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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 9 - Témoignages du 2 février 2012


OTTAWA, le jeudi 2 février 2012

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C- 10, Loi édictant la Loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme et modifiant la Loi sur l'immunité des États, le Code criminel, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et d'autres lois, se réunit aujourd'hui, à 10 h 34, pour examiner le projet de loi.

Le sénateur John D. Wallace (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour et bienvenue, chers collègues sénateurs, chers invités et membres du public qui regardent les délibérations sur le réseau CPAC. Je m'appelle John Wallace, je suis un sénateur du Nouveau-Brunswick, et j'assure la présidence du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Aujourd'hui nous poursuivons notre étude du projet de loi C-10, Loi édictant la Loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme et modifiant la Loi sur l'immunité des États, le Code criminel, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et d'autres lois. Ce projet de loi regroupe en tout neuf projets de loi qui ont été traités séparément au cours de la troisième session de la quarantième législature.

Le projet de loi C-10 a été déposé à la Chambre des communes le 20 septembre 2011 par le ministre de la Justice, l'honorable Rob Nicholson. Le projet de loi a été à l'étude pendant plusieurs semaines à la Chambre avant d'être renvoyé au Sénat le 6 décembre 2011. Le Sénat a renvoyé le projet de loi au comité le 16 décembre 2011 pour que l'on procède à une étude détaillée.

En vue de terminer notre examen du projet de loi, le comité compte prolonger les séances. Par conséquent, nous avons prévu 11 jours d'audiences publiques, y compris des séances d'une journée complète durant la semaine du 20 au 24 février 2012. Ces séances seront ouvertes au public qui pourra également y accéder par webémission à l'adresse www.parl.gc.ca.

En plus de recevoir des représentants et des fonctionnaires du gouvernement fédéral, des provinces et des territoires, nous entendrons également le témoignage de victimes d'actes criminels et de leurs familles, d'universitaires, d'experts juridiques, de spécialistes en application de la loi, de défenseurs des jeunes, ainsi que de représentants de diverses associations, d'intervenants et d'autres personnes travaillant dans le milieu de la justice criminelle. Au total, le comité a invité environ 110 témoins. On peut obtenir de plus amples renseignements sur les dates auxquelles viendront comparaître les témoins sur le site web suivant : www.parl.gc.ca sous la rubrique « Accueil des comités du Sénat. »

Avant de présenter les personnes que nous recevons aujourd'hui, je voudrais d'abord inviter chacun des membres du comité à se présenter s'ils le veulent bien et à dire quelle région il représente en commençant par le sénateur Fraser.

Le sénateur Fraser : Je m'appelle Joan Fraser. Je représente le Québec et je suis la vice-présidente du comité.

Le sénateur Baker : George Baker, Terre-Neuve-et-Labrador.

[Français]

Le sénateur Joyal : Serge Joyal, du Québec.

Le sénateur Chaput : Maria Chaput, du Manitoba.

[Traduction]

Le sénateur Jaffer : Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique.

Le sénateur Lang : Dan Lang, Yukon.

Le sénateur Meredith : Don Meredith, Ontario.

Le sénateur Angus : David Angus, Québec.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Pierre-Hugues Boisvenu, Québec.

[Traduction]

Le sénateur Frum : Linda Frum, Ontario.

Le sénateur Runciman : Bob Runciman, Mille-Îles et lacs Rideau, Ontario.

Le président : Pour commencer notre audience publique aujourd'hui, j'ai le plaisir de souhaiter la bienvenue à l'honorable Daniel Shewchuk, ministre de la Justice du gouvernement du Nunavut. M. Shewchuk est accompagné par Norman Tarnow, sous-ministre de la Justice pour le gouvernement du Nunavut et de M. Stephen Mansell, directeur, Politiques et planification.

Monsieur le ministre Shewchuk, je vous souhaite la bienvenue au Sénat. Je crois comprendre que vous avez une déclaration préliminaire à faire. Au terme de votre déclaration, je suis certain que les sénateurs auront de nombreuses questions à vous poser.

L'honorable Daniel Shewchuk, ministre de la Justice, gouvernement du Nunavut : Merci beaucoup, monsieur le président. D'abord, j'aimerais dire que c'est un privilège de témoigner ici devant vous et votre comité aujourd'hui. C'est un honneur pour nous du Nunavut. Je pense qu'il s'agit de l'une des premières fois que nous venons comparaître devant le Sénat.

Pour donner un peu un sens des proportions de notre grand territoire, j'aimerais vous dire quelque chose que vous ne devriez pas oublier lorsque je vous présenterai mon exposé et que vous me poserez ensuite des questions.

Le Nunavut est notre plus récent territoire, ayant été établi en 1999. Il s'agit d'un vaste territoire qui représente un cinquième de la masse terrestre de notre pays, et les deux tiers des rivages de notre pays. N'oubliez pas cela lorsque vous nous écouterez.

Nous avons 25 collectivités qui sont réparties à travers ce vaste territoire, et nous sommes très fiers de chaque collectivité et des citoyens qui vivent dans ces collectivités. Cela dit, j'aimerais maintenant vous présenter mon exposé.

Je suis heureux de m'adresser aujourd'hui au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles au sujet d'une question qui intéresse le gouvernement du Nunavut, les Nunavois et, en fait, l'ensemble des Canadiens. Ce qui est en cause ici, ce sont les répercussions du projet de loi C-10, la Loi sur la sécurité des rues et des communautés. J'aimerais plus précisément aborder la question des répercussions au Nunavut et sur son peuple.

Plusieurs autres ministres de la Justice ont exprimé leurs préoccupations à l'égard des effets financiers et sociaux du projet de loi. Le Nunavut risque d'être la région la plus touchée par le nouveau système instauré aux termes du projet de loi C-10, notamment en ce qui a trait aux contrevenants nunavois et à la réduction du pouvoir discrétionnaire des juges dans l'exercice de la fonction de détermination de la peine.

Comme vous le savez, le taux de criminalité a généralement diminué au Canada. Le Nunavut fait malheureusement exception à cette tendance. C'est dans notre territoire que le nombre de crimes violents est le plus élevé du Canada : il est six fois supérieur à la moyenne nationale. L'importance accordée à l'incarcération dans le projet de loi — par le biais des dispositions sur les peines minimales obligatoires — garantira un afflux de détenus dans nos prisons territoriales déjà surpeuplées et provoquera un arriéré encore plus lourd au palais de justice.

À l'heure actuelle, la Cour de justice du Nunavut est saisie de plus de 15 affaires de meurtre et d'homicide. Ce sont les causes les plus graves que notre système judiciaire ait à régler. Ces procès ont lieu dans des collectivités séparées par des milliers de kilomètres et supposent le déploiement de ressources humaines et logistiques considérables : et ça, c'est un problème dans le Nord. Les dispositions du projet de loi relatives aux peines minimales obligatoires ajouteront aux difficultés que nous éprouvons d'ores et déjà dans notre système judiciaire surchargé. Des conséquences semblables se manifesteront dans notre système correctionnel.

Le Centre correctionnel de Baffin, ou CCB, est un établissement à sécurité minimale. C'est actuellement le seul établissement correctionnel pour hommes adultes au Nunavut. Le centre a été construit en 1984 et il était prévu pour 48 détenus : on en rencontre régulièrement de 90 à 100 de nos jours. Un nouvel établissement de 48 lits est censé ouvrir ses portes à Rankin Inlet au cours de l'été 2012. Ce nouvel espace sera rempli aussitôt prêt pour régler en partie les problèmes de surpeuplement et pour rapatrier certains détenus nunavois qu'il a fallu envoyer dans les Territoires du Nord-Ouest ou en Ontario parce qu'il n'y avait pas d'espace pour eux au Nunavut.

Pour atténuer la situation de surpeuplement de notre centre correctionnel, nous envoyons en moyenne 55 détenus dans des établissements du Sud à un coût annuel de 4,7 millions de dollars. Il est très difficile d'offrir des programmes ou des services de counselling culturellement adaptés aux détenus inuits en dehors du Nunavut.

Le projet de loi va accroître le surpeuplement au Nunavut, et nous devrons envoyer des détenus inuits en plus grand nombre dans des établissements du Sud. Ces détenus supplémentaires ainsi que la charge de travail supplémentaire imposée au tribunal auront pour effet d'augmenter les coûts opérationnels de nos services correctionnels et de nos services judiciaires et d'ajouter des centaines de millions de dollars au coût en capital déjà énorme d'un nouvel établissement correctionnel à Iqaluit.

La plupart des contrevenants nunavois aux prises avec le système de justice pénale font face aux répercussions cycliques de la violence familiale, de la pauvreté, de la toxicomanie et de l'alcoolisme, outre, bien souvent, de la maladie mentale. Le projet de loi C-10 nous privera de ressources financières dont nous avons besoin pour travailler sur les causes profondes de la criminalité et pour financer les programmes de réadaptation, préférant proposer un modèle punitif qui ajoutera un stress supplémentaire à notre infrastructure correctionnelle déjà surchargée et à notre tribunal.

La plupart des crimes commis au Nunavut sont le produit de l'alcoolisme, ce qui atteste que des situations sous-jacentes déterminent le fort taux de criminalité dans notre territoire. Un programme pilote récemment mis en oeuvre de concert avec notre ministère de la Santé et des Services sociaux et la GRC a fait la preuve que la plupart des toxicomanes seraient disposés à demander de l'aide s'ils savaient où aller et quoi faire. Au cours des six premiers mois de fonctionnement du programme, 147 toxicomanes ont été arrêtés au moins deux fois. Soixante-dix-huit d'entre eux ont accepté de recevoir de l'aide. Soixante- sept d'entre eux ne sont pas retournés en détention depuis. C'est là un exemple modeste de la collaboration et de l'engagement de nos institutions, ainsi que des avantages d'une stratégie judiciaire axée sur la réadaptation qui fonctionne au Nunavut.

Mais notre territoire a besoin de solutions durables pour relever ces défis grâce à un financement suffisant qui permettra d'élaborer des programmes et de disposer d'une infrastructure. Nous avons également besoin que notre système judiciaire soit suffisamment souple pour nous permettre de mettre à l'essai ce genre de programmes et d'en concevoir qui seront efficaces, car l'incarcération n'est pas la solution à long terme de nos problèmes.

Il est entendu que nous devrions tous collaborer pour faire de notre pays un endroit plus sûr et plus juste pour tout le monde. Il est plus rentable de comprendre les racines de la criminalité et de s'attaquer à ses problèmes grâce à des traitements et des programmes que d'imposer des peines longues et inflexibles.

De nombreuses études concluent que les sanctions pénales ne font, en fait, qu'accroître le risque de récidive et que l'augmentation du taux d'incarcération ne fait pas diminuer le taux de criminalité. Des décideurs au sud de notre frontière et en Australie se sont rendu compte que l'emprisonnement de plus en plus de gens pendant de plus en plus longtemps est coûteux et inefficace. L'instauration de peines minimales sévères au Texas et en Californie a eu pour effet de surpeupler les prisons et d'alourdir le système de justice, sans guère modifier le taux de criminalité. Nous devons tirer les leçons de l'expérience de ces pays.

L'importance accordée dans le projet de loi C-10 à l'augmentation des peines et à l'imposition de peines minimales obligatoires aura un effet spécifique sur le Nunavut, qui est le foyer de la plupart des Inuits du Canada et qui a fait l'objet d'une entente sur des revendications territoriales. Certaines des dispositions du projet de loi contredisent les valeurs et les principes du système de justice du Nunavut, qui sont fondés sur les notions traditionnelles inuites de justice et de réadaptation. La justice, dans notre territoire, a toujours eu pour visée de traduire les valeurs et la culture d'une population principalement inuite. L'emprisonnement ne traduit pas les valeurs d'un peuple qui a vécu de sa terre pendant des milliers d'années. Les peines minimales obligatoires ne permettent pas non plus à la collectivité traditionnelle et aux aînés de participer au système de justice, car l'issue est déterminée à l'avance par ces sanctions, quelles que soient l'opinion et la participation de la collectivité.

L'importance de la justice traditionnelle inuite est reconnue par la Cour de justice du Nunavut dans sa jurisprudence, comme le sont les valeurs sociales inuites, qui remontent bien plus loin que la création de notre pays. La limitation du pouvoir discrétionnaire de nos juges en raison de l'application de peines minimales obligatoires à de nombreux délits aura un effet sur l'application de solutions de rechange et de mesures de justice réparatrice sous la forme de sanctions communautaires traditionnelles.

Cet effet se fera également sentir dans l'application des principes de détermination de la peine élaborés par la Cour suprême du Canada dans R. c. Gladue. Les principes de détermination de la peine énoncés dans Gladue constituent une réponse mesurée et adaptée à la sous-représentation dramatique des Canadiens autochtones dans le système correctionnel canadien et tiennent compte du désavantage que l'oppression historique et la pauvreté ont imposé à beaucoup d'Autochtones au Canada. Les principes énoncés dans Gladue ne signifient pas que les délinquants autochtones se verront systématiquement infliger des peines moins sévères. Ils signifient seulement que le tribunal doit tenir compte de la situation et des problèmes des Canadiens autochtones dans la détermination de la peine.

Au Nunavut, la cour a fait siens les principes de Gladue dans bon nombre de causes afin de déterminer des peines justes et équitables. Les Inuits du Canada doivent relever des défis historiques et sociaux économiques tels que les principes de Gladue et le mandat de la Cour de justice du Nunavut devrait être pris en considération lorsqu'il s'agit de condamner un délinquant inuit. Les peines minimales obligatoires font fi des conclusions de Gladue et lient les mains des juges qui ont affaire à des Autochtones.

Le gouvernement du Nunavut estime que le fait de priver les juges de leur pouvoir discrétionnaire n'est pas la bonne solution. Nos juges locaux jouent un rôle crucial dans le fonctionnement du système de justice pénale au Nunavut. Les peines minimales obligatoires prévues dans le projet de loi C-10 priveraient les juges chargés de la détermination de la peine du pouvoir de choisir une peine qui tiendrait le mieux compte de tous les objectifs fondamentaux du choix de la peine. Le fait d'interdire à nos juges d'exercer leur pouvoir discrétionnaire pour déterminer la peine qui convient le mieux aux délinquants qui se trouvent devant eux est contraire à l'esprit et à la lettre d'une grande partie de la jurisprudence attestant la position unique des juges chargés de la détermination de la peine dans l'évaluation et le choix de la peine qui convient le mieux dans chaque cas.

Il existe de bonnes raisons de conférer ce pouvoir aux juges chargés de la détermination de la peine. Le juge a pris connaissance de la situation du délinquant et de la preuve de l'infraction et il est le mieux placé pour choisir la peine qui tiendra compte de tous les objectifs au moment de la détermination. C'est également lui qui est le mieux outillé pour évaluer ce qui permettra le mieux de répondre aux besoins et de ternir compte de la situation dans la collectivité dans laquelle le crime a été commis. Cet argument a notamment du poids au Nunavut, où les juges résidents sont devenus des experts dans l'analyse de la situation unique et de la population de notre territoire. La solution « universelle » que constituent des peines minimales obligatoires ne convient pas à une région du Canada aussi particulière que la nôtre.

Le Code criminel atteste le principe de retenue et prévoit que le but de la peine est de séparer les délinquants de la société seulement lorsque c'est nécessaire. L'article 718.1 du Code criminel dispose que la proportionnalité est le principe fondamental de la détermination de la peine et que la peine est proportionnelle à la gravité de l'infraction et au degré de responsabilité du délinquant. La proportionnalité traduit l'équilibre délicat qu'il convient d'établir en prononçant une peine juste. Le Nunavut fait valoir respectueusement que le projet de loi C-10 dans sa version actuelle ne permet pas d'établir cet équilibre.

Outre qu'il est le plus jeune territoire, le Nunavut a aussi la population la plus jeune du Canada et affiche la croissance démographique la plus rapide au pays. Les sanctions plus sévères prévues par le projet de loi pour les jeunes sont telles que ce sont nos jeunes qui seront les plus nombreux à être incarcérés, et cela aura des répercussions considérables sur nos collectivités et nos familles. Compte tenu de ce que nous avons appris des avantages de s'attaquer aux causes profondes de la criminalité par le biais du traitement des problèmes de toxicomanie et d'alcoolisme, nous estimons que l'emprisonnement d'un plus grand nombre de jeunes est une solution contre-productive.

La décision de permettre la publication du nom des jeunes délinquants nous inquiète, car cela stigmatisera et embarrassera les intéressés et les familles dans un Nunavut aux petites collectivités très reliées. Par ailleurs, le projet de loi C-10 prévoit une évaluation visant à déterminer l'effet de la publication du nom d'un jeune contrevenant. Au Nunavut nous ne disposons pas d'établissements ni de spécialistes capables de procéder à ce type d'évaluation. Il nous faudra donc envoyer de jeunes contrevenants au Sud pour qu'ils soient évalués, et ce à un énorme coût.

J'aimerais, pour finir, aborder la question de la consultation. Le projet de loi C-10 aura manifestement des répercussions importantes dans chacune des provinces et chacun des territoires, aussi bien sur le plan social que sur le plan financier. Les modifications que les auteurs du projet de loi proposent d'apporter au Code criminel représentent une transformation majeure du système de détermination de la peine dans notre pays et traduisent un changement de paradigme dans la philosophie générale qui anime notre système de justice pénale. Comme nous l'avons déjà dit, les peines minimales obligatoires et les sanctions plus sévères prévues par le projet de loi entraîneront des coûts supplémentaires pour les provinces et les territoires, puisque leurs prisons et leurs tribunaux verront affluer de nouveaux clients. Un projet de loi supposant des remaniements de cette importance devrait faire l'objet de vastes consultations auprès de toutes les parties intéressées et notamment des provinces et des territoires.

Le projet de loi C-10 a été présenté en septembre 2011 et adopté par la Chambre des communes en décembre. Notre gouvernement n'a jamais été invité à donner son opinion ou à s'adresser au comité de la Chambre des communes. Je remercie ce comité de me donner la possibilité de m'exprimer, mais il aurait fallu que d'autres consultations aient lieu avant que le projet de loi soit présenté et adopté dans l'autre enceinte. Avant de présenter un projet de loi essentiel, notre gouvernement se concerte avec toutes les parties intéressées. Il n'a jamais été possible de remodeler et d'améliorer le projet de loi C-10 grâce à l'expérience et au point de vue des provinces et des territoires. Nous sommes convaincus que, si nous en avions eu l'occasion, notre gouvernement et les gouvernements des autres provinces et territoires auraient proposé leurs solutions et leurs conseils, permettant ainsi de réduire le coût de ce projet de loi, et auraient aidé le gouvernement fédéral à mieux comprendre nos préoccupations à l'égard des peines minimales obligatoires.

Tout indique que le gouvernement du Canada a l'intention d'appliquer les mesures prévues dans le projet de loi C- 10. Je vous demande donc de tenir compte du fait que cette décision et ce projet de loi auront un effet sans aucun doute disproportionné sur le Nunavut. Je demande par conséquent au gouvernement du Canada de collaborer avec le gouvernement du Nunavut pour veiller à ce que notre territoire dispose du soutien financier dont il aura besoin pour absorber les nouvelles exigences judiciaires et correctionnelles que suppose l'application du projet de loi. Entre-temps, je demande que l'application du projet de loi soit reportée afin que le gouvernement du Nunavut ait le temps, avec le gouvernement du Canada, d'élaborer l'infrastructure dont notre système judiciaire et correctionnel aura besoin pour assumer ce nouveau fardeau.

Monsieur le président, je vous remercie de m'avoir invité à me faire entendre aujourd'hui.

Le président : Je vous remercie de votre déclaration, monsieur le ministre. Nous allons maintenant passer aux questions qui vous seront posées par les membres du comité, à commencer par la vice-présidente, le sénateur Fraser.

Le sénateur Fraser : Monsieur le ministre, je vous souhaite encore une fois la bienvenue. Vous avez soulevé quelques points très intéressants. Tout d'abord, si vous le permettez, j'aimerais aborder la question des consultations entre les gouvernements fédéral et territoriaux.

À maintes reprises, on nous a affirmé qu'au cours des réunions regroupant des ministres de la Justice des gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux, que les ministres provinciaux, du moins, avaient réclamé les dispositions prévues dans le projet de loi, en tout ou en partie. Je ne suis pas convaincue que les territoires soient compris dans cette allégation. Le Nunavut était-il représenté à ces conférences et, si c'est le cas, quelle a été sa position?

M. Shewchuk : Je sais qu'il y a eu un minimum de consultation, mais je laisserais mon sous-ministre répondre à cette question. Je tiens à souligner que je suis un tout nouveau ministre de la Justice au sein de mon gouvernement. J'ai été nommé à mon poste il y a deux mois seulement; par conséquent le sous-ministre Tarnow a plus d'expérience que moi et répondra à votre question.

Norman Tarnow, sous-ministre par intérim de la Justice, Gouvernement du Nunavut : Comme vous l'avez fait remarquer, des discussions ont eu lieu entre les hauts fonctionnaires au sujet de certaines mesures. Nous n'avons pas eu l'occasion, à l'échelon politique, de contribuer aux débats comme nous l'aurions voulu. Comme vous le savez, le gouvernement a décidé d'adopter ces mesures très rapidement à la suite de la dernière élection. Je crois que c'est une partie de notre problème, c'est-à-dire que l'adoption du projet de loi s'est déroulée trop rapidement.

Le sénateur Fraser : Sur une tout autre note, d'après le ton général de votre exposé, monsieur le ministre, et d'après le trop peu que j'en sais au sujet du Nunavut, je présume que votre principale préoccupation à l'égard du projet de loi porte sur la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, sur des modifications au Code criminel et sur la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. N'est-ce pas?

M. Shewchuk : Oui, il serait juste d'affirmer que ce sont les mesures qui me préoccupent. Le coeur du problème en ce qui a trait à toutes ces questions...

Le sénateur Fraser : Les peines minimales obligatoires?

M. Shewchuk : Exactement.

Le sénateur Fraser : S'il était possible de modifier le projet de loi, disons pour équarrir certaines rondeurs, compte tenu du fait que le gouvernement croit réellement dans les peines minimales obligatoires, votre problème ne serait-il pas réglé si l'on pouvait ajouter une clause qui redonnerait un pouvoir discrétionnaire aux juges, en particulier pour les causes touchant des délinquants autochtones? Est-ce que cette mesure répondrait à vos besoins?

M. Shewchuk : Absolument, cette mesure répondrait à nos besoins. L'un des principaux messages que nous tentons de véhiculer aujourd'hui, c'est que nous souhaiterions accorder une certaine marge de manoeuvre aux tribunaux pour permettre à nos juges de tenir compte de nos réalités et de nos différences au Nunavut dans le cadre du système de justice. Vous avez vu juste, ce type de clause s'avérerait excellente pour nous.

Le sénateur Runciman : Monsieur le ministre, je vous souhaite la bienvenue. J'aimerais revenir sur les remarques que vous avez faites au sujet du taux de criminalité. Nous avons été mis au courant de statistiques hier en lien avec le projet de loi et selon lesquelles les taux seraient à la hausse. Le taux de criminalité en général, d'après Statistique Canada, est certes en déclin, mais lorsqu'il s'agit des domaines qui seront touchés par le projet de loi, on constate une hausse.

Vous avez parlé de la population dans vos établissements à l'heure actuelle. Combien de détenus sont en détention préventive? Pouvez-vous nous dire combien de détenus ont été condamnés et combien sont en détention préventive?

M. Shewchuk : C'est une très bonne question. Oui, notre taux de criminalité est élevé par rapport à la moyenne nationale, en particulier pour ce qui est de l'abus d'alcool et d'autres drogues. Comme je l'ai dit, notre établissement pour hommes à Iqaluit est conçu pour accueillir 48 détenus, et nous avons actuellement une population de près de 100 détenus. Environ 67 p. 100 d'entre eux sont en détention préventive, en attendant d'aller devant les tribunaux.

Il s'agit en fait d'une situation très grave. Il y a à peine 10 jours, j'ai visité l'établissement, et nous en sommes venus au point où nous nous préoccupons de la sécurité de nos détenus et des gens qui travaillent là.

Le sénateur Runciman : Le projet de loi adopté l'an dernier au sujet de l'élimination du crédit de deux pour un n'a-t- il pas eu d'incidence sur la population en détention préventive? Quelle est la durée moyenne des séjours dans votre établissement territorial?

M. Shewchuk : Je demanderais à M. Tarnow de répondre à votre question.

M. Tarnow : À l'heure actuelle, les séjours sont trop longs.

Le sénateur Runciman : Pouvez-vous me donner un chiffre?

M. Tarnow : Je ne connais pas le chiffre par coeur, mais il s'agit d'un problème important.

Le sénateur Runciman : Le problème résulte-t-il d'un manque de tribunaux? Quelle en est la raison? S'il s'agit principalement d'infractions graves, un juge de paix pourrait-il s'en occuper? Je suis curieux de savoir pourquoi cela constitue un problème d'engorgement, en quelque sorte.

M. Tarnow : On vient de me donner de l'information. La moyenne est de 10 à 14 mois.

Le sénateur Runciman : Ce chiffre est élevé. Je devrais examiner la ventilation des infractions, mais en Ontario, par exemple, la durée moyenne du séjour est d'environ 75 jours pour les détenus condamnés. Dites-vous que c'est la détention préventive qui engorge le système en raison des délais d'attente trop longs avant les procès?

M. Tarnow : Oui.

M. Shewchuk : Vous avez tout à fait raison, les chiffres sont élevés. Il faut comprendre que bon nombre des personnes en détention préventive ont commis des infractions graves, de sorte que la charge de travail de nos juges est absolument énorme.

Nous avons eu la chance d'accueillir deux juges fédéraux supplémentaires, ce qui aidera notre système et résorbera notre charge de travail. Nos cours itinérantes doivent parcourir de grandes distances, des milliers de milles, et de nombreux obstacles entrent en ligne de compte, comme les conditions météorologiques, les déplacements et les avions. Par conséquent, quand une audience est annulée, la prévoir à nouveau est un processus énorme. De nombreuses variables et de nombreux facteurs contribuent à la difficulté.

Le sénateur Runciman : Vous avez parlé de vos préoccupations touchant les peines minimales obligatoires. Je pense que les juges ont un pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne les programmes de traitement de l'abus d'alcool et de drogues. Ils peuvent envisager cette option, au lieu des peines minimales obligatoires. Si un accusé réussit un programme de traitement de la toxicomanie, il peut échapper aux peines minimales obligatoires.

L'autre aspect concernant les peines minimales obligatoires ne touche en réalité, selon moi, que les trafiquants de drogues et les agresseurs d'enfants. Elles n'imposeront pas un fardeau aussi lourd que ce que vous semblez craindre.

Je me pose aussi des questions au sujet de vos coûts, dans vos établissements correctionnels. Savez-vous combien coûte, en moyenne, l'incarcération d'un détenu pour une année? Vous avez dit que 55 détenus étaient envoyés dans le sud, ce qui coûtait 4,7 millions de dollars, de sorte qu'on s'approche de 90 000 $ par détenu. Combien coûte la détention dans votre territoire, sur une durée d'un an?

M. Shewchuk : Je peux vous dire que les coûts sont probablement de 200 $ en moyenne par jour dans notre territoire. Les détenus que nous envoyons dans le sud, en Ontario, nous coûtent en moyenne 190 $ par jour, et ceux que nous accueillons à Yellowknife nous coûtent environ 240 $ par jour.

Le sénateur Runciman : Vous avez aussi parlé des programmes de traitement. Personnellement, je ne suis pas contre l'idée d'avoir recours à d'autres instances pour fournir des services. En ce qui concerne le traitement de la santé mentale pour les détenus, par exemple, les plus petites provinces et territoires n'ont tout simplement pas les moyens de fournir tous les services, de sorte que je pense que l'utilisation des ressources des autres gouvernements est une décision stratégique sage, ou du moins, une option qui doit être envisagée.

J'ai de nombreuses autres questions, mais je les poserai à la deuxième série de questions.

Le sénateur Jaffer : Merci d'être ici, monsieur le ministre. Lorsque j'ai commencé à pratiquer le droit, j'ai travaillé pour un homme qui avait été un juge de la Cour suprême bien connu, Tommy Dohm. Il m'a enseigné à toujours garder en tête que lorsqu'on a un accusé devant nous et qu'on l'emprisonne, on ne jette pas la clé de sa cellule. Tôt ou tard, la majorité des gens finissent par retourner dans la société, et on ne peut pas adopter la même approche à l'égard de tous les accusés; il faut traiter chacun de façon distincte.

Dans votre exposé, vous avez mentionné à plusieurs reprises le pouvoir discrétionnaire des juges. Ce qui me trouble au sujet du projet de loi C-10, c'est qu'il retire le pouvoir discrétionnaire des juges, en particulier en ce qui concerne les minorités. Dans les prisons canadiennes, nous avons une importante population d'Autochtones et de Noirs, et les chiffres augmentent. La prison, ce n'est pas toujours la réponse.

Monsieur le ministre, vous l'avez dit dans votre exposé, mais j'aimerais que vous le répétiez : Quelles seront les répercussions du fait de retirer le pouvoir discrétionnaire des juges sur les cercles de guérison, par exemple?

M. Shewchuk : Le fait d'éliminer le pouvoir discrétionnaire des juges et du système judiciaire tel qu'il existe actuellement aura d'importantes répercussions sur nous, pas seulement dans nos établissements correctionnels ou sur le nombre croissant de détenus dans nos établissements, mais aussi sur les collectivités et les familles touchées par la réadaptation des délinquants, qui est une partie très importante de la culture inuite. Si on retire cette possibilité aux familles, on touche toute la communauté. Dans les petites communautés culturelles inuites tissées serrées au Nunavut, il est très important pour nous de le comprendre et de le respecter.

Le sénateur Jaffer : Le concept des cercles de guérison en est un que ma propre communauté islamique a adopté, parce que nous pensons que c'est très efficace. À titre de ministre, vous faites face aux questions opérationnelles. Quels seront les effets du projet de loi C-10 sur la négociation de plaidoyer? Qu'est-ce qui se passera avec votre arriéré?

M. Shewchuk : En réalité, le projet de loi élimine la négociation de plaidoyer. Les gens sauront qu'il existe une peine minimale, ce qui fera augmenter le nombre de gens qui se retrouvent dans nos établissements correctionnels, et ce, de façon rapide, je pense. Je pense que le projet de loi aura des répercussions négatives sur nous.

Le président : Sénateur Jaffer, encore une fois, je dois tenir compte du temps; d'autres sénateurs ont des questions à poser. Je pense que vous en avez une autre. Pourriez-vous, peut-être, la poser lors de la deuxième série de questions? Je veux être certain que chaque sénateur peut poser une question durant la première série de questions.

Le sénateur Lang : La question que j'aimerais poser porte sur le sens du projet de loi, qui concerne principalement les récidivistes, ceux qui commettent des crimes ou des actes violents pour gagner leurs vies dans les collectivités. Je crois comprendre qu'au cours des cinq dernières années, il y a eu des réunions, même si vous n'étiez pas ministre, mais votre gouvernement était représenté, tout comme le gouvernement du Yukon, si je puis me permettre. Le gouvernement du Yukon a affirmé publiquement qu'il appuyait pleinement le sens du projet de loi, parce qu'il estimait que le projet de loi aurait dû être présenté il y a longtemps. J'aimerais en savoir davantage sur la position avancée ici, parce que nous avions l'impression que, lors de la dernière réunion fédérale-provinciale-territoriale, les provinces et territoires s'étaient entendus pour dire que le sens du projet de loi était honorable dans son ensemble et qu'il s'agissait de l'orientation que nous devions adopter. Dans certains cas, la seule question qui se posait était de savoir si les modifications économiques découlant du projet de loi pouvaient être traitées par les différents gouvernements. Peut-être pourriez-vous nous éclairer un peu à ce sujet.

M. Shewchuk : Je pense que c'est exactement la position du Nunavut. Nous ne remettons pas en question le sens ou le principe du projet de loi C-10. Toutefois, nous nous préoccupons des conséquences du projet de loi C-10 sur le Nunavut, et c'est ce que j'ai tenté d'exprimer et de souligner ici aujourd'hui.

À l'avenir, vous devez comprendre que le Nunavut est un nouveau territoire. Nous avons des fonds limités provenant des paiements de transfert du gouvernement fédéral, et il s'agit actuellement de notre seule source de revenus. Oui, nous avançons dans l'avenir et nous avons un futur rayonnant devant nous, mais avant que nous soient transférés le pouvoir et la propriété de nos ressources et que nous puissions en tirer des revenus, nous devons dépendre du gouvernement fédéral pour notre financement. Cela ajoutera au fardeau de notre source de financement actuel.

Je suis ici pour dire deux choses. Nous avons effectivement un problème en matière de ressources, aussi bien financières qu'humaines, et nous avons aussi un problème évident à propos des valeurs culturelles et sociétales des Inuits, dans les communautés du Nunavut.

Le sénateur Lang : J'aimerais aborder un autre enjeu, à savoir la question du fardeau sur le système judiciaire. Plus tôt, vous avez dit qu'il n'y avait pas un, mais plutôt deux nouveaux postes de juge au Nunavut pour aider à écouler le volume de travail. Dans votre déclaration préliminaire, vous avez également dit qu'il y avait 15 affaires de meurtre et d'homicide involontaire en suspens, ce qui signifie évidemment que ces 15 individus seront en détention provisoire, jusqu'à ce que leurs causes soient entendues. Avec l'arrivée de ces deux juges, avez-vous pensé à ce que cela fera à votre système pénal, dans le territoire, étant que ces individus, s'ils sont reconnus coupables, s'en iront dans un pénitencier fédéral, et non pas dans un établissement correctionnel, et que par conséquent, ils ne vous coûteront rien à vous? Avez- vous pensé à ce que cela signifiera pour vous, en bout de ligne?

M. Shewchuk : Oui, nous y avons pensé. Nous apprécions beaucoup le fait d'avoir deux nouveaux juges au Nunavut. Je suis certain que vous savez que nous avons six juges. Avec les deux nouveaux, nous en aurons huit. Cela permettra d'alléger la charge de travail qui pèse sur notre système judiciaire. Nous avons aussi des juges de cour itinérante, peut-être environ 60 à travers le Canada, juges qui sont accrédités pour siéger en cour au Nunavut. Le volume va diminuer, mais avec deux nouveaux juges, le Nunavut va aussi devoir débloquer des fonds pour absorber les coûts du personnel pour venir en aide à ces juges. Nous avons augmenté de huit personnes notre personnel des services judiciaires à cause de ces deux juges, donc cela nous impose un fardeau financier. C'est magnifique d'avoir ces deux nouveaux juges et le volume de travail va diminuer, mais je crois que les volumes resteront élevés, là où nous avons des problèmes.

Le sénateur Lang : Je me demande si vous avez la capacité d'assumer ceux qui ont été accusés et qui sont en détention provisoire. Avec l'arrivée des deux nouveaux juges, cela vous permettra d'éliminer les coûts qui sont associés à cet aspect de votre système judiciaire, n'est-ce pas?

M. Shewchuk : Je crois que votre suggestion est très forte. Je crois que cela aura sûrement un effet dessus, et je ne suis pas certain qu'il sera aussi fort que vous le dites.

Le président : Si je peux me permettre d'ajouter quelque chose à vos commentaires, sénateur Lang, les ressources sont toujours un problème, que ce soit en justice, en éducation ou en santé. Vous le savez mieux que moi. Votre gouvernement essaye de faire face à tous ces enjeux. Si je comprends bien, le gouvernement fédéral le reconnaît. Il a des programmes pour lui venir en aide.

Dans le cas de la justice autochtone, il y a eu, je pense, d'énormes augmentations dans les dernières années. Il y a la Stratégie relative à la justice applicable aux Autochtones qui, si je comprends bien, reçoit aujourd'hui 85 millions de dollars par an, à savoir deux fois plus qu'avant. C'est justement pour traiter des mêmes questions dont vous parliez par rapport aux stratégies de justice communautaire. Ai-je raison et cela a-t-il eu une retombée positive au Nunavut?

M. Shewchuk : Je laisserai le soin au sous-ministre de vous répondre.

M. Tarnow : Oui, monsieur le président, nous recevons quelque 85 millions de dollars, mais la plupart servent à faire de la prévention. Nous finançons des programmes dans les collectivités. Nous avons de l'aide judiciaire et des travailleurs mobiles autochtones dans les communautés, que nous finançons au moyen d'accords de contribution. Ces fonds ne sont pas vraiment utilisés pour le système juridique ni l'ordre judiciaire, mais plutôt pour faire de la prévention.

Le président : L'intention, c'est de réduire le nombre de personnes qui seraient incarcérées. Comme nous l'a dit le ministre, tout cela est complémentaire. Il y a la partie prévention, l'exécution de la loi et la réhabilitation. Il y a plusieurs volets différents. Je vois ce que vous voulez dire.

M. Tarnow : Nous voyons les effets du projet de loi C-10 du côté de l'application de la loi et c'est là que nous nous inquiétons de la question des ressources.

Le président : Merci. Je comprends cela.

Le sénateur Baker : En d'autres termes, à la lumière de certaines des questions qui vous ont été posées au cours des 15 dernières minutes, un de vos arguments, d'après ce que j'ai compris, monsieur le ministre, c'est que vous avez de graves problèmes à l'égard de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. En vertu du projet de loi, admettons que quelqu'un ait donné à quelqu'un d'autre une substance interdite inscrite à l'Annexe I et que cette personne ait été déclarée coupable d'une infraction désignée au cours des 10 années précédentes — une infraction désignée est l'échange d'un joint de marijuana avec quelqu'un — le juge ne pourra pas suivre la directive de l'alinéa 718.2e) du Code criminel auquel vous faites allusion en ce qui concerne les contrevenants autochtones. Le juge ne peut plus imposer de condamnation avec sursis. Le juge doit, selon ce projet de loi, mettre cette personne en prison pendant au moins un an. C'est l'un de vos principaux arguments, n'est-ce pas?

M. Shewchuk : Merci beaucoup, monsieur le sénateur. C'est là un de nos principaux arguments. Cela nous inquiète beaucoup au Nunavut, car nous avons un assez grand nombre de récidivistes, surtout chez les jeunes contrevenants. Nous ne pensons pas que de les condamner ainsi, à des peines minimales obligatoires, soit la bonne solution. Je crois qu'un juge devrait avoir suffisamment de souplesse pour comprendre l'ensemble de la situation et le contexte expliquant pourquoi cette personne est là et je crois que la société et la collectivité devraient être aussi impliquées.

Le sénateur Baker : Cela vient quasiment à l'encontre de ce qui est présentement dans le Code criminel, car le Code criminel dit qu'un juge doit faire cela lors du prononcé de la peine. Maintenant, avec le projet de loi, on dit : « Vous allez en prison; vous n'avez pas le choix. »

Ma question suivante — et probablement ma dernière, car le président va peut-être me retirer la parole, après — porte sur vos préoccupations au sujet des finances et des ressources. Avant de vous poser ma question, je voudrais vous féliciter en tant que ministre. Vous avez beaucoup d'expérience dans le domaine des ressources naturelles. Vous êtes tout désigné pour être le ministre représentant une de nos régions du Nord. Vous avez dit que M. Tarnow avait plus d'expérience que vous, mais, si je me souviens bien, il fut jadis avocat plaidant au bureau du procureur général fédéral, n'est-ce pas? Monsieur Mansell, ne l'étiez-vous pas? Non? Vous êtes tous deux des plaideurs chevronnés, n'est-ce pas?

Stephen Mansell, directeur, Politiques et planification, gouvernement du Nunavut : J'ai eu mon diplôme de l'école de droit il y a trois ans, mais j'ai été en cour plusieurs fois.

Le sénateur Baker : Oui, effectivement.

M. Tarnow : J'ai passé la plus grande partie de ma carrière dans le droit public, à conseiller le gouvernement, mais je n'ai pas beaucoup pratiqué en salle de tribunal.

Le sénateur Baker : Vous avez pratiqué un peu.

M. Tarnow : Oui, j'en ai fait, mais surtout au niveau d'appel.

Le sénateur Baker : En avez-vous fait avec M. Mansell?

M. Tarnow : En fait M. Mansell et moi avons comparu ensemble dans une affaire.

Le sénateur Baker : Bon et bien voilà. C'est pour cela que je pose cette question.

Voici ma question : si le gouvernement fédéral ne vous écoute pas et ne vous accorde pas un sou pour ce nouveau projet de loi, envisageriez-vous — et là, je ne sais pas si vous pouvez répondre à cette question ou si vous désirez le faire — de poursuivre le gouvernement fédéral à l'avenir, en visant une ordonnance de certiorari et de mandamus pour retarder l'adoption de cette loi, en ce qui concerne son application au Nunavut, jusqu'à ce que des arrangements soient pris ou que des négociations aient lieu pour que vous puissiez faire face à cette loi?

M. Shewchuk : Merci sénateur. Merci pour votre passion. Je l'entends dans votre voix et je crois que vous avez absolument raison quand vous faites allusion à cela.

Je ne vais pas faire de commentaires là-dessus, mais je dirai que le projet de loi C-10 aura de graves conséquences pour le Nunavut. Nos établissements correctionnels sont pleins à craquer actuellement, et nous ne sommes pas en mesure d'accueillir davantage de détenus. Nous devons travailler avec le gouvernement du Canada pour régler cette situation, et c'est ce que nous voulons faire. Nous devons travailler ensemble et aboutir à une solution. Le Nunavut est aux prises avec de nombreux défis que les gens ne comprennent pas à moins de venir voir eux-mêmes.

Je vous invite tous à venir visiter le Nunavut. Je vous invite en fait tous à venir à nos établissements correctionnels pour avoir le vrai portrait de la situation. Il s'agit d'un défi immense, et nous devons y faire quelque chose immédiatement. C'est critique. On en est rendu là. Nous proposons, examinons et cherchons des options pour composer avec nos établissements immédiatement parce qu'il faut faire quelque chose.

Je ne peux pas vous dire à quel point il s'agit d'une préoccupation pour nous et le fardeau financier que cette mesure va représenter.

Le sénateur Baker : J'ai lu les jugements auxquels ces assistants ont contribué en cour, et je peux vous dire, monsieur le ministre, qu'il s'agit de bons avocats plaidants.

Le président : Je comprends que dans le cadre de ce processus, nous allons toujours subir les pressions du temps. Si vous voulez bien rester avec nous, monsieur le ministre, nous allons rester plus tard parce que la discussion est extrêmement intéressante et parce que nous avons la chance de vous avoir avec nous. Nous avons de nombreux sénateurs qui désirent toujours poser des questions.

Le sénateur Frum : Je vous remercie de votre présence et vous remercie beaucoup de votre invitation. Je devais aller au Nunavut l'été dernier. J'espère y aller cet été. Je comprends que vous parlez d'une région unique du Canada. Malheureusement, comme vous l'avez dit dans votre exposé, vous avez le plus haut taux de crimes violents, qui est de six fois la moyenne nationale. Cela implique également six fois plus de victimes. Quand je me mets à la place des victimes, j'ai de la difficulté à comprendre vos objections à l'égard des peines minimales obligatoires.

Comme le sénateur Runciman l'a dit, toutes les peines minimales obligatoires que comporte le C-10 sont liées aux prédateurs d'enfants et aux trafiquants de drogue. Je comprends que le plus haut taux de violence sexuelle au pays est celui de la violence à l'égard des femmes autochtones. Elles sont le plus souvent victimes de ces crimes. Ce projet de loi s'en prend à ce problème. Il offre toujours des pénalités très indulgentes. Même les peines minimales obligatoires sont toujours très indulgentes pour les crimes de sollicitation de jeunes personnes à des actes sexuels, ce qui les mène à des réseaux de prostitution et les expose à la pornographie juvénile. De savoir qu'il doit y avoir un taux élevé d'agressions sexuelles dans votre collectivité, je ne comprends pas pourquoi les peines minimales obligatoires dans ce domaine donnent lieu à des réserves de votre part.

M. Shewchuk : Je vous remercie de votre préoccupation et des arguments que vous avez soulevés.

Vous avez souligné quelque chose de très important — les victimes des crimes. Nous sommes d'accord avec vous pour dire que les crimes sexuels graves et les délinquants récidivistes doivent être punis. C'est facile à comprendre partout au pays compte tenu de notre façon de vivre. Toutefois, il y a des cas où les victimes veulent aussi faire partie du système de prononcé de la peine. Je crois que vous devez comprendre — et même moi je ne comprends pas — les valeurs de société des Inuits, leur façon de composer avec la justice, leur système et leur histoire à cet égard. Il faut en tenir compte dans certains cas. Dans d'autres cas, je suis entièrement d'accord avec vous. Il faut faire quelque chose par rapport aux délinquants qui commettent des infractions graves, mais le projet de loi C-10 ne touche pas seulement ces personnes; il touche, comme l'autre sénateur l'a dit, les crimes en matière de drogue. Le Nunavut n'accepte pas qu'on incarcère une personne sans comprendre les valeurs de société qui l'ont motivée.

Le sénateur Frum : Le projet de loi vise les trafiquants. Le sénateur Baker faisait allusion à des cas atypiques. Le projet de loi C-10 vise les gens qui vendent des drogues aux jeunes dans un territoire où la dépendance aux drogues est commune chez les jeunes. Les gens qui font la promotion de ces drogues et qui créent une dépendance chez les jeunes en bas âge sont aussi des prédateurs dans un certain sens.

Lorsqu'on vit une telle crise, j'ai de la difficulté à comprendre pourquoi une peine d'un an est inappropriée pour ceux qui entraînent des gens dans une vie de dépendance à la drogue.

M. Shewchuk : Vous avez peut-être de la difficulté à comprendre, mais je crois que les Inuits comprennent dans leurs collectivités et à leurs propres façons. Je vais m'en tenir à cela.

Je crois que vous soulevez de bons arguments, mais je dirai que le Nunavut est différent, il a des valeurs de société différentes, des croyances différentes, une culture différente et des traditions différentes dans les collectivités inuites qui sont quelque peu différentes de tout ce que vous avez expliqué.

Le sénateur Joyal : J'aimerais préciser, monsieur le ministre, que l'argument soulevé par le sénateur Frum constitue en fait une énigme. Le projet de loi n'est pas rédigé de façon à composer précisément avec ce qu'on appelle « le crime organisé » ou les gros bonnets de la drogue. Le projet de loi touche tout le monde selon le libellé actuel.

Comme mon ami le sénateur Baker l'a dit, dans l'ensemble du contexte de la lutte contre les gros trafiquants de drogue, on en aura deux dans le filet. Les trafiquants les moins importants, comme ceux que vous avez décrits dans vos collectivités, se retrouveront en prison. À mon avis, il s'agit de vrais problèmes. Ce ne sont pas les gens du crime organisé qui se retrouveront en prison. Personne à cette table ne s'y opposerait sincèrement. C'est essentiellement la nuance entre ce qu'a dit le sénateur Frum et ma compréhension du projet de loi.

Cela dit, j'ai deux questions. D'abord, accepteriez-vous l'idée de mettre sur pied un groupe de travail mixte avec le gouvernement fédéral au niveau du ministère de la Justice pour mesurer les coûts de la mise en oeuvre de ce projet de loi?

Vous nous dites ce matin qu'il y aura des répercussions. Hier, nous avons posé la même question au gouvernement. La réponse était que les paiements de transfert avaient augmenté ces dernières années et qu'ils continueraient d'augmenter, alors vous récupéreriez cet argent avec cette augmentation.

Puisqu'il y a un désaccord quant aux chiffres et au montant, ne serait-il pas préférable de trouver un terrain d'entente? Ce projet de loi, comme vous le savez, n'est pas le seul à avoir des répercussions en matière de coût; il y a d'autres projets de loi qui ont eu ce genre de répercussions également, et tout le monde le reconnaît. Si nous sommes en désaccord quant au montant d'argent et aux répercussions financières, trouvons une façon de s'entendre. C'est ce que j'ai proposé aux deux ministres qui ont comparu hier, et ils semblaient prêts à adopter cette approche.

M. Shewchuk : Je vous remercie de vos commentaires. Nous sommes entièrement d'accord pour dire que notre territoire doit rencontrer toutes les autres administrations pour discuter non seulement des répercussions financières du projet de loi, mais aussi des répercussions humaines. Nous devons aussi créer un plan de mise en oeuvre parce que nous avons besoin de temps pour apporter les ajustements nécessaires. C'est une très bonne idée, et nous serions plus que ravis de faire partie d'un tel comité mixte.

Le sénateur Joyal : Ma dernière question porte sur le cas Gladue. Nous savons tous de quoi il s'agit, soit que le juge chargé du prononcé de la peine doit tenir compte de l'alinéa 718.2e) du Code criminel, qui porte sur les circonstances des délinquants autochtones. J'ai des réserves conceptuelles à cet égard. Si un juge doit tenir compte du fait qu'un délinquant est autochtone, je ne comprends pas pourquoi, lorsqu'une peine minimale est imposée, le juge perd cette discrétion. L'objectif de l'article 718.2, soit la justice réparatrice et la prise en compte des difficultés des peuples autochtones au Canada, est réel ou il ne l'est pas. S'il est réel, il devrait s'appliquer toutes les fois qu'un délinquant autochtone se retrouve devant un juge.

Avez-vous déjà envisagé de contester en cour le point que vous avez soulevé dans votre propre exposé, soit qu'un contrevenant autochtone est privé de justice réparatrice quand le Code criminel impose une peine minimale, et ce même si le code reconnaît qu'il s'agit d'un droit duquel tous les Autochtones du pays peuvent se prévaloir?

M. Shewchuk : J'ai fait référence au principe de l'affaire Gladue à maintes reprises. Nous n'avons pas envisagé de le contester, mais nous pourrions le faire à l'avenir si ça s'impose.

Ce que le sénateur Fraser a dit au début de son intervention est intéressant. Nous trouverions très utile de voir dans le projet de loi C-10 une disposition qui garantirait une souplesse dans la détermination des peines, comme c'est le cas avec le principe de Gladue. Ça répondrait à nos besoins.

Le président : Je suis bien conscient que nous n'avons pas beaucoup de temps, mais si vous me le permettez, j'aimerais poser une question complémentaire par rapport à l'affaire Gladue.

Comme vous l'avez dit monsieur le ministre — et le sénateur Joyal est bien au courant de la situation — l'affaire Gladue prévoit et exige que les tribunaux tiennent compte des circonstances uniques entourant les contrevenants autochtones mis en accusation. Par contre, si j'ai bien compris la décision de la Cour suprême du Canada, les crimes graves et violents doivent s'ensuivre d'une peine identique à celle qui serait imposée ailleurs au pays. La décision reconnaît clairement que les crimes graves doivent être traités différemment que les autres aux fins de la disposition 718.2.

Les ministres Toews et Nicholson ont dit que le projet de loi C-10 en est un ciblé; il se concentre sur les récidives de crimes graves à caractère sexuel contre les enfants et sur le trafic et la production de stupéfiants. Le projet de loi est axé sur les récidivistes de crimes graves. Cela ne correspond-il pas à ce que la Cour suprême a dit, soit qu'il n'est pas déraisonnable de condamner les Autochtones auteurs de crimes graves aux mêmes peines que les autres Canadiens? Qu'avez-vous à dire à ce sujet?

M. Shewchuk : Monsieur le président, j'ai quelque chose à dire. Je pense qu'on peut déformer le principe de l'affaire Gladue, peu importe le sens qu'on veut lui donner. Au Nunavut, notre système juridique et nos juges doivent tenir compte des valeurs sociales et communautaires des Inuits lors de la détermination de la peine.

Le président : Oui. Le projet de loi C-10 donnerait toujours lieu à ce pouvoir discrétionnaire de déterminer une peine se situant entre les peines minimales et maximales pour une infraction donnée. Le projet de loi n'éliminera pas ce pouvoir discrétionnaire; il le limitera au niveau de la peine minimale. Ne pensez-vous pas que le projet de loi n'éliminera pas le pouvoir discrétionnaire des juges?

M. Shewchuk : Je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous sur ce point-là non plus.

Le président : Vous n'avez pas à être d'accord avec ce que je dis. J'essaie simplement de mieux comprendre votre point de vue.

M. Shewchuk : Ce projet de loi, et je ne peux que le souligner à grands traits, va limiter la souplesse du système. C'est tout ce que j'ai à dire.

Le président : Il va limiter les pouvoirs discrétionnaires.

M. Shewchuk : Oui.

Le président : Merci pour cette précision.

Le sénateur Angus : J'aimerais vous souhaiter la bienvenue à Ottawa. Nous avons déjà parlé de nombreux aspects. Vous avez dit qu'il s'agit de votre première comparution en comité, et je suis donc ravi que vous soyez ici.

Monsieur le ministre, j'aimerais vous complimenter pour votre attitude; vous présentez extrêmement bien votre point de vue.

D'autre part, je crois clairement saisir votre opposition à l'ensemble de projets de loi; nous étudions neuf textes de loi différents. À titre de parrains de loi, les sénateurs Runciman et Frum ont indiqué que la disposition de la peine minimale, que vous trouvez particulièrement néfaste, se retrouve seulement dans une partie du projet de loi et qu'elle ne s'applique pas à toutes les lois. Mais en réalité, elle s'applique bel et bien à toutes ces lois.

Vous vous opposez aussi au volet portant sur la consultation et les coûts. Vous avez parlé de la possibilité de discuter avec Ottawa et de faire payer Ottawa. Je pense que les gens de cette ville, de ce gouvernement, comprennent ces problèmes. Avez-vous des discussions à ce sujet? Je ne veux pas que, à la fin de cette réunion, quiconque croit qu'il est impossible d'avoir des discussions. Est-ce qu'on vous traite dans l'indifférence la plus totale?

M. Shewchuk : Non, nous discutons cependant de la question. En fait la semaine dernière j'ai eu le plaisir de participer à une rencontre des premiers ministres de la Justice à l'Île-du-Prince-Édouard et j'ai fait part de notre opinion aux deux ministres fédéraux, le ministre de la Justice et le ministre de la Sécurité publique. Il y a donc une conversation qui se déroule actuellement. Le fait était que vous devez comprendre les défis financiers auxquels nous sommes confrontés, il s'agit de défis de taille.

J'aimerais également placer les choses dans leur contexte. J'ai discuté de la question avec mes homologues des deux autres territoires; tous les deux viennent juste de construire un établissement correctionnel. Il a fallu investir 70 millions de dollars pour construire un établissement pouvant accueillir 150 détenus à Whitehorse. Pour construire la même installation à Iqaluit au Nunavut il faudra probablement dépenser 300 millions de dollars. Cet exemple vous permet de constater à quel point la construction de tels établissements coûte cher et cela vous permet également de comprendre le défi financier qu'il nous faut relever dans tous les secteurs dans le Nord.

Le sénateur Angus : J'en suis conscient. De toute évidence, si le gouvernement désire que le Nunavut fasse partie de ce magnifique pays, et si l'on désire que notre système juridique y soit appliqué, il faudra accepter de payer la note; je pense que tout le monde en conviendra.

J'aimerais aborder brièvement avec vous un autre élément. Je ne connais pas très bien la culture de votre peuple ou des résidents du Nunavut, mais je suis conscient du fait qu'imposer une peine, incarcérer les Inuits, va à l'encontre de votre culture et de votre mode de vie. Pour moi, cela est vraiment un point de départ. Nous demandons s'il devrait y avoir une peine minimale obligatoire, si on devrait faire ceci ou cela, s'il s'agit de récidivistes ou pas. Les sénateurs dans cette salle ont une longue expérience au sein du comité, et nous avons entendu année après année à quel point dans nos pénitenciers les Autochtones et tout particulièrement les Inuits sont surreprésentés. Vous dites à la page 3 de votre texte que « l'emprisonnement ne traduit pas les valeurs d'un peuple qui a vécu de sa terre ». Alors que voudriez-vous faire? Supposons que vous n'envoyez pas les gens en prison. Je crois que vous avez dit vous-même, monsieur, que vous ne connaissez pas toutes les raisons culturelles qui expliquent la situation, mais je sais que vous les connaissez beaucoup mieux que moi. Y a- t-il une meilleure façon de faire les choses qui serait plus conforme à votre culture?

M. Shewchuk : Nous jugeons qu'il ne serait pas très productif pour le Nunavut d'envoyer tout le monde en prison.

Il ya deux importants facteurs qui n'ont pas vraiment été abordés et dans lesquels il faut investir plus d'argent. Le premier est la prévention des activités criminelles chez tous les jeunes. Tout particulièrement chez les jeunes du Nunavut, l'éducation et la prévention des activités criminelles sont un élément très important si on veut composer avec les problèmes. Encore une fois, il nous faut les ressources et les programmes appropriés pour assurer la réadaptation des gens; ces choses ne sont pas disponibles parce que nous n'avons pas le financement nécessaire pour ce genre de choses. Vous êtes très chanceux vous qui vivez dans le Sud.

Le sénateur Angus : Mais vous comprenez ce à quoi je veux en venir?

M. Shewchuk : Oui.

Le sénateur Angus : J'ai l'impression qu'avant que le système juridique que nous connaissons dans le Sud n'ait été imposé à votre peuple, vous aviez une autre façon de composer avec l'élément criminel. Comme vous l'avez signalé, vous reconnaissez que le meurtre n'est pas une façon civilisée de faire les choses et que vous devez punir ceux qui commettent de tels actes. Que feriez-vous au lieu de les envoyer en prison?

M. Shewchuk : Nous offrons toujours des programmes qui se confèrent dans des camps. Nous avons des programmes sur le terrain où l'on réserve le personnel et les installations pour apprendre aux détenus à se réinsérer dans leur société culturelle. Nous avons également un bon nombre de programmes offerts par l'entremise des comités de justice communautaires et qui visent à aider les contrevenants dans les collectivités à réintégrer la société.

Le sénateur Angus : Je m'en tiendrai à cela, monsieur le président, mais je pense qu'il s'agit d'un aspect de la question sur lequel nous devrions nous pencher.

[Français]

Le sénateur Chaput : Je voudrais, dans un premier temps, m'excuser de mon retard; ce n'est pas dans mes habitudes.

J'ai écouté attentivement votre présentation concernant les conséquences du projet de loi C-10 au Nunavut et l'impact de ce dernier s'il était adopté dans sa forme actuelle. Je comprends très bien lorsque vous dites que le projet de loi ne traite pas des circonstances particulières vis-à-vis les concepts inuits traditionnels de justice et de réhabilitation.

La sénatrice Fraser a parlé, au début, d'amendements. Si le présent comité faisait preuve d'ouverture et avait la volonté d'apporter des amendements au projet de loi C-10 — vous avez parlé, entre autres, de davantage de flexibilité pour les juges — y aurait-il d'autres points qui pourraient être proposés à titres d'amendements et qui feraient en sorte que le projet de loi C-10 répondrait à vos besoins spécifiques?

[Traduction]

M. Shewchuk : Notre principal message est que dans le cadre du projet de loi C-10, il devrait y avoir suffisamment de souplesse ou même une disposition qui nous permettrait de poursuivre dans la même veine et de continuer à faire les choses comme auparavant. Je devrais me pencher plus à fond sur les autres questions. Il y a probablement d'autres aspects qui nous préoccuperaient également. J'aimerais dans le cas de discussions sur le projet de loi C-10 avec le gouvernement fédéral aborder également les questions de la capacité et de l'impact possible sur le Nunavut, à la fois au niveau des ressources financières et des ressources humaines.

Le sénateur Fraser : On a déjà répondu à ma question. Puisqu'il ne reste pas beaucoup de temps et que je ne veux pas abuser de la patience du président, je ne poserai pas d'autres questions. Merci à tous.

Le président : Nous sommes très heureux d'accueillir le ministre aujourd'hui. Nous prenons plus de temps que prévu, mais je vais prolonger la période de questions le plus longtemps possible.

Sénateur Runciman, voulez-vous ajouter quelque chose?

Le sénateur Runciman : J'aimerais poursuivre dans la même veine que le sénateur Frum. Le ministre lui-même a mentionné l'augmentation du taux de criminalité au Nunavut. Nous essayons, par l'entremise de cette mesure législative, de répondre à nombre de préoccupations qui ont été soulevées, parce que nous devons reconnaître que ce que l'on fait en ce moment ne réussit pas, peu importe la raison, et vous pouvez certainement mieux expliquer la situation que moi. Je pense que cette mesure législative vise à nous permettre de parler des victimes et de ceux qui font partie du système de justice et du système carcéral, ceux qui commettent des actes criminels et qui laissent des victimes dans leur sillage. Le gouvernement essaie simplement de s'attaquer aux problèmes et certainement de vous aider à relever les défis particuliers dans votre région. J'espère que vous comprenez également la raison des efforts du gouvernement.

Personnellement, et j'espère que vous pourrez en parler avant la fin de nos audiences, ou vous pouvez nous faire parvenir une lettre, je m'intéresse à l'engorgement de votre système, à la période moyenne de détention, pourquoi cette situation existe, et les coûts moyens associés à la situation par opposition à ce qu'il vous en coûte pour transférer des détenus vers d'autres régions. Il serait bon que vous puissiez nous donner une idée de la situation et je crois que peut-être le gouvernement pourrait vous aider à régler d'autres problèmes connexes. Je vous en serais fort reconnaissant.

Le sénateur Lang : Pour poursuivre dans la même veine, j'aimerais revenir à la question des récidivistes. Je représente une région du nord du pays, et pratiquement 60 à 70 p. 100 des détenus d'établissements correctionnels sont des récidivistes, sous une forme ou une autre. C'est un pourcentage très très élevé. Pourriez-vous nous en dire un peu plus long sur ce genre de situation. Pourriez-vous nous dire quel pourcentage des détenus sont des récidivistes dans votre région?

Le sénateur Fraser : Si vous nous faites parvenir des données, si ces chiffres existent, pourriez-vous nous dire quel pourcentage des peines qui sont actuellement purgées ou qui ont été purgées au Nunavut — donnez-nous tout ce que vous avez — sont des peines d'emprisonnement avec sursis, ou en d'autres termes, des peines qui tiennent compte des traditions autochtones? Pourriez-vous de plus nous dire combien de contrevenants auraient été envoyés en prison si le projet de loi C-10 avait eu force de loi? Cela serait fort intéressant.

Le président : J'aimerais faire un dernier commentaire, monsieur le ministre, car vous avez mentionné les traditions des résidents du Nunavut et vous avez dit également ce que vous pensiez de l'incarcération. Vous avez indiqué clairement que cela n'était pas approprié. Nous avons entendu les exposés des ministres Toews et Nicholson hier; ils nous ont dit que le projet de loi C-10 visait à assurer une plus grande protection pour tous les Canadiens. Permettez- moi de vous donner un exemple de ce dont nous avons déjà parlé.

Un des principaux objectifs de la mesure législative est d'éliminer ou de réduire les menaces d'infractions sexuelles à l'égard des enfants. Ce sont des choses horrifiantes; nous ferions n'importe quoi pour empêcher ou limiter ce genre d'activité. Les ministres jugent, tout particulièrement en ce qui a trait aux récidivistes, qu'il faut à l'occasion retirer les contrevenants de la société simplement pour protéger les enfants. Ce serait très bien si on pouvait les convaincre de changer ces choses, si on pouvait les réhabiliter, mais à l'occasion certains — les pires, les contrevenants dangereux — doivent, de l'avis des ministres, être retirés de la société pendant une certaine période. Comme les ministres l'ont signalé, pendant cette période d'incarcération, des services de réadaptation doivent être et sont disponibles, et peut-être que les délinquants reviendront sur le droit chemin.

J'ai l'impression que vous avez des réserves quant à toute forme d'incarcération, mais je ne vois pas comment votre position peut s'inscrire dans les objectifs dont le ministre nous a parlé et, en particulier, votre région est confrontée plus que toute autre région du pays au problème de récidive et aux autres types de problèmes que le projet de loi C-10 aborde. Je ne comprends pas quel rôle vous donneriez à l'incarcération.

M. Shewchuk : C'est peut-être parce que vous m'avez mal compris.

Le président : C'est peut-être le cas. C'est la raison pour laquelle je vous demande des précisions.

M. Shewchuk : Nous ne sommes pas contre l'emprisonnement pour des crimes qui méritent ce genre de peine. J'aimerais être bien clair là-dessus. Par contre, nous croyons qu'une certaine souplesse est de mise. Je ne comprends pas pourquoi le projet de loi C-10 ne peut pas prévoir de souplesse, qu'on ait recours à celle-ci ou pas. Dans bien des cas, on ne s'en prévaudra pas, mais on devrait prévoir une marge de manoeuvre pour tenir compte, au besoin, des conditions de vie et de la société du Nunavut. Je m'en tiens à ça.

J'aimerais remercier tous les sénateurs pour leurs dernières remarques parce qu'on a soulevé des arguments pertinents. Je sais que je vais travailler avec mes collègues du Nord, du Yukon et des Territoires du Nord-Ouest. Nous nous sommes entendus pour travailler ensemble et pour nous pencher sur les défis que comporte ce projet de loi.

C'est ce que j'avais à dire. Quand vous aurez terminé, je vais conclure brièvement.

Le président : Je crois que cela met fin à nos questions. Avant que je ne vous remercie chaleureusement pour votre exposé, nous aimerions entendre votre mot de la fin, le cas échéant.

M. Shewchuk : Merci beaucoup, monsieur le président et merci à vous tous. Ce fut formidable d'avoir l'occasion de vous parler et de vous expliquer certains des défis, surtout d'ordre juridique, du Nunavut. Comme je l'ai dit, vous êtes tous les bienvenus dans notre splendide territoire. Si vous allez à Iqaluit, envisagez de prolonger votre séjour et de visiter une autre communauté isolée puisque c'est là que vous verrez le vrai visage et l'esprit le plus pur du Nunavut. Ne vous contentez pas de la capitale.

Merci beaucoup. Je suis heureux d'avoir eu l'occasion de comparaître.

Le président : Monsieur le ministre, je comprends très bien ce que vous dites à propos d'Iqaluit. Une de mes filles y a travaillé pendant un certain temps et ce fut une expérience mémorable pour elle.

Merci beaucoup. Les commentaires que chacun d'entre vous avez faits laissent clairement transparaître votre compréhension des habitants de votre région et la passion que vous avez pour eux. Nous sommes extrêmement heureux que vous soyez venus. Cela nous a été énormément utile.

Chers collègues, notre prochain témoin est M. Tom Stamatakis, le président de l'Association canadienne des policiers.

Bienvenue parmi nous, monsieur Stamatakis. Nous sommes heureux que vous vous soyez déplacé. Vous pouvez commencer par votre déclaration préliminaire, après quoi les membres du comité vous poseront des questions.

Tom Stamatakis, président, Association canadienne des policiers : Il me fait plaisir de comparaître devant vous pour la première fois à titre de président de l'Association canadienne des policiers pour discuter du projet de loi C-10, un texte de loi complet qui prévoit des mesures concrètes et tangibles pour fournir aux policiers les outils nécessaires pour faire leur travail, soit de renforcer la sécurité dans nos collectivités.

Pour ceux qui ne le savent pas, l'Association canadienne des policiers est un organisme fédéral qui représente plus de 41 000 policiers de première ligne partout au Canada. Nos membres travaillent dans 160 services de police partout au pays dans les plus petites collectivités ainsi que dans les services de police municipaux et provinciaux. Certains de nos membres sont des agents de police de la GRC, des chemins de fer et des Premières nations.

J'aimerais souligner à grands traits que l'ACP appuie tous les objectifs et méthodes du projet de loi C-10. Les peines plus sévères pour les agresseurs sexuels s'en prenant à des mineurs et les restrictions aux condamnations avec sursis pour certaines des infractions les plus graves constituent des changements qui contribueront grandement à s'assurer que les criminels arrêtés aux termes de nos enquêtes se verront imposer des peines appropriées pour les crimes commis.

Ma brève déclaration va porter sur certaines parties du projet de loi à l'attention du comité. Tout d'abord, j'aimerais parler des amendements à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances de la partie 2 du projet de loi C- 10.

Aucun jour ne passe sans que nos membres ne soient témoins des effets dévastateurs qu'ont les trafiquants et les producteurs de narcotique sur nos collectivités. Ces policiers arrêtent constamment les mêmes trafiquants et producteurs de drogue et les empêchent d'empoisonner nos enfants et nos petits-enfants et de détruire l'avenir des jeunes.

Que ces organisations criminelles se trouvent dans de grands centres urbains comme Vancouver, Toronto, Montréal ou Ottawa ou dans de petites collectivités comme Saint John et Gander, les policiers de première ligne constatent au quotidien comment les membres du crime organisé fournissent des drogues dangereuses et illégales à leurs consommateurs, et ce, en faisant fi non seulement de la loi, mais aussi des vies et des familles qu'ils détruisent.

Au cours des dernières années, l'Association canadienne des policiers a appuyé une stratégie nationale contre la drogue prévoyant une approche équilibrée pour réduire les effets négatifs associés à la consommation de drogue en limitant l'offre et la demande de drogues illicites. Ce genre de stratégie donne lieu à une approche intégrée comprenant des volets d'éducation, de prévention, de traitement et d'application de la loi. Selon nous, ce projet de loi est extrêmement important pour le volet d'application de la loi de la stratégie.

Les politiques en matière de détermination de la peine, de services correctionnels et de libération conditionnelle ne parviennent pas à dissuader les contrevenants violents. Les récidivistes profitent d'un système qu'ils comprennent bien. Des groupes criminels se sont emparés de prisons et de certains quartiers. Nous avons besoin de mesures d'intervention plus efficaces qui feront appel à des effets dissuasifs généraux, des effets dissuasifs spécifiques, de la dénonciation et des réformes. Le projet de loi C-10 va aider nos membres à faire leur travail et assurer le maintien de la paix dans nos collectivités puisqu'il va écarter les trafiquants et les producteurs de nos quartiers et de leurs consommateurs et qu'il dissuadera d'éventuels trafiquants. Concrètement, en incarcérant ces criminels plus longtemps, on les empêchera de vendre de la drogue.

Le recours aux peines minimales et la fréquence des récidives ont fait couler beaucoup d'encre. Comprenez bien ceci : les récidivistes constituent un grave problème. Cela va de soi pour des policiers qui côtoient régulièrement des cas problèmes.

La brigade des homicides du service de police de Toronto a publié des statistiques de 2005 qui décrivent bien la situation. Des 32 personnes accusées de meurtre ou d'homicide involontaire coupable pour des actes commis en 2006, 14 étaient en libération conditionnelle lors de l'infraction, 13 étaient en probation et 17 faisaient l'objet d'une ordonnance d'interdiction de porter une arme à feu. Notre système de justice de la porte tournante ne parvient pas à mettre un terme aux activités criminelles des récidivistes violents.

En tant que policiers et, plus important encore, en tant que membres de vos collectivités, nous sommes préoccupés par le fait qu'on ait transmis le mauvais message à nos jeunes et à de nombreux adultes par rapport à la drogue. Les images à la télévision, mais aussi nos politiques publiques mal avisées, ont banalisé la consommation de drogue. Les citoyens ne comprennent pas d'emblée que la drogue est susceptible de leur enlever la vie, et le message transmis à nos jeunes devrait être sans équivoque : la drogue, c'est dangereux.

Ce texte de loi enverra un message clair aux trafiquants et aux producteurs de drogue : le projet de loi C-10 fait partie d'une opération bien coordonnée contre le crime organisé. Le fait d'éliminer la production et la distribution de drogues dangereuses et illégales coupera les vivres du crime organisé.

J'aimerais aussi mentionner au passage la création de deux nouvelles infractions tel que prévu par le projet de loi : tout d'abord, le fait de mettre à la disposition d'un enfant du matériel sexuel explicite; et deuxièmement, le fait de s'entendre pour prendre des dispositions pour commettre une infraction sexuelle contre un enfant.

Je ne peux que souligner l'importance de mettre nos lois à jour, surtout en ce qui a trait aux technologies nouvelles et en constante évolution, pour constamment permettre à nos policiers d'avoir une longueur d'avance sur les gens qui utilisent ces technologies de façon abusive pour commettre les crimes les plus horribles contre nos enfants.

Enfin, je tiens à déclarer expressément mon appui pour les dispositions qui permettraient à un agent de la paix d'arrêter un délinquant sans mandat si ce dernier n'a pas respecté les conditions de sa mise en liberté conditionnelle. Il est grand temps d'apporter ce changement fort logique dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. Par exemple, d'après la loi actuelle, si un policier entre en contact avec une personne manifestement intoxiquée, et qu'il sait très bien qu'il n'a pas le droit de consommer de l'alcool dans le cadre des conditions de mise en liberté, le policier ne peut arrêter l'individu sans d'abord passer par le long processus menant à l'obtention d'un mandat.

Avant de conclure, j'aimerais soulever un point au nom de mes membres au sujet du projet de loi C-10. Il ne fait aucun doute que ce projet de loi entraînera certains coûts. Les représentants de mon association ont participé la semaine dernière à la réunion FPT des ministres de la Justice et de la Sécurité publique, et nous avons entendu directement les préoccupations soulevées par certains représentants provinciaux au sujet de cette loi. Bien que les chiffres avancés varient, je rappelle à tous les honorables sénateurs que les budgets des services de police partout au Canada sont, dans bien des cas, déjà trop serrés. Pour garder nos collectivités sûres, nous avons besoin des outils et des ressources nécessaires pour ne pas entraîner de compressions dans les services, ce qui aurait pour effet d'effacer les gains réalisés et de nous faire courir des risques inutiles.

Mes membres sont d'avis que ce projet de loi entraîne des coûts, mais que ces coûts sont nécessaires pour faire appliquer la loi. Nous espérons que le gouvernement fédéral et ses partenaires provinciaux pourront rapidement s'entendre sur la meilleure façon de régler les questions de financement sans attendre. Il ne manque surtout pas de preuves indiquant les gains réalisés par les services d'application de la loi sur un certain nombre de fronts, et il ne fait aucun doute que les nouveaux outils qui seront fournis grâce à ce projet de loi aux policiers et policières de tout le Canada nous aideront à miser sur nos réussites.

J'ai été ravi que le comité m'ait donné l'occasion de m'exprimer au sujet de ce projet de loi et je suis prêt à répondre à vos questions.

Le président : Monsieur Stamatakis, je vous remercie de votre déclaration.

Le sénateur Fraser : Je vous remercie d'être venu aujourd'hui.

J'ai deux questions pour vous. Premièrement, au sujet de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. L'un des facteurs aggravants rattachés aux mesures de détermination de la peine proposées dans le projet de loi a trait au passage suivant : « a commis l'infraction à l'intérieur d'une école, sur le terrain d'une école ou près de ce terrain ou dans tout autre lieu public normalement fréquenté par des personnes de moins de 18 ans ou près d'un tel lieu ». D'ordinaire, ce sont les agents de police qui attrapent les délinquants qui s'adonnent à ces activités criminelles. D'après votre expérience, comment est-ce que vos agents interpréteraient ce passage, qui, d'après moi, en ratisse large? Quels sont les endroits qui ne sont généralement pas fréquentés par des personnes de moins de 18 ans? Quelle est votre interprétation?

M. Stamatakis : Habituellement, les agents de police de première ligne interprètent en général ce type de passage comme étant la zone entourant un établissement scolaire et des parcs. Plus précisément, dans certaines grandes villes, dans les quartiers marginalisés, cela constitue un grave problème. Les toxicomanes et revendeurs de drogue ont tendance à se tenir près des écoles et des parcs parce qu'il y a de l'espace et ils trouvent souvent un endroit pour s'abriter. Ils sèment la pagaille et empêchent les autres citoyens d'utiliser ces espaces publics; par conséquent, en tant que policier, je crois qu'il convient de tenir compte de ce facteur avant de décider de la façon de traiter les délinquants qui s'adonnent de façon chronique à des actes criminels reliés à la drogue, comme le trafic.

Le sénateur Fraser : D'après vous, cela ne comprendrait pas nécessairement les centres commerciaux et stations de métro?

M. Stamatakis : Non. À la grandeur du pays, les policiers n'ont pas la capacité de cibler chaque endroit public fréquenté par des jeunes de moins de 18 ans. Généralement, en fait, nous ciblons les écoles et les parcs qui sont justement spécifiquement destinés aux jeunes.

Le sénateur Fraser : Ma prochaine question porte sur la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. D'après le projet de loi, « il incombe au corps de police de tenir un dossier à l'égard des mesures extrajudiciaires qu'il prend à l'endroit de tout adolescent ». Cette mesure n'entraînerait-elle pas un fardeau administratif pour les services de police?

M. Stamatakis : Je n'en suis pas certain, parce que généralement nous consacrons beaucoup de temps au dossier jeunesse. On entend beaucoup parler de l'aspect répression qui est renforcé dans le projet de loi; d'ailleurs la plupart des gens parlent beaucoup de cet aspect. Or, nous nous adonnons à de nombreuses autres activités, surtout des activités de prévention et d'intervention auprès des jeunes. Par conséquent, une bonne partie de cette documentation a déjà été consignée lorsque nous sommes entrés en contact avec de jeunes délinquants, en particulier dans des écoles ou d'autres endroits qu'ils fréquentent, notamment les clubs d'enfants ou d'adolescents.

Je ne crois pas que cela va accroître nos obligations administratives. Honnêtement, je crois que c'est tout indiqué, car nous voulons savoir ce que nous avons déjà fait pour lutter contre la délinquance juvénile, tant sur le plan de la répression que de la prévention.

Le sénateur Runciman : Je crois qu'il est très important de pouvoir consigner ce type de renseignements et que ce sera utile pour évaluer les politiques à l'avenir. Je sais que cela peut se produire dans bien des cas ou ne pas se produire du tout.

Vous avez parlé d'arrestations sans mandat qui seront rendues possibles lorsque le délinquant est en liberté conditionnelle. Vous avez même donné un exemple. L'Association du Barreau canadien n'est pas d'accord avec la position adoptée par votre association, prenez-en bonne note. L'Association du Barreau canadien a déclaré, essentiellement, que le fait d'obtenir un mandat ne posait pas problème. J'aimerais que vous réagissiez à cette affirmation.

M. Stamatakis : D'après mon expérience personnelle et concrète et d'après les remarques formulées par nos membres, de façon quotidienne, nous nous retrouvons dans des situations où le fait d'obtenir un mandat pose problème, même dans une grande ville comme Vancouver. Je suis originaire de cette ville et c'est là que j'ai travaillé à titre de policier. Il arrive parfois qu'il soit difficile de rejoindre un juge, même par téléphone et lorsqu'ils sont supposés être disponibles. Cela prend beaucoup de temps. Souvent, pendant qu'on essaie d'obtenir un mandat par téléphone, on nous demande de fournir davantage de renseignements, soit de partir pour recueillir des données, et de revenir ensuite pour défendre sa demande. Ce n'est pas facile. Ce processus draine considérablement les ressources des agents de police de première ligne un peu partout au pays. J'imagine que nous allons devoir continuer d'être en désaccord sur ce point avec l'Association du Barreau canadien.

Le sénateur Runciman : Compte tenu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents et des dispositions prévues dans le projet de loi au sujet de la détention préalable au procès, qui d'ailleurs découle du rapport de la Commission Nunn en Nouvelle-Écosse portant sur le cas d'un voleur de voitures qui a fini par tuer une innocente victime, on constate l'ajout d'un pouvoir discrétionnaire par rapport à une application stricte de la loi, ce qui permet au juge de déterminer si un individu présente une menace pour la société et si cet individu devrait être gardé en détention avant son procès. À titre de policier, que pensez-vous de ce changement et pouvez-vous nous expliquer dans quelle mesure la loi actuelle peut rendre frustrante la démarche visant à garder en détention préalable au procès un jeune délinquant qui pourrait poser une menace au public. Quelles sont vos observations à cet égard?

M. Stamatakis : C'est extrêmement difficile. Durant ma propre carrière de policier, je n'ai rien connu de plus frustrant que d'avoir affaire à un jeune délinquant récidiviste, surtout les voleurs de véhicules qui commettent leurs crimes rien que pour le plaisir de faire des balades dans une voiture volée. Ces délinquants posent un risque très élevé pour le grand public qui est exposé à un jeune qui se prend pour un expert de la course automobile dans les rues de la ville alors qu'il n'en a ni la compétence ni l'autorisation légale.

Plus récemment, nous avons connu des moments difficiles à Winnipeg, car il y a toutes sortes de jeunes délinquants qui volent des voitures, commettent des crimes et se permettent des balades en voiture volée. Dans le cadre de ces incidents, des agents de police ont été gravement blessés. Il y a également le problème sérieux que représente le crime organisé lorsqu'il recrute de jeunes délinquants pour voler des voitures ou pour exécuter d'autres activités illégales. Cela représente un risque véritable pour les agents de police qui se trouvent un peu partout au pays et que je représente. Winnipeg est le meilleur exemple actuellement qui peut être cité, parce qu'on y constate un taux plus élevé que la normale d'incidents de ce type. Ce type d'infractions, surtout lorsqu'elles sont commises par de jeunes délinquants récidivistes ayant vraiment l'intention de commettre encore et encore le même crime, présente un risque considérable pour le grand public.

Nous avons eu un incident à Vancouver il y a un an ou deux. Quelqu'un a volé une voiture et a traversé un parc où se trouvait un centre préscolaire avec cette voiture. C'était un parc pour enfants. Cela s'est fait sans égard, quel qu'il soit pour la sécurité des enfants. Les enfants étaient dehors avec leurs surveillants et il y avait les parents qui regardaient; mais cela ne les intéressait tout simplement pas. Cela est un problème, et il convient que dans certaines circonstances où nous pouvons déterminer qu'il s'agit d'un récidiviste endurci, nous puissions avoir ce pouvoir discrétionnaire.

Le sénateur Runciman : Le juge a un plus grand pouvoir discrétionnaire à cet effet.

En ce qui concerne les éléments du projet de loi portant sur le trafic de drogue, en vous fondant sur vos connaissances dans les services de police, pourriez-vous nous parler du rôle du crime organisé dans la culture de la marijuana dans le but d'en faire le trafic et peut-être aussi nous parler de la question des six plants qui est mentionnée dans le projet de loi à l'étude?

M. Stamatakis : Pour ce qui de la marijuana et du crime organisé, tout tourne autour du crime organisé. Je vis et je travaille dans une région du pays où il y a sans doute plus de trafic de drogue que dans toute autre région du pays. Il y a peu d'opérations de culture de marijuana qui ne sont pas d'une façon ou d'une autre rattachées à un groupe de crime organisé. Typiquement, ils installent ces opérations dans n'importe quel quartier, ce qui endommage énormément les propriétés. Ils engagent des gardiens pour s'en occuper et ces derniers sont remplacés aussi vite qu'ils peuvent générer des profits. Du point de vue des services de police, ces opérations sont toujours menées par des groupes de crime organisé. Malheureusement, la grande majorité de la marijuana qui est produite, particulièrement en Colombie- Britannique, est exportée chez nos voisins du Sud. Cela est un problème important.

On a beaucoup parlé de la question des six plants. Je n'ai jamais passé beaucoup de temps dans le domaine de l'application de la loi sur les drogues, mais mes collègues qui l'ont fait et qui ont traité avec des opérations de marijuana disent qu'il est possible de produire beaucoup de marijuana avec six plants. C'est un peu exagéré de dire que l'on cultiverait six plants seulement pour sa consommation personnelle.

Quoi qu'il en soit, pour revenir à ma réponse précédente, du point de vue de la capacité, je ne me souviens pas la dernière fois qu'un membre de la brigade des stupéfiants de la police de Vancouver ait demandé un mandat ou exécuté un mandat pour une opération de culture de la marijuana avec six plants. Nous ciblons les groupes de crime organisé, les grosses opérations de culture qui ont typiquement des centaines de plants. Même si l'on voulait respecter la loi à la lettre par rapport à la limite, nous n'aurions pas la capacité de ne faire cela nulle part au pays.

L'autre réalité, c'est que les agents de police exercent tous les jours leur pouvoir discrétionnaire pour ce qui est de ce qu'ils feront respecter et de ce qu'ils ne feront pas respecter. Je pense que c'est en quelque sorte un faux problème par rapport au débat qui est plus large.

Le sénateur Baker : Je ne suis pas d'accord avec vous sur la question de l'arrestation sans mandat. Nous avons créé l'article 495 du Code criminel qui porte sur les arrestations sans mandat. Un policier peut arrêter quelqu'un sans mandat si la personne a commis une infraction punissable par une mise en accusation ou si elle est en train de commettre un acte criminel. Ensuite nous avons ajouté les télémandats. Nous avons des juges disponibles 24 heures sur 24 dans la plupart des provinces — je dois admettre que ce n'est pas le cas dans certaines provinces — pour l'émission de télémandats, mais c'est là un autre débat que nous pourrons peut-être avoir plus tard.

Je dois vous féliciter de l'excellent travail que vous faites dans le poste que vous occupez.

J'ai une préoccupation au sujet du projet de loi à l'étude par rapport à certaines questions que nous avons posées hier à la Commission nationale des libérations conditionnelles au sujet des pardons et des casiers judiciaires —, par exemple, en ce qui a trait aux absolutions conditionnelles. Êtes-vous au courant de la décision récente de la Cour suprême du Canada dans R. c. McNeil?

M. Stamatakis : Oui, je suis au courant.

Le sénateur Baker : Cela me préoccupe, car les policiers, pour accomplir leur travail, doivent arrêter des gens, comme vous l'avez souligné. Ils se retrouvent parfois dans une situation où ils sont accusés de voie de fait. L'affaire est portée devant un tribunal et ils sont complètement disculpés, mais il y a un dossier qui est conservé. En raison de cette décision récente, tous leurs antécédents disciplinaires au fil des ans doivent être obligatoirement divulgués chaque fois que le policier témoigne dans une instance criminelle. Êtes-vous d'accord avec cela jusqu'à présent?

M. Stamatakis : Je suis d'accord que R. c. McNeil a créé une obligation de divulgation au cours de la première instance lorsqu'un policier témoigne dans une affaire criminelle qui est entendue par un tribunal. L'obligation est divulguée à la Couronne et il faut ensuite établir que les dossiers sont pertinents dans l'affaire dont est saisi un juge lors d'un procès. Il y a en quelque sorte un seuil à respecter ici.

Le problème, cependant, et nous commençons déjà à le constater — c'est que les avocats de la défense sont actuellement évidemment au courant de l'affaire et de l'obligation. Nous commençons à voir des cas où cela ressemble beaucoup à la conséquence de Stinchcombe où, à mon avis, du point de vue des services de police de première ligne, les obligations de divulgation imposées aux agents de police au cours des enquêtes sont hors de contrôle et ont un impact énorme sur la capacité des organisations policières, mais aussi sur tout le système de justice pénale, ce qui ralentit le processus en ce qui a trait au procès.

Pour revenir à McNeil, les avocats de la défense demandent maintenant systématiquement la divulgation des dossiers des agents de police. Même lorsque la Couronne a déterminé que les dossiers n'étaient pas pertinents dans l'affaire, il y a maintenant des arguments en vue de déterminer si ces dossiers devraient ou non être divulgués. On ne parle même pas de l'affaire dont le juge est saisi lors de ce procès; on met l'accent sur les antécédents disciplinaires du policier.

Vous avez parlé de ces rares occasions — et cela est rare par rapport au nombre de policiers que nous avons au pays et par rapport à ce qu'ils font — où il y a un casier judiciaire. Les policiers ont un dossier disciplinaire pour une raison ou pour une autre, que ce soit parce qu'ils arrivent en retard au travail ou en raison d'une plainte d'un citoyen qui a été justifiée. Voilà le problème qui est le plus important, car ces dossiers font maintenant l'objet d'un grand débat avant même que l'on en arrive à l'affaire qui a été portée devant les tribunaux.

Le sénateur Baker : Pour en terminer au sujet de ce que nous disions, c'est-à-dire que cela a un impact négatif sur nos forces policières et sur le déroulement des causes devant les tribunaux, comme l'a mentionné la Commission nationale des libérations conditionnelles ici hier devant notre comité, le changement qui est apporté dans le projet de loi à l'étude ne porte que sur les dossiers que détient le commissaire ou un ministère ou un organisme du gouvernement du Canada et ces dossiers seront gardés séparément des autres dossiers. La réponse donnée par la Commission nationale des libérations conditionnelles et ses représentants est que nous ne pouvons pas vraiment étendre cette protection aux agences provinciales ou aux tribunaux ou à tout dossier que détiennent les tribunaux qui ne relèvent pas de la compétence fédérale. Dans le cas d'un individu ordinaire, le dossier n'est pas divulgué, mais dans le cas d'un policier, il est obligatoire de le divulguer. C'était ma question, et je vous remercie de votre réponse.

Le sénateur Lang : Je vous remercie pour le travail que vous et vos membres accomplissez tous les jours et toutes les nuits pour nous.

J'aimerais revenir à vos commentaires au sujet de la réadaptation. Le projet de loi dont nous sommes saisis comporte certains éléments concernant l'application de la loi, mais aussi concernant la réadaptation.

L'un des fléaux de notre société est les drogues qui sont vendues dans les rues par les groupes de crime organisé, dont vous avez parlé. Ça se produit non seulement dans les grandes villes, mais aussi dans les petites villes canadiennes. Cela se produit dans ma région, au Yukon, et dans bon nombre d'autres régions rurales du Canada. Vous pourriez peut-être nous parler de la Stratégie nationale antidrogue, qui parle d'un programme du tribunal de traitement de la toxicomanie, que l'on retrouve dans le projet de loi à l'étude. En avez-vous fait l'expérience? Et quels succès avons-nous eus à cet égard, s'il y en a eu? Vous pourriez peut-être nous faire part de vos observations générales à cet égard.

M. Stamatakis : De façon générale, j'appuie ce programme. Il faut être prudent lorsqu'on parle de l'application de la loi sur les drogues. Dans le projet de loi C-10, on met l'accent à mon avis sur le crime organisé, les infractions graves de trafic de drogue, et sur les toxicomanes pour lesquels le traitement constitue une partie importante de la solution, et nous appuyons vraiment cela. Nous appuyons tout à fait les programmes du tribunal de traitement de la toxicomanie pour trouver des solutions de rechange afin d'aider les toxicomanes qui se trouvent enlisés dans le trafic de la drogue à cause de leur toxicomanie. Nous irions même plus loin. Il y a toutes sortes de façons d'offrir aux gens l'accès à des programmes de traitement. Il est possible d'envisager d'autres stratégies pour aider les gens à se défaire de leur accoutumance. Encore une fois, il faut mettre l'accent sur l'éducation et sur la prévention.

Nous avons un tribunal consacré en matière de drogues à Vancouver que je connais assez bien. Je sais que des dossiers ont été renvoyés à ce tribunal. Nombre de personnes traduites devant le tribunal ont été acheminées vers d'autres programmes ou d'autres activités plutôt qu'être accusées au pénal ou être condamnées. Honnêtement, je ne peux pas dire qu'il y a eu de très grands succès associés à ce tribunal, j'entends par là des gens qui ont été traduits devant ce tribunal et qui par la suite se sont réformés. Cependant, nous devons nous tourner plus souvent vers ce genre de tribunal et nous devons continuer à essayer d'obtenir des résultats positifs. Lorsque vous traitez avec des grands toxicomanes, qu'ils utilisent des drogues illicites ou licites, il n'est pas facile d'obtenir des traitements ou de les convaincre de s'abstenir de la consommation de drogue. Cependant il faut toujours revenir à la charge. Vous n'aurez pas toujours gain de cause la première fois.

Le sénateur Lang : J'aimerais passer à une autre question. On nous donne sans cesse l'exemple d'une fête à l'université où une personne donne de la marijuana à quelqu'un d'autre. Elles pourraient être accusées. Si on leur donne une pilule qui contient de la codéine, elles pourraient être poursuivies et plus tard traduites devant les tribunaux. Pourriez-vous nous dire ce que vous pensez d'une telle situation, j'entends du point de vue de l'application de la loi.

M. Stamatakis : À mon avis, et je parle au nom de mes collègues et de ceux que je représente, il y a peu de chances que cela se produise. Je ne peux pas imaginer qu'on arrêterait quelqu'un dans ce genre de circonstances à une fête. Vous aurez peut-être à intervenir parce qu'on a appelé les forces de l'ordre, mais d'arrêter et d'accuser quelqu'un de possession, de trafic de stupéfiants, non, ça ne se produirait pas. En fait, même si un policier le faisait, je serais très étonné que la Couronne accepte ce genre de chef d'accusation, dans les provinces où la Couronne se doit d'accepter ou de rejeter les chefs d'accusation. Même là où les policiers peuvent faire une dénonciation sous serment de leur propre chef, je suis convaincu que ce genre d'accusation n'irait pas très loin dans le système de justice pénale.

Encore une fois, tous les jours les policiers sont appelés à exercer leur discrétion. Nous ne donnons pas de contravention à tous ceux qui dépassent la limite de vitesse de cinq kilomètres. La même chose vaut pour tous les autres types d'infraction. Nous n'avons simplement pas la capacité nécessaire de rechercher ceux qui utilisent à l'occasion la marijuana, ce n'est simplement pas possible. Nous devons tenir compte de nos ressources et établir des priorités.

Les forces de l'ordre au Canada, compte tenu de leurs ressources et leur financement limités, doivent se concentrer sur les infractions graves. Plus récemment, nous nous sommes concentrés sur les activités policières fondées sur le renseignement; nous nous fondons donc beaucoup sur les données et l'analyse des actes criminels. Nous ciblons les contrevenants chroniques et ceux qui sont responsables d'infractions graves, et c'est de cette façon que nous rendons les communautés plus sécuritaires. C'est justement pourquoi nous avons noté une amélioration marquée dans le taux de certaines activités criminelles dans les collectivités canadiennes.

Le président : Je peux résumer ce que vous avez dit par quelque chose de bien évident : en tant que policier, vous vous concentrez sur les actes criminels graves. Il y a d'autres activités criminelles avec lesquelles on doit composer également, mais la priorité est accordée aux actes graves. Vous appuyez le projet de loi C-10 justement parce qu'il vise les actes criminels graves. Je ne veux pas vous faire dire des choses, mais est-ce justement la raison pour laquelle vous appuyez le projet de loi C-10?

M. Stamatakis : C'est exact. Depuis que je suis policier, j'ai vu beaucoup de gens qui avaient une pilule ou un joint. Habituellement, je prends la pilule ou le joint et je le détruis; et puis c'est fini. Il doit y avoir des circonstances aggravantes ou quelque chose de plus pour justifier d'autres mesures d'application de la loi.

Le président : Le projet de loi C-10 utilise les termes « circonstance aggravante » et précise que des peines minimales obligatoires ne seraient appliquées que lorsqu'il y a également des circonstances aggravantes pertinentes.

Le sénateur Joyal : Monsieur Stamatakis, hier, notre collègue, le sénateur Nolin, qui fait partie du comité depuis longtemps, a attiré notre attention sur un rapport publié en juin. Je ne sais pas si vous le connaissez. Il est intitulé La guerre aux drogues — Rapport de la Commission mondiale pour la politique des drogues, juin 2011. Le rapport a été rédigé par les commissaires de nombreux pays, sous l'égide des Nations Unies.

À la page 15, un chapitre intitulé « Répression policière et escalade de la violence » conclut que les efforts des autorités font en fait augmenter la violence liée au marché de la drogue « en déplaçant ailleurs les trafiquants et les activités connexes ou en augmentant l'incidence de la violence lorsque ces trafiquants déplacés affrontent ceux déjà établis ».

Lorsque des conflits surviennent au sujet du trafic de drogue, il y a des victimes parmi la population et les trafiquants, qui ont tendance à se tirer dessus les uns les autres. Nous savons que les bandes du crime organisé ont leur territoire et leur monopole en ce qui concerne les trafiquants. Cette situation est-elle inévitable ou s'agit-il d'une conséquence imprévue de l'application de la loi dans son ensemble? Il ne fait aucun doute que le projet de loi C-10 aura des répercussions sur la situation. Si nous nous attendons à ce que le projet de loi soit efficace, les responsables de l'application de la loi seront en meilleure position pour combattre le crime organisé, et le projet de loi prévoit les conséquences, comme celles qui s'appliquent dans le rapport. Avez-vous des observations à ce sujet?

M. Stamatakis : J'ai deux choses à dire. À titre d'agent de police et de représentant des policiers de première ligne, je ne suis vraiment pas d'accord avec toute cette notion voulant que le Canada se soit lancé, d'une façon ou d'une autre, dans une guerre contre les drogues. Il s'agit d'un terme américain que de nombreuses personnes ont, comme par hasard, importé dans notre pays. En fait, au pays, nous n'avons pas entrepris de guerre contre les drogues. Nous ciblons les gens qui réalisent des activités criminelles et mettent en danger les collectivités et les citoyens qui y vivent.

Je suis policier depuis 23 ans. Sur la côte Ouest, dès le début des années 1990, j'ai vécu au moins cinq ou six conflits qu'on appelle des « guerres de gangs ». Les policiers n'avaient rien à voir avec la violence commise par les gangs. Je parle ici de meurtres — des fusillades en pleine ville. Une guerre se produit actuellement dans la région du Lower Mainland. Ça n'a rien à voir avec l'application de la loi. Ce sont des combats entre différents groupes criminels organisés participant à la production et à la distribution de marijuana, de cocaïne ou d'ectasy; ces groupes se battent pour le territoire, s'entre-déchirent et ainsi de suite. Tout ce que nous faisons, c'est tenter de calmer les choses et d'empêcher ces situations de se produire.

J'ai le plus grand respect à l'égard des gens qui ont rédigé le rapport — et je l'ai peut-être vu ou lu, mais je ne m'en souviens pas — mais l'an dernier ou il y a deux ans, nous avions un problème très grave lié aux guerres de gangs dans le Lower Mainland. Il y a eu de nombreux meurtres. Les organisations policières de toute la région se sont réunies et ont créé un groupe d'intervention pour coordonner les opérations menées contre les gangs. Nous sommes passés d'une situation où une municipalité comme Abbotsford était la première au pays pour ce qui est des homicides à une où il n'y a pas eu d'homicide l'an dernier. Même à Vancouver, le taux d'homicides a diminué de façon importante d'une année à l'autre.

Par conséquent, je vous donne un point de vue différent en disant que les activités d'application de la loi ciblées que réalisent actuellement les organisations policières de partout au pays concernant les drogues ont des effets très positifs. Malheureusement, nous continuons d'être aux prises avec une situation non résolue : la distribution et la production illégales de drogue sont très lucratives. Il y a des gens qui veulent s'impliquer dans le crime organisé parce qu'ils y voient une chance de faire beaucoup d'argent rapidement et facilement; ces gens continuent d'entrer en conflit les uns avec les autres. C'est ce qui pose problème au pays.

Le sénateur Joyal : Merci pour vos observations. Elles sont appréciées, et nous nous assurerons que le sénateur Nolin puisse partager les résultats de votre expérience.

M. Stamatakis : J'en discuterai volontiers avec lui un peu plus.

Le sénateur Joyal : Dans votre exposé, en terminant, vous parlez des aspects financiers du projet de loi. Vous êtes l'un des intéressés. Avez-vous une idée des sommes ou des ressources requises pour mettre en oeuvre le projet de loi, pour atteindre ses objectifs? Nous pouvons certes adopter le projet de loi, mais c'est vous qui en aurez la responsabilité, sur le terrain, tout de suite après. Puisque vous participiez, ou du moins assistiez à la conférence fédérale-provinciale- territoriale des ministres de la semaine dernière, avez-vous une idée du coût associé au projet de loi, si l'on veut vraiment atteindre ses objectifs?

M. Stamatakis : Au sujet des coûts, mes avis sont partagés. J'étais en effet à la conférence des ministres de la semaine dernière, et nombre de ministres provinciaux ont parlé des incidences financières qu'aurait le projet de loi sur chaque province. Il y avait bien entendu des avis divergents.

Il m'est venu à l'esprit que beaucoup de gens parlent des coûts, en se fondant sur toutes sortes d'hypothèses. C'est juste mon avis, mais je ne pense pas avoir vu de données réelles servant au calcul des coûts.

Comme beaucoup de leaders du milieu policier du Canada, je participe à des discussions sur le financement des services policiers. J'en ai parlé dans ma déclaration préliminaire; les policiers, sur le terrain, traitent toujours avec les mêmes récidivistes. À mon avis, et je tiens à en parler, si nous avons des peines minimales obligatoires et que ces récidivistes invétérés sont enfermés, l'une des conséquences du projet de loi sera que le milieu policier aura davantage la possibilité de se consacrer à ces activités d'application des lois et à des activités proactives que nous avons déjà. Nous parlons ici aujourd'hui d'application des lois, mais je tiens à dire que la prévention et les activités proactives sont tout aussi importantes. C'est une longue réponse, à votre question toute simple. Non, nous n'avons pas nous-mêmes calculé les coûts.

Mais n'oublions pas les coûts réels causés par la criminalité au Canada. Nous voyons des victimes tous les jours et je pourrais passer la journée à vous parler de la façon dont leur vie change, ne serait-ce qu'une veuve de 85 ans victime d'une introduction par effraction dans sa maison, où elle vit depuis 60 ans. Je peux vous parler de l'incidence de cet acte criminel dont on a décidé, au Canada, qu'il s'agissait d'un crime de peu d'importance; pour cette veuve âgée, c'est quelque chose qui l'affectera le reste de sa vie. Il y a un coût réel à la criminalité et un jour, il faudra décider de le quantifier.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup de votre témoignage, c'est très apprécié. Votre mémoire traite beaucoup des problèmes de drogue, surtout dans les écoles. Je suis d'accord avec vos constats puisque je vais souvent en milieu scolaire pour y donner des conférences. Les directeurs me disent qu'ils font maintenant, dans les polyvalentes, plus de maintien de l'ordre que de pédagogie.

Selon un rapport de Santé Canada déposé l'an dernier, les substances comprises dans la marijuana, entre autres, sont 20 fois plus puissantes en 2010 qu'elles ne l'étaient en 1975 ou en 1980, et que l'âge de la consommation, ce qui est très inquiétant, est passé de 15 ans en 1975, à neuf ans en 2010. Les séquelles, sur le plan neurologique, sont permanentes. On s'aperçoit que les garçons qui, je suppose, fument plus que les filles, vont développer, à 18 ans, deux fois plus de cas de schizophrénie s'ils commencent à consommer plus jeunes.

Il y a tout un débat qui se fait depuis des années sur la légalisation de la vente et de la consommation de la marijuana. Cela a été débattu hier, mais hélas, j'étais absent. Que répondez-vous aux gens qui sont les tenants de la légalisation de ces drogues? Le rapport qui nous a été remis hier propose une légalisation d'une panoplie de drogues, pas seulement des drogues douces. Que répondez-vous aux gens qui se font les défenseurs de cette philosophie de tout légaliser?

[Traduction]

M. Stamatakis : Voici je que je vous répondrais. Tout d'abord, vous avez tout à fait raison, d'après des rapports, la consommation de drogue commence à un plus jeune âge. Et c'est un résultat direct de ce qu'on entend à leur sujet. J'y ai fait allusion dans mon exposé. Des gens importants, des gens qui représentent des institutions, banalisent la consommation de drogue comme la marijuana, alors qu'elle est actuellement plus forte que jamais et que des policiers qui font des descentes dans des installations de culture de marijuana s'intoxiquent en respirant les pesticides et les autres produits chimiques qui accélèrent la production de ces cultures. C'est un grave problème.

Je ne suis pas pour cela et je ne suis pas non plus pour la légalisation des drogues. J'ai suivi ce débat et j'y ai participé à l'occasion. Je peux vous dire, en tant que policier de terrain, avec tout le respect que je dois au gouvernement, que la légalisation de la marijuana nécessitera la création de normes, d'exigences de contrôle de la qualité, d'application de règles en matière de santé et sécurité, et cetera. Cela fera grimper les prix ce qui signifie que le crime organisé, et je dis ça du point de vue de mon expérience et de celle de mes camarades, continuera de produire illégalement de la marijuana pour le marché noir, dans la clandestinité, parce qu'il pourra en produire et en vendre à moindre prix, que toute organisation gouvernementale qui en produirait légalement. Pour moi, ce n'est pas une solution.

Le Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies peut vous donner beaucoup de renseignements sur les coûts actuels des drogues légales pour notre société, au Canada. Nous, policiers, consacrons beaucoup de temps à lutter contre le trafic et la vente illégale de tabac et d'alcool. L'alcool est légal, mais je peux vous parler de crimes qui sont commis sous l'effet d'une surconsommation d'alcool.

À mon avis, il est irresponsable de dire légalisons ça, tout simplement, sans tenir compte du message que cela transmet à la jeunesse. D'ailleurs, je dirais que les jeunes commencent à consommer ces drogues en plus grand nombre à cause des messages qu'ils reçoivent. Ils ont l'impression que si un ancien premier ministre déclare publiquement qu'il n'y a pas de mal à fumer de la marijuana de temps en temps, comment est-ce que cela pourrait être répréhensible?

J'ai deux enfants. J'ai une fille de 19 ans. J'en ai discuté. Ce n'est pas facile, parce qu'alors que je lui donne les raisons pour lesquelles il faut bien réfléchir avant de consommer des drogues, ma fille me présente toutes sortes d'arguments contraires, qui ont été énoncés par des gens crédibles.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Vous avez abordé la problématique de l'intrusion de domicile. Les statistiques sur la criminalité disent que l'an dernier, le taux d'intrusion de domicile a augmenté de 21 p. 100. Ce type de méfait est classé dans les crimes économiques, les crimes contre les biens, alors que l'impact psychologique est très fort. À mon avis, cela devrait plutôt être classé dans les crimes contre la personne. L'an dernier, au Québec, trois jeunes de 16 ou 17 ans ont assassiné une personne âgée dans un cas d'intrusion de domicile. Souvent, les jeunes font cela pour trouver de l'argent pour acheter leur drogue. Dans votre carrière de policier et selon vos communications avec les policiers dans votre environnement, constatez-vous une augmentation de ce type de criminalité chez les jeunes de 14, 15, 16 ou 17 ans, l'intrusion de domicile pour leur consommation de drogue?

[Traduction]

M. Stamatakis : Oui. Pendant ma carrière, j'ai vu beaucoup de jeunes qui commettaient non seulement des introductions par effraction, mais aussi des braquages de domicile. D'ailleurs j'ai travaillé sur un gros dossier de braquages à domicile par des jeunes. Il s'agissait toujours de résidences où vivaient des personnes âgées. Dans bien des cas, il y a eu des agressions graves. Dans certains cas, des femmes âgées ont été agressées sexuellement par ces jeunes. C'est grave.

Je ne peux pas vous dire aujourd'hui s'il y a eu une nette augmentation, mais je sais qu'il y a des jeunes partout au pays qui se livrent à ce genre d'activités et que les jeunes, en général, sont souvent mêlés à des crimes contre les biens.

Le sénateur Meredith : Merci beaucoup pour votre exposé.

Vous avez parlé d'intervention et de prévention. Au cours des 10 dernières années, j'ai collaboré avec la police de Toronto pour lutter publiquement contre la violence chez les jeunes. Nous savons que les jeunes sont des pions à la merci des chefs de bande. On ne met jamais la main sur les chefs. Les policiers font des descentes, mais le problème persiste. Quand on retire quelqu'un du milieu, il est vite remplacé.

Que faites-vous pour mobiliser les intéressés? Vous parlez de prévention et d'intervention dans les écoles. Quelle part de votre budget est consacrée à l'éducation? Nous voulons tous que nos rues et nos communautés soient sûres, mais nous savons aussi que les jeunes seront durement touchés par le projet de loi. Ils sont marginalisés dans diverses collectivités qu'il s'agisse de Vancouver, Surrey, en Colombie-Britannique, Edmonton, Toronto, Montréal et ici même, à Ottawa.

Comment nous assurer que nous mobilisons les intéressés et que l'argent sert plus à prévenir qu'à guérir?

M. Stamatakis : C'est un élément essentiel et on ne peut pas avoir l'un sans l'autre. Il faut de la répression, mais aussi de la prévention. Je peux vous dire, d'un point de vue policier, que nous reconnaissons l'importance de la prévention.

Tous les principaux services de police du pays ont un programme scolaire, qui peut porter différents noms, dans le cadre duquel des policiers sont détachés dans les écoles pour communiquer avec les jeunes. Nous avons un groupe de policiers qui fait des exposés dans les écoles en Colombie-Britannique, au Yukon et en Alberta. Ils y parlent des méfaits des drogues. Il s'agit d'un exemple pratique et concret. Nous ne disons plus simplement qu'il faut dire non aux drogues. Les jeunes ne sont pas sensibles à cet argument. Il faut que le message vienne des jeunes eux-mêmes. Il faut parler de ces questions à leur niveau, les mobiliser et les encourager lorsqu'ils y arrivent.

À Prince Albert, le chef de police a créé un programme intéressant et novateur. J'en oublie le nom, je crois qu'il appelle ça un carrefour. Je pense qu'il y a là une clé pour l'avenir : il faut mobiliser tous les intéressés. Il faut qu'y participent non seulement les policiers, mais aussi les services de santé et les écoles.

Des représentants de chaque groupe d'intéressés travaillent ensemble, dans le même immeuble. L'enseignant peut signaler un enfant qui arrive à l'école l'estomac vide ou qui n'est pas habillé comme il le devrait. Il y a un dialogue avec le travailleur social et on décide d'aller chez l'enfant voir ce qui se passe. Cela a été mis sur pied grâce au chef de police. Grâce à certaines interventions, des actes criminels ont été évités.

C'est la clé : réagir de manière globale. Plutôt que d'agir séparément, policiers, services sociaux, services de santé et écoles collaborent de manière à ce que les enfants marginalisés, les enfants en difficulté et qui se retrouvent dans une mauvaise passe, aient de l'aide avant qu'ils décident qu'ils n'ont d'autres choix que de participer aux activités criminelles dans le gang. C'est une option attrayante pour les jeunes qui leur permet de se procurer de beaux vêtements, des voitures, et de l'argent à profusion.

Il faut réagir autrement et les services de police ont adopté diverses stratégies.

Le sénateur Meredith : Comment les intéressés avec lesquels vous collaborez réagissent-ils au projet de loi? Eux aussi interviennent auprès des jeunes pour les aider, sachant qu'à la maison, la situation est déplorable, sachant qu'ils viennent à l'école affamés, et cetera. Certains des intervenants disent : « Nous voulons des rues sûres. » Que vous disent-ils, à vous les policiers qui collaborez avec eux, partout au pays?

M. Stamatakis : À Vancouver, par exemple, nous mettons en équipe, dans nos voitures, un policier et un travailleur social, ou un policier et un travailleur en santé mentale, ou un policier et un intervenant des services à la jeunesse. Quand nous leur parlons de récidivistes invétérés, ils sont pour le projet de loi.

En revanche, si on élargit le débat et qu'on pense au jeune qui a commis un acte criminel pour la première fois et qui risque d'être incarcéré pour une année, alors, on ne voit pas le même appui. Même moi, je ne suis pas pour ça.

Mais ce n'est pas ce dont il est question ici. Nous parlons de délinquants dangereux et de récidivistes chroniques qui nuisent énormément à votre communauté, qui font des victimes, qui monopolisent les ressources policières, judiciaires, et cetera.

Voilà le genre de dialogue que j'ai eu. Les réactions divergent, cela va de soi, comme nous l'avons certainement constaté à la réunion fédérale-provinciale-territoriale de la semaine dernière.

Le sénateur Jaffer : Monsieur Stamatakis, je vous souhaite la bienvenue. Je suis également de Vancouver, alors bienvenue à Ottawa.

Je comprends ce que vous dites lorsque vous parlez de crime organisé. Vous vous êtes concentré sur le crime organisé durant votre exposé, et, venant de Vancouver, je comprends pourquoi.

Étant de Vancouver, en Colombie-Britannique, nous ne sommes pas très fiers de la question des femmes disparues et de ce qui est arrivé aux femmes autochtones dans notre province. Il s'agira toujours d'une tache à notre dossier.

J'aimerais discuter des enjeux auxquels l'Association de la police, le corps policier, devra faire face dans ses échanges avec les gens les plus marginalisés. Lors de votre dernière intervention, vous avez parlé des personnes marginalisées, et dit que les gens les plus marginalisés sont les Autochtones en milieu urbain, surtout dans notre province de la Colombie-Britannique. Pouvez-vous nous dire quelles conséquences ce projet de loi aura sur ces gens?

M. Stamatakis : Encore une fois, selon mon expérience, et je parle strictement de Vancouver, je crois qu'il n'y aura aucune conséquence pour les femmes autochtones qui habitent le quartier Downtown East Side. La plupart des femmes avec lesquelles nos agents traitent sont habituellement des toxicomanes qui pratiquent elles-mêmes la prostitution pour soutenir leur habitude. Honnêtement, nous ne ciblons pas ces femmes dans le cadre de nos activités d'application de la loi. En fait, nous avons récemment créé des programmes comme Sister Watch.

Le sénateur Jaffer : Je ne parlais pas des femmes en particulier. De façon générale, quelles conséquences le projet de loi aura-t-il sur les Autochtones de votre province?

M. Stamatakis : Le projet de loi va donner lieu là certains défis, je pense. Nous allons toujours cibler les bonnes personnes, soit les délinquants chroniques, qui ont suivi des programmes de traitement, d'autres programmes de justice réparatrice, mais qui participent toujours à des activités criminelles de façon chronique. Il faut toutefois reconnaître qu'il y a des différences et d'autres défis à relever lorsqu'on traite avec ces personnes marginalisées, partout dans la province et partout au pays.

Je vais revenir à ce que j'ai dit plus tôt. C'est là que d'autres programmes offerts entrent en jeu, lorsqu'on établit des liens avec des représentants de ces groupes et qu'on tente de trouver des stratégies de rechange pour composer avec les gens qu'ils représentent. Nous exerçons notre discrétion dans le cadre de nos activités d'application de la loi, par l'intermédiaire de nos agents de police de première ligne. Nous travaillons beaucoup avec la Couronne en matière de discrétion, de déjudiciarisation, par exemple, avant de déposer des accusations et d'aller en cour.

Dans le monde d'aujourd'hui, les corps policiers sont très au courant de certains de ces défis, et c'est malheureusement en raison de certaines des tragédies que nous avons connues et dont nous tentons toujours de nous remettre. Nous sommes toujours aux prises avec le cas des femmes disparues à Vancouver actuellement, mais dans le Nord de la Colombie-Britannique, nous avons toujours beaucoup d'homicides et de disparitions non résolus, de femmes marginalisées en particulier, et ces cas représentent continuellement un défi.

Le sénateur Jaffer : Vous avez parlé de ce qui constitue réellement une préoccupation pour nous. Tous les programmes dont vous avez parlé concernant la déjudiciarisation et les solutions de rechange sont importants, surtout lorsqu'il s'agit d'Autochtones ou de personnes marginalisées, puis viennent ensuite les peines minimales obligatoires. Comment composer avec cette situation?

M. Stamatakis : Les peines minimales obligatoires sont imposées une fois qu'une personne a été accusée. Ce que je dis, du point de vue de la perspective des policiers de première ligne, c'est que nous n'accusons que les délinquants chroniques qui prennent part à des crimes graves.

Le sénateur Jaffer : Dites-vous que vous n'allez pas déposer d'accusations contre d'autres personnes?

M. Stamatakis : Vous êtes de Vancouver. Vous pouvez aller dans le quartier Downtown East Side, certains des quartiers marginalisés de notre ville, et vous verrez des gens qui consomment de la drogue ou qui sont alcooliques. Nous n'arrêtons pas ces personnes et nous ne déposons pas d'accusations contre elles parce que ce n'est pas la bonne approche à adopter à leur égard. Il faut trouver des solutions de rechange.

Si nous avons un Autochtone qui est peut-être un toxicomane chronique, mais qui commet des braquages à domicile, nous allons arrêter et accuser cette personne. Cette personne aura donc à composer avec les dispositions de peines minimales obligatoires du projet de loi. Selon moi, c'est assez juste. Il faut aussi composer avec les victimes qui ont été cambriolées dans leurs domiciles envahis et leur expliquer pourquoi rien ne se passe.

Le sénateur Jaffer : Avec ce projet de loi, croyez-vous que le corps policier participera à davantage de négociations de plaidoyers?

M. Stamatakis : Je dirais que non, parce que de toute façon nous ne le faisons pas maintenant. Désormais, les forces policières participent généralement à davantage de programmes. Nous avons un agent de liaison pour les sans-abri. Cette personne traite avec les sans-abri, et nous leur trouverons un abri. Nous avons une agente de liaison pour la communauté gaie et lesbienne et transgenre à Vancouver. Cette policière passe son temps à régler les questions importantes pour cette communauté. Nous n'en venons même pas aux arrestations et aux accusations. Je constate que c'est de plus en plus la façon de faire.

Si nous voulons avoir des collectivités saines et sécuritaires, je crois que la police a un rôle important à jouer, qu'elle doit participer à ce genre de programmes et faire intervenir d'autres partenaires pour régler les enjeux sans recourir à l'appareil judiciaire.

Le président : Je vous remercie. Nous n'avons certainement plus de temps, et nous avons terminé notre première série de questions, mais je ferai une exception. Le sénateur Fraser a été bienveillante et concise dans ses premières observations. Vous avez une autre question, que j'espère brève, à poser à M. Stamatakis.

Le sénateur Fraser : Merci beaucoup. J'aimerais revenir à la question du crime organisé.

Je serai directe : personne ici à cette table ne soutient le crime organisé. Nous sommes tous ravis que les policiers s'en prennent au crime organisé. Je suis du Québec et, comme certains de mes collègues peuvent le confirmer, nous avons notre propre histoire, longue et spectaculaire, en ce qui a trait au crime organisé.

Je crois comprendre qu'en matière de drogue, la police s'en prend au crime organisé, ce qui est splendide. Toutefois, comme les collègues qui étaient ici hier se souviendront, j'ai parlé d'une étude sur les installations de culture de la marijuana effectuée par le ministère de la Justice. L'étude comportait un échantillon minutieux et statistique des cas de poursuite relatifs aux installations de culture de la marijuana. On a découvert que 10 p. 100 des dossiers visaient 10 plants ou moins, et que seulement 5 p. 100 des cas portaient à croire que le délinquant était affilié avec le crime organisé ou les gangs de rue. Pouvez-vous nous donner vos commentaires là-dessus?

M. Stamatakis : Je ne connais pas bien le rapport, mais les corps policiers prennent certainement des mesures d'application de la loi contre les installations de culture de la marijuana qui ne sont peut-être pas affiliées au crime organisé. En fait, j'ai joué un rôle dans un cas qui impliquait un pompier qui pensait avoir l'occasion de gagner de l'argent rapidement. Malheureusement, il cultivait 300 plants chez lui.

Je crois que la communauté s'attend à ce que la police fasse quelque chose parce qu'on ne parle pas seulement de ce qu'une personne fait dans le contexte de son propre logement. Il y a d'autres répercussions : vol d'électricité, répercussions sur les voisins, risque d'être découvert et de faire voler ses récoltes. Certaines activités d'application de la loi visent des gens qui ne font pas partie d'un groupe criminel organisé.

Tout ce que je dis, c'est qu'il y a suffisamment de criminels organisés et de gens qui exploitent de plus grandes installations de culture de la marijuana pour garder les policiers occupés sans tenter de trouver les gens qui cultivent quelques plants à la maison, qui ne dérangent personne, qui ne volent pas d'électricité et qui ne représentent pas un risque pour la collectivité. De façon générale, nous ne nous en prenons pas à ces gens.

Lorsque des mesures d'application de la loi ont été prises contre des gens qui cultivent 10 plants, le contexte a peut-être incité l'organisme d'application de la loi en question à faire quelque chose. Nous ne connaissons pas le contexte. Dans une plus petite collectivité, c'est peut-être un plus grand enjeu, surtout si les gens qui cultivent ces 10 plants participent à d'autres activités qui nuisent à la qualité de vie des gens qui habitent le même quartier. Je ne le sais pas. Il s'agit de faits à prendre en considération avant de prendre une décision. Voilà ce à quoi je m'attends.

Le sénateur Fraser : Il faut faire une étude plus approfondie. Je vous remercie.

Le président : Chers collègues, voilà qui met fin aux discussions d'aujourd'hui. Monsieur Stamatakis, je vous remercie beaucoup de votre contribution ici aujourd'hui. Je sais qu'il s'agit pour nous tous de beaucoup d'information, en partie théorique, en partie académique. Nous recevons des fonctionnaires, mais c'est bien aussi d'entendre ceux qui sont sur le terrain, vous qui êtes exposés chaque jour à la réalité dans les rues; il s'agit certainement d'un point de vue que nous devons entendre. Merci beaucoup. Votre message a été reçu fort et clair.

M. Stamatakis : Je vous remercie. Je vous remercie de m'avoir donné cette occasion; je serais ravi de revenir à n'importe quel moment si vous le désirez. Je suis aussi reconnaissant du fait que vous examinez le projet de loi de près et en délibéré. Il est important, pas juste pour les policiers, mais bien pour tous les Canadiens, de procéder de cette façon. Merci beaucoup.

Le président : Nous sommes d'accord avec vous.

Chers collègues, nous allons suspendre les travaux jusqu'à mercredi, pour la prochaine partie de cette séance.

(La séance est levée.)


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