Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 6 - Témoignages du 24 novembre 2011
OTTAWA, le jeudi 24 novembre 2011
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C- 16, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale (juges militaires), se réunit aujourd'hui, à 10 h 37, pour procéder à l'étude article par article du projet de loi; et pour examiner, pour en faire rapport, les dispositions et l'application de la Loi modifiant le Code criminel (communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel), L.C. 1997, ch. 30.
Le sénateur John D. Wallace (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Chers collègues, bonjour. Nous allons poursuivre notre examen du projet de loi C-16. Nous avons, hier, recueilli les témoignages, et mené à bien ce volet de notre examen du projet de loi.
Le sénateur Joyal : Permettez-moi d'invoquer le Règlement sur un point ayant trait au témoignage d'hier. J'avais en effet, à la séance précédente, posé au colonel Gibson une question au sujet de la modification des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes pour ce qui est de la mise en disponibilité provisoire, conformément à la recommandation 7 du rapport, remis en 2003, par l'ancien juge en chef Lamer. Après la levée de séance, le colonel Gibson m'a fait savoir que les ORFC avaient bien été modifiées dans le sens recommandé par l'ancien juge en chef. Je souhaiterais voir cette précision figurer au compte rendu étant donné qu'elle fait partie des discussions d'hier.
Le président : Très bien, sénateur, c'est une précision utile.
Est-il convenu de procéder à l'étude article par article du projet de loi C-16, Loi modifiant la Loi sur la défense nationale (juges militaires)?
Des voix : Oui.
Le président : Êtes-vous d'accord de suspendre l'adoption du titre?
Des voix : Oui.
Le président : Êtes-vous d'accord de suspendre l'adoption de l'article 1, qui contient le titre abrégé?
Des voix : Oui.
Le président : L'article 2 est-il adopté?
Des voix : Oui.
Le sénateur Joyal : Je voudrais que mon abstention soit consignée au compte-renudu.
Le président : Elle le sera, sénateur.
L'article 1, qui contient le titre abrégé, est-il adopté?
Des voix : Oui.
Le président : Le titre est-il adopté?
Des voix : Oui.
Le président : Le projet de loi est-il adopté?
Le sénateur Joyal : Et mon abstention consignée.
Le président : Oui, sénateur, votre abstention étant consignée.
Est-ce que le comité veut annexer des observations au projet de loi?
Des voix : Non.
Le président : Sans observations. Est-il convenu qu'il soit fait rapport de ce projet de loi au Sénat?
Des voix : Oui.
Le président : Je vous remercie. Voilà qui conclut notre examen du projet de loi C-16.
Nous passons maintenant au second point de notre ordre du jour.
Je vais, dans un instant, vous présenter notre invitée qui va se joindre à nous par vidéoconférence. Je suis John Wallace, sénateur du Nouveau-Brunswick et président du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Chers collègues, nous allons maintenant examiner, pour en faire rapport, les dispositions et l'application du projet de loi C-46, Loi modifiant le Code criminel en ce qui concerne la communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel.
En 1997, suite à l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. O'Connor, le Parlement a adopté le projet de loi C-46, instaurant le cadre législatif actuel prévu aux articles 278.1 à 278.91 du Code criminel. Le projet de loi C-46 visait à renforcer la protection de la vie privée et les droits à l'égalité des plaignants dans des causes relatives à des infractions d'ordre sexuel, en limitant la communication à l'accusé de dossiers privés détenus par des tiers. Le projet de loi fait figurer au Code criminel une liste des motifs jugés insuffisants pour obtenir l'accès à des dossiers personnels ou thérapeutiques, ainsi que les facteurs dont le juge doit tenir compte au moment de déterminer si les dossiers devraient ou non être communiqués, et notamment le droit du plaignant à la vie privée et à l'égalité, et le droit de l'accusé à une défense pleine et entière. Dans le préambule du projet de loi, on insiste sur les préoccupations qu'éprouvait le Parlement au sujet des infractions d'ordre sexuel commises contre les femmes et les enfants, et sur la nécessité d'encourager les victimes à dénoncer les infractions d'ordre sexuel commises à leur encontre. Toujours selon le préambule, la crainte que des renseignements personnels soient rendus publics exerçait un effet dissuasif sur les victimes qui sans cela aurait peut-être signalé l'agression aux autorités et fait appel aux services et soins nécessaires.
J'ai le plaisir d'accueillir dans le cadre de cette vidéoconférence la professeure Lise Gotell, de l'Université de l'Alberta. Madame Gotell, je vais vous demander d'abord de nous présenter votre exposé, après quoi les membres du comité ont des questions qu'ils souhaitent vous poser.
Lise Gotell, professeure associée, Études des femmes, Université de l'Alberta : Je suis contente d'avoir cette occasion de m'entretenir avec vous, mais encore plus contente du fait que les dispositions actuelles vont enfin faire l'objet d'une révision. Vous n'ignorez pas que les résultats de l'Enquête sociale générale démontrent que le nombre d'agressions sexuelles demeure élevé. Au niveau politique, on parle beaucoup des moyens d'abaisser la criminalité, mais depuis assez longtemps, le Parlement ne s'est pas penché sur le problème spécifique de la violence sexuelle.
Je dois d'emblée préciser que, de formation, je suis politicologue et non juriste. Au cours des 15 dernières années, mon travail a été en grande partie consacré aux effets qu'a pu avoir la réforme de la législation canadienne en matière d'agressions sexuelles adoptée dans les années 1990, y compris l'article 278. Afin de mieux cerner les effets qu'a entraînés l'article 278, je me suis livrée à deux études de jurisprudence, la première partant de l'arrêt Mills, qui date de 2002, et la seconde allant de 2002 à 2006. J'ajoute que mon article publié en 2008 dans la revue Femmes et Droit est le plus récent à paraître sur ce sujet.
J'ai également, en 2005, effectué avec des collègues, la première enquête nationale sur les centres d'accueil pour les personnes ayant subi une agression sexuelle. Nous demandions notamment aux personnes sondées de donner leurs avis quant aux effets qu'avait pu avoir l'adoption de l'article 278. Une grande partie de ce que je vais dire ce matin ne fera que reprendre des thèmes abordés devant le comité en février par la professeure Karen Busby. Dans la mesure où nous sommes actuellement à une période de l'année où les universitaires sont très occupés et que cette intervention a été un peu décidée à la dernière minute, je n'ai pas eu le loisir de rédiger un mémoire. Comme la professeure Busby, il m'a été donné de participer à l'action du Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes, et il m'a été demandé de participer à la rédaction du mémoire que le fonds d'action doit remettre à votre comité.
Je souhaite aujourd'hui entamer mon propos en rappelant ce que le professeur Stuart vous a dit à ce sujet, ce qui peut paraître, pour quelqu'un comme moi, comme un curieux point de départ. Je suis d'accord avec lui lorsqu'il affirme qu'en matière d'agression sexuelle, la législation canadienne compte parmi les plus sévères du monde. Les réformes et refontes de notre Code criminel — notamment la définition du mot « consentement », qui limite la possibilité de soulever comme moyen de défense la croyance sincère, mais erronée, les limites imposées au contre- interrogatoire sur les antécédents sexuels et les dossiers privés du plaignant ou de la plaignante constituent en effet des innovations. Cela a eu, à l'étranger, une très grande influence sur la réforme du droit en ce domaine. Il est fréquent que je surprenne mes collègues d'autres pays lorsque j'émets des critiques à l'égard de la législation canadienne, car un mythe assez répandu veut que le Canada soit parvenu à régler tous les problèmes qui se posent en ce domaine. Il faut savoir, cependant, que malgré la réputation dont le Canada jouit en tant que pays novateur au niveau de la réforme du droit régissant les agressions sexuelles, il existe sur le plan de la justice une lacune et c'est cela notamment qui devrait retenir l'attention du comité.
Mais où se situe cette lacune? Sur le plan de la justice, on constate une solution de continuité entre, d'une part, ce que nous tentons de faire pour améliorer le taux de dénonciation de ce type d'infraction et accroître le taux de condamnations en justice, et, d'autre part, cette persistance de mythes entourant le viol, mythes qui nuisent à la manière dont les agressions sexuelles sont traitées dans le cadre de notre justice pénale. Vous n'ignorez pas que dans aucun autre domaine du droit pénal, le plaignant ou la plaignante n'est soumis, afin d'évaluer sa crédibilité, à de pareilles intrusions. Andrew Taslitz, professeur de droit à Harvard, attire notre attention sur ces « rituels judiciaires de dégradation et d'exclusion à l'occasion des procès pour agression sexuelle ». Il soutient, et je suis d'accord avec lui, que ces rituels constituent, notamment envers les femmes, un déni des droits à une égale protection de la loi et à une égale participation à la justice. Cette lacune de la justice que je viens d'évoquer constitue selon moi l'essentiel du mandat confié à votre comité. Or, il nous faut comprendre que l'article 278, s'il en était fait une application correcte, pourrait beaucoup contribuer à la combler et à faire disparaître ces rituels judiciaires de dégradation dont parle le professeur Taslitz.
En revanche, je ne suis pas d'accord avec le professeur Stuart lorsqu'il affirme que l'article 278 fonctionne de manière satisfaisante, et qu'il a permis de réduire dans une grande mesure l'accès au dossier d'un plaignant. Il y a, bien sûr, de nombreuses choses que nous continuons à ignorer sur la question, et pour mieux comprendre l'incidence de cette disposition, il nous faudrait approfondir les recherches. Mais il y a une chose que nous savons, par contre, et les conclusions auxquelles sont parvenues toutes les études de jurisprudence menées tant par moi-même que par Jennifer Koshan, de l'Université de Calgary, Karen Busby, et Sue MacDonald, du ministère de la Justice, vont toutes dans le même sens. Ce que nous savons, donc, c'est qu'il arrive encore souvent que les dossiers soient remis pour examen à la cour et communiqués à l'accusé. Selon les études qui ont été menées, le dossier est remis au juge environ une fois sur deux, et communiqué à l'accusé dans 30 à 35 p. 100 des cas.
À l'inverse du professeur Stuart, je ne pense donc pas que l'article 278 donne effectivement des résultats satisfaisants. Cette conclusion est d'ailleurs confirmée par les résultats de l'enquête nationale que nous avons effectuée sur les centres d'aide aux victimes d'une agression sexuelle. Environ la moitié des 52 centres qui se sont prononcés, disent que leurs clientes craignent que leur dossier soit être communiqué. Cinquante-sept pour cent des centres précisent que leurs dossiers ont fait l'objet d'une demande de communication au titre de l'article 278, 19 p. 100 d'entre eux pouvant faire état de telles demandes au cours de cette année. Presque les deux tiers des répondants estiment que l'article 278 n'offre, ni aux plaignants ni aux personnes ayant un tel dossier en leur possession, une protection satisfaisante.
Mais selon les motifs exposés dans les arrêts cités tout à l'heure, qu'en est-il de l'interprétation de l'article 278? Je sais que vous vous êtes déjà penchés sur la question, mais je souhaiterais insister sur un certain nombre de points.
Le premier est selon moi positif. Il ressort en effet des travaux effectués que l'article 278 a relevé le seuil de la pertinence vraisemblable. L'arrêt Mills, rendu par la Cour suprême du Canada, et l'arrêt Batte, rendu par la Cour d'appel de l'Ontario, ont eu pour effet de réduire le nombre de missions exploratoires qui parviennent à leurs fins, et qui n'étaient pas rares avant l'adoption de l'article 278, surtout au cours de la période séparant l'arrêt O'Connor de l'adoption de cet article. Ainsi, le critère de la pertinence vraisemblable a été resserré.
Dans l'arrêt Mills, la Cour suprême du Canada précise que les demandes de communication d'un dossier doivent, pour satisfaire au critère de la pertinence vraisemblable, être fondées sur des éléments de preuve liés aux faits et circonstances de la cause et non sur de simples affirmations. L'arrêt Batte ne s'impose qu'en Ontario mais dans tous les tribunaux du pays, elle est citée en tant que précédent faisant autorité. Selon cet arrêt, le dossier dont on demande la communication doit contenir des renseignements qui sont nouveaux et qui ne pourraient pas être obtenus autrement.
Ainsi que vous le savez, le paragraphe 278.5(2) encadre le pouvoir discrétionnaire des juges puisqu'il leur est demandé de peser les facteurs énumérés avant d'ordonner la production et la communication d'un dossier. Or, ces facteurs, énumérés au paragraphe 278.5(2) ne sont pas suffisamment pris en compte et c'est une cause importante de la lacune constatée au niveau de la justice. En fait, la plupart du temps cette mise en équation des effets bénéfiques et des effets préjudiciables d'une éventuelle communication du dossier se réduit à un simple conflit entre les droits du plaignant au respect de la vie privée et le droit qu'a l'accusé de bénéficier d'un procès équitable et, très souvent, les juges privilégient le droit à un procès équitable, estimant que l'intérêt de la justice exige que le dossier soit communiqué à l'accusé.
Il est fréquent qu'on ne fasse pas suffisamment attention à la question de savoir dans quelle mesure les dossiers en question permettent à des mythes discriminatoires de s'insinuer dans le procès. Il est fréquent, dans les affaires de ce genre, de voir invoquer le syndrome des faux souvenirs pour ébranler la crédibilité du plaignant en faisant valoir qu'il a eu recours à un thérapeute, alors que dans de nombreux cas, le plaignant ne faisait aucunement état de souvenirs ravivés. Comme l'a souligné Karen Busby, on ne relève dans la jurisprudence, aucun cas où l'accès au dossier ait permis de démontrer que le plaignant invoquait de faux souvenirs.
On a par ailleurs tendance à ne pas accorder l'attention qu'ils méritent aux droits à l'égalité tels qu'ils se présentent à l'occasion d'une demande fondée sur l'article 278. Il convient je pense de reconnaître que plus le dossier d'une plaignante est fourni, plus il est vraisemblable que l'accusé en demandera la communication. Or, qui sont les femmes ayant le plus d'antécédents, sinon des femmes défavorisées, c'est-à-dire celles qui sont les plus exposées à la violence sexuelle. Je parle là de femmes autochtones, de femmes qui ont éprouvé des problèmes de santé mentale, ainsi que des enfants, et des adultes ayant eu des démêlés avec les services de protection de l'enfance.
Permettez-moi de vous citer un exemple de situations qui m'ont persuadée que les tribunaux devraient attacher davantage d'importance aux droits à l'égalité et à l'intérêt qu'a la société de favoriser la dénonciation de ce genre d'infraction à la police, et de promouvoir les services de consultation psychosociale. Je pense en disant cela au jugement rendu en 2007 à Peace River, dans le Nord de l'Alberta. Je ne dis pas que cette affaire est typique, mais je pense qu'elle illustre bien le genre de décision fondée sur une interprétation trop étroite de l'article 278, et entraînant des conséquences allant bien au-delà d'une simple atteinte au droit à la protection des renseignements personnels.
La plaignante alléguait une agression sexuelle déjà ancienne. Elle appartenait à une bande crie et les dossiers en question étaient en fait les rapports thérapeutiques la concernant, conservés au Centre de santé de la bande dans la réserve. La plupart d'entre nous conviendront que les femmes autochtones constituent un groupe particulièrement défavorisé. Selon un rapport publié en 2011 par Statistique Canada, les femmes autochtones sont, de manière disproportionnée, victimes de crimes de violence, y compris d'agressions sexuelles. Leur taux de « victimisation par la violence » est trois fois celui de l'ensemble des Canadiennes. Or, les déclarations à la police sont peu nombreuses. Ajoutons que 80 p. 100 des femmes autochtones ayant subi des violences déclarent ne pas avoir recouru à l'aide aux victimes.
Dans cette affaire, la demande n'était fondée sur aucun élément de preuve susceptible de démontrer la pertinence du dossier en question, et il s'agissait, en fait, d'une simple affirmation que la plaignante s'étant entretenue avec une conseillère psychosociale avant de faire sa déclaration à la police, le dossier de cette consultation devait contenir des éléments pertinents. C'était, purement et simplement, une mission exploratoire.
Le juge du procès a étudié la jurisprudence et décidé, tout à fait à tort, que selon les jugements qui, comme l'arrêt Batte, font autorité, le dossier des séances thérapeutiques ayant eu lieu avant que les faits allégués soient portés à la connaissance de la police, devait être produit devant la cour. Or, ce n'est pas du tout ce qu'affirment les jugements en question. Le juge du procès est allé jusqu'à dire que l'examen du dossier en question par la cour ne fait aucunement intrusion dans la vie privée de la plaignante.
Dans cette affaire, la personne qui avait le dossier en sa possession était représentée en justice, et son avocat a fait valoir que le fait d'ordonner la production du dossier aurait des conséquences désastreuses pour le travail qu'elle effectuait au sein de la communauté. Selon cette travailleuse sociale, il lui avait fallu plus de cinq ans pour asseoir sa crédibilité et gagner la confiance des membres de la bande, et la production des dossiers en question mettrait à bas tous les efforts qu'elle avait faits pour rassurer les membres de la communauté que tout ce qui lui était dit demeurerait confidentiel.
Le juge n'a en l'occurrence tenu aucun compte du fait que la plaignante faisait partie d'un groupe défavorisé, pas plus qu'il n'a réfléchi aux conséquences qu'une ordonnance de production entraînerait pour une communauté tout entière, elle-même sujette de manière disproportionnée à la violence sexuelle, peu portée à faire confiance à la justice pénale, et n'ayant pas accès dans des conditions satisfaisantes aux services de thérapie et de soutien. Cette affaire montre bien qu'en envisageant la question uniquement sous l'angle des droits à la protection des renseignements personnels, on passe à côté de toute une série d'effets préjudiciables que peut entraîner la production de dossiers confidentiels.
Il y a deux autres points sur lesquels je tiens à insister. D'abord, je voudrais rappeler une ou deux conclusions auxquelles m'a permis d'aboutir l'étude de jurisprudence que j'ai menée en 2002-2006, et qui n'ont pas, je pense, été évoquées jusqu'ici devant le comité.
D'abord, certains des jugements rendus au cours de cette période me portent à signaler la genèse de ce que j'appelle un privilège thérapeutique de fait. Certains juges font en effet valoir que les dossiers thérapeutiques sont, pour des raisons particulières, hautement confidentiels et que ce n'est que très rarement que leur production devrait être ordonnée. Peut-être allez-vous vous demander ce que l'on peut bien opposer à ce raisonnement. Il est clair que le concept de privilège thérapeutique de fait offre en effet aux dossiers thérapeutiques une protection plus grande. Lorsque, cependant, on prétend ériger ce privilège en critère juridique, son emploi a tendance à nuire à la prise en compte satisfaisante des facteurs énumérés au paragraphe 278.5(2). Autrement dit, les juges sont alors portés à dire qu'il ne s'agit pas en l'occurrence d'un dossier thérapeutique, qu'il ne relève pas du même degré de protection que les renseignements personnels et qu'il n'y a donc aucune raison de ne pas le produire.
Au regard de ce critère, la distinction entre dossier thérapeutique et dossier non thérapeutique vient se substituer à la mise en équation des divers intérêts prévus à l'article 278. Or, comme vous le savez, l'article 278 s'applique à tous les dossiers confidentiels pour lesquels il existe une attente raisonnable en matière de protection de la vie privée.
L'accès à des dossiers tels que le dossier médical, le dossier tenu par le service d'aide à l'enfance ou autres dossiers confidentiels peut avoir des effets tout aussi préjudiciables que l'accès au dossier thérapeutique.
La seconde tendance qui se manifeste en matière d'interprétation est la tendance à obtenir du plaignant une renonciation et par ce biais obtenir la production de dossiers se trouvant aux mains d'un tiers. Il semblerait même que, parfois, le ministère public encourage les plaignants à renoncer aux protections que leur assure l'article 278 afin d'accélérer le déroulement du procès. Une telle évolution me paraît inquiétante.
Je me rends compte que je viens à bout de mon temps de parole. J'aurais un certain nombre de recommandations à formuler quant au genre de recherches qu'il conviendrait d'effectuer et quant aux moyens d'assurer à l'article 278, une interprétation qui le rende plus efficace. Cela pourra se faire, cependant, dans le cadre des questions.
Le président : Madame Gotell, je vous remercie de votre exposé. Nous avons, effectivement, des questions que nous souhaiterions vous poser et nous allons commencer par le sénateur Fraser, vice-présidente du comité.
Le sénateur Fraser : Je commence par vous poser la question suivante : que recommandez-vous que l'on fasse?
Mme Gotell : Vous me demandez ce que je recommande que l'on fasse?
Le sénateur Fraser : Vous avez parlé de recommandations en matière de travaux de recherche, des moyens d'améliorer les dispositions applicables, ou la manière dont elles sont appliquées. Je voudrais que vous nous en disiez un peu plus sur ce second point.
Mme Gotell : Je dois répéter, sur ce point, en grande partie ce qui a été dit, notamment par la professeure Busby.
Ce qui est à la fois le plus évident et le plus important serait de faire en sorte que les plaignantes soient représentées en justice de manière indépendante. Le gouvernement fédéral devait édicter une règle à cet égard et accorder aux provinces les crédits nécessaires pour assurer qu'il en soit toujours ainsi.
Il suffit d'étudier un jugement pour savoir si la plaignante a eu accès aux services d'un avocat. Lorsque c'est effectivement le cas, l'article 278 est interprété de manière beaucoup plus large par la cour.
J'ai assisté, il y a un an et demi, à une conférence réunissant, ici en Alberta, des avocats de la Couronne. Les avocats principaux de la Couronne qui y assistaient, prenaient tout à fait au sérieux leur obligation de bien faire comprendre ce qu'impliquent, non seulement l'article 278, mais aussi l'article 276.
Un des avocats principaux a ainsi dit à ses jeunes collègues, « nous ne devons pas perdre de vue que c'est une question qui touche aux perquisitions et aux saisies et qu'il est essentiel, par conséquent, que les plaignants aient accès aux services d'un avocat ». L'essentiel est bien là. Je voudrais maintenant évoquer des sujets dont vous avez déjà entendu parler. Il conviendrait peut-être d'insérer le préambule du projet de loi C-46 dans les exemplaires du Code criminel utilisés par les juges et les avocats afin que chacun reste conscient de l'objet de cette loi. Il est possible, en effet, que peu à peu, on oublie pourquoi l'article 278 a été adopté. Je sais que selon une des recommandations formulées par Karen Busby, il y aurait peut-être lieu de réviser l'article 278 afin d'y incorporer le critère défini dans l'arrêt Batte. Ce serait utile. Voilà, ainsi, les trois principales recommandations que j'ai à faire.
Le sénateur Fraser : Quels sont, maintenant, les travaux de recherche que nous devrions selon vous effectuer?
Mme Gotell : Il y a de nombreux travaux qui devraient être entrepris. Je parlais tout à l'heure d'une lacune sur le plan de la justice, mais il existe également une lacune sur le plan de la recherche.
Il y avait une époque, notamment au cours des années 1990, mais également au début des années 2000, où le gouvernement, et plus particulièrement le ministère de la Justice, prenait ses obligations au sérieux. Nous disposons d'une excellente législation et j'inclus dans cette catégorie l'article 278. Je pourrais vous entretenir de l'intérêt que cette disposition suscite chez certains de mes collègues étrangers. C'est une très bonne disposition, mais nous ne savons pas vraiment quels sont les résultats de son application. Je suis loin d'être la première à vous le dire.
Je n'entends pas insister davantage sur ce point. On vous a dit, en outre, que les études de jurisprudence ne sont généralement pas représentatives. Dans l'optique d'une réforme du droit, nous pourrions peut-être, si une telle mesure ne nous entraînait pas trop loin, demander que les juges motivent leurs décisions en ce domaine. Cela nous permettrait à tout le moins de savoir comment les choses se passent en pratique.
Je disais tout à l'heure que mon étude de la jurisprudence est la dernière en date. Or, elle s'arrête en 2006 et nous sommes en 2011. C'est dire que nous ne savons pas, depuis cinq ans, comment les choses se passent. La première chose à faire serait donc de procéder à une étude de la jurisprudence.
Il y a un point sur lequel je voudrais insister. Il s'agit d'après moi, de quelque chose qu'il appartient au gouvernement soit de mener lui-même, soit de financer. Si je dis cela, c'est parce qu'il s'agit davantage d'une évaluation de la politique applicable que d'une recherche proprement universitaire. Les revues de droit ne s'intéressent généralement guère aux articles sur les tendances en matière d'interprétation de telle ou telle disposition législative, et les universitaires sont donc peu incités à étudier la question. Il conviendrait, d'après moi, d'actualiser notre connaissance de la jurisprudence.
La deuxième chose qu'il y aurait à faire concerne l'étude Mohr, commandée par le ministère de la Justice en 2002; en avez-vous parlé ici?
Le sénateur Fraser : Je ne suis pas sûre.
Mme Gotell : Je sais que le rapport qui figure dans la documentation que vous a remise le ministère de la Justice fait référence à l'étude Mohr. Dans cette étude, Mme Mohr a interviewé des juges, des avocats de la Couronne, des avocats de la défense, des policiers, des défenseurs des victimes et des avocats ayant représenté des plaignantes, 32 personnes en tout, à Ottawa et à Toronto, afin de recueillir leur avis sur la manière dont l'article 278 fonctionne en pratique.
Ce genre de recherche est riche d'enseignements. Ayant grandi dans les provinces maritimes, effectué mes études en Ontario et vécu dans la région des Prairies, je ne suis pas sûre qu'en s'enquérant uniquement auprès de personnes vivant à Toronto et à Ottawa, on parvienne à se faire une assez bonne idée de ce qui se passe dans l'ensemble du pays, dans des endroits tels que Grande Prairie, le Nunavut ou Goose Bay. D'après moi, il faudrait procéder à une étude de plus grande envergure.
Et puis je voudrais, en dernier lieu, attirer votre attention sur une autre étude subventionnée par le ministère de la Justice, en l'occurrence l'étude menée par Tina Hattem. Elle a interviewé 102 personnes ayant survécu à une agression sexuelle, cherchant à comprendre pourquoi elles s'en étaient ou non ouvertes à la police. Nous avons besoin de ce type d'étude. Celle-ci, menée en 1997, a été publiée en 2000. Il nous faut absolument mettre nos connaissances à jour.
Le sénateur Fraser : Ce que vous nous dites là est extrêmement utile et je vous en remercie.
Le président : Madame Gotell, vous avez parlé tout à l'heure de ce privilège thérapeutique de fait applicable aux dossiers thérapeutiques, disant que, lorsqu'il s'agit de décider s'il y a lieu ou non d'en ordonner la production, les tribunaux ont peut-être tendance à s'en tenir uniquement à la distinction entre un dossier concernant un traitement thérapeutique et d'autres dossiers, sans prendre en compte l'ensemble des facteurs énumérés à l'article 278. Si j'ai bien compris, c'est bien ce que vous avez dit.
Mme Gotell : En effet.
Le président : D'après vous, est-il fréquent qu'une telle interprétation soit retenue par les tribunaux?
Mme Gotell : Je dois dire encore une fois que nous ne pouvons pas savoir si c'est fréquent ou non. Je peux toutefois préciser que, dans le cadre de mon étude de jurisprudence portant sur la période 2002 à 2006, je n'ai pu répertorier, dans la base de données Quicklaw, que 18 affaires de ce genre. Sur ces 18 affaires, cette idée de privilège thérapeutique était invoquée dans quatre ou cinq — je n'ai pas le document sous les yeux. Je me suis penchée sur un certain nombre de décisions récentes, et l'argument, me semble-t-il, continue à être invoqué. Il est difficile de savoir si cela est fréquent, car, encore une fois, nous ne savons pas vraiment dans quelle mesure les affaires répertoriées dans les bases de données sont représentatives.
Le président : Les juges sont tenus de motiver leurs décisions. La question de savoir dans quelle mesure les juges le font adéquatement, et dans quelle mesure leurs motifs sont suffisamment détaillés pour que l'on puisse savoir si le critère est appliqué de façon cohérente dans l'ensemble du pays a été évoquée devant le comité.
Avez-vous des commentaires à faire sur les motifs exposés par les juges et la manière dont ceux-ci sont consignés par les tribunaux?
Mme Gotell : Je dirais que, dans certains cas, les motifs permettent de dire que le juge a en effet pris en compte sérieusement les divers facteurs, et notamment les facteurs énumérés au paragraphe 278.5(2).
Pourrais-je vous citer un exemple? Je n'ai pas encore parlé de cela. Il s'agit de la décision d'un juge ordonnant que le dossier soit produit.
Vous pourriez penser que, dans la mesure où je m'intéresse particulièrement aux droits des plaignantes, j'y verrais une décision contestable, mais, si vous le voulez bien, je vais très rapidement vous en citer un extrait.
Voici ce qu'a écrit le juge :
Je suis parfaitement conscient du fait que ma décision va entraîner, pour la plaignante, sur le plan de ses droits à la protection des renseignements personnels et à l'égalité, une conséquence qui, pour n'être pas intentionnelle, n'en est pas moins réelle et préjudiciable. Lorsqu'elle a pris part à des séances de consultation psychosociale, elle ne s'attendait pas à ce que tout cela soit porté à la connaissance d'autrui. En deux mots, ce n'est pas ce qu'elle avait voulu. La cour n'ignore pas non plus que l'homme qu'elle accuse de lui avoir imposé de tels outrages est celui-là même qui demande à empiéter sur son droit à l'intimité, droit auquel la plaignante est très attachée.
Je relève également, avec beaucoup de regret, que la demande qui a été présentée a, semble-t-il, porté la plaignante à suspendre les séances de consultation psychosociale, sinon à y mettre fin. La cour s'inquiète beaucoup à l'idée qu'une de ses décisions puisse avoir un tel effet paralysant.
S'il m'arrivait plus souvent de relever, dans un jugement, de telles déclarations, j'aurais davantage confiance que les juges prennent effectivement en compte les facteurs énumérés au paragraphe 278.5(2). Le problème est que dans environ la moitié des cas, les motifs sont exposés sur un ton plutôt tranchant. D'autres vous ont sans doute déjà parlé de cela.
Ainsi, au lieu d'expliquer comment il a, en l'espèce, tenu compte des divers facteurs, et de donner quelque indication de la manière dont il est parvenu à sa décision, le juge se contentera de dire « J'ai pris en compte les droits à l'égalité de la plaignante. J'ai tenu compte de l'intérêt que les consultations psychosociales revêtent pour la société ». Ce n'est qu'une simple énumération faite de manière tranchante, qui ne permet pas de savoir comment les facteurs en question ont été appliqués. Or, il nous faudrait trouver le moyen d'encourager les juges à changer sur ce point leur manière de faire.
La disposition en question prévoit que, dans de rares circonstances, le dossier est effectivement pertinent. Mais même dans les cas où le juge estime que sont réunies les conditions permettant d'ordonner la production du dossier, il devrait nous permettre de mieux comprendre ce qui l'a porté à conclure en ce sens et de savoir qu'il a examiné avec sérieux les diverses questions qui se posaient.
Le président : Je dois dire, qu'en ce qui concerne le petit nombre de cas où les documents en question pourraient effectivement être pertinents, d'après les chiffres que vous nous avez cités plus tôt, dans 50 p. 100 des cas, le dossier est remis au juge et dans 32 p. 100 il en est fait état à l'audience. Vous ai-je bien compris?
Mme Gotell : Oui, la proportion se situe entre 30 et 35 p. 100, les taux demeurant à peu près inchangés d'une étude à l'autre. On ne peut donc pas dire que ce cas ne se produit que rarement.
Le sénateur Fraser : Dans 32 ou 50 p. 100 de quoi — des affaires ou des demandes?
Mme Gotell : Des demandes dont il est fait état dans les affaires répertoriées dans les bases de données.
Le sénateur Fraser : Discernez-vous une tendance au niveau du nombre de demandes déposées en ce sens?
Mme Gotell : Non.
Nous ne sommes pas en mesure de le faire. Puis-je dire, en quelques mots pourquoi il en est ainsi? C'est parce que nous n'avons pas effectué les recherches nécessaires. D'après moi, une étude menée auprès des principaux intéressés, des informateurs clés, nous permettrait de répondre à ces questions. Une enquête auprès de témoins privilégiés, si elle était représentative, c'est-à-dire effectuée dans les diverses régions du pays, auprès des intervenants qui sont au fait de ce qui se passe, nous permettrait de mieux cerner la fréquence de ce genre de demandes, et quel est leur taux de réussite.
Le sénateur Runciman : J'ai toujours pris pour acquis, peut-être à tort, qu'un des buts de ces dispositions était, justement, d'encourager les gens à signaler les agressions sexuelles. Or, selon les chiffres de Statistique Canada, 88 p. 100 des agressions sexuelles ne sont pas portées à l'attention de la police. Ce chiffre est, lui aussi, resté assez constant.
Je ne sais pas si vous avez mené des travaux sur la question, mais avez-vous des observations à nous faire quant aux moyens qui nous permettraient de corriger cette situation?
Mme Gotell : En ce domaine, les principales recherches sont effectuées par Statistique Canada dans le cadre de son Enquête sociale générale. L'étude de Tina Hattem, que j'évoquais en réponse à la question du sénateur Fraser, nous fournit elle aussi d'utiles éléments d'information.
Vous savez sans doute que, selon l'Enquête sociale générale, la principale raison invoquée par les personnes ayant survécu à une agression sexuelle, pour expliquer le fait qu'elles n'ont fait aucune déclaration à la police, est qu'elles ne pensaient pas que l'agression était d'une gravité suffisante. Permettez-moi de m'attarder un petit peu sur ce point. J'ai pris connaissance des procès-verbaux de certaines de vos séances, et je ne suis pas sûre qu'on se soit suffisamment arrêté au motif ainsi invoqué — « je ne pensais pas que c'était suffisamment grave pour cela ».
Ce que l'on constate, lorsqu'on se penche sur les recherches empiriques faites dans ce domaine par d'excellents chercheurs tant aux États-Unis que dans divers autres pays, c'est que dans les études qui tentent de cerner la prévalence et l'incidence des agressions sexuelles et des viols, on relève un taux très élevé de ce que l'on appelle « viols non avoués ». Même lorsque les personnes interrogées déclarent avoir subi quelque chose qui relève à l'évidence de la définition légale d'agression sexuelle ou de viol, et même s'il y a eu violence, les personnes interrogées peuvent très bien nier en même temps qu'il se soit agi d'un viol ou d'une agression sexuelle. Une partie de la raison invoquée dans le cadre de l'Enquête sociale générale, « Je ne pensais pas que c'était suffisamment grave », tient bien à cela. Cela tient également au fait que, très souvent, les violences sexuelles sont le fait de personnes avec qui elles entretiennent des relations intimes. Il peut donc être difficile de qualifier quelque chose d'agression sexuelle dans la mesure où cela vous obligerait à repenser entièrement votre vie. C'est dire que la réponse « Je ne pensais pas que c'était suffisamment grave » recouvre une vaste zone d'ombre.
J'ajoute que, tant selon l'Enquête sociale générale, que selon l'étude de Tina Hattem, une des raisons pour lesquelles les personnes agressées ne portent pas plainte est qu'elles n'ont pas confiance en la justice pénale.
Un autre sujet que vous n'avez peut-être pas encore évoqué est le taux très élevé de classement sans suite de ce genre d'affaires dans les diverses régions du pays. Dans certaines régions, ce taux est particulièrement élevé. J'entends par cela que lorsque quelqu'un va trouver la police pour déclarer une agression sexuelle, il y a de très fortes chances que la police ne procède à aucune enquête. Ce fait est extrêmement dissuasif, car si vous savez que, au sein de votre collectivité, 30 p. 100 des agressions sexuelles déclarées n'ont pas la moindre suite, vous allez vous dire que...
Le président : Désolé, madame Gotell, mais, parfois, nous ne vous entendons pas très clairement. Pourrais-je vous demander de vous rapprocher du microphone. Pourrais-je en outre vous demander de répéter ce que vous avez dit au cours des 10 dernières secondes. Je pense que cela nous a échappé.
Mme Gotell : Les 10 dernières secondes. Je me demandais simplement si j'étais assez près du microphone. M'entendez-vous mieux, maintenant?
Le président : Oui, c'est mieux. Je vous remercie.
Mme Gotell : Je parlais du taux de classement sans suite par la police, disant que cela n'encourage effectivement pas les gens à porter plainte. C'est d'ailleurs un très sérieux problème.
Le sénateur Runciman : Vous recommandiez que le gouvernement fédéral assume les frais de représentation en justice des plaignantes. Est-ce à dire que, selon vous, dans la plupart des cas, si une plaignante n'est pas représentée en justice, c'est en raison d'un manque de moyens? Si c'est effectivement le cas, pourquoi ne demande-t-elle pas un certificat d'aide juridique? Des programmes existent pour cela. Pourriez-vous nous expliquer un peu comment vous en êtes arrivée à conclure à un réel besoin en ce domaine?
Mme Gotell : Je ne me suis pas penchée particulièrement sur cet aspect de la question, mais des travaux ont été effectués sur ce point par Jennifer Guiboche. Je crois que Karen Busby en a elle aussi parlé. Le problème tient au fait que chaque province a instauré un système différent. En Alberta, où je suis davantage au courant de ce qui se fait, en cas de demande de production ou de communication d'un dossier, le ministère public informe la plaignante, et la met en rapport avec un avocat spécialisé. L'avocat est rémunéré par l'aide juridique, sans que la plaignante ait à justifier de ses moyens. Cela me paraît être un bon moyen de procéder.
Je ne pense pas, en effet, que l'octroi d'une aide juridique doive, en l'occurrence, dépendre de la situation financière de l'intéressée. Cela paraît même bizarre. On ne s'attendrait pas, en effet, lorsqu'on va déclarer qu'un crime a été commis, lorsqu'on va dire qu'on a été victime d'un acte illicite, à se voir contraint de verser des honoraires d'avocat, et à voir ses dossiers personnels produits en justice. D'après moi, l'obligation en ce domaine incombe à l'État. Comme je le disais tout à l'heure, selon l'avocat principal de la Couronne en Alberta, c'est essentiellement une question de perquisition et de saisie. J'estime qu'en pareille occurrence, il appartient à l'État d'assumer les frais de représentation en justice de la plaignante sans exiger qu'elle justifie de ses moyens.
Le sénateur Frum : Nous avons, plus tôt, recueilli le témoignage d'un défenseur des droits des victimes, qui faisait valoir qu'afin d'assurer la pleine égalité des plaignants, il conviendrait d'interdire de manière générale la communication des dossiers. Je crois comprendre que cela ne fait pas partie de vos recommandations. Pourriez- vous nous expliquer pourquoi?
Mme Gotell : En deux mots, une telle mesure ne résisterait pas à une contestation fondée sur les dispositions de la Charte. Il y a eu l'arrêt Mills, et je ne pense pas que nous puissions retrouver une situation où nous pourrions effectivement établir l'existence d'un privilège. Lors des consultations menées par le ministère de la Justice entre 1993 et 1997, les organisations féminines s'étaient absolument opposées à la communication des dossiers.
Or, nous devons accepter que, par l'arrêt Mills, la Cour suprême du Canada a confirmé la constitutionnalité de l'article 278. Je ne suis donc pas sûre qu'un privilège global pourrait être défendu au regard des principes constitutionnels. Ce que je voudrais voir en revanche, c'est une interprétation rigoureuse et large de l'article 278.
Le sénateur Frum : En ce qui concerne le relèvement du seuil de pertinence, pourriez-vous nous dire encore une fois comment la situation actuelle pourrait être améliorée et comment faire en sorte que ce seuil rehaussé soit compris des juges.
Mme Gotell : La réponse est compliquée. J'insiste sur le fait qu'un des moyens d'assurer une interprétation correcte des dispositions applicables est de veiller à ce que le plaignant soit représenté par un avocat indépendant. Les jugements sont bien meilleurs lorsque le plaignant était effectivement représenté. Voilà donc quelque chose qui pourrait être fait, et c'est probablement d'ailleurs ce qu'il y aurait de plus important à faire.
Selon ce que la professeure Busby avait recommandé plus tôt, on pourrait également envisager de réviser l'article 278 afin d'y intégrer la norme définie dans l'arrêt Batte. Je ne suis pas spécialiste de la rédaction législative, et je ne sais pas très bien comment il faudrait procéder pour cela. Je dis simplement que cela fait l'objet d'une autre recommandation, et une formation complémentaire des juges semblerait également indiquée.
Le sénateur Meredith : Comme mon collègue, le sénateur Runciman, ma question concerne la représentation en justice des plaignants, compte tenu notamment du fait que ni les avocats ni le ministère public ne fournissent actuellement aux plaignants les renseignements nécessaires. Selon vous, quelle forme devrions-nous, dans notre rapport, donner à une recommandation visant à assurer que les plaignants sont représentés par un avocat indépendant? Pourriez-vous nous en dire un peu plus à cet égard?
Mme Gotell : Si j'ai bien compris, vous me demandez quel serait le meilleur moyen d'assurer une représentation satisfaisante des plaignants. Plusieurs possibilités s'offrent à nous. Je précise que ce n'est pas une question sur laquelle je me sois penchée en particulier, mais il incombe au ministère public d'informer le plaignant du droit qu'il a à être représenté par un avocat, et de le mettre en contact avec un avocat spécialiste des demandes de communication de dossier. Ce serait une bonne mesure à prendre, et une procédure pourrait être instaurée à cet effet. Je sais que, dans d'autres provinces, cela se fait autrement. Je crois savoir que le Manitoba a, lui aussi, mis en place un système satisfaisant mais, encore une fois, je n'ai pas eu l'occasion d'approfondir la question.
Le sénateur Meredith : Je voudrais maintenant vous poser une question au sujet des provinces et du nombre d'affaires répertoriées, province par province, de la Colombie-Britannique à l'Ontario. Est-il possible d'effectuer une comparaison entre les diverses provinces quant au nombre de plaignants et de demandes de production de dossiers?
Mme Gotell : Il y a là, au plan des travaux de recherche, une lacune, et nous ne sommes pas en mesure de répondre sur ce point. Nous n'avons pas les renseignements nécessaires.
Dans certaines affaires, le juge rédige les motifs de sa décision et les transmet à une base de données juridiques. Nous ne savons pas, cependant, dans quelle mesure ces décisions sont représentatives. Je sais que d'autres ont déjà évoqué cela, mais dans les études de jurisprudence allant de la fin des années 1990 à 2006, on ne relève pas une seule affaire de ce genre émanant des tribunaux du Québec. En ce domaine, pas un seul jugement québécois n'est répertorié dans les bases de données juridiques.
Selon moi, cela ne veut nullement dire que les tribunaux québécois n'ont jamais eu à se prononcer sur une demande de production de dossier, mais, compte tenu de l'étroitesse de l'échantillon, on ne peut pas dire si le nombre de demandes, ou le nombre de demandes qui aboutissent est plus élevé dans une province que dans un autre. J'imagine, mais c'est simplement mon entiment, que dans les grands centres urbains, à Toronto, par exemple, et peut-être aussi à Ottawa, le plaignant a de bonnes chances d'être informé de son droit d'être représenté, et l'est effectivement, les divers intervenants étant davantage au courant de ce qu'il convient de faire lors d'une demande de communication de dossier.
Il n'est pas certain qu'en zone rurale les plaignants soient aussi bien servis. Il serait bon d'obtenir des réponses sur ce point.
Le sénateur Meredith : J'ai rappelé la manière dont, parfois, la police et les juges traitent les victimes ou les plaignants, ainsi que la persistance, au sein de notre système judiciaire, d'un certain nombre de mythes et de stéréotypes concernant les agressions sexuelles. D'après vous, les articles 278.1 et 278.9 ont-ils eu une influence à cet égard?
Mme Gotell : Le message véhiculé par l'article 278 est essentiellement que les mythes discriminatoires nuisent à l'équité d'un procès. C'est bien le sens de cette disposition. Cela dit, je ne suis pas certaine que l'article en question ait une grande influence sur les agents de police chargés d'interviewer un plaignant. L'influence de cette disposition se fait sans doute davantage sentir au niveau de la manière dont les plaignants sont traités devant les tribunaux. Je ne sais pas dans quelle mesure cela répond à votre question.
Si le gouvernement du Canada souhaite encourager davantage à faire connaître les personnes victimes d'une agression, il nous faut nous intéresser de plus près à la manière dont la police traite les personnes qui viennent faire une déclaration.
Le sénateur Joyal : Je vous remercie de votre apport à notre réflexion sur ce sujet. Vous n'ignorez pas que, dans l'affaire Batte, la Cour d'appel de l'Ontario a posé comme principe qu'une ordonnance de production d'un dossier doit se justifier au vu d'éléments de preuve essentiellement liés aux faits de la cause. D'après vous, serait-il possible d'améliorer les critères fondés sur les facteurs énumérés à l'article 278.3 en ajoutant ce nouveau critère afin de mieux protéger la confidentialité des dossiers?
Mme Gotell : Oui, je suis d'accord avec cela, et vous m'excuserez si, jusqu'ici, j'ai prononcé le nom de cet arrêt comme s'il s'écrivait « batty ». Je recommande, en effet, que le critère défini dans l'arrêt Batte soit intégré aux dispositions de l'article 278. D'après moi, cela améliorerait effectivement les choses.
Le sénateur Joyal : Est-ce le seul critère qu'il conviendrait, selon vous, d'ajouter aux facteurs énumérés à l'article 278.3, ou y aurait-il d'autres critères encore qui, comme vous le disiez tout à l'heure, favoriseraient une interprétation plus vigoureuse des motifs qui peuvent actuellement être invoqués? Y aurait-il lieu d'ajouter d'autres critères à cette liste?
Mme Gotell : Non, je ne le pense pas. La liste est assez complète. Cela me rappelle quelque chose que le professeur Stuart a dit la semaine dernière et que j'ai vu en parcourant vos procès-verbaux. D'après lui, le paragraphe 278.5(2) est déjà trop compliqué. Il n'y a pas lieu d'ajouter quelque chose à cette liste. La liste qui figure au paragraphe 278.5(2) est déjà complète. Ce qu'il faudrait, par contre, c'est faire en sorte que les juges en tiennent davantage compte.
Ainsi que je le disais tout à l'heure, ils ont en effet tendance à opposer le droit à une défense pleine et entière, au droit du plaignant à l'intimité de sa vie privée. En évoquant tout à l'heure l'affaire jugée à Peace River, je cherchais à démontrer qu'il ne suffit pas de défendre le droit à la vie privée. Il nous faut en effet également prendre en compte les mythes discriminatoires, les droits à l'égalité, l'intérêt que revêt pour la société le fait de voir les plaignants porter de telles agressions à l'attention de la police, et la confidentialité des consultations psychosociales. Ce qui pose problème c'est le fait que les juges ne pensent généralement pas ainsi.
Le sénateur Joyal : D'après vous, le critère qui impose la production d'éléments de preuve lié aux faits précis de la cause est-il trop restrictif? Comment un avocat de la défense peut-il, dans la mesure où il n'a pas pu en prendre connaissance, décider si les renseignements qu'il demande se rapportent effectivement aux faits de la cause?
Mme Gotell : C'est ce qu'on affirme souvent pour critiquer la procédure à deux volets, et le fait que les divers intérêts en jeu aient ainsi à être pesés, si vous voulez, dans l'abstrait. Je tiens à rappeler, cependant, qu'il ne s'agit généralement pas d'agressions sexuelles perpétrées par une personne étrangère à la victime. En général, en effet, dans ce genre d'affaires, l'accusé et le plaignant sont liés. Il est assez fréquent que l'accusé soit un membre de la famille, un père, un beau-père ou un oncle. Il est fréquent aussi qu'il connaisse l'existence des dossiers ou qu'il ait une assez bonne idée de ce qu'ils peuvent contenir. Il convient d'insister sur cela. Le critère n'est donc guère astreignant. S'il l'était, il est probable que nous constaterions une baisse en Ontario du nombre de demandes de production de dossiers auxquelles il est fait droit puisque, dans cette province, c'est ce critère qui s'applique. Or, cela n'a pas été le cas.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je vais vous amener sur un sujet que mes collègues ont touché : la non-dénonciation. Je crois que très peu de juges vont voir la victime deux fois, ce qui n'est pas nécessairement le cas avec les criminels récidivistes; souvent, ils vont parader devant les juges, ce qui fait que le criminel ne devient plus un inconnu pour les juges. Par contre, la victime demeure toujours une inconnue pour la justice. J'ai lu un peu de vos déclarations antécédentes sur les victimes d'acte criminel, surtout les victimes d'agression sexuelle. Je ne peux pas me mettre à la place d'une femme; la majorité des victimes d'agression sexuelle sont des femmes et ne dénoncent pas de crainte qu'à un moment donné, dans le processus judiciaire, on lui fasse porter le blâme de l'agression sexuelle. Beaucoup de victimes ont peur d'être confrontées à l'agresseur sur le plan de la responsabilité.
D'ailleurs, cela a été le cas pour Julie, ma fille qui a été assassinée. La défense de l'agresseur a été de dire que, durant la nuit, il avait rencontré une prostituée, dans le but de jeter le blâme sur la femme.
Selon vous, dans l'état actuel de la pratique du droit — parce que la pratique du droit, ce sont les juges qui en sont principalement responsables —, les victimes sont-elles défavorisées dans le processus judiciaire, surtout les victimes d'agression sexuelle, et sur quelle piste devrait-on travailler ou réfléchir pour faire en sorte qu'un jour on ait un plus grand nombre de victimes qui dénoncent?
[Traduction]
Mme Gotell : Permettez-moi d'abord de vous exprimer mes condoléances. Il est vrai que cette tendance à rejeter la faute sur la victime se manifeste, non seulement devant nos tribunaux, mais dans l'ensemble de notre système de justice pénale. Ce genre d'attitude crée de nombreux problèmes, notamment lorsque quelqu'un se rend à la police pour dénoncer une agression. Nous allons devoir faire à cet égard de gros efforts. Il semblerait, d'après les quelques travaux de recherche effectués au Canada, que les agents de police ne semblent pas comprendre la question du consentement et qu'elle pose parfois au plaignant des questions parfaitement déplacées et tout à fait susceptibles de le rebuter.
Le rejet de la faute sur la victime constitue donc un grave problème. Comme je le disais plus tôt, notre législation applicable aux agressions sexuelles passe dans de nombreux pays pour un modèle du genre. On pourrait peut-être atténuer, au sein de notre justice pénale, cette tendance à rejeter la faute sur la victime si le gouvernement fédéral prêtait une plus grande attention au phénomène de la violence sexuelle, qui constitue, effectivement, un grave problème psychosocial. Nous pourrions faire beaucoup pour dénoncer la violence sexuelle si le gouvernement faisait clairement savoir qu'il se préoccupe réellement du problème et qu'il s'inquiète notamment du fait que les dénonciations sont rares. Cela serait de nature à encourager toutes les personnes victimes de violences sexuelles.
Nous n'avons pas encore parlé de cela, mais en matière de consentement, la norme que nous appliquons au Canada est parfaitement satisfaisante. Dans mes propres travaux, j'explique que cette norme exige que le consentement soit manifesté de manière affirmative. Il s'agit d'un critère très précis, selon lequel « le oui ne peut être signifié que par un oui ». Dans son arrêt R. c. J.A., la Cour suprême a, au printemps dernier insisté sur la nécessité d'un consentement ininterrompu. Il s'agit là d'une exigence positive. Le problème se situe au niveau de l'insuffisante conscience sociale de la norme de consentement prévue par la loi. Les gouvernements ont assez bien réussi à persuader les gens de boucler leur ceinture de sécurité, et de ne pas boire au volant. Il y a bien des mesures de pédagogie sociale que le gouvernement pourrait prendre afin de mieux faire comprendre les tenants et aboutissants de la question, et contribuer en cela à la prévention. Ce sont, là encore, des obligations qui incombent au gouvernement qui ne doit pas se contenter d'intervenir au niveau de la réforme du droit pénal.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Pensez-vous qu'au niveau de la sensibilisation des juges, il y aurait aussi un travail d'éducation à faire? Chaque année, les juges ont des stages de sensibilisation dans différents domaines particuliers; en ce qui concerne les victimes d'agression sexuelle, ne devrait-on pas faire un effort pour sensibiliser les juges au droit à la vie privée, au droit à la protection? Une victime d'agression sexuelle qui se présente en cours est beaucoup plus vulnérable que d'autres types de victimes; elle va devoir confronter de façon constante l'agresseur. Ne devrait-on pas sensibiliser davantage les juges au vécu des victimes?
[Traduction]
Mme Gotell : Je suis entièrement d'accord qu'il y aurait lieu de multiplier les efforts au niveau de la formation des juges, non seulement en ce qui concerne l'article 278, mais de manière plus large afin de faire mieux respecter, devant les tribunaux canadiens, les droits des plaignants. Il y aurait fort à faire.
Je pourrais vous citer un exemple qui s'est produit au Manitoba l'année dernière. Il y a encore des juges dont la compréhension du phénomène demeure voilée par des mythes entourant le viol. Il y aurait beaucoup à faire sur le plan de leur formation.
Le sénateur Lang : Je souhaite la bienvenue à notre invitée. Je constate que vous avez une connaissance approfondie de la question. Nous vous remercions des éléments de réflexion que vous apportez ainsi à nos travaux.
Comme vous le savez, la semaine dernière, le 16 novembre, le professeur Stuart a comparu devant le comité par lien vidéo. Il nous a fait un très bon exposé de tout ce qu'implique l'article 278. Il s'est entre autres interrogé sur la question de savoir si cette disposition favorise l'équilibre entre les droits du plaignant et ceux de l'accusé. Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de prendre connaissance de son témoignage.
Si j'ai bien compris ses propos, le juge devrait examiner les dossiers en question au début du procès, et non au milieu ou à la fin. Il serait mieux en mesure alors de décider s'ils sont en effet pertinents et, si oui, d'en faire état, ou sinon d'écarter d'emblée la question qui n'aura plus alors à se poser.
Quel est votre avis sur ce point? L'idée m'a semblé intéressante.
Mme Gotell : La loi prévoit un critère à deux volets : d'abord, pour ce qui est de la production du dossier devant le tribunal, puis en ce qui a trait à sa communication à l'accusé. Il est vrai que la question de la pertinence est tranchée sans que le dossier en question soit examiné.
Cela dit, je suis en complet désaccord avec l'argument avancé à cet égard par le professeur Stuart. Réfléchissez-y. Cela consisterait à dire à toute personne dénonçant une agression sexuelle qu'elle sera tenue de soumettre ses dossiers confidentiels à l'examen de la cour.
C'est à peu près comme cela que les choses se passaient avant qu'interviennent l'arrêt O'Connor, et l'adoption des présentes dispositions. C'était une situation lamentable. Même le procureur général du Canada avait dénoncé cela dans le cadre d'un rapport, faisant valoir que cela mettait les plaignants dans une situation impossible. Ils devaient en effet, choisir entre dénoncer devant la justice pénale l'agression dont ils avaient été victime et suivre des séances de consultation psychosociale afin de se remettre du grave traumatisme qu'ils avaient subi.
Si l'on décide de faciliter les choses, et de permettre au juge d'examiner le dossier du plaignant, ce qu'on prévoit, en fait, c'est que toute dénonciation d'une agression sexuelle sera conditionnée à la production devant la cour du dossier contenant des renseignements personnels. D'après moi, cela aurait pour effet de décourager les dénonciations. L'adoption d'une telle mesure entraînerait vraisemblablement une baisse du nombre de dénonciations.
Cette règle s'applique aux dossiers détenus par le ministère public, mais dans la plupart des affaires en question, le dossier en cause n'est pas aux mains du ministère public et c'est donc une question de perquisition et de saisie.
Tout milite contre un retour aux règles applicables avant l'adoption de l'article 278. Le professeur Stuart parlait de la situation existant avant l'arrêt O'Connor et l'adoption des nouvelles règles. Le retour à la situation antérieure représenterait, pour les plaignants, un véritable recul. Ce serait, selon moi, catastrophique.
Le président : Madame Gotell, nous allons nous trouver un peu à court de temps, mais nous vous saurions gré de rester encore quelques instants parmi nous. Pourriez-vous nous accorder encore 10 minutes?
Mme Gotell : J'ai une réunion à laquelle je dois me rendre dans un quart d'heure, mais je pourrais m'y rendre au pas de course. Qu'il me soit permis de préciser que l'on m'a présentée en tant que professeure agrégée, alors que je suis professeure titulaire.
Le président : Je vous remercie de nous le préciser. Cela sera consigné au compte rendu.
Le sénateur Baker : J'aurais, professeure, une question à vous poser sur un point technique. Vous vous êtes penchée sur les décisions des juges dans des affaires portant justement sur la question qui retient aujourd'hui notre attention.
Mme Gotell : En effet.
Le sénateur Baker : Vous êtes une des rares personnes à avoir étudié de manière détaillée la question. Si j'ai bien compris, vous vous en êtes tenue à la base de données Quicklaw?
Mme Gotell : En effet.
Le sénateur Baker : J'aimerais savoir pourquoi. Je crois savoir que sa consultation est facilitée en raison de son format électronique qui permet de repérer rapidement les questions dont est saisie la cour. Mais il y a également Westlaw et Carswell, et il est fréquent qu'une affaire soit répertoriée dans une base de données mais pas dans l'autre. Je ne sais pas si vous les avez également consultées.
Mme Gotell : Il est vrai que dans cette étude, je m'en suis tenue à Quicklaw, parce que c'est comme cela que j'avais procédé lors de ma première étude, et que c'est également comme cela que Karen Busby a procédé dans le cadre des recherches qu'elle a effectuées vers la fin des années 1990. Il m'a semblé que cette approche assurerait à l'ensemble des travaux une certaine cohérence.
Désormais, nous disposons aussi de CanLII, et si je me livrais à une nouvelle étude de la jurisprudence, je consulterais l'ensemble des bases de données. Il existe, entre elles, de nombreux chevauchements, mais il se peut que l'on puisse tomber sur un certain nombre d'affaires qui ne sont pas répertoriées dans Quicklaw.
Le sénateur Baker : Lorsque vous dites ne pas avoir repéré de telles affaires au Québec, cela veut-il dire qu'aucun jugement n'a été, dans ce genre de dossiers, rendu en anglais par les tribunaux québécois?
Mme Gotell : Non, je connais le français et peux prendre connaissance de jugements rédigés dans cette langue.
Le sénateur Baker : C'est dire, donc, qu'on ne trouve au Québec, aucun jugement rendu en ce genre d'affaires, que ce soit en français ou en anglais.
Mme Gotell : C'est exact.
Le sénateur Baker : Vous êtes-vous penchée sur la question de savoir comment ce type d'affaires est répertorié par Quicklaw? Comment les affaires répertoriées sont-elles choisies?
Mme Gotell : Ce n'est pas une question sur laquelle je me sois penchée. Je crois savoir qu'il est fréquent que les juges ne motivent pas par écrit leur décision à l'égard de demandes de communication fondées sur l'article 278, mais qu'ils décident parfois de le faire. Je ne suis pas certaine de la raison qui les porte à le faire. Certaines des décisions que j'ai étudiées apparaissent assez péremptoires et on ne peut donc pas dire qu'ils fassent état d'arguments nouveaux, mais certains juges exposent leurs motifs par écrit même si ceux-ci sont parfois assez minces.
Je ne sais pas très bien de qui dépend la décision, mais je pense que ce doit être du juge.
Le sénateur Baker : Ma question concerne les recommandations que nous allons devoir formuler. Je crois savoir que la décision peut être transmise à la banque de données soit par le ministère public, soit par l'avocat de la défense, soit encore par le juge. Or, certains juges de cours provinciales ont de 100 à 200 de leurs décisions répertoriées, alors que certains autres juges ne voient jamais leur nom apparaître, aucune de leurs décisions n'étant répertoriée dans la banque de données. La question se pose donc, et j'aimerais savoir si, selon vous, nous devrions recommander au ministère de la Justice de demander aux avocats de la Couronne de transmettre, à Quicklaw ou à d'autres banques de données, les décisions ayant trait à l'article 278, afin que des études puissent être menées à cet égard?
Mme Gotell : C'est une excellente idée. Plus nous pouvons dépouiller un nombre important de décisions, plus nous saurons comment fonctionne en fait la disposition en question. Tout ce qui permettrait d'accroître le nombre de décisions répertoriées dans les bases de données juridiques me semblerait être une bonne chose. Oui, c'est une bonne idée.
Le sénateur Baker : Le ministère public et la défense reçoivent chacun une copie de la décision rendue par le juge sur toute question soumise à la cour. Chaque page est paraphée par le juge. Si l'avocat souhaite transmettre cela à Quicklaw ou à un autre répertoire électronique, il le peut. Nous devrions donc, selon vous, recommander au ministère de la Justice de demander aux avocats de la Couronne de transmettre les décisions prises au regard de l'article qui retient actuellement notre attention afin que vous puissiez effectuer sur la question les recherches nécessaires.
Mme Gotell : L'idée me paraît excellente.
Le président : Professeure, voilà qui met un terme à nos questions. Je m'en tiendrai, pour conclure, à quelques très brèves observations afin que vous puissiez vous rendre à votre réunion. Je tiens à vous remercier du temps que vous nous avez consacré. Vous avez, sur ce sujet, de vastes connaissances et nous avons suivi de près ce que vous avez pu nous en dire. Nous disposons, en outre, de la documentation que vous nous avez précédemment transmise et que nous allons étudier de près. Encore une fois, merci. Les propos que vous nous avez livrés nous ont été d'une grande utilité.
Mme Gotell : J'ai pris plaisir à cet entretien et je vous souhaite bon travail.
Le président : Mes chers collègues, nous poursuivons donc notre examen, pour en faire rapport, des dispositions du projet de loi C-46, Loi modifiant le Code criminel en ce qui a trait à la communication de dossiers dans les cas d'infraction d'ordre sexuel.
Nous accueillons maintenant notre dernier témoin dans le cadre des audiences consacrées à cette question. Vous allez ainsi avoir, madame Kaplan, le dernier mot. Nous accueillons en effet Mme Sarah Kaplan, gérante du Programme d'urgence pour victimes d'agression et de violence sexuelle de l'hôpital communautaire de Cornwall. Elle va commencer par nous présenter un exposé.
Madame Kaplan, si vous voulez bien nous donner lecture de votre exposé, avant que nous passions aux questions que les sénateurs souhaitent vous poser.
Sarah Kaplan, gestionnaire, Programme d'urgence pour victimes d'agression et de violence sexuelle de l'hôpital communautaire de Cornwall : Honorables membres de ce comité sénatorial, je vous remercie de l'occasion qui m'est ainsi donnée de prendre la parole devant vous. Je travaille dans le domaine des agressions sexuelles depuis le début de ma carrière, c'est-à-dire depuis les années 1980 et c'est à ce titre que je prends la parole devant vous.
J'ai eu, tout au long de ma carrière, affaire à des procédures pénales, d'abord en tant que clinicienne, maintenant en tant que gestionnaire de programme. Je veille à ce que les victimes d'une agression sexuelle soient protégées et que justice soit rendue à ceux à qui l'on peut reprocher de pareils agissements. Ce n'est que par l'action des tribunaux que nous parviendrons à améliorer les terribles statistiques de la violence sexuelle.
Je peux, certes, apporter un soutien aux victimes, mais elles devront continuer à s'adresser à moi tant que la loi ne leur accordera pas une protection suffisante. Ces lois doivent sanctionner de manière réaliste et/ou parvenir à dissuader les auteurs d'agressions sexuelles.
Les clients de nos services ont, à l'égard des dossiers détenus par des tiers, ce que les cliniciens appellent dossiers cliniques ou dossiers thérapeutiques, une attente en matière de protection de leur vie privée. Ces dossiers font état de nombreuses questions n'ayant rien à avoir avec l'agression sexuelle dont peut être saisie la cour. Cela dit, l'agression en question peut très bien avoir laissé des séquelles qui ne font qu'aggraver des problèmes préexistants.
Les dossiers détenus par les tiers n'ont pas été constitués aux fins d'une enquête sur une agression, pour apporter des éléments de preuve complémentaires sur la question de savoir s'il y a effectivement eu agression, mais pour aider le thérapeute en consignant sous leurs aspects qualitatifs les répercussions que l'agression a eues sur la vie de la victime, ainsi que les interventions thérapeutiques indiquées.
Mon expérience me permet d'affirmer que la communication de ce genre de dossiers à l'accusé entraîne souvent des effets néfastes pour le client. Cela est évident en ce qui concerne la protection de sa vie privée, lorsque sont divulgués des renseignements n'ayant rien à voir avec l'agression en question. Mais, en outre, le client peut éprouver le sentiment d'avoir perdu le contrôle de tout un pan de son intimité. Non seulement des renseignements personnels vont-ils être rendus publics devant la cour, mais de tels renseignements peuvent être communiqués à l'auteur présumé de l'agression. Nombre de nos clients éprouvent un traumatisme sous une forme ou une autre et, à la limite, sont atteints de troubles de stress post-traumatique.
Le fait d'éprouver le sentiment d'une perte de contrôle, à l'égard du seul endroit où ils se sentaient en sécurité, nuit à leur rétablissement. J'estime, en tant que clinicienne, que cela est un des principaux obstacles au rétablissement de personnes ayant subi une agression sexuelle.
Je crois également que la possibilité que soient communiqués des dossiers détenus par un tiers décourage les victimes de donner suite à leur plainte. Souvent, la décision de contacter la police est prise dans le bureau du thérapeute. La victime qui sait que son dossier thérapeutique ne pourra être communiqué que dans des conditions très précises est davantage encouragée à porter plainte.
Je me demande, en outre, dans quelle mesure la personne qui a porté plainte, ne sera pas découragée de rechercher une aide thérapeutique, si elle pense que son dossier pourrait être communiqué. Là encore, on peut prévoir des effets néfastes sur le plan de sa santé. Cela dit, je suis favorable à la communication du dossier dans la mesure où cela se passe sous le contrôle étroit des tribunaux. Je ne pense pas cependant qu'il y ait lieu de faciliter l'accès aux dossiers détenus par des tiers. Je suis donc favorable au projet de loi C-46, car j'estime que, parfois, de solides motifs justifient la communication d'un dossier.
Le président : Je vous remercie, madame Kaplan. Nous passons maintenant aux questions, en commençant par le sénateur Runciman.
Le sénateur Runciman : Votre programme étant basé dans un hôpital, la plupart du temps, les gens viennent-ils vous consulter immédiatement après l'agression présumée? J'imagine que c'est le cas étant donné que votre programme est rattaché à l'hôpital. Est-ce effectivement le cas?
Mme Kaplan : Il y a, en fait, deux cas de figure. Parfois, c'est, en effet, immédiatement après l'agression, mais parfois, ils ne viennent nous consulter que des années plus tard.
Le sénateur Runciman : Dans cette hypothèse, êtes-vous tenue, légalement j'entends, de déclarer le cas aux autorités?
Mme Kaplan : Pas si l'intéressé a au moins 16 ans.
Le sénateur Runciman : Aucune obligation, donc, à cet égard.
Sans doute exprimez-vous là les préoccupations que votre organisation éprouve vis-à-vis des déclarations. Quelle est, envers les personnes qui sollicitent votre aide ou votre appui, votre approche? Quelle est, de manière générale, votre attitude à l'égard d'une plainte à la police? Y êtes-vous plutôt favorable, ou avez-vous tendance à décourager cela? Il est clair que cela peut soulever de sérieuses difficultés. Privilégiez-vous une approche plutôt qu'une autre?
Mme Kaplan : La situation du client comporte un aspect juridique, et il nous faut donc demeurer objectifs face à d'éventuels éléments de preuve et, par conséquent, ne rien décourager. Nous tentons de présenter la situation de manière objective, mais nous devons également tenir compte d'un certain nombre de réalités. La première est que nous avons conclu, avec le service local de police et le bureau de l'avocat de la Couronne, une entente et, si, par exemple, quelqu'un affirme ne pas vouloir contacter la police, parce qu'il ou elle a le sentiment qu'on ne le croira pas, ou craint de ne pas être bien traité devant la cour, nous pouvons le rassurer que ce n'est plus actuellement le cas, que nous entretenons, avec la police, de bons rapports. Nous lui demandons alors s'il souhaite qu'on reste à ses côtés lorsqu'il aura affaire aux autorités.
Nous disons tout cela d'une manière qui est objective, certes, mais également encourageante.
Le sénateur Runciman : Vous n'ignorez naturellement pas le fait que les plaignants ont droit aux services d'un avocat, et sans doute en informez-vous vos clients.
Mme Kaplan : Bien sûr.
Le sénateur Runciman : Pouvez-vous nous dire s'il y a des facteurs socioéconomiques qui caractérisent la majorité de vos clients? Nous parlions tout à l'heure de la communauté autochtone, et de l'obligation qu'il y aurait, selon notre précédent témoin, pour le gouvernement de subventionner le recours aux services d'un avocat. La plupart de vos clients se caractérisent-ils par un niveau de revenu donné? Auraient-ils effectivement du mal à retenir les services d'un avocat? Il y a, en Ontario, l'aide juridique. Que pouvez-vous nous dire de cela?
Mme Kaplan : Vous parlez là de ceux qui s'adressent à notre programme?
Le sénateur Runciman : Pourriez-vous nous en dresser en quelque sorte le portrait?
Mme Kaplan : Permettez-moi de répondre par deux observations. Qui sont les victimes d'agressions sexuelles? Ce peut être, de manière générale, n'importe qui. Cela dit, ceux qui s'adressent à nos programmes peuvent effectivement appartenir à une catégorie déterminée de personnes. Les gens qui ont les moyens peuvent en effet obtenir une aide privée dans ce cas- là, nous ne sommes pas en mesure de dire ce qui se passe. Nous sommes situés à la frontière d'Akwesasne, une réserve indienne, et je dirais qu'environ un sixième de nos clients habitent là. Est-ce parce que ce genre d'incident y est moins fréquent? Je ne pense pas. D'après moi, il faudrait un gros effort de communication pour qu'ils se sentent davantage à l'aise dans une communauté qui est en majorité blanche. Nous savons qu'en ce qui concerne les membres de minorités et d'autres groupes marginalisés, il est fréquent que des difficultés se posent sur le plan des soins de santé et nous y prêtons une attention particulière.
J'ajouterais que bon nombre de nos clients reçoivent une aide financière et sont assez mal informés des services auxquels ils pourraient faire appel. Une partie de notre mission consiste à défendre leurs droits et à les aider dans leurs démarches, bien sûr, en les orientant vers les organisations en mesure de leur fournir une aide s'il leur faut comparaître devant un tribunal. Il est clair que nous allons les mettre en contact avec ces divers organismes.
Le sénateur Runciman : Combien de dossiers traitez-vous chaque année?
Mme Kaplan : Il y en a deux sortes. Il y a les cas aigus, que nous envoie le service des urgences, et puis il y a les personnes qui viennent nous consulter. Il s'agit de deux catégories bien différentes.
Le nombre de cas aigus auxquels nous avons eu affaire au cours du dernier exercice financier semble faible, et je vais vous expliquer pourquoi. Nous avons eu affaire à environ 90 cas aigus, des personnes ayant été agressées dans les 72 heures précédentes. Or, nos recherches sur les agressions sexuelles nous ont appris que la plupart du temps, la victime d'une agression attend environ deux ans avant de demander notre aide. C'est, hélas, une réalité et, autrement, le nombre de personnes qui viennent nous consulter, qui est déjà élevé, serait triplé.
Nous voudrions qu'il n'en soit pas ainsi et que les gens nous consultent sans attendre. Ils éprouveraient moins de problèmes par la suite. Mais ils viennent généralement nous consulter quand leurs symptômes se sont aggravés au point qu'ils sont contraints de demander de l'aide.
Le sénateur Runciman : Un témoin précédent nous a entretenus de la définition large que l'on peut donner d'agression sexuelle, englobant toute une gamme de comportements allant de l'attouchement, au viol accompagné d'autres violences. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet? Avez-vous surtout affaire à des cas de violence grave?
Mme Kaplan : Cela dépend de la manière dont vous entendez violence. Nous nous en tenons, pour notre part, à la définition d'agression sexuelle inscrite au Code criminel, c'est-à-dire tout attouchement sexuel non consenti. Dans certains cas, la personne a fait l'objet d'attouchements inconvenants, dans d'autres, il y a agression sexuelle avec pénétration, mais notre attitude envers tous les plaignants demeure essentiellement la même.
Le sénateur Lang : Je vais maintenant vous demander de nous parler des femmes qui sont venues vous consulter au cours des quelques dernières années. Pourriez-vous nous donner une idée du nombre d'entre elles qui, vous ayant consultés, ont par la suite porté plainte? Vous ne pouvez peut-être pas nous indiquer un chiffre précis, mais peut-être pourriez-vous nous dire si environ 30 p. 100 d'entre elles, ou 50 p. 100 finissent par faire appel à la justice? Nous souhaiterions nous faire une idée.
Mme Kaplan : Je peux vous dire que le nombre est en augmentation. Lorsque j'ai débuté au sein de ce programme, moins de 50 p. 100 de nos clientes contactaient la police. Maintenant c'est plus de la moitié. Dans ce cas, nous perdons en quelque sorte la trace, car nous ne savons alors plus ce qui se passe à moins que la police nous contacte pour nous demander des renseignements. Parfois, il y a des poursuites pénales sans que nous en soyons avertis.
Je dirais que des 50 p. 100 qui contactent la police — et il faut, bien sûr, que la police estime qu'il existe des preuves suffisantes — il y en a moins de 10 p. 100. Un grand nombre d'entre elles laissent tomber, et cela, pour diverses raisons.
Le sénateur Joyal : Quelles sortes de raisons?
Mme Kaplan : Il y a d'abord les stéréotypes — et non seulement à l'égard des femmes — qui influencent la manière dont sont traitées les victimes d'une agression sexuelle, des femmes certes, mais aussi des hommes. Ma collègue a évoqué certains mythes qui subsistent dans l'esprit de bon nombre de personnes, et qui exercent un effet dissuasif sur des gens qui n'hésiteraient pas, sans cela, à porter plainte. Ils craignent qu'on rejette sur eux la faute et cela suffit à les décourager. Certains ne veulent simplement pas que cela se sache. Ils ont honte de ce qui s'est passé, ou bien craignent, avec raison, que l'auteur de l'agression s'en prenne à eux ou à leur famille. Ce cas est fréquent. « Je ne peux pas appeler la police, car il a dit qu'il me tuerait ». Il est fréquent aussi que ceux qui suivent une thérapie craignent que cela se sache.
Le sénateur Lang : Je voudrais revenir au sujet que nous évoquions tout à l'heure. En ce qui concerne ces 10 p. 100 qui portent plainte, pourriez-vous nous dire combien de fois on vous a demandé de produire leur dossier personnel?
Mme Kaplan : Très rarement en ce qui concerne la défense, au titre des dispositions du projet de loi C-46. D'abord, parce que ces dispositions sont bien conçues, et puis parce que, comme vous le savez, il faudrait pour cela que l'accusé sache que le dossier existe. Or, ce n'est pas toujours le cas.
Le sénateur Lang : Quand vous dites que c'est très rare, entendez-vous que cela se produit une fois par an?
Mme Kaplan : Sans doute un peu plus souvent. Cela arrive plus fréquemment aux thérapeutes du secteur privé. J'ai constaté cela, lorsque c'était mon cas. La chose est plus rare dans le cadre du programme hospitalier — je ne sais pas pourquoi. Peut-être ne savent-ils pas que nous tenons des dossiers; je ne suis pas sûre. Cela est beaucoup moins fréquent dans le cadre de notre programme.
Le sénateur Lang : Peut-être n'êtes-vous pas en mesure de me répondre, mais j'aimerais savoir comment cela se passe. On demande que le dossier soit produit. À supposer que le juge considère que le dossier est effectivement pertinent. Je retire de votre exposé l'impression que les dossiers seront alors remis. Ou cela ne vaut-il que pour certaines parties du dossier? Autrement dit, est-ce laissé à l'appréciation du juge, ou le dossier va-t-il être intégralement produit si le juge estime qu'il est pertinent?
Mme Kaplan : Je n'ai moi-même jamais l'occasion de m'occuper de cela, car à l'hôpital, il s'agit de dossiers médicaux. Ce qui se passe, me semble-t-il, en vertu de l'article 278, où la décision est laissée au juge, c'est que la personne chargée des dossiers médicaux remet le dossier complet au juge qui va alors décider des parties qui pourront être photocopiées. D'après moi, c'est comme cela qu'il convient de procéder.
Le sénateur Lang : Monsieur le président, je pense avoir obtenu ma réponse.
Le président : Puis-je vous demander, à titre complémentaire, si, après avoir écouté quelqu'un que vous recevez dans votre bureau, dans la mesure où vous estimez qu'un acte criminel a effectivement été commis, vous l'encouragez fortement à porter plainte, ou si vous lui présentez simplement les diverses possibilités, expliquant comment cela se passe, en lui laissant le soin de décider?
Mme Kaplan : Je ne dirais pas « fortement », car la question du consentement pourrait alors être soulevée devant la cour.
À supposer que quelqu'un aille témoigner en justice et que l'accusé lui demande pourquoi elle a porté plainte, si elle répond, « Eh bien, la dame de l'hôpital m'y a obligée », on pourrait très bien conclure qu'il n'y a pas eu consentement. Nous devons donc nous montrer prudents, car notre rôle est plutôt celui d'observateurs objectifs. Nous ne sommes pas là pour persuader. Notre rôle consiste à expliquer ce qu'il en est, mais nous ne sommes pas là non plus pour les dissuader. Je peux dire que nous avons plutôt tendance à les encourager.
Le président : Oui, et peut-être à dissiper, comme vous le disiez plus tôt, certains mythes ou certaines impressions inexactes qu'elles peuvent avoir, cela ayant en soi pour effet de les encourager à porter plainte.
Mme Kaplan : Pour consentir, il faut savoir. Une partie de mon travail consiste à les informer de la manière dont fonctionnent les tribunaux. Parfois, c'est nous qui leur expliquons, et parfois nous demandons à la police de venir expliquer cela à nos clients, afin qu'ils puissent décider en connaissance de cause. Nous les aidons à y parvenir.
Le sénateur Meredith : Avez-vous amené un exemplaire de la documentation que vous remettez à vos clients pour les informer de leurs droits, face à la justice, et sur les moyens de protection prévus à leur égard?
Mme Kaplan : Ce n'est pas comme cela que nous procédons. S'ils décident effectivement de porter plainte, nous les mettons en contact avec la police et avec le Programme d'aide aux victimes et aux témoins, à qui il appartient de fournir ce genre de renseignements. Nous ne sommes pas spécialistes des questions juridiques. Nous ne voulons donc pas trop nous avancer. Cela dit, si un client a besoin d'être renseigné, nous le mettons en contact avec les organismes compétents.
Le sénateur Meredith : Je vous remercie.
Le sénateur Angus : Bonjour. Je vous remercie de votre présence parmi nous. Vous n'êtes ainsi pas avocat.
Mme Kaplan : Non!
Le sénateur Angus : Quelle chance!
Vous avez une maîtrise en travail social. Je vois que notre nom est suivi des initiales RSW? Qu'entend-on par cela?
Mme Kaplan : Cela correspond à mon affiliation professionnelle. Je suis tenue par la loi d'en faire état. Cela correspond à l'appellation Registered Social Worker, c'est-à-dire, travailleur social autorisé.
Le sénateur Angus : Vous exercez donc la profession de travailleuse sociale.
Mme Kaplan : C'est exact.
Le sénateur Angus : Votre programme est rattaché à l'hôpital communautaire de Cornwall et relié à de nombreux autres programmes. Ce n'est pas un hôpital spécialisé dans les cas d'abus sexuel.
Mme Kaplan : Non. Il existe, à Ottawa, un programme analogue. Tout cela fait partie d'une initiative de la province. Il existe, en Ontario, 35 de ces programmes. Nous sommes, comme vous le savez, la seule province au Canada à avoir mis en place un système aussi complet.
Le sénateur Angus : Certains d'entre nous proviennent de provinces moins développées, mais nous redoublons d'efforts. Nous pouvons tirer, des travaux du comité, un certain nombre d'enseignements.
Mme Kaplan : Nous serions heureux de vous donner un coup de main.
Le sénateur Angus : Le président provient d'une province particulièrement arriérée, comme il lui arrive parfois de l'admettre. Cela est vrai également du professeur Baker.
Vous avez dit plusieurs fois du projet de loi C-46 que c'est vraiment un texte qui se tient. Eh bien, il nous est demandé de l'examiner. Il s'agit de l'examen auquel il doit être soumis 10 ans après son adoption, afin de voir s'il ne conviendrait pas de le modifier ou de le mettre à jour.
Avez-vous des changements à recommander? J'aimerais après cela revenir à la question du juge et du contrôle exercé, du point de vue juridique, sur le dossier, mais y a-t-il un autre aspect du projet de loi que vous souhaiteriez évoquer, ou bien le texte vous paraît-il satisfaisant sous sa forme actuelle?
Mme Kaplan : N'étant pas juriste, j'hésite à me prononcer sur les aspects juridiques de la question, car je ne voudrais pas excéder mes compétences. Ce qui est important, me semble-t-il, c'est qu'un contrôle effectif soit exercé. Je n'ai, jusqu'ici, qu'à me louer de ce texte, car les intervenants semblent tous être conscients de l'importance de leur rôle. Ainsi, les éléments qui peuvent sembler importants dans l'optique de l'affaire à juger peuvent, d'un autre point de vue, constituer des renseignements hautement personnels. S'il était possible d'assurer aux juges une formation complémentaire sur ce point, c'est ce que je recommanderais afin que chacun soit conscient qu'il s'agit d'une question très délicate.
Le sénateur Angus : Je dois dire que je me suis toujours considéré comme un bon connaisseur de la langue, et je relève, à la dernière ligne du paragraphe 2 du texte de votre exposé, l'emploi d'une variante savante du mot « séquelles ».
Mme Kaplan : Oui, c'était fait pour vous impressionner.
Le sénateur Angus : C'est impressionnant en effet, est-ce du latin?
Mme Kaplan : Ce mot désigne les symptômes qui persistent après une agression sexuelle.
Le sénateur Angus : C'est donc un terme de médecine désignant les symptômes d'un certain état pathologique. C'est bien ce que je pensais.
Mme Kaplan : Oui. C'est de là que provient le mot « séquelle ».
Le sénateur Angus : Vous nous avez prévenus que vous n'êtes pas juriste. L'autre jour, nous nous sommes entretenus par vidéoconférence, avec un professeur de droit pénal dont quelqu'un a rappelé le nom tout à l'heure, le professeur Stuart, de l'Université Queen's, un pénaliste distingué. Avez-vous eu l'occasion de lire le compte rendu de son intervention?
Certains des arrêts de la Cour suprême sont très nuancés et c'est le cas, notamment de l'arrêt O'Connor et de divers autres. Est-ce à dire que vous ne vous attachez pas à lire ces arrêts, et à prendre connaissance des distinctions qu'ils opèrent?
Mme Kaplan : Je les lirais bien, mais je ne suis pas certaine de comprendre...
Le sénateur Angus : Ils ne sont effectivement pas faciles à comprendre. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons le sénateur Baker, qui nous sert d'interprète en la matière.
Le professeur Stuart s'est prononcé très clairement sur la question. Je reconnais ne pas être absolument certain si cela exigerait une modification de la loi. Selon lui, la seule chose qu'il convient d'ajouter en ce qui concerne les dossiers personnels du plaignant c'est que seul le juge devrait pouvoir en prendre connaissance. Les dossiers devraient être mis sous scellé. Le juge y aurait accès, en prendrait connaissance et déciderait s'ils sont ou non pertinents en l'espèce. Il lui appartiendrait de décider dans quelle mesure ils peuvent être communiqués. Selon lui, dans environ 99 p. 100 des cas le dossier n'est pas communiqué, et c'est une raison de plus pour ne pas soumettre leur communication à une interdiction absolue. Cette solution vous convient-elle?
Mme Kaplan : Tout à fait.
Le sénateur Angus : Vous disiez, tout à l'heure, que de tels dossiers ne devraient être communiqués que dans les conditions très précises, et « sous le contrôle étroit des tribunaux ».
Mme Kaplan : Je n'ai rien à redire à cela. Je rappelle cependant que celui qui va lire le dossier doit être à même de le comprendre. Je dis cela, car lorsque je lis un document émanant d'une autre profession, il se peut que je ne comprenne pas tout. Qu'entend-on par troubles de stress post-traumatique? Qu'entend-on par troubles dissociatifs? Certains de ces termes peuvent permettre au juge de mieux comprendre ce qui est en cause et il est important de ne pas les employer d'une manière qui n'est utile, ni aux fins du procès, ni pour l'individu concerné.
Le sénateur Angus : Je connais assez bien le milieu hospitalier. Vous nous avez parlé des personnes victimes d'agressions, les appelant vos clients. En fait, ce sont vos patients et il s'établit donc immédiatement entre vous et eux, une relation professionnelle dans le cadre de laquelle ils vont se confier à vous et vous allez en retour les conseiller.
Le sénateur Joyal : Je vous remercie de votre apport à nos délibérations.
Pourriez-vous ébaucher le portrait du genre de personne qui se présente dans votre service pour obtenir votre aide? S'agit-il surtout de femmes? Si oui, quel est leur âge en moyenne? À quel milieu social appartiennent-elles généralement?
Mme Kaplan : S'adressent à nous des personnes victimes d'agressions sexuelles et de violences disons conjugales, leur âge variant énormément. Il y a des femmes, mais aussi des hommes. Cela dit, la vaste majorité de victimes d'une agression sexuelle sont effectivement des femmes, l'auteur de l'agression étant un homme qu'elles connaissaient. L'agression se produit soit chez la femme, soit chez l'auteur de l'agression. Il est fréquent, en outre, que de la drogue et de l'alcool soient en cause.
Quelle était la seconde partie de votre question?
Le sénateur Joyal : Elle portait sur le milieu social.
Mme Kaplan : Cela dépend. Je ne voudrais pas dire qu'il s'agit essentiellement de personnes pauvres et sans instruction. Je rappelle que la clientèle en milieu hospitalier n'est pas toujours représentative de l'ensemble des victimes, car les personnes qui ont des relations et de l'argent peuvent ne pas souhaiter s'adresser à notre programme. D'autres solutions s'offrent à elles, en milieu privé notamment.
En ce qui concerne l'âge des victimes d'une agression sexuelle, je dirais que l'âge moyen se situe entre 25 et 40 ans, bien que nous ayons également affaire à de nombreuses jeunes victimes. Hélas, nous comptons un nombre croissant de jeunes victimes de violences perpétrées par leurs copains.
Ainsi que je le disais tout à l'heure, un peu plus de 50 p. 100 vont se plaindre à la police. La même proportion à peu près accepte de se soumettre à un examen médico-légal.
Le sénateur Joyal : Quelqu'un se présente donc à votre service et vous lui expliquez qu'elle aurait tout intérêt à porter plainte. Vous lui expliquez comment ça se passe en général, lui disant notamment qu'elle peut s'attendre à être traitée correctement. Allez-vous alors lui expliquer que le dossier que vous allez constituer pourrait être remis à la police?
Mme Kaplan : Nous sommes effectivement tenus de le faire, et d'indiquer les limites de la confidentialité se rattachant à la fois au dossier médical — car nous constituons un dossier médical — et au dossier thérapeutique, dans la mesure où le client consulte un travailleur social. Nous devons expliquer qu'à quelques exceptions près, sa visite demeurera confidentielle. Si une cliente menace cependant de se faire du mal, ou de faire du mal à quelqu'un d'autre, nous devons passer outre à la confidentialité. S'il s'agit d'un violeur en série, qu'il ait convenu ou non de contacter la police, celle-ci peut obtenir qu'on lui remette le dossier. Dans certains cas, il nous faut passer outre à l'obligation de confidentialité. Nous expliquons ainsi qu'en cas de poursuites pénales — et c'est le travailleur social qui explique cela — le dossier thérapeutique pourra, dans certains cas, être communiqué. Nous expliquons, cependant, que tout cela relève d'une procédure très stricte.
Le sénateur Joyal : Avez-vous parfois affaire à des gens qui, sachant que les renseignements qu'ils vont vous fournir pourraient être communiqués à la police ou à la justice, vous disent « Non, je n'irai pas plus loin, car j'entends que l'on respecte ma vie privée et la confidentialité qui marque en général la relation entre le patient et le thérapeute. »
Mme Kaplan : Il est très rare que cela se produise dans le cadre du programme médical, lorsqu'un patient se présente, que l'infirmière lui explique les limites entourant la confidentialité, et lui dit : « Vous avez plus de 16 ans. Nous n'allons pas signaler cela à la police, mais voilà, un peu, les conditions. » Il y en a quelques-uns, il est vrai, qui disent : « Eh bien, non, dans ces conditions-là, je n'irai pas plus loin. » Mais c'est rare. J'y suis depuis 1998, et les doigts d'une main me suffisent à compter le nombre de cas où cela s'est produit.
Là où c'est plus fréquent, c'est dans le cadre du programme thérapeutique. Là, en effet, les renseignements qui sont fournis ont un caractère plus intime et personnel. Les choses sont révélées avec davantage de détails, et de nombreux problèmes peuvent être évoqués. En matière médicale, on demande aux gens leur âge, et cetera, des questions moins embarrassantes.
Le sénateur Joyal : Oui, il s'agit de renseignements essentiellement objectifs.
Mme Kaplan : Dès la première session, le thérapeute doit expliquer cela clairement. Il arrive qu'à ce stade la police ne soit pas encore intervenue. C'est à ce point-là que les gens vont généralement se décider. C'est alors qu'ils vont dire : « Bon, allons-y. »
Les gens qui ont déjà été en contact avec la police savent tout cela et ça ne pose généralement aucun problème. La question se pose surtout pour les personnes qui n'ont pas encore pris contact avec la police. Il est clair que si c'est le cas, elles y ont quand même déjà réfléchi. Il s'agit du sous-groupe qui peut se dire : « S'il y a le moindre risque qu'il sache de quoi je m'entretiens, je suis faite. » Encore une fois, cela n'arrive que rarement.
Le sénateur Joyal : Les gens comprennent-ils que le fait de contacter la police peut être un facteur de guérison?
Mme Kaplan : Certains le savent. Nous essayons de leur expliquer cela, et d'envisager les divers scénarios. Le dépôt d'une plainte peut effectivement avoir un effet thérapeutique dans la mesure où l'on comprend bien que ce qu'on attend de la justice, ne correspond pas nécessairement à ce qui va arriver, et qu'on ne doit pas faire dépendre son état de santé mentale de la décision d'un tribunal. Il est fréquent, en effet, que cette décision ne soit pas celle qu'on espérait obtenir. Nous devons les aider à comprendre que cela peut arriver. Le fait d'aller s'expliquer en justice peut effectivement avoir un effet thérapeutique, et cela peut valoir le coup même si l'on n'obtient pas gain de cause.
Le sénateur Joyal : N'avez-vous jamais eu affaire à quelqu'un qui avait porté plainte devant la police, qui a très mal vécu son passage devant la justice et qui est ensuite revenu vous voir pour obtenir votre aide?
Mme Kaplan : Oui, malheureusement. Je peux vous citer un exemple très précis. Il s'agit d'une jeune femme qui avait effectivement été agressée. Une affaire où cela ne faisait aucun doute. L'auteur présumé disait ne pas l'avoir approchée, alors que notre infirmière avait prélevé, à l'intérieur du corps de la plaignante, de l'ADN de l'auteur de l'agression. Il a dû revenir sur ses déclarations. C'était une affaire plutôt intéressante.
Il n'y a, hélas pas eu de sanction. Les preuves ne suffisaient malheureusement pas à établir qu'il y avait effectivement eu agression. Lorsque cette jeune femme est revenue nous voir, elle était dans un état plus mauvais qu'immédiatement après son agression. C'était une situation infiniment regrettable.
Le sénateur Joyal : Autrement dit, le fait que l'accusé échappe à la condamnation risque d'avoir sur la victime des conséquences néfastes.
Mme Kaplan : Je dirais que c'est toujours le cas, même si bon nombre de juges ont la délicatesse de préciser : « Je ne dis aucunement que je ne vous crois pas. Je dis simplement que les preuves produites ne suffisent pas à fonder l'accusation. » Nous devons alors essayer de leur faire comprendre cela.
Il est, pour la plaignante, très pénible d'entendre un juge dire cela, car elle a l'impression qu'on ne la croit pas et qu'on pense qu'il n'y a en fait pas eu d'agression. C'est très douloureux pour elle lorsqu'il est clair qu'elle a effectivement été agressée.
Le sénateur Joyal : Bien sûr. Je vous remercie.
Le président : Une question qui fait suite à quelque chose que vous a demandé le sénateur Joyal. Que trouve-t-on dans un dossier thérapeutique? Il est clair que les renseignements consignés par vous et vos collègues peuvent revêtir une importance essentielle s'il y a procès.
La consignation de ce genre de renseignements est-elle soumise à certaines règles et à un certain format? Suit-on une formation pour apprendre à s'en tenir à des renseignements objectifs et à éviter les appréciations subjectives? Pourriez- vous nous expliquer un peu comment vous décidez de ce qu'il convient d'inscrire dans ce dossier?
Mme Kaplan : Il faut d'abord distinguer entre dossier thérapeutique et dossier médical. J'estime, franchement, que les dossiers thérapeutiques ont moins d'utilité pour un tribunal. Ils n'ont pas ce caractère systématique propre aux rapports d'enquête. Il se peut en effet que le plaignant n'évoque jamais les détails de l'agression, car cela peut ne pas être nécessaire. L'intéressé n'a pas à se faire un récit détaillé de ce qui s'est passé, ce qu'il lui faut faire lorsqu'il se présente au département des urgences, car, là, l'infirmière médico-légale est notamment chargée de recueillir des preuves. Ce dossier-là et donc beaucoup plus important. C'est, le plus souvent, celui qui est communiqué, mais il faut, là encore, l'autorisation de la victime.
Il est plus utile, car il contient de nombreux détails. Le rapport clinique, lui, a un caractère davantage qualitatif, faisant état de ce que ressent l'intéressée, les traces que lui a laissées l'agression. Nous employons, ici en Ontario, une formule d'évaluation normalisée à l'échelon de la province. On y inscrit d'abord les données démographiques habituelles, puis le genre de symptômes ressentis par la personne, indiquant, le cas échéant, d'autres antécédents de violence, car il est important d'être renseigné sur ce point. Comme vous le voyez, il s'agit de questions à caractère essentiellement clinique.
Je ne suis pas sûre que ce soit toujours une bonne chose de posséder de tels renseignements. Un de mes collègues policiers m'expliquait en effet le pour et le contre. Parfois, ces renseignements sont très utiles car, lors du procès, ils permettent de comprendre, non seulement qu'il y a effectivement eu agression, mais de comprendre aussi les souffrances que l'agression a causées à la victime. Parfois cela peut influencer la sentence.
Le sénateur Meredith : Parlant des preuves recueillies, vous nous avez dit tout à l'heure que, dans l'affaire que vous avez citée, la victime n'avait pas eu gain de cause. Comment, dans cette affaire, les indices ont-ils été présentés à la cour étant donné qu'on avait recueilli des preuves médicales?
Mme Kaplan : C'est effectivement nous qui recueillons les preuves, mais leur analyse nous échappe. Les éléments de preuve sont recueillis, mais le prélèvement n'est que le début de la chaîne de possession. Les indices sont d'abord transmis à la police, qui fait ce qu'elle a à faire, puis sont envoyés à Toronto, pour être analysés au Centre des sciences judiciaires. Un toxicologue de Toronto vient rendre compte de son analyse et de ses conclusions, indiquant, par exemple, que l'ADN de l'auteur présumé a été retrouvé dans un échantillon prélevé sur telle ou telle partie du corps de la victime. C'est ce qui est arrivé dans cette affaire, mais je n'ai pas assisté au procès.
Le sénateur Meredith : Mais cela n'a pas permis, en l'occurrence, d'obtenir une condamnation?
Mme Kaplan : Vous auriez peine à croire le genre de questions qui ont été posées au cours de ce procès.
Le sénateur Meredith : La question du consentement a-t-elle été soulevée?
Mme Kaplan : Oui, et on a même posé la question de savoir si certains prélèvements n'auraient pas pu migrer d'un orifice à un autre. C'est un sujet délicat, mais voilà le genre de question qui est parfois soulevée.
Le sénateur Joyal : Pourriez-vous nous dire, en ce qui concerne le genre de renseignements cliniques que vous recueillez, comment vous faites lorsque vous avez affaire à quelqu'un qui affirme avoir été agressé par un membre de sa famille? Ne va-t-elle pas, quand elle retrouve son milieu, se trouver à nouveau face à son agresseur?
Mme Kaplan : Si c'est son père, par exemple, et qu'il lui faut rentrer dans sa famille à Noël?
Le sénateur Joyal : Un oncle, un ami de la famille, un cousin, un voisin. Vous disiez que c'est généralement d'eux qu'il s'agit. Que pouvez-vous faire, sur le plan clinique, lorsque votre client est plus ou moins obligé de se retrouver en présence de son agresseur? Qu'est-ce que ça donne sur le plan psychologique? Quelle sorte de soutien êtes-vous en mesure d'offrir en pareil cas?
Mme Kaplan : La question se pose en effet, étant donné que notre ville est petite et que la victime, à moins de déménager, ne peut pas éviter de se retrouver face à son agresseur. Le thérapeute ne dit pas aux gens ce qu'il leur faudrait faire. Dans l'hypothèse où il s'agit d'un oncle et de sa nièce, que c'est Noël et qu'elle craint d'avoir à passer les Fêtes en présence de son oncle, si c'était moi la thérapeute, je lui demanderais si elle souhaite se rendre dans sa famille à cette époque, ou si elle est obligée de le faire. Pourquoi, malgré les joies de la famille, s'exposer à une telle situation?
La présence de l'agresseur est toujours néfaste. Même s'il ne s'en prend pas à vous, sa simple présence empoisonne l'atmosphère en raison des souvenirs qui désormais entachent tout. Une telle situation est toujours dangereuse pour l'intéressée. À supposer, cependant, qu'elle décide d'y aller, car c'est à elle qu'il appartient de décider, et dans l'hypothèse où aucune procédure n'est engagée devant la cour, nous essayons tout de même de lui fournir quelques éléments de soutien, et des idées lui permettant de mieux traverser cette épreuve. Si, cependant, une procédure judiciaire est en cours, cela pose un tout autre problème. Or, cela ne se produit que trop souvent.
Le sénateur Baker : Je tiens à remercier notre témoin, Mme Sarah Kaplan, de son excellent témoignage. Tout cela est du plus grand intérêt.
J'aurais, cela dit, une question à lui poser. Lorsqu'une demande est présentée au titre de cet article du Code criminel, une copie de la demande et du subpoena ordonnant la production de documents doivent être signifiés au tiers ayant le dossier en sa possession ou sous son contrôle. Si la défense sollicite la production des documents, elle doit vous envoyer à vous, dans la mesure où vous avez ce dossier en votre possession, une copie de la demande et du subpoena ordonnant la production du dossier.
J'imagine que, ainsi que vous nous l'avez expliqué, dans le cas d'un hôpital, le subpoena ne visera pas seulement les dossiers thérapeutiques, mais l'ensemble des dossiers se trouvant à l'hôpital, y compris les dossiers du département des urgences. Est-ce bien comme cela que les choses se passeraient d'ordinaire?
Mme Kaplan : C'est parfois le cas. Souvent, lorsqu'un tribunal est saisi de l'affaire, la police intervient et les dossiers médicaux sont remis volontairement. La défense y aura alors accès. Les dossiers ont, en pareille hypothèse, déjà été communiqués.
Il est rare que le ministère public demande la production de dossiers thérapeutiques. Il obtient parfois le consentement de la victime, mais, à moins que quelqu'un présente une demande au titre du projet de loi C-46, nous préférons produire uniquement le rapport thérapeutique, car cela peut suffire. Il s'agit d'un rapport sommaire qui n'entre pas dans les détails. Si nous recevons une demande visant la production des dossiers détenus par les tiers, c'est parce qu'ils ont déjà les autres documents.
Le sénateur Baker : Ces dossiers comprendraient-ils les notes que vous prenez au cours des séances? Il arrive que ces notes soient citées à l'audience.
Mme Kaplan : Vous voulez dire nos documents cliniques?
Le sénateur Baker : Oui, ainsi que les notes que vous prenez lorsque vous interviewez quelqu'un.
Mme Kaplan : Il n'existe pas deux dossiers. Il n'y a que le dossier clinique. Personne n'est autorisé à prendre des notes consignées à part; cela est absolument interdit.
Le sénateur Baker : Existe-t-il une règle à cet effet?
Mme Kaplan : Oui. Je me souviens qu'une fois une infirmière m'a dit : « Oh, oui, je consigne cela dans mon journal ». Je lui ai répondu : « Non, car tout document peut devoir être communiqué. Il n'existe pour cela que deux endroits : le dossier médical et le dossier thérapeutique. Aucune note ne doit être consignée ailleurs ».
Le sénateur Baker : Intéressant.
Mme Kaplan : C'est la politique de l'hôpital.
Le sénateur Joyal : L'interdiction de consigner dans son journal personnel des notes concernant un patient fait-elle partie de la déontologie de la profession d'infirmier?
Mme Kaplan : Je suis assez sûre que ce serait contraire aux règles de l'Ordre des infirmières et infirmiers applicables à la documentation. Il est clair que les règles auxquelles sont soumis les travailleurs sociaux interdisent la prise de telles notes. Il s'agit, en effet, d'une relation professionnelle et non d'une relation personnelle. Toutes les notes qui ont été prises doivent être consignées au même endroit, et nulle part ailleurs.
Le sénateur Baker : J'ai posé la question en songeant au célèbre arrêt de la Cour suprême du Canada : R. c. Carosella. Les notes initialement prises par le groupe auquel la victime avait rendu visite avaient été délibérément déchirées. Le juge du procès avait ordonné l'arrêt des procédures. J'imagine que, sachant tout cela, vous faites preuve d'une grande prudence.
Mme Kaplan : Il n'y a ni notes ni destruction de notes; et il existe des lois qui fixent les délais de conservation. Avec mes collègues, nous en avons discuté et décidé de ne jamais nous en débarrasser, étant donné que ce genre d'affaires surgit parfois des années plus tard.
Le sénateur Baker : Encore une fois, je vous remercie de votre intervention devant le comité.
Mme Kaplan : Je vous remercie de m'en avoir donné l'occasion et vous remercie aussi de ne pas encore m'avoir posé de questions difficiles. Je n'aurais pas dû dire cela.
Le président : Ce n'est pas, en effet, ce que nous voulions entendre.
Mme Kaplan : En effet.
Le président : Nous allons maintenant passer à une deuxième série de questions.
Mme Kaplan : Je n'aurais pas dû dire cela.
Le sénateur Joyal : Ce n'était qu'un début.
Le sénateur Chaput : Vous disiez tout à l'heure qu'il existe, en Ontario, 35 programmes analogues. Sont-ils tous comme le vôtre?
Mme Kaplan : Oui.
Le sénateur Chaput : Je crois savoir qu'il s'agit de programmes communautaires. Existe-t-il des programmes provinciaux?
Mme Kaplan : Ces programmes sont provinciaux, mais sont axés sur la communauté et basés dans un hôpital. Le financement est assuré par le ministère de la Santé et des Soins de longue durée par l'intermédiaire de l'hôpital. Les programmes en question sont tous à peu près les mêmes.
Le sénateur Chaput : Entretenez-vous des liens avec les autres programmes? Mettez-vous, par exemple, en commun avec les 34 autres programmes, certains services, de formation ou autres?
Mme Kaplan : Oui. En 1992, un réseau a été mis en place sous l'égide d'un coordinateur. Nos infirmières médico- légales suivent ainsi à Toronto une formation les préparant à l'examen des victimes d'une agression sexuelle, programme de formation provincial. Quatre fois par an, les gérants de ces programmes se réunissent au niveau provincial. Bien que j'exerce à Cornwall, qui est une petite ville, j'ai, au même titre que les gens qui travaillent à Toronto, accès à tout ce qui, en matière de progrès des sciences judiciaires, pourrait être important au niveau de notre pratique. Notre hôpital étant plus petit et les paliers d'administration par conséquent moins nombreux, les changements indiqués peuvent être mis en œuvre plus rapidement.
Le sénateur Chaput : Les politiques régissant votre programme valent-elles celles des 34 autres programmes?
Mme Kaplan : Notre politique est naturellement la meilleure. Je dirais, en fait, qu'elles se ressemblent toutes, étant donné que nous procédons à des échanges. Lorsqu'on entreprend d'élaborer une politique, on ne cherche pas à réinventer la roue. On s'inspire de ce que font les autres.
Le sénateur Chaput : Établissez-vous des statistiques?
Mme Kaplan : Nous sommes tenus de transmettre, aussi bien à l'hôpital qu'au ministère, certaines statistiques. Nous mettons actuellement la dernière main à des normes provinciales en matière de soins. Ainsi, au lieu de définir les contours du programme, nous avons défini des normes que chacun est tenu de respecter. Je prends comme exemple le fait que toute victime d'une agression sexuelle doit avoir, 24 heures par jour et sept jours par semaine, accès à un service d'urgence, et que les preuves médico-légales doivent être recueillies par quelqu'un ayant la formation et les connaissances nécessaires. Il y a donc un ensemble de normes que chacun doit respecter.
Le sénateur Chaput : Que vous faudrait-il pour parvenir encore à de meilleurs résultats?
Mme Kaplan : Combien de fois entendez-vous répondre « davantage de moyens financiers? »
Le sénateur Chaput : En quoi cela vous serait-il utile?
Mme Kaplan : Si quelqu'un me demandait comment améliorer notre programme, je répondrais qu'il faudrait avoir quelqu'un de service 24 heures par jour, sept jours par semaine. La plupart de nos programmes fonctionnent en effet avec des infirmières en astreinte à domicile, ce qui soulève un certain nombre de difficultés. Il s'agit, en général, d'infirmières occasionnelles qui sont à la fois difficiles à recruter et difficiles à garder. Il leur faut longtemps pour acquérir les compétences et connaissances nécessaires. Cela suppose un investissement assez lourd, et puis, finalement, elles partent et il faut tout recommencer. Je serais comblée si j'avais, financièrement, les moyens d'offrir des emplois, soit à temps plein, soit à temps partiel, qui permettraient d'assurer une permanence 24 heures sur 24 et sept jours par semaine.
Le sénateur Chaput : Aucune difficulté ne se pose, pour vous, au niveau de la tenue de dossiers? Tout cela est bien organisé?
Mme Kaplan : Les programmes que nous avons en Ontario sont vraiment efficaces. Cela s'applique d'ailleurs à tout le monde, pas seulement à nous. Cela dit, le financement est toujours un peu court.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Vous comprenez le français?
Mme Kaplan : Oui Monsieur.
Le sénateur Boisvenu : Je crois comprendre que vous avez une fonction double — médicale et juridique ou judiciaire. Accompagnez-vous les victimes dans le processus judiciaire?
Mme Kaplan : Non.
Le sénateur Boisvenu : Vous ne les préparez pas au processus judiciaire?
Mme Kaplan : Non, ce n'est pas dans notre mandat de préparer les victimes pour la cour. Nous nous occupons du processus médical, nous faisons la trousse médicale, nous offrons du support médical et thérapeutique, mais en ce qui concerne le processus légal, nous allons les référer. Normalement, dès que les victimes avisent les policiers, ce sont eux qui dirigent les victimes. Je ne connais pas le nom de l'entité en français, mais en anglais, c'est le Victim Witness Assistance Program.
Le sénateur Boisvenu : Pour les accompagner.
Mme Kaplan : Oui. Ce n'est pas nous qui faisons l'accompagnement.
Le sénateur Boisvenu : Vous faites seulement l'expertise médicale?
Mme Kaplan : Médicale et psychosociale psychologique.
Le sénateur Boisvenu : Les victimes vous interrogent-elles concernant le processus judiciaire et le contexte dans lequel elles seront placées pour témoigner?
Mme Kaplan : Si on reçoit des questions et des demandes concernant le processus à la cour, comme ce n'est pas notre expertise, on va diriger la personne soit vers la police ou la Couronne. On n'est pas des experts légaux.
Le sénateur Boisvenu : Donc, sur le plan psychologique, vous ne préparez pas ces gens à comprendre les difficultés qu'elles vont traverser dans le système judiciaire?
Mme Kaplan : Si, par exemple, une victime a des angoisses ou des choses comme cela, oui, dans ce cas, notre travailleuse sociale va intervenir, mais on doit être très...
[Traduction]
Mme Kaplan : Nous devons nous montrer très prudents.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Vous êtes prudents.
Mme Kaplan : Parce qu'il faut être objectif.
Le sénateur Boisvenu : Je comprends.
Mme Kaplan : On ne peut pas préparer des personnes pour la cour, parce que, dans ce cas, on prend un certain côté.
Le sénateur Boisvenu : Je vois.
[Traduction]
Le président : Chers collègues, nous sommes arrivés au terme de nos questions touchant ce dont nous a fait part Mme Kaplan. Madame Kaplan, le comité a beaucoup apprécié les connaissances et l'enthousiasme dont vous avez fait preuve. Le fait que vous ne soyez pas avocat nous a facilité la compréhension de ce que vous nous avez dit. Tout cela nous a été de la plus grande utilité. On nous a exposé de nombreuses analyses techniques portant sur les dispositions du projet de loi. Mais vous nous avez expliqué les conséquences que ces dispositions peuvent entraîner sur le plan pratique, au niveau des victimes et c'est, justement, l'objet même du projet de loi C-46. Je tiens à vous remercier. J'espère que le comité aura à nouveau l'occasion de vous entendre.
Je tiens à vous rappeler, chers collègues, que, comme je l'ai dit en début de séance, nous sommes arrivés au terme des témoignages sur le projet de loi C-46. Mercredi prochain, nous allons nous pencher sur le rapport du comité, et nous devons donc nous préparer en conséquence.
(La séance est levée.)