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AGFO - Comité permanent

Agriculture et forêts

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent de
l'Agriculture et des forêts

Fascicule 31 -Témoignages du 19 mars 2013


OTTAWA, le mardi 19 mars 2013

Le Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts se réunit aujourd'hui, à 18 h 18 pour étudier, afin d'en faire rapport, les efforts de recherche et d'innovation dans le secteur agricole (sujet : traçabilité).

Le sénateur Percy Mockler (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je vous souhaite la bienvenue au Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts. Merci aux témoins d'avoir accepté l'invitation du comité à lui faire part de leurs opinions et observations au sujet de son ordre de renvoi, qui est d'étudier les modalités de développement de nouveaux marchés, au Canada et à l'étranger, d'améliorer la durabilité agricole et de renforcer la diversité des produits alimentaires.

Honorables sénateurs, je propose que nous nous présentions, après quoi nous passerons immédiatement aux exposés, d'abord celui de M. Charlebois et ensuite celui de M. Fruitman.

J'invite le vice-président à se présenter le premier.

[Français]

Le sénateur Robichaud : Bonsoir. Sénateur Fernand Robichaud, Saint-Louis-de-Kent, au Nouveau-Brunswick.

[Traduction]

La sénatrice Callbeck : Catherine Callbeck, de l'Île-du-Prince-Édouard.

La sénatrice Merchant : Pana Merchant, de la Saskatchewan. Bienvenue.

La sénatrice Buth : Sénatrice JoAnne Buth, du Manitoba.

La sénatrice Eaton : Nicole Eaton, de l'Ontario.

[Français]

Le sénateur Maltais : Sénateur Ghislain Maltais, Québec.

Le sénateur Rivard : Sénateur Michel Rivard, Les Laurentides, Québec.

Le président : Le greffier me dit que M. Sylvain Charlebois, vice-doyen de la faculté de gestion et économies de l'Université de Guelph, fera la première présentation.

[Traduction]

Il sera suivi de M. Mel Fruitman, vice-président de l'Association des consommateurs du Canada.

[Français]

Monsieur Charlebois, la parole est à vous.

[Traduction]

Sylvain Charlebois, vice-doyen, faculté de gestion et d'économie, Université de Guelph : Merci, monsieur le président, et merci aux membres du comité. C'est un honneur de comparaître ce soir pour parler de la salubrité et de la traçabilité des produits alimentaires. Il s'agit là, à mon avis, de questions importantes pour notre pays, et c'est un honneur d'avoir été invité à proposer des conseils et des observations au comité.

La traçabilité des aliments est indéniablement un moyen très puissant d'atténuer les risques dans les chaînes d'approvisionnement. Il ne faut toutefois pas s'y tromper : traçabilité ne veut pas dire salubrité. Malgré tout, la difficulté d'assurer la traçabilité des produits alimentaires et des ingrédients en amont et en aval se rapporte à l'essentiel de ce qu'il faut pour gérer les risques de la nouvelle donne dans le secteur agroalimentaire.

Cette proverbiale nouvelle donne présente un certain nombre d'enjeux fascinants dont il faut tenir compte, notamment la conception de stratégies complètes sur le terrain qui permettent de s'adapter efficacement aux changements climatiques, la question des tendances économiques, des subventions et des guerres de monnaies, et la réglementation fédérale en perpétuelle mutation concernant l'emballage et l'étiquetage des produits alimentaires et la sécurité des négociations commerciales.

Aucun de ces facteurs ne saurait être contrôlé par les agriculteurs ou les sociétés, dans la mesure où ils suscitent une énorme volatilité sur le marché, faisant de la prévisibilité une denrée rare dans la prise de décisions. De toute évidence, tous les choix en ce domaine ont toujours été, en soi, multidimensionnels, mais à cause d'un contexte macroéconomique changeant, c'est un défi de tous les instants que de rester concentré sur sa stratégie dans le domaine de l'agroentreprise.

L'aspect politique de l'alimentation est également un facteur primordial en ce qui concerne l'agroentreprise et la salubrité des aliments. L'alimentation, l'agriculture et la politique n'ont jamais été des entités qui s'excluaient mutuellement, et les entreprises doivent maintenant voir comment une variable peut en influencer une autre tout en se préoccupant du prochain trimestre. Un plus grand nombre de consommateurs se posent des questions de conscience et cherchent donc des produits du commerce équitable, des produits biologiques et des aliments et ingrédients produits près de chez eux.

La question du traitement éthique des animaux a également retenu l'attention de certains dirigeants sur le terrain. Pour compliquer les choses encore davantage, la sécurité alimentaire à l'échelle de la planète exerce aussi une certaine pression sur les systèmes alimentaires modernes. Il ne suffit plus, pour s'attaquer à ces problèmes, de chercher à maintenir le coût des intrants à un bas niveau et à maximiser les marges bénéficiaires. En production alimentaire, nous sommes maintenant à l'ère des partenariats solides, des réseaux efficaces et du rayonnement mondial.

La nouvelle donne dans le domaine de l'alimentation et de l'agriculture exigera une plus grande collaboration entre les parties intéressées, ce qui veut dire que des entreprises concurrentes devront mettre en commun des données et partager des coûts et élaborer des stratégies axées sur des intérêts convergents. Bien que, au Canada, il soit très exceptionnel que des sociétés se comportent de la sorte, les méthodes propres à assurer la pérennité à l'avenir dans l'agroentreprise exigeront un changement de paradigme. En fin de compte, les méthodes efficaces en matière de traçabilité des produits alimentaires reposeront beaucoup sur un travail d'équipe plus important entre anciens rivaux.

Notre programme de salubrité des aliments est influencé par tous ces changements, qu'ils soient importants ou modestes. On peut en dire autant des systèmes de l'alimentation, qui sont fondamentalement remis en question. Depuis quelques années, il y a eu au Canada plus de 2 700 enquêtes sur la salubrité des aliments et plus de 250 rappels de produits alimentaires en moyenne chaque année. Au cours des quatre dernières années, le nombre des rappels a même augmenté de plus de 200 p. 100. Il nous faut également prendre en considération le nombre d'incidents non déclarés. Ces chiffres montrent clairement à quel point notre approche de la gestion du risque doit évoluer.

À l'avenir, nous devrons décider avec soin des modalités de surveillance des risques. Ce que nous gagnerons du côté de la surveillance des produits alimentaires, nous risquons de le perdre sur le plan de l'efficacité dans la distribution. En d'autres termes, une réglementation plus étroite de la salubrité des aliments et une plus grande traçabilité risquent de faire augmenter le prix de l'alimentation au Canada. Néanmoins, pour suivre la vague de la nouvelle donne, il faut que la traçabilité demeure une priorité chez nous, comme il est proposé dans le cadre stratégique du Canada en agriculture, Cultivons l'avenir 2. Nous courons de trop grands risques, à refuser de tenir compte des conséquences possibles.

Jusqu'en 2009, nous avons connu ce que j'appellerais l'ère des crises de la salubrité des aliments, crises causées par exemple par la maladie de la vache folle, la salmonellose, le botulisme, la listériose et, tout récemment, la bactérie E. coli chez XL Foods. Comme nous cherchions à gérer davantage les peurs que les risques, la politique l'emportait continuellement sur les données économiques, lors de ces incidents. Les années qui ont suivi, de 2009 à 2012 environ, ont été celles de l'apprentissage et de la prévention. Nous avons vu se développer une synergie entre l'industrie, le gouvernement et les domaines de la santé et de l'agriculture, et ce mouvement se poursuit.

Cette année, en 2013, nous sommes à l'aube de ce que je considérerais comme l'ère de la responsabilisation en matière de salubrité des aliments. Comme notre gouvernement a une capacité limitée de création de nouveaux programmes visant à assurer la salubrité, l'industrie est maintenant contrainte de rendre davantage de comptes au gouvernement. Nous devons aussi trouver des moyens de rendre le gouvernement davantage responsable envers la population, mais le plus important est de veiller à ce que l'industrie soit davantage responsable envers elle-même, et c'est pourquoi la traçabilité est impérieuse pour l'avenir des systèmes mondiaux garantissant la salubrité des produits alimentaires. Notre objectif ultime devrait être d'avoir des systèmes de traçabilité transversaux qui réunissent les deux extrémités du continuum de la salubrité, de façon que nous puissions retracer en temps réels les produits et les ingrédients dans le monde entier. Technologiquement, c'est possible.

Un phénomène récent, cependant, a rendu encore plus convaincante la cause d'une meilleure traçabilité des aliments : la fraude alimentaire. À la lumière du scandale de la viande chevaline, en Europe, la traçabilité est maintenant considérée comme un mécanisme idéal pour préserver la confiance du consommateur. Pendant des années, la traçabilité des aliments a été perçue comme presque synonyme de salubrité des aliments, mais les attentes des consommateurs deviennent rapidement plus importantes, et nous devrions nous préparer à gérer et à orienter le flot de ces attentes.

En guise de conclusion, je dirai que même si le système a résolu maints problèmes de traçabilité, il reste d'importantes difficultés à surmonter pour fournir des protocoles rentables propres à rassurer le marché et à améliorer les produits. Sur le strict plan de l'économie, ce sont les consommateurs qui diront quand nos systèmes doivent être améliorés, et, à l'évidence, ils ont décidé que c'est tout de suite.

Mel Fruitman, vice-président, Association des consommateurs du Canada : Merci. L'Association des consommateurs du Canada est heureuse d'avoir cette occasion de présenter son opinion sur la traçabilité au Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts.

Depuis plus de 65 ans, l'ACC représente les intérêts des simples citoyens dans leur rôle de consommateurs de biens et services fournis par les secteurs public et privé. Son mandat consiste à informer et à sensibiliser les consommateurs au sujet des enjeux du marché, à défendre les intérêts des consommateurs auprès du gouvernement et de l'industrie et à chercher des solutions bénéfiques aux problèmes qui surgissent sur le marché.

L'adoption récente du projet de loi S-11, autorisant la prise de règlements sur la traçabilité de tout produit alimentaire, et l'annonce antérieure de la création du Service de la traçabilité agricole du Canada, le STAC, donnent à penser que la capacité de garantir la salubrité des aliments consommés par les Canadiens est acquise.

À notre point de vue, la traçabilité est la clé de voûte d'un régime de protection des consommateurs qui fonctionne pleinement. Sans elle, il est possible que, lorsqu'une situation dangereuse est décelée, nous ne puissions pas trouver les causes profondes du problème. Ce serait un peu comme si le médecin apprenait à un patient qu'il a retiré la manifestation visible d'un cancer, mais sans pouvoir lui dire d'où est venu ce cancer ni s'il y a ou non d'autres cellules qui risquent de proliférer.

Je le répète, notre point de vue est celui du consommateur, de la personne qui consomme les produits du secteur agroalimentaire. Comme le sénateur Duffy l'a fait remarquer lors d'un témoignage antérieur, nous voulons un système qui s'applique depuis l'exploitation agricole jusqu'à l'assiette du consommateur, de sorte que ce système puisse réagir instantanément dès qu'un problème surgit.

Nous craignons que le point de vue qui dicte le cours des choses ne soit celui de l'industrie, la protection du consommateur n'étant une préoccupation qui ne vient qu'après coup. Au cours d'un témoignage que le comité a entendu récemment, après qu'on eut consacré beaucoup de temps à discuter de ce qui fait l'intérêt de la traçabilité pour l'industrie, ce n'est que lorsque le sénateur Robichaud a signalé que la traçabilité concernait aussi la protection du consommateur que cette notion est enfin apparue dans le débat.

L'industrie et une grande partie de l'appareil gouvernemental, dont l'ACIA, mettent l'accent sur la salubrité des aliments dans le souci de garder toutes les portes ouvertes pour la vente et l'exportation de nos produits alimentaires. Le gros de la discussion a porté sur les viandes et surtout sur le bœuf. Il n'y a rien de foncièrement mauvais dans la recherche du profit, mais si elle est le facteur principal, elle influence l'approche appliquée à la recherche de solutions.

D'aucuns soutiendraient que la salubrité des aliments et la protection du consommateur, c'est une seule et même chose. Indéniablement, il y a un large recoupement. Néanmoins, les points de vue sont différents, ce qui peut semer la confusion et la sème effectivement. Il est très probable que tout régime national de traçabilité qui verrait le jour serait administré par l'ACIA. Nous avons déjà exposé nos préoccupations à cet égard : l'ACIA a deux mandats, ce qui la gêne dans l'exercice de ses fonctions : la promotion, c'est-à-dire la salubrité des aliments dans le contexte actuel, et la protection du consommateur.

Le préambule de la Loi sur l'Agence canadienne d'inspection des aliments dit, au deuxième « attendu » :

[...] contribuera à la protection des consommateurs et facilitera l'application uniforme et coordonnée des normes de salubrité [...]

Un peu plus loin, il ajoute :

[...] le gouvernement fédéral entend promouvoir les échanges commerciaux et le commerce [...]

Au cours d'entretiens avec des cadres supérieurs de l'ACIA, nous avons appris que, à l'heure actuelle, la protection du consommateur relève du domaine de la salubrité des aliments, mais qu'on envisage d'en faire une sous-activité distincte de la salubrité des aliments. C'est prendre les choses à l'envers. La protection du consommateur est ce qui doit primer et tout englober. Elle ne devrait pas être au second rang dans ce que fait l'ACIA, et la salubrité des aliments doit évidemment relever aussi de la protection du consommateur.

Certes, nous reconnaissons qu'il n'est pas facile de concevoir un système de traçabilité, mais ce n'est probablement pas aussi complexe qu'il le semblerait à en juger d'après le nombre de comités en cause. En fait, nous craignons que cette multiplicité ne soit une entrave. Chaque groupe a tendance à aborder le problème sous un angle particulier et même avec des préjugés, selon la composition du groupe et ceux qui le parrainent. Malheureusement, nous pensons immédiatement aux milliards de dollars que les gouvernements fédéral et ontarien ont gaspillés ces dernières années pour élaborer des systèmes qui n'ont toujours pas donné les résultats souhaités. À moitié à la blague, je dirais que tous ces systèmes auraient probablement pu être conçus par trois ou quatre ados passionnés d'ordinateurs pendant leurs vacances d'été.

Il existe actuellement un grand nombre d'organisations qui suivent le mouvement des expéditions, dont certaines tiennent dans des wagons et d'autres plus petites comme des pièces d'auto. FedEx, par exemple, suit chaque jour plus de 3,5 millions de paquets dans le monde entier alors que UPS, entreprise beaucoup plus importante, en suit plus de 15 millions par jour. Assurément, les similitudes sont assez nombreuses entre les exigences diverses pour qu'on puisse s'inspirer des systèmes existants sans engager de lourdes dépenses ni consacrer des années au développement.

À la lecture des documents existants, il semble que l'industrie du bétail travaille à la traçabilité depuis 1998, année où elle a mis sur pied la Canadian Cattle Identification Agency, mettant beaucoup l'accent sur les étiquettes. Il a été dit que les trois piliers de la traçabilité sont l'identification de l'animal, celle des installations et le déplacement des animaux. Un témoin qui a déjà comparu a dit : « L'industrie considère la traçabilité comme une prime d'assurance ». Il a ajouté qu'elle permettrait de « reprendre les activités commerciales plus rapidement ». Il a également dit : « Il est important de ne pas ralentir les activités commerciales à quelque étape du processus... » Il semble que, avec l'insistance qu'on met maintenant sur les étiquettes et la traçabilité, on ne se préoccupe pas de toute la chaîne, jusqu'à l'assiette du consommateur, car, comme on l'a dit : « Lorsque la carcasse arrive à l'usine de transformation, c'est là que nous nous arrêtons. Ce qui se passe dans l'usine dépend de chaque entreprise et de son propre système de traçabilité. »

Il est très évident que l'objectif du système de traçabilité est de protéger les producteurs, non les consommateurs. Même l'annonce du STAC dont j'ai déjà parlé montre qu'on tient compte uniquement du point de vue de l'industrie. Pour reprendre les propos de M. Lemieux : « Cet investissement aidera à faire le suivi de l'information de façon à protéger les bénéfices nets de nos éleveurs [...] d'animaux. »

Nous craignons que de s'en tenir à un champ d'intérêt aussi étroit, y compris aux trois piliers, a pour effet d'empêcher toute réflexion créative sur ce que devrait être un bon système de traçabilité. Il semble que le développement soit axé sur le processus même plutôt que sur les résultats. Je suis convaincu que l'industrie ne serait pas d'accord, mais ce qu'elle cherche à faire, c'est prouver aux acheteurs à l'étranger que ses animaux sont sains et qu'on peut continuer à les acheter. Selon nous, si l'accent était mis plutôt sur la protection du consommateur, on maintiendrait une meilleure concentration sur la recherche des éléments d'information nécessaires pour remonter à la source d'un problème et sur une approche plus imaginative. Les cinq questions que nous entendons constamment dans les médias s'appliqueraient ici : qui, quoi, où, quand et pourquoi? Et ajoutons une sixième question : comment?

Nous ne contestons pas que les trois piliers soient et doivent devenir des éléments d'information essentiels ni qu'une sorte d'étiquette soit nécessaire, mais détourner l'attention de l'étiquette comme élément premier pour le considérer plutôt comme un moyen d'atteindre une fin, soit avoir une base de données convenant pour toutes les situations et tous les types de bétail, servirait mieux à la fois l'industrie et les consommateurs. Cela faciliterait également le développement du lien entre le système de suivi du producteur et celui du transformateur, et cela serait même utile à l'égard d'autres denrées alimentaires.

Une dernière réflexion : le rôle du gouvernement à l'égard de l'industrie devrait être de créer un cadre propice à la croissance et à la rentabilité, ce qui serait bénéfique pour tous les Canadiens, et non de susciter de nouveaux obstacles. Quant à nous, nous estimons que la protection du consommateur est une préoccupation qui demeure apolitique tandis que la protection de l'industrie apporte un élément politique important. Du reste, mon collègue a également effleuré cette question.

Merci de nous avoir donné la possibilité de vous faire part de nos réflexions. C'est avec plaisir que je répondrai à vos questions.

Le président : Merci aux témoins.

Le sénateur Plett : Pardonnez mon retard. J'ai raté la moitié de votre exposé, mais je vais assurément le lire.

Monsieur Fruitman, je suis d'accord avec vous pour dire que les consommateurs doivent être la priorité. Je ne crois pas que quiconque nie que ce sont les consommateurs qu'il faut protéger. Vous avez dit clairement que le système ne doit pas être guidé par le souci de la rentabilité. À mon avis, cependant, c'est le profit qui fait tourner le monde, et la rentabilité ne devrait pas être considérée comme quelque chose de mauvais. Vous avez laissé entendre que l'ACIA n'est pas le bon organisme pour administrer le programme. Pourtant, l'ACIA est nettement une entité gouvernementale, et elle n'est pas guidée par le souci de la rentabilité.

Vous avez énuméré une foule de choses à ne pas faire, mais je ne vous ai entendu avancer aucune proposition constructive au sujet de ce que nous devrions faire, de la façon de protéger le consommateur, de la façon d'utiliser la traçabilité pour protéger le consommateur. Vous avez évoqué les cinq questions classiques, mais vous n'avez proposé aucune réponse. Je voudrais que vous nous livriez une version très condensée de vos réflexions sur ce que nous devrions faire au lieu de vous attarder à ce qu'on fait de mal.

M. Fruitman : D'abord, je n'ai pas dit qu'il y avait quoi que ce soit de mal à la rentabilité ni à la motivation du profit. Je suis bien campé à droite, et je suis tout à fait en faveur de la rentabilité. Dans le contexte qui nous occupe, cependant, lorsque la rentabilité relègue dans son ombre la protection du consommateur, il peut y avoir un problème.

Quant aux solutions, je ne prétends pas connaître les réponses. J'ai des réflexions à livrer à ce sujet, mais il me faudrait un certain temps pour m'expliquer. Il reste que je ne suis en rien un expert en ce qui concerne la traçabilité ou le fonctionnement du système. D'après ce que j'ai lu, maintenant que le système d'étiquettes a été mis en place, on semble y voir l'élément principal, dans le suivi de l'acheminement des produits, au lieu de se soucier d'aller jusqu'au bout et de déceler les problèmes que nous éprouvons. Nous avons les problèmes que sont la bactérie E. coli, l'ESB, la salmonelle et tout le reste. Nous devrions alors trouver les facteurs qui sont à l'origine des problèmes et voir comment ils se transmettent d'un animal à l'autre. Il faudrait ensuite constituer une base de données qui permet de remonter dans le système. Si un pathogène est transmis lorsque les animaux se retrouvent ensemble, il faut voir où cela s'est produit. Les capacités des bases de données sont telles qu'on peut facilement les consulter et savoir où les animaux ont été en contact.

J'essaie de donner un aperçu rapide, comme vous l'avez demandé.

Il me semble qu'on accomplit un certain travail. Quelque chose m'a peut-être échappé dans mes lectures des derniers jours, mais il me semble qu'on s'appuie sur un système et une façon de penser qui remontent à il y a une quinzaine d'années sans trop s'apercevoir, peut-être, comme cela se produit souvent, que lorsqu'on avance par étapes successives, lorsqu'on s'interroge sur la prochaine étape à suivre pour atteindre l'objectif, il arrive qu'on revienne en arrière et se dise : « Il y avait une bifurcation sur cette route, et nous ne l'avons pas choisie. » Peut-être devrions-nous revoir la question pour déterminer s'il y avait ou non une bifurcation qu'il aurait été préférable de prendre.

Je n'ai pas l'impression qu'on adopte une perspective d'ensemble, peut-être à cause des divers groupes d'intérêt, et qu'on n'a pas vraiment pris en considération tous les progrès que la technologie a accomplis au cours des 15 dernières années.

Le sénateur Plett : Faute de temps, je ne pourrai pas poser une seule question complémentaire. Je vous suggère fortement, monsieur, si vous avez une liste de propositions que nous pourrions étudier, de nous remettre par l'entremise du greffier une série de cinq, six ou huit paragraphes indiquant l'orientation que, selon vous, nous devrions prendre. Nous en tiendrons compte avec plaisir pour élaborer notre rapport.

M. Fruitman : Bien sûr.

La sénatrice Callbeck : Merci de vos exposés. Monsieur Charlebois, vous avez dit que, de nos jours, les consommateurs font des choix dictés par leur conscience et cherchent donc des produits du commerce équitable, des produits biologiques et des produits et ingrédients d'origine locale. Y a-t-il des faits concrets pour étayer cette affirmation? J'ai entendu dire qu'un sondage peut donner l'impression qu'il existe une tendance en ce sens, mais que, lorsque les consommateurs vont faire leurs courses, l'élément qui prime est le prix.

M. Charlebois : Je ne saurais être en désaccord. Le prix demeure le facteur premier lorsqu'il s'agit de prendre une décision au marché d'alimentation, c'est tout à fait vrai, mais le marché se fragmente de plus en plus. Je pourrais en fait parler aussi des aliments halal et kasher. À Toronto, on peut voir ce qu'est le visage du Canada aujourd'hui. Le Canada est un marché très compliqué, si on considère que sa population est de seulement 34 millions d'habitants. Les circuits de distribution sont donc très complexes, compte tenu du fait qu'il s'agit de servir seulement 34 millions de personnes. Au sud de chez nous, il y a 300 millions de personnes à servir. Bien sûr, lorsque la population est plus dense, il est beaucoup plus facile de servir des marchés fragmentés, mais il existe une tendance vers la fragmentation. Les faits sont très clairs, en réalité, si on considère les différentes études. Les consommateurs sont à la recherche de choses diverses pour des raisons différentes, de plus en plus, et cette complication gagne la totalité de la chaîne d'approvisionnement, jusqu'au producteur. De plus en plus, dans mes déplacements au Canada, je constate que des agriculteurs de plus en plus nombreux s'intéressent à ce qui se passe dans les marchés d'alimentation. Il y a 20 ans, ils ne s'y intéressaient pas autant. Ils étaient probablement un peu intéressés ou intrigués, mais aujourd'hui, ils examinent les données pour savoir ce qu'ils doivent cultiver et comment, de façon à répondre plus efficacement aux besoins du marché.

La sénatrice Callbeck : Quelque chose à dire à ce sujet, monsieur Fruitman?

M. Fruitman : Je dirai simplement que je suis d'accord avec M. Charlebois : il y a parfois une grande différence entre ce que les gens disent vouloir et ce qu'ils font. Lorsqu'ils vont à l'épicerie, leur choix est influencé par le prix, quoiqu'ils soient de plus en plus nombreux à se soucier des divers autres éléments. Il y a peut-être aussi une prise de conscience du fait que le produit alimentaire est devenu un produit international. Il y a le mouvement locavore. De plus, les gens s'aperçoivent que les aliments ne sont plus aussi bons qu'autrefois. Tous les éléments dont M. Charlebois a parlé se conjuguent pour accentuer la complexité du marché. Chaque supermarché peut survivre uniquement en sachant exactement ce que sa clientèle recherche, car il est probable que ce soit différent de ce que veut la clientèle d'un autre supermarché situé à seulement un ou deux milles de distance.

La sénatrice Callbeck : Je m'intéresse à la nouvelle norme en alimentation et en agriculture, qui exigera davantage de collaboration entre les parties intéressées. Vous avez parlé de la mise en commun de données et du partage des coûts. Pourquoi faudrait-il partager les coûts?

M. Charlebois : Je suis content que vous reveniez là-dessus, car c'est une question importante pour la traçabilité. Ma première préoccupation, au sujet de la traçabilité, c'est qu'il faut traiter avec des intérêts divergents. La gestion de la chaîne d'approvisionnement fait intervenir les agriculteurs, les transformateurs, les distributeurs, les grossistes et les détaillants. Tous ont des intérêts différents et doivent s'adapter à une dynamique du marché différente. Certains sont des preneurs de prix alors que d'autres fixent les prix. Il a été difficile de dégager un consensus au sujet de la traçabilité des aliments non seulement au Canada, mais aussi dans le monde entier. Nous ne sommes pas les seuls qui en sont là. Tous les pays du monde se sont pliés au même processus.

Le problème que nous avons au Canada, c'est la faible densité de la population. Notre pays est l'un des plus vastes du monde. Or, la logistique va de pair avec la traçabilité, et nous n'avons pas, au Canada, la capacité logistique voulue pour bien servir les consommateurs. Il coûte cher d'exploiter des systèmes logistiques efficaces.

Toutes ces choses mises ensemble rendent très difficile la recherche d'un consensus sur la traçabilité des aliments. Il existe des programmes financés par le gouvernement pour identifier le bétail, par exemple, ce qui a été utile au fil des ans, mais la traçabilité ne se résume pas à l'identification. C'est plus que cela. Il faut mettre en commun les données de l'ensemble du continuum, et j'ajouterais à cela le consommateur. À mon sens, le consommateur qui a dans son frigo un yaourt qui s'est gâté doit le savoir. Il nous faudrait une étiquette qui dit au consommateur qu'il est dangereux de consommer ce produit. La technologie existe. Le problème, c'est qu'elle n'est pas gratuite. Et dans les discussions entre agriculteurs, distributeurs et les autres parties intéressées de la chaîne d'approvisionnement, on ne parvient jamais à un consensus pour savoir qui doit payer. C'est une difficulté redoutable.

La recommandation que je ferais au comité maintenant, c'est de prévoir des incitatifs financiers pour dégager ce consensus. Si nous ne nous engageons pas dans cette voie, nous perpétuerons la culture du châtiment en matière de salubrité des aliments : si vous n'obéissez pas aux règles, si vous ne suivez pas la réglementation, vous serez puni. Je soutiendrais qu'il faut inverser la tendance et récompenser plutôt ceux qui se comportent correctement afin de parvenir à un consensus sur le partage des coûts et la mise en commun des données.

La sénatrice Callbeck : Avez-vous eu des discussions avec les parties intéressées dans l'industrie?

M. Charlebois : Oui, bien des fois. Je suis persuadé qu'un grand nombre d'entre vous ont été témoins de ces discussions sur la salubrité des aliments et leur traçabilité. J'ai eu des contacts avec OnTrace, en Ontario, et aussi, au Québec, avec ATQ, c'est-à-dire Agri-Traçabilité Québec. Il a toujours été difficile de dégager un certain consensus. Le mouvement a toujours été influencé par les producteurs et leurs propres objectifs : « Comment osez-vous ne pas suivre notre système? » Bien sûr, il y a les « capitaines de circuit », ceux qui dictent en fait la façon dont nous mangeons au Canada, c'est-à-dire les distributeurs et les détaillants, dont Loblaws, Sobeys, Metro, Safeway et Costco. Quatre-vingt- cinq pour cent de ce que nous mangeons s'y trouve. Il faut qu'ils s'entendent avec tout le monde. Je crains bien que, en ce moment, ils n'y parviennent pas.

[Français]

Le sénateur Maltais : Vous savez que Charlebois est un nom connu au Québec dans d'autres domaines. Vous êtes un chercheur émérite et un auteur important pour le guide alimentaire qui est utile à bien des Canadiens.

Je n'ai qu'une question. Nous sommes à l'aube d'un traité de libre-échange avec l'Europe. En regardant ce que les Français ont dans leur assiette, on se dit qu'ils auraient peut-être eu intérêt à lire votre livre intitulé Pas dans mon assiette.

La traçabilité qui existe présentement en Europe est-elle égale à la nôtre, ou est-elle meilleure?

M. Charlebois : Nous nous sommes posé la question, dès 2006, quand la salubrité alimentaire a commencé à faire les médias de façon importante. À l'époque, j'étais en Saskatchewan, et nous nous sommes posés la même question à savoir si nous sommes meilleurs ou moins bons que d'autres pays industrialisés.

La réponse est non. Le Canada tire de l'arrière dans le domaine de la traçabilité alimentaire par rapport à l'Europe en général.

Le sénateur Maltais : Je vous arrête là et je vous dis que notre mandat est d'étudier l'innovation dans le secteur agricole. Nous nous fions aux chercheurs canadiens — vous n'êtes pas le premier que nous recevons — pour nous guider afin de découvrir une méthode de traçabilité exceptionnelle. Je ne parle pas de l'autre partie, je parle de la traçabilité, qui est très importante parce qu'on navigue entre les continents. On se fie sur des chercheurs comme vous, des universités comme Guelph, Montréal, Winnipeg, toutes les universités canadiennes. Peut-on arriver, dans un délai raisonnable, à une méthode de traçabilité équivalente à celle de l'Europe?

M. Charlebois : Il va falloir travailler fort. Moi, je pense que le gouvernement doit jouer un rôle de facilitateur au niveau de l'innovation. On a besoin des technologies pour s'assurer d'une traçabilité efficace. Le problème — et je l'ai évoqué plus tôt —, c'est les coûts.

La semaine dernière, j'ai fait une présentation devant à peu près 400 experts en salubrité alimentaire à travers l'Amérique du Nord. Je parlais de prix alimentaires, de libre-échange, de toutes sortes de choses. De l'autre côté de la salle, il y avait une salle remplie de fournisseurs, de compagnies ayant développé des technologies formidables pour assurer une traçabilité efficace pour les producteurs jusqu'aux consommateurs. La technologie existe. Il y en a plusieurs.

Dans le rapport que je vous ai soumis, j'en ai mentionné quelques-unes, mais il y en a des centaines. IBM a été probablement l'une des premières compagnies à vanter les vertus de leur système. Il y a tellement de systèmes, mais le problème c'est que l'industrie n'adhère pas à cette technologie, parce que les intérêts sont diversifiés. On veut soit développer quelque chose à l'interne, si on achète, on ne le garde que pour nous; l'information ne va pas être partagée du haut au bas de la chaîne.

Le sénateur Robichaud : Monsieur Charlebois, vous avez vanté les vertus du système européen. Le sénateur Maltais vous a demandé ce qu'il fallait faire pour se rendre là. Ma question est toute simple : avons-nous trouvé le cheval qui était à la source de la viande chevaline en Europe? On a réussi à remonter jusqu'à un certain point, mais cela s'est arrêté là, n'est-ce pas?

M. Charlebois : Absolument. Agri-Traçabilité Québec est un système financé par les contribuables et les producteurs québécois au coût de 22 millions sur cinq ans; c'est un système extrêmement coûteux mais efficace.

Le sénateur Maltais : On aurait trouvé le cheval ensemble.

M. Charlebois : Vous savez, une fois que l'animal perd ses pattes, entre guillemets, une fois à l'abattoir, le système ne fonctionne plus. Cela devient compliqué. La viande hachée achetée en magasin peut contenir cinq à six bêtes, facilement.

Le sénateur Robichaud : Ils ne sont pas plus efficaces que nous?

M. Charlebois : L'avantage en Europe, c'est que les régions sont plus rapprochées des zones urbaines. Aussi, ils ont une approche continentale en matière de salubrité alimentaire, ce que nous n'avons pas ici en Amérique du Nord. On n'est pas encore en mesure de s'accorder avec les Américains sur la salubrité des jujubes. C'est simpliste, comme exemple, mais c'est vrai. Quand je parle avec les Américains — la USDA, la FDA —, ils prétendent que leurs standards sont meilleurs que les nôtres, et c'est comme cela partout dans le monde. Quand j'ai publié le palmarès des pays, j'ai reçu du courrier de la part du pays qui s'est retrouvé au bas de cette liste, l'Italie. Évidemment, ils étaient offusqués. Je ne propose pas qu'en Italie on peut mourir d'une intoxication alimentaire, c'est jusque que les pratiques semblent meilleures ailleurs.

Au Canada on n'a pas de leçons à donner à personne en matière de traçabilité. Il ne faut pas oublier qu'on est au Nord des États-Unis et notre économie est extrêmement liée à la leur, donc si on doit implanter un système de traçabilité efficace au Canada, il faut que les Américains suivent, parce qu'on importe beaucoup d'aliments ici, au Canada.

[Traduction]

La sénatrice Merchant : Êtes-vous au courant de quelque initiative qui viserait à harmoniser la traçabilité entre les États-Unis et le Canada, au moins, puisque vous venez de faire allusion à cette question? Vous dites que les produits alimentaires sont acheminés sur toute la planète. Mais, à votre connaissance, y a-t-il la moindre initiative avec notre meilleur partenaire commercial, au sud de la frontière?

M. Charlebois : Il y en a. L'Initiative mondiale pour la sécurité alimentaire pourrait en être une. La plupart de ces initiatives sont axées sur un produit donné, et elles ne sont pas particulièrement systémiques. L'ACIA a constamment des discussions avec nos amis américains. Le problème se résume à une question de gros sous : qui paiera le système? Quelles normes devrions-nous appliquer? Quels éléments de la chaîne d'approvisionnement devraient s'en servir? Il a été très difficile de bâtir un consensus à ce sujet. Nous y travaillons depuis 30 ans. Si nous avions une solution, elle serait maintenant en place. Le problème se résume à une chose : le coût.

Une chose à souligner ce soir, c'est que les consommateurs — désolé, monsieur Fruitman — font implicitement peser une énorme pression sur les systèmes d'alimentation parce qu'ils réclament des bas prix et des aliments abordables. Si on compare les paniers d'alimentation dans le monde, on constate que le meilleur marché est celui des États-Unis. Vient ensuite celui de Singapour et, au troisième rang, vous l'aurez deviné, celui du Canada. Des trois pays qui ont le panier d'alimentation le meilleur marché au monde, deux se trouvent en Amérique du Nord : le Canada et son voisin du sud. Lentement, nous voyons des consommateurs qui veulent consacrer un peu plus d'argent à l'alimentation, mais la tendance n'est pas très marquée. Un mouvement se dessine, car les consommateurs sont prêts à payer un peu plus pour leur alimentation, mais c'est loin d'être suffisant pour justifier un investissement plus important dans la traçabilité des aliments. C'est là que le bât blesse.

La sénatrice Merchant : Les jeunes consommateurs sont beaucoup plus conscients de ce genre de chose, mais peut- être n'ont-ils pas assez d'argent pour acheter les produits qu'ils voudraient consommer. J'ai remarqué chez les enfants et leurs amis qu'ils s'intéressent beaucoup plus aux aliments biologiques. Il n'est jamais question de la traçabilité des fruits et légumes. On ne parle toujours que des animaux. Pourquoi n'accordons-nous pas un peu d'attention à la traçabilité des fruits et légumes?

M. Charlebois : Nous le faisons. La plus grande difficulté, c'est de définir ce qu'est un lot pour divers produits, comme les haricots, les lentilles, et tout le reste. Il est toujours facile de s'entendre sur ce qui constitue un lot lorsqu'il s'agit de retracer et de suivre les produits dans les chaînes d'approvisionnement. Lorsqu'on en arrive à la transformation, les choses se compliquent vraiment. Le bétail, c'est une bête bien différente des fruits et légumes, si j'ose dire. Il va sans dire que ces secteurs sont très importants pour nous, et les enjeux sont très lourds.

[Français]

La sénatrice Eaton : Pour faire suite à la question de mon collègue, le sénateur Maltais, quand vous parlez de l'agri- traçabilité dans les contrats de libre-échange, cela fait-il partie des négociations avec l'Europe?

M. Charlebois : Pas à ce que je sache. Je sais que la Biothèque est impliquée, donc le traçage des OGM, je pense qu'on en parle beaucoup. On ne parle pas explicitement de traçabilité, mais une meilleure traçabilité offre une garantie que ce qu'on mange c'est exactement ce qu'il y a sur l'étiquette.

La sénatrice Eaton : Justement, ce serait assez important.

M. Charlebois : Absolument.

La sénatrice Eaton : Surtout si on entre dans des négociations avec le Japon, la Corée et les autres pays du Pacifique. Vous dites que l'Europe a un standard très élevé pour la traçabilité, mais ces autres pays, est-ce qu'ils sont au standard de l'Europe?

M. Charlebois : Je vais prendre le Danemark comme exemple parce qu'à mon avis, le Danemark c'est le modèle à suivre actuellement dans le monde.

La sénatrice Eaton : Le Danemark et un petit pays.

M. Charlebois : C'est simplement pour vous donner un exemple. Bien entendu, nous n'en sommes pas là et notre topographie est très différente. Mais au Danemark, peu importe le rappel alimentaire, on peut tracer et retracer n'importe quel aliment en quatre heures.

La sénatrice Eaton : Oui, mais c'est un pays de la grandeur de la ville de Toronto.

M. Charlebois : Oui, absolument. Par contre, cela fait des années qu'ils y travaillent, même avant nous. C'est pratiquement un idéal actuellement pour nous. À mon avis, si on veut opérer une économie extrêmement ouverte au monde, autrement dit si on mise sur le libre-échange, on devrait le faire.

La sénatrice Eaton : C'est de plus en plus la façon de faire.

M. Charlebois : Il va falloir se doter d'une traçabilité. Admettons qu'on veut garantir un seuil d'OGM, par exemple, parce qu'en Europe le marché est sensible à l'utilisation d'OGM, mais il faut le faire. On l'a fait avec le bio. Au Canada, on a implanté des standards stricts bio en raison du fait que l'Europe ne voulait plus de nos produits parce que nos pratiques n'étaient pas homogènes.

La sénatrice Eaton : Cela ne vous surprend pas que cela ne fasse pas partie des négociations?

M. Charlebois : En fait, ça pourrait faire partie des négociations mais je ne l'ai pas vu. C'est une bonne question.

La sénatrice Eaton : Cela pourrait peut-être nous forcer à changer nos façons de faire.

M. Charlebois : Le problème, c'est qu'il faut un partenariat avec l'industrie.

La sénatrice Eaton : Oui, mais si c'est dans leur intérêt de vendre leurs aliments.

M. Charlebois : Le gouvernement va à la table des négociations sans nécessairement savoir que l'industrie sera là pour livrer la marchandise et je ne pense pas que l'industrie est là. Quand on parle à Loblaws ou à Sobeys, ils ont un bon système de traçabilité, mais leur système ne communique pas avec le reste. Avec chaque mandat d'achat, on peut garantir avec des limites et c'est là que se situe le problème.

La sénatrice Tardif : Professeur Charlebois, vous avez mentionné qu'au cours des dernières années le nombre de rappels de produits alimentaires a augmenté considérablement au Canada. Vous avez indiqué une augmentation de 200 p. 100 dans quatre ans. Avez-vous des raisons qui pourraient expliquer cette augmentation?

M. Charlebois : On gère les risques différemment. Moi je suis rassuré par le fait qu'il y a une augmentation de rappels alimentaires. Contrairement à plusieurs, on pourrait s'alarmer à la pensée qu'il y a plus de rappels alimentaires, mais notre claque collective, on l'a eue avec Maple Leaf en 2008. Je crois que c'est vraiment la première fois qu'on avait un rappel alimentaire qui venait nous chercher en tant que Canadiens et on ne pouvait pas blâmer personne d'autre.

Avec la vache folle, on pointait du doigt l'Europe. Avec la salmonelle, avec l'E-coli, avec les épinards et tout ça, chaque fois on disait que ça venait des États-Unis ou d'ailleurs. Maple Leaf c'était nous, c'était vraiment nous. Ce rappel a causé la mort de 22 Canadiens. Depuis ce temps, on travaille avec l'Agence canadienne d'inspection des aliments et je peux vous dire que la façon dont on gère les risques est très différente d'il y a cinq ans.

J'espère que dans cinq ans on va gérer les risques différemment, étant donné que les risques systémiques changent constamment.

La sénatrice Tardif : Pouvez-vous nous donner des détails supplémentaires sur ce que vous entendez par risques? Pour nous, il y a le fait que c'est davantage rassurant parce qu'on est plus vigilants. C'est rassurant de voir une augmentation du nombre de rappels alimentaires?

M. Charlebois : D'abord, il y a les risques systémiques, donc l'importation d'aliments avec le libre-échange. Encore une fois, on veut servir les consommateurs, on veut leur offrir une variété. Le climat change et le climat est un enjeu énorme en salubrité alimentaire. On ne le voit pas souvent, mais cela a un effet énorme sur notre façon de produire les aliments.

Par exemple, il peut y avoir une éclosion d'E-coli plus facilement en raison de la chaleur. C'est un aspect qui change le niveau de risque. L'autre facteur, c'est notre seuil de tolérance. Je crois que le consommateur canadien moyen est moins tolérant et plus exigeant. Il ne tolérerait pas de subir une intoxication alimentaire.

On va rapporter l'incident si jamais on tombe malade à cause d'un restaurant ou d'un aliment qu'on a consommé à la maison. À mon avis, on sera plus incité à le rapporter qu'auparavant parce qu'on en parle de plus en plus.

La sénatrice Tardif : Merci. Monsieur Fruitman, avez-vous quelque chose à ajouter sur cet aspect?

[Traduction]

M. Fruitman : Non, je ne peux rien ajouter à ce que M. Charlebois a dit.

La sénatrice Buth : Ma curiosité est piquée par ce qu'on dit des systèmes européens qui assureraient une meilleure traçabilité, notamment à propos du Danemark, qui aurait le système idéal. Les aliments là-bas sont-ils plus salubres qu'au Canada?

M. Charlebois : Je ne peux me livrer à aucune conjecture, en réalité. D'abord, nous examinons les données de tiers. Nous ne faisons pas d'évaluation; nous n'allons pas sur le terrain pour faire des enquêtes ni quoi que ce soit d'autre de semblable. Nous considérons les tendances sur 10 ans. Nous examinons donc les pratiques et les politiques en matière de traçabilité. Ce que nous essayons d'évaluer, c'est le comportement ou la réaction des divers pays lorsque surgissent de nouveaux risques systémiques en général. Je dirais, dans le cas de la crise de la vache folle au Canada, que nous n'avons pas fait un très bon boulot entre 1996 et 2003. La Grande-Bretagne a été durement frappée par la crise de la vache folle. Considérons les politiques canadiennes. Nous n'avons pas vraiment changé notre façon d'évaluer les risques d'être frappés par le fléau de la vache folle avant d'être touchés. Après avoir dû essuyer des pertes de 4 ou 5 milliards de dollars, nous avons apporté des modifications importantes.

Voilà le genre de chose que nous évaluons. Nous avons constaté que les Danois avaient fait porter leur attention surtout sur le porc. L'industrie porcine a servi de modèle pour implanter un système de traçabilité qui s'étend à toutes les denrées dans ce pays-là.

Pour en revenir à votre question, il est certain que la situation du Danemark est bien plus facile à gérer que celle du Canada, et il va sans dire que l'Europe a un marché beaucoup plus fermé que celui du Canada. Essentiellement, il est beaucoup plus facile d'y implanter un système, mais nous pouvons tirer des enseignements de ce qui se fait là-bas. Je crois que les Européens s'y prennent bien.

Pour en revenir à l'Amérique du Nord, comme je l'ai dit plus tôt, nous disposons déjà de bonnes technologies. Pas une semaine ne passe où je ne reçois pas un appel d'une entreprise privée qui veut me présenter ce qu'elle a fait ou développé et me demander mon avis. Je dois avouer que je suis toujours impressionné par ce que je vois.

La sénatrice Buth : Y a-t-il un lien à faire avec ce que vous avez dit de la nécessité de ménager l'équilibre entre la traçabilité ou la surveillance des aliments, d'une part, et le prix de l'alimentation, d'autre part? Il existe peut-être des innovations, mais pourquoi ne sont-elles pas commercialisées?

M. Charlebois : On peut soutenir que la traçabilité est le premier principe en agriculture qui contraint les parties intéressées à s'entendre, à mettre en commun des données délicates. S'il y a un rappel, que va-t-il se passer? Qui va devoir assumer la responsabilité devant le consommateur, au bout du compte?

La sénatrice Buth : Voici à quoi je veux en venir : pourquoi n'adopte-t-on pas les technologies qu'on vous présente régulièrement?

M. Charlebois : La portée de la technologie va au-delà de la société intéressée par cette technologie, voyez-vous. Il faut pouvoir compter sur la mise en commun de renseignements, de renseignements parfois délicats.

La sénatrice Buth : Des renseignements importants pour la compétitivité.

M. Charlebois : Tout à fait. L'industrie est très sensible à cette question. Si tout se passe bien et si l'outil technologique est utilisé pour la commercialisation dans l'ensemble de la chaîne d'approvisionnement, cet outil est formidable. En revanche, si quelque chose tourne mal, croyez-vous que les grossistes ou les transformateurs seront disposés à assumer le fardeau d'un rappel dans la même mesure où Loblaws le fait maintenant? Lorsqu'il y a un rappel de denrées alimentaires, peu importe le produit — ceux de XL Foods l'automne dernier, par exemple —, cela coûte très cher aux détaillants, puisque ce sont eux qui traitent avec le consommateur, en fin de compte. XL Foods ne traite pas avec les consommateurs. Voilà ce que je veux dire lorsque je parle de la dynamique et des réalités différentes des divers éléments de la chaîne d'approvisionnement. C'est pourquoi il faut un consensus sur le type de données à mettre en commun et sur l'attribution des coûts.

La sénatrice Buth : Les choses se passent-elles ainsi au Danemark?

M. Charlebois : Oui.

La sénatrice Buth : Comment en arriver là au Canada?

M. Charlebois : Comme je l'ai dit, le gouvernement a un rôle de facilitateur à jouer. Je ne crois pas qu'il doive payer le système, car si cela se passe, les divers intervenants ne vont pas s'en soucier. Je dirais que c'est ce qui se passe au Québec dans le cas de l'ATQ. Les intervenants ont un système en place, et il y a une quantité considérable de données, mais il n'y a aucune adhésion centrale à l'ATQ. Quelqu'un d'autre aura peut-être une autre opinion, mais c'est la conclusion que je tire de mes observations.

L'adhésion de l'industrie est une nécessité. C'est elle qui assure la mise en œuvre et obtient des résultats. Néanmoins, le gouvernement doit faciliter l'émergence d'un consensus.

La sénatrice Buth : Au Danemark, qui paie?

M. Charlebois : Surtout l'industrie. Il y a des cycles. Dans le domaine de la salubrité des aliments, il y a des cycles et des ères. Voilà pourquoi je parle de différentes ères. Lorsqu'il s'agit d'innovation, le gouvernement assume toujours les coûts au départ, et l'industrie prend ensuite le relais. C'est exactement ce qui s'est passé au Danemark. Le gouvernement a joué un rôle de catalyseur du changement, essentiellement.

[Français]

Le sénateur Rivard : On doit bien comprendre que le système de traçabilité pour la production animale fonctionne assez bien au Canada, même s'il n'est pas parfait.

Par contre, on a pris connaissance, il y a environ un mois, d'un rapport de tests que Santé Canada a faits sur de la laitue prélavée à Waterloo en Ontario; sur 544 sacs, plus de 10 p. 100 était carrément impropre à la consommation et on pouvait développer des troubles intestinaux et tous les problèmes que cela peut occasionner. Concernant l'origine des 544 sacs, environ 500 venaient des États-Unis, une trentaine du Canada et le reste du Mexique, et c'était à peu près le même pourcentage d'insalubrité. Si on a du succès avec la traçabilité de production animale, devrions-nous implanter le même système pour les produits alimentaires qui viennent du Canada ou qui sont importés?

M. Charlebois : Encore une fois, un système de traçabilité alimentaire ne garantit pas une salubrité alimentaire à 100 p. 100. Il ne faut pas faire l'erreur de penser que cela garantira quoi que ce soit. Cela nous donne des outils afin de rappeler des aliments plus rapidement et plus efficacement, donc pour tracer et retracer les aliments et aussi les ingrédients des aliments. C'est ce que fait la traçabilité. Cela ne pourrait pas empêcher ce dont vous avez parlé de se produire. Je suis au courant du rapport, et je crois qu'il existe des problèmes sous-jacents à cela sur le plan des infrastructures. Dans le fond, on lave de la laitue avec de l'eau sale, finalement, puis c'est un autre problème de salubrité alimentaire. En gros, il faut implanter une traçabilité alimentaire pour les bonnes raisons. Au début, il s'agit d'assurer une meilleure gestion transversale de l'industrie alimentaire, mais il y a aussi le volet de l'intégrité alimentaire.

Actuellement, on peut rire un peu de la viande chevaline avec l'histoire du scandale en Europe; on me pose souvent la question pour savoir si cela est déjà arrivé au Canada. Ma réponse est simple : je ne le sais pas. Par contre, je peux affirmer avec assurance qu'il n'y a rien pour prévenir cette situation et qu'une traçabilité pourrait la prévenir.

Le sénateur Rivard : Mon autre question portait justement sur la fameuse viande chevaline. J'ai été surpris de constater le scandale en France lorsqu'ils ont su que, entre autres dans la lasagne, au lieu d'avoir de la viande de bœuf ou de la viande d'un autre animal, ils avaient de la viande chevaline.

M. Charlebois : En Angleterre, oui.

Le sénateur Rivard : Je m'adresse au professeur surtout, mais pour quelle raison les consommateurs ont-ils un dédain pour la viande chevaline? Est-ce parce que le goût est différent du bœuf ou est-ce plutôt une réaction sympathique parce que le cheval est pratiquement un animal de compagnie pour plusieurs personnes qui font de l'équitation, du sport, et cetera? Est-ce que manger de la viande chevaline peut endommager la santé ou le goût est-il extrêmement différent de celui du bœuf?

M. Charlebois : La viande chevaline ne pose pas de risque de salubrité alimentaire. Je viens du Québec et on mange de la viande chevaline au Québec. Vous savez, on parle d'un tabou. Quand on parle de fraude alimentaire, c'est de manquer de respect envers ce que les consommateurs recherchent. Même que la viande chevaline est une viande ordinairement plus chère que la viande bovine. Économiquement, cela a donc peu de sens ce qui s'est passé en Europe, et j'ai hâte de lire les rapports d'enquête. En gros, c'est de la fraude alimentaire. Actuellement, les consommateurs boudent la viande en Europe; justement, il y a quelques semaines, je mangeais avec deux personnes de l'industrie en Angleterre et leurs ventes sont en baisse de 40 p. 100 dans certains secteurs.

Il y a donc, dans un premier temps, une brèche dans la confiance des consommateurs. Dans un deuxième temps — et ce qui fera encore plus mal —, il y a un manque de confiance au sein de la chaîne alimentaire. On ne se fait plus confiance et on demande des manifestes bien détaillés. Et pour détailler les manifestes, il faut une traçabilité alimentaire. On a entendu le président de Tesco, qui est un des plus gros distributeurs en Europe; la première chose qu'il a dite dans les médias, c'est qu'ils vont assurer une meilleure traçabilité alimentaire, mais qu'il fallait s'attendre à payer plus cher pour les aliments parce que ça va coûter de l'argent.

Le sénateur Rivard : C'est donc un tabou. En comparaison, on sait que dans certains pays d'Asie on mange du chat et du chien; cela ne viendra jamais à notre idée de manger de la viande qui provient de nos animaux de compagnie.

M. Charlebois : Parce que c'est pour nous un tabou culinaire. Nous n'avons pas été élevés de cette façon. Si sur les étiquettes c'était écrit « chat » ou « chien » et qu'on est au Canada, on a la liberté de choisir. En Europe, ce n'est pas ce qui est arrivé; on a trompé le consommateur.

[Traduction]

Le sénateur Duffy : Merci beaucoup, monsieur le président, et merci aux témoins de comparaître pour nous aider à étudier une question qui nous semblait simple au départ, mais qui gagne en complexité à mesure que nous entendons un plus grand nombre de témoins.

Monsieur Fruitman, je voudrais connaître votre opinion à ce sujet, du point de vue du consommateur. D'abord, l'ACC s'inquiète-t-elle de ce que les gens ont ce soir dans leur assiette? Il s'agit simplement de revenir à tout ce que nous avons appris sur ce qui s'est passé en Europe, par exemple. Êtes-vous généralement satisfaits de l'alimentation que nous avons au Canada?

M. Fruitman : Je dirais que nous sommes généralement satisfaits, oui. Toutefois, les consommateurs canadiens se font des illusions s'ils pensent que tout ce que nous faisons, tout ce que nous achetons, qu'il s'agisse de produits alimentaires ou d'autre chose, est sûr et ne leur causera aucun mal. Ils présument que, si la vente des produits est autorisée, c'est que, dans les services de l'État, quelqu'un a déterminé que ces produits ne nous feront aucun tort.

Le sénateur Duffy : Les échanges de ce soir et ce que nous avons entendu au cours de séances antérieures me rappellent les arguments qui ont surgi à propos de la ceinture de sécurité : si on installe des ceintures, le prix des voitures va augmenter, et ce ne sera pas très bon pour les consommateurs. Aujourd'hui, personne de sensé ne conduit sans boucler sa ceinture. Cela fait partie de notre quotidien. Estimez-vous qu'on peut tracer un parallèle avec la sensibilisation qui s'impose dans l'industrie : il y a des changements à adopter si on veut que les produits restent acceptables pour les consommateurs?

M. Fruitman : Bien sûr. Je ne suis pas sûr que j'utiliserais la ceinture de sécurité comme point de comparaison, mais je suis d'accord. Je suis d'accord également lorsque M. Charlebois dit que l'industrie aurait besoin d'incitatifs financiers. Il nous faut d'une manière ou d'une autre surmonter l'élément de concurrence qui existe entre les fournisseurs d'information, car il y a aussi le fait que quiconque songe à agir seul subira des coûts qui lui sont propres, ce qui le désavantagera face à la concurrence.

Je pense également que toute cette discussion sur les coûts va beaucoup trop loin. Nous sommes...

Le sénateur Duffy : Quel serait le coût par unité de produit que nous achetons?

M. Fruitman : Je vois. Combien coûterait la mise en place d'un système? Quelles sont les immobilisations à faire pour établir un bon système qui fonctionne bien? Quels seraient ensuite les coûts de fonctionnement? Je présume que, dans le contexte, les coûts seraient minimes. Les prix des aliments n'augmenteront pas de 10 p. 100, de 5 p. 100. Je doute même que ce soit plus qu'une fraction de 1 p. 100.

Le sénateur Duffy : Il me semble que c'est là la vague de l'avenir. Cette bouteille d'eau, quelqu'un l'a payée 1 $. Il y a 20 ans, quelqu'un aurait-il pu croire que les consommateurs seraient prêts à payer ce genre de produit? À l'évidence, le marché a décidé qu'il y avait de la place pour un produit semblable parce que les gens n'avaient pas l'impression d'obtenir, dans l'ancien système, un produit qui leur plaisait ou qui était à la hauteur de la norme souhaitée.

M. Fruitman : Ou bien est-ce de la bonne commercialisation?

Le sénateur Duffy : N'y a-t-il pas ici une occasion de marketing à saisir pour l'industrie de l'alimentation? Je crains que, à la prochaine crise, car il y en aura une, puisque aucun système n'est parfait, nous n'ayons une baisse de 40 p. 100 comme en Europe. Nous faudra-t-il une nouvelle crise pour que l'industrie se mobilise?

M. Fruitman : J'espère que non, mais je m'inquiète de voir les délais que l'industrie semble envisager. Selon elle, il faudrait encore cinq ans avant de mettre en place quoi que ce soit, et ce ne sera toujours pas un système complet. Je le répète, il y a cet élément de concurrence qui intervient, de toute évidence. Et bien sûr, il n'y a rien à dire contre la concurrence, pas plus que contre le profit. Néanmoins, je redoute, comme j'y ai fait allusion tout à l'heure, que cette multiplicité de comités ne soit une entrave, au lieu d'être un moyen d'atteindre une fin. Ces comités vont empêcher toute réalisation, puisque tout le monde va adopter une position qui sert ses petits intérêts sectoriels, par opposition à tous les autres. Arriveront-ils à une vraie conclusion ou à un consensus?

Le sénateur Duffy : Selon vous, que devrait recommander le comité? Un système intégré qui englobe tout, depuis l'exploitation agricole jusqu'à l'assiette du consommateur?

M. Fruitman : Exactement. De l'exploitation jusqu'au consommateur, mais j'en reviens à ce que M. Charlebois a dit tout à l'heure. Il y a des obstacles, et il a énuméré la plupart d'entre eux. Il doit y avoir un moyen de bousculer l'industrie : « Mettez-vous à l'œuvre. Arrêtez de multiplier les obstacles. Ne prétendez pas que vous ne pouvez pas assumer les coûts. » En effet, si les coûts sont partagés, ils seront minimes. Discutons sérieusement, quitte à jeter à la poubelle une bonne partie de ce qui a déjà été fait.

Je crois que l'entreprise s'est engagée dans cette voie il y a une quinzaine d'années, et elle continue dans la même voie, sans prendre le temps de se demander si elle fait la bonne chose et si son approche est la bonne. Faudrait-il aborder la question dans un contexte différent et en tenant compte de ce qui s'est fait dans d'autres industries quant à la traçabilité des produits et des éléments acheminés dans le système? Il me semble qu'il y a tellement d'autres choses disponibles qu'au moment où le processus a été amorcé. Et je ne pense pas qu'on en ait correctement tenu compte.

M. Charlebois : Deux observations à faire.

Le président : Nous allons les entendre, monsieur.

M. Charlebois : Pour en revenir à votre question, sénateur, il existe dans le monde des pratiques exemplaires dans le domaine de la traçabilité des produits alimentaires. Je suis allé en Italie, en France, en Grande-Bretagne, en Finlande, aux États-Unis et dans tous les pays visés par notre enquête. Chaque fois, les responsables de la réglementation, ceux qui sont payés pour protéger les consommateurs, ont dit la même chose. J'ai entendu dire bien des fois qu'il n'existait pas de pratiques exemplaires, puisque notre pays est celui qui s'y connaît le mieux. C'est véridique. Il n'est absolument pas naturel pour l'industrie ou pour nous de dire : « Comparons nos résultats à ceux des autres. » Même pour l'ACIA, ce n'est pas un réflexe naturel. Si je parle de changement de paradigme, c'est que nous devons nous comparer aux autres, nous ouvrir, voir ce qui se fait ailleurs.

Ma dernière observation concerne le prix de l'alimentation. Prenons l'exemple de Loblaws, le plus grand distributeur de produits alimentaires au Canada. L'an dernier, l'action de cette société a oscillé entre 33 $ et 34 $ pendant des mois. Si on étudie les livres de Loblaws et son portefeuille d'actifs immobiliers, on constate que ce portefeuille vaut environ 32 $ ou 33 $ par action. Pensez-y bien. Cela veut dire que le message du marché à Loblaws est que son commerce de l'alimentation vaut à peine 1 $ l'action. En décembre, Loblaws a transformé ses activités immobilières en une fiducie immobilière. Aujourd'hui, son action vaut environ 42 $. La société a créé une valeur non grâce au commerce des aliments, mais grâce à ses actifs immobiliers.

J'utilise cet exemple pour montrer au comité les pressions qui s'exercent sur l'industrie. Si nous voulons nous intéresser à la traçabilité des aliments, et je crois que nous devrions le faire, nous ne devons pas perdre ce fait de vue.

Le président : Monsieur Fruitman, avez-vous quelque chose à dire à propos de ces dernières observations?

M. Fruitman : J'allais faire une observation humoristique. Monsieur Charlebois, voulez-vous dire que Loblaws devrait se retirer de ce secteur et le céder entièrement à Walmart?

Le président : Nous n'allons pas nous avancer sur ce terrain. Pour conclure les délibérations du comité ce soir, je vais laisser la dernière question au sénateur Robichaud.

Le sénateur Robichaud : Une très brève question, monsieur Fruitman. Vous dites qu'il existe quelques comités et que chacun veut imposer son point de vue, que quelqu'un doit intervenir pour déclencher le mouvement. Qui devrait intervenir pour enclencher le processus?

M. Fruitman : De toute évidence, les travaux de votre comité seront utiles. Peut-être pourrez-vous tirer des conclusions après avoir entendu d'autres témoins et recueilli davantage d'information. Le point de départ serait peut- être d'indiquer une voie à suivre. Nous avons déjà reçu des idées utiles de M. Charlebois. Il faudrait peut-être aussi entendre d'autres gens comme lui. Je n'appartiens pas à l'industrie; je suis un consommateur.

Le sénateur Robichaud : Vous voulez obtenir une certaine protection. Vous êtes un consommateur, mais vous voulez aussi être protégé.

M. Fruitman : Vous demandez comment il est possible de lancer le mouvement. Il faut réunir les intervenants et leur dire qu'il est dans l'intérêt de tous de se mettre à l'œuvre, d'arrêter de tergiverser et de traîner les pieds. À un moment donné, il y aura une autre crise XL Foods, une autre crise Maple Leaf, une autre crise de la vache folle. Sauf erreur, vous avez dit que la crise de la vache folle nous avait coûté un milliard de dollars. C'est beaucoup plus que ce que coûtera le système de traçabilité.

Le président : Merci beaucoup. Au nom du Comité sénatorial permanent de l'agriculture et des forêts, nous tenons à remercier M. Charlebois.

[Français]

Je tiens à remercier M. Charlebois de sa présence parmi nous ce soir. Ce fut une très belle présentation.

[Traduction]

Monsieur Fruitman, merci de nous avoir fait part de vos réflexions et d'avoir également montré que vous êtes là pour écouter les consommateurs tandis que le secteur agroalimentaire continue d'évoluer.

(La séance est levée.)


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