Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule 22 - Témoignages du 27 février 2013
OTTAWA, le mercredi 27 février 2013
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 17 h 15, pour étudier l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
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La présidente : Chers collègues, le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international poursuit l'étude sur l'évolution de la situation économique et politique en Turquie, ainsi que l'influence qu'exerce ce pays sur l'échiquier régional et mondial, les implications sur les intérêts et les perspectives du Canada et d'autres questions connexes.
Nous sommes très heureux d'entendre nos témoins par vidéoconférence. Nous recevons M. Ozan Isinak, chef de la direction d'Emerging Markets Capital Advisory Inc., ou EMCA, et président de Keiretsu Forum, de Toronto.
Monsieur Isinak, nous sommes heureux de vous recevoir et nous sommes prêts à vous entendre. Je vous avise que les sénateurs aiment poser des questions. Vous pouvez faire une déclaration préliminaire, puis nous passerons aux séries de questions.
Ozan Isinak, chef de la direction, EMCA — Emerging Markets Capital Advisory Inc. : Je tiens tout d'abord à vous remercier, madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, de m'avoir invité. Mon organisation est peu connue; j'aimerais donc prendre quelques secondes pour vous parler de moi.
Je suis évidemment Canadien d'origine turque. J'ai eu la chance de vivre dans de nombreuses régions du Canada — Calgary, St. John's, Terre-Neuve-et-Labrador et Ottawa; j'ai obtenu un diplôme du collège Ashbury il y a de cela bien longtemps — et ailleurs dans le monde, de la Californie à Istanbul. Comme vous pouvez le constater, j'ai de l'expérience dans les placements non traditionnels, l'investissement providentiel et le capital de risque, et je connais un peu les investissements privés; je fais donc souvent affaire avec les nouvelles entreprises des pays développés et des nouveaux marchés, comme la Turquie.
J'ai eu l'occasion d'étudier certaines de vos réunions, et il me semble que vous couvriez un vaste éventail de sujets. On vous a donné beaucoup de statistiques; j'essaierai d'éviter de vous en donner plus, et de fonder mon exposé sur mon expérience et ce que je connais, c'est-à-dire les placements non traditionnels, et leur incidence possible sur le Canada et la Turquie.
Nous savons tous que le Canada et la Turquie devraient collaborer, tant sur le plan politique que sur le plan commercial. À l'heure actuelle, la Turquie tente d'élargir sa portée politique et économique, non seulement dans la région, mais également à l'échelle mondiale. La question que nous devons nous poser est : « Qu'est-ce que cela signifie? » En quoi consiste le positionnement souhaité, et comment affectera-t-il les deux pays? Nous devons déterminer les mesures à prendre afin que les deux pays puissent tirer profit de la collaboration.
Par exemple, au Canada, la diversification des industries constitue l'une des plus importantes mesures à prendre dans le secteur des affaires. Nous devons non seulement miser sur les ressources naturelles et l'énergie, mais également sur les nouveaux soins de santé, les nouvelles technologies, l'innovation et la commercialisation de la recherche et du développement. Nous devons faire plus d'efforts pour vendre le Canada au reste du monde. Le fait d'être bien positionnés en Turquie nous permettra d'élargir notre portée dans l'ensemble de la région.
De son côté, la Turquie n'a pas ces ressources naturelles. Elle est entourée de pays qui en ont, mais elle n'en a pas, alors elle mise uniquement sur sa population. Sa main-d'œuvre est très importante. Le gouvernement turc tient ardemment à faire partie des 10 pays au PIB le plus élevé d'ici 2023. Au cours des cinq à dix dernières années, il a réalisé que pour y arriver, il devait également investir dans la recherche et le développement, dans les processus de commercialisation et dans la mise sur pied d'entreprises d'envergure mondiale.
Le Canada et la Turquie visent tous deux le même objectif, et je crois que nous devons prendre les mesures nécessaires pour l'atteindre.
Cela étant dit, comment peut-on y arriver? Je crois qu'il revient aux organisations comme MaRS Discovery District et aux divers parcs technologiques de s'engager directement auprès de leurs homologues turcs. Je sais qu'en Turquie, des dizaines de districts de développement de ce genre ont vu le jour. Ils ont soif de nouveaux talents et de nouvelles technologies. Le concept de la propriété intellectuelle est plutôt nouveau. La Turquie vient d'adopter une nouvelle loi sur le commerce. C'est l'occasion pour le Canada et les entreprises canadiennes de profiter des avantages de la région.
Il importe également de souligner que nous en sommes aux premières étapes : la commercialisation de la recherche et du développement, et le démarrage d'entreprises. Je crois que nous pourrons assurer une croissance continue, et que le Canada pourra établir des partenariats durables, non seulement en Turquie, mais dans l'ensemble de la région. D'après mon expérience, je crois qu'il s'agit d'une occasion pour le Canada de faire un pas en avant.
Si vous le permettez, je suis prêt à répondre à vos questions.
La présidente : Merci, monsieur. Votre déclaration préliminaire était excellente.
Le sénateur Finley : Merci pour votre exposé. À la lecture de votre biographie, je constate que vous avez une grande expérience à l'échelle internationale. Je vous remercie de nous transmettre votre expertise.
Vous avez fait certains commentaires. Je ne veux pas paraître négatif, mais ils me semblent un peu trop ouverts, ou peut-être risqués.
Vous parlez de l'immense main-d'œuvre de la Turquie, mais à ce que je sache, son niveau de compétence est plutôt faible. Selon les statistiques internationales, le pays accuse un retard par rapport à d'autres comme la Malaisie, la Corée et le Brésil. Quelles mesures ont été prises par le gouvernement pour accroître les compétences de ce grand bassin de main-d'œuvre réelle ou potentielle?
Aussi, vous avez dit « qu'ils » voulaient investir. Qui sont ces gens prêts à investir, du point de vue de la Turquie?
La Turquie veut avoir l'un des PIB les plus élevés d'ici 2023; est-ce que ses ambitions sont réalistes, étant donné le ralentissement de la croissance du PIB au cours des dernières années?
Je conviens que mes questions sont vastes, mais je crois qu'il s'agit d'un bon point de départ. Pouvez-vous y répondre?
M. Isinak : Bien sûr. Votre première question avait trait au niveau d'éducation. Vous avez raison, il y a de grandes lacunes. On ne peut comparer la Turquie au Canada, où presque tout le monde fait des études universitaires et obtient un diplôme. Toutefois, j'ai des statistiques qui montrent que la Turquie compte 171 universités, dont 103 universités d'État — cinq écoles techniques et deux institutions — et 72 universités privées. Le gouvernement mise beaucoup sur les universités privées, et il y en a de plus en plus. À Istanbul, en particulier, il y a des dizaines de nouvelles universités spécialisées. La plupart des universités offrent une formation technique aux étudiants afin qu'ils soient prêts à travailler dans les parcs technologiques. De nombreuses petites entreprises font leurs premiers pas, et il y a beaucoup de recherche et développement.
Je crois que le Canada devrait miser sur les compétences techniques qu'il peut offrir à la Turquie dans le cadre d'un partenariat. Ce serait très précieux pour les Turcs.
Votre deuxième question avait trait aux investisseurs. Je travaille dans le domaine de l'investissement providentiel, qui est relativement nouveau en Turquie. Il faut définir les investisseurs providentiels; beaucoup d'entre eux ne savent pas qu'ils en sont. EMCA et Keiretsu Forum ont des bureaux à Istanbul. Il y a beaucoup d'investissements dans les entreprises en démarrage. Je me souviens avoir lu un rapport de la Banque mondiale de la session précédente, je crois, qui disait que le financement était très difficile. Plusieurs sont prêts à investir dans les entreprises en démarrage en s'associant et en rassemblant trois, quatre ou cinq millions de dollars. On trouve ce type de financement en Turquie. On déploie de grands efforts pour financer les petites entreprises en démarrage, par l'entremise des plateformes d'investissement providentiel. Le pays en compte trois ou quatre très bien établies.
De son côté, le gouvernement offre de nombreux incitatifs fiscaux à ces entreprises, en plus de leur donner de l'argent. Les entreprises situées dans les parcs technologiques ne sont pas tenues de payer de l'impôt sur le revenu, des prestations de sécurité sociale, et cetera pendant de nombreuses années, ce qui leur donne le temps d'atteindre leurs objectifs et de croître.
Vous m'avez demandé si l'objectif de 2023 était réaliste. C'est une bonne question. Comme je l'ai dit, c'est un objectif très ambitieux. D'après ce que je vois sur le terrain, si le pays n'y arrive pas d'ici 2023, il y arrivera dans un avenir rapproché, mais il semble être sur la bonne voie.
Évidemment, l'instabilité des pays voisins comme la Syrie et l'Iraq rend les choses plus difficiles. Toutefois, les entrepreneurs turcs font affaire avec ces pays depuis très longtemps et entretiennent de bonnes relations avec eux. En fait, leurs cultures sont assez similaires. Les entrepreneurs ont toujours été présents et continueront de l'être, et veulent aller plus loin.
Au nord de l'Iraq, par exemple, bon nombre des produits, restaurants, hôtels, appareils, et cetera qu'on trouve dans la région du Kurdistan viennent de la Turquie. Les Turcs ont déjà accès au marché.
Ils doivent étendre leurs activités, non pas vers les pays voisins, mais ailleurs dans le monde, comme en Afrique, en Ouzbékistan, au Turkménistan, et cetera. Ces régions-là.
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Le sénateur De Bané : Monsieur, quels sont les points forts et les points faibles de l'économie turque?
M. Isinak : Merci beaucoup de la question, je vais répondre en anglais parce que c'est plus facile pour moi.
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Le sénateur De Bané : Allez-y.
M. Isinak : Je commencerai par les points faibles. L'actuel déficit du compte courant affaiblit l'économie turque. La majeure partie de ce déficit est associée aux importations d'énergie. Comme je l'ai dit précédemment, tous nos voisins disposent d'énergie, sauf nous, alors le risque est grand. Le gouvernement a compris que seules l'industrie, les entreprises et l'économie pouvaient combler cet écart, c'est pourquoi il mise beaucoup sur ces secteurs.
Côté atouts, la Turquie nourrit des relations dans cette région qui est appelée à se développer et elle a, à ce chapitre, une longueur d'avance. La Géorgie, l'Azerbaïdjan, le Turkménistan, même l'Irak, la Syrie — lorsque la situation retournera à la normale —, l'Égypte et l'Afrique sont autant de pays et de régions avec lesquels nous avons des acquis sur le plan des relations et qui, à un moment donné, se tourneront vers la Turquie pour cette raison. Voilà l'une de nos forces. Je crois que c'est un aspect avantageux pour les entreprises canadiennes, car elles pourront tirer parti de ces relations dans l'ensemble de la région. Plusieurs entreprises font déjà cela en Turquie. Elles y installent un bureau d'où elles rayonnent dans toute la région.
Il serait toutefois important et bon à long terme pour les entreprises canadiennes qu'elles commencent par la base. Au lieu de poster d'office quelques responsables du développement en sol turc, il serait peut-être plus profitable pour elles de faire un peu de recherche et du développement de produit. C'est là que se trouve la vraie valeur.
Le sénateur De Bané : Pouvez-vous nommer les cinq principaux marchés d'exportation pour la Turquie? Quels sont ces grands marchés à l'heure actuelle, les cinq pays qui achètent le plus de la Turquie?
M. Isinak : Je ne connais pas ces pays précisément. Je peux toutefois vous dire que l'Europe a toujours été l'un d'entre eux, bien que son importance relative aille en diminuant. Cette diminution n'est pas nécessairement attribuable à la crise financière; c'est plutôt parce que la Turquie perce de nouveaux marchés partout dans le monde. C'est la proportion du commerce avec l'Europe qui change.
Il y a une quantité colossale d'exportations vers l'Irak, par exemple, et aussi vers la Russie. Les exportations se font de plus en plus vers l'est. Les gens d'affaires constatent aussi le potentiel énorme des marchés africains, et c'est l'une des raisons pour lesquelles l'on assiste à toutes ces ouvertures d'ambassades et de consulats dans la région. Leur fonction est toujours d'encadrer les affaires.
Le sénateur De Bané : Quels sont les secteurs les plus prometteurs à l'heure actuelle en Turquie?
M. Isinak : Je présume que les secteurs les plus prometteurs sont probablement les soins de santé, l'éducation et les télécommunications. Ce sont trois secteurs qui retiennent beaucoup l'attention. À part ceux-là, il y a les infrastructures, car la Turquie en a grand besoin, surtout dans l'Anatolie et dans l'est.
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La sénatrice Fortin-Duplessis : Je vais poser mes questions en français. En tout premier lieu, monsieur Isinak, j'ai été très impressionnée par le magnifique article que vous avez eu dans le journal, je ne me souviens pas si c'était l'Ottawa Citizen, le Globe and Mail ou le Toronto Star, mais en tout cas cela m'a impressionnée.
Ma première question va concerne les liens que vous avez faits entre des compagnies canadiennes puis d'autres en Turquie. Est-ce que vous avez vu des investisseurs étrangers se heurter à un quelconque problème lorsqu'ils souhaitent investir en Turquie?
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M. Isinak : Par investisseurs étrangers, vous voulez dire les entreprises qui tentent de s'installer en Turquie? D'accord.
L'un des défis est la culture. Il vous faut bel et bien un partenaire ou un projet conjoint en sol turc. Cela vous permettra de trouver les bons canaux de distribution, pas seulement en Turquie, mais, éventuellement, dans toute la région. Le secteur de la logistique turc est incroyablement bien développé, et il est essentiel d'y avoir accès. Je crois que la seule façon d'y accéder — ou, du moins, la façon la plus efficace — est de créer une coentreprise avec un partenaire local.
L'autre problème était le droit commercial, qui a fait dernièrement l'objet d'une refonte complète. Il y a maintenant beaucoup plus de transparence, et ce droit comporte désormais des dispositions pour protéger les actionnaires. Le système juridique reste lent pour le traitement des problèmes que vous pourriez avoir, mais les causes finissent toujours par être entendues. De toute évidence, le système n'est pas aussi efficace qu'au Canada, mais vos problèmes finiront toujours par se régler.
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La sénatrice Fortin-Duplessis : Ma deuxième question porte sur un sujet différent. Depuis 2009, il y a eu quand même des tractations qui ont été faites, c'est-à-dire qu'il y a eu des approches pour essayer de réaliser un accord de libre- échange entre nos deux pays. C'est sûr qu'il n'y en a pas encore actuellement. Mais je voudrais savoir avec quel pays la Turquie a négocié ou est-ce qu'elle est en négociations actuellement pour avoir des accords de libre-échange? Est-ce que vous êtes au courant s'il y a des accords de libre-échange entre la Turquie et d'autres pays?
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M. Isinak : Je sais qu'il y a des pourparlers en matière de libre-échange. Malheureusement, je ne sais pas avec quels pays.
Je vous dirai par ailleurs que la Turquie essaie d'inciter le plus de pays possible à supprimer leurs visas de visiteur. Je crois qu'il y a maintenant plus de 60 pays qui en dispensent leurs gens d'affaires qui voyagent à destination ou en provenance de Turquie. Voilà l'une des choses que le gouvernement essaie d'encourager, surtout avec la croissance actuelle de Turkish Airlines.
En ce qui concerne les accords de libre-échange avec certains pays, je ne suis malheureusement pas au courant.
Le sénateur Wallace : Monsieur Isinak, je crois que vous avez parlé de cela dans votre présentation d'ouverture et lorsque vous avez répondu à une question... il s'agit de la récente refonte du droit commercial turc. Cela m'a fait penser aux efforts que vous déployez avec d'autres pour faire converger les intérêts commerciaux du Canada et de la Turquie. Les Canadiens ont une expérience et une compréhension du fonctionnement du droit commercial canadien et des types de protection offerts à la fois aux investisseurs et aux bailleurs de fonds destinés à des fins commerciales.
Sur le plan du droit commercial, les entreprises canadiennes doivent-elles s'attendre à d'importantes différences lorsqu'elles feront affaire en Turquie? La protection à laquelle elles sont habituées ici leur sera-t-elle offerte là-bas?
M. Isinak : Le gouvernement turc a donné mission à tous les différents secteurs d'harmoniser leurs lois avec celles de l'Union européenne. Quant à savoir si cela nous permettra de pénétrer ces marchés, c'est une tout autre question, mais le gouvernement reconnaît qu'une harmonisation avec les lois européennes est bénéfique pour la Turquie.
Le droit commercial récemment adopté ressemble beaucoup à celui pratiqué dans l'Union européenne. En outre, le gouvernement est sur le point d'adopter une loi qui définira une fois pour toutes ce qu'est un investisseur accrédité. Le concept se fonde directement sur la définition en vigueur aux États-Unis, qui, soit dit en passant, sert aussi de référence au Canada quant à la définition des critères en la matière.
Le gouvernement turc essaie de rendre ses lois plus compatibles avec celles des autres pays et de les uniformiser avec celles de l'Union européenne et de l'Amérique du Nord.
Le sénateur Wallace : Il faut donc comprendre qu'il s'agit d'un processus en constante évolution. Selon vous, les investisseurs canadiens qui voudront faire affaire en Turquie devront-ils composer avec d'importants écarts susceptibles de causer de l'incertitude ou de les décourager, ou peut-on dire que les choses ont évolué au point où, de façon générale, ils pourront compter sur des protections adéquates?
M. Isinak : Je crois que les choses sont toujours en évolution à cet égard. Toute une série de nouvelles lois ont été adoptées, mais elles n'ont pas encore été mises en œuvre. Une entreprise canadienne qui va en Turquie et qui travaille avec un cabinet comptable de bonne tenue devrait être relativement bien protégée.
Le sénateur Wallace : Vous avez dit que la Turquie s'intéresse beaucoup à la propriété intellectuelle et aux entreprises qui œuvrent dans le domaine de la technologie. La protection des intérêts en matière de PI est de toute évidence une préoccupation pour n'importe quelle société. Les entreprises canadiennes devraient-elles craindre de quelque façon que ce soit d'exporter leur PI en Turquie?
M. Isinak : Je crois que le premier institut turc des brevets a été créé en 1994. Il s'agit donc d'un concept relativement nouveau. Cependant, la plupart des zones de libre-échange et des parcs technologiques dont je parle accordent une grande importance à la PI. Les entreprises, notamment les grands conglomérats, sont presque dans une course pour l'homologation de nouvelles propriétés intellectuelles.
Il s'agit là d'un marché émergent, avec tout ce que cela comporte de risques. Une entreprise canadienne aurait tort de présumer qu'elle bénéficiera du même traitement qu'au Canada ou du même type de protection. Néanmoins, comme vous l'avez dit, la loi évolue. Et comme l'on connaît bien la valeur que revêt la PI, son application ne cesse d'être renforcée.
Le sénateur Lang : J'aimerais aborder la question des partenaires commerciaux de la Turquie. Vous avez dit que les relations commerciales se diversifient au profit de la Russie et de l'Irak et, dans une certaine mesure, au détriment de l'UE. Or, nous entendons de temps à autre parler des négociations qui se font entre la Turquie et l'UE. Avez-vous des commentaires à cet égard et sur l'avenir de ce dossier?
M. Isinak : Selon moi, il faudra encore passablement de temps avant que la Turquie ne soit acceptée dans l'UE. Il n'y a plus beaucoup de gens maintenant qui souhaitent vraiment ce rattachement. En réaction à cela, le gouvernement cherche de nouveaux marchés.
Il faut comprendre que le fait de se tourner vers l'Orient ne veut pas dire que l'on se détourne de l'Occident. L'Europe restera toujours un marché important et névralgique, mais l'adhésion à l'UE n'est peut-être plus un objectif réaliste. Cependant, de par notre volonté d'harmoniser toutes nos lois et nos réglementations avec celles de l'UE, nous visons l'uniformisation, qui sera pour nous un avantage d'une valeur inestimable.
Oui, l'Union européenne est depuis toujours une immense source de motivation pour faire avancer les réformes en Turquie. Avec la croissance de leur classe moyenne, les Turcs réalisent à quel point il est important d'aligner leurs lois, leurs règlementations et ainsi de suite sur les normes internationales.
Le sénateur Lang : En ce qui concerne le système judiciaire et la bureaucratie, est-ce qu'une entreprise canadienne faisant des affaires en Turquie peut s'attendre à être traitée équitablement et à voir ses activités dûment protégées au jour le jour?
M. Isinak : Oui, c'est ce que je crois. Il y a des milliers de sociétés étrangères — d'Europe et des États-Unis — qui prospèrent en Turquie. Les Turcs sont très habitués aux sociétés étrangères qui font des affaires dans leur pays. Cela va des conglomérats très bien établis aux petites entreprises en démarrage.
Une société comme Bombardier, qui a les ressources nécessaires, peut évoluer de façon autonome, mais les entreprises plus modestes devraient se trouver un partenaire de confiance pour assurer qu'elles soient traitées équitablement et qu'il n'y ait pas de mauvaises surprises. N'oubliez pas qu'il s'agit d'un marché émergent et que les marchés émergents comportent des risques particuliers, comme c'est le cas avec les pays BRIC. Je dirais qu'il serait encore plus risqué d'aller en Russie.
Le sénateur Wells : Merci pour vos commentaires éclairants, monsieur Isinak. J'ai aussi une question à vous poser à propos de la stabilité de la monnaie.
Les entreprises qui cherchent à percer le marché aimeraient savoir si la monnaie est stable ou si elle fluctue beaucoup. Je sais que les fondements économiques sont solides et que le taux de chômage est raisonnable. Pouvez-vous nous parler un peu de la stabilité de la livre turque?
M. Isinak : Vous n'êtes pas sans savoir que la Turquie a connu un taux d'inflation de 70 p. 100 et de très fortes dévaluations. Jusqu'en 2001 environ, le pays a été le théâtre d'une crise généralisée, semblable à celle que connaît la Grèce. Depuis, l'un des mandats de la banque centrale est de préserver la stabilité de la monnaie, et elle s'en tire plutôt bien. Je crois que le taux de change est d'environ 1,78 $ US pour une livre, et qu'il oscille autour de cela depuis un certain temps déjà. Plus l'économie prend de la vigueur, plus il devient important de veiller à ce que la monnaie soit stable.
En Turquie, les entreprises — surtout les entreprises étrangères — effectuent les transactions d'importance en dollars américains ou en euros, mais cela ne se reflète pas dans les transactions effectuées au quotidien. Elles procèdent ainsi pour se prémunir de certaines fluctuations. De façon générale, l'un des mandats de la banque centrale est de garder l'œil sur l'inflation et le taux de change, deux composantes qui revêtent une importance névralgique dans une économie à ce point axée sur les exportations.
Le sénateur Wells : Voyez-vous des entreprises canadiennes rater des occasions parce qu'il n'y a pas d'entente commerciale entre les deux pays?
M. Isinak : Vous voulez dire un accord de libre-échange?
Le sénateur Wells : Oui.
M. Isinak : Qu'il y ait un accord ou non, les entreprises canadiennes devraient nouer le dialogue avec leurs homologues turcs. Un accord permettrait évidemment de faciliter un peu plus les échanges commerciaux, mais nous ne devons pas pour autant rater cette occasion. Beaucoup d'entreprises du Moyen-Orient, d'Europe et des États-Unis se sont installées en Turquie, et le Canada devrait en profiter.
Le sénateur Finley : J'ai lu que Ford, Mazda et Chrysler prévoient y construire des usines. Devons-nous nous attendre à ce que le niveau de sous-traitance de ces usines, en particulier les usines d'automobiles, soit semblable à celui du Canada où nous avons un important réseau de sous-traitants et de fournisseurs? Est-ce que Ford, Chrysler et les autres procéderont ainsi? La Turquie a une population de 70 millions, ce qui favorise grandement le commerce de détail. Pouvez-vous nous parler de la culture de consommation en Turquie?
M. Isinak : Je vais d'abord répondre à la question sur la sous-traitance dans les usines d'automobiles. Beaucoup de sous-traitants fabriquent toutes sortes de pièces. Le secteur de l'automobile est très dynamique dans la région d'Istanbul et d'Ankara, sur la côte méditerranéenne, et toutes les usines ont recours à des sous-traitants. Je crois que c'est presque comparable au secteur automobile canadien. Je ne connais pas les chiffres, mais c'est un secteur important. Au cours de la dernière ou des deux dernières années, le premier ministre de la Turquie a encouragé certains industriels à créer une marque de voiture turque. Beaucoup d'efforts sont déployés à cette fin, en particulier pour créer une voiture électrique.
En ce qui concerne le commerce de détail, les habitudes des consommateurs turcs sont étonnamment similaires à celles des Américains, et le taux de consommation est élevé. L'accroissement des revenus entraîne une hausse importante des dépenses, ce qui risque de provoquer une baisse des taux d'épargne. Les Turcs se passionnent pour la technologie, ils ont l'habitude des changements et ils n'hésitent pas à adopter de nouvelles façons de vendre au détail. Le secteur de la logistique en Turquie est excellent, et des entreprises qui démarrent à Istanbul ou à Ankara peuvent très rapidement prendre de l'expansion partout au pays. Le secteur de la franchise se développe lui aussi.
Le sénateur Downe : Quelle est la position du Canada au moment où le monde entier se tourne vers la Turquie à cause de son économie florissante, de son importante population et de sa situation géographique? Certains nous disent qu'il y a des irritants dans les relations. À votre avis, comment se situe le Canada par rapport à ses concurrents? Quel accueil réserve-t-on aux Canadiens et à leurs entreprises?
M. Isinak : Les P.D.G. canadiens ne décident pas du jour au lendemain de pénétrer le marché turc, et l'inverse est tout aussi vrai. Nous devons informer les gens. Le problème n'est pas l'absence d'accord de libre-échange, mais simplement un manque d'information de part et d'autre.
Les Turcs perçoivent généralement les entreprises canadiennes comme étant développées technologiquement et dotées de beaucoup d'expertise en génie et sur le plan technique. Ils croient pouvoir en tirer profit, et c'est d'ailleurs ce qu'ils cherchent à faire.
De nombreuses entreprises turques veulent avoir accès aux marchés financiers canadiens — la Bourse de croissance TSX et autres —, mais une fois de plus, il n'y a pas de mécanisme officiel.
La présidente : La Turquie continue de se présenter comme la porte d'entrée vers l'est, le sud, le nord et partout ailleurs. D'autres pays nous disent la même chose. Quand nous tentons de pénétrer les marchés de l'est et du sud de l'Europe, nous devons faire face à la concurrence — faire des affaires à distance a souvent un effet inhibiteur. À moins d'avoir une valeur ajoutée ou un produit unique, les entreprises canadiennes n'arrivent pas à se développer. Comment pouvons-nous surpasser nos concurrents qui sont plus près de la Turquie et peuvent ainsi mieux se positionner?
M. Isinak : C'est en créant des coentreprises que vous pourrez diminuer le coût du commerce en Turquie et minimiser une grande part des risques. C'est ce que beaucoup d'entreprises font; il faut éviter de mettre tous ses œufs dans le même panier.
Il est également possible de percer le marché turc par l'entremise d'une société de capital de risque, d'une société de financement par capitaux propres ou d'une société d'investissement providentiel. Ces sociétés peuvent établir des liens directs entre des entreprises canadiennes et le partenaire ou l'investisseur appropriés. Une société de capital de risque peut aider une entreprise canadienne à acquérir une entreprise turque à sa juste valeur. Par exemple, un détaillant qui désire s'installer en Turquie n'est pas obligé d'ouvrir une toute nouvelle franchise et d'assumer les coûts élevés liés au marketing et autres. Il existe différentes façons d'entrer dans ce marché, et je recommande aux petites entreprises de conclure des partenariats.
La présidente : Dans le secteur commercial, la Turquie essaie-t-elle de mettre en place des mécanismes de résolution des conflits? Dans un nombre croissant de pays, les entreprises s'entendent pour régler leurs conflits dans un forum commercial plutôt que devant les tribunaux. Cette façon de procéder intéresse-t-elle la Turquie?
M. Isinak : Je ne suis malheureusement pas en mesure de répondre.
La présidente : Je comprends.
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La sénatrice Fortin-Duplessis : Monsieur Isinak, selon un rapport de l'Economist Intelligence Unit, qui date de novembre 2012, l'économie de la Turquie serait en bonne voie pour regagner un taux de croissance économique durable. Les prévisions de l'agence Finch abonderaient dans le même sens. Par contre les agences Moody's et Standard & Poor's ne partagent pas ces analyses.
Vous qui avez la chance de vous rendre souvent en Turquie, quels sont les signes qui démontrent que la Turquie atteindra un taux de croissance économique durable?
[Translation]
M. Isinak : Je crois que Moody's et les autres agences de notation tiennent compte du voisinage immédiat, et vous avez raison, il est très instable. Le printemps arabe ne deviendra pas l'été arabe avant un certain temps, au moins pas avant 10 ou 15 ans. Je pense que c'est cela qui retient davantage l'attention des agences de notation.
C'est au-delà de ce voisinage immédiat que la Turquie pourra s'assurer une croissance économique durable. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles elle se tourne vers l'Afrique et les anciennes républiques soviétiques telles que le Turkménistan et le Kazakhstan. Ces marchés pourront contrebalancer l'instabilité de la région. Malheureusement, la croissance en Europe demeurera au point mort, et la Turquie doit donc compenser en trouvant de nouveaux marchés — dans lesquels elle n'a jamais vraiment été présente. Elle s'assurera une croissance durable si elle y parvient.
La présidente : Monsieur Isinak, vous avez certainement répondu à beaucoup de nos questions et notamment à celles qui nous intéressaient particulièrement concernant le marché turc et les débouchés pour les Canadiens.
Je vous remercie d'avoir pris le temps de venir témoigner. J'espère que vous allez suivre nos délibérations et que vous voudrez comparaître de nouveau si c'est nécessaire. J'espère également que vous verrez d'un bon œil les recommandations de notre rapport et que nous aurons pris en considération certains des renseignements dont vous nous avez fait part aujourd'hui.
Chers collègues, nous allons reprendre nos travaux demain en commençant l'étude du projet de loi S-14. Nous entendrons le ministre et les représentants du ministère.
(La séance est levée.)