Délibérations du Comité sénatorial permanent de
l'Énergie, de l'environnement et des ressources naturelles
Fascicule 15 - Témoignages du 16 février 2012
OTTAWA, le jeudi 16 février 2012
Le Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles se réunit aujourd'hui, à 9 h 6, pour étudier l'état actuel et futur du secteur de l'énergie du Canada (y compris les énergies de remplacement).
Le sénateur W. David Angus (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour chers collègues. Je déclare ouverte la séance du Comité sénatorial permanent de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles, et nous poursuivons nos travaux portant sur l'établissement d'un cadre stratégique en vue de la politique énergétique dont le Canada se dotera pour l'avenir.
Nous avons le privilège d'avoir avec nous ce matin M. Fatih Birol, économiste en chef à l'Agence internationale de l'énergie, qui nous parle de Paris par vidéoconférence.
Bonjour, monsieur Birol. Nous entendez-vous?
Fatih Birol, économiste en chef, Agence internationale de l'énergie : Oui, je vous entends.
[Français]
Le président : Vous êtes confortable en anglais ou vous préférez témoigner en français?
[Traduction]
M. Birol : Je préfère l'anglais, si possible.
Le président : Très bien.
Je crois que vous connaissez bien notre comité. Nous avons visité votre agence à Paris il y a plusieurs années et, si je ne m'abuse, vous étiez présent. Je crois aussi que vous êtes venu ici à Ottawa, à des réunions de l'Association nucléaire canadienne. Je pense bien vous y avoir rencontré.
M. Birol : Oui. C'est exact.
Le président : Nous avions espéré vous visiter à Paris — vous et vos collègues —, en particulier dans le cadre de notre étude actuelle, mais, étant donné les contraintes de temps et de ressources financières qui nous sont imposées en ces temps de restrictions économiques, ceci est tout ce que nous pouvons faire pour l'instant. Nous sommes très heureux que vous ayez pu vous libérer pour nous.
Le Comité sénatorial permanent canadien de l'énergie, de l'environnement et des ressources naturelles mène depuis trois ans une étude assez approfondie du secteur énergétique canadien dans son ensemble. Comme vous le savez, le Canada est un État fédéral, et les ressources relèvent de la compétence des provinces. Nous essayons de trouver des moyens de rendre notre système énergétique plus efficace, plus durable, plus propre et plus vert pour assurer dans l'avenir la plus grande prospérité possible aux Canadiens à l'échelle du pays. Voilà le fond de notre étude.
Je suis David Angus, un sénateur du Québec. Notre comité est constitué de 12 membres. Puisque vous n'êtes pas ici avec nous, je ne vous les présenterai pas tous; ils se présenteront quand ils vous poseront des questions plus tard.
Chers collègues, comme je l'ai dit, M. Birol est économiste en chef à l'AIE et il est chargé de faire l'analyse économique de la politique en matière d'énergie et de changements climatiques. Il supervise la production annuelle des Perspectives énergétiques mondiales, la publication vedette de l'AIE. Il est reconnu comme l'autorité la plus digne de foi en matière d'analyses et de projections du rendement énergétique. Il est également responsable de l'Energy Business Council de l'AIE, qui expose aux décideurs un point de vue commercial sur des questions concernant le marché de l'énergie. Il rédige régulièrement des articles pour les médias et prononce de nombreux discours chaque année dans les grands sommets et conférences internationaux.
Nous avons devant nous le dernier numéro de World Energy Outlook, qui constituera le fondement du témoignage de M. Birol ce matin.
Monsieur Birol, je vous signale que tous les membres ont reçu ce document, ainsi que les fiches d'information que la Bibliothèque du Parlement nous a préparées. Espérons que nos questions de tout à l'heure vous paraîtront quelque peu intelligentes. Nous ferons de notre mieux. C'est vous qui êtes l'expert aujourd'hui et nous écouterons très attentivement votre témoignage. À vous la parole.
M. Birol : Merci beaucoup, monsieur le président et chers membres du comité.
J'aimerais tout d'abord vous remercier de m'avoir invité à vous parler de la situation énergétique mondiale. L'Agence internationale de l'énergie, l'AIE, compte 28 pays membres : les États-Unis et le Canada, les Amériques, tous les pays de l'Europe, plus le Japon, l'Australie, la Corée et la Nouvelle-Zélande.
Comme vous l'avez dit, monsieur le président, l'une de mes tâches principales consiste à préparer la publication World Energy Outlook, qui analyse la situation énergétique du monde et les défis qui se posent à lui.
Au cours des 10 à 15 prochaines minutes environ, après une courte introduction, je vous ferai part de mes opinions sur quatre sujets distincts qui sont tous importants pour le Canada, d'après moi : premièrement, les marchés du pétrole — où nous en sommes aujourd'hui et vers quoi nous nous dirigeons; deuxièmement, les marchés mondiaux du gaz, c'est-à-dire la profonde transformation qui s'opère dans les marchés mondiaux du gaz naturel; troisièmement, l'après-Fukushima — ce que l'industrie de l'énergie nucléaire pourrait devenir, et les conséquences pour chacun de nous, et, en dernier lieu, le défi que nous pose le changement climatique et où nous en sommes aujourd'hui quant aux cibles que les scientifiques du monde entier nous imposent. Comme vous le savez, l'énergie contribue considérablement au changement climatique.
Pour commencer, il y a présentement trois grandes préoccupations qui sont cruciales pour tous les gouvernements. La première est la menace d'une dépression, c'est-à-dire une récession économique, une crise financière. Elle inquiète presque tous les gouvernements du monde — l'Europe, surtout, mais aussi les pays émergents comme la Chine et l'Inde. Le ralentissement économique, qui aura des conséquences graves pour la demande en énergie, est cause de grande inquiétude.
Et pire encore, par suite de la crise financière, de nombreux gouvernements annulent un nombre important de projets énergétiques, et modifient leurs politiques. Ils se soucient surtout de gérer le déficit public maintenant, ce qui fait que certaines politiques clés qui aideraient à promouvoir l'énergie durable sont reportées, annulées, ou prises beaucoup moins au sérieux qu'avant. Cette crise financière est un obstacle majeur pour les projets et politiques énergétiques à l'échelle du globe.
Voici la deuxième préoccupation : le 11 mars, Fukushima a changé les perceptions de nombreux pays. En plus du Japon et de l'Allemagne, plusieurs gouvernements, plusieurs pays voient d'un autre œil l'avenir de l'expansion nucléaire. Je parlerai davantage de cela dans une minute, mais c'est une chose que nous devons prendre en compte.
Troisièmement, il y a ce qu'on appelle le printemps arabe et tout ce qui se passe ou s'est passé dans plusieurs pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. Dans un certain nombre de pays, cela a mené à des changements de gouvernement. Toutefois, dans d'autres pays, cela a mené à un changement d'attitude de la part du gouvernement. Je constate un comportement plus nationaliste, surtout en ce qui concerne la production du pétrole et les politiques sur le pétrole, chez les gouvernements de nombreux pays du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, ce qui aura des répercussions sur les possibilités futures de production de pétrole et de gaz. Si vous voulez, nous pourrons parler de cela plus tard.
Ce sont là certaines des incertitudes — les incertitudes sur les plans technologique, économique et politique. Une chose est sûre : des centaines de millions d'habitants des pays émergents veulent une meilleure vie et une meilleure économie. Et cela veut dire plus d'énergie. L'énergie est à la base d'une meilleure qualité de vie et d'une meilleure croissance économique. Nous pouvons être certains que la demande mondiale en énergie augmentera, principalement poussée par les pays émergents et par les habitants de ces pays qui veulent une meilleure qualité de vie et un revenu supérieur.
Le président : Monsieur Birol, si je peux vous interrompre un instant, quand vous avez nommé certains des principaux pays membres de l'AIE, vous n'avez pas mentionné la Chine. Ai-je raison d'en déduire qu'elle n'est pas membre?
M. Birol : Elle n'est pas membre, monsieur le président. Nous travaillons très étroitement avec la Chine, mais elle n'est pas membre, malheureusement, parce qu'elle est un élément très important du tableau mondial de l'énergie. Pour le moment, nous travaillons principalement avec les pays industrialisés. Nous travaillons étroitement avec la Chine, mais elle n'est pas membre de l'AIE à l'heure actuelle.
Nous prévoyons que plus de 90 p. 100 de la croissance de la demande mondiale en énergie proviendra de pays non membres de l'AIE. De fait, la demande mondiale en énergie est alimentée par quatre pays : la Chine, la Chine, la Chine et l'Inde, dans cet ordre. Trois fois la Chine et une fois l'Inde, car la Chine représente presque la moitié de la croissance de la demande mondiale en énergie. Voilà le portrait d'ensemble de l'énergie.
Quant au marché du pétrole, on peut voir deux tendances importantes. Tout d'abord, la demande en pétrole est principalement motivée par la croissance du nombre d'automobiles en circulation dans les pays émergents. En Chine, en Russie, au Brésil, en Inde et au Moyen-Orient, la demande est forte. Cependant, du côté de l'offre — c'est-à-dire les sources de production —, on constate que le monde va devoir compter davantage sur un nombre décroissant de pays du Moyen-Orient. L'Arabie saoudite, l'Iran, l'Irak et le Koweït sont les pays qui apporteront la majeure partie du pétrole sur le marché. Dans des circonstances normales, cela signifie que pétrole et géopolitique seront de plus en plus interdépendants à l'échelle mondiale. C'est une tendance que je ne suis pas heureux de constater, mais c'en est une que le monde suit de près.
Je crois que le Canada a un rôle particulier dans ce contexte. Le Canada est l'un d'un petit nombre de pays, à l'extérieur du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord, qui peut apporter beaucoup de pétrole sur le marché, surtout celui qu'il tire de ses sables bitumineux. Nous prévoyons une forte croissance de cette production, c'est-à-dire presque cinq millions de barils par jour au cours des 25 prochaines années de croissance — une réalisation fort bienvenue qui contribuera de façon importante à la sûreté de l'approvisionnement en pétrole du monde entier. Mais ça, c'est autre chose.
De plus, à l'échelle mondiale, il y a un changement important qui s'annonce. Aujourd'hui, les États-Unis sont le plus gros importateur au monde, mais cela est en train de changer rapidement. D'ici 10 ans, la Chine surpassera les États- Unis et sera le plus gros importateur de pétrole au monde en raison de la croissance de son taux de possession d'automobile.
J'aimerais vous parler un peu des marchés de gaz naturel. Ce secteur est en train de vivre une révolution majeure. La révolution des nouveaux gaz — la révolution du gaz de schiste, qui a commencé aux États-Unis et au Canada — se propage partout. Ainsi, en plus des États-Unis et du Canada, nous constatons une croissance de la production de gaz en Australie, qui sera suivie de la Chine, de la Malaisie et de l'Indonésie. Nous prévoyons une forte croissance dans ces pays.
Il y a quelques années, les scientifiques nous disaient que nous avions assez de gaz pour les 60 à 65 prochaines années. En ce moment, nous avons assez de réserves prouvées de gaz naturel pour 250 ans. Contrairement au pétrole, ce gaz est dispersé partout dans le monde, ce qui est une très bonne nouvelle. Nous avons produit l'an dernier un rapport qui posait la question : Entrons-nous dans un âge d'or du gaz? Il y a beaucoup de gaz qui inonde le marché, mais nous n'avons pas dit : Nous sommes dans l'âge d'or du gaz. Nous posons la question parce qu'il y a un problème : un barrage se dresse sur la route du développement du gaz de schiste — des préoccupations environnementales causées par son extraction et sa production.
Vous avez vu certains exemples de cela aux États-Unis et dans certains autres pays. Cela crée un problème et confère certainement au gaz une image qu'il ne mérite pas. Heureusement, nous croyons que les problèmes reliés à la production du gaz de schiste peuvent être résolus au moyen de bons règlements et des techniques existantes. Nous n'avons pas besoin de découvrir de nouvelles techniques, et avec les bons règlements, on peut résoudre la situation. Par conséquent, cette année dans le World Energy Outlook 2012, nous faisons une analyse du gaz, que nous appelons « Golden Rules for a Golden Age of Gas » (Règles d'or pour un âge d'or du gaz). Il nous faut des règles d'or si nous voulons que le gaz connaisse un âge d'or.
Quelques mots maintenant sur l'énergie nucléaire après Fukushima. En 2010, nous avons constaté un nombre considérable de nouveaux réacteurs — le plus grand nombre depuis les années 1980. Cependant, les événements qui se sont produits à Fukushima ont assombri l'avenir de l'énergie nucléaire. Comme vous le savez peut-être, le gouvernement allemand a décidé de fermer graduellement les centrales nucléaires de ce pays. Quelques autres pays européens ont suivi l'exemple de l'Allemagne. Et dans bien d'autres pays les gouvernements, l'industrie et la population en général remettent en question l'avenir de l'énergie nucléaire. Par exemple, nous aurons bientôt des élections présidentielles en France. Et l'avenir de l'énergie nucléaire est l'un des deux grands enjeux. Un des deux principaux candidats veut une réduction appréciable de la part du nucléaire dans la production énergétique française. Ainsi, un débat que personne n'aurait imaginé il y a quelques mois se déroule présentement en France. Même au Japon, qui utilise grandement l'énergie nucléaire, l'avenir de cette énergie fait l'objet d'un grand débat.
Dans World Energy Outlook, nous nous sommes penchés sur ce qui arriverait si l'expansion de l'énergie nucléaire était bien plus faible que ne le prévoyaient de nombreux analystes dans le contexte du statu quo. Nous voyons au moins deux choses. Tout d'abord, l'écart entre l'expansion mondiale réduite de l'énergie nucléaire et le statu quo serait comblé par l'énergie renouvelable, le charbon et le gaz naturel. Cela signifie donc des prix supérieurs de l'énergie, parce qu'une consommation accrue de charbon et de gaz naturel signifie des prix plus élevés pour ceux-ci. Donc, pour le grand public, cela n'est pas une perspective très positive sur le plan économique.
Deuxièmement, l'énergie nucléaire produit de l'électricité sans émettre de dioxyde de carbone. Si on lui substitue le charbon et le gaz naturel, en plus de sources renouvelables, les émissions de dioxyde de carbone augmenteront, ce qui fait que le changement climatique sera un plus gros problème à gérer à l'avenir dans ce contexte d'énergie nucléaire réduite. Par conséquent, un avenir nucléaire diminué pourrait entraîner des prix de l'énergie plus élevés et des émissions de dioxyde de carbone accrues — chose très peu souhaitable, compte tenu de nos convictions.
Enfin, quelques mots sur le changement climatique. Comme vous le savez, c'est l'énergie qui contribue le plus aux émissions de gaz à effet de serre par comparaison aux autres secteurs. Si les politiques actuelles restent en vigueur, la température mondiale augmentera beaucoup plus que ce que les scientifiques nous ont dit, c'est-à-dire une augmentation de deux degrés Celsius. À l'heure actuelle, sur les plans du panier énergétique et de l'utilisation de l'énergie, nous sommes sur une trajectoire insoutenable. Dans World Energy Outlook, nous faisons remarquer que nous sommes bien proches d'abandonner la possibilité de réduire à deux degrés seulement l'augmentation de la température. Étant donné notre infrastructure actuelle d'installations industrielles, de centrales électriques, de voitures, de camions, et cetera, si un changement majeur ne se produit pas dans les tendances d'investissement énergétique à l'échelle mondiale dès 2017, le système énergétique que nous aurons nous fera abandonner la cible de deux degrés. Tout espoir d'une réduction de deux degrés sera perdu à jamais.
Ce sont là quelques remarques sur les marchés du pétrole, les marchés du gaz, l'énergie nucléaire après Fukushima et le changement climatique. Comme je l'ai dit, du point de vue de la sécurité énergétique et du point de vue du changement climatique, le système énergétique du monde est sur une trajectoire insoutenable. Il incombe aux gouvernements, comme celui du Canada et d'autres, de nous ramener sur une trajectoire durable. Voilà pourquoi j'apprécie beaucoup que vous étudiiez la situation de l'énergie.
Je vous suis reconnaissant de me donner cette occasion de témoigner ici. Et je répondrai à vos questions avec plaisir.
Le président : Merci, monsieur Birol. Prévoyez-vous venir au Canada bientôt?
M. Birol : Oui, monsieur, j'aimerais venir au Canada à la fin de mai ou au début de juin.
Le président : Si quelques-uns d'entre nous pouvaient aller à Paris dans un mois ou deux, seriez-vous là pour nous recevoir?
M. Birol : Je serais très heureux de vous accueillir.
Le président : Je passe la parole à notre vice-président, le sénateur Grant « changement climatique » Mitchell, qui vous posera quelques questions.
Le sénateur Mitchell : Merci. Je n'aurais pas pu être mieux présenté.
Le changement climatique est une chose qui me préoccupe grandement, malgré le fait, ou en raison du fait que je viens de l'Alberta, qui est probablement le centre de l'énergie au Canada.
Je commencerai par vos observations sur le changement climatique. Elles frappent et surprennent, et je crois que nous devons tous leur prêter attention. Nous avons encore des personnes au Sénat qui ne croient pas les données scientifiques du changement climatique. Que leur diriez-vous?
M. Birol : Je leur dirais deux choses. Tout d'abord, une majorité écrasante des scientifiques que je connais et en qui j'ai confiance me disent que le changement climatique est un risque sérieux. Je ne suis pas un climatologue moi-même, mais je sais que ces scientifiques — et il s'agit d'une majorité écrasante des scientifiques dans le monde — disent que c'est un problème réel. Par conséquent, je crois que le changement climatique est un véritable défi pour nous.
Deuxièmement, bon nombre des politiques que je recommande en ce qui concerne le changement climatique — utiliser l'énergie plus efficacement, utiliser davantage l'énergie nucléaire, utiliser encore plus l'énergie renouvelable et recourir au piégeage et au stockage du dioxyde de carbone — sont des techniques et des politiques qu'il nous faudrait adopter pour un avenir énergétique durable, même en l'absence de changement climatique.
Le sénateur Mitchell : Merci. L'argument que vous présentez de façon si convaincante est que gérer le changement climatique ne crée pas obligatoirement un désastre ou des problèmes économiques. En fait, c'est une occasion économique.
M. Birol : Dans bien des cas, oui.
Le sénateur Mitchell : Votre exposé présente un argument très puissant — vous en avez plusieurs, d'ailleurs — qui plaira, je crois bien, à plusieurs d'entre nous ici. Vous dites que les ressources énergétiques du Canada tiennent un rôle important dans la sécurité énergétique mondiale. Pouvez-vous nous en dire davantage sur le sujet, dans l'optique, par exemple, que nos sables bitumineux sont sûrs? Nous sommes un pays fiable, politiquement stable, mais pouvez-vous nous dire l'importance de notre rôle futur sur le plan de la sécurité énergétique, au-delà de l'Amérique du Nord et peut- être vers la Chine, et ainsi de suite?
M. Birol : Si l'on considère le tableau mondial du pétrole, à l'exception du Moyen-Orient, le Canada est le seul endroit où je m'attends à une croissance appréciable de la production de pétrole. Il y a une grande croissance au Canada, et cela est assurément une très bonne nouvelle. Premièrement, c'est un pays stable. Deuxièmement, il y a diversification. La majeure partie du pétrole proviendra du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord. Celui-ci provient des Amériques, et c'est très bien.
Bien entendu, où ira ce pétrole est une autre question. Il atteindra certains des consommateurs des Amériques, ou il sera acheminé en Asie. Cela sera déterminé par les marchés, mais je peux vous dire que la Chine importera de très grandes quantités de pétrole dans les années à venir. Je crois que la Chine sera probablement un des clients du pétrole canadien à l'avenir.
Le sénateur Mitchell : Vous avez également parlé d'un autre aspect très intéressant pour nous au Canada, le potentiel du gaz naturel. Les effets sur l'environnement de la fracturation soulèvent des préoccupations réelles, surtout, par exemple, au Québec. Mais vous avez été très positif à ce sujet. Vous trouvez que cela peut être changé grâce aux règles d'or de l'extraction du gaz. Vous parlez d'un document que vous publiez, mais pouvez-vous nous éclairer un peu sur la façon de surmonter ces préoccupations environnementales associées à la fracturation?
M. Birol : Tout d'abord, les problèmes associés à la fracturation sont, dans bien des endroits, des problèmes réels. Contrairement à ce que certains affirment, je ne crois pas qu'ils sont exagérés. Ils sont réels et des gens y sont confrontés, surtout en ce qui concerne la contamination de l'eau qui peut causer de graves problèmes. C'est un point à souligner et cela, dès le départ.
Deuxièmement, en revanche, on peut résoudre ces problèmes au moyen des techniques existantes, mais cela augmenterait les coûts de production pour les entreprises. Les entreprises feraient peut-être un peu moins de profit qu'elles ne le font en n'utilisant pas les meilleures techniques.
Troisièmement, dans certains pays, les entreprises ne sont malheureusement pas obligées d'utiliser les meilleures techniques. Par conséquent, chaque État doit établir des règles très précises pour que les entreprises, lorsqu'elles obtiennent leurs permis et leurs droits d'exploitation, soient tenues d'obéir à ces règles. Cela pourrait faire augmenter un peu les coûts de production, mais minimiserait, voire supprimerait les répercussions. Dans bien des cas, nous constatons que les répercussions sont les problèmes véritables. Si les gouvernements ne prennent pas cette question au sérieux, cela pourrait devenir un obstacle à l'établissement de mesures de protection au niveau de l'exploitation.
Le sénateur Massicotte : J'ai beaucoup lu au sujet de vos rapports, et je vous félicite pour leur crédibilité et leur détail. Cependant, certains décrivent l'organisation en disant qu'elle est financée par des pays dépendants du pétrole, ce qui jette une ombre sur la crédibilité de vos rapports. Pouvez-vous nous parler du financement de votre organisme et nous dire pourquoi votre crédibilité doit être soutenue à l'échelle mondiale?
M. Birol : Notre financement provient de 28 pays. Une fois de plus, il s'agit du Japon, de la Corée, de l'Australie, de la Nouvelle-Zélande, de tous les pays européens, du Canada et des États-Unis. Le montant d'argent que chaque pays nous verse est publié dans notre site Web. Tout le monde a accès à cette information.
Je trouve plutôt simpliste d'établir une association directe entre le financement provenant des gouvernements et la façon dont nous traitons le changement climatique et les autres enjeux. J'estime que notre crédibilité doit être évaluée en termes d'appréciation par nos lecteurs, par les publics auxquels nous nous adressons, par les médias, par l'industrie de l'énergie, par les gouvernements et par le monde universitaire.
Je peux vous affirmer que nous jouissons d'une très bonne réputation auprès du monde universitaire, des gouvernements et de l'industrie. Je ne dis pas que c'est la meilleure possible, mais nous faisons de notre mieux. Je crois que cela témoigne de la qualité de notre travail. Alors, quiconque s'intéresse à nos sources de financement peut consulter notre site web. Ce n'est pas un secret : tout est là, et tout est très transparent.
Le sénateur Massicotte : En gros, votre rapport indique que si les gouvernements adoptaient toutes les nouvelles politiques qu'ils ont prévues, il y aurait une augmentation de 3,5 degrés Celsius, selon les projections actuelles. Vous me trouverez peut-être cynique, mais souvent les gouvernements ne font pas exactement ce qu'ils avaient dit qu'ils feraient, parce qu'il est souvent difficile de le faire. On pourrait présumer que nous allons passer de 3,5 à peut-être même 6 degrés, car vous dites que si nous ne faisons rien, il y aurait une augmentation de 6 degrés, selon les projections actuelles. Mais quel est l'impact sur notre monde d'une augmentation de 3,5 degrés, ou peut-être même de 6 degrés? Pouvez-vous nous résumer en langage simple vers quoi nous nous dirigeons si nous n'amorçons pas un virage immédiat dans nos politiques?
M. Birol : Tout d'abord, l'augmentation maximale de la température nous permettant de conserver notre style de vie au cours des prochaines décennies devrait être de 2 degrés Celsius. Si nous dépassons 2 degrés, c'est un problème.
Si les gouvernements font ce qu'ils ont dit qu'ils feraient, il y aura une augmentation de 3,5 degrés; mais s'ils se comportent comme ils l'ont fait au cours des dernières décennies, la température augmentera de 6 degrés. Au-dessus de 2 degrés, nous constaterons des changements dans le climat. Il y aura des conditions météorologiques extrêmes partout dans le monde. Il y aura des sécheresses, surtout en Afrique et en Chine, le niveau de la mer s'élèvera, ce qui est un problème pour bon nombre de pays, et plusieurs espèces animales disparaîtront.
Pour résumer, l'équilibre déjà fragile de notre planète sera gravement perturbé, ce qui d'après moi n'est à l'avantage de personne. Cette augmentation de la température affectera tant ceux qui croient au changement climatique que ceux qui n'y croient pas.
Le sénateur Massicotte : Mais pour rendre cela encore plus concret, disons que si nous nous dirigeons vers une augmentation de 4 ou 4,5 degrés Celsius, nous savons tous que c'est dramatique, mais dans quelle mesure est-ce grave? Du point de vue économique, pouvez-vous dire quel pourcentage du PIB est touché? Quelle valeur concrète pouvez- vous attribuer à cette conséquence pour que nous saisissions tous sa gravité?
M. Birol : La gravité dépend de la mesure dans laquelle le changement des conditions météorologiques sera extrême. Selon l'analyse faite par les Nations Unies, cela pourrait avoir des répercussions majeures, surtout sur les pays pauvres qui subiront la majeure partie des sécheresses ou du changement climatique. Il y aura de graves répercussions sur les petits états insulaires en raison de l'élévation du niveau de la mer. Plus l'augmentation de la température sera élevée, plus les effets en seront graves, mais je crois que ces changements seront plus coûteux que les mesures que nous prendrons pour affronter le changement climatique.
Le sénateur Massicotte : Si je peux vous demander une dernière évaluation, je crois avoir lu dans l'Economist, parce que tout le monde tente de quantifier toutes ces choses, que la Corée du Sud, je crois, publie des chiffres et qu'ils affirment que le remède permettant de limiter le changement climatique à 2 degrés coûtera probablement entre 1,7 et 2 p. 100 du PIB mondial, mais que ne rien faire coûterait probablement 10 p. 100 environ du PIB. Est-ce que ces chiffres semblent justes à l'économiste que vous êtes?
M. Birol : Il y a plusieurs valeurs estimatives à ce sujet, monsieur. En général, il est beaucoup moins coûteux d'établir des politiques et de promouvoir des technologies pour confronter le changement climatique et l'éviter, que d'en subir les conséquences. En général, l'ordre de grandeur est de 1:3, 1:4.
Le président : C'est au tour du sénateur Lang. C'est notre homme du Grand Nord, monsieur.
Le sénateur Lang : Il est très difficile de parler de changement climatique quand nous avons vu moins 50 cet hiver, mais j'ai une question sur le changement climatique, puis j'aimerais poser une autre question d'ordre plus général, si possible.
Les renseignements que vous mentionnez au sujet du changement climatique et les données scientifiques que vous citez, si je comprends bien, proviennent des Nations Unies et des organismes établis pour elles pour étudier cette question en particulier et faire des recommandations. Cependant, les résultats de leurs études ont été fortement mis en doute, comme vous le savez, selon notamment le point de vue que nombre de ces études n'ont jamais été légitimement évaluées par des pairs et, à ce que je sache, c'est un fait. Partagez-vous cette préoccupation jusqu'à un certain point, et votre organisme est-il disposé à leur demander de faire évaluer ces études par des pairs plus souvent pour valider les chiffres auxquels ils arrivent?
M. Birol : J'ai deux réponses, si vous permettez.
Premièrement, ce qui s'est passé récemment au niveau du GIEC, le programme pilote international des Nations Unies pour l'étude du changement climatique, nous porte à croire qu'une meilleure démarche d'examen par les pairs de leurs travaux s'impose. C'est effectivement le cas et je crois, ou j'espère à tout le moins, qu'ils auront une démarche d'examen par les pairs beaucoup plus robuste pour leur prochain rapport.
Deuxièmement, comme je l'ai dit il y a quelques minutes, même si nous présumons que le changement climatique n'existe pas, que c'est une pure invention, je reviens sur ce que j'ai dit plus tôt. Nous disposons d'un certain nombre de politiques pour combattre le changement climatique, et la plus importante d'entre elles consiste à faire une utilisation plus efficace de l'énergie. À peu près 50 p. 100 de la réduction requise pour combattre le changement climatique provient de l'utilisation plus efficace de l'énergie — utiliser plus efficacement nos voitures, nos avions, nos postes de télévision et le transfert d'énergie dans l'industrie. Bien entendu, si nous faisons cela, même s'il n'y a pas de changement climatique, c'est une bonne chose pour l'économie. Obtenir le même résultat en utilisant moins d'énergie est une bonne chose. Croyez-moi, dans plusieurs pays en développement, pays émergents, on préconise ces efficiences ou sources renouvelables, ces politiques, pour un certain nombre de raisons, non pas pour le changement climatique, mais principalement pour combattre le problème de la pollution atmosphérique dans les villes. Cependant, tout cela aide aussi à combattre le changement climatique. Donc, les politiques que nous préconisons, comme plus d'efficacité, plus de sources renouvelables, plus d'énergie nucléaire et plus de piégeage et stockage de dioxyde de carbone, même s'il n'y a pas de changement climatique, nous procureraient le futur énergétique durable le plus économique.
Le sénateur Lang : Je suis d'accord avec vous pour ce qui est de la dernière partie de votre réponse. En fin de compte, c'est purement et simplement une question de bon sens.
J'aimerais passer à un aspect préoccupant pour les Canadiens et pour l'Amérique du Nord; c'est la question de l'établissement, ou de l'établissement éventuel du prix des émissions carboniques, qu'il s'agisse d'une taxe ou d'un système de plafonnement et échange. Je relève dans nos fiches d'information que vous prévoyez 120 $ le baril et peut- être même 200 $ le baril au fil du temps, une croissance des coûts de découverte et d'extraction du pétrole des divers champs de pétrole, ainsi qu'une augmentation de l'offre et de la demande. Nombreux sont ceux qui estiment que les prix élevés forceront les pays et les particuliers à réduire leur consommation d'énergie. Autrement dit, ils devront faire preuve de plus d'efficacité pour pouvoir se la permettre. Que dites-vous de cette hypothèse?
M. Birol : Premièrement, je dois vous dire que, d'après moi, l'ère du pétrole bon marché est révolue. Il pourra y avoir une certaine fluctuation des prix du pétrole, en raison de crises financières et d'autres facteurs du genre, mais les prix du pétrole seront élevés, et nous devons nous habituer à des prix à trois chiffres. C'est de mauvais augure pour un grand nombre de consommateurs.
En ce qui concerne l'attribution de prix aux émissions carboniques, je crois que cela doit se faire dans les pays où il n'y a pas assez de règlements incitant à une utilisation plus efficace de l'énergie. Dans leur cas, si on attribue un prix aux émissions carboniques, ils seront forcés à utiliser l'énergie plus efficacement et, dans l'avenir, à utiliser des sources d'énergie produisant moins d'émissions carboniques. Cependant, même si des prix sont attribués aux émissions carboniques, je crois que le plus gros élément du prix de l'énergie sera le prix de l'énergie lui-même, et non pas celui des émissions carboniques ou la taxe sur les émissions carboniques.
Je vous dis aujourd'hui que 90 p. 100 de l'augmentation de la consommation de l'énergie proviendra des pays émergents. De fait, dans ces pays, les combustibles fossiles sont lourdement subventionnés. Les prix ne correspondent pas au coût réel de l'énergie. Ils sont très bas, artificiellement bas, parce que les gouvernements subventionnent lourdement la consommation de combustibles à hautes émissions carboniques.
Le sénateur Lang : J'aimerais passer à un autre sujet, celui du pipeline reliant l'Alberta à la côte Ouest. Dans votre bulletin mensuel, vous dites être d'avis qu'il faudrait construire un pipeline entre l'Alberta et la côte Ouest compte tenu de la décision relative au projet Keystone. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet?
M. Birol : Je crois que les sables bitumineux canadiens sont une bénédiction pour les marchés mondiaux du pétrole, et pas seulement à l'heure actuelle, car ils présentent un grand potentiel de croissance. Ce sera l'un des quelques rares endroits au monde où nous pourrons produire du pétrole de façon stable, sans gros problème.
Je suis au courant de la décision du gouvernement des États-Unis. Bien sûr, ils ont leurs raisons. Je respecte cette décision, mais, compte tenu des marchés mondiaux du pétrole, je crois que la demande sera tellement forte que le pétrole produit à partir des sables bitumineux du Canada atteindra assurément le grand public. Il pourra y avoir un pipeline dans un sens ou dans l'autre, vers le Nord, vers l'Est ou vers ailleurs, mais la production des sables bitumineux atteindra les consommateurs. Cela se fera maintenant ou plus tard, mais je suis absolument convaincu que vous ne manquerez pas de clients pour les produits des sables bitumineux.
Le président : La parole est maintenant au sénateur Sibbeston, un autre homme du Grand Nord.
Le sénateur Sibbeston : Certaines estimations indiquent que l'Arctique recèle plus de 400 milliards de barils équivalent pétrole, en pétrole et en gaz naturel. Ces gisements sont répartis à l'échelle de la région et, au fur et à mesure de la fonte de la glace marine permanente, ils deviendront plus accessibles. Quel impact l'exploitation de réserves de cette taille pourrait-elle avoir sur l'énergie à l'échelle du monde? Est-il appréciable?
Quelle est l'importance relative de toutes ces réserves dans l'Arctique, et pourraient-elles être exploitées? Croyez- vous qu'il pourrait y avoir une production appréciable dans cette région avant 2035, ou cela se fera-t-il plus tard?
Existe-il des mesures de protection et des traités faisant en sorte que l'exploitation des ressources en hydrocarbures se déroule dans l'ordre, ou y a-t-il un potentiel de conflits?
M. Birol : Tout d'abord, nous avons des ressources considérables de pétrole et de gaz — des ressources en hydrocarbures — dans la région arctique. C'est une très bonne chose pour nous tous.
En second lieu, le moment où ces ressources seront transformées en réserves, et ces réserves en production, et où elles atteindront les postes d'essence, est fonction de deux ou trois choses : premièrement, la technologie qui sera utilisée; deuxièmement, les prix du pétrole et du gaz à ce moment-là, et troisièmement, le cadre de réglementation et les enjeux au niveau des pays entre eux, d'une part, et des pays et des entreprises concernées, d'autre part.
D'un point de vue réaliste, je ne m'attends pas à une croissance appréciable au cours des dix prochaines années dans la région arctique, mais nous verrons peut-être une quantité croissante de pétrole et de gaz provenant de cette région quand ces trois conditions seront réunies. Cela sera assurément très positif pour les marchés pétroliers tendus des années à venir.
Le président : Cette réponse vous satisfait-elle?
Le sénateur Sibbeston : Oui, elle me satisfait.
Le sénateur Seidman : Monsieur Birol, merci beaucoup de cet exposé dynamique et de votre perspective mondiale. Je viens du Québec, et donc ma question a déjà été posée; elle portait sur les problèmes associés au gaz de schiste. Je suis heureux de constater que vous reconnaissez que les problèmes associés à la fracturation sont bien réels, que, d'après vous, ils peuvent être gérés au moyen d'une bonne réglementation — c'est ce que j'ai compris —, et que les gouvernements doivent reconnaître qu'il y a des problèmes et des moyens techniques.
Je ne sais pas si vous avez autre chose à dire au sujet de cette bonne réglementation et de quoi il s'agit exactement.
Je voudrais aussi demander, au sujet de la technologie existante dont vous parlez, quels domaines de la R-D en énergie reçoivent le plus de financement dans le monde présentement?
M. Birol : Tout d'abord, permettez-moi de me répéter, parce que vous avez raison, cette question est extrêmement importante : les problèmes environnementaux que l'extraction des gaz de schiste pose dans plusieurs pays sont des problèmes réels; ils ne sont pas inventés. Ils sont réels, surtout sur le plan de la conservation de l'eau.
Le procédé consomme une grande proportion de l'eau dont ces collectivités ont besoin. De plus, il requiert une grande quantité de produits chimiques, ce qui pourrait aussi avoir des répercussions sur la consommation d'eau de ces collectivités. Je vous donne un exemple d'un bon règlement : dans bien des cas, personne ne connaît les produits chimiques utilisés. Donc, l'une des règles d'or — que nous décrirons à la fin de notre étude — stipulerait que les gouvernements exigent des entreprises qu'elles publient, de façon transparente, les types de produits chimiques qu'elles utilisent dans leurs procédés, ainsi que les répercussions de l'utilisation de ces produits chimiques.
Dans plusieurs pays, quand vous achetez des produits alimentaires au supermarché, vous pouvez voir les produits chimiques et les additifs qu'ils renferment. Vous pouvez ainsi savoir quels produits chimiques sont présents dans une crème glacée, par exemple, quelle quantité de colorants y a été ajoutée, et ce que cela entraîne. Sur ce plan, je dirais que nous allons demander davantage de transparence, ainsi qu'une très grande prudence quant à l'utilisation de l'eau et des autres choses.
En ce qui concerne la R-D, je crois que jusqu'à présent les efforts de R-D en énergie dans le monde sont déployés dans les secteurs suivants, par ordre décroissant : l'énergie nucléaire — la nouvelle génération —, les biocombustibles, l'énergie solaire et l'énergie éolienne. Tous les secteurs reçoivent d'importants financements de recherche- développement, mais c'est vraiment l'industrie de l'énergie nucléaire qui reçoit le plus.
Le sénateur Patterson : Je viens de la Saskatchewan et nous sommes un important fournisseur d'uranium aux services publics d'électricité dans le monde. Il est incontestable que l'énergie nucléaire a accusé un recul après Fukushima, mais la plupart des gouvernements semblent avoir demandé aux services publics de réévaluer leurs procédures de sécurité, ce qu'ils on fait, et la plupart d'entre eux — avec quelques changements mineurs — les ont trouvées adéquates. Sans aucun doute, dans un environnement comme celui-ci, il est politiquement populaire de déclarer l'intention d'éteindre progressivement la production d'énergie nucléaire, mais cette intention est généralement oubliée quand on se rend compte qu'il n'y a pas d'autre choix.
Compte tenu des émissions de gaz à effet de serre, pensez-vous que la production d'énergie nucléaire redeviendra robuste et progressera?
M. Birol : Après Fukushima, il y a eu trois réactions politiques de la part des gouvernements. La première est celle du gouvernement de l'Allemagne qui a déclaré l'intention de fermer progressivement ses centrales nucléaires, suivie par d'autres pays européens. Dans le deuxième cas, il s'agit de pays, d'Europe pour la plupart, qui se demandent encore quoi faire. La troisième réaction, qui est celle des pays comme la Chine, la Corée, l'Inde et la Russie où la majorité des centrales prévues dans leurs plans d'expansion existaient avant Fukushima, a été de poursuivre l'exécution de ces plans.
Je m'attends à ce que les nouveaux règlements de sécurité améliorés auront pour effet la construction de nouvelles centrales nucléaires, mais que leur coût de construction augmentera quelque peu. Mais l'énergie nucléaire demeurera une technologie de production d'électricité très rentable.
Il y aura peut-être quelques retards au niveau des centrales nucléaires, mais je m'attends à ce que la capacité nucléaire augmente. Ce sera assurément très positif sur le plan du changement climatique. Par ailleurs, comme je l'ai dit, les pays que j'ai mentionnés aujourd'hui, où réside la majeure partie de la croissance de la capacité nucléaire — c'est-à-dire, la Chine, l'Inde, la Corée et la Russie —, ne construiront pas des centrales nucléaires principalement pour combattre le changement climatique, mais pour renforcer leur sécurité énergétique et faire en sorte que l'électricité demeure abordable. Mais en bout de ligne, eux aussi devront combattre le changement climatique. Je suis convaincu que l'énergie nucléaire est la solution clé tant pour la sécurité énergétique que pour le changement climatique, car les problèmes qu'ils entraîneraient sur ces deux plans en l'absence de l'énergie nucléaire seraient beaucoup plus difficiles à résoudre qu'ils ne le sont maintenant.
Le président : Vous êtes au courant, je suppose, que cette semaine, les États-Unis — vous ne les avez pas mentionnés — ont approuvé une nouvelle grosse installation nucléaire. Est-ce exact, monsieur?
M. Birol : Oui, tout à fait. Mais je voulais mentionner les pays où réside la majeure partie de la croissance. Cette nouvelle des États-Unis est bonne, et je suis heureux de cette décision.
Le sénateur Wallace : Monsieur Birol, vos commentaires au sujet de l'élargissement de l'utilisation de l'énergie nucléaire dans le futur corroborent ce que nous entendons d'un certain nombre de sources. Et bien entendu, cette croissance de la production d'énergie nucléaire s'accompagnera d'une augmentation des déchets radioactifs. Or, le confinement et le stockage tant à court terme qu'à long terme constituent un problème important. Comme vous le savez probablement, c'est un problème que nous examinons actuellement au Canada, et pour lequel nous étudions différentes options.
D'après votre expérience et votre perspective internationale, que pouvez-vous nous dire au sujet d'une démarche mondiale à ce sujet? Avez-vous des commentaires sur la sécurité et l'uniformité de la démarche que suivent les pays qui auront à confiner et à stocker des déchets nucléaires à long terme?
M. Birol : En ce qui concerne l'énergie nucléaire, on ne parle que des aspects économiques, des répercussions sur le climat et de Fukushima, mais il y a d'autres aspects.
Premièrement, je souhaite que les pays qui construiront des centrales nucléaires veillent à ce que leur industrie nucléaire soit conforme aux règles internationales, ainsi qu'aux traditions et au cadre de travail de l'Agence internationale de l'énergie atomique.
Deuxièmement, vous avez tout à fait raison, l'élimination des déchets nucléaires est un problème clé. Le monde n'a pas encore trouvé une solution précise à ce problème. Cependant, nous savons qu'il y a déjà des sites de déchets nucléaires dans presque tous les pays qui ont des centrales nucléaires — c'est-à-dire le Japon et la Corée entre autres pays asiatiques, la France et d'autres pays européens, ainsi que le Canada. Mais la gestion de ces déchets n'a pas de graves répercussions sur l'aspect économique d'ensemble de l'énergie atomique. Bien que nous n'ayons pas encore trouvé de solution définitive au problème de l'élimination des déchets, celui-ci est l'objet d'intenses activités de recherche et développement. Compte tenu des dépenses actuelles dans le monde, je ne considère pas que cela soit un problème majeur pour l'expansion de l'énergie nucléaire sur les plans de la technologie, de la sécurité et des finances.
Le sénateur Wallace : En ce qui a trait à l'énergie éolienne, comme vous le dites, elle est appelée à devenir une source d'électricité croissante. Au Canada, l'énergie éolienne a suscité des préoccupations. Certains affirment que les turbines éoliennes ont des effets importants sur la santé, sur l'environnement, sur les oiseaux migrateurs, et cetera.
Selon votre expérience et votre perspective internationale, ce genre de problèmes existe-t-il ailleurs et, dans l'affirmative, qu'est-ce qui est fait dans le monde pour les régler?
M. Birol : L'aérogénération est une technologie qui produit de l'électricité sans nuire directement à l'environnement au niveau de la pollution atmosphérique ou du changement climatique. Néanmoins, en premier lieu, l'énergie éolienne est, dans la plupart des cas, plus chère à utiliser pour produire de l'électricité que le gaz naturel, par exemple. En Europe et en Chine, il y a un grand développement des énergies renouvelables, ou de l'énergie éolienne, mais cette énergie ne pourra jamais faire concurrence aux combustibles fossiles sans subvention, c'est certain.
Deuxièmement, même en Europe, il y a aujourd'hui une certaine opposition à l'énergie éolienne en raison du bruit que les turbines produisent dans les collectivités, de leur impact visuel négatif, et d'autres problèmes qu'elles causent là où elles sont installées. Bien que l'énergie éolienne ne constitue pas une solution parfaite du point de vue environnemental, elle ne produit pas d'émissions carboniques ni de pollution atmosphérique. Donc, pour les collectivités, elle a des avantages, mais elle présente les inconvénients du bruit et de l'esthétique. Ces défis commencent à se manifester en Europe.
Le sénateur Wallace : C'est à peu près la même chose que nous voyons au Canada, le même genre de préoccupations. Merci beaucoup, monsieur.
Le président : C'est au tour maintenant du sénateur Nancy Raine, un sénateur qui ne voit pas le changement climatique du même œil que le vice-président.
Le sénateur Raine : Je ne vous poserai pas de questions sur le changement climatique parce que je crois que les questions associées au GIEC intéressent tout le monde.
Je viens de la Colombie-Britannique, et nous pouvons voir dans notre ciel la pollution venant de la Chine. Le ciel n'est pas aussi bleu qu'il l'était. Qu'est-ce qui peut être fait, ou qu'est-ce qui est fait pour encourager le gouvernement chinois à arrêter du subventionner l'essence pour ses citoyens?
M. Birol : Ce qui se produira en Chine sur les plans des marchés du pétrole, du gaz, du charbon et de l'électricité aura un impact sur nous tous. Le gouvernement chinois est parfaitement conscient du fait que, aujourd'hui, la Chine est le pays le plus polluant au monde en matière d'émissions carboniques, et que 18 des 20 villes les plus polluées au monde sont en Chine. Par exemple, les sables bitumineux et leur association aux émissions de CO2 sont l'objet d'un grand débat au Canada. Quand je compare cela à la Chine, je vous ai dit que nous nous attendons à une augmentation appréciable des sables bitumineux au cours des 10 prochaines années. Cette augmentation ne provenait pas des sables bitumineux, mais si elle provenait d'un brut moyen ailleurs dans le monde, l'écart des émissions de CO2 entre ces deux sources équivaudrait à moins de deux jours d'émissions de la Chine. Cela met en contexte l'importance de la Chine, la différence en Chine, et ainsi de suite. Le gouvernement chinois fait de gros efforts. Par exemple, en plus d'essayer de promouvoir une consommation plus efficace de l'énergie et de favoriser l'énergie renouvelable, les gouvernements de plusieurs États chinois mettent sur pied des régimes de prix des émissions carboniques pour passer à un contexte de consommation plus écologique de l'énergie.
À l'heure actuelle, la Chine est une source majeure d'émissions, et elle continuera de l'être pendant de nombreuses années; le gouvernement chinois en est conscient. Par ailleurs, je crois que la Chine est en train de devenir un acteur de premier plan dans l'économie mondiale, et quand elle deviendra membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies, il lui faudra probablement assumer de plus en plus de responsabilités sur le plan d'autres enjeux mondiaux, comme les enjeux environnementaux.
Le président : Vous pensez qu'ils devraient opposer un veto à leurs émissions.
Le sénateur Johnson : En 2009, les pays du G20 se sont engagés à éliminer progressivement la subvention des combustibles fossiles à moyen terme. Est-ce que votre analyse indique que ces pays respectent leur engagement?
M. Birol : Notre analyse révèle qu'à l'heure actuelle, la consommation du charbon, du pétrole et du gaz est subventionnée à raison de plus de 400 milliards de dollars américains par année dans le monde. Nous avons appuyé cette mesure parce que, si ces subventions étaient éliminées progressivement, les gens utiliseraient l'énergie plus efficacement. Présentement, l'énergie est extrêmement bon marché dans de nombreux pays, et comme elle est très abordable, les gens la gaspillent. Nous avons appuyé cette mesure et nous constatons qu'elle commence à être adoptée dans certains pays. Quels sont ces pays? Par exemple, l'Indonésie est un pays qui a fait un effort appréciable. La Chine en est un autre; grande amélioration dans ce pays. L'Inde a apporté des améliorations considérables, mais elle est encore loin de respecter ce mécanisme de marché. Je crois que s'ils amènent ces prix de l'énergie aux niveaux mondiaux, tout le monde en profitera.
Une dernière chose : plusieurs gouvernements disent que nous subventionnons l'énergie pour protéger les pauvres. À mon avis, c'est erroné. Nous avons constaté que de ces 400 milliards de dollars, seulement 8 p. 100 vont aux personnes aux plus faibles niveaux de revenu, c'est-à-dire les 20 p. 100 qui représentent les plus faibles niveaux de revenu; 80 p. 100 vont aux niveaux moyens et élevés, qui profitent de ces subventions des gouvernements. Contrairement à ce qu'on peut penser, ce ne sont pas les pauvres qui bénéficient de ces subventions, mais les personnes à revenu moyen et élevé, et ces personnes consomment beaucoup plus d'énergie. Par conséquent, nous allons continuer à encourager l'élimination progressive de ces subventions.
Le président : Monsieur Birol, votre témoignage ce matin a été fascinant. Tous mes collègues me passent des notes disant à quel point ils ont apprécié vos propos.
Aimeriez-vous dire quelques mots encore en guise de conclusion?
M. Birol : Votre pays a une importance cruciale sur les plans du pétrole, du gaz, de l'uranium et de l'énergie hydroélectrique. Je crois que le Canada est l'une des pierres angulaires du secteur mondial de l'énergie, et qu'il le demeurera des décennies durant. C'est assurément une très bonne chose.
En ce qui concerne l'utilisation responsable de l'énergie, je sais que votre gouvernement travaille fort à imposer des normes à l'industrie de production du pétrole et du gaz pour des motifs environnementaux. De telles politiques seraient certainement un très bon exemple pour les autres producteurs de pétrole et de gaz dans le monde.
À mon avis, les ressources de pétrole, de gaz, d'uranium et hydroélectriques du Canada sont une bénédiction pour le Canada, et le Canada est une bénédiction pour le secteur mondial de l'énergie.
Monsieur le président, je serais très heureux d'accueillir les membres de votre comité à Paris. Et quand je passerai au Canada, je serais très heureux, si j'y étais invité, de cogner à votre porte et de m'entretenir avec vous et vos collègues.
Merci beaucoup.
Le président : Merci monsieur Birol. Le comité directeur communiquera peut-être avec vous au cours des prochains jours pour passer vous visiter, car nous en sommes à la préparation de notre rapport qui doit être publié aux environs du 1er juin. De plus, par la suite, quand vous viendrez au Canada en mai, nous prendrons certainement des dispositions en vue d'une séance spéciale du comité au cours de laquelle nous aurons le plaisir de vous entendre de nouveau.
Dans l'intervalle, au nom de tous les sénateurs ici présents, je vous remercie chaleureusement et sincèrement de votre participation ce matin.
(La séance est levée.)