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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule 20 - Témoignages du 6 février 2013


OTTAWA, le mercredi 6 février 2013

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour effectuer l'étude sur l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Mesdames et messieurs, bienvenue à cette séance du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Nous entendrons aujourd'hui des témoins qui nous aideront dans le cadre de notre étude. Toutefois, avant d'entreprendre cette étude, je veux prendre quelques instants pour procéder à une remise de médaille. J'ai demandé au sénateur Downe de m'aider et de venir à l'avant.

Comme nous le savons, nous avons célébré le jubilé de diamant de la Reine, et la dernière année a été très particulière pour cette dernière et le Canada. Nous avons eu l'occasion de nous arrêter et de réfléchir aux Canadiens qui ont servi le Canada de façon exceptionnelle et exemplaire, à l'instar de la Reine qui a accompli son devoir au fil des ans à titre de Reine du Canada.

C'est avec plaisir que je remets aujourd'hui une médaille à Adam Thompson, notre greffier. J'espère qu'il est un peu surpris.

Des voix : Bravo!

La présidente : Il n'y aura pas de longue biographie ou de longue introduction... ni de discours de remerciement, j'en suis sûre. Je tiens simplement à faire remarquer que le Sénat reçoit un excellent service de son personnel. Sans ses greffiers, ses attachés de recherche, ses pages et tous les autres employés du Sénat, notre institution ne réussirait pas à accomplir son mandat. Adam a joué un rôle dans cette longue histoire au sein de la fonction publique.

Il a commencé sa carrière comme greffier au tribunal de soir des contraventions routières de Toronto, quand il étudiait encore à l'université, je tiens à le préciser. Il a occupé d'autres postes, a travaillé dans le domaine des relations parlementaires et été agent de rapports. Il est entré au service du Sénat en 2000 et a agi à titre de greffier auprès de nombreux comités.

Nous sommes enchantés qu'il ait accepté de se joindre à notre comité. Je dois dire que je n'ai entendu que des louanges parce que nous avons pu traiter toutes les demandes.

Les greffiers se distinguent quand ils sont professionnels, impartiaux et maîtrisent les procédures, les pratiques et la culture de notre institution. Adam s'est certainement montré professionnel et impartial, il connaît les rouages de la procédure, il comprend les besoins particuliers de tous les sénateurs et le fait que nous avons tous des intérêts et des approches différents, et il a répondu à nos attentes tout en demeurant fidèle aux pratiques et procédures du Parlement.

Adam, je sais que je pourrais en dire beaucoup plus et que les sénateurs aimeraient en dire davantage, mais je ne peux que me lever et vous remettre la médaille.

Le sénateur Downe : Je tiens à faire écho aux félicitations et aux propos de la sénatrice Andreychuk. C'est elle qui a eu l'idée de remettre cette distinction à Adam. J'appuie cette initiative sans réserve. Mon seul regret est de ne pas y avoir songé moi-même. Je tiens également à indiquer que je partage son opinion sur l'aide inestimable que nous recevons de tous les employés de la Bibliothèque du Parlement et du Sénat, et de toutes les autres personnes qui permettent à notre comité d'être efficace en accomplissant un travail irréprochable dans le cadre des recherches que nous devons entreprendre pour le Sénat.

Adam, félicitations. La sénatrice Andreychuk a proposé votre nom et le gouvernement général a heureusement accepté. J'ai un certificat de sa part à cet égard.

Des voix : Bravo.

La présidente : J'invite les sénateurs à se joindre à nous pour une photo.

[Français]

Le sénateur Robichaud : Je suis un peu mal à l'aise. Ce n'est pas que je n'appuie pas la présentation de cette médaille. J'aimerais seulement faire le point suivant : je crois que tous les greffiers de tous les comités ainsi que les recherchistes font un travail formidable. Beau temps, mauvais temps, ils sont là. Si la possibilité existait et que des médailles étaient disponibles, j'aimerais que l'on puisse les distribuer. À mon avis, ces personnes font un travail exceptionnel et ils méritent tous d'être reconnus.

[Traduction]

La présidente : C'est une bonne remarque et j'en prends acte. Quand il y a des initiatives comme celle-ci à l'échelle du pays, nous sommes évidemment inclus de par nos fonctions, mais ce sont les greffiers, les attachés de recherche et, comme je l'ai indiqué, les autres employés qui sont les héros méconnus. Ils doivent être récompensés. De nombreux greffiers ont été honorés, et je crois qu'il s'agit d'un choix personnel qu'ont fait certains sénateurs. Je considérais simplement qu'Adam a accompli un travail remarquable. C'est ce que vous m'avez laissé entendre; c'est donc un choix collectif.

Le sénateur Robichaud : Je ne remets pas du tout cette décision en question, madame la présidente.

La présidente : Nous pouvons maintenant reprendre notre étude. Notre comité sénatorial étudie l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.

Au cours de la première partie, nous entendrons M. Emiliano Alessandri, chargé de recherche transatlantique, German Marshall Fund, qui comparaît par vidéoconférence.

Je vous remercie, monsieur Alessandri, d'avoir fait preuve de patience en attendant que nous commencions. Vous avez été informé au sujet de notre étude, et si vous avez un exposé à faire, nous l'entendrons avec plaisir. À titre de sénateurs, nous adorons poser des questions; nous aimerions donc entendre votre exposé et vous interroger par la suite. Nous parlons dans les deux langues officielles; sentez-vous donc libre de vous exprimer en français ou en anglais. Bienvenue au comité.

Emiliano Alessandri, chargé de recherche transatlantique, German Marshall Fund, à titre personnel : Merci, madame la présidente. Je vous parle ce soir de Bruxelles. Je m'efforcerai de rester bref, mais interrompez-moi si vous avez des questions. J'y répondrai avec joie.

C'est vraiment un honneur et un privilège de comparaître devant vous aujourd'hui afin de parler de la Turquie. Étant un Européen représentant une institution qui favorise la coopération transatlantique, je voudrais souligner un des principaux points de mon exposé. Je crois que la Turquie est un pays très dynamique et un précieux allié des États- Unis, du Canada et de l'Europe, mais sous peu, elle aura besoin de l'appui de ses partenaires européens et transatlantiques autant, si ce n'est plus que ceux-ci auront besoin d'elle. Le pays est menacé par l'instabilité tout le long de ses frontières. Les diverses régions, des Balkans au Moyen-Orient, dont la Turquie s'est efforcée de devenir le centre de gravité, sont toutes bouleversées par des crises. L'ambition néo-ottomane dont l'élite dirigeante post-kémaliste de la Turquie s'est faite porteuse depuis le début des années 2000 se révèle irréaliste. L'espace post-ottoman, si on souhaite utiliser ce concept, est de plus en plus fragmenté et propice aux conflits, et non l'inverse, en raison de ce qui se passe actuellement dans la région. Il n'y a pour l'instant ni équilibre international stable ni possibilité que l'un ou l'autre de ces pays émerge comme leader régional. L'attrait et l'influence de la Turquie ont toujours reposé sur le fait qu'elle est au carrefour de régions et de peuples différents. Mais cette position centrale est dernièrement devenue une faiblesse en raison de l'instabilité généralisée qui caractérise ses nombreux voisins, notamment l'Union européenne en raison de la crise de l'euro.

Permettez-moi de traiter brièvement du monde arabe. Ce qu'on a appelé le printemps arabe a ouvert des perspectives politiques, mais également déclenché de nouveaux conflits dans un Moyen-Orient déjà instable. Ankara s'est d'abord imaginé qu'elle pourrait voguer sur la vague de changement, s'érigeant en source d'inspiration pour les nombreuses personnes de la région qui cherchent à atteindre des niveaux de développement plus élevés en devenant plus concurrentielles économiquement et en adoptant des formes plus représentatives de gouvernement.

Cependant, la chute ou la crise prolongée de régimes de longue date, en place jusqu'à aujourd'hui, ont fait renaître des divisions et des tensions anciennes, risquent de susciter des remous sociaux prolongés dans la région et ont provoqué de nouvelles violences au lieu de favoriser une transformation paisible de la politique économique et démocratique.

La crise que connaît la Syrie a notamment révélé les limites de l'influence de la Turquie en exposant également la faiblesse de son approche générale du monde arabe. Ankara n'a pas été capable d'utiliser l'influence qu'elle pensait avoir acquise grâce à ses liens plus que jamais étroits avec le régime de Bachar el-Assad depuis la fin des années 1990 dans le but de faciliter une solution politique. Les démarches d'ouverture initiales de la Turquie ont été rejetées, tout comme l'ont été les offres présentées ultérieurement. Le régime de Bachar el-Assad n'a pas réagi aux efforts diplomatiques de la Turquie, et les solides relations bilatérales entre les deux pays se sont détériorées au point de devenir hostiles. À l'heure actuelle, la Syrie représente de multiples menaces pour la Turquie. Cette dernière est aux prises avec une grave crise au chapitre des réfugiés et à une augmentation des opérations terroristes kurdes organisées de l'autre côté de la frontière.

Avant la crise, la Syrie était considérée comme la pièce maîtresse d'un vaste réseau de relations que la Turquie tentait d'utiliser à son avantage en faisant jouer son tout récent rôle de leadership au Moyen-Orient pour faire pression sur l'Europe, influencer Washington et intervenir plus largement dans les décisions prises à l'échelle régionale et internationale.

Mais la transformation du monde arabe oblige la Turquie à affronter de nouveaux concurrents dans sa propre région, une région qui ne connaît ni stabilité ni paix. La Turquie pouvait aisément renforcer son influence dans les années 2000, à une époque où Ankara pouvait se distancer des politiques américaines très controversées en se présentant comme un pays différent, le seul acteur véritablement soucieux de la paix et du développement dans le Moyen-Orient, faisant figure d'intermédiaire et d'ami dans la région.

Ce rôle est maintenant bien plus difficile à jouer dans le contexte hautement instable actuel. L'Égypte, moins ossifiée depuis la destitution de Moubarak, peut prétendre tenir un rôle semblable à celui que la Turquie a tenté de jouer ces dernières années, mais depuis l'intérieur du camp arabe. L'Iran est déjà en train de définir son rôle dans la région dans le nouveau contexte. Téhéran s'est rangée du côté du régime de Bachar el-Assad, qui reste son lien avec le monde arabe.

Par ailleurs, la région compte de nouveaux joueurs ou des acteurs plus influents. Les monarchies du Golfe, par exemple, se sont senties menacées par les événements qui secouent le monde arabe, tout en tentant de les exploiter pour étendre leur influence en Afrique du Nord et dans le Moyen-Orient. Elles ont les moyens de leurs ambitions, plus d'argent que la Turquie ne peut en offrir. C'est le cas également d'autres acteurs provenant de l'extérieur de la région, comme la Chine et la Russie, qui commencent ou recommencent à intervenir dans la région, faisant de la Méditerranée un espace de plus en plus multipolarisé et international.

Honorables sénateurs, mesdames et messieurs, il a beaucoup été question dans les capitales européennes et américaines de prendre le modèle turc comme une réponse au printemps arabe. Ce n'est pas la première fois que la Turquie est proposée en modèle. Ce n'est probablement pas la première fois non plus qu'on le fait de façon superficielle, sans bien comprendre les vrais atouts, mais aussi les faiblesses réelles de la Turquie.

La Turquie peut être source de bien des leçons. Elle a connu une profonde transformation économique qui en a fait une économie de marché plus concurrentielle. La croissance économique a toutefois ralenti considérablement l'an dernier, et de plus en plus d'économistes brandissent le spectre de ce qu'on appelle le piège du revenu intermédiaire. À bien des égards, la Turquie a encore des caractéristiques d'une économie en développement, ayant un vaste secteur informel, affichant un taux de chômage élevé et dépendant du capital étranger.

Les autres pays peuvent tirer bien des leçons, positives et négatives. La Turquie a entrepris des réformes importantes au début des années 2000 afin de moderniser son secteur financier et banquier, notamment en privatisant les banques. Les pays arabes peuvent tirer des leçons importantes de ces initiatives s'ils veulent devenir concurrentiels et favoriser leur croissance. La Turquie a cependant encore fort à faire dans bien des domaines, notamment la participation accrue des femmes au marché du travail, qui stagne à des niveaux très insatisfaisants, et une intention réelle de permettre la libéralisation.

Permettez-moi de m'attarder brièvement sur la situation politique. Ici encore, la Turquie est souvent érigée en modèle. En fait, le pays est, de façon générale, devenu plus démocratique. Ankara a réussi à rééquilibrer les rapports entre la société civile et l'armée, qui favorisaient autrefois cette dernière, comme nous le savons tous. La Turquie est devenue un pays où l'élite porte davantage attention aux préférences de la société turque, y compris les échelons inférieurs et les démunis, sans pour autant être une démocratie libérale. La Turquie a beaucoup de travail à faire en ce qui concerne les automatismes régulateurs, la liberté d'expression, la réforme du système judiciaire et la protection des minorités et des droits de la personne.

Les récents projets de modification de la constitution sont très importants. Cette constitution est un vestige de l'époque où la Turquie était encore moins démocratique. Des tendances se font jour au pays au sein de l'élite dirigeante, qui envisage d'accorder de plus grands pouvoirs au président. On ignore si ces visées se concrétiseront, mais si c'est le cas, la Turquie deviendra un pays encore moins démocratique où les automatismes régulateurs seront affaiblis. La direction que prendra la Turquie reste très incertaine au moment où nous nous parlons.

C'est donc dire que la Turquie est actuellement un modèle incomplet, tout au plus une réussite en devenir. Elle a le mérite de constituer un exemple d'expérience porteuse de leçons positives et négatives. Les amis transatlantiques et européens de la Turquie devraient considérer cette dernière comme une expérience et non comme un modèle, et être aussi enthousiastes à l'égard de ses nombreuses réalisations qu'honnêtes à l'égard de ses lacunes, tout aussi nombreuses.

Honorables sénateurs, mesdames et messieurs, permettez-moi de conclure en soulignant que la Turquie, en gagnant en confiance, a eu l'impression, ces dernières années, qu'elle avait moins besoin de l'Europe et de l'Amérique. Les pourparlers visant à l'intégrer à l'Union européenne stagnent, en raison non seulement des réserves des pays européens, mais également de la réticence d'Ankara à entamer des réformes politiques coûteuses. Par ailleurs, Ankara s'est employée à améliorer ses rapports avec les États-Unis et d'autres partenaires transatlantiques, mais la position qu'elle a choisi d'adopter a davantage compliqué la stratégie occidentale qu'elle ne l'a facilitée. La crise de l'euro n'a fait que renforcer l'idée que la Turquie se renforce alors que l'Europe décline, et que l'Europe et l'occident en général ont perdu de leur pertinence et de leur intérêt pour la Turquie.

Je considère qu'une approche davantage axée sur la Turquie est aussi compréhensible qu'imprudente. Elle est compréhensible au regard des réalisations politiques et économiques de ce pays, mais imprudente parce que la Turquie a encore besoin de ses alliés traditionnels en Europe et aux États-Unis.

Je préciserais très brièvement que l'économie de la Turquie a ralenti, comme je l'ai indiqué au début de mon exposé, et que cette situation est en grande partie attribuable à la stagnation des économies européennes. La Turquie a encore besoin du capital et du marché dynamique de l'Europe. Une bonne partie de ses exportations s'achemine vers l'Europe, particulièrement celles à valeur ajoutée. Nous savons également qu'elle a aussi besoin des États-Unis, du Canada et l'OTAN afin de résoudre les problèmes que j'ai mentionnés au sujet de la sécurité, à commencer par ceux venant de la Syrie.

Je conclurai mon propos en indiquant que l'avenir de la Turquie dépend encore en large partie de sa capacité de maintenir avec l'Europe et l'Amérique les interdépendances politiques et économiques qui ont marqué son histoire au cours des derniers siècles. Plus vite les hautes instances turques et transatlantiques saisiront le potentiel, mais aussi les limites du pouvoir turque, mieux ce sera pour leurs pays et l'avenir des régions voisines.

Merci beaucoup de votre attention.

La présidente : Merci, monsieur Alessandri. Vous avez certainement couvert beaucoup de matière et fait le point sur les perspectives de la Turquie. J'ai une liste de sénateurs qui souhaitent vous poser des questions.

[Français]

La sénatrice Fortin-Duplessis : Monsieur Alessandri, j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre présentation. Pour la question que je vais vous poser, je ne sais pas si le fait que la Turquie ait accueilli autant de réfugiés syriens ait pu jouer un rôle ou avoir un aspect négatif.

Au niveau de la conjoncture de commerce et d'investissement, le gouvernement de la Turquie s'est engagé à améliorer le climat d'investissement et il a établi des politiques pour encourager davantage l'investissement direct étranger.

Quel bilan pouvez-vous faire de cet engagement du gouvernement de la Turquie?

Est-ce que les investisseurs étrangers se heurtent à de quelconques problèmes lorsqu'ils souhaitent investir en Turquie?

[Traduction]

M. Alessandri : Merci beaucoup de me poser cette importante question. Je m'efforcerai d'en aborder très brièvement toutes les facettes.

Je crois que les dirigeants de la Turquie, particulièrement depuis 2000, ont fait des investissements considérables pour en rendre l'économie plus attirante et concurrentielle. Ils ont aussi beaucoup investi pour élargir ses relations en matière de commerce et d'investissement, et en diversifier le portefeuille. Quand le premier ministre ou des ministres des affaires étrangères se rendent à l'étranger, ils sont toujours accompagnés d'une importante délégation pouvant comprendre jusqu'à 100 ou 200 hommes d'affaires turques. Ils ont vraiment déployé beaucoup d'efforts. Ces meneurs économiques ont non seulement reçu du soutien politique, mais ils sont devenus plus tournés vers le monde. Par exemple, les compagnies aériennes et d'autres petites entreprises turques ne fonctionnant qu'à l'échelle régionale ont accompli beaucoup de progrès ces dernières années. Les instances politiques et économiques comprennent fort bien que la transformation intérieure de la Turquie dépend de l'attrait que présente son marché.

Dans mon exposé, j'ai tenté d'illustrer que certains des processus politiques en place en Turquie, ainsi que des engagements au chapitre de la politique étrangère, pourraient, par inadvertance — ce ne serait certainement pas délibéré — créer des problèmes en Turquie dans l'avenir.

Si la Turquie, intérieurement du moins, devient moins sensible à ses diverses composantes et reste une société très polarisée où d'importants segments de la population sont tenus à l'écart de la participation citoyenne, si la Turquie continue d'être victime de terrorisme, comme nous l'avons vu ces dernières années et ces derniers jours, et si elle ne gère pas ses relations avec les régimes arabes qui demeurent problématiques, alors je crois que tous les investisseurs internationaux douteront de la viabilité de ce qui s'est avéré, au cours de la dernière décennie, un impressionnant exemple de croissance et de développement.

[Français]

La sénatrice Fortin-Duplessis : J'aurais une autre question : diriez-vous que la politique du gouvernement actuel en matière d'investissement direct étranger est chancelante ou bien est-ce une politique défendue par tous les partis en Turquie?

Les élections auront lieu en 2014, soit ce sera le même gouvernement qui sera réélu ou un autre et en 2015, ce seront des parlementaires. S'il y avait un changement de gouvernement, la Turquie serait-elle susceptible de se fermer aux investisseurs étrangers?

[Traduction]

M. Alessandri : Pour répondre à votre première question, je considère que tous les partis conviennent en général que l'économie turque doit demeurer ouverte. Ils n'accordent pas la même importance à cette ouverture quand il s'agit d'attirer l'investissement étranger, mais ils s'entendent généralement pour dire que l'investissement étranger est essentiel pour le pays, alors même que ce dernier tente de développer son propre capital national.

Comme je l'ai dit auparavant, la Turquie a réussi à diversifier son portefeuille, c'est-à-dire son portefeuille commercial, et à renforcer ses relations avec beaucoup plus de pays en ce qui concerne les investissements, y compris des pays lointains comme la Chine. Dans le cadre de cette diversification, elle s'est rapprochée non seulement du Moyen-Orient mais également de l'Extrême-Orient.

Je ne crois pas que les partis représentés actuellement au Parlement turc s'opposent aux investissements étrangers. Le parti principal de l'Opposition, le CHP, a mis un peu plus de temps que le parti au pouvoir à comprendre les avantages de la pleine participation de la Turquie à l'économie mondiale. Le parti au pouvoir actuellement, l'AKP, comme je l'ai indiqué dans mon mot d'ouverture, cherche réellement à avoir une incidence sur la société et sur le fonctionnement du système politique. Cette approche très interventionniste, parfois populiste, du gouvernement me préoccupe un peu, car au final, elle pourrait avoir une incidence sur le jeu entre la demande et l'offre des fournisseurs privés sur le marché, qui devrait être libre d'intervention.

Il est évident que l'État turc joue un rôle prédominant dans l'économie de ce pays. Pour l'instant, ce rôle vise à appuyer l'économie turque et sa présence dans le monde. Que se passera-t-il si ce rôle change? Que se passera-t-il si le gouvernement impose ses propres orientations quant au développement de l'économie turque? Il ne s'agit pas d'une économie entièrement ouverte et libéralisée.

Pour répondre à votre deuxième question concernant les élections, je ne crois pas qu'il y aura beaucoup de changement en 2014. Tous s'entendent pour dire que le parti au pouvoir obtiendra une forte majorité en 2014, et que le premier ministre Erdogan deviendra probablement le prochain président. Un tel résultat confortera la stratégie consistant à encourager une croissance axée sur les exportations et la participation de la Turquie à l'économie mondiale.

[Français]

La sénatrice Fortin-Duplessis : Monsieur Alessandri, je vous remercie infiniment pour le portrait que vous nous avez brossé et pour vos réponses.

[Traduction]

Le sénateur D. Smith : Merci, monsieur Alessandri. J'ai lu vos observations sur l'évolution de la Turquie au cours des dernières années, pays qui est perçu comme un modèle politique qui a réussi sa transition vers une société démocratique. Je crois que vous avez décrit avec justesse les problèmes encourus récemment. Il est ironique toutefois de constater, lorsqu'on regarde les voisins de ce pays au Moyen-Orient, que la seule démocratie mieux établie est Israël.

Hier soir, il se trouve que j'ai regardé une conférence organisée par le CIGI sur la situation en Syrie. L'un des conférenciers était Paul Heinbecker. L'ambassadeur turc au Canada est également intervenu. Il y a environ trois mois, on recensait dans la zone frontalière turque 168 000 réfugiés syriens qui vivaient dans des camps et encore 80 000 Syriens de plus qui s'étaient installés chez des parents dans les villes et villages de la région. Certains jours sont marqués par l'arrivée de milliers de réfugiés supplémentaires.

Pendant combien de temps cette situation peut-elle perdurer? Quelle sera l'incidence sur l'économie turque si cette situation persiste, et pensez-vous que la Turquie devrait agir de façon un peu plus agressive pour mettre un terme à cette situation ridicule en Syrie? Quel est votre avis?

M. Alessandri : Merci beaucoup. Je crois que vous avez soulevé une question importante. J'ai tenté d'indiquer dans mon mot d'ouverture que la crise en Syrie présente actuellement de nombreux défis pour la Turquie. L'un de ces défis, c'est certainement la crise des réfugiés, qui prend des proportions énormes et coûte très cher à la Turquie.

La Turquie a affiché une approche très ouverte envers ses voisins dernièrement. Elle n'exige plus de visa pour les ressortissants de certains pays avoisinants. Bien sûr, il devient plus difficile pour un pays de maintenir cette approche lorsqu'il est confronté à autant d'instabilité et de réfugiés.

Parallèlement, on a entendu certaines plaintes en Europe, selon lesquelles une offre avait été faite au début pour aider la Turquie avec la crise des réfugiés, mais la Turquie, du moins dans un premier temps, ne s'était pas montrée réceptive du tout. Encore une fois, cette attitude a été interprétée comme un signe que la Turquie devient de plus en plus fière et pense parfois qu'elle n'a pas vraiment besoin de l'aide et du soutien d'autres pays; elle veut montrer qu'elle peut assumer des situations difficiles toute seule. Or, nous constatons tous que la Turquie est confrontée à des défis et qu'elle aura besoin de plus d'aide.

Dans le cas de la crise associée au régime politique en Syrie, je crois qu'au tout début, la Turquie a réellement tenté de trouver une solution politique. Elle s'est rendu compte, cependant, que son influence sur M. Assad était très limitée. La Turquie a ensuite fait volte-face : c'était devenu une question d'honneur et, se sentant trahie et déçue en raison de son manque d'influence, elle est devenue plus agressive, du moins sur le plan de la rhétorique.

Et pourtant, la Turquie n'était pas vraiment prête à prendre les devants et à intervenir sur le plan militaire, et surtout pas de façon unilatérale. Elle espérait que les États-Unis ou l'OTAN s'intéresseraient autant à la Syrie qu'à d'autres régions. Toutefois, l'intérêt ne s'est pas manifesté. La Turquie s'est également rendu compte que l'opinion publique n'était pas très chaude face à la perspective d'une intervention dans un pays avoisinant. La Turquie se trouve maintenant dans une impasse.

La Syrie était devenue l'un des piliers de la politique turque sur le Moyen-Orient. Un grand volume du commerce entre la Turquie et les pays avoisinants au Moyen-Orient transitait par la Syrie. Puisque la Syrie se trouve maintenant en guerre civile et les deux pays ne se parlent plus tellement, la politique sur le Moyen-Orient visant à renforcer les liens avec les divers régimes arabes est devenue beaucoup plus difficile à réaliser. Il y a eu aussi un énorme impact économique, précisément parce que les relations commerciales bilatérales turco-syriennes étaient très importantes.

D'autres relations ont également leur importance. Les rapports entre l'Irak et la Turquie, notamment, surtout dans le secteur énergétique. Toutefois, la Syrie, l'une des pierres d'assise de cette politique, est maintenant un État en déroute. La Turquie est probablement trop fière pour accepter de l'aide et ses alliés ont leurs propres réticences. La Turquie se trouve donc coincée au milieu.

C'est la raison pour laquelle j'ai indiqué dans mon mot d'ouverture que tous ces facteurs devraient nous emmener à réexaminer la solidarité qui devrait exister entre la Turquie et d'autres pays qui l'ont accompagnée pendant la guerre froide. Toutefois, je constate des problèmes qui empêchent une coopération pertinente et efficace. Certains sont attribuables au nationalisme croissant observé en Turquie, nationalisme affiché autant par le parti au pouvoir que ceux de l'Opposition, ainsi que cette volonté selon laquelle la Turquie peut forger son propre chemin, que la Turquie n'est pas reléguée aux limites de l'Europe ou de l'espace transatlantique. La Turquie se trouve en fait au centre des nombreuses régions qui l'entourent.

Cette attitude est certes vraie dans la mesure où oui, la Turquie se trouve au centre, mais elle se trouve au centre d'une région très instable. Si l'on considère l'Europe, confrontée à la crise euro, les pays balkans, l'Asie centrale, le monde arabe, partout, on ne voit que de l'instabilité et des crises. Je crois que la Turquie devrait réévaluer sa stratégie et adopter une attitude plus réaliste.

La sénatrice Johnson : Je me demandais si nous pouvions parler un peu plus des développements politiques et économiques en Turquie, puisque ce pays tiendra bientôt des élections. Pouvez-vous nous parler des grands développements possibles en ce qui concerne la scène politique turque et la réforme constitutionnelle, qui auront une incidence considérable pendant les prochains mois jusqu'aux élections, et bien sûr sur la campagne électorale et les résultats? Il y a bien sûr dans tout cela la question de l'Union européenne.

M. Alessandri : Merci beaucoup pour vos questions. En ce qui concerne les développements politiques, comme vous le savez probablement, le parti au pouvoir a remporté trois élections consécutives depuis 2002. Il a pu renforcer sa majorité au cours des 10 dernières années, et je ne crois pas que sa popularité va changer d'aussitôt. Les Turcs ont peut- être des avis partagés sur le gouvernement, mais ils s'entendent tous pour dire que leur pays a changé de façon dramatique et est devenu une économie plus concurrentielle qui connaît une expansion rapide.

Il existe en Turquie un groupe qui est davantage associé à l'histoire de ce pays avant que l'élite, islamiste, n'ait accédé au pouvoir au XXIe siècle. Il s'agit d'un groupe kémaliste, laïc, qui pense que la Turquie fait fausse route. Ce groupe ne niera pas cependant que le pays a beaucoup changé et a beaucoup avancé.

Je ne crois pas que les résultats changeront de façon dramatique à moins que cette instabilité et tous les défis dont je vous ai parlé ne deviennent trop lourds et accablants. Tant que la direction de la Turquie sera en mesure de faire face à cette instabilité, elle conservera sa forte majorité au pays.

Le premier ministre qui, comme je l'ai dit auparavant, deviendra probablement le président de ce pays l'année prochaine, tente une manœuvre osée et risquée de négociation avec le PKK, le parti séparatiste kurde considéré, à la fois par les États-Unis et l'Union européenne, comme une organisation terroriste. C'est un développement très important. On ignore cependant si cette démarche aboutira à de réels progrès.

De nombreux observateurs indiquent que cette tactique pourrait simplement servir au premier ministre Erdogan en vue de constituer une nouvelle coalition et obtenir une majorité encore plus grande en 2014, en récoltant autant de voix kurdes que possible. Il a déjà fait des gains importants chez les Kurdes dans le passé, mais il tente vraiment d'asseoir sa majorité afin de pouvoir, en tant que président, dire au premier ministre, qui sera fort probablement quelqu'un de moins puissant : « J'ai une grande majorité. Je suis l'un des nouveaux pères de la Turquie. Je suis appuyé par la vaste majorité du peuple. Je ne suis même plus un héros partisan : je suis l'un des fondateurs du pays. » Je crois que c'est son but.

On pourrait également voir des changements apportés à la constitution. Comme je l'ai indiqué dans mon exposé, il ne s'agit pas d'une constitution entièrement démocratique. Il reste à voir, cependant, si la Turquie deviendra plus démocratique à la suite des modifications apportées à sa constitution, ou s'il y aura davantage de pouvoirs accordés à l'élite au pouvoir. La constitution a été modifiée au début des années 2000, lorsque l'AKP est arrivé au pouvoir, en vue de favoriser la démocratie et le pluralisme. On a décidé, par exemple, d'abolir la peine capitale. Il y a même eu des mesures symboliques, très bien reçues par l'Union européenne à l'époque.

Les changements apportés plus récemment à la constitution, y compris en 2010, ont amené les Turcs à se demander s'ils visaient réellement à rendre la constitution plus démocratique ou à faciliter l'hégémonie établie par l'élite au pouvoir au cours des 10 dernières années. La réforme de l'appareil judiciaire en 2010 a généré beaucoup de polémique, et bon nombre d'analystes ont indiqué qu'à la suite de ces réformes, la magistrature s'est montrée plus serviable, plus dépendante à l'égard de l'exécutif, et que la séparation des pouvoirs en général en a souffert, car les freins et contrepoids ont été affaiblis.

Il y a encore une autre grande question à suivre : ces réformes seront-elles véritablement mises en œuvre, c'est-à-dire qu'elles seront votées au Parlement au cours des prochains mois avant les élections de 2014? Si oui, de quel type de réformes s'agira-t-il? Des réformes réellement démocratiques?

Permettez-moi de vous parler un peu de l'Union européenne. L'UE suit, comme vous le savez, les réformes en Turquie dans le contexte de sa candidature d'adhésion. Au début, on avait beaucoup d'espoir que ce nouveau mouvement social, non seulement le nouveau parti politique, mais le nouveau mouvement social représenté par l'AKP, s'intéressait véritablement aux réformes. Je le répète, au tout début du XXIe siècle, beaucoup de progrès ont été réalisés, et ceux qui avaient certains préjugés et étaient très sceptiques à l'égard de ces élites islamistes ont dû changer d'avis. Ils se sont rendu compte qu'il s'agissait de vrais démocrates qui voulaient un avenir différent pour la Turquie.

Je crois que bon nombre de ces mêmes gens sont devenus un peu plus cyniques. Ils indiquent que les réformes ont été mises en œuvre pour servir les intérêts d'une élite en montée de puissance qui avait besoin de beaucoup de soutien international, puisque le gouvernement s'était engagé dans un bras de fer avec l'appareil militaire et les structures protégées par les intérêts militaires. Afin de gagner ce bras de fer, l'élite devait obtenir le soutien de l'UE et d'autres parties intéressées.

L'élite, en indiquant que la Turquie deviendrait plus démocratique grâce à un rééquilibrage des relations civilo- militaires, visait en fait d'autres objectifs. Lorsqu'elle est devenue suffisamment puissante et s'est rendu compte que l'armée était plus ou moins neutralisée, elle s'est montrée beaucoup moins enthousiaste à l'égard des réformes démocratiques, car elle avait réalisé son objectif visant à consolider son pouvoir.

Je ne vous dis pas que je suis entièrement d'accord avec cette version des faits, mais je crois néanmoins qu'elle est en partie justifiée. Je crois que la pierre de touche sera vraiment la nouvelle constitution. La Turquie dispose d'une opportunité historique pour se doter d'une constitution qui est non seulement plus démocratique et plus libérale, mais qui défend sans réserve les principes du pluralisme et de la protection des minorités, en commençant par la minorité kurde, bien sûr. Ou bien on jugera fondées les craintes selon lesquelles il ne s'agit que d'une tentative d'asseoir le pouvoir de l'élite et de consolider le nouveau régime, qui est devenu aussi puissant, sinon plus puissant, que l'ancien régime kémaliste laïque.

La présidente : Nous allons manquer de temps et nous avons encore une longue liste d'intervenants. Je demanderai donc à mes chers collègues d'intervenir rapidement. Monsieur Alessandri, si vous pouvez répondre brièvement, nous pourrons permettre à tous les sénateurs de poser leurs questions.

Le sénateur Black : Permettez-moi de vous féliciter de la teneur de votre exposé. Nous avons beaucoup appris.

Lorsque vous avez répondu à la dernière question de la sénatrice Johnson, vous avez évoqué l'équilibre civilo- militaire en Turquie. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de cet équilibre aujourd'hui? Les soldats sont-ils cantonnés à la caserne, pour ainsi dire?

M. Alessandri : Je crois que vous avez raison. Les soldats sont essentiellement cantonnés à la caserne, et tout le monde s'entend pour dire que le rôle politique de l'armée a été considérablement réduit.

Le sénateur Black : Ma deuxième question porte sur ce type de situation. Pouvez-vous nous donner votre opinion sur la primauté du droit en Turquie?

M. Alessandri : Comme je l'ai dit, la primauté du droit existe en règle générale, mais ce principe n'a pas été entièrement adopté et il reste encore beaucoup de pain sur la planche. Je ne mâche pas mes mots. Il y a eu des rapports récents sur la liberté d'expression et la liberté d'information qui sont inquiétants. Beaucoup de journalistes se retrouvent en prison. Il faut davantage réformer l'appareil judiciaire, qui est toujours manipulé dans une grande mesure par d'autres acteurs. Les droits des minorités ne sont pas entièrement protégés, bien sûr, mais il existe de l'espoir. Dans l'ensemble, la primauté du droit existe en Turquie, mais il y a des faiblesses de taille, et il faudra encore réaliser des progrès considérables dans certains domaines.

La présidente : Merci, sénateur Black, vous m'avez beaucoup aidée.

Le sénateur Downe : J'aimerais vous poser une question sur l'atteinte à la liberté d'expression. Pouvez-vous nous expliquer ce qui s'est passé au cours des dernières années, notamment en ce qui concerne les journalistes? En plus des reporters qui ont été emprisonnés, y a-t-il eu une incidence sur les journalistes en général qui constatent que certains de leurs collègues sont bâillonnés? Y a-t-il eu un changement dans le type de reportage, qui irait davantage dans le sens des intérêts du gouvernement?

M. Alessandri : Je crois que vous avez raison. Bon nombre plus de journalistes sont d'avis qu'ils ne peuvent s'exprimer librement. Il y a beaucoup d'autocensure, comme on le dit là-bas, à cause de la crainte de représailles. Il y a également eu des cas de censure directe ou presque, par exemple, lorsque des agences de presse ont reçu des amendes tellement lourdes que leurs activités sont devenues très difficiles.

Il y a ensuite les journalistes emprisonnés. Le gouvernement indique que presque aucun d'entre eux n'est en prison en raison de son métier. Mais c'est déjà un problème. Ces gens sont en prison ou bien parce qu'ils sont kurdes, et l'on considère qu'ils ont participé à des opérations subversives ou terroristes ou bien, d'après ce que je comprends, parce qu'ils ont fait des vagues.

La législation en vigueur en Turquie définit de façon très élargie une attaque contre l'État ou une activité subversive. Il s'agit d'une vaste catégorie d'activités dont peut se servir la magistrature, qui n'est pas tout à fait indépendante, afin de poursuivre des personnes qui créent des ennuis pour des groupes puissants. Encore une fois, il ne s'agit pas d'un phénomène répandu. Ce sujet suscite beaucoup de débats en Turquie et il est possible de lire des articles négatifs et critiques à l'égard du gouvernement. Il ne s'agit pas d'un pays où la liberté d'expression et d'information est totalement absente, mais il s'agit néanmoins d'un pays qui présente des faiblesses considérables. En ce qui concerne Internet, plusieurs sites Web ont été fermés de façon arbitraire. Certains des principes qui nous sont chers en Europe et en Amérique du Nord ne sont toujours pas entièrement respectés en Turquie. Je crois que l'UE et d'autres pays ont raison de souligner ce problème.

Le sénateur Wallace : Monsieur Alessandri, il est évident qu'il existe beaucoup d'incertitudes dans la région actuellement, et la Turquie connaît beaucoup de changements. La situation économique et politique continue d'évoluer par rapport à il y a trois ou quatre ans.

Deux de vos commentaires ont retenu mon attention. Vous avez entre autres affirmé que la direction que prend actuellement la Turquie est incertaine dans ces circonstances, et l'un de vos derniers commentaires était que la Turquie doit être considérée comme une expérience et non pas comme un modèle. De notre point de vue, en particulier dans le milieu des affaires, nous constatons que la Turquie et le Canada désirent tous les deux accroître les possibilités mutuelles en matière de commerce et d'investissement. Cependant, comme vous le savez bien, le degré de certitude et de prévisibilité n'est jamais trop élevé en affaires.

Quel est selon vous le degré actuel d'incertitude et de risque associé à cette région et, en particulier, à la Turquie? Que doivent en penser les investisseurs canadiens potentiels et les gens d'affaires? Arrivons-nous au point où l'on devrait envisager les nouveaux investissements avec peut-être plus de prudence qu'auparavant?

M. Alessandri : Je pense que les investissements devraient s'appuyer sur une analyse objective de la Turquie et des événements qui se produisent dans le pays et la région. Loin de moi l'idée de laisser entendre qu'il ne devrait plus y avoir d'investissements canadiens ou autres. Cela nuirait à la Turquie et aux pays voisins qui tirent profit de sa croissance. Je voulais seulement faire remarquer que les Turcs se sont trop empressés d'affirmer qu'ils ont accompli des choses spectaculaires. Je parle de l'élite politique, en particulier de l'élite dirigeante. Elle a entre autres déclaré que la Turquie n'a plus vraiment besoin de l'Union européenne et que c'est l'Union européenne qui a davantage besoin de la Turquie que l'inverse. Je comprends que pour des raisons liées à la politique nationale ces propos puissent trouver un écho dans le public, mais ils ne sont pas vraiment fondés. La stagnation de l'économie européenne a des répercussions sur la Turquie, et les dirigeants du pays le savent très bien. Je pense qu'ils ont manifesté une trop grande confiance.

Ils ont réalisé des progrès importants. Ma déclaration liminaire n'avait pas pour but de laisser entendre qu'ils n'ont rien accompli, qu'ils ont tout inventé. À vrai dire, une bonne partie de ce qu'ils ont affirmé est vraie, et nous devrions tous nous réjouir du développement spectaculaire de la Turquie. Je voulais seulement mettre l'accent sur le fait que le travail n'est pas fini, car il ne l'est jamais pour aucun pays, particulièrement dans le cas d'un pays pour qui il reste encore tant de choses à accomplir et tant de défis à relever.

Pour maintenir l'ouverture et la croissance de son économie, la Turquie a besoin d'une approche plus équilibrée qui permet de saisir les débouchés dans les nouveaux marchés tout en ayant des attentes réalistes. Le Moyen-Orient est actuellement un endroit instable et propice aux conflits. C'est loin d'être l'environnement idéal pour les nouveaux investissements et les nouvelles entreprises.

La situation varie évidemment d'un pays à l'autre, mais le contexte est généralement difficile. Il est très important que la Turquie travaille fort, même dans les circonstances actuelles, pour investir au Moyen-Orient et soutenir le développement de la Tunisie et d'autres pays. Elle doit le faire en étant réaliste par rapport à ses attentes et en n'oubliant pas les relations très précieuses qu'elle a établies au cours des siècles avec l'Europe et les liens économiques plus récents qui ont été tissés avec des pays comme le Canada et les États-Unis.

Je crois que ce que je voulais recommander est une approche équilibrée et une combinaison d'ambition et de réalisme.

Le sénateur Wallace : Merci beaucoup pour ces précisions.

Le sénateur Robichaud : Vous avez répondu en partie à ma question sur la liberté d'expression. Il y a eu certaines violations à cet égard. En écoutant votre réponse à deux sénateurs, j'ai d'abord compris qu'il s'agissait principalement de violations d'ordre politique, mais vous avez ensuite mentionné que certaines personnes étaient emprisonnées parce qu'elles sont kurdes. Pouvez-vous élaborer à ce sujet? Y a-t-il de la discrimination religieuse?

M. Alessandri : Le problème kurde ne repose pas vraiment sur la religion. À vrai dire, la religion a beaucoup rapproché les divers groupes de la région. Le parti au pouvoir a entre autres réussi à obtenir un certain appui des Kurdes grâce à des relations religieuses et culturelles non pas identiques, mais similaires. Nous parlons d'une minorité très importante en Turquie. Il n'y a pas de statistiques officielles sur leur nombre, mais ils sont des millions à habiter le pays. Ce n'est pas une petite minorité. Jusqu'à tout récemment, les Kurdes ne faisaient même pas l'objet d'un débat, et le terme ne pouvait même pas être employé dans le pays. Des progrès considérables ont été accomplis à ce sujet. La question kurde suscite beaucoup de débats. De nombreux articles sont consacrés au problème et aux moyens de le régler. En général, le gouvernement a essayé de faire avancer les choses.

Le débat comporte évidemment un aspect militaire. Depuis de nombreuses années, des groupes comme le PKK ont recours à la violence pour faire valoir leurs revendications auprès de l'État turc, mais d'autres Kurdes siègent actuellement au parlement, et ils sont de plus en plus nombreux à penser que la violence n'est pas le moyen de se faire entendre. Le travail du gouvernement s'est révélé difficile : il doit composer avec le nationalisme du peuple turc, mais croit que des progrès s'imposent pour éviter que le problème ne persiste indéfiniment parce qu'il engendre de la violence et de l'incertitude et crée une situation d'instabilité, pas seulement au pays, mais aussi ailleurs auprès des groupes kurdes qui vivent en Syrie, en Iran et en Irak.

Par ailleurs, on n'a pas beaucoup parlé des effets que les soulèvements dans les pays arabes ont eus sur d'autres groupes de la région, y compris les Kurdes, qui sont actuellement répartis dans différents pays. Les autres groupes touchés ont eux aussi des revendications. Cette situation est très explosive pour un pays comme la Turquie qui, après avoir perdu un empire lors de l'avènement de la république au siècle dernier, craint de perdre encore une partie de son territoire. Elle doit faire preuve d'adresse, mais aussi de fermeté pour trouver sans tarder une solution, parce que la situation a toujours été grave. Dans la seule Turquie, les affrontements entre l'État et les organisations terroristes ont fait des centaines de victimes au cours de la dernière année. On ne parle pas beaucoup de cette guerre qui se déroule dans le sud-est du pays. Dans la mesure où le conflit est maîtrisé et où l'on cherche à nouer un dialogue au plan politique, on pourra espérer trouver une solution et mettre fin au conflit. Cela dit, le Printemps arabe a créé un autre problème : en reprenant confiance, les collectivités réaffirment plus fermement que jamais leurs vieilles revendications

La présidente : Monsieur Alessandri, il nous reste encore quelques instants, et je veux vous poser deux questions.

On constate aujourd'hui un regain de confiance de la communauté internationale envers la Turquie, qui a donné lieu à des alliances avec les pays BRIC et le Brésil en vue de nouvelles initiatives multilatérales innovatrices. Avez-vous des commentaires à ce sujet? Sur le plan stratégique, veulent-ils poursuivre ces initiatives et, le cas échéant, qu'est-ce que cela signifierait pour la Turquie et un pays comme le Canada?

Vous avez parlé de ses pays voisins, mais la Turquie exerce une présence plutôt considérable en Afrique, grâce à des investissements et à l'ouverture d'ambassades, de même qu'au Kirghizistan, en Ouzbékistan et ainsi de suite. Est-il probable que cette tendance se poursuive?

M. Alessandri : La stratégie de la Turquie fait l'objet de nombreux débats. Je n'ai jamais souscrit à l'argument selon lequel les Turcs dérivaient vers l'est, quoi que cela veuille dire, et qu'ils cherchaient à former une alliance avec l'Iran dans le cadre d'une orientation anti occidentale un peu nouvelle. Je pense que la Turquie n'a jamais envisagé cela. Les Turcs tentent de placer la Turquie au centre de multiples régions, plutôt que de la voir jouer un rôle périphérique. Dans la mesure où ils y sont parvenus, en raison de leur réussite économique et de leur grande stabilité politique, cette tentative est non seulement compréhensible, mais elle doit aussi être appuyée. Nous ne voulons pas d'une Turquie qui est considérée par nous et les autres comme un pays périphérique de l'Europe. Nous souhaitons que la Turquie soit en mesure de jouer un rôle de passerelle entre différents pays et différentes communautés de pays.

En ce sens, la diversification des intérêts de la Turquie est également très positive. Nous, les Canadiens et les Américains, faisons de même en nous efforçant tous de nouer un dialogue avec de nouveaux partenaires européens. Nous ne pouvons pas faire abstraction du fait que l'Asie et d'autres économies africaines ou latino-américaines croissent rapidement. Le problème tient essentiellement au fait que nous devons maintenir un équilibre pour éviter de penser que nous pouvons facilement passer d'un ensemble d'alliances ou d'engagements à un autre. Cela est un peu inquiétant, mais c'est principalement une question de tactiques ou de manœuvres. Très récemment, le premier ministre a laissé entendre que si l'Union européenne n'acceptait pas la Turquie au sein de son organisation, celle-ci demanderait alors de faire partie des cinq de Shanghai et qu'il chercherait à bâtir une alliance plus structurée avec la Russie et la Chine. J'estime qu'il ne croit pas vraiment en cette approche, mais ses paroles sont celles d'un chef d'État populiste qui laisse un peu trop son orgueil ou sa confiance parler, confiance qui découle des réalisations de la Turquie au cours des dernières années.

Pour répondre à votre question, je dirais que l'engagement entre la Turquie et l'Afrique est important. Le fait que des sociétés et des compagnies privées turques se soient établies en Afrique subsaharienne revêt une grande importance pour le développement de l'Afrique. Les Turcs s'efforcent de faire la même chose au Brésil et dans d'autres pays latino-américains. Tout cela est très positif dans la mesure où cela n'est pas accompli aux dépens d'une vision plus globale des intérêts de la Turquie, intérêts qui, selon moi, reposent toujours sur l'Europe et l'Amérique.

La présidente : Merci, monsieur Alessandri. Vous avez certainement abordé de nombreux sujets. Vos renseignements et votre expérience nous sont extrêmement utiles. Je pense que les arguments que vous avez fait valoir ont porté sur à peu près tous les sujets de notre étude. Nous vous sommes très reconnaissants de nous avoir communiqué candidement ces renseignements et d'avoir participé à notre séance par téléconférence. Merci.

Honorables sénateurs, nous sommes ici pour étudier l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes. Nous sommes heureux cet après-midi d'accueillir par vidéoconférence M. Henry Barkey, professeur de Bernard L. et Bertha F. Cohen, Département des relations internationales de l'Université Lehigh, en Pennsylvanie. Je vous remercie de votre présence. Nous aimerions entendre votre déclaration préliminaire, mais nous aimerions aussi que vous réserviez autant de temps que vous le pouvez pour les questions. Soyez le bienvenu à la séance de notre comité.

Henri Barkey, professeur de Bernard L. et Bertha F. Cohen, Département des relations internationales de l'Université Lehigh, à titre personnel : Merci. Je serai très bref. Je vais m'efforcer de résumer pour vous ce que la Turquie tente de faire à l'échelle régionale et mondiale, puis je vous céderai la parole afin que vous puissiez me poser autant de questions que vous le souhaitez.

Permettez-moi de commencer par vous dire que, si l'on examine la politique étrangère de la Turquie, on constate que, dès son arrivée au pouvoir en 2002, le gouvernement turc souhaitait que son pays joue un rôle à l'échelle mondiale. Ce que les Turcs souhaitent faire est très ambitieux. Il y a peut-être d'autres aspects dont nous pourrons discuter plus tard.

Les Turcs souhaitaient premièrement s'appuyer sur leurs voisins, soit les Balkans, le Caucase et le Moyen-Orient, et sur leurs relations existantes. Je pense qu'ils n'ont jamais envisagé d'aller vers l'est, le sud, le nord, et cetera. Ils ont toujours voulu jouer un rôle important à l'échelle internationale. Lorsque l'on examine ce que le gouvernement turc a fait dès son arrivée au pouvoir, on constate qu'il est devenu plus actif au sein des organisations internationales et que les Turcs ont assumé des rôles que, parfois, les gens ne désiraient pas leur attribuer, comme celui d'intermédiaires dans une série de conflits — parfois avec succès, parfois en vain. Ils ont immédiatement cherché à obtenir un siège au sein du Conseil de sécurité des Nations Unies, siège qu'ils n'ont pas occupé depuis les années 1960. Selon moi, ils essaieront de nouveau au cours du prochain cycle.

Ils veulent jouer un rôle à l'échelle mondiale, et ils croient que leur situation stratégique, leur rendement économique, leurs engagements envers l'OTAN et leur statut de pays candidat à l'adhésion à l'Union européenne leur permettront de l'obtenir. Au Moyen-Orient, en particulier, ils ont été très entreprenants. Au début, ils jouaient un rôle que je qualifierais de « conciliateur », en ce sens qu'ils ont essayé d'aller en Syrie. Ils ont tenté de tirer parti du fait qu'ils entretenaient au début des rapports relativement amicaux avec les Israéliens.

Plus tard, quand ils se sont sentis plus en sécurité dans leur pays, ils ont changé leur fusil d'épaule. Lorsque le gouvernement turc a réussi à vaincre l'armée turque ou à secouer son joug, si vous voulez, il a décidé de jouer un rôle que je qualifierais d' « équilibreur » — surtout pour contrebalancer le pouvoir des Israéliens dans la région et pour montrer qu'il est fort et qu'il peut leur tenir tête. Je devrais dire que les Israéliens ont également fait leur jeu lors du célèbre incident de la flottille et de leur intervention dans la bande Gaza en 2008-2009.

Puis le printemps arabe a eu lieu. Il a en quelque sorte donné aux Turcs un fort sentiment d'identité. Voilà un pays qui s'en sort extrêmement bien sur le plan économique — et cela ne fait aucun doute —, un pays qui est parvenu à concilier l'Islam et la démocratie à sa façon. En outre, c'est un pays que les dirigeants du Moyen-Orient ne cessaient de pointer du doigt, en tant que référence ou modèle à imiter.

En raison de son conflit avec Israël, le premier ministre Erdogan, était très populaire auprès de la population, et les Turcs ont considéré le printemps arabe comme une occasion de devenir l'hégémonie locale. Ils voulaient montrer que la Turquie pouvait être le grand garçon de la région. Je vais vous citer ce qu'en avril 2012, le ministre des Affaires étrangères, M. Davutoglu, a déclaré au parlement.

« La Turquie serait désormais à la tête du mouvement qui vise à changer le Moyen-Orient. Nous continuerons de diriger cette vague... Il y a un nouveau Moyen-Orient, et nous serons son propriétaire, son dirigeant et son préposé. »

La vague à laquelle il fait allusion est le printemps arabe. La Turquie sera le nouveau chef de file et rapportera les paroles des autres. Dans cette citation, les Turcs disent essentiellement qu'ils dirigeront le Moyen-Orient. Les choses n'ont pas fonctionné de cette façon. Oui, le printemps arabe a pris tout le monde par surprise. Les Turcs ont pataugé un peu en Libye, mais ils ont bien joué leurs cartes en Syrie — ils n'ont pas eu vraiment le choix.

Toutefois, la vérité, c'est que le Moyen-Orient ne ressemble pas à ce à quoi ils s'attendaient, surtout compte tenu du fait que le régime syrien a survécu aussi longtemps qu'il l'a fait. Les Turcs pensaient que dès qu'ils décideraient de prendre parti contre le président Assad, le gouvernement tomberait. À certains égards, ils font preuve d'un orgueil démesuré.

Auparavant, les politiques de leurs voisins ne leur causaient aucun problème. Maintenant, pratiquement tous ces gens leur causent beaucoup de problèmes. Comble de l'ironie, les seules personnes avec lesquelles ils s'entendent sont les Kurdes de l'Irak du Nord. La crise en Syrie a surtout consolidé leurs relations avec l'Irak. Leurs relations avec l'Iran en sont toujours au même point, mais elles ne sont pas très chaleureuses. Ils n'avancent à rien au Moyen-Orient, et leurs relations avec Israël sont en piètre état et ne s'amélioreront pas de sitôt. Voilà la situation dans laquelle ils se trouvent.

Les Turcs souhaitent vraiment qu'un semblant de stabilité règne dans la région, parce qu'ils tiennent beaucoup à faire des affaires. Ils veulent exporter leurs produits; le Moyen-Orient représente pour eux un marché d'exportation de choix qui est en train de se développer. Les entreprises turques qui ont réussi à percer sur les marchés européens produisent maintenant des téléviseurs, des réfrigérateurs, des automobiles — et j'en passe — de première qualité. Le Moyen-Orient possède les fonds nécessaires et offre des marchés auxquels la Turquie peut accéder facilement. Toutefois, la crise en Syrie ainsi qu'en Irak a mis un frein à ses activités commerciales. Si vous examinez les routes commerciales de la Turquie vers le golfe Persique, vous constaterez qu'elles ont été fermées. Les camions turcs avaient l'habitude de traverser le territoire syrien pour atteindre la Jordanie et, manifestement, ils ne peuvent plus le faire. De même, ils ne sont plus en mesure de traverser l'Irak. Par conséquent, les exportateurs utilisent le canal de Suez et tentent maintenant de trouver d'autres solutions créatives.

Les Turcs souhaitaient faire partie d'une région stable dans laquelle ils auraient été la puissance économique, militaire, diplomatique et politique la plus importante. Comme cela a été mentionné par le passé, ils voulaient s'assurer que la région serait stable et qu'il la dirigerait. Voilà en quoi consiste leur objectif. Ils obtiendront peut-être ce qu'ils veulent un jour, mais, pour le moment, ils sont un peu dans le pétrin.

Enfin, le talon d'Achille de la Turquie est son problème avec les Kurdes, et les Turcs en ont conscience. Encore une fois, après une interruption de quelques années, ils tentent de nouveau de le régler. Je pense qu'ils sont sérieux, mais ce sont toujours les détails qui posent problème, et l'affaire n'est pas dans le sac, selon moi. Ils ont de nombreux obstacles à surmonter.

En ce moment, le gros point d'interrogation en Turquie est le premier ministre. Il est incroyablement populaire, mais il devient aussi excessivement imprévisible. Il fait des déclarations, sans consulter son gouvernement, qui deviennent des politiques, et ce dernier a toujours du rattrapage à faire. Vous avez peut-être entendu parler de sa dernière déclaration concernant l'Union européenne et l'Organisation de coopération de Shanghai dans laquelle il a indiqué que la Turquie deviendrait peut-être membre de cette dernière. C'est une plaisanterie, mais elle lui a échappé et, tout d'un coup, les gens en parlent. Les Turcs ont un premier ministre très compétent, mais c'est un franc-tireur et l'un de leurs plus gros handicaps.

Permettez-moi de m'arrêter ici, et veuillez me poser autant de questions que vous le souhaitez.

La présidente : Merci, monsieur. Je dois dire que vous êtes le premier à pouvoir prononcer très aisément le nom de leur ministre des Affaires étrangères. La plupart d'entre nous ont du mal à le faire. Je vous remercie, entre autres, de cette leçon.

Le sénateur Black : Merci beaucoup de cet excellent exposé. C'était extrêmement utile.

Pourriez-vous, s'il vous plaît, regarder dans votre boule de cristal et faire semblant que vous nous parlez par 24 à 36 mois à compter de ce jour? Quels seraient vos commentaires? Si vous ne voulez pas répondre, je comprendrais aussi.

M. Barkey : Pour nous, les universitaires, faire des prédictions est plutôt peu coûteux et assez facile, en fait.

Le sénateur Black : Parfait. Merci.

M. Barkey : Je devrai cependant nous avertir que nous n'avons jamais raison. Je pense que dans ma vie, je n'ai eu raison qu'une fois, dans les années 1980, lorsque j'ai dit que le problème kurde en Turquie serait très grave. Je pense que c'est la seule fois où j'ai eu raison.

Sur cette mise en garde, je pense que dans 24 mois, Assad sera parti, mais le chaos régnera toujours en Syrie. Ma principale inquiétude — et je vais envoyer au greffier un article que je viens de publier —, c'est ce qui va se produire en Irak.

En un sens, la Syrie est secondaire. Si on y pense, il s'agit d'un pays relativement sans importance, en fait. Il n'a pas de ressources naturelles; son économie et son agriculture sont médiocres. L'importance de la Syrie sur le plan historique — et c'est pourquoi nous en parlons — découle du fait qu'essentiellement, Hafez al-Assad a transformé un pays sans ressources en un acteur sur la scène internationale en s'appuyant sur le fait qu'il est un pays voisin d'Israël et en faisant partie du Front du refus.

Si on y pense, qu'y a-t-il en Syrie? Ce n'est pas un pays si important. Ce n'est pas un énorme marché. Les politiques économiques de la Syrie ont été catastrophiques au fil des ans, de sorte que l'économie n'y est pas très forte. Cependant, le problème, c'est que la Syrie se situe à la croisée de deux schismes de la région : le schisme sectaire, d'une part, entre sunnites et chiites; d'autre part, le schisme kurde, entre les Kurdes turcs, arabes et perses.

Ce qui se produira en Syrie par rapport à ces questions aura une incidence immédiate sur l'Irak. Je pense que le pays qu'il faut avoir à l'oeil est l'Irak. Si la situation en Irak se détériore, nous aurons des problèmes — je parle des États- Unis et de l'alliance —, parce qu'on s'attend à ce que l'Irak, en tant que producteur de pétrole, en produise beaucoup plus. Il s'agit donc d'un important contrepoids à l'Iran. Si l'Irak se scinde, le conflit sectaire dans la région prendra une tangente dangereuse.

Nous avons déjà vu — et cela se produit presque quotidiennement — qu'il y a de la violence entre les sunnites et les chiites. À cela, il faut aussi ajouter l'élément kurde. L'éclatement de l'Irak et la modification des frontières de l'accord Sykes-Picot de 1916 sont fort possibles. C'est pourquoi je dirais, sur un horizon de 36 mois, que les effets de la guerre civile en Syrie ne se feront pas seulement sentir en Syrie, mais en Irak, ce qui est plus important. Soit dit en passant, nous verrons les Iraniens, qui auront perdu la Syrie, redoubler d'efforts en Irak.

L'éclatement de l'Irak devient une réelle possibilité, à mon avis, et on en observe déjà les signes aujourd'hui. Les Turcs se rapprochent des Kurdes irakiens. Les Kurdes d'Irak et le gouvernement central ne collaborent pas. En effet, les sunnites parlent à tout le moins d'avoir leurs propres arrangements fédéraux, si l'on peut dire. La frontière entre l'Irak et la Syrie a disparu. On peut voir des signes annonciateurs de toutes ces choses. J'espère avoir tort, parce que beaucoup de sang va couler, mais c'est ce que je surveillerais.

Le sénateur Black : Merci beaucoup, monsieur.

[Français]

La sénatrice Fortin-Duplessis : Merci, madame la présidente. Soyez la bienvenue à notre comité par vidéo conférence, professeur Barkey.

Des témoins qui ont comparu devant notre comité ont indiqué que les liens croissants sur le plan diplomatique et commercial de la Turquie avec d'autres économies émergentes comme la Chine, la Russie, le Brésil, des pays d'Asie centrale, d'Afrique du Nord ainsi que dans l'Afrique. La Turquie est également membre du G20, de l'Organisation mondiale du commerce, de l'Organisation de la coopération islamique et de l'organisation de la coopération et du développement économique.

Après une absence de 50 ans, la Turquie a siégé au Conseil de sécurité des Nations Unies, de 2009 à 2010. Et en 2011, une époque de changement profond et rapide, la Turquie a annoncé qu'elle posait sa candidature pour siéger à nouveau au Conseil de sécurité dans les années 2015 à 2016.

Selon vous, quels sont les objectifs et les priorités en matière de politique étrangère de la Turquie alors qu'on s'aperçoit que ce pays accroît sa présence régionale et mondiale? Quels sont ses objectifs et ses priorités d'ordre commercial?

M. Barkey : Je peux vous répondre en français mais je vais continuer en anglais si cela vous sied.

La sénatrice Fortin-Duplessis : J'ai l'interprétation simultanée.

[Traduction]

M. Barkey : Comme j'ai essayé de l'indiquer dans la déclaration préliminaire, ce que veulent les Turcs, c'est d'être la puissance la plus importante de la région. Pour eux, l'hégémonie locale — si on veut l'appeler ainsi — est la voie à suivre pour devenir un important joueur sur la scène internationale. Voilà l'objectif; il est à la fois politique et économique.

Les Turcs ont besoin de marchés. Lorsqu'on regarde le rendement de l'économie turque à compter de 2002, c'est surtout attribuable à la transformation qui a eu lieu dans les années 1980, et non au gouvernement actuel. Par ailleurs, la Turquie a connu une transformation économique à l'échelle nationale. On y trouve maintenant une nouvelle catégorie de gens d'affaires qui ne viennent plus seulement des villes d'Istanbul et d'Izmir, mais de l'ensemble de l'Anatolie. Ces tigres d'Anatolie sont prêts à prendre des risques et à s'aventurer à des endroits où les hommes d'affaires d'Istanbul n'aiment pas aller et ils veulent exporter leurs produits. Pour le gouvernement turc actuel, l'ouverture de marché revêt une importance primordiale parce que ces tigres d'Anatolie constituent le fondement de la coalition du gouvernement. Ils appuient le gouvernement et pensent comme le gouvernement, mais ils ont besoin de marchés. C'est la première politique. Elle consiste à ouvrir des marchés, et cela ne vaut pas seulement pour le Moyen- Orient, mais aussi pour l'Afrique, l'Amérique latine, n'importe où c'est possible.

Pour ce faire, surtout au Moyen-Orient, comme je l'ai indiqué plus tôt, ils ont besoin d'une certaine stabilité. À cet égard, ils veulent un Irak stable et une Syrie stable. Si vous regardez les politiques en place jusqu'au printemps arabe, comme je l'ai dit à mon exposé, ce qui leur pose problème, ce sont les régimes et non les gens. Il leur était facile de faire des affaires avec Kadhafi et avec Moubarak. Ils ont changé de côté très rapidement. Pour eux, faire des affaires était la priorité absolue.

Outre les affaires, en ce qui a trait aux autres politiques qu'ils sont prêts à suivre, les Turcs — le gouvernement actuel, devrais-je dire — se considèrent comme un membre très important de l'OTAN. Ils pensent qu'ils sont beaucoup plus importants que la plupart des pays de l'alliance. En ce qui concerne les États-Unis, ils veulent faire concurrence à Israël pour le soutien des États-Unis. D'une certaine façon, ils veulent supplanter Israël en tant que principal allié des États-Unis dans la région.

Tant que le processus de paix ne reprendra pas, je pense que la relation entre Israël et la Turquie sera très acrimonieuse, très négative; presque tous les jours, des dirigeants turcs de divers échelons critiquent les Israéliens. En affirmant qu'ils jouent un rôle beaucoup plus important que les Israéliens dans la région, ils veulent à la fois démontrer à la région — et ils pourraient marquer des points dans la région en s'opposant aux Israéliens —, mais aussi aux États- Unis qu'ils devraient être le principal allié. De ce point de vue, il s'agit aussi d'un message pour le reste de l'OTAN, mais il s'adresse principalement aux États-Unis.

En général, ils veulent être plus qu'un simple membre du G20. Ils veulent se voir comme un acteur qui intervient dans beaucoup de sphères distinctes où ils peuvent jouer un rôle à l'échelle mondiale.

Lorsqu'ils siégeaient au Conseil de sécurité, ils ont affirmé à un moment donné être capables de régler la question de la Corée du Nord, parce que pour une raison ou une autre, ils étaient chargés du dossier de la Corée du Nord pendant une courte période. Vous voyez certainement ce qu'ils essaient de faire. Cette soif d'intervention à l'échelle internationale est vraiment insatiable.

[Français]

La sénatrice Fortin-Duplessis : Quels sont, selon vous, les autres partenaires diplomatiques et commerciaux de la Turquie? Êtes-vous au courant si la Turquie a signé des accords de libre-échange avec d'autres pays? Le cas échéant, j'aimerais peut-être que vous nous les nommiez.

[Traduction]

M. Barkey : Premièrement, les Turcs font partie de l'union douanière avec l'Union européenne; ils doivent donc être prudents. Ironiquement, ils ont des accords de libre-échange avec Israël et ont eu avec la Syrie un accord de libre- échange qui est maintenant suspendu.

Leur principal partenaire commercial est l'ensemble de l'Union européenne, mais si on pense aux pays comme tels, c'est la Russie. Ils achètent à la Russie une grande quantité de gaz; ces chiffres sont donc quelque peu gonflés. La Russie est leur principal partenaire commercial. Je pense que l'Allemagne vient au second rang, suivie de l'Iran, au troisième rang. L'Irak est au cinquième rang, et j'oublie quel pays est quatrième. La Turquie vise à avoir des échanges commerciaux avec tout le monde et est prête à signer n'importe quel accord de libre-échange possible, dans les limites de l'union douanière, avec n'importe quel pays. Voilà le portrait global.

Le sénateur Wallace : Professeur, étant donné tout ce qui s'est produit dans cette région — les problèmes politiques en Syrie, le printemps arabe, l'incertitude que vous avez décrits —, si l'on aborde cela d'une perspective canadienne, qui diffère quelque peu de la perspective américaine, en tenant compte de la relation des États-Unis avec la Turquie et d'autres pays de cette région, des investissements canadiens et des entreprises canadiennes qui sont présentes en Turquie et qui entretiennent de bonnes relations avec la Turquie, sommes-nous à une époque où l'on devrait encourager le renforcement de cette relation? À court et à long terme, cela présente-t-il des avantages réels? Ou, en raison de l'incertitude qui règne aujourd'hui, considérez-vous que nous sommes plutôt à une époque où l'on devrait peut-être y penser à deux fois et attendre de voir comment évoluent les risques l'avenir?

M. Barkey : À l'échelle régionale, par rapport à la Turquie, les risques sont relativement faibles. La Turquie a sa propre logique, sa propre dynamique. Elle a fait d'énormes progrès. Il s'agit maintenant d'un très grand marché. En fait, pour les entreprises canadiennes, c'est un marché très prometteur.

À titre de comparaison, les Turcs ne cessent de se plaindre, par exemple, que les États-Unis n'ont pas beaucoup d'échanges commerciaux avec la Turquie. Je ne connais pas l'état de la situation puisque je n'ai pas consulté les statistiques sur les échanges commerciaux entre le Canada et la Turquie, mais je sais à tout le moins que du côté des États-Unis, la plupart des sociétés américaines — pensez à Colgate-Palmolive, Procter & Gamble, Gillette, toutes les entreprises — ont tendance à faire affaire avec la Turquie à l'intermédiaire de leurs filiales européennes. Les échanges commerciaux ne semblent pas se faire entre les États-Unis et la Turquie, mais plutôt entre le Royaume-Uni et la Turquie. Je ne sais pas si les sociétés canadiennes passent par l'Europe ou font directement affaire avec la Turquie.

Je dirais que la Turquie est, en soi, si l'on oublie le Moyen-Orient pour un instant, un marché assez important pour susciter vraiment l'intérêt des sociétés canadiennes. Après plus de 10 ans de gestion plutôt solide de l'économie, il s'agit d'un pays désormais établi. Je ne pense pas que son économie va s'écrouler.

Ma seule réserve concerne le problème kurde sur la scène nationale. C'est un problème très grave. Si la question n'est pas résolue, si le gouvernement ne gâche pas les choses cette fois-ci, la situation risque évidemment de s'envenimer. Si c'est le cas, cela touchera l'ensemble de la Turquie. C'est ce que je pense, puisque j'étudie la question kurde depuis un certain temps. Or, je crois que la probabilité est de moins de 20 p. 100. Je pense que le gouvernement comprend qu'il est confronté à une bombe à retardement et qu'il doit régler le problème et gérer la situation de façon plus intelligente que par le passé.

En fin de compte, j'inviterais les entreprises canadiennes à entreprendre des activités en Turquie. Si le Moyen-Orient se stabilise, la Turquie devient alors un entrepôt naturel, si vous voulez, pour le commerce avec le reste du Moyen- Orient. Ensuite, les sociétés canadiennes pourront établir des filiales pour vendre à l'Égypte, l'Arabie Saoudite et d'autres parties de la région. En ce sens, sur le plan technique — on pense aux noeuds de communication —, la capacité de la Turquie d'accueillir les filiales de sociétés étrangères est de plus en plus grande. Ce qu'il faut savoir, c'est que maintenant qu'ils ont compris cela, les Turcs investissent beaucoup d'argent pour devenir une plaque tournante du transport. L'aéroport d'Istanbul est maintenant un site très important pour toute entreprise, même israélienne, en passant, malgré les mauvaises relations entre Israël et la Turquie. Pour se rendre ailleurs, les Israéliens transitent souvent par l'aéroport d'Istanbul parce que celui-ci est devenu une plaque tournante du transport. Le gouvernement turc va construire, à Istanbul, le plus gros aéroport du monde parce que les deux aéroports actuels sont inadéquats. Je vous dirais donc d'inviter vos entreprises à intensifier leurs échanges commerciaux.

Le sénateur Demers : Merci beaucoup de votre formidable témoignage. C'est très clair et facile à comprendre.

[Français]

Pour ce qui est de fournir un financement, quelles sont les différences entre les banques islamiques et les banques commerciales en Turquie?

[Traduction]

M. Barkey : Je pense que les banques islamiques sont très importantes en Turquie. Le secteur bancaire de la Turquie a traversé une crise en 2001. La Turquie a été durement touchée et a affronté la pire crise économique de son histoire, parce que les banques étaient sous fiancées et très exposées au risque. Les Turcs ont mis de l'ordre dans le secteur bancaire en 2001, ce qui a permis à la Turquie de mieux surmonter la crise de 2008 que la plupart des autres pays. Il y a des banques islamiques en Turquie, mais elles sont totalement négligeables. À ma connaissance, elles ne jouent pas un rôle primordial au sein du système bancaire turc.

[Français]

Le sénateur Demers : À la lumière de la visite de décembre 2012 du président russe en Turquie, dans quelle mesure une visite de haut niveau encourage les relations commerciales avec la Turquie?

[Traduction]

M. Barkey : Comme je l'ai indiqué, la Russie est le principal partenaire commercial de la Turquie, surtout en raison des transactions gazières. Pour les Turcs, la Russie est aussi importante parce que les entreprises de construction turques participent à la construction de grands projets partout en Russie. Poutine et Erdogan ont une très bonne relation. À la consternation de beaucoup de gens, leurs rencontres ont tendance à se faire en présence d'un seul interprète et sans preneur de notes, de sorte que certaines personnes croient que toutes sortes d'ententes secondaires sont conclues. La relation entre la Turquie et la Russie est solide malgré le fait qu'en Syrie, par exemple, les discussions avec les Turcs sont fondées sur des positions diamétralement opposées. Or, lorsqu'il est temps de faire des affaires, ils ne se soucient pas de ces autres enjeux.

La relation entre la Turquie et la Russie est très pragmatique. Ces pays ont besoin l'un de l'autre. La Russie veut exporter du gaz, ce dont les Turcs ont besoin, manifestement. Les Turcs ont besoin des marchés d'exportation russes et des voies d'accès à l'Asie centrale. Malgré les divergences politiques sur certaines questions, on constate qu'à bien des égards, ces deux pays entretiennent d'assez bonnes relations. Poutine et Erdogan ont à peu près le même tempérament. Ils ont tous les deux des tendances autoritaires. En Turquie, les gens disent souvent qu'Erdogan va devenir un autre Poutine. Ils semblent être sur la même longueur d'onde, et ce, à bien des égards.

Le sénateur Downe : Je me demande quel est le rôle des militaires qui, traditionnellement, se sont positionnés comme les gardiens de l'État, si l'on veut, lors de la fondation de la Turquie. Ils ont perdu de leur pouvoir ces deux ou trois dernières années, mais s'il y a des tensions en Turquie, en raison du terrorisme, de l'économie ou d'un autre facteur, craint-on la résurgence des militaires et la répétition de ce qu'ils ont fait dans le passé, lorsqu'ils ont mené un coup d'État et pris le pouvoir?

M. Barkey : Je vous recommande de lire l'édition de la semaine dernière du magazine The Economist. On y trouve un article sur les forces militaires de la Turquie. Si je vous le recommande, ce n'est pas parce qu'on me cite là-dedans, mais parce que c'est un bon article.

Je crois que l'armée turque a été écartée du tableau. Vous avez raison de dire qu'elle a perdu de son pouvoir. Ce qui est également important de comprendre, c'est que cette perte de pouvoir est attribuable à deux raisons. La première tient à l'ingérence excessive. Chaque fois que l'armée est intervenue dans le domaine politique, il y a eu un contrecoup, et les militaires n'ont pas compris la raison d'une telle réaction parce qu'ils étaient sûrs d'eux-mêmes, comme c'est le cas avec les militaires. Ils n'avaient pas la moindre idée de la réaction politique en Turquie. La dernière fois, c'était en 2007, lorsqu'ils ont essayé d'empêcher Abdullah Gül de devenir président; le gouvernement a vu clair dans leur jeu et a déclenché les élections. Ainsi, les élections s'articulaient autour de la question de savoir si les gens croyaient qu'Abdullah Gül devait être président et, par une majorité écrasante, ils ont dit que oui. C'est à partir de ce moment que l'appareil militaire turc a perdu influence.

L'autre aspect dont les gens ne se rendent pas compte, c'est que l'armée turque a commis des gaffes stratégiques, comme l'exemple que je viens de citer, ainsi que des gaffes tactiques qui ont largement contribué à l'effritement de la confiance des gens envers les forces militaires. L'armée turque a toujours dit : « Nous sommes l'organisation la plus populaire. » Si on regarde les sondages, cette affirmation est vraie. Tout le monde doit faire son service militaire et, quand on fait partie d'une organisation, il va de soi qu'on l'aime. Les sondages menés dans différents pays révèlent que l'armée se classe toujours au premier rang. Toutefois, à cause de bévues, l'armée s'est fait surprendre à mentir et, surtout, à camoufler de simples faits. Je vais vous citer un exemple pour vous donner une idée.

Il y a quelques années, quatre soldats sont morts, et l'armée a dit que c'était un accident en cours d'entraînement. Un des nouveaux journaux en Turquie a décidé d'enquêter sur le dossier, ce qui était inhabituel. On a découvert qu'en réalité, ce n'était pas un accident survenu durant un entraînement; c'était à cause d'un soldat qui s'était endormi alors qu'il devait assurer la garde. Son commandant l'avait appelé le lendemain et, en guise de punition, il lui avait donné une grenade dégoupillée. Le pauvre jeune homme avait couru partout sur la base, en tenant dans la main une grenade dégoupillée, sans savoir quoi faire. Au bout du compte, la grenade a explosé, tuant du coup trois autres soldats. Voilà une chose horrible que ce commandant a faite, mais encore une fois, comme on le dit si bien à Washington, l'affaire a été camouflée. L'armée a tout caché, mais elle a avoué plus tard avoir menti et camouflé l'affaire. À mon avis, c'est cet incident qui a causé le plus de torts aux forces militaires. Il y a plein d'autres incidents similaires où l'armée a été prise en flagrant délit. Quand un parent envoie son fils à l'armée et apprend que celui-ci est mort lors d'un conflit avec les Kurdes, il se demande si c'est vraiment à cause du combat ou à cause de la négligence militaire. On sait aujourd'hui qu'au cours des 10 dernières années, il y a eu 964 cas de suicide. Les gens ne font pas confiance à l'armée lorsqu'elle affirme qu'il s'agit de suicides.

Le problème actuel des forces militaires tient au fait que les gens ne veulent pas qu'elles interviennent dans les affaires politiques. De nombreux généraux ont été mêlés à des tentatives de coup d'État et ils sont maintenant poursuivis en justice. Bref, les habitants ne font plus confiance à la capacité de l'armée de faire ce qu'elle est censée faire, à savoir les protéger durant des conflits. À moins d'un miracle, les forces militaires ne reviendront jamais à la charge. À mon avis, la seule façon dont cela pourrait arriver, c'est si une guerre civile devait éclater en Turquie. Je ne pense pas qu'il y en aura une, mais c'est là une toute autre question.

Le sénateur Downe : Merci. C'était une réponse très détaillée. Je suis abonné au magazine The Economist, mais je vis en campagne. Je devrais recevoir ce numéro à mon retour chez moi, cette fin de semaine, et j'ai bien hâte de lire vos citations.

Le sénateur D. Smith : Vous en avez parlé brièvement depuis le moment où j'ai levé la main pour intervenir, mais cela revient à ce que vous avez dit sur la façon dont la Russie est devenue le meilleur partenaire commercial de la Turquie et le fait que Poutine semble entretenir de bonnes relations avec Erdogan.

À mesure que la Syrie devient de plus en plus dysfonctionnelle, devant l'arrivée massive de réfugiés en Turquie, Erdogan ne finira-t-il pas par dire à Poutine : « Écoutez, il faut mettre fin à cette situation. N'avez-vous pas fini par voir clair? » Pensez-vous qu'il pourrait jouer un tel rôle à un moment donné et amener Poutine à se rétracter et à dire : « Au revoir, Assad »?

M. Barkey : C'est une excellente question. À mon avis, Erdogan a déjà essayé d'adopter une telle tactique, mais je ne pense pas qu'il puisse influencer Poutine. Poutine ne se ravisera pas du simple fait que quelqu'un le lui recommande. C'est ce que nous observons de nos jours dans toute une série d'enjeux auxquels fait face la Russie. Par contre, je crois bien qu'à un moment donné, Poutine devra dire à Assad : « Assez, c'est assez », parce qu'Assad ne s'en sortira pas.

Quand on examine ce qui se passe sur le plan des négociations, et cetera, les Russes espèrent toujours qu'il y aura peut- être une sorte de transition semi-ordonnée. Ils se rangent du côté d'Assad parce qu'ils n'ont pas d'autre interlocuteur dans le système et, au bout du compte, ils veulent utiliser le sort d'Assad en tant que caution en Syrie. Ce faisant, et je pense que vous avez raison, ils ne s'adresseront probablement pas aux États-Unis — bien sûr que non —, ni aux Européens ni à vous, mais ils iront voir les Turcs pour qu'ils interviennent à titre de médiateurs. Les Russes préféreraient voir les Turcs en Syrie, si on songe à l'exemple de l'Irak, plutôt que les Américains ou les Européens. Ils perçoivent les Turcs un peu différemment. Erdogan a fait un excellent travail pour ce qui est de faire croire à Poutine qu'il est aux commandes, ce qui est bel et bien le cas, et qu'il peut tenir tête aux États-Unis et à n'importe quel autre pays. Poutine et Erdogan pourront conclure une entente lorsqu'Assad sera sur le point de perdre le pouvoir. C'est à ce moment-là qu'Erdogan et Poutine concluront un marché. Pour l'instant, Poutine joue ses cartes un peu à long terme en Syrie.

Le sénateur D. Smith : Merci.

La présidente : Monsieur Barkey, pour revenir à la question des entreprises florissantes en Turquie, ont-elles les technologies dont elles ont besoin pour poursuivre leurs activités ou cherchent-elles des secteurs où elles peuvent prendre de l'essor, au moyen de partenariats ou d'entreprises conjointes dans leur intérêt, mais aussi dans l'intérêt de ce marché d'exportation?

M. Barkey : Je dirais que les entreprises en Turquie sont avancées sur le plan technologique, mais elles ont quand même besoin d'une aide extérieure. Voilà pourquoi elles sont toujours à la recherche de partenariats et d'occasions pour apprendre des choses et améliorer leurs méthodes de production. Songez au nombre d'entreprises étrangères qui mènent des activités de production en Turquie; cela comprend Toyota, ainsi qu'un grand nombre de sociétés allemandes et françaises.

L'autre point qui différencie beaucoup la Turquie du reste du Moyen-Orient, à l'exception d'Israël, c'est qu'Internet y est bien implanté. Les Turcs sont très doués dans le domaine d'Internet et ils sont beaucoup plus branchés avec le reste du monde. Oui, il y a toutes sortes de gens qui croient à des théories de conspiration, et les Turcs sont très enclins à adopter ce genre de mentalité, mais en même temps, ils sont bien branchés. Je dirais que, comparativement au reste du Moyen-Orient — à l'exception, je le répète, d'Israël —, ils sont beaucoup plus avancés dans le domaine de la technologie, et cetera.

En fait, votre question m'a du coup rappelé qu'on n'effectue pas assez de R-D en Turquie. Ce qui est intéressant avec le gouvernement actuel — et, dès le départ, il s'est démarqué des gouvernements antérieurs dans ce dossier —, c'est qu'il a vraiment augmenté la quantité de fonds accordés aux universités pour la recherche fondamentale, et ce, dans tous les domaines. Il y a maintenant d'importantes recherches qui se font en Turquie, et on commence à voir certains des résultats. Je viens de lire un article sur le nombre de travaux publiés dans les journaux internationaux, et on constate que les Turcs gagnent vraiment du terrain. On voit les résultats de la recherche fondamentale. Toutefois, les Turcs ont encore beaucoup de chemin à faire parce qu'ils ne menaient aucune recherche auparavant.

La présidente : J'ai une dernière question sur la hausse du nationalisme que prône Erdogan. Les gens en Turquie considèrent-ils ce nationalisme comme une dynamique interne, ou s'agit-il d'une réaction au rythme lent de leur entrée dans l'Union européenne? À un moment donné, Erdogan a dit : « Si l'Europe ne veut pas de nous, le reste du monde pourrait être ouvert à nous. » Il y a eu certaines déclarations venant de l'Europe selon lesquelles la Turquie n'était pas prête à se joindre à l'Europe, mais la plupart du temps, les arguments s'articulaient autour de questions culturelles plutôt que de questions d'accession. Que savent les Turcs à ce sujet et qu'en pensent-ils?

M. Barkey : C'est une excellente question. Je vais la diviser en deux parties, le nationalisme et l'Union européenne, parce que je pense qu'à certains égards, il s'agit de deux sujets distincts.

Les Turcs sont très nationalistes et incroyablement xénophobes. C'est l'un des pays les plus xénophobes. Les minorités ont beaucoup souffert, qu'il s'agisse des Kurdes, des Grecs ou des Arméniens. En 1923, il y avait 1,5 million de Grecs, mais aujourd'hui, on en compte 6 000 et, selon certains, 1 600. Plusieurs facteurs pourraient expliquer cette situation, notamment ce qui s'est passé durant la Première Guerre mondiale. Quoi qu'il en soit, les Turcs ont essayé de tout assimiler. J'ai parlé tout à l'heure de théories de conspiration; chaque jour, je passe du temps à lire des journaux turcs, histoire de connaître la dernière théorie de conspiration. Cette activité fait partie de mon quotidien, pour ainsi dire. Vous ne croiriez pas le genre de trucs qu'ils inventent. On trouve cette mentalité pas seulement en Turquie, mais au Moyen-Orient dans son ensemble.

Pour un pays qui veut faire partie de l'Europe et de l'Occident, cela pose un problème épineux. D'ailleurs, ce nationalisme ne vient pas nécessairement d'Erdogan, parce qu'il est inhérent à l'identité des Turcs. Ce nationalisme tient, en grande partie, au processus de socialisation auquel sont assujettis les Turcs à l'école et qui leur inculque l'idée qu'ils sont les plus puissants et les meilleurs du monde.

Les Turcs ne sont pas prêts à se joindre à l'Europe. Oui, les questions culturelles pèsent lourd dans certains dossiers européens, et nous ne devrions pas en faire fi, mais un pays aux prises avec de tels problèmes à l'égard des minorités, comme les Kurdes, n'est pas prêt à être admis dans l'Union européenne.

Par ailleurs, le système judiciaire est terrible. Il s'agit d'un système judiciaire où on est coupable jusqu'à preuve du contraire, et cela peut exiger trois ou cinq ans. Autrement dit, on jette quelqu'un en prison pendant trois ou cinq ans, seulement pour ensuite découvrir qu'il est innocent, mais personne n'a déjà passé trois ou cinq ans en prison. Les Turcs doivent apporter d'énormes réformes à leur système, chose qu'ils n'ont pas encore faite.

L'erreur que certains pays en Europe et certainement les États-Unis ont commise, c'est de donner aux Turcs l'impression que dès l'obtention du statut de candidat en 2004, leur pays serait membre de l'Union européenne, même dans quelques années, en l'espace de 10 ans, alors que ce n'était pas le cas. Cela a donc créé une frustration, comme en témoignent les déclarations d'Erdogan et d'autres Turcs.

Soyons honnêtes : la Turquie, ce n'est pas la Croatie ou la Slovénie. On parle d'une population de presque 80 millions d'habitants. L'Europe, surtout après la dernière expansion et la crise actuelle, n'est pas en mesure d'intégrer la Turquie. Les Turcs sont irréalistes en faisant avancer ce dossier parce qu'ils s'estiment blessés dans leur fierté. À mon avis, cette attitude fait beaucoup de tort, car elle les mettra encore plus à l'écart des Européens et, au bout du compte, rendra beaucoup plus difficile l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne.

La présidente : J'espérais terminer la séance sur une note plus positive que négative. Vous avez fait des observations fort utiles. Nous examinons la situation en Turquie, en regardant le passé pour mieux comprendre le futur, afin de déterminer quel rôle le Canada pourrait jouer là-dedans. En tout cas, vous avez abordé tous les aspects que nous continuerons d'examiner dans le cadre de l'étude. Merci. Votre témoignage nous a été très utile. Au nom de tous les sénateurs, je vous remercie d'avoir participé à cette vidéoconférence. Ainsi, vous n'êtes pas obligé de faire face à un climat aussi rigoureux que le nôtre. Il fait un peu plus doux aujourd'hui en Pennsylvanie.

M. Barkey : Juste un peu. Merci, mesdames et messieurs les sénateurs.

La présidente : Avant de lever la séance, j'aimerais souhaiter la bienvenue à un nouveau membre permanent du comité, le sénateur Dawson.

Pour la gouverne des membres du comité, les sénateurs qui siègent au comité de direction ont longuement réfléchi à la question de savoir quand nous pourrons voyager pour terminer notre étude. D'après le consensus, il semble que la semaine du 18 mars soit la meilleure. Il nous reste à savoir si les whips trouvent cette date acceptable. Le sénateur Downe et moi continuerons à travailler là-dessus. Dès que nous recevrons une réponse officielle, nous vous en ferons part.

(La séance est levée.)


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