Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule 16 - Témoignages du 31 octobre 2012
OTTAWA, le mercredi 31 octobre 2012
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 17, pour étudier le projet de loi S-10, Loi de mise en œuvre de la Convention sur les armes à sous-munitions.
Le sénateur Percy E. Downe (vice-président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le vice-président : Bienvenue à cette séance du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Nous poursuivons aujourd'hui, notre étude du projet de loi S-10, Loi de mise en œuvre de la Convention sur les armes à sous-munitions.
J'inviterais notre témoin, M. Turcotte, à se présenter. Il fera une déclaration préliminaire d'environ 10 minutes, puis, il répondra aux questions des sénateurs.
Earl Turcotte, à titre personnel : Je suis heureux d'avoir l'occasion de m'adresser au comité. Je vais me présenter dans un instant, mais je voudrais d'abord préciser que je témoigne à titre strictement personnel. Toutes les opinions que j'exprimerai sont uniquement les miennes, et elles ne sauraient être attribuées à toute personne ni à tout groupe auquel je suis associé.
De 2005 au début de 2011, j'étais le principal responsable au ministère des Affaires étrangères et du Commerce international de plusieurs mesures de contrôle des armements : le Programme d'action sur les armes légères des Nations Unies, dont je me suis occupé durant mes premières années à la tête du service; la Convention sur l'interdiction ou la limitation de l'emploi de certaines armes classiques qui peuvent être considérées comme produisant des effets traumatiques excessifs ou comme frappant sans discrimination; et le Traité d'interdiction des mines antipersonnel, surtout connu sous le nom de « Convention d'Ottawa ». Depuis, j'ai eu l'immense honneur d'être le chef de la délégation canadienne tout au long des négociations entourant la Convention sur les armes à sous-munitions.
Comme vous le savez, les armes à sous-munitions sont conçues de façon à disperser de nombreuses sous-munitions explosives sur une grande superficie. De nos jours, il est pratiquement impossible de les utiliser de façon responsable — si tant est que cela ait déjà été possible —, vu la nature asymétrique de la plupart des conflits dans lesquels on peine souvent à distinguer les combattants des civils, ou bien à repérer les combattants infiltrés dans des secteurs peuplés de civils, et comme les armes à sous-munitions sont notoirement peu fiables et présentent des taux de raté élevés qui peuvent se situer entre 10 et 40 p. 100, selon le type d'arme et les conditions du champ de bataille. À ce jour, les armes à sous-munitions ont été utilisées dans 37 pays environ. Selon l'année, de 94 à 98 p. 100 des victimes connues des armes à sous-munitions sont des civils, surtout des enfants, qui sont souvent attirés par des sous-munitions non explosées.
L'emploi intensif d'armes à sous-munitions durant les 72 dernières heures du conflit entre Israël et le Hezbollah dans le sud du Liban, en 2006, a amené la Norvège à lancer le processus d'Oslo au début de 2007, avec le solide appui de l'Autriche, de l'Irlande, de la Nouvelle-Zélande et du Saint-Siège. Ce processus a été mené en dehors du cadre habituellement appliqué aux discussions liées à la Convention sur certaines armes classiques tout comme le Canada l'avait fait une décennie plus tôt à l'égard des mines antipersonnel. Les conférences préparatoires au processus d'Oslo ont eu lieu à Oslo, à Lima, à Vienne et à Wellington, et les négociations officielles se sont déroulées pendant 10 jours à Dublin, sur une période de deux semaines, en mai 2008. L'ensemble du processus s'est étendu sur 15 mois, et les résultats ont été remarquables. Au même titre que la Convention d'Ottawa, la Convention sur les armes à sous- munitions a établi une norme de référence en matière de droit humanitaire international.
Puisque vous connaissez l'article 1 de la Convention sur les armes à sous-munitions, je vais m'abstenir de l'énoncer. Elle figure dans mon mémoire. Cet article prévoit, entre autres choses, que les États parties doivent détruire leurs stocks dans les huit années suivantes, dépolluer les zones contaminées dans les 10 années suivantes et aider les victimes. De plus, toutes les obligations lient immédiatement les parties dès l'entrée en vigueur de la Convention, c'est-à-dire qu'il n'y a pas de période de transition ni de report. Les effets de l'interdiction devraient être assez profonds, sur le plan tant préventif que correctif.
Même si le Canada n'était pas du nombre des États promoteurs du processus d'Oslo, il y a participé activement dès la première réunion officielle, qui s'est tenue à Oslo, en février 2007. En outre, le Canada a figuré parmi les premiers États à signer la Convention sur les armes à sous-munitions lorsqu'elle a été ouverte à la signature en décembre 2008.
Tout au long des négociations, la délégation canadienne a travaillé en très étroite collaboration avec le Royaume- Uni, la France, l'Allemagne, l'Australie et d'autres pays afin de veiller à incorporer la norme humanitaire la plus élevée possible dans la Convention. En même temps, il était nécessaire pour certains d'entre nous de faire en sorte que nous puissions continuer de participer efficacement à des opérations militaires combinées avec des alliés comme les États- Unis qui ont décidé — du moins pour le moment — de ne pas être partie à la Convention.
Au terme d'un effort considérable, nous avons réussi à négocier l'inclusion dans la Convention de l'article 21, disposition explicite autorisant la coopération militaire avec des États non parties. Il se trouve que l'article 21 est fondé en grande partie sur un texte que j'ai moi-même rédigé et présenté durant les négociations à Dublin. Étant l'un de ses auteurs et l'un de ceux qui se sont battus avec le plus d'acharnement pour qu'il soit inclus dans le texte définitif, j'estime comprendre les dispositions et les restrictions qu'il renferme aussi bien que quiconque dans la communauté internationale.
Je croyais à l'époque et je continue de croire que cette disposition sur le maintien de l'interopérabilité est un élément essentiel de la Convention. En effet, elle préserve des alliances militaires entre des États parties et des États non parties qui sont vitales pour l'intérêt national du Canada et pour la paix et la sécurité mondiales. Sans cet article, l'OTAN et des alliances militaires semblables auraient peut-être été compromises, et il aurait été très difficile pour des pays comme le nôtre d'interdire les armes à sous-munitions et de s'acquitter des nombreuses autres obligations contraignantes imposées par la Convention. Toutefois, il faut examiner l'article 21 dans son intégralité et dans le contexte d'ensemble de la Convention.
Au cours des négociations, une grande majorité de pays participants de même que des organismes internationaux comme le Comité international de la Croix-Rouge et des ONG, notamment la Coalition contre les armes à sous- munitions, ont exprimé de sérieuses préoccupations au sujet de l'expression se trouvant au début du paragraphe 3 de l'article 21, « Nonobstant les dispositions de l'article 1 ». À leur avis, ce bout de phrase annulerait les interdictions catégoriques prévues à l'article 1 contre le fait de mettre au point, de produire ou d'employer des armes à sous- munitions ou d'assister, d'encourager ou d'inciter quiconque à s'engager dans toute activité interdite à un État partie de la Convention.
Ce n'est pas le cas. L'article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités précise entre autres ce qui suit :
Un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but.
En outre, le paragraphe 3 de l'article 21 indique seulement que les États parties peuvent continuer de participer à des opérations combinées avec des États non parties. Il ne suppose en aucun cas que les États parties peuvent eux-mêmes s'engager dans des activités interdites aux termes de la Convention.
En outre, les paragraphes 1, 2 et 4 de l'article 21 lui-même imposent des interdictions catégoriques visant les activités des États parties au cours d'opérations interarmées ainsi que des obligations positives selon lesquelles les États parties doivent promouvoir les normes établies dans la Convention et tout mettre en œuvre pour décourager les États non parties à la Convention d'utiliser des armes à sous-munitions.
À l'évidence, l'article 21 n'autorise pas les activités au cours d'opérations militaires combinées avec des États non parties qui diminueraient d'une manière ou d'une autre l'objet et le but de la Convention. Au contraire, il les renforce tout en assurant que les forces armées des États parties ne seront pas tenus légalement responsable des activités contraires à la Convention qui peuvent être menées par les forces d'États non partie, malgré tous nos efforts pour les en dissuader.
Les chefs des délégations de pays d'optique commune et moi-même avons fait valoir ce point à maintes reprises au cours des négociations, et ce n'est que grâce à notre engagement solennel et à cette interprétation commune que les autres États parties qui craignaient que cet article puisse servir d'échappatoire ont finalement accepté, avec beaucoup de réticence, d'inclure cet article dans le texte définitif.
Il y a actuellement 111 États signataires de la Convention, dont 77 qui l'ont ratifiée ou y ont adhéré, y compris de nombreux alliés du Canada. En 2009 et en 2010 — après que le Canada a signé la Convention, en 2008 —, des fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères, moi y compris, ont été mêlés à un intense débat avec le ministère de la Défense nationale concernant les types d'activités militaires qui devraient être interdits ou autorisés au cours d'opération interarmées avec des États non parties.
Vers la fin de 2010, les hauts fonctionnaires des deux ministères sont parvenus à un accord. À l'époque, je croyais que certains des scénarios qui seraient autorisés dans le projet de loi étaient illégaux aux termes de la Convention et tout à fait incompatibles avec le désir que nous avions exprimé publiquement et avec notre obligation légale découlant de la Convention de protéger les civils contre les armes à sous-munitions. J'ai formulé une objection de conscience et demandé de retirer mon nom comme personne-ressource principale du ministère sur le projet de loi, car je ne pouvais pas, en toute conscience, le défendre sous sa forme actuelle. J'ai exhorté à maintes reprises mes collègues des Affaires étrangères et de la Défense nationale de reconsidérer la question et, quelque mois plus tard, j'ai démissionné en guise de protestation afin de pouvoir réclamer publiquement une loi plus rigoureuse que celle qui était envisagée à l'époque.
En avril dernier, le projet de loi S-10 a finalement été déposé. Bien que je souscrive fermement à l'adhésion du Canada à cette convention, je regrette que le projet de loi demeure aussi dangereusement et profondément vicié. Chose incroyable, le projet de loi vise à prévoir des exceptions au cours d'opérations militaires combinées avec des États non parties qui, entre autres, permettraient légalement : à un État de fournir un appui logistique et d'aider au guidage des armes à sous-munitions; à des militaires canadiens de transporter dans des véhicules canadiens des armes à sous- munitions qui appartiennent aux forces militaires d'États non parties; à des pilotes ou à des artilleurs canadiens d'utiliser, d'acquérir ou de posséder des armes à sous-munitions ou d'en déplacer dans le cadre d'un détachement ou d'une affectation auprès d'unités militaires d'États non partie; et — ce qui m'apparaît le scénario le plus aberrant et le plus potentiellement dangereux de tous — à un commandant canadien d'une force multinationale de diriger ou d'autoriser des activités de forces armées d'États non parties pouvant comporter l'utilisation, l'acquisition, la possession, l'importation ou l'exportation d'armes à sous-munitions. Dans un cas semblable, non seulement le Canada facilite, appuie ou encourage l'utilisation des armes à sous-munitions, mais il est l'auteur de l'ordre, et les forces militaires d'États non parties deviennent ses agents, continuant d'utiliser une arme que le pays s'était engagé à ne plus jamais employer.
Le paragraphe 11 (3) va plus loin et propose des exceptions générales qui permettent aux militaires canadiens : d'aider ou d'encourager les forces militaires d'États non parties à commettre des actes interdits aux États parties; de comploter avec les forces militaires d'États non parties pour commettre de tels actes; et, sachant que d'autres personnes ont commis de tels actes ou ont aidé ou encouragé d'autres à les commettre, de recevoir, d'aider ou d'assister les forces militaires d'États non parties en vue de leur permettre de s'échapper.
Je vous pose la question : dans quel monde une personne raisonnable pourrait-elle prétendre que l'une ou l'autre de ces exceptions est compatible avec une interdiction totale et sans équivoque des armes à sous-munitions et avec l'obligation contraignante des États parties de promouvoir les normes de la Convention et de tout mettre en œuvre pour décourager les États non parties d'utiliser des armes à sous-munitions? À mon avis, pour en arriver à une conclusion aussi scandaleuse, il faudrait faire des entorses au droit, à la logique et à la morale.
Bien des gens dans le monde, moi y compris, estiment que le projet de loi du Canada est de loin le pire déposé à ce jour par l'un des 111 pays signataires de la Convention. Il est l'antithèse de l'entente équilibrée conclue par les 108 pays qui ont participé aux négociations à Dublin en 2008, et, si je me rappelle bien, le mot « antithèse » a été employé par Stephen Goose dans son témoignage; je crois qu'il est tout indiqué dans le cas présent.
Le ministère de la Défense nationale peut bien prétendre que le Canada est en bonne compagnie et que beaucoup d'autres pays — dont certains de nos alliés de l'OTAN — interprètent les dispositions de l'article 21 de la même façon. C'est tout simplement faux. Sur les 108 pays qui ont participé aux négociations à Dublin, seuls le Canada, l'Australie, la France, l'Allemagne, le Japon, les Pays-Bas, l'Espagne, la Suisse, le Royaume-Uni et quelques autres ont cherché activement à faire adopter des dispositions sur l'interopérabilité. Pratiquement tous les autres pays qui ont participé à la conférence se sont catégoriquement opposés à l'adoption de telles dispositions de crainte qu'elles ne servent d'échappatoire juridique pour continuer d'employer des armes à sous-munitions au cours d'opérations combinées avec des États non parties.
Même parmi le très petit groupe de pays qui, comme le Canada, ont voulu adopter des dispositions relatives à l'interopérabilité militaire avec des États non parties, aucun autre pays ne permet nombre d'activités que le projet de loi considère comme légales. Je mets quiconque au défi de nommer un seul autre État partie ou signataire qui permettra à l'un de ses commandants d'une force multinationale d'autoriser ou d'ordonner l'emploi d'armes à sous-munitions par les forces d'un État non partie, qui permettra à ses forces de transporter des armes à sous-munitions dans ses propres véhicules de façon à aider des États non parties ou qui permettra à ses pilotes ou à ses artilleurs participant à un programme d'échange auprès d'États non parties d'employer des armes à sous-munitions. Je mets au défi le gouvernement de nommer un seul autre État partie ou signataire qui donne carte blanche à ses forces pour — selon ses propres mots — aider, encourager et assister des forces militaires d'États non parties à commettre des actes interdits aux États parties ou pour comploter avec elles pour le faire.
J'aimerais savoir si l'un ou l'autre des représentants du MDN ou du MAECI qui sont venus témoigner vous a donné des exemples de lois d'autres pays qui autoriseraient ce genre de choses. Ils ne l'ont pas fait parce que cela est impossible. De telles lois n'existent pas. L'Allemagne et les Pays-Bas, alliés au sein de l'OTAN, ne permettront même pas à des États non parties de transiter par leur territoire avec des armes à sous-munitions et autoriseront encore moins l'un ou l'autre des scénarios que je viens tout juste de mentionner.
Je vais sauter à ma conclusion, et je vous remercie de votre indulgence. Le Canada est sur le point de créer un dangereux précédent qui pourrait très bien saper les normes mises en place de peine et de misère dans le droit humanitaire international et pourrait rendre le Canada complice de l'emploi continu d'une arme qui a fracassé la vie de milliers de personnes innocentes, surtout des enfants, dans différentes parties du monde. Cela représenterait une trahison de la confiance que des collègues d'autres pays qui ont négocié la Convention de bonne foi nous ont accordée, une trahison de la confiance des Canadiens qui s'attendent à beaucoup mieux de la part de leur pays et, pire encore, cela traduirait notre incapacité totale à tout mettre en œuvre pour prévenir d'autres morts inutiles et d'autres souffrances chez des hommes, des femmes et des enfants innocents.
Comme je l'ai déclaré par le passé, je crois que le Canada doit s'efforcer d'établir les normes les plus élevées — et non les plus faibles — en droit humanitaire international. Par conséquent, je recommanderais au comité d'appuyer l'article 6 du projet de loi et de rejeter l'intégralité de l'article 11 pour que le projet de loi reflète l'équilibre qui existe dans la Convention et dans les instructions — que, soit dit en passant, la délégation canadienne a reçues du Cabinet — et qui a été maintenu tout au long du processus d'Oslo.
Si vous n'être pas prêt à éliminer complètement l'article 11, je vous demanderais alors d'appuyer tous les amendements proposés par le Comité international de la Croix-Rouge, Human Rights Watch et la Human Rights Clinic de la Faculté de droit de Harvard, lesquels ont déjà été avalisés par la Coalition contre les armes à sous-munitions, Mines Actions Canada et d'autres organismes.
Je souhaiterais terminer ma déclaration préliminaire en citant un extrait du mot de clôture que j'ai prononcé lors de la conférence de négociation à Dublin, en 2008, où j'ai défendu l'article 21 pour une dernière fois après qu'il eut été sévèrement critiqué par bon nombre d'États, d'organismes internationaux et d'ONG. Je vous cite ces paroles pour vous donner une idée précise de la façon dont les membres de la délégation canadienne et ses homologues aux vues similaires ont présenté au monde l'article sur l'interopérabilité, pour illustrer pourquoi il a finalement été jugé acceptable par d'autres pays et pour vous montrer à quel point l'article 11 du projet de loi s'éloigne fortement de ce qui a été négocié et approuvé par le Canada lorsqu'il a, à l'instar de 107 autres pays, adopté à l'unanimité le texte à la fin de la conférence de négociation et sur la foi de sa signature de la Convention à Oslo, en 2008. Rappelez-vous : je suis à Dublin, en mai 2008, au dernier jour d'une longue période de négociations multilatérales intenses, et je déclare ceci :
Monsieur le président, mesdames et messieurs.
Le Canada a eu l'immense privilège et le plaisir de participer à cette conférence de négociation.
Nous devrions tous être fiers de ce que nous avons accompli depuis février 2007, lorsque ce processus s'est amorcé à Oslo.
Chaque membre de la délégation canadienne a été très honoré de représenter son pays et d'être en si auguste compagnie.
Les négociations n'ont pas été faciles. Ce dossier nous tient tous beaucoup à cœur, et diverses considérations étaient en jeu; d'aucuns diraient plutôt « en opposition ».
Nous estimons avoir atteint le bon équilibre.
Néanmoins, dans de telles circonstances, les déceptions sont inévitables. De fait, un grand nombre de personnes ont exprimé leur désappointement à la fin de la dernière séance, particulièrement en qui a trait à l'article 21, qui porte sur les relations avec les États non parties.
Steve Goose, de la Coalition contre les armes à sous-munitions, a qualifié cet article de tache sur le tissu délicat de la Convention, image puissante et, à nos yeux, troublante. D'autres ont comparé l'article 21 à une échappatoire. Pour notre part, nous le considérons comme un élément essentiel de protection juridique s'appliquant à des situations susceptibles de se produire au cours d'opérations interarmées avec des États non parties qui pourraient échapper à notre volonté.
Toutefois, nous croyons que ces situations — si jamais elles se produisent — seront rares. Pourquoi? Parce que nous observons actuellement un changement majeur dans la façon dont le monde voit les armes à sous-munitions; parce que la Convention, lorsqu'elle entrera en vigueur, rendra illégale l'utilisation de tous les types d'armes à sous- munitions par les États parties; [...] parce que certains des très grands producteurs de cette arme en ont déjà cessé la production [...]; parce que nous savons — et nous nous assurerons — que nos alliés prennent nos obligations légales au sérieux et qu'ils n'essaieront pas de nous mettre dans des situations où celles-ci pourraient être bafouées;
Les pays comme le Canada qui se sont battus ardemment pour faire adopter l'article 21 veulent exactement la même chose que ceux qui se trouvent dans l'autre camp. Nous voulons nous débarrasser de cette arme; nous voulons qu'elle ne soit plus jamais utilisée et qu'elle soit reléguée aux oubliettes de l'histoire; nous voulons universaliser la Convention et promouvoir ses normes chaque fois qu'il est possible de le faire; nous voulons — et nous allons — décourager activement et vigoureusement la mise au point, la production, le stockage, le transfert et l'utilisation d'armes à sous-munitions partout dans le monde; nous voulons nous appliquer à mettre en œuvre toutes les dispositions de la Convention, qu'il s'agisse de la destruction des stocks d'armes, du nettoyage des zones contaminées, de la sensibilisation à l'égard des risques et de l'aide aux victimes; enfin, nous voulons unir nos efforts à ceux des États touchés et mobiliser les ressources nécessaires pour mener à bien ce travail.
En définitive, ce n'est pas seulement ce document juridique qui déterminera comment nous nous comporterons au quotidien. Ce sont également nos intentions qui façonnent nos actions. Et je puis vous assurer que nos intentions sont honorables.
[...] Monsieur le président, je souhaiterais conclure par le message suivant, envoyé par mon gouvernement il y a tout juste quelques heures :
Le message venait d'Ottawa.
Le Canada joint sa voix à celle d'autres pays et se réjouit de l'adoption de cet important instrument qui dénonce les coûts humains des armes à sous-munitions et leurs conséquences néfastes sur les sociétés. Les dispositions de la Convention qui facilitent la coopération entre les États parties et les États non parties témoignent de la prise en compte des considérations d'ordre humanitaire et de la question de la sécurité dans le cadre du processus d'Oslo.
La Convention est une grande réalisation, et nous sommes heureux de rapporter le texte à Ottawa pour que le gouvernement et le Parlement puissent l'examiner conformément au processus juridique en vigueur au Canada.
Je vous remercie, monsieur le président.
Merci, monsieur le président.
Le vice-président : Je voudrais remercier le témoin de sa déclaration préliminaire. J'ai une liste de trois sénateurs qui donneront le coup d'envoi aux questions.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis : En tout premier lieu, je vous souhaite la bienvenue à notre comité. J'ai pris la peine de lire les déclarations que vous avez faites dans les médias et j'ai pris connaissance du mémoire que vous nous avez fait parvenir. Personnellement, je puis vous assurer que le gouvernement canadien ne donne pas carte blanche aux militaires. Je crois que le ministre et le ministère nous ont assuré qu'ils vont mettre en place des directives qui vont respecter l'esprit de la Convention sur les armes à sous-munitions. Je crois que le ministre quand il dit que les forces canadiennes respecteront la loi.
Vous avez eu la chance d'être présent et de participer activement aux négociations et c'est un peu là-dessus que je vais vous questionner parce que, d'après ce que vous nous avez dit, vous êtes resté quand même assez longtemps à participer aux négociations.
Existait-il un consensus à savoir si un État non partie à la convention pouvait stocker des armes à sous-munitions sur le territoire d'un État partie?
[Traduction]
M. Turcotte : Monsieur, puis-je répondre d'abord à la première partie?
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis : Oui, vous pouvez faire comme vous voulez.
[Traduction]
M. Turcotte : D'abord, en ce qui concerne votre première remarque selon laquelle il y aurait des directives, je présume que vous faites allusion aux directives qui seraient fournies par le Chef d'état-major de la Défense et qui dépasseraient la portée du projet de loi, plus particulièrement celle de l'article 11.
Ce que je réponds à cela, c'est que, à moins qu'une chose ne soit interdite par le droit canadien, elle n'est pas interdite par la Convention. Une interdiction par voie de politique n'a aucune valeur. Les politiques peuvent être modifiées d'un coup de crayon. Il n'y a aucune diligence raisonnable. Le Parlement n'intervient pas dans la réorientation des politiques. Une directive du CEMD peut être modifiée par le Chef d'état-major de la Défense, probablement avec l'accord du ministre de la Défense et peut-être même avec celui du ministre des Affaires étrangères.
La Convention exige que des sanctions juridiques soient prévues pour les actes interdits. Par conséquent, si le gouvernement souhaite sérieusement interdire quelque chose, alors il doit le faire par voie législative. Il doit l'énoncer de façon très claire et explicite. S'il souhaite y apporter des modifications par la suite, il devra le faire dans le cadre d'un processus officiel.
Concernant la possibilité qu'un État non partie stocke des armes à sous-munitions sur le territoire d'un État partie, la réponse est la suivante : absolument pas. C'est tout à fait interdit aux termes de la Convention.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis : Comme vous le savez puis, tout le monde le sait, les États-Unis, la Chine, la Russie, Israël, l'Inde, l'Égypte et le Pakistan n'ont pas participé aux pourparlers et n'ont pas signé la Convention sur les armes à sous-munitions.
Vous qui étiez au cœur des négociations, étiez-vous au courant des principales objections que ces pays auraient pu avoir relativement à la convention?
[Traduction]
M. Turcotte : Me demandez-vous quelles sont les principales objections ou raisons expliquant pourquoi ces pays n'ont pas participé au processus? Je suis certain que ces raisons diffèrent d'un pays à un autre, et je ne les connais assurément pas. Je peux seulement formuler des hypothèses.
Vous devriez savoir que la communauté internationale a déployé énormément d'efforts pour obtenir le mandat de négocier un instrument dans le cadre traditionnel de la Convention sur certaines armes classiques, la CCAC. Nous n'avons pas pu obtenir un mandat. Le problème avec ce forum, c'est qu'il est fondé sur le consensus, ce qui a amené certaines parties à conclure — à tort, selon moi — que chaque pays dispose d'un droit de veto effectif et peut bloquer à lui seul une initiative. C'est exactement ce qui s'est passé quand des États, y compris le Canada, ont entrepris des pourparlers dans le cadre de la CCAC en vue d'obtenir un mandat pour négocier, et c'est seulement en désespoir de cause que la Norvège et les cinq autres États que j'ai mentionnés ont finalement amorcé des discussions à l'extérieur de ce forum et invité d'autres États aux vues similaires à participer au processus.
Est-ce que je connais la nature des objections? La réponse brève à votre question, c'est non. Je suppose que, tout simplement, ces pays ne sont pas disposés à renoncer aux armes à sous-munitions. D'aucuns trouvent qu'elles ont une grande utilité militaire. Personnellement, je dirais que tout dépend de ce qu'on entend par « utilité militaire ». Si on veut dire par là qu'elles sont très utiles pour tuer et mutiler des gens, alors cette affirmation est juste. Mais, pour ce qui est de faire des attaques ciblées et de faire la différence entre une cible légitime et des civils innocents, elles ne sont guère utiles. À mon avis, ce sont des armes barbares qui tuent sans discrimination et qui déshonorent ceux qui les utilisent, et elles méritent bien d'être interdites par la majeure partie de la communauté internationale, c'est-à-dire par 111 États déjà. Plus la Convention deviendra universelle, plus il y aura de pays qui la signeront.
Il reste à voir si les pays que vous avez mentionnés finiront un jour par y adhérer. Je ne sais pas. On ne peut qu'espérer.
[Français]
Le sénateur Fortin-Duplessis : Personnellement, je l'espère, parce que, tout comme vous, je trouve que ce sont des munitions absolument horribles qui ne devraient pas exister. Je vais laisser mes collègues vous poser d'autres questions et s'il y a un deuxième tour, j'aimerais revenir.
Le sénateur Nolin : Bonjour, monsieur Turcotte. Dans votre témoignage, vous avez longuement parlé de l'article 21, et c'est exactement sur ce sujet que je voudrais vous entendre. Je comprends que vous avez représenté le Canada à toutes les étapes ou à la plupart des étapes importantes de la négociation de cette convention. J'aimerais savoir quand l'idée d'avoir un article semblable à ce qui allait devenir l'article 21 a commencé à germer chez les parties à la négociation? Autrement dit, est-ce que, dès le début, le Canada a imposé sa volonté d'avoir un tel article ou c'est par la suite que l'idée d'avoir un article 21 s'est présentée?
[Traduction]
M. Turcotte : Merci de votre question, monsieur le sénateur. Les instructions que notre délégation avait reçues du Cabinet étaient très claires. En quelques mots, nous avions pour mandat de négocier un instrument juridiquement contraignant interdisant toutes les armes à sous-munitions considérées comme causant des préjudices indus aux civils tout en s'assurant que le Canada peut continuer de participer efficacement à des opérations de sécurité mixtes de concert avec des États non parties. Ce n'est qu'après avoir entrepris les négociations — de fait, après les conférences préliminaires et les discussions qui ont eu lieu à Dublin — que nous avons enfin convenu d'interdire complètement les armes à sous-munitions lorsque nous aurions adopté une définition de ce terme. Le Canada a été un des premiers pays à dire qu'il serait d'accord pour les interdire si nous en arrivions à une définition appropriée incluant les armes qui ne comportent aucun mécanisme de sûreté visant à assurer leur fiabilité ni système de guidage — soit sur les sous- munitions, soit sur l'obus principal —, les armes d'emploi aveugle et les armes imprécises et peu fiables. Quand elles ont été définies comme étant des armes à sous-munitions, nous avons pu dire avec beaucoup d'enthousiasme qu'à notre avis, toutes ces armes devraient être interdites.
L'interopérabilité — et c'est une évidence à la lumière du mandat que nous avait donné le Cabinet — était, dès le début, un aspect crucial pour nous. On nous avait dit que nous devions négocier une convention qui traiterait explicitement de cette notion, si possible, et nous avons réussi à le faire dès le début.
[Français]
Le sénateur Nolin : Dans votre équipe, l'équipe canadienne, aviez-vous des représentants du ministère de la Défense?
[Traduction]
M. Turcotte : Absolument, il y en avait. La délégation était initialement composée de représentants du ministère des Affaires étrangères — cela va de soi, comme il est responsable de mener la négociation des traités internationaux — et du ministère de la Défense nationale.
Il y en avait plusieurs, en effet. Je ne donnerai pas de noms, mais il y en avait plusieurs; je pense qu'ils étaient presque aussi nombreux que les représentants du ministère des Affaires étrangères.
[Français]
Le sénateur Nolin : Avez-vous été informé par les militaires, à un moment donné lors des négociations, de l'éventail des situations d'interopérabilité que les militaires tentaient de protéger?
[Traduction]
M. Turcotte : Tout à fait, et, dès le début, nous nous sommes mis à discuter des divers scénarios non seulement entre nous, mais aussi avec les autres délégations. Tout le monde savait qu'au bout du compte, pour réussir à inclure un article traitant de l'interopérabilité, nous devions avoir en tête les divers types de situations qui seraient interdits et ceux qui seraient acceptables. Soyez assurés que tous les États, et toutes les organisations non gouvernementales et les organisations internationales qui ont participé aux négociations ont évoqué divers scénarios et demandé s'ils seraient autorisés.
Je vais vous dire ce que nous avions en tête. C'est exactement le genre de situation visé par l'article 21. Que se passe- t-il si le commandant canadien d'une force terrestre demande un appui aérien rapproché et que cet appui est fourni par un État non partie qui décide d'utiliser des armes à sous-munitions? Le commandant de la force terrestre est-il complice? Est-il juridiquement responsable de cet acte? Non, pas du tout. C'est pourquoi l'article 21 a été libellé ainsi.
La différence entre cette situation et de nombreuses autres situations décrites à l'article 11, c'est que, dans un cas, il y a des circonstances indépendantes de la volonté des Canadiens, de nos forces armées, mais pas dans les situations décrites à l'article 11. Nous ne sommes plus — si je puis m'exprimer ainsi — les témoins passifs d'actes commis par des États non parties qui sont interdits aux États parties, et l'article 11 nous fait directement passer dans le camp de ceux qui aident et encouragent les États à recourir à de telles armes, qui en facilitent l'utilisation et, même, qui en commandent.
[Français]
Le sénateur Nolin : Votre réponse est à l'effet que, pendant tout le processus de négociation, jamais personne du ministère de la Défense canadien, lorsque vous avez élaboré des scénarios avec eux — vous en avez parlé avec vos confrères des autres pays, mais principalement avec les militaires canadiens — jamais ce type de possibilité que l'on retrouve dans l'article 11 ne vous a été présentée? C'est ça votre témoignage?
[Traduction]
M. Turcotte : Non, ce n'est pas ce que je dis. Ce type de possibilité a été présenté. Un grand nombre d'entre elles ont été examinées.
Le sénateur Nolin : Toutes ces possibilités, tout le contenu de l'article 11 vous a été présenté pendant que vous meniez les négociations pour le Canada?
M. Turcotte : Nous avons examiné divers scénarios, autant en marge du processus — avec nos alliés — que durant le processus, avec des États aux vues similaires et d'autres États. Ils ont tous été examinés. Un si grand nombre de scénarios militaires possibles ont été évoqués dans le cadre de nos discussions — officielles ou non —, et ils ont tous été examinés. Au bout du compte, ce qui a rendu l'article 21 acceptable pour la plupart des États — pour tous ceux qui sont restés à la table de discussion —, c'est la garantie que nous avons donnée de ne pas nous faire le complice d'un État qui a recours à des armes à sous-munitions, de ne pas contribuer à leur utilisation ni de l'encourager et de ne pas participer à des opérations impliquant de telles munitions; c'est tout le contraire. Il est énoncé à l'article 21 que nous avons l'obligation positive de mettre tout en œuvre pour décourager les États de les utiliser et pour promouvoir les normes de la Convention, et l'article 1 est invoqué. Il est invoqué à l'article 21. L'article 21 n'annule pas l'article 1.
Le sénateur Nolin : Je respecte tout à fait votre interprétation de l'article 21, mais c'est l'article 11 du projet de loi que nous examinons et qu'on nous demande d'accepter ou non.
Je vais attendre la prochaine série de questions, monsieur le président.
Le sénateur Dallaire : Tout d'abord, j'aimerais clarifier certains termes avec vous, monsieur Turcotte, afin de nous assurer que nous en faisons la même interprétation. Vous avez parlé de Canadiens qui sont en détachement ou qui participent à un « échange », lesquels pourraient être tenus responsables. Ceux qui participent à un échange font habituellement partie d'organisations telles que des collèges d'état-major. Cependant, les personnes qui font l'objet d'un détachement relèvent directement du commandant auquel on les assigne et lui sont comptables sur le plan juridique.
Si un commandant de compagnie canadienne combat au sein d'un bataillon américain et dirige une compagnie américaine qui a un stock d'armes à sous-munitions et qui considère celles-ci comme un système d'armes, s'il n'obéit pas aux instructions et que des soldats sont blessés ou tués, il sera tenu responsable de ces pertes et sera traduit devant le tribunal militaire.
Dans le cas d'un détachement, c'est bien différent d'un commandement indépendant, du fait d'envoyer un bataillon prêter main-forte à une brigade, par exemple. Seriez-vous d'accord avec cette affirmation?
M. Turcotte : Puis-je obtenir une précision avant de répondre à la question? Dites-vous qu'un membre des Forces canadiennes n'est plus assujetti aux règles applicables à cette organisation ni aux lois du Canada?
Le sénateur Dallaire : Non, ce n'est pas ce que j'ai dit. Je veux dire par là qu'il est tenu de respecter la structure de commandement dans laquelle il est détaché, y compris celle des troupes. Il est donc assujetti aux doctrines, à l'instruction, aux procédures et aux ordres émanant de ce pays pour accomplir sa mission, alors il pourrait est mêlé à un tel scénario dans le cadre du détachement. C'est possible. Cependant, la situation n'est pas la même que lorsque nous prêtons un bataillon à une brigade des États-Unis, car leur commandant de bataillon a des critères d'évaluation différents.
M. Turcotte : Je crois savoir que le gouvernement a adopté des politiques interdisant aux Canadiens en détachement de poser certains gestes. Vous savez bien mieux que moi comment une personne arriverait à concilier ces interdictions émanant du chef d'état-major de la Défense canadienne avec les obligations qu'aurait un soldat en détachement envers le commandant dont il relève.
Le sénateur Dallaire : Ce que je dis, c'est que l'article 11 est justifié dans le cas d'un détachement. Cependant, pour le reste, ça va trop loin.
J'essaie de comprendre ce qui s'est passé entre la période où on a tenu des conférences préparatoires à Oslo et mené les négociations et celle où on a élaboré, entre autres, l'article 11 du projet de loi. De toute évidence, de nombreux avocats ont pris part au processus; le Cabinet du JAG a joué un rôle très actif à ce chapitre. Nous pouvons certainement y voir la grande influence des Américains, qui sont les principaux utilisateurs de ce type d'armes. Nous sommes interopérables avec eux, mais, dans ce cas-ci, on pousse trop loin le concept d'interopérabilité. Être interopérable, cela ne veut pas dire qu'il faut avoir exactement les mêmes munitions que son allié. Pour ce faire, on a simplement besoin de procédures, entre autres.
Pourquoi l'article 11 ne vise-t-il pas simplement à protéger nos soldats? Pourquoi n'y a-t-on même pas inclus l'idée selon laquelle un haut commandant comptant dans ses rangs des forces non parties à la Convention pourrait au moins tenter de les convaincre de ne pas utiliser de telles armes, même s'il ne peut pas leur interdire de le faire? Cela ne figure même pas dans l'article. Comment expliquer ce changement qui s'est opéré — et que vous essayez de décrire, je pense — depuis les conférences d'Oslo?
M. Turcotte : J'aimerais pouvoir répondre à votre question. Je pense qu'elle devrait être posée au gouvernement. S'il n'en avait tenu qu'à moi de rédiger le projet de loi, il serait bien différent de celui que vous avez sous les yeux. Il refléterait les obligations que le Canada devrait chercher à remplir en tant qu'État partie.
Le projet de loi serait merveilleux si on éliminait complètement l'article 11. L'article 6 dit ce qu'il faut dire au sujet des interdictions. Je formulerais d'autres recommandations afin qu'on y inclue nos obligations positives, y compris une interdiction en matière d'investissements, entre autres choses. Toutefois, globalement, il s'agit d'un bon projet de loi, à condition qu'on élimine l'article 11, étant donné qu'il annule complètement l'article 6.
Je crois savoir que, quand le ministre Baird a comparu devant le comité, il s'est quasiment vanté d'avoir présenté un projet de loi interdisant notamment le fait d'aider ou d'encourager à utiliser de telles armes ou d'en faciliter l'utilisation. Je me demande s'il a lu son propre projet de loi. La question se passe de réponse : je sais bien qu'il l'a lu, car l'article 11 annule tous les éléments positifs énoncés à l'article 6. Ce texte législatif est absolument contradictoire. Il est une honte pour le Canada, selon moi.
Le sénateur Dallaire : Je ne vais pas rejeter en bloc l'article 11 parce qu'il laisse peut-être une certaine marge de manœuvre, mais, à bien des égards, il autorise le fait d'aider ou d'encourager des États non signataires à utiliser de telles armes, actes auxquels nous pourrions plutôt ouvertement refuser de participer sans que cela n'ait une quelconque incidence sur les opérations ni sur notre interopérabilité avec ces États. C'est là que ça va trop loin, d'après moi.
Je veux revenir sur un argument invoqué par le Cabinet du JAG : il a dit que, si le projet de loi va aussi loin, c'est parce qu'il voulait s'assurer — étant donné qu'au final, il est question d'infractions criminelles — que les soldats, les marins et les commandants qui se trouvent à participer à ces opérations mixtes — il s'agit en fait d'opérations multinationales, mais je vais utiliser quand même le mot « mixtes » — ne seront pas tenus responsables si de telles armes sont utilisées dans le théâtre d'opérations.
Trouvez-vous que les auteurs du projet de loi sont allés trop loin pour défendre ces militaires? Était-il nécessaire qu'ils y incluent autant de détails, ou croyez-vous qu'il y a quelque chose qui nous échappe sur le plan de la responsabilité criminelle, mais qui n'échappe pas aux avocats?
M. Turcotte : Monsieur le sénateur, je pense que mes anciens collègues du Cabinet du JAG ont exprimé leurs désirs avec beaucoup de transparence. Et ce qu'ils veulent, d'après mon interprétation du texte que nous avons sous les yeux, c'est beaucoup plus que de protéger les Forces canadiennes lorsqu'elles participent à des opérations multinationales avec des États non parties. Ce qu'ils veulent, c'est maintenir le statu quo en ce qui a trait à nos relations avec l'armée américaine. Je me demande, si le projet de loi est adopté, ce que cela changerait. Le Canada n'a jamais utilisé d'armes à sous-munitions. Ce n'est pas comme si nous renoncions à utiliser une arme qui nous a été utile par le passé. Nous n'avons jamais utilisé de telles armes. À quoi le projet de loi oblige-t-il le Canada à renoncer? À rien : il ne nous prive d'aucune liberté dont nous jouissons actuellement. Je pense que c'est un moyen fourbe d'ajouter dans la législation canadienne ce que nous n'avons pas obtenu ni chercher à obtenir lors des négociations à Dublin.
Le sénateur Hubley : Monsieur Turcotte, je pense que nous revenons au nœud du problème et qu'il consiste en l'article 11. Vous avez probablement eu l'occasion d'examiner d'autres textes de loi. Pourriez-vous nous donner un exemple de la façon dont un autre pays a interprété l'article 21, qui a trait à l'interopérabilité, dans un texte de loi qui semble respecter l'esprit global de la Convention?
M. Turcotte : Oui. Des 111 États signataires, 77 sont des États parties. Je crois qu'une vingtaine d'entre eux ont adopté des textes législatifs distincts, indépendants, qui découlent de la Convention. La grande majorité d'entre eux ont simplement dit que la Convention était assez éloquente et qu'ils acceptaient d'être liés par elle. Selon moi, ce n'est pas suffisant, car ils ont l'obligation de préciser les sanctions juridiques auxquelles s'expose une personne qui commet un acte interdit. Idéalement, ils iraient encore plus loin et enchâsseraient dans leur loi les obligations positives auxquelles sont assujettis les États parties.
À coup sûr, nous devrions suivre l'exemple de la Nouvelle-Zélande. Il est clairement énoncé dans sa loi que ses forces armées peuvent continuer à participer à des opérations multinationales avec des États non parties. Je ne me rappelle pas le libellé exact, mais l'esprit de la loi adoptée par ce pays est qu'il ne permettra d'aucune façon à ses forces armées de faciliter, par quelque moyen que ce soit, l'utilisation d'armes à sous-munitions ou toute autre activité connexe. Vous pouvez également jeter un coup d'œil à la loi norvégienne.
Je vous prie de ne pas suivre l'exemple de l'Australie, car la loi que ce pays a adoptée est, après le projet de loi canadien, la pire de toutes. Il est intéressant de noter qu'elle autorise les forces armées d'un État non partie à stocker ces armes. Elle en autorise aussi le transport et, je crois, le transfert, mais elle n'autorise pas à ses propres forces d'utiliser des armes à sous-munitions ni le commandant de l'Australie à ordonner aux forces d'un État non partie à en utiliser. La loi de l'Australie est bien meilleure que le projet de loi que vous avez actuellement devant vous, mais, exception faite de ce dernier — si médiocre qu'il est dans une classe à part —, elle demeure le pire instrument législatif élaboré par un État partie.
Le sénateur Hubley : Vous avez dit que tout cela devrait être éliminé. L'article 11 pourrait être remplacé. Nous pourrions examiner d'autres lois qui ont été adoptées en vue de le remplacer par quelque chose d'acceptable.
M. Turcotte : Je pense que c'est une bonne idée, et je vous encourage à examiner les lois adoptées par la France, l'Allemagne, l'Irlande et l'Autriche. Assurément, celle de la Nouvelle-Zélande est la meilleure et la plus claire.
Je devrais aussi mentionner que le Comité international de la Croix-Rouge a élaboré un modèle de loi. Cet organisme est très heureux d'offrir gratuitement aux législateurs les services d'experts qui leur fourniront des conseils techniques. J'ai énormément de respect pour les avocats du Comité international de la Croix-Rouge; je pense que leurs opinions sont justes.
Le sénateur D. Smith : Nous sommes sur la même longueur d'onde, je pense. J'ai demandé à un certain nombre de témoins quelles modifications s'imposent. Plus le temps passe, plus je suis d'avis qu'elles doivent être le plus simples possible pour être acceptées. Je ne sais pas si le gouvernement est disposé à apporter des changements, mais cela pourrait fonctionner si nous supprimons l'article 11. Je sais que certaines personnes ont dit que nous devrions suivre l'exemple de la Nouvelle-Zélande ou de la Norvège. Nous pourrions simplement supprimer l'article 11. Ce qui me plaît dans cette idée, c'est que le texte de loi serait dans la même veine que celui concernant les mines terrestres. Ce dernier est comme le projet de loi, mais il ne contient pas d'article 11. Aux yeux du gouvernement, il est acceptable. Le gouvernement n'a pas essayé de le modifier et d'y ajouter des dispositions comme celles figurant dans l'article 11. Il serait difficile de dire : la loi sur les mines terrestres ne contient pas de disposition du genre et elle est efficace, alors le projet de loi ne pourrait-il pas l'être sans l'article 11? Je me questionne sur toute possibilité de collaboration, et c'est peut-être l'exemple le plus clair. Nous pourrions tout mettre au point à la perfection pour tout le monde, mais cela ne fonctionnera pas. Si on rend le projet de loi identique à un autre qui convenait au gouvernement — celui sur les mines terrestres — simplement en éliminant l'article 11, il y a peut-être une chance que cela fonctionne. Qu'en pensez-vous?
M. Turcotte : Il est pratiquement impossible de corriger les lacunes de l'article 11; le seul moyen, c'est de l'éliminer. Ce serait l'option la plus simple et la meilleure. Je serais donc d'accord avec vous. Se servir de la Convention d'Ottawa sur les mines antipersonnel comme modèle, c'est exactement ce qu'il faut faire. C'est un excellent texte. Il contient toutes les dispositions nécessaires pour le Canada, et nous pourrions adopter un projet de loi qui ferait la même chose à l'égard des armes à sous-munitions.
Une question cruciale se pose : voulons-nous sérieusement interdire ce type d'armes et faire tout notre possible pour que les autres États se rallient à notre point de vue afin de s'assurer qu'elles ne soient plus jamais utilisées; ou est-ce qu'au fond, cela n'a pas vraiment d'importance pour nous et nous n'aurions donc peut-être pas dû participer au processus? Je pense que nos intentions étaient sincères.
Le sénateur D. Smith : Nous aussi, nous sommes sincèrement préoccupés par cette question. Vouloir, c'est pouvoir. Le précédent concernant les mines terrestres a déjà été reconnu comme acceptable par le gouvernement.
Le sénateur Wallin : J'ai deux ou trois commentaires à formuler. Des témoins nous ont expliqué pourquoi les mines terrestres et les armes à sous-munitions sont bien différentes des autres types d'armes et qu'elles sont utilisées dans divers contextes opérationnels. Comme je ne suis pas une experte, je ne vais pas me prononcer là-dessus, mais je ne suis pas certaine qu'elles soient si facilement transférables.
Il y a deux ou trois choses qui me posent problème. Tout d'abord, il y a l'idée selon laquelle nous ne souhaitons pas sincèrement interdire l'utilisation de ces armes. Nous ne les avons jamais utilisées. Nous avons signé la Convention. Et nous nous sommes engagés en tant que pays à convaincre d'autres États de ne pas les utiliser, mais dans le respect de leur souveraineté. Nous ne voulons pas nous faire dire comment gérer notre pays et nos opérations, et c'est pourquoi nous allons nous abstenir de faire cela aux autres. Nous allons plutôt essayer de les persuader de renoncer à ces armes. Voilà l'objectif global.
Je suis quelque peu troublée par votre ton. Vous laissez entendre, en réaction aux commentaires du sénateur Dallaire, que, d'une façon ou d'une autre, les militaires canadiens cherchent un moyen détourné d'utiliser ces armes. Je ne pense vraiment pas que ce soit le cas. C'est pourtant ce que vous semblez laisser entendre. Qu'est-ce qui vous amènerait à affirmer une telle chose, alors que tous les témoins qui nous ont fourni des éclaircissements sur l'article 11 ont parlé de l'importance de protéger nos militaires contre des situations où, pour des raisons indépendantes de leur volonté, ils seraient exposés à des poursuites, comme l'a dit le sénateur Dallaire, en raison de gestes commis par inadvertance? Quand ils ont examiné les autres dispositions du projet de loi, ils ont jugé que ce n'était pas suffisant et qu'il fallait fournir une certaine protection à ces gens qui mettent déjà leur vie en péril pour défendre notre pays. Leur intention est claire.
M. Turcotte : S'il vous plaît, laissez-moi réfuter l'idée selon laquelle je pense que nos militaires souhaitent continuer à utiliser les armes à sous-munitions.
Le sénateur Wallin : Pas « continuer »; ils n'en ont jamais utilisé.
M. Turcotte : J'ai le plus grand respect pour les Forces canadiennes. Mon père a combattu en Europe durant trois ans pendant la Deuxième Guerre mondiale. J'ai énormément de respect pour nos soldats, qui mettent leur vie en péril chaque jour. Dans votre question, vous entrez dans le vif du sujet. Vous dites que nous allons interdire ce type d'armes, que nous avons convenu d'essayer de persuader nos alliés d'y renoncer sans pour autant leur dire quoi faire et que, de surcroît, nous ne pouvons pas décider de leurs actes. Je suis d'accord avec vous sur tous ces points. C'est pourquoi l'article 21 a été rédigé, et c'est pourquoi je déploie autant d'efforts pour le protéger.
Le contenu de l'article 11 est extrêmement différent. Il s'éloigne de la Convention. L'article 11 porte sur des activités qui peuvent être menées et sur lesquelles nous pouvons influer : c'est tout le contraire. Il permet aux Forces canadiennes d'aider ou d'encourager une personne à utiliser une arme à sous-munitions ou même de lui ordonner de le faire. C'est pourquoi je dis que l'article 11 est extrêmement différent des autres dispositions du projet de loi.
Le sénateur Wallin : Si des militaires ont commis un des actes visés, c'est parce qu'ils participaient à une opération multinationale.
Des militaires nous ont expliqué ce que c'est d'être sur le terrain et de devoir prendre une décision dans le désert de l'Afghanistan. Les forces armées d'une demi-douzaine de pays sont mobilisées, et on doit prendre une décision et réagir à une situation précise.
Voici ce que dit l'article, selon eux : « Ne jetez pas le blâme sur nous six mois plus tard en disant que c'est notre faute, que nous voulions secrètement utiliser ces armes et que nous nous sommes servis d'autrui pour parvenir à nos fins ou que nous avons fermé les yeux sur la situation. » Si on participe à des opérations combinées, il est possible qu'un État non partie ordonne une action que nous n'approuvons pas, et c'est ce que nous dirions en pareille situation. Cependant, que voudriez-vous que nous fassions sur le champ de bataille?
M. Turcotte : Vous dites qu'une opération peut comporter un acte commis par un État non partie. Nous n'avons aucune autorité sur les actes des États non parties. Voilà le point essentiel. Mais nous pouvons décider — et nous l'avons dit à maintes occasions au cours des négociations — de nos actes et de nos choix. Qu'allons-nous faire? Allons-nous demander à un soldat canadien de piloter un avion américain et lui dire qu'il peut utiliser des armes à sous-munitions? Allons-nous autoriser un artilleur canadien à utiliser une arme à sous-munitions en appuyant sur un bouton? Allons-nous autoriser un commandant canadien — comme le lieutenant général Charles Bouchard — à ordonner aux forces armées d'un État non partie d'utiliser de telles armes? Je pense que c'est le genre de situation qui dépend de nous et qu'il faudrait répondre à ces questions par la négative.
En ce qui concerne l'interopérabilité, il faut savoir que l'OTAN compte 28 pays membres et que 20 d'entre eux ont signé la Convention. L'interopérabilité fonctionne dans les deux sens. Notre texte législatif s'écarte radicalement de ceux du Royaume-Uni, de la France, des Pays-Bas, de la Belgique, de la Norvège et de nombre d'autres pays de l'OTAN.
Le sénateur Wallin : Et il s'écarte radicalement de celui des États-Unis.
M. Turcotte : Les États-Unis n'ont pas participé aux négociations, sénateur.
Le sénateur Wallin : Exactement. C'est bien ce que je dis : nous avons le droit, avec notre principal ami et allié, de jeter un regard différent sur le monde. En tant que Canadienne, je ne veux pas renoncer à ce droit de voir le monde différemment ou d'utiliser mon pouvoir de persuasion pour les faire changer d'idée.
Je ne veux pas non plus me retrouver dans une situation où, par inadvertance, je pourrais mettre en péril la vie de Canadiens ou, en outre, exposer ces derniers à des poursuites, lorsqu'ils seront de retour, parce qu'ils auraient été mêlés à des événements auxquels ils n'ont pas pris part directement et qu'ils ne pouvaient pas réalistement empêcher.
M. Turcotte : Sénateur, il existe de nombreuses manières de faire la guerre, et je fais tout à fait confiance à nos militaires. Ils ont eu recours à d'autres moyens de faire la guerre lorsqu'il le fallait. Je suis convaincu qu'ils pourront trouver le moyen de continuer à faire ce qu'il faut faire, sur le plan militaire, et de continuer à collaborer efficacement avec notre plus proche ami et allié sans avoir à utiliser des armes barbares qui tuent sans discrimination.
Le sénateur Wallin : Je regrette, je ne suis pas —
Le vice-président : Merci, sénateur.
Le sénateur Wallin : Je crois que vous n'avez pas reformulé correctement, mais je vais quand même m'arrêter là.
Le sénateur Johnson : Le sénateur Wallin a abordé certaines de mes préoccupations.
Vous avez dit que nous avons élaboré la pire des lois, sur les 111 pays signataires de la Convention, et vous avez mentionné la Nouvelle-Zélande, l'Allemagne, la France et quelques autres pays. Pourriez-vous me dire ce que la Nouvelle-Zélande a fait, par exemple, pour que vous parliez de sa loi avec un tel enthousiasme?
M. Turcotte : Oui, je le peux, mais je n'ai pas le texte sous les yeux. La Nouvelle-Zélande a établi très clairement, dans cette loi, que son armée pourrait continuer à participer à des opérations mixtes avec des États non parties. Elle a fait comprendre très clairement aussi que cette loi n'autorisait d'aucune façon ses forces armées à commettre des actes interdits aux États parties à la Convention.
En réalité, c'est sur la Convention que la loi de la Nouvelle-Zélande est fondée, et c'est exactement ce que le Canada devra faire lui aussi : nous devrions laisser la Convention nous guider. Elle établit un juste équilibre entre les préoccupations humanitaires et celles touchant la sécurité. Le projet de loi perturbe cet équilibre; à mon avis, il rompt l'équilibre.
Le sénateur Johnson : Vous avez dit qu'il n'atteint même pas « le seuil minimum de la légalité en droit humanitaire international ». Est-il exagéré de dire cela? Pourriez-vous m'expliquer cela?
M. Turcotte : Tout d'abord, je ne suis pas avocat. Il s'agit là de mon opinion personnelle. Je crois que le projet de loi du Canada ne serait pas cohérent et qu'il serait en deçà des obligations juridiques qui incombent aux États parties à la Convention sur les armes à sous-munitions. Je crois que des témoins antérieurs ont dit que nous pouvons légaliser tout ce que nous voulons légaliser, par une loi canadienne, mais cela ne veut pas dire que ce sera légal sur d'autres territoires.
À mon avis, il y a des activités qu'on pourrait, en théorie, mener aux termes de l'article 11 et qui seraient jugées illégales par d'autres États. Vous avez parlé de la vulnérabilité des personnes pouvant faire l'objet de poursuites. Je crois que cela représente un risque pour les Forces canadiennes.
Le sénateur Johnson : Pouvez-vous commenter les affirmations de témoins selon lesquelles les États-Unis pourraient signer la Convention en 2018? Avez-vous des remarques à faire sur le sujet? Que savez-vous à ce sujet?
M. Turcotte : Je crois que vous parlez de l'engagement que les États-Unis ont pris d'éliminer graduellement la génération actuelle d'armes à sous-munitions d'ici 2018. Je crois savoir que c'est un engagement ferme de leur part.
Toutefois, ne voyez pas cela comme un engagement des États-Unis à abandonner les armes à sous-munitions d'ici 2018, car ce n'est pas le cas. Les États-Unis se sont engagés à concevoir une nouvelle génération d'armes à sous- munitions dont le taux de fiabilité sera de 99 p. 100. Je suis sûr que le sénateur Dallaire, à titre d'ancien militaire, sait beaucoup mieux que moi qu'un taux de fiabilité de 99 p. 100 est presque impossible à atteindre, quel que soit le type d'arme. Nos conseillers militaires nous l'ont répété bien des fois.
Quoi qu'il en soit, les États-Unis sont très avancés sur le plan technologique, alors supposons qu'ils y parviennent. Cela ne veut pas dire qu'ils ont cessé d'utiliser les armes à sous-munitions. Ils ne se sont pas non plus engagés d'aucune manière à réduire à moins de dix le nombre de sous-munitions par arme. Ces armes à sous-munitions pourront donc continuer à couvrir de grandes surfaces, ou même des surfaces encore plus grandes. Les États-Unis ne se sont pas non plus engagés à ajouter des systèmes de guidage, sur l'arme elle-même ou sur les sous-munitions, qui auraient permis de repérer et de viser une cible. Cela veut dire que ces armes peuvent être tout aussi imprécises que les armes à sous- munitions d'aujourd'hui.
Il faut comprendre que c'est délibérément que les sous-munitions de ce type d'arme sont imprécises. On les dote d'ailerons, de rubans, de parachutes et de toutes sortes de dispositifs qui font en sorte qu'elles se dispersent sur la plus grande surface possible. Ce sont des armes d'interdiction de zone. Dans la guerre moderne, il n'existe tout simplement pas de scénario qui permettrait d'utiliser de manière responsable de telles armes. Voilà pourquoi elles posent problème.
J'occupe actuellement un poste au Laos. Pendant la période de neuf ans qu'a duré la guerre du Vietnam, de 1964 à 1973, des munitions équivalant à la charge utile d'un B-52 étaient lâchées sur le Laos toutes les huit minutes. Un B-52 peut contenir 100 bombes de 500 livres chacune. C'est près de 300 millions de tonnes de munitions, soit une tonne par homme, femme ou enfant au pays. Au rythme où vont les choses, il faudra 100 ans, voire davantage, pour dépolluer le Laos. Cela fait 38 ans que la guerre est terminée, et le pays ne s'est débarrassé que d'environ 1 p. 100 des munitions.
Les munitions laissées sur place par ces armes tuent régulièrement des gens. Elles les empêchent régulièrement d'accéder à un territoire. Elles empêchent le Laos d'atteindre ses objectifs en matière de développement. Ses dirigeants espèrent affranchir le pays de la pauvreté et le retirer de la liste des pays en voie de développement d'ici 2020. Cela pourrait se révéler impossible, car les armes à sous-munitions empêchent l'accès à de vastes et très précieuses terres et continuent à tuer des gens presque tous les jours.
Le sénateur Johnson : Oui, c'est horrible.
Le sénateur Wallace : J'ai écouté vos commentaires, et il me semble qu'on peut les classer en deux grandes catégories qui seraient interreliées. La première comprend les interdictions prévues à l'article 11 du projet de loi S-10, auxquelles vous vous opposez vigoureusement, et la question de savoir si le gouvernement devrait intégrer ces interdictions dans ses politiques. L'autre catégorie comprend les commentaires sur la question de savoir si ces interdictions et le projet de loi sont conformes à la Convention. Ce sont là nos deux enjeux.
En ce qui concerne le premier enjeu, on nous a fait comprendre que les activités prévues à l'article 11 du projet de loi sont mentionnées à des fins de clarté et pour protéger les militaires canadiens qui se retrouveraient dans ces situations.
À cela s'ajoute le fait que le ministre a déclaré qu'il s'agit d'une question de politique et qu'un énoncé de politique sera publié de manière à ce qu'il soit clair que ces activités ne seraient assurément pas soutenues ni proposées par notre gouvernement, mais qu'elles ont été mentionnées dans cet article pour le cas où, dans des opérations militaires mixtes, une situation se présente qui expose nos militaires à des poursuites au criminel. Il faut penser à cet aspect-là.
L'autre enjeu, comme je le disais, consiste à déterminer si le projet de loi, l'article 11 en particulier, est contraire à la Convention.
Vous avez énoncé très clairement, et dans les termes les plus durs, votre position personnelle à ce sujet, l'horreur que vous inspirent les armes à sous-munitions. Nous comprenons certainement cela, et je crois que tout le monde ici présent partage votre point de vue.
Toutefois, vos commentaires m'ont intéressé. Vous avez déclaré ceci : « Dans quel monde une personne raisonnable pourrait-elle prétendre que l'une ou l'autre de ces exceptions — vous parliez des interdictions prévues à l'article 11 — est compatible avec une interdiction totale et sans équivoque des armes à sous-munitions? » En entendant cela, j'ai eu l'impression que vous croyez que la Convention est, au bout du compte, une interdiction totale et sans équivoque des armes à sous-munitions. Ce que vous dites ensuite est fondé sur cela.
Grâce à la disposition sur l'interopérabilité — que vous connaissez bien — figurant au paragraphe 21(3), la Convention elle-même prévoit que les États parties peuvent s'engager dans une coopération et des opérations militaires avec des États non parties à la Convention qui pourraient être engagés dans des activités interdites — et je dis bien « qui pourraient être engagés » —, et je crois qu'il s'agit là des activités pouvant être menées dans le cadre de la coopération ou des opérations militaires mixtes.
Si on garde cela à l'esprit, je ne comprends pas comment vous pouvez être d'avis que la Convention représente une interdiction totale et sans équivoque des armes à sous-munition, alors qu'elle comprend aussi une disposition relative à l'interopérabilité qui évoque clairement la possibilité que ces armes soient utilisées. Peu importe que ce soit bien ou mal, c'est ce qui nous a été présenté. Je serais intéressé à savoir ce que vous avez à dire à ce sujet.
M. Turcotte : Quand je parle d'une interdiction totale et sans équivoque, je ne parle pas d'une interdiction s'appliquant à tous les États. L'interdiction s'applique aux États parties, et la Convention est très claire là-dessus. L'article 1 est on ne peut plus clair. Cet article, comme je l'ai déjà dit, est invoqué de nouveau dans l'article 21. Cet article va plus loin et énonce les obligations positives des États qui consistent à promouvoir les normes de la Convention et à tout mettre en œuvre pour décourager l'utilisation des armes à sous-munitions. Comme je l'ai dit, l'interdiction totale et sans équivoque s'applique aux États parties.
On reconnaît que les États non parties peuvent continuer à utiliser les armes à sous-munitions et qu'ils vont probablement continuer à le faire. C'est tout à fait vrai, et c'est pourquoi nous avons besoin de l'article 21. Le paragraphe 3 de l'article 21 précise justement que la permission — si vous me passez l'expression — est accordée aux États de continuer à participer à des opérations combinées avec des États non parties. Cela ne veut pas dire qu'il leur est permis d'utiliser les armes qui leur sont nommément interdites et qu'on ne veut plus jamais les voir utiliser. Comprenez-vous la différence? Est-ce que je me suis exprimé clairement?
Le sénateur Wallace : C'est clair, mais, quand je lis les paragraphes 21(3) et 21(4) de la Convention, je ne suis pas sûr d'être d'accord avec vous.
Nous nous sommes déjà retrouvés dans cette situation. Vous avez participé aux négociations, nous n'avons que le texte. On ne nous a laissé que le texte de la Convention, et nous devons essayer de comprendre ce que ce texte signifie. Le troisième paragraphe de l'article 21 prévoit qu'un État partie peut s'engager dans une coopération et des opérations militaires. Qu'est-ce que cela pourrait supposer? Qu'est-ce que cela pourrait supposer quand il est question des armes à sous-munitions?
Je lis le paragraphe suivant, le paragraphe 4. On y dit que rien n'autorise un État partie — y compris, dans le cas qui nous occupe, le Canada — à faire certaines choses, et on reprend essentiellement les interdictions prévues à l'article 1.
M. Turcotte : Exactement.
Le sénateur Wallace : « Mettre au point, produire ou acquérir de quelque autre manière », on ajoute un mot, puis, on répète, stocker, transférer ou employer. Rien n'autorise cela. Il est intéressant, d'ailleurs, de voir le terme « lui-même » apparaître au paragraphe 4. Il est dit que rien n'autorise un État partie à constituer lui-même des stocks ou à transférer des armes, à employer lui-même des armes à sous-munitions, et cela m'amène à me demander si, dans le contexte des opérations mixtes ou combinées, les rédacteurs n'ont pas voulu distinguer le cas où un État partie fait quelque chose de son côté, mais se retrouve impliqué dans une activité menée dans le cadre de l'opération combinée. En d'autres termes, il ne le fait pas lui-même.
M. Turcotte : Exactement, monsieur le sénateur. C'est exactement ce que prévoit le paragraphe. Il sert à reconnaître la réalité du champ de bataille selon laquelle des États non parties peuvent très bien commettre un acte interdit à un État partie. Ce que nous avons voulu dire, c'est que, même si nous pouvons continuer à collaborer avec eux et à établir des partenariats militaires avec eux, nous ne pouvons pas, nous-mêmes, commettre ces actes. Cela nous est interdit, même si cela ne le leur est pas interdit. C'est exactement pour cela que le paragraphe est rédigé ainsi.
En passant, le paragraphe 4 de l'article 21 est considéré universellement comme une disposition indicative, plutôt qu'exhaustive, des choses qui sont interdites à un État partie. C'est pour nous assurer qu'il était compris de cette manière que nous avons ajouté les paragraphes 1 et 2, qui prévoient l'obligation absolue de tous les États parties de promouvoir les normes de la Convention et de tout mettre en œuvre pour décourager les États parties l'utilisation continue des armes à sous-munitions. Nous devons donc faire tout ce qui est en notre pouvoir.
Voici ce que je vous demande : est-ce que l'article 11 est le mieux que le Canada puisse faire pour décourager le recours aux armes à sous-munitions? L'article 11 n'interdit rien du tout. L'article 11 annule les interdictions prévues à l'article 6. Il annule l'article 6. Voilà à quoi sert l'article 11, et voilà pourquoi je le trouve si condamnable.
Le sénateur Wallace : Je comprends votre point de vue. Comme je l'ai déjà dit, nous devons nous en tenir aux termes qui figurent dans la Convention. Je comprends que le paragraphe 21(4) vise à poser les limites de ce que le Canada peut ou ne peut pas faire lui-même, mais le paragraphe 4 doit être lu à la lumière du paragraphe 3, où il est question des opérations militaires combinées. Autrement dit, le Canada peut se trouver à participer à une opération militaire combinée avec des États alliés qui utilisent les armes en question; vous pensez que le Canada ne devrait pas participer à ces opérations. Je trouve cela discutable.
J'aimerais dire un dernier mot au sujet du quatrième paragraphe de l'article 21, qui énumère les activités auxquelles des États parties comme le Canada ne peuvent participer. Il y a une disposition relative à l'assistance, au fait d'assister une autre partie — il s'agit de l'alinéa 1c) —, qui prévoit qu'un État partie ne doit jamais assister quiconque à s'engager dans toute activité interdite à un État partie, et il est intéressant de voir que cette disposition n'est pas comprise dans les activités interdites mentionnées au paragraphe 4 de l'article 21. Je me demande bien pourquoi. Est-ce parce que cette assistance pourrait, en réalité ou en apparence, englober la participation à une opération militaire combinée et que les rédacteurs ne voulaient pas le préciser, de façon qu'un pays comme le Canada, qui participe à des opérations combinées, ne se trouve pas à contrevenir à la Convention? C'est ce que ces mots évoquent pour moi.
M. Turcotte : Monsieur le sénateur, je crois que vous oubliez d'inclure les paragraphes 1 et 2 de l'article 21, dans votre interprétation générale de cet article. Comme je viens de le dire, le paragraphe 4 est rédigé à titre indicatif et n'est pas exhaustif, il ne dresse pas la liste complète des interdictions imposées aux États parties.
Pour commencer, on ne s'entendait pas sur le fait que l'article 21 annulerait les interdictions catégoriques énoncées à l'article 1, qui demeurent controversées, et les États ne se sont montrés prêts à accepter une disposition sur l'interopérabilité que si on incluait les paragraphes 1 et 2 dans le libellé, de façon que les obligations des États parties soient on ne peut plus claires.
Comment peut-on concilier la permission d'assister un État qui utilise des armes à sous-munitions et l'obligation positive de tout mettre en œuvre pour décourager leur utilisation? Il est logiquement, moralement et juridiquement impossible de concilier ces deux propositions.
Le sénateur Wallin : Sauf si vous êtes sur un champ de bataille.
M. Turcotte : Les paragraphes 1 et 2 sont parfaitement clairs. Nous avons martelé cela sans cesse.
Le sénateur Wallace : Je sais que tout cela est ardu. Je comprends que, quand vous négociez avec les représentants de nombreux pays, voire avec votre propre équipe, vous devez tenir compte de nombreux points de vue et que vous devez tenter d'arriver à un libellé qui reflétera les pensées de chacun et qu'il arrive parfois qu'au bout du compte, ces mots ne signifient pas la même chose pour tout le monde. Je sais très bien par quoi vous êtes passé.
Quant à ce que vous avez dit au sujet de l'assistance et de la façon dont on peut concilier cela avec les paragraphes 1 et 2 de l'article 21, je crois que ce passage a été supprimé parce qu'il ne pouvait pas être concilié avec la disposition sur l'interopérabilité prévue au paragraphe 3...
Vous secouez la tête. Vous étiez là.
M. Turcotte : J'étais là. Je dirigeais la délégation du Canada, et je puis vous assurer que ce n'est pas du tout le cas. Nous étions d'avis que les paragraphes 1 et 2 couvraient cette situation et bien d'autres scénarios. Nous ne pouvions quand même pas commencer à dresser une liste. Il y a tant d'activités qui seraient interdites aux États parties. Nous étions d'avis que tous ces scénarios étaient englobés par l'exigence générale voulant que les États mettent tout en œuvre pour décourager l'utilisation des armes à sous-munitions.
Le sénateur Wallace : Eh bien, cela peut vous sembler clair, mais lorsque je lis les mots, ce n'est pas clair à mes yeux. Je vous remercie de vos commentaires.
Le vice-président : Mesdames et messieurs, notre temps est épuisé. J'aimerais, au nom du comité, remercier le témoin. Il est venu de loin pour nous faire profiter de son expertise, et nous lui sommes très reconnaissants.
Mesdames et messieurs, nous allons suspendre la séance pour cinq minutes. Nous reprendrons ensuite pour étudier rapidement les travaux futurs.
(La séance se poursuit à huis clos.)