiner notre régime. Il faut régler nos différends concernant les frontières maritimes et régler la question du passage du Nord-Ouest avec les États-Unis, de façon à être bien placés pour traiter avec ces entités externes et collaborer avec elles, mais à partir d'une assise juridique sans équivoque qui ne laisse planer aucune incertitude sur l'étendue de notre champ de compétence. C'est une autre des raisons importantes pour lesquelles j'incite vivement notre gouvernement et notre ministère des Affaires étrangères à adopter une position proactive et ne pas se contenter simplement d'espérer que les glaces demeureront durant les années et les décennies à venir pour protéger notre intérêt national.
La présidente : Merci. J'aimerais simplement revenir sur ce que vous avez dit parce que je veux être sûre que nous avons bien compris. Vous étiez préoccupé par le témoignage de M. Kessel et avez réagi en disant que nous devons collaborer avec les Américains au sujet du passage du Nord-Ouest. Pourtant, c'est ce que nous faisons, dans une certaine mesure. Est-ce que vous proposez une autre voie à suivre?
M. Byers : Ce que je dis, c'est que nous devrions collaborer avec les Américains dans le but de mettre à jour l'accord de 1988 sur la coopération dans l'Arctique, que l'ancien premier ministre Brian Mulroney avait négocié de main de maître et qui aurait réglé tous les problèmes, n'eût été de la progression des changements climatiques au cours des dernières années. Ce que je souhaiterais, ce serait qu'un traité ou un accord bilatéral soit conclu. Ensuite, je souhaiterais que l'on encourage nos voisins américains à inciter leurs alliés de partout dans le monde à adopter une position commune à l'appui du Canada et des États-Unis.
Le sénateur Dallaire : Monsieur Byers, permettez-moi de lire un extrait d'un article récent de l'Associated Press :
En 2008, le président Medvedev a signé un document stratégique sur l'Arctique où il dit que la région polaire doit devenir la « principale base de ressources stratégiques » de la Russie d'ici 2020.
Il mentionne le besoin de renforcer l'effectif de gardes-frontières dans la région et de mettre l'équipement à niveau, en plus de créer une nouvelle unité des forces armées pour « assurer la sécurité militaire en cas d'intervention politique ou militaire ».
J'ai l'impression que notre vision ne s'étend pas au-delà de 2020. Si on examine tous les facteurs d'importance concernant l'Arctique, on constate qu'il faut commencer à prendre des décisions plus réfléchies dès maintenant et comprendre encore plus l'urgence de la situation. Étant donné qu'il nous faut dix ans pour construire un brise-glace, vous pouvez imaginer l'importance des besoins, qui semblent apparaître de plus en plus vite là-bas. Quand un représentant d'un pays qui connaît beaucoup mieux l'Arctique que nous fait une déclaration quelque peu belliqueuse, cela ne vous donne-t-il pas l'impression que nous sommes encore au début du processus et que nous n'avons pas encore atteint une certaine zone de confort?
M. Byers : Je vous remercie de poser la question. Il est vrai que nous avons de la difficulté à construire des brise- glaces et d'autres types de navires. De fait, il faut plus de quatre ans seulement pour établir les modalités d'un contrat qui pourrait être conclu à un moment donné. Les Chinois construisent actuellement un nouveau brise-glace, et cela leur prend trois ans en tout.
En ce qui concerne la Russie et les commentaires formulés par son président, il s'agit du plus gros pays du monde. Une très grande partie de ses terres donne sur l'océan Arctique. Le pays dispose d'un immense plateau continental. Il a droit à une très grande part de l'Arctique selon les règles que nous appliquons à notre situation, de notre côté de l'océan Arctique. Quand on lit les commentaires du président russe, on constate certainement qu'il voit dans ce pouvoir incontesté de la Russie une occasion extraordinaire sur le plan économique pour son pays. Comme nous, il s'inquiétera de la menace que représentent les entités non étatiques. Il s'inquiétera des risques pour l'environnement. Il s'inquiétera des contrebandiers. Il s'inquiétera du terrorisme et de l'immigration illégale. Cependant, je n'ai jamais vu, dans ses déclarations ou dans celles d'autres hommes ou femmes politiques russes, des choses qui donnent à penser que ce pays a l'intention de mettre sur pied des forces pour faire face à la menace d'États-nations comme le Canada ou les États- Unis ou d'autres pays de l'OTAN.
Bon nombre de journalistes ont tendance à exagérer la menace que représente la Russie pour mousser les ventes de journaux. Je ne fais pas confiance à la Russie. Je ne suis pas d'accord avec ses agissements en Géorgie et en Tchétchénie. Toutefois, dans l'Arctique, la Russie agit de façon responsable, à ce que je sache.
Le sénateur Dallaire : Je suis porte-parole du mouvement Pugwash — la Pugwash Conference on Science and World Affairs —, et je suis particulièrement préoccupé par l'utilisation du nucléaire dans l'Arctique, que ce soit sur terre ou sous terre, et je ne parle pas seulement des armes, mais de tous les systèmes. Est-ce que cela vous préoccupe? C'est un système de propulsion efficace pour les gros brise-glaces et pour les autres types de navire, et il peut aussi être utilisé à des fins militaires.
M. Byers : Je suis heureux de souligner que je fais partie de Pugwash Canada et je vous remercie de jouer un rôle de chef de file au sein de l'organisme.
Le sénateur Dallaire : Je me permets de faire un peu de publicité.
La présidente : Nous avons remarqué.
M. Byers : L'océan Arctique était en première ligne pendant la guerre froide. La flotte russe pour le Nord est basée à Murmansk, dans le nord du cercle arctique. C'est vrai, il y a encore des sous-marins à propulsion nucléaire en fonction dans l'Arctique.
Évidemment, je me réjouis des efforts déployés par le président américain, Barack Obama, pour rétablir les relations entre la Russie et l'OTAN, ce qui comprend un engagement à négocier une réduction importante de l'armement nucléaire. Le Canada pourrait jouer un rôle dans ces négociations, et je crois que nous devons jouer le rôle de pont entre les États-Unis et la Russie. J'aimerais que le Canada fasse preuve de leadership pour à tout le moins éliminer les armes nucléaires d'une partie de l'Arctique. Le Canada pourrait peut-être, pour y arriver, se déclarer zone sans arme nucléaire, puisque c'est ce que nous sommes. Nous pourrions diriger la négociation d'un traité multilatéral visant à démilitariser le centre de l'océan Arctique, puisque aucun navire militaire de surface ne s'y trouve actuellement. Peut- être que nous devrions favoriser le statu quo grâce à la diplomatie proactive. Il y a des choses que nous pouvons faire. Nous devons travailler de concert avec nos amis américains et russes pour consolider le rapprochement actuel des pays de l'Arctique.
Le sénateur Meighen : J'ai une question à ce sujet, monsieur Byers. Pour vous, est-ce qu'un brise-glace à propulsion nucléaire entre dans la catégorie des armes nucléaires et devrait, par conséquent, être banni de l'Arctique?
M. Byers : Bon nombre de ces sous-marins à propulsion nucléaire transportent aussi des missiles nucléaires, ce qui nous mène au cœur de la question.
Pour les zones sans armes nucléaires, on met habituellement l'accent sur les armes plutôt que sur les systèmes de propulsion. Je suis heureux de pouvoir dire que nos amis américains ne transportent plus de missiles de croisière nucléaires dans leurs sous-marins d'attaque. En ce qui concerne les Américains, nous parlons seulement des gros sous- marins nucléaires lanceurs de missiles balistiques.
C'est avec plaisir que j'en parlerai plus en détail plus tard, mais je ne crois pas qu'il y ait une grande place pour la diplomatie progressive à ce sujet. Le Canada a participé à de nombreuses négociations sur le contrôle des armements et pourrait songer à des façons créatives de collaborer.
Nous avons l'avantage de taille de faire partie du projet Manhattan, qui regroupe des pays qui ont choisi de ne pas acquérir d'armes nucléaires. De fait, nous avions sur notre territoire des armes nucléaires pendant la guerre froide, puis nous nous en sommes débarrassés. Nous avons fait preuve d'un véritable leadership et d'une véritable autorité morale. L'Arctique est non pas notre cour arrière, mais bien notre cour avant, et j'aimerais nous voir explorer les possibilités qui s'offrent à nous.
Le sénateur Meighen : Je ne suis pas sûr que vous avez répondu à ma question. Je l'ai peut-être mal formulée. Je parlais des brise-glaces à propulsion nucléaire.
M. Byers : La propulsion nucléaire est un moyen tout à fait légitime de propulser des brise-glaces, tout comme les isotopes nucléaires sont une méthode tout à fait appropriée de détection des cancers et des autres maladies. Je ne suis pas contre les navires à propulsion nucléaire.
Le sénateur Meighen : C'est ce que je voulais savoir.
M. Byers : Il y a un rôle que nous pouvons jouer dans cette affaire. En effet, à une certaine période, pendant les années 1980, le Canada comptait acquérir 12 sous-marins à propulsion nucléaire.
Le sénateur Dallaire : Il s'agissait plutôt de six sous-marins.
[Français]
Le sénateur Nolin : Monsieur Byers, je voudrais explorer avec vous la question du Conseil de l'Arctique. Vous avez, au début de vos remarques, avoué que vous étiez de plus en plus partisan de la coopération internationale pour faire face aux défis de l'Arctique. Quel rôle voyez-vous pour le Conseil de l'Arctique?
[Traduction]
M. Byers : Je suis très content que le Conseil de l'Arctique existe, et ce, pour un certain nombre de raisons, entre autres parce qu'il intègre des membres des peuples autochtones du Nord à titre permanent, ce qui représente un progrès considérable. Évidemment, certains membres de ces groupes sont contrariés de ne pas être invités à la rencontre des cinq pays côtiers de l'Arctique qui aura lieu à Chelsea, au Québec, la semaine prochaine. Le Conseil de l'Arctique a fait du très bon travail en ce qui concerne l'évaluation du climat dans l'Arctique et l'évaluation des navires. Il a créé une base de recherche et a fait des progrès sur le plan diplomatique en ce qui concerne la coopération relative aux enjeux autres que la sécurité.
Toutefois, à la demande expresse des États-Unis, le mandat du Conseil de l'Arctique ne touche pas les questions de sécurité. Les pays de l'Arctique, dont le Canada, pourraient donc envisager la possibilité d'élargir le mandat du Conseil de l'Arctique de façon à ce que les questions de sécurité soient abordées dans le cadre des délibérations de ce regroupement international en pleine croissance.
Pour l'instant, je le répète, les questions de sécurité font l'objet de discussions dans le cadre des relations bilatérales et des relations entre l'OTAN et la Russie. Nous les abordons aussi parfois au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies, mais le Conseil de l'Arctique n'a pas, en tant que tel, de rôle à jouer à ce sujet. J'espère que cela répond à votre question.
[Français]
Le sénateur Nolin : C'est une très bonne réponse et cela m'amène à ma deuxième question. Vous soulevez la dimension sécuritaire de l'Arctique. Cinq des huit membres du conseil sont membres de l'OTAN. Ne voyez-vous pas un rôle complémentaire pour l'OTAN — et le secrétaire général Rasmussen y a fait référence à plusieurs reprises —, c'est-à-dire une coopération internationale un peu plus élargie? On pourrait utiliser la très bonne relation que le Canada entretient avec son partenaire russe au Conseil de l'Arctique au profit de l'OTAN puisque le rapport entre les 28 membres de l'OTAN et la Russie n'est pas toujours aussi cordial. Il y a certainement un quiproquo fort intéressant en matière de sécurité.
[Traduction]
M. Byers : Vous soulevez un aspect très important. Pour ce qui est de la sécurité, les relations dans l'Arctique sont en fait les relations entre l'OTAN et la Russie. Cela nous ramène à ce que j'ai dit à propos de l'initiative du président Obama, qui souhaite rétablir les relations avec la Russie. C'est dans ce contexte que nous devons envisager la politique du Canada dans l'Arctique. Il s'agit d'une situation géopolitique très importante. Il n'est pas seulement question de l'Arctique. Tout cela concerne aussi, de bien des façons, les liens entre les deux anciennes superpuissances, et j'aimerais le souligner à nouveau. Je ne crois pas que nous devons faire un choix entre divers organismes.
Le sénateur Nolin : Je crois que l'on peut conserver les deux.
M. Byers : Il est utile de conserver des initiatives et des mesures parallèles. Si l'OTAN et la Russie peuvent s'occuper d'aspects liés à la sécurité en même temps que le Conseil de l'Arctique élargit son mandat de façon à pouvoir à tout le moins discuter de ces questions, ce sera une bonne chose. Si l'Organisation maritime internationale souhaite faire de son code de l'Arctique un traité obligatoire plutôt qu'une série de lignes directrices facultatives, ce sera une bonne chose. Bon nombre d'organismes internationaux variés peuvent jouer un rôle dans tout cela.
J'aimerais formuler deux commentaires à ce sujet. D'abord, je crois qu'il est malheureux que l'on ait refusé à la Chine et à l'Union européenne le statut permanent d'observateur.
Le sénateur Nolin : C'était malheureux, oui, à tout le moins pour l'Union européenne.
M. Byers : Oui, pour le Conseil de l'Arctique.
Le sénateur Nolin : Pour ce qui est de la Chine, nous ne savons pas encore si c'était malheureux.
M. Byers : La Chine devrait avoir le droit d'assister à ce qui se passe à l'intérieur de la tente pour éviter qu'elle ait des soupçons. La transparence est toujours préférable avec ce type de questions.
Ensuite, je regrette que l'Arctique ne soit pas à l'ordre du jour de la rencontre du G8 qui aura lieu plus tard cet été. L'Arctique constitue un enjeu mondial, et le Canada peut véritablement peser dans la balance à titre de deuxième pays en superficie dans le monde et dont 40 p. 100 du territoire se trouve dans cette région.
[Français]
Le sénateur Pépin : Vous venez de répondre à ma question concernant la demande de statut d'observateur permanent de l'Union européenne et de la Chine au Conseil de l'Arctique.
[Traduction]
M. Byers : J'éprouve une grande sympathie pour les chasseurs de phoque, autochtones et non autochtones. Je crois savoir que l'on a refusé le statut d'observateur permanent à l'Union européenne au moins en partie pour cette raison, mais j'aimerais que les gens voient la très grande importance de l'Arctique et son rôle sur le plan géopolitique. Je les incite aussi à envisager le rôle constructif que peut jouer l'Union européenne concernant certains aspects. Nous avons besoin de la présence de l'Union européenne si nous voulons inciter l'Organisation maritime internationale à rendre obligatoires ses normes. Nous avons besoin de l'Union européenne si nous voulons élargir le pouvoir de l'État du port en matière de transport maritime pour veiller à ce que les normes les plus strictes soient appliquées. Des ports comme ceux de Hambourg, en Allemagne, et de Rotterdam, aux Pays-Bas, seront des destinations directes pour les navires qui passeront par l'Arctique en provenance de Shanghai, en Chine, par exemple.
Nous avons besoin de l'Union européenne. Nous devons intégrer la Chine si nous voulons favoriser la coopération. Ce ne sera pas facile, mais nous devons le faire, puisque, comme je l'ai dit au début de mon exposé, nous risquons fort de nous retrouver avec un océan arctique libre de glace pendant certaines saisons d'ici cinq à 10 ans. Quand nous aurons atteint ce point, nous nous retrouverons avec un océan Arctique et un passage du Nord-Ouest où il n'y aura pas de glace âgée de plusieurs années. Cette voie maritime et le centre de l'océan Arctique ressembleront au golfe du Saint- Laurent ou à la mer Baltique. Il y aura du transport maritime toute l'année dans ces eaux, grâce à des navires de charge renforcés pour la navigation dans les glaces et à des convois escortés par des brise-glaces. Quiconque affirme le contraire fait courir au pays d'énormes risques sur le plan de la sécurité nationale.
Le sénateur Patterson : Monsieur Byers, dans Who Owns the Arctic? Understanding Sovereignty Disputes in the North, vous affirmez que le Canada met peut-être trop d'accent sur les solutions militaires au problème de la souveraineté dans l'Arctique, si je résume bien. Pouvez-vous nous expliquer quel est, à votre avis, le rôle approprié pour l'armée dans le Nord?
M. Byers : Je vous remercie de votre question. Je suis content que le sénateur du Nunavut pose une question.
Les Forces canadiennes ont un rôle à jouer dans l'Arctique, et le plus évident concerne la recherche et le sauvetage. Si nous voulons que les autres pays prennent au sérieux notre position à titre de puissance dans l'Arctique, nous devons être capables de procéder à des missions de recherche et de sauvetage très rapides. Que nos hélicoptères de recherche et de sauvetage partent de Comox, en Colombie-Britannique, ou de Greenwood, en Nouvelle-Écosse, pour aller sauver des gens dans l'Extrême-Arctique canadien est de mauvais augure pour les gens en détresse, mais aussi pour la façon dont notre volonté politique est perçue à l'étranger.
J'aimerais insister sur l'importance d'accroître grandement les capacités des Forces canadiennes en matière de recherche et de sauvetage. Je sais que des mesures ont été prises. J'aimerais voir avant longtemps ces nouveaux aéronefs à voilure fixe. J'aimerais voir cette troupe de parachutistes en fonction pour que nous puissions réagir rapidement si l'avion d'une compagnie aérienne commerciale importante devait atterrir en catastrophe dans l'Extrême-Arctique. C'est si évident que nous n'avons pas besoin d'en discuter.
Du point de vue maritime, j'aimerais souligner que nous jouissons d'une capacité de surveillance incroyable grâce à RADARSAT-2, notre satellite à synthèse d'ouverture, qui est entré en fonction il y a quelques années. J'ai été content de constater que le gouvernement fédéral s'est engagé dans son budget à financer la prochaine génération de la Constellation RADARSAT. Il s'agit là d'une bonne nouvelle pour la sécurité, et il faut en féliciter le gouvernement.
Je ne crois pas que le gouvernement commet une erreur avec ses navires de patrouille extracôtiers et de l'Arctique parce que je crois que nous avons besoin de plates-formes polyvalentes dans l'Arctique; ces navires devraient être exploités par l'organisme possédant la plus grande expérience du transport maritime dans l'Arctique. Nous devons reconstituer le capital de la flotte de la Garde côtière canadienne dans l'Arctique, et nous devons attribuer un double mandat à certains de nos employés de la Garde côtière pour qu'ils soient en mesure de réagir aux enjeux en matière de sécurité lorsqu'ils se présentent. Nous ne partirons pas en guerre contre la Russie, et nous ne partirons pas en guerre contre les États-Unis. Nous devons être en mesure d'appliquer nos règlements en matière de sécurité et nos règlements en matière de pêche. Or, des agents de la GRC ou de la Garde côtière peuvent tout à fait s'en occuper s'ils disposent du bon équipement, en plus d'accomplir tous les autres rôles associés aux brise-glaces de la Garde côtière canadienne.
La présidente : J'aimerais apporter une précision ici. Nous ne partons pas en guerre contre Haïti quand nous y envoyons l'armée, et il n'y a pas non plus de guerre aux Jeux olympiques, même si nous y envoyons l'armée. Pourquoi insistez-vous tant sur cette distinction?
M. Byers : Je suis préoccupé, entre autres, à titre de contribuable canadien, parce que je souhaite qu'un organisme polyvalent fasse le meilleur usage possible de notre argent et s'acquitte de toutes les diverses missions du gouvernement canadien dans le secteur maritime, qu'il s'agisse de réapprovisionner les collectivités du Nord, de soutenir la recherche dans l'Arctique ou de mettre en place les aides à la navigation. Ce sont là des choses que les Forces canadiennes ne font pas et ne veulent pas faire. J'aimerais que les Forces canadiennes renforcent leurs capacités de surveillance et de recherche et de sauvetage, mais j'aimerais aussi que l'on reconstitue le capital de la flotte de la Garde côtière dans l'Arctique de façon à ce qu'elle puisse s'occuper des questions maritimes grâce à une approche consolidée à l'échelle gouvernementale.
Il n'est pas trop tard pour apporter ces changements. De fait, on ne cesse de réduire la portée de spécifications en ce qui concerne les navires de patrouille extracôtiers et de l'Arctique parce qu'on se rend compte que cela coûte très cher pour des capacités limitées. Je ne veux pas que nous répétions l'erreur du gouvernement précédent à l'égard des navires de patrouille côtière maritime : nous nous sommes retrouvés avec des navires qui ne convenaient pas à la tâche à accomplir. Nous devons nous y prendre de la bonne façon, examiner de nouveau la situation et construire non pas un super brise-glace, mais plutôt plusieurs nouveaux brise-glaces pour la Garde côtière afin qu'elle puisse continuer à faire le travail dont elle s'acquitte très bien avec des navires vétustes.
Le sénateur Nolin : Vous n'étiez probablement pas là quand M. Lackenbauer a abordé plus particulièrement la requête formulée par l'Union européenne et la Chine pour faire partie du Conseil de l'Arctique à titre d'observateur. Pour lui, il s'agit là d'un problème, puisque les Autochtones — qui font aussi partie du conseil à titre d'observateurs — participent activement au débat. Il craint peut-être qu'il y ait trop d'observateurs et estime qu'il s'agirait d'un problème. Avez-vous des commentaires à ce sujet?
M. Byers : Je veux souligner très clairement que les groupes autochtones ne sont pas des observateurs. Ce sont des participants permanents. Ils ont une place à la table et peuvent prendre part au débat.
En ce qui concerne la question des observateurs permanents, ils ont un autre statut. Par exemple, le Canada est un observateur au Conseil européen. Nous sommes assis dans la dernière rangée, nous prenons des notes et nous observons ce qui se passe. C'est tout ce que demande la Chine. Elle demande simplement d'avoir le statut d'observateur permanent pour être au courant de l'évolution de la situation. Si elle souhaite intervenir et exercer son influence, elle peut utiliser d'autres tribunes, que ce soit le Conseil de sécurité des Nations Unies ou les rencontres bilatérales entre la Chine et le Canada. La Chine n'essaie pas de s'imposer dans tout ça. Elle souhaite simplement qu'on ait la courtoisie de lui accorder le statut d'observateur permanent afin qu'elle puisse suivre les procédures. Nous ne devrions pas lui refuser cela : c'était plutôt mesquin de notre part de le faire.
Pour ce qui est de l'Union européenne, je suis heureux de constater que ses politiques, plus particulièrement la dernière déclaration de la Commission européenne, sont plus nuancées et reflètent une meilleure compréhension du point de vue des pays de l'océan Arctique. Ce n'est pas grâce à l'influence du Canada; ce serait plutôt grâce à l'influence de la Russie, puisque la Russie est un important fournisseur d'énergie en Europe. La politique européenne est actuellement en transformation, et je ne pense pas que l'Europe représente une menace.
Le sénateur Nolin : Vous avez lu sa première déclaration; on ne peut pas dire qu'elle reflétait une politique d'apaisement pour les États de l'Arctique. Il ne faut pas oublier qu'il y a un seul membre de l'Union européenne présent à la table.
M. Byers : Je crois que vous parlez d'une déclaration faite par le Parlement européen.
Le sénateur Nolin : C'est là que tout a commencé.
M. Byers : Je ne veux pas offenser qui que ce soit, mais il arrive que les hommes et les femmes politiques ne soient pas aussi bien informés que les fonctionnaires, et je crois vraiment qu'il y a eu un processus d'apprentissage. Cependant, si vous examinez les prises de position plus récentes, vous constaterez qu'il y a une reconnaissance claire des droits des États côtiers en vertu de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. L'Europe souhaite avoir son mot à dire parce que l'Arctique joue un rôle important en ce qui concerne les changements climatiques. Il jouera un rôle très important pour le transport maritime, et il a aussi une importance sur le plan psychologique pour certains pays, comme le Royaume-Uni, qui a joué un si grand rôle dans l'exploration de l'Arctique, et comme l'Allemagne, qui — et je le dis en tout respect — estime que les autres pays ne sont pas à même d'apprécier la splendeur de l'Arctique, puisque les Allemands sont les seuls à véritablement s'émerveiller devant les ours polaires. Mais il s'agit là d'un tout autre sujet de discussion.
Il y a néanmoins place à une collaboration avec ces pays. Nous travaillons en collaboration très étroite avec eux au sujet d'autres questions. Nous sommes actuellement en train de négocier un accord de libre-échange avec eux.
Le sénateur Nolin : Nous essayons de le faire.
M. Byers : Nous essayons.
Le sénateur Day : Monsieur Byers, je crois que j'ai bien compris. Encore une fois, au sujet du différend concernant la mer de Beaufort, j'ai regardé les cartes et j'ai essayé de comprendre. Tout cela est attribuable à un traité de 1825. Est-ce ce même traité qui a fait en sorte que le Canada a perdu ce grand territoire dans la zone côtière du Nord de la Colombie-Britannique, que l'on appelle la péninsule de l'Alaska?
M. Byers : C'est un arbitrage de 1903 qui nous a valu la perte de la péninsule de l'Alaska et qui a donné naissance à un différend concernant l'entrée Dixon.
Oui, nous parlons d'un traité de 1825 et des diverses façons de l'interpréter. Il s'agit d'une situation relativement nouvelle; de fait, elle est si récente que je n'en parle pas dans mon livre, qui est paru il y a seulement six mois. Étant donné que la cartographie du fonds marin a été effectuée en collaboration par les gouvernements des États-Unis et du Canada, nous avons découvert que nous serons en mesure de revendiquer des droits souverains sur une plus grande région que nous le pensions auparavant.
Essentiellement, le fleuve Mackenzie a déposé, pendant des millions d'années, d'énormes quantités de dépôts de limon dans une grande partie de la mer de Beaufort, et, selon une disposition technique de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, si le rapport entre l'épaisseur du dépôt et la distance qui le sépare de la plate-forme continentale atteint un certain chiffre, vous pourrez continuer à revendiquer un territoire de plus en plus grand. On envisage donc maintenant la possibilité que le Canada ou les États-Unis puissent revendiquer des droits souverains sur 400 milles ou même 500 milles nautiques à partir du littoral. Cette possibilité vient changer la donne parce que, si on part de la position juridique que soutiennent les deux pays depuis des dizaines d'années en ce qui concerne la frontière maritime qui serait plus près et que l'on repousse les limites, la frontière canadienne, qui est un méridien, se poursuit, comme elle l'a toujours fait, jusqu'au pôle Nord. La frontière américaine est, pour sa part, une ligne équidistante, ce qui signifie que chaque point de la frontière se situe à une distance égale de chacune des côtes, de chaque côté, ce qui fait qu'elle va vers l'extérieur sur une distance d'environ 200 milles, puis, tout à coup, l'influence de la belle grosse île Banks se fait sentir et repousse la ligne équidistante nettement vers l'ouest. On obtient alors une forme qui ressemble à un sablier; le différend traditionnel concerne le territoire plus près du littoral puis, de l'autre côté du sablier, on se retrouve avec un différend potentiellement plus grand qui va plus loin.
Ironie du sort, la position des États-Unis peut être encore meilleure pour le Canada, tandis que celle du Canada est peut-être encore meilleure pour les États-Unis. Je n'ai jamais vu une situation aussi merveilleusement favorable aux deux parties dans le cadre d'une négociation. Auparavant, on se serait retrouvé avec un gagnant et un perdant ou avec un partage moitié-moitié, ou encore avec une espèce de zone conjointe de mise en valeur des hydrocarbures. Maintenant, nous avons, de toute évidence, la chance d'en arriver à un compromis. Et la façon d'y parvenir n'est limitée que par l'imagination des avocats et des diplomates.
Évidemment, certains facteurs entrent en ligne de compte. La Convention définitive des Inuvialuit accorde à ces derniers certains droits en matière de chasse et de pêche de subsistance dans le sud de la zone visée par le différend, mais rien qui ne peut être réglé maintenant que nous sommes dans une situation où tout le monde est gagnant.
Comme je l'ai mentionné, c'est une situation gagnant-gagnant pour de proches partenaires au sein d'un marché commun de l'énergie, ce qui signifie que tout cela n'a rien à voir avec le gaz et le pétrole. De toute évidence, l'exploitation gazière et pétrolière fera l'objet d'une réglementation qui dépendra du côté de la frontière où vous vous trouvez. On pourra quand même tout à fait voir EnCana Corporation faire du forage du côté américain et ExxonMobil Canada faire du forage du côté canadien, et le pétrole sera transporté dans un pipeline qui traversera les deux territoires. Il ne s'agit pas d'une lutte pour la souveraineté, comme certains veulent le faire croire.
Le sénateur Day : Quand vous dites que les Américains seraient gagnants, est-ce parce qu'ils verraient leur plancher océanique s'agrandir un peu?
M. Byers : Oui.
Le sénateur Day : La situation serait-elle la même pour le Canada?
M. Byers : Les deux pays profiteraient d'un plus grand plancher océanique; la véritable question, c'est de déterminer où il se situerait et comment faire plaisir aux deux pays en fonction de leurs intérêts propres.
L'un des problèmes, c'est que vous pouvez seulement revendiquer la partie du plancher océanique qui forme une prolongation naturelle de votre plate-forme continentale; on peut donc supposer que les Américains vont vouloir diviser les territoires de façon à pouvoir étendre leurs droits le plus loin possible et que nous voudrons faire la même chose à partir de notre plate-forme continentale. Il faudra donc faire preuve de créativité quand viendra le temps de tracer la frontière, mais c'est à cela que servent les négociations. Vous pouvez négocier et vous entendre pour tracer la frontière n'importe où.
La présidente : Avez-vous vu le 49e parallèle?
M. Byers : Tout à fait.
Le sénateur Day : L'exploration ou la cartographie du fond marin a été effectuée conjointement par le Canada et les États-Unis, donc je suppose que cela nous aide.
M. Byers : Les deux brise-glaces travaillent en collaboration parce que l'équipement qu'ils transportent est en fait très sensible. Il ne permet pas de recueillir des données scientifiques lorsque le navire brise la glace, car cela fait trop de bruit. Il y a un donc un brise-glace à l'avant qui brise la glace, tandis que le second suit et recueille les données scientifiques. De plus, le brise-glace américain, le USS Healy, transporte à son bord du très bon matériel sonar, tandis que le bâtiment canadien transporte du très bon matériel sismographique, alors ils changent de position pour pouvoir recueillir toutes les données scientifiques requises. Il s'agit là d'un partenariat extraordinaire sur lequel on devrait s'appuyer pour régler le différend dans la mer de Beaufort et pour faire progresser les négociations en ce qui concerne le passage du Nord-Ouest. On pourrait même élaborer une espèce d'offre globale avec tout ça.
Le sénateur Day : Est-ce que l'exploration du fond marin a été faite?
M. Byers : Non. Les deux brise-glaces travailleront de nouveau ensemble cet été.
Le sénateur Day : Le moment idéal ne serait-il pas une fois que le travail sera terminé?
M. Byers : Il faut négocier en même temps que les données scientifiques sont recueillies. Nous ne pourrons pas conclure d'entente tant que nous n'aurons pas toutes les données, mais nous pouvons certainement faire des progrès considérables. Je crois que, compte tenu des autres impératifs, il est temps maintenant d'aller de l'avant. Comme je l'ai dit, je crois que le gouvernement canadien l'a compris, puisqu'il a annoncé qu'il entreprendrait des négociations pour régler le différend concernant la frontière dans l'Arctique, et il ne peut s'agir que d'une chose : le différend dans la mer de Beaufort.
Le sénateur Day : Ne peut-il pas être question de l'île de Hans?
M. Byers : Ça pourrait être une bonne façon de faire bouger les choses — on créerait un mouvement et on montrerait que nous sommes prêts à collaborer avec d'autres pays. Si nous ne réussissons pas à collaborer avec le Danemark, avec qui pouvons-nous collaborer? Nous combattons à ses côtés en Afghanistan; nous négocions un accord de libre-échange avec l'Union européenne; nous avons réussi à délimiter une frontière maritime de 2 600 kilomètres. Nous pouvons nous entendre avec les Danois et, bien sûr, nous pouvons nous entendre avec les Américains. Et j'ai la ferme conviction que nous pouvons nous entendre avec les Russes, puisque tous nos pays ont un intérêt commun — la stabilité juridique dans la région circumpolaire du Nord.
Le sénateur Day : Je veux être sûr de bien comprendre. La ligne se situait à égale distance entre le Groenland, le Canada et le Nord. Est-ce que cette ligne serait passée en plein milieu de l'île? Est-ce que c'était cela, le problème?
M. Byers : Oui. En fait, ils ont tracé la ligne jusqu'à la ligne inférieure des eaux du côté sud de l'île, puis ils l'ont continuée de l'autre côté. Vous pouvez simplement relier les deux points où la ligne change de direction de chaque côté de l'île, et celle-ci se retrouve essentiellement coupée en deux. On pourrait utiliser une formule plus élégante et dire que l'île est en fait un condominium et que les gouvernements du Nunavut et du Groenland sont responsables de la gérer à titre de site du patrimoine mondial au nom de tous les peuples.
Le sénateur Dallaire : J'aimerais revenir à la question de l'emploi de la GRC, de la Garde côtière, de la patrouille frontalière et des Rangers. Dans tout cet exercice, ce n'est pas de la semaine prochaine que nous nous préoccupons. Nous nous préoccupons de l'évolution d'un scénario dans le Nord au cours des dix prochaines années et au-delà, et il faudra peut-être tout ce temps pour préparer l'infrastructure et tout le reste.
Ne pouvez-vous pas envisager la possibilité que les Rangers assument beaucoup plus de responsabilités à la frontière, à bord des navires, avec la Garde côtière, que — je l'espère — nous remettrons sur pied? Nous n'avons pas reconstitué le capital de la Garde côtière depuis 40 ans; c'est donc un effort majeur. Devrions-nous faire jouer un plus grand rôle aux Rangers sur certaines parties de l'île? Ils pourraient plus particulièrement s'approprier les rôles qui étaient habituellement assumés par des gens du Sud, qui ne sont pas particulièrement nombreux à vouloir se rendre là- bas, et ils pourraient recevoir une formation et une accréditation avant de monter à bord pour s'acquitter de ces tâches.
M. Byers : Les Rangers canadiens peuvent certainement jouer un rôle important, et je suis d'accord pour que l'on augmente leur nombre, comme souhaite le faire le gouvernement. Je peux l'expliquer par diverses raisons. D'abord, ils offrent de bons services de recherche et de sauvetage dans les zones qui entourent les collectivités. De toute évidence, ils ne peuvent pas agir aussi rapidement que pourrait le faire un hélicoptère à long rayon d'action. Malgré tout, certaines missions conviennent parfaitement à leurs capacités.
Ils jouent aussi un rôle très important dans la formation des membres des Forces canadiennes qui ne sont pas autochtones, puisqu'ils peuvent leur apprendre comment fonctionner dans l'Arctique et dans tout endroit où il fait froid. Mais certaines choses sont tout aussi importantes dans les provinces des Prairies, par exemple, en janvier, que dans le Nord canadien, pour ce qui est de porter secours à des sinistrés et d'accomplir d'autres fonctions pour lesquelles une formation sur le travail par temps froid est importante.
Soyons honnêtes, les Rangers procurent aussi des emplois à temps partiel et inspirent de la fierté à des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes, ce sur quoi il faut miser comme façon de favoriser le développement social et économique dans le Nord. Je crois donc qu'il faudrait s'attarder en partie à cet aspect.
Je crois qu'ils devraient avoir accès à de petits bateaux pour se rendre à des endroits comme le passage du Nord- Ouest, étant donné que la glace disparaît. Les motoneiges fonctionnent très bien quand il y a de la neige et de la glace, mais elles ne servent pas à grand-chose dans l'eau.
Pour ce qui est de mettre des Rangers canadiens en fonction dans des navires plus importants, je crois qu'il faudrait plutôt envisager les recommandations formulées par votre collègue, le sénateur Rompkey, qui fait partie du Comité sénatorial permanent des pêches et des océans et qui a proposé que l'on encourage plutôt la Garde côtière à former et à embaucher de jeunes Autochtones.
Le sénateur Dallaire : C'est ce que je veux dire.
M. Byers : Je suis éminemment convaincu de cela. Y aurait-il vraiment solution plus appropriée en ce qui concerne la souveraineté canadienne dans le passage du Nord-Ouest, où les Inuits ont de tout temps été présents et ont exploité les ressources, ce qui fait partie de notre revendication juridique, que de faire travailler des Inuits à bord des navires canadiens qui patrouillent ces eaux?
La présidente : Je vous remercie beaucoup de votre présence parmi nous aujourd'hui et de votre témoignage. M. Michael Byers est titulaire de la chaire de recherche du Canada en politique et droit internationaux, et il est l'auteur du livre Who Owns the Arctic? : Understanding Sovereignty Disputes in the North.
J'aimerais maintenant accueillir le colonel (à la retraite) Pierre Leblanc, ancien commandant de la Force opérationnelle interarmées (Nord), au ministère de la Défense nationale. Je crois que vous avez un exposé pour commencer, puis ce sera au tour des sénateurs de poser des questions. Merci beaucoup de votre présence.
Colonel (à la retraite) Pierre Leblanc, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l'occasion de m'adresser à votre comité au sujet de la souveraineté dans l'Arctique. À la page deux de l'exposé, j'ai inséré une carte pour faire ressortir l'ampleur du défi en matière de sécurité et l'insuffisance de nos ressources en matière de sécurité dans le Nord. La plus grande partie de l'année, on compte probablement au total moins de 300 employés à temps plein responsables des questions de sécurité de ressort fédéral dans cette région, et ils doivent surveiller une région plus grande que l'Europe continentale. Il s'agit d'agents de la GRC et des Forces canadiennes qui s'occupent de questions fédérales ainsi que d'agents de l'Agence des services frontaliers du Canada, de Citoyenneté et Immigration Canada et du Service canadien du renseignement de sécurité. Pendant la saison où le transport maritime est possible, la Garde côtière canadienne accroît le nombre de personnes en fonction.
[Français]
La prochaine page représente les eaux internes de l'archipel arctique. Malheureusement, plusieurs nations, incluant les États-Unis et l'Union européenne, considèrent que le passage du Nord-Ouest est un détroit international.
[Traduction]
La page qui suit montre les routes qui mènent au passage du Nord-Ouest. La ligne jaune représente le tracé classique du passage du Nord-Ouest. Ce passage était libre de glace pendant une bonne partie de 2007, soit bien avant ce qui était prévu. Les lignes rouges indiquent les autres voies de transit dans l'archipel Arctique. On pourrait dire que l'espace aérien au-dessus de ces voies et les eaux qui se trouvent sous elles font partie du détroit international. Est-ce que nous voulons que des bombardiers russes utilisent ces voies, ou que des sous-marins nucléaires traversent l'Arctique sous l'eau, ou que la Corée du Nord envoie des missiles balistiques par le passage du Nord-Ouest?
Quand j'étais commandant, de 1995 à 2000, je me suis rendu compte que personne ne se préoccupait vraiment de la sécurité dans l'Arctique. La réponse que j'obtenais habituellement de divers ministères fédéraux, c'était : « Nous n'avons pas de financement pour ça. » Le ministère de la Défense nationale était, par défaut, le mieux placé pour protéger la souveraineté et la sécurité dans l'Arctique, mais même les Forces canadiennes n'ont pas l'équipement, le personnel et la formation nécessaires pour protéger adéquatement l'Arctique. Plus précisément, le Canada ne possède pas les capacités de surveillance voulues et est incapable de réagir de façon progressive aux enjeux en matière de sécurité dans l'Arctique ou aux importantes missions de recherche et de sauvetage.
La menace provenant d'autres États a reculé, et on peut considérer qu'elle est faible, malgré les activités de la Russie et l'intérêt de la Chine. Nous devons toutefois être prêts à faire face aux défis que nous réserve l'avenir. Il faut plus de dix ans pour acquérir du matériel militaire important et se doter de ressources convenables en matière de sécurité. Ce qui compte le plus actuellement, c'est la sécurité des personnes. La plus grande menace pour la sécurité des personnes dans l'Arctique concerne l'environnement. L'Arctique est un écosystème très fragile, comme on vous l'a expliqué, et nous devons appliquer tout le poids du droit canadien à sa protection. Trop de protocoles internationaux de protection de l'environnement ont échoué. Un État-nation doit, d'abord et avant tout, assurer la sécurité des personnes.
Il faut que nos forces de sécurité soient en mesure d'intervenir 24 heures sur 24, sept jours sur sept, toute l'année, partout au Canada. Vous savez que la marine en est incapable. L'Aviation canadienne en est encore capable grâce au Système d'alerte du Nord, sauf que l'utilisation des emplacements avancés d'opérations s'est révélée limitée, mis à part pour celui d'Inuvik. L'armée ne compte aucune unité permanente dans le Nord, et l'information qui y est offerte n'est pas suffisante.
Le programme des Rangers est un bon programme, mais sa capacité d'intervention dans l'Arctique est extrêmement limitée, et ses compétences particulières se perdent petit à petit. La Station des Forces canadiennes Alert et le quartier général de la Force opérationnelle interarmées jouent un rôle important.
[Français]
La Garde côtière est la présence fédérale la plus visible durant la période de navigation, mais sa présence est limitée dans le temps et tous ses navires touchent la fin de leur période de service avec un seul remplacement planifié à ce jour. Les autres ministères, tels que les Services frontaliers, n'ont qu'une présence physique très limitée.
[Traduction]
La recherche et le sauvetage font partie des missions communes des Forces canadiennes et de la Garde côtière. Elles ne disposent toutefois d'aucun équipement principal de recherche et de sauvetage au nord du 60e parallèle, mis à part quand les brise-glaces sont en fonction, et ce, même si l'activité maritime est en croissance et les corridors aériens qui étaient traditionnellement des corridors est-ouest deviennent des corridors nord-sud.
[Français]
Avec les nouveaux vols polaires, nous avons plus de 125 000 survols de l'Arctique par année. La semaine passée, un vol d'American Airlines de New York à Narita, au Japon, a atterri d'urgence à Yellowknife pour des raisons médicales. De telles urgences arrivent une à deux fois par an à Yellowknife et presque chaque mois à Iqaluit.
[Traduction]
La probabilité d'un accident maritime dans l'Arctique n'est pas que théorique. En 1996, le navire de croisière Hanseatic a échoué près de Gjoa Haven. Si l'incident s'était révélé catastrophique, nous aurions eu bien du mal à y réagir. Il y a trois ans, le navire de croisière canadien MS Explorer a sombré dans l'Antarctique. Pour nettoyer en partie le déversement de pétrole de l'Exxon Valdez, il a fallu dépenser plus de deux milliards de dollars. Nous avons bien sûr la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques, mais ce serait un peu comme d'imposer une limite de vitesse sur la route 401 alors que tout le monde sait que la police n'a pas de voiture de patrouille ni de radar. La meilleure façon de protéger les îles de l'Arctique, c'est de le faire dans nos eaux intérieures. Le NORDREG doit donc devenir obligatoire pour tous les navires de façon à ce que nous ayons une meilleure idée de ce qui se passe dans l'Arctique.
Les Russes ont récemment commencé à jouer un rôle très proactif dans l'Arctique. L'ancien président Bush a émis, en 2009, une nouvelle directive concernant la sécurité dans l'Arctique. La Communauté européenne veut avoir son mot à dire sur l'exploitation des ressources dans l'Arctique; l'OTAN s'intéresse de plus en plus aux enjeux dans l'Arctique, et la Chine a aussi manifesté son intérêt.
Ce qu'il faut, pour protéger l'Arctique, ce sont des capacités de surveillance et la capacité d'intervenir de façon progressive. Il faut que nous puissions surveiller ce qui se passe sous, sur et au-dessus de la surface de l'eau, et nous avons besoin de systèmes redondants. Le NORDREG doit devenir obligatoire pour que nous puissions comparer les données de surveillance. Nous devons être en mesure de réagir de façon progressive si un problème en matière de sécurité devait survenir dans l'Arctique. Il est vrai que les autres ministères doivent collaborer, mais je crois que les Forces canadiennes sont les mieux placées pour protéger l'Arctique à l'heure actuelle. La présence des forces armées envoie aussi un message clair. Avec le temps, les autres ministères devraient acquérir les capacités requises. Quoi qu'il en soit, quelqu'un doit garder les portes de l'Arctique.
J'aimerais faire la recommandation suivante. D'abord, il faut rendre le NORDREG obligatoire, même pour les petits bâtiments; ensuite, le Canada doit accroître ses capacités de surveillance et être en mesure de réagir de façon progressive. Il doit aussi offrir une plus grande formation à tous ses ministères et renforcer les capacités du quartier général de la Force opérationnelle interarmées du Nord. Enfin, il doit maintenir en place le Groupe de travail sur la sécurité de l'Arctique.
En conclusion, j'aimerais dire que l'un de nos arguments concernant la souveraineté dans l'Arctique s'effondre à vue d'œil et affaiblit notre position. L'activité humaine dans l'Arctique et l'intérêt international vont croissant et continueront de croître. Nous devons agir maintenant pour protéger nos intérêts nationaux. Il nous faut améliorer nos ressources liées à la sécurité dans l'Arctique.
La présidente : Merci. Colonel Leblanc, pourriez-vous, brièvement, nous en dire plus à propos de la Force opérationnelle interarmées (Nord)? Quelle est sa responsabilité?
Col Leblanc : La Force opérationnelle interarmées (Nord) a comme principale responsabilité de coordonner l'activité militaire dans le Nord. Par exemple, elle dirige les Rangers qui se trouvent dans le Nord. Toutes les patrouilles de Rangers qui se trouvent au nord du 60e parallèle sont sous le commandement de la Force opérationnelle interarmées (Nord). La force possède des bureaux à Iqaluit et Whitehorse à partir desquels elle coordonne ses activités avec les gouvernements des territoires. Elle dirige un camp de cadets près de Whitehorse en plus de contrôler les opérations d'un escadron de Twin Otters qui fournit un soutien logistique dans le Nord. Si les Forces canadiennes devaient prendre la tête des opérations de sécurité, la Force opérationnelle interarmées aurait comme mission de coordonner l'utilisation de l'équipement de sécurité en fonction des événements qui surviendraient au nord du 60e parallèle.
La présidente : Quelle est sa relation avec la Garde côtière?
Col Leblanc : La Garde côtière est un organisme qui collabore avec la Force opérationnelle interarmées (Nord) des Forces canadiennes, surtout à titre de participant au Groupe de travail sur la sécurité de l'Arctique. J'ai créé ce groupe de travail interministériel en 2000 parce qu'il était évident, à l'époque, que les communications entre les organismes étaient à peu près inexistantes. Nous nous sommes aussi rendu compte, pendant un colloque, que l'équipement que nous possédions collectivement — tous les organismes — dans le Nord était extrêmement limité et ne permettait pas d'assurer une surveillance. C'est à ce moment que nous avons décidé de créer ce groupe de travail, afin d'améliorer les communications entre les organismes et, essentiellement, d'améliorer la sécurité dans l'Arctique.
Le sénateur Dallaire : Quand vous parlez de communications, vous parlez, littéralement, des radios qui permettent aux gens de communiquer les uns avec les autres dans le Nord, n'est-ce pas?
Col Leblanc : Oui, mais la Garde côtière ne parlait pas aux Forces canadiennes. J'ai un exemple concret : un navire du gouvernement chinois est arrivé à Tuktoyaktuk, et sa visite n'avait essentiellement été annoncée à aucun des organismes de sécurité du Canada. Un navire du gouvernement chinois se retrouvait en eaux canadiennes, dans nos eaux intérieures, et personne n'était au courant. La Garde côtière n'était pas au courant; les Forces canadiennes n'étaient pas au courant; la GRC n'était pas au courant; et l'immigration non plus. Un seul organisme canadien, le Service canadien des glaces, était au courant de la présence de ce navire, puisqu'il lui transmettait des données sur les glaces. C'était le seul organisme au courant de la présence de ce navire, et il n'en a parlé à personne.
Le sénateur Dallaire : Si on avait des hélicoptères à long rayon d'action dans le Nord, quel type de surveillance et d'intervention serions-nous en mesure d'assurer? Il pourrait s'agir d'un nouvel hélicoptère de recherche et de sauvetage ou même de Chinooks équipés d'une sonde de jaugeage. Est-ce que la présence constante d'hélicoptères dans le Nord aurait une grande incidence sur notre capacité de réagir aux incidents et sur notre capacité de surveillance?
Col Leblanc : À mon avis, cela aurait certainement une incidence positive sur notre capacité de réagir, et de le faire rapidement. Pour voler de Trenton, de la côte Est, de la côte Ouest, ou de Comox jusque dans l'Extrême Arctique, il faut, même avec un aéronef à voilure fixe, comme un CP-140 Aurora ou un C-130, de huit à dix heures avant que l'aéronef arrive physiquement au-dessus de la cible pour lâcher des techniciens en recherche et en sauvetage ou de l'équipement pour fournir un abri aux personnes qui se trouvent là-bas. Chaque année, un événement de ce type se produit. Nous ne pouvons pas y échapper, nous devons prendre un C-130 et voler de Trenton jusqu'à l'île Bank ou l'île Prince-Patrick dans l'Extrême-Arctique pour une mission de recherche et de sauvetage d'une personne ou, parfois, d'un groupe de personnes.
Je recommande en fait qu'un C-130 soit en poste de façon temporaire près de Yellowknife, car cela permettrait, de toute évidence, de se rendre beaucoup plus rapidement dans le Nord pour des missions de recherche et de sauvetage.
Quand j'étais commandant, il y a eu un incident où un petit appareil qui se rendait à Yellowknife s'était écrasé. L'équipe a survécu à l'écrasement, mais a succombé au froid en attendant l'équipe de recherche et de sauvetage. S'il fait -40 degrés et qu'il y a des vents de 30 milles à l'heure, la température ressentie avec le facteur vent atteint environ -75 degrés. Si vous êtes blessé et que du sang a coulé à n'importe quel endroit sur votre corps, vous êtes immédiatement à risque de mourir. Le temps est l'élément le plus important des missions de recherche et de sauvetage dans l'Extrême- Arctique.
La présidente : Est-ce que les hélicoptères qui partent de Trenton ou d'autres endroits sont prêts à partir, ou s'ils ont besoin d'être reconfigurés?
Col Leblanc : Je suppose qu'ils sont prêts. Quand le C-130 s'est écrasé tout près d'Alert, au Nunavut, il y a maintenant près de 20 ans, on avait tenté d'utiliser un Labrador pour se rendre de la côte est jusqu'à la Station des Forces canadiennes Alert pour procéder au sauvetage, mais c'était de vieux hélicoptères, et celui-là est tombé en panne en chemin. Au bout du compte, c'est un hélicoptère des Forces armées américaines qui est parti d'Anchorage, en Alaska, à bord d'un C-130, et qui a été transporté jusqu'à Thule. À partir de Thule, il a volé jusqu'à la Station des Forces canadiennes Alert, et c'est lui, finalement, qui a procédé à l'opération de recherche et de sauvetage de nos aviateurs.
Le sénateur Patterson : Il est toutefois arrivé après que trois ou quatre personnes sont décédées.
Col Leblanc : En effet, certaines personnes sont décédées, c'est vrai.
[Français]
Le sénateur Pépin : En novembre 2008, vous avez participé à des négociations simulées entre le Canada et les États- Unis sur les eaux nordiques. Quelle est votre opinion sur les résultats de cette simulation de sommet?
Col Leblanc : La simulation a été une excellente opportunité pour discuter, entre deux groupes d'experts américains et canadiens, des possibilités de trouver une solution diplomatique ou pratique aux revendications américaines, à savoir que le passage du Nord-ouest est un détroit international.
Les recommandations qui ont été proposées par ce groupe d'experts, à mon sens, étaient très raisonnables. Une des recommandations était de placer la surveillance du passage du Nord-ouest sous l'égide de NORAD.
NORAD, à un certain moment, ne coordonnait que l'aspect aérien. Éventuellement, il a été décidé d'inclure dans leur mandat la sécurité maritime sur les deux côtes. Par exemple, un navire qui approche les côtes canadiennes, 96 heures avant d'arriver dans les eaux canadiennes ou américaines, doit rapporter toute son information de base : le nom du navire, son tonnage, le cargo, d'où il vient, où il va. Les centres maritimes évaluent alors la menace de ces navires. S'il n'y a aucune menace, le navire a la permission de pénétrer dans la zone. Si un problème est possible, nous avons alors le temps d'agir avant son arrivée.
Dans le Grand Nord canadien, les services maritimes NORDREG étaient contactés sur une base volontaire et c'est encore le cas à ce jour. Ceux qui veulent rapporter leur présence le font, alors que ceux qui ne le veulent pas ne le font pas. Nous savons d'ailleurs que certains navires ne se sont pas rapportés; entre autres, Le Hanseatic qui a échoué en 1996. On dit que, l'an passé, il ne s'était pas rapporté alors qu'on savait fort bien qu'il était dans les eaux canadiennes faisant des croisières dans l'Arctique.
Le sénateur Pépin : Cela fait deux ans; est-ce que cela prendra encore un certain temps avant que ce soit appliqué? C'était une simulation de sommet, mais les recommandations semblent être toutefois très importantes.
Col Leblanc : Ce sont des recommandations importantes qui deviennent de plus en plus urgentes. Lorsque j'ai commencé à en parler en 2000, les prévisions concernant l'ouverture du passage du Nord-Ouest tournaient autour de 2035; et en 2007 c'était ouvert. Je disais à ce moment-là que nous courions un risque, car si nous attendions trop longtemps — compte tenu de notre système de procuration qui prend une décennie avant d'avoir des navires, des hélicoptères ou des avions de patrouille — nous serions déjà en retard si le réchauffement planétaire accélère; et c'est effectivement ce qui s'est passé.
On nous dit maintenant que ce ne sera pas avant 2015, mais il est fort possible que la nature décide que ce sera plutôt, 2013. De quelles ressources dispose-t-on alors, présentement, pour 2013? Nous n'avons accès à aucune surveillance sous l'eau pour vérifier s'il y a des sous-marins nucléaires.
Si les nations qui ont des sous-marins nucléaires prétendent que c'est un détroit international et qu'ils ont droit de passage, ils n'ont alors pas besoin de déclarer leur passage et ces sous-marins peuvent demeurer submergés.
On ne sait donc pas ce qui se passe dans notre propre cour. Pour reprendre l'exemple de M. Kessler, les gens passent dans notre cour à notre insu. Les autres nations prétendent que bien qu'il s'agisse de notre cour, il doit y avoir un droit de passage. À mon sens, il s'agit des eaux internes du Canada. Par conséquent, les lois canadiennes s'appliquent. Nous sommes ouverts au passage maritime selon nos standards.
Si un incident comme celui du Exxon Valdez se produit, par exemple, à Resolute Bay, il en coûtera des milliards de dollars. Et si le navire impliqué porte un drapeau de convenance des îles Bahamas, avec un compte de 34 $ US, qui paiera pour le nettoyage?
Les Forces canadiennes ne devraient pas nécessairement faire la force policière. Toutefois, il revient à quelqu'un de le faire. Cette tâche ne fait pas partie du mandat de la garde côtière. La GRC qui se trouve dans le Nord maintient la sécurité des communautés. Cette force policière opère à l'intérieur des communautés et non à l'extérieur. Il faut une entité qui puisse s'occuper de la sécurité à l'extérieur.
Lorsqu'on parle d'un navire de guerre ou d'un sous-marin, la tâche revient aux Forces canadiennes.
En ce qui a trait aux pêches, nous savons que les bancs de poissons sur les deux côtes ont commencé à dépérir. Une grande quantité de ces poissons se sont déplacés vers le Nord, et les navires de pêches font de même. Qui contrôle ce secteur? Quels effectifs de Pêches et Océans sont déployés dans le Grand Nord aujourd'hui? Qui surveille l'extérieur? Seuls les Rangers surveillent sur le terrain.
Désormais, grâce à RADARSAT 2, nous avons la possibilité de surveiller la surface des eaux. En surveillant la surface des eaux, en rendant NORDREG obligatoire, on peut prendre une photographie des points d'entrée et comparer la situation chaque jour avec les données de NORDREG. Si NORDREG rapporte que deux navires sont en train de pénétrer du côté ouest de l'Arctique et que sur la photo on en voit trois, le problème devient évident. Un avion peut alors être dépêché pour faire une enquête. Il peut s'agir d'un aéronef de la GRC ou d'un hélicoptère nolisé par la GRC. On pourrait aussi envoyer un groupe de Rangers qui travaille avec la garde côtière. On leur fournirait un petit navire ayant la capacité d'aller en haute mer et eux iraient faire le premier contact.
Prenons le cas d'un navire qui entre dans les eaux canadiennes alors qu'on veut lui en refuser l'accès. On peut penser à l'exemple que j'ai soulevé d'un navire nord-coréen transportant des missiles et qui se dirige vers l'Iran. On ne voudrait pas que ce navire emprunte le passage du Nord-Ouest. Or, ce navire est en mouvement. Comment l'arrêter? Nous ne disposons ni des mesures ni de l'équipement physique en place pour arrêter ce navire physiquement.
Les Forces canadiennes déployées dans le golfe Persique ont beaucoup d'entraînement sur l'abordage par la force de navires-pirates et autres. Les Forces canadiennes ont une certaine compétence en la matière. La deuxième Force opérationnelle interarmées (JTF2) pourrait être déployée dans le Nord pour arrêter un navire en cas de problème. On pourrait attaquer le navire à l'aide d'un avion F18, mais cette solution ne serait pas idéale. On préférerait éviter tout problème environnemental qui pourrait résulter d'une telle intervention.
Nous devons disposer de ressources nous permettant de réagir de façon graduelle. Or, à l'heure actuelle, nous ne disposons d'aucune. D'une part, nous n'exerçons que très peu de surveillance dans le Nord. D'autre part, nous ne disposons pas des ressources permettant de régler un problème de sécurité de façon graduelle. Nous avons besoin de ces moyens maintenant.
[Traduction]
Le sénateur Day : Colonel, bon nombre d'entre nous ont l'habitude de lire seulement les conclusions sans consulter en détail tous les documents que vous fournissez.
Dans les deux premiers points, vous dites que notre principal argument en ce qui concerne la souveraineté est en train de fondre et que notre position s'affaiblit. Pouvez-vous nous expliquer cette déclaration? Est-ce que vous voulez dire que notre souveraineté nous glisse entre les doigts parce que nous ne sommes pas aussi actifs que nous devrions l'être dans le Nord?
Col Leblanc : Comme quelqu'un l'a déjà dit auparavant, quand il n'y avait que de la glace, on considérait que la région faisait partie des terres. La glace protégeait l'Arctique, essentiellement. C'était à peu près impossible, pour les gros bâtiments, d'y voyager.
À mesure que la glace fond, les navires commencent à pouvoir passer dans la région. La souveraineté sur les terres ne constitue pas un enjeu. Le fond de l'océan n'est pas un enjeu non plus. Le seul point litigieux concerne le passage du Nord-Ouest et son statut international. Nous affirmons qu'il s'agit d'eaux intérieures, mais les autres disent que non, que c'est plutôt un détroit international.
Quand un navire traverse le passage et affirme qu'il s'agit d'un détroit international, et que nous ne pouvons pas l'arrêter, il attaque, essentiellement, notre souveraineté. Nous affirmons que ces eaux nous appartiennent, que le droit canadien s'applique totalement à ces eaux, et que les navires étrangers ne jouissent pas d'un droit de passage ou d'un droit de passage innocent.
Le sénateur Day : Des intervenants nous ont dit précédemment que, une fois que vous avez obtenu la souveraineté, elle est à vous. Il ne vous reste plus qu'à l'exercer, mais vous n'avez pas à l'établir. Ce sont les deux verbes qui ont été utilisés.
Vous affirmez que, même si cette souveraineté nous a appartenu, elle peut disparaître en même temps que la glace qui fond.
Col Leblanc : Plus il y aura de navires qui franchiront le passage sans qu'aucun contrôle ne soit exercé, plus notre position s'affaiblira. Le passage finira par être considéré comme un détroit international, et ces eaux auront perdu, à mon avis, le statut d'eaux intérieures.
Il ne faut pas oublier l'espace aérien. Des bombardiers pourraient passer en transit au-dessus de l'Arctique, et ce, en toute légalité. C'est aussi le cas des sous-marins. La question ne concerne pas seulement les navires de surface; elle concerne aussi les sous-marins.
Le sénateur Day : Je comprends ce que vous voulez dire. C'est un peu différent de ce que nous avons entendu précédemment, mais c'est intéressant. Je comprends très bien votre position.
Je voulais vous poser une question à propos du rôle de la Garde côtière par rapport à celui des Forces armées. Comme nos fonds sont limités, à quoi devrions-nous les consacrer en priorité en ce qui concerne les navires et les brise- glaces? La Garde côtière n'est pas, en temps normal, une garde côtière armée. Est-ce que cela serait nécessaire?
Col Leblanc : Je crois que nous devons consacrer plus de ressources à la Garde côtière. Si j'avais le choix de donner des ressources à la marine ou à la Garde côtière, je choisirais probablement la Garde côtière. Elle possède l'expérience requise. Pour l'instant, la véritable menace ne vient pas des autres pays. Il n'y a pas de forces armées d'une autre nation qui nous menacent. Il s'agit plutôt d'une menace liée à la sécurité. Je pense, par exemple, à la menace pour l'environnement, au non-respect des règlements, à la pêche illégale, à l'immigration ou au trafic de drogue.
Il faudrait toutefois modifier le rôle de la Garde côtière. Je crois que nous devrions armer ces navires et donner à la Garde côtière le mandat d'assurer la sécurité dans l'Arctique.
Le sénateur Day : Merci. Je comprends.
[Français]
Le sénateur Nolin : J'aimerais revenir à cette négociation simulée à laquelle vous avez participé en février 2008. Une de vos recommandations s'avère fort intéressante. Si je comprends bien, vous avez, Américains et Canadiens, tenté d'en arriver à un compromis.
Col Leblanc : En effet, il s'agissait d'un compromis.
Le sénateur Nolin : Le terme « compromis » est important. Et, dans votre recherche d'en arriver à un compromis, vous recommandez la mise sur pied d'une commission mixte semblable à celle qui régit les eaux internes canadiennes et américaines dans le Saint-Laurent.
Je comprends qu'il s'agissait d'un compromis. Toutefois, vous saviez que l'Union européenne prétend, elle aussi, qu'il s'agit d'eaux internationales. Pourquoi alors ne pas en faire une commission internationale? Pourquoi se limiter à une commission mixte? Était-ce attribuable au fait qu'il n'y avait que des Américains autour de la table?
Col Leblanc : L'aspect multinational fut exploré. Toutefois, cette avenue est souvent complexe et les procédures sont plus longues, car il faut créer des consensus. Du côté canadien, on adoptait plutôt la position des Affaires étrangères du fait que nous sommes chez nous.
Le sénateur Nolin : C'est pourquoi j'ai utilisé le terme « compromis ». Cette question comporte un gros élément de compromis.
Col Leblanc : Dans un groupe, vous avez un ensemble de recommandations, mais ce n'est pas tout le groupe qui supporte, individuellement, chacune de ces recommandations. Personnellement, je n'étais pas d'accord avec une commission mixte pour la gérance de nos eaux internes. Je prônais plutôt que l'on mette de côté le litige entre les Canadiens et les Américains concernant le détroit international et qu'on place la surveillance du passage du Nord- Ouest sous l'égide de NORAD. Si cela devient une forteresse nord-américaine, qui attaquerait notre position? Avec le temps, tout le monde reconnaîtra que le passage du Nord-Ouest est une zone contrôlée, que c'est contrôlé et surveillé conjointement par les Américains et les Canadiens et que, si l'on veut rentrer dans cette zone, il y a des standards à rencontrer, des droits à respecter. La position du Canada n'a jamais été d'empêcher le passage maritime.
Le sénateur Nolin : Non. Ce que l'on veut, c'est le respect de notre réglementation. Et les Américains, selon vous — vous avez participé à cette négociation —, s'opposent-ils à la réglementation et aux lois canadiennes?
Col Leblanc : Pas nécessairement. La position publique est différente de la position officielle. Certaines personnes avec qui j'ai discuté disent que si jamais on a un problème dans l'Arctique, les Américains seront là pour nous aider. Ils préfèrent que nous commencions à déployer des ressources pour protéger l'Arctique. L'Arctique canadien est l'une des voies d'approche vers l'Alaska, il est donc dans leur intérêt que ce passage soit contrôlé. C'est dans leurs intérêts nationaux. D'ailleurs, c'était la position de l'ambassadeur Cellucci. Les Américains seraient en meilleure posture du point de vue sécurité, s'ils reconnaissaient la souveraineté canadienne complète sur ces eaux et le fait que ce n'est pas un détroit international. Et la position de M. Pharand, qui a délimité les premières lignes de base droite, est que cela ne crée pas un précédent.
Le sénateur Nolin : Lorsque vous parlez de M. Pharand, c'est un professeur de l'Université Laval?
Col Leblanc : Exact. C'est un expert légiste. Je suis un ancien militaire et non un expert légiste. La position de M. Pharand, c'est que les eaux des autres détroits ont été établies par des décennies de passages de milliers de navires.
En Europe — si je me rappelle bien, c'était en Norvège —, il y avait un groupe d'îles similaires aux nôtres; ils ont utilisé des lignes de basse droite.
L'Union soviétique vit le même genre de situation dans son passage du Nord-Ouest, le long de la côte, pour passer entre les îles qui sont au nord de la côte principale, et ils ont la même approche. Je pense que de ce côté, les Soviétiques ou les Russes appuieront la position canadienne, car il est de leur intérêt de le faire aussi. Probablement que l'on s'appuierait mutuellement advenant un litige.
[Traduction]
Le sénateur Patterson : Merci, colonel Leblanc, d'avoir présenté un excellent exposé. J'aimerais aborder un point dont nous n'avons pas discuté ce soir, je crois. J'aimerais poser cette question à la personne qui a dirigé, sur le terrain, la Force opérationnelle interarmées. Vous avez mentionné le petit nombre d'employés du gouvernement du Canada dans une si grande région.
Pouvez-vous nous faire part de vos commentaires concernant le degré de collaboration entre le ministère de la Défense nationale, qui, à votre avis, devrait être l'organisme responsable de la souveraineté, et les autres ministères gouvernementaux, comme l'Agence des services frontaliers du Canada, la GRC, Affaires indiennes et du Nord Canada et peut-être même Affaires étrangères et Commerce international Canada? Quel est, à votre avis, le degré de collaboration? Est-il possible d'améliorer cette collaboration, au besoin?
Col Leblanc : À mon avis, la coordination est excellente. Quand nous avons mis sur pied le Groupe de travail sur la sécurité de l'Arctique en 2000, celui-ci comptait au total environ 14 personnes qui se réunissaient pour discuter des enjeux en matière de sécurité. À ce que je sache, il compte maintenant environ 70 personnes.
Le sénateur Nolin : Avez-vous dit : « 70 personnes »?
Col Leblanc : Oui, 70 personnes. Nous nous réunissons. Dernièrement, nous avons aussi invité les groupes autochtones, dont un représentant de l'Inuvialuit Regional Corporation et un représentant de Nunavut Tunngavik Incorporated, qui ont pris part à nos discussions dans un esprit de coopération, d'ouverture et de transparence et de véritable communication sur le terrain.
Parmi les signalements d'activité illégale dans le Nord que j'ai reçus, bon nombre provenaient en fait de Rangers qui avaient vu, par exemple, des Inuits qui arrivaient du Groenland et qui traversaient à l'île d'Ellesmere avec des touristes américains sur des motoneiges pour chasser l'ours polaire avant de retourner au Groenland. Vous pouvez imaginer le nombre de lois canadiennes qui avaient été transgressées — les lois sur le port d'arme, sur les véhicules, sur l'immigration et sur la chasse d'espèces menacées. Les Rangers ont aussi signalé des activités illégales de pêche dans nos eaux, au nord de l'île de Baffin. C'est pourquoi j'ai pensé qu'il était important que les collectivités autochtones prennent part à nos discussions.
Le Nord est un environnement bien différent du Sud — vous y êtes allés. Les conditions sont si menaçantes que les gens sont très près les uns des autres, et nous avons tendance à collaborer et à nous attarder à bien des petits détails qui seraient peut-être laissés de côté plus au sud. C'est dans ce contexte que les discussions ont évolué pour atteindre leur niveau actuel, et je crois que cela a permis d'améliorer la sécurité dans l'Arctique. Je recommande certainement, comme je l'ai dit dans mon exposé, que le groupe de travail sur la sécurité soit maintenu de façon à mieux coordonner les ressources en matière de sécurité dont nous disposons dans l'Extrême-Arctique.
Le sénateur Patterson : Je vous remercie de vos commentaires à propos de la recherche et du sauvetage. Pour régler le problème, faut-il simplement que le Canada envisage de redéployer ses capacités de recherche et de sauvetage dans des lieux plus adaptés sur le plan géographique, plutôt que près du 49e parallèle? Est-ce que la solution au problème est essentiellement une question de redéploiement?
Col Leblanc : Il serait certainement utile de redéployer l'équipement. Il n'aurait pas à être en place dans le Nord de façon permanente. Si je recommande de placer un C-130 à Yellowknife, c'est parce que Yellowknife est située à peu près en plein centre de l'Extrême-Arctique, qu'on peut se déplacer vers l'est, vers l'ouest ou plus au nord en un temps relativement court. À partir de Yellowknife, un C-130 peut se rendre à n'importe quel point de l'Arctique plus rapidement que s'il était parti de Comox, de Trenton ou de Greenwood. On pourrait faire une rotation des C-130. Il pourrait retourner à Trenton pour l'entretien, puisque certains responsables de la force aérienne ont fait remarquer que le fait de regrouper l'équipement permettait d'utiliser un moins grand nombre de techniciens. Quand tout est centralisé, vous pouvez faire des économies d'échelle.
Cependant, si tous les avions sont à Trenton, il vous faudra de huit heures et demie à neuf heures pour vous rendre à l'Île d'Ellesmere, à partir du décollage. Si le décollage a du retard, vous pouvez prévoir neuf ou 10 heures avant que l'aéronef soit vraiment au-dessus de votre tête pour lâcher un technicien en recherche et sauvetage ou de l'équipement de survie.
Le sénateur Patterson : Merci.
La présidente : D'après mes calculs, la Garde côtière a reçu environ 150 millions de dollars d'argent frais. Pour vous, est-ce un montant important?
Col Leblanc : Pas pour moi, non. Si je tiens compte du fait qu'un seul navire est remplacé, 150 millions de dollars ne permettront pas de faire grand-chose. D'après ce que je comprends, tous les navires de la flotte arrivent à la fin de leur vie utile.
La présidente : D'accord.
Col Leblanc : À l'heure actuelle, on constate que la saison où le passage est ouvert est de plus en plus longue, et la glace de plusieurs années dont on a parlé fond même à un rythme plus rapide que ce qui avait été prévu par le passé. Bientôt, il n'en restera plus. Quels seront nos moyens, dans dix ans, pour véritablement assurer la sécurité dans l'Arctique?
La présidente : Merci beaucoup, colonel Leblanc. Nous vous remercions de votre présence et de votre patience; l'après-midi et la soirée ont été longs pour tout le monde. Le colonel (à la retraite) Pierre Leblanc, ancien commandant de la Force opérationnelle interarmées (Nord) pour le ministère de la Défense nationale.
Je remercie mes collègues du comité. La journée a été longue, et vous avez tous travaillé fort. Je vous remercie de vos efforts.
(La séance est levée.)