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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 19 - Témoignages du 31 mai 2012


OTTAWA, le jeudi 31 mai 2012

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C- 26, Loi modifiant le Code criminel (arrestation par des citoyens et moyens de défense relativement aux biens et aux personnes), se réunit ce jour, à 10 h 32, pour examiner le projet de loi.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bienvenue à tous, y compris aux membres du public qui regardent la séance d'aujourd'hui du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles sur le réseau de télévision CPAC.

Nous poursuivons notre étude du projet de loi C-26, Loi modifiant le Code criminel qui traite de l'arrestation par des citoyens et des moyens de défense relativement aux biens et aux personnes. Ce projet de loi a été introduit une première fois devant la Chambre des communes le 22 novembre de l'année dernière. Le résumé du projet de loi énonce qu'il modifie le Code criminel afin de permettre au propriétaire d'un bien ou à la personne en ayant la possession légitime, ainsi qu'à toute personne qu'il autorise, d'arrêter dans un délai raisonnable toute personne qu'il trouve en train de commettre une infraction criminelle sur le bien ou relativement à celui-ci. Il modifie aussi le Code criminel afin de simplifier les dispositions relatives à la défense des biens et des personnes.

C'est la troisième séance que nous consacrons à ce projet de loi. Pour commencer nos audiences d'aujourd'hui, j'aimerais vous présenter notre premier groupe de témoins. Michael Spratt représente la Criminal Lawyers' Association. Stacey Hannem, qui communique avec nous par vidéoconférence, est la présidente du Comité d'examen des politiques de l'Association canadienne de justice pénale. Leo Russomanno est un criminaliste qui pratique à Ottawa.

Je tiens à signaler aux membres du comité qu'il y aura un certain délai entre le mouvement des lèvres de Mme Hannem et les mots qu'elle prononce; vous constaterez donc qu'il y a un petit délai au moment où elle répondra aux questions et fera sa déclaration préliminaire.

Vous êtes-vous entendu au sujet des remarques d'ouverture?

Michael Spratt, représentant, Criminal Lawyers' Association : Je vais commencer, si vous le voulez bien.

Le président : Vous avez la parole.

M. Spratt : Cela me permettra peut-être de voler quelques phrases à mes amis et de dire que ce sont les miennes.

Je vais commencer par me présenter à ceux que je n'ai pas encore vus. Je m'appelle Michael Spratt. Je suis un avocat de la défense. Je pratique le droit ici à Ottawa, et je pratique exclusivement le droit pénal en défense. Je suis ici aujourd'hui au nom de la Criminal Lawyers' Association, une association à but non lucratif fondée en 1971, et qui regroupe plus de 1 000 pénalistes. Nous sommes régulièrement consultés sur les questions de politique et nous intervenons dans de nombreuses affaires importantes. Nous offrons également un point de vue concret et réaliste sur les lois et les nouvelles mesures législatives à propos desquelles nous témoignons.

Il va sans dire que nous estimons qu'il s'agit là d'un privilège et que c'est toujours un plaisir de comparaître devant ce comité.

Je pense que nous pouvons tous nous entendre pour dire qu'il s'agit là d'un projet de loi qui est important pour tous les Canadiens, étant donné qu'il traite du droit fondamental de se défendre et de défendre ses biens contre une attaque illégale. Nous sommes certainement d'accord pour dire, que lorsque quelqu'un agit de façon raisonnable pour défendre sa personne ou ses biens, ses actes ne devraient entraîner aucune responsabilité pénale. Bien sûr, il s'agit de savoir comment définir ce qui est raisonnable.

Je vais principalement axer mes remarques sur l'article 34, soit les dispositions relatives à la légitime défense. M. Russomanno parlera principalement de la partie du projet de loi qui parle de l'arrestation par un particulier et nous appuyons ses commentaires — du moins, je le pense. Nous nous posons toutefois certaines questions au sujet de cet article, et M. Russomanno va décrire certaines préoccupations portant sur les délais ainsi que sur le recours accru à la sécurité privée et les répercussions reliées à la Charte que peut entraîner l'intervention d'agents de sécurité privés. C'est un aspect que je vais laisser à M. Russomanno pour qu'il ait un sujet sur lequel parler.

Il serait peut-être bon de commencer par dire que l'article sur la légitime défense, l'article 34, est un article du Code criminel qui a besoin d'être revu. C'est une excellente chose de constater que c'est ce qui est en train de se passer. Les universitaires et les juges estiment qu'il s'agit là d'un article complexe et difficile à appliquer. Je peux vous dire que, du point de vue de la pratique, c'est tout à fait exact.

Il serait peut-être bon d'examiner quelles sont les règles actuelles. Je vais principalement parler de l'article 34, parce qu'à l'heure actuelle, l'article 34 est divisé en deux paragraphes, 34(1) et 34(2).

Le paragraphe 34(1) traite des situations où il n'y a pas de menace de mort ou de lésion corporelle grave, mais une attaque illégale, et cette disposition indique clairement que, si la personne en question n'a pas provoqué l'attaque, si elle n'a pas l'intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves, et que les actes posés ont uniquement pour but de défendre sa personne, alors elle n'est pas pénalement responsable.

Cette disposition a une portée plus étroite que le paragraphe 34(2). Elle introduit la proportionnalité dans l'analyse et il est ainsi présumé que les actes posés, puisqu'ils doivent être proportionnels, sont raisonnables dans le cas de cet article.

Le paragraphe 34(2) traite bien sûr du cas où il existe des motifs raisonnables pour appréhender que la mort ou quelques lésions corporelles graves ne surviennent et où la personne en question croit, pour des motifs raisonnables, qu'elle doit utiliser la force pour se protéger. La différence est qu'ici la proportionnalité n'est pas clairement exigée. On retrouve cet aspect dans certaines décisions judiciaires qui établissent que la personne n'est pas obligée de mesurer avec exactitude le degré de la force à utiliser pour repousser l'attaque qu'elle subit et cela est conforme à l'expérience. Lorsque nous sommes menacés dans des situations stressantes et dangereuses comme celles-ci, nous n'avons pas le temps de deviner exactement quelle est la force nécessaire; notre vie est en danger, cet article présume que notre réaction sera proportionnelle.

Il faut, bien sûr, croire pour des motifs raisonnables être en danger. Il y a un élément subjectif et un élément objectif inhérent dans cet article.

Je parlerai des modifications dans un moment parce qu'on pourrait penser que ces aspects sont quelque peu dilués dans ces modifications.

Si vous examinez le projet d'alinéa 34(1)c), vous constaterez que les modifications introduisent la norme de la raisonnabilité et exigent que les actes posés soient raisonnables dans les circonstances. L'article comprend une liste des facteurs qui peuvent aider à décider si tel est le cas.

Le premier facteur est la nature de la force, ce qui comprend l'examen du risque de lésion corporelle grave ou de mort. Le problème que pose le fait de mentionner cet aspect comme premier facteur ou comme facteur est que cela semble atténuer les protections qu'accorde le paragraphe 34(2) actuel, selon lequel, la personne qui risque la mort ou des lésions corporelles graves n'est pas tenue d'agir de façon proportionnelle en raison de la situation et de la menace à laquelle elle fait face. Aux termes des nouvelles dispositions, la personne qui fait face à la mort ou à des lésions corporelles graves doit maintenant tenir compte de la proportionnalité. C'est un principe qui est alors en jeu. Il faut donc savoir que, dans les cas très graves où la vie est menacée, il pourra être procédé par la suite à l'examen de la proportionnalité des actes posés.

La CLA recommande qu'il soit précisé que la personne qui risque la mort ou des lésions corporelles graves peut avoir une réaction qui cause la mort, que cette réaction sera considérée comme étant proportionnelle, et qu'il n'y aura pas par la suite d'appréciation ou d'examen minutieux des actes commis; la proportionnalité devrait, comme c'est le cas actuellement, être déduite ou tenue pour acquise dans cet article; ce qui évite le problème que soulève un examen postérieur minutieux mais stérile des actes posés par la personne en question.

Le fait que la proportionnalité figure dans cette liste de contrôle peut également avoir des répercussions plus graves. Le comité va entendre M. Hamish Stewart au cours de la prochaine séance. Son analyse — et je ne veux pas lui en dérober une trop grande partie — est tout à fait juste, lorsqu'il dit que toute personne devrait pouvoir se défendre si ses actes sont nécessaires et proportionnels. Ces actes doivent donc être considérés comme étant raisonnables.

Le fait que la proportionnalité et la nécessité figurent dans cette liste de contrôle peut poser certains problèmes. Par exemple, dans les situations qui sont actuellement visées par le paragraphe 34(1) et dans lesquelles la personne ne risque pas la mort ou des lésions corporelles graves, les actes posés doivent être proportionnels, mais cela pourrait désormais changer, dans le sens où il sera possible d'avoir une réaction disproportionnée dans ces circonstances alors qu'à l'heure actuelle, il ne serait pas possible d'invoquer la protection de ces articles. En fait, même si votre réponse est disproportionnée, vous avez peut-être la possibilité d'invoquer la légitime défense, ce qui étend le genre de situation dans lequel elle peut être invoquée, et en même temps, cela dilue les protections mises en place pour les cas les plus graves parce qu'il peut y avoir un examen après le fait de la proportionnalité.

Il est également intéressant de noter que la proportionnalité ne fait pas partie des facteurs énumérés dans la disposition qui suit, la défense des biens. Les deux dispositions utilisent l'expression « circonstances raisonnables ». Dans l'article 34, la proportionnalité est énumérée à titre de facteur à prendre en considération. À l'article 35, ce n'est pas le cas. Cela risque peut-être de causer une certaine confusion à l'avenir, en particulier lorsque des situations de fait particulières donnent lieu à des litiges portant sur le rapport entre ces articles et le fait que la proportionnalité figure dans l'un et pas dans l'autre.

Je vais présenter rapidement les deux commentaires suivants pour laisser un peu de temps aux autres. Nous estimons qu'en pratique l'application d'une liste de contrôle risque de soulever des difficultés. Bien évidemment, c'est une liste non limitative. Nous utilisons régulièrement ce genre de listes de contrôle ou de facteurs dans la jurisprudence, mais il y a toujours le risque que certains facteurs se voient attribuer une influence plus grande que d'autres, du fait qu'ils sont inclus dans la liste, en particulier lorsque nous savons que ces facteurs sont simplement des exemples ou des façons de replacer dans un contexte les principes de la proportionnalité et de la nécessité. Nous proposons qu'au lieu de fournir une liste de contrôle qui risque d'entraîner des résultats injustes dans certaines situations de fait, dans lesquelles certains de ces facteurs ne s'appliqueront pas, il serait bon d'introduire les principes de la proportionnalité et de la nécessité dans le critère initial, et que le projet de l'alinéa 34c), au lieu de se lire « raisonnable dans les circonstances », énonce que l'acte doit être jugé raisonnablement nécessaire et proportionné.

Cela m'amène à mon dernier commentaire au sujet de l'élément subjectif et de l'élément objectif. Au paragraphe 34(2), nous voyons qu'il y a un élément objectif, parce que nous savons tous que dans ces situations de fait particulières, il s'agit de circonstances différentes et de personnes différentes qui introduisent des facteurs subjectifs différents et que ces facteurs peuvent être appréciés différemment. Dans le paragraphe 34(2) actuel, nous trouvons des expressions comme « motif raisonnable pour appréhender », « il croit pour des motifs raisonnables » qui introduisent très clairement cet élément subjectif dans le critère initial.

L'alinéa 34c) proposé parle d'agir de « façon raisonnable dans les circonstances ». Certains des facteurs qui suivent semblent introduire une certaine subjectivité ou peuvent être interprétés dans ce sens, comme le facteur des rapports entre les parties, mais il y a le risque que cet élément subjectif nécessaire qui est une composante traditionnelle de notre Code criminel soit quelque peu atténué parce que cet élément subjectif ne figure pas expressément dans le critère initial de l'alinéa 34c). Nous proposons donc de modifier l'expression « raisonnable dans les circonstances » pour la remplacer par l'existence d'une croyance ou d'une appréhension raisonnable et pour qu'une formulation semblable soit introduite dans cette disposition pour incorporer l'élément subjectif et en souligner l'importance, étant donné que la plupart de ces affaires dépendent non seulement des faits de la cause, mais également du genre de délinquant ou de victime et de la personne qui se défend elle-même.

Voici donc quelques commentaires préliminaires. Je suis sûr que nous pourrons avoir une bonne discussion à partir d'exemples précis, mais il serait peut-être bon de donner la parole à d'autres, en particulier à M. Russomanno, qui nous parlera de la partie du projet de loi qui traite de l'arrestation par un simple citoyen.

Le président : Merci. Je rappelle à tous que nous disposons d'une heure pour entendre les déclarations préliminaires et pour les questions. Il nous reste maintenant 50 minutes. J'espère que tout le monde en tiendra compte.

Je vais maintenant donner la parole à Mme Hannem pour qu'elle nous présente sa déclaration préliminaire.

Stacey Hannem, présidente, Comité d'examen des politiques, Association canadienne de justice pénale : Merci. Je suis heureuse d'avoir la possibilité de comparaître et de vous parler aujourd'hui au nom de l'Association canadienne de justice pénale. Pour ce qui est de mes références personnelles, je suis également professeure de criminologie à l'Université Wilfrid Laurier, mais je représente aujourd'hui les 700 membres de l'Association canadienne de justice pénale, qui comprend des professionnels, des universitaires du domaine de la justice pénale ainsi que des citoyens qui s'intéressent à la justice.

Je préside le comité d'examen des politiques, qui est un sous-comité de l'ACJP. Nous examinons soigneusement presque toutes les mesures législatives proposées qui traitent de justice pénale. Nous nous intéressons particulièrement à l'efficacité potentielle des changements proposés aux lois relatives à la justice pénale ainsi qu'aux conséquences de ces mesures sur le système de justice pénale, sur la sécurité publique et sur les droits humains et civils.

Nous avons présenté un bref mémoire pour votre information, qui indique que notre association appuie de façon générale le principe des modifications législatives proposées dans le domaine de l'arrestation par un simple citoyen et de la légitime défense et nous convenons qu'il est bon d'avoir des dispositions légales capables de protéger les Canadiens innocents qui pourraient se trouver dans une situation où ils ont besoin de se défendre ou de défendre les êtres qu'ils chérissent contre une agression.

Nous reconnaissons qu'il y a lieu de mettre à jour ces règles et qu'il est effectivement souhaitable de les simplifier. Toutefois, lorsque notre comité a examiné le projet de loi pour essayer d'en arriver à un consensus à ce sujet, nous avons constaté qu'il y avait parmi nos membres toute une gamme d'opinions et de préoccupations suscitées par la mise en œuvre de ce projet de loi et les possibilités qu'il offre lorsqu'il sera mis en pratique.

Dans notre mémoire, nous recommandons de faire preuve de prudence et d'examiner soigneusement ces modifications. J'aimerais parler précisément aujourd'hui de certaines préoccupations qu'ont soulevées nos membres.

Comme cela est mentionné dans notre mémoire, nous craignons que les changements proposés, en particulier ceux qui touchent l'arrestation par un simple citoyen, semblent encourager ou accepter la justice privée comme réponse aux infractions pénales commises contre les biens. Ces modifications, si je les comprends bien, ont pour but d'accorder des pouvoirs aux Canadiens et de les protéger contre les poursuites, mais la réalité est que la plupart des Canadiens ne connaissent pas très bien notre Code criminel. Les citoyens qui prendront probablement le temps de lire le Code criminel, d'examiner ces dispositions et de prendre connaissance de pouvoirs accrus en matière d'arrestation par un particulier sont précisément le genre de personnes qui risquent d'avoir à appliquer ces dispositions, d'une façon proactive. Je crois que nous parlons d'individus comme les agents de sécurité, les personnes qui participent à Neighbourhood Watch, ou qui font partie de groupes comme les Guardian Angels, et qui font des patrouilles dans les villes.

Le risque est qu'un recours accru aux dispositions en matière d'arrestation par un particulier augmentera également le risque qu'un citoyen n'ayant pas reçu de formation au sujet des modalités de l'arrestation, qui ne serait pas identifié par l'uniforme d'un policier pourrait être blessé et même tué en essayant de procéder à une arrestation.

De plus, la notion fort nébuleuse d'arrestation dans un délai raisonnable après la perpétration de l'infraction risque de se prêter à des interprétations très libérales de ce qui constitue un délai raisonnable. Cela peut déboucher sur des situations où les citoyens ne sont plus protégés par la loi en raison d'une différence entre leur définition de ce qu'est un délai raisonnable et la définition que donnerait un juge de cette notion. Il n'existe pas de précédent de common law auquel se référer lorsqu'on parle d'un délai raisonnable suivant la perpétration d'une infraction.

Une autre préoccupation que soulève l'aspect temporel de l'arrestation par un simple citoyen concerne le genre d'affaire qui est à l'origine de ce projet de loi, l'affaire David Chen à Toronto. Le voleur, que M. Chen n'a pas affronté au moment du vol, est revenu dans le magasin de M. Chen une heure après avoir commis le crime et à ce moment-là, M. Chen l'a affronté et détenu. Il s'agit ainsi de savoir s'il est raisonnable qu'un citoyen tente d'arrêter un voleur une heure après le crime à un moment où le voleur n'est plus en possession des preuves, les objets volés. Il existe de nombreuses études qui ont été effectuées aussi bien aux États-Unis qu'au Canada qui démontrent de façon déterminante que la première cause d'erreur judiciaire en Amérique du Nord est les erreurs d'identification commises par les témoins oculaires.

Dans les affaires de ce genre, lorsqu'on laisse un suspect quitter les lieux et qu'il s'écoule un délai important entre la constatation de l'infraction et l'arrestation par un simple citoyen, je pense qu'il y a le risque que le citoyen concerné se trompe sur l'identité du suspect et arrête ou accuse une personne innocente.

Les études effectuées dans le domaine de la psychologie confirment que cela est encore davantage probable lorsqu'il existe des différences sur le plan ethnique entre le suspect et la victime ou le témoin. Cette recherche remonte jusqu'aux années 1970. Cela est bien documenté. Je serai heureuse de la faire connaître au comité si cela vous intéresse.

C'est pourquoi nous recommandons vivement que le Sénat réexamine la disposition relative à l'arrestation par un simple citoyen et décide si le fait de prolonger le délai au-delà de la constatation immédiate de l'infraction pour effectuer l'arrestation par un simple citoyen accorde à ce dernier une trop grande latitude. Nous nous faisons l'écho de l'Association du Barreau canadien et du Barreau du Québec pour remettre en question la nécessité de modifier les dispositions relatives à l'arrestation par un simple citoyen et pour nous demander également si ces changements risquent, en réalité, de faire plus de mal que de bien.

Enfin, j'aimerais parler de la modification des dispositions relatives à la défense des biens et là je vais me faire l'écho de l'intervenant précédent, M. Spratt, en faisant remarquer que les changements proposés à la défense des biens omettent d'exiger la proportionnalité, ce qui inquiète les membres de notre comité.

La proportionnalité est un des facteurs dont les juges tiennent compte en matière de défense de la personne et je trouve étrange que nous ne souhaitons pas insister sur la nécessité de la proportionnalité de la force utilisée pour défendre un bien, un élément qui a, semble-t-il, beaucoup moins de valeur que la vie humaine et l'intégrité corporelle.

Le fait de ne pas exiger que la force utilisée soit proportionnelle ou de ne pas préciser qu'elle ne doit pas être supérieure, par exemple, à la force nécessaire, ouvre la porte, aux yeux de nombreux Canadiens, à l'emploi d'une force excessive et peut-être de la force légale uniquement pour la défense des biens, sous réserve du critère de la raisonnabilité. Cette lacune est peut-être compensée par le fait que la common law fait appel à la proportionnalité, mais je pense qu'il ne serait pas mauvais d'exiger clairement le respect de la proportionnalité dans ces modifications.

J'aimerais m'arrêter ici et vous remercier encore une fois de m'avoir donné la possibilité de vous parler. Je serai heureuse de répondre à vos questions.

Le président : Je vous remercie.

Monsieur Russomanno, vous avez la parole.

Leo Russomanno, criminaliste, à titre personnel : J'aimerais commencer en remerciant le comité de m'avoir invité encore une fois. C'est toujours un plaisir de venir au Sénat pour parler avec les législateurs.

Je dirais pour me présenter que je suis un avocat de la défense. Je pratique ici à Ottawa dans l'un des grands cabinets de droit pénal. Cela fait un peu plus de quatre ans que je fais ce travail et j'ai comparu devant des tribunaux de tous les niveaux.

L'intérêt que je porte à ce projet de loi découle en fait des règles relatives à l'arrestation par un particulier. J'ai corédigé une étude avec Mme Vanessa MacDonnell, qui se trouve être également ma femme, et elle a témoigné avec moi devant le Comité de la Chambre des communes au sujet des dispositions relatives à l'arrestation par un simple citoyen. J'ai témoigné au nom de la Criminal Lawyers' Association, mais aujourd'hui, comme je l'ai fait devant la Chambre à propos de ce projet de loi, je témoigne à titre individuel, simplement comme personne qui s'intéresse au droit pénal et le pratique régulièrement.

Pour ce qui est des dispositions relatives à la légitime défense, je me fais l'écho des déclarations de mon collègue M. Spratt lorsqu'il dit que la simplification des dispositions relatives à la légitime défense est une excellente chose, je crois, pour tout le monde et je me ferai également l'écho des préoccupations des deux témoins concernant la nécessité d'exiger clairement la proportionnalité et je me fais également l'écho des commentaires de M. Spratt, au sujet du fait qu'il faut indiquer que l'alinéa 34c) comprend un élément subjectif ainsi qu'un élément objectif. Pour le reste, je souscris entièrement aux commentaires qui ont été faits au sujet de la légitime défense.

Pour ce qui est de l'arrestation par un particulier, nous savons tous que la modification des règles en matière d'arrestation par un particulier découle en grande partie de l'affaire David Chen. Nous sommes sensibles à l'affaire David Chen parce qu'il s'agit là de quelqu'un qui essayait simplement de protéger ses biens. Il y avait une personne qui était revenue dans son magasin pour commettre un vol, peut-on penser. Il avait subi une série de vols dans son magasin au cours des derniers mois, et même peut-être depuis plus longtemps, et il essayait simplement de protéger ses biens. Lorsque la police est arrivée, c'est lui qui a été arrêté et qui a dû subir cette terrible épreuve. Lorsqu'on lit ce qu'il a vécu, cela suscite beaucoup de sympathie pour M. Chen. Si on lit les commentaires du juge qui a entendu l'affaire M. Chen, il semble que M. Chen se soit trouvé dans une situation où les dispositions actuelles en matière d'arrestation par un particulier n'ont pas semblé lui être d'une grande utilité, non plus que les lois provinciales en matière d'entrée sans autorisation, dans cette affaire la loi ontarienne.

Il ne s'agit pas ici uniquement de l'arrestation par un particulier prévue par le Code criminel. La loi provinciale sur l'entrée sans autorisation contient également des dispositions qui traitent de ce que nous appelons « l'arrestation par un particulier ». Les restrictions apportées à l'arrestation par un particulier et par les lois sur l'entrée sans autorisation sont de nature géographique, de sorte que la Loi sur l'entrée sans autorisation peut uniquement être appliquée à l'égard d'un bien ou en cas de « poursuite immédiate ».

M. Chen n'a pu invoquer la Loi ontarienne sur l'entrée sans autorisation parce qu'il s'agissait d'un individu qui revenait dans son magasin, semble-t-il, mais qui ne se trouvait pas sur son terrain. Il n'était pas non plus visé, peut-on penser, du moins jusqu'à ce qu'il soit déclaré non coupable, par les dispositions du Code criminel actuel en matière d'arrestation par un particulier parce que l'infraction avait déjà été commise.

Ce n'est toutefois pas ce qu'a décidé le juge. Dans cette affaire, le juge a décidé que le coupable, le voleur, revenait pour commettre un autre vol, autrement dit, qu'il s'agissait d'une infraction continue de vol. Il a déclaré M. Chen non coupable en se fondant sur ce raisonnement.

M. George Rigakos, de l'Université Carleton, a fait beaucoup de recherche sur l'arrestation par un particulier et sur la sécurité privée. Devant le Comité de la Chambre des communes, il a fait un commentaire auquel je souscris entièrement et que j'inviterais le comité à examiner, à savoir que, lorsque l'arrestation est effectuée par de simples citoyens, par opposition à des gardiens privés, les juges ont habituellement tendance à étendre le pouvoir du particulier de procéder à une arrestation, et je crois que l'affaire David Chen l'illustre fort bien.

Dans cette affaire, le juge a donné une interprétation large des faits, je ne veux pas dire si elle était trop large, mais il a raisonné de façon large pour reconnaître le droit que semblait avoir M. Chen de défendre ses biens. Dans cette affaire, je dirais simplement que le système a bien fonctionné. Le système a fonctionné pour M. Chen dans cette affaire. J'inviterais donc le comité à se demander si ce projet de loi — et je parlerai plus tard de ses répercussions sur la sécurité privée — est vraiment nécessaire pour les David Chen de ce monde. Dans le mémoire que j'ai remis au comité, je parle de solution à la recherche d'un problème.

Le fait que les David Chen de ce monde risquent d'être traduits devant les tribunaux pénaux ne fait pas problème ici. Oui, il est regrettable que M. Chen ait dû dépenser de l'argent pour retenir les services d'une équipe d'avocats ou d'un avocat de la défense pour se faire représenter. Il a connu l'épreuve d'être accusé et il a été stigmatisé par l'accusation. En tant qu'avocat de la défense, je peux vous dire que toutes les personnes que j'ai défendues estiment qu'il s'agit là d'un aspect grave. Oui, c'est un problème lorsque quelqu'un fait l'objet d'accusations et qu'en fin de compte, il est déclaré non coupable, étant innocent des infractions dont il a été accusé, comme c'était le cas de M. Chen, mais ce projet de loi ne traite pas de cet aspect.

Ce projet de loi ne va pas empêcher ce genre de choses d'arriver. Il se peut fort bien qu'il y ait eu dans cette affaire un mauvais emploi du pouvoir discrétionnaire de la police ou de la Couronne. Je crois que cela peut être suggéré.

Cependant, à mon avis, ce projet de loi ne va pas corriger cette situation. En tant que criminaliste dans un des cabinets d'Ottawa les plus occupés, je peux vous dire qu'aucun David Chen n'est venu me voir à mon bureau. Nous ne voyons pas beaucoup de David Chen dans le système de justice pénale. Nous voyons par contre de nombreuses affaires concernant des services de sécurité privés qui n'ont, par nature, pas de compte à rendre à personne et ce projet de loi va étendre les pouvoirs de ces agences de sécurité. C'est bien ce qu'il va faire. Nous parlons d'étendre les pouvoirs des agences de sécurité, qui ne sont peut-être pas assujetties — nous ne le savons pas — à la Charte.

C'est là, à mon avis, un problème. Si nous voulons protéger la liberté des Canadiens, la liberté des gens qui vivent dans ce pays, alors nous devrions nous poser des questions sur le fait que l'on donne aux services de sécurité privés le pouvoir de détenir certaines personnes, de les priver de leur liberté, et ces agences n'ont pas de compte à rendre.

Je me suis moi-même occupé d'un certain nombre d'affaires où des agents de sécurité avaient arrêté des personnes de façon un peu brutale. Je me suis occupé de personnes qui ont été arrêtées illégalement par des agents de sécurité, et qui ont dû passer du temps en détention, qui ont dû souffrir l'indignité de faire l'objet d'une arrestation illégale parce qu'elles ont été détenues ensuite par la police et traitées comme un criminel, pour en fin de compte être obligées de subir les frais d'un procès, de connaître le stress et l'angoisse qui l'accompagnent avant d'être finalement déclarées non coupables à la fin du procès; leur vie s'est comme arrêtée pendant tout ce temps.

J'invite donc le comité à réfléchir de façon approfondie sur une mesure qui va renforcer les pouvoirs des agences de sécurité. Je peux dire que vous seriez étonnés de constater combien les agents de sécurité se sont multipliés depuis les années 1990, et que les services de sécurité privés sont en fait beaucoup plus importants que nos services de police. Les services de police, s'il faut préciser la différence, peuvent être amenés à rendre des comptes. Il existe des mécanismes qui obligent les policiers à rendre des comptes.

Le président : Monsieur Russomanno, nous avons déjà consacré une demi-heure aux déclarations préliminaires. Les membres du comité veulent vous poser des questions.

M. Russomanno : Absolument, excusez-moi et je serai heureux de répondre aux questions.

Le président : M. Chen va comparaître devant le comité à une autre date et nous verrons s'il estime que le système a bien fonctionné pour lui.

Une brève question si vous le permettez : si quelqu'un me donne un coup sur la tête et vole mon portefeuille et que je vois cette personne le lendemain et qu'il n'y a pas de policier autour, dites-vous qu'un particulier ne pourrait pas, dans ces circonstances, détenir l'individu jusqu'à ce qu'arrive un policier. Est-ce bien ce que vous dites?

M. Russomanno : S'agit-il d'un cas où quelqu'un vole votre portefeuille?

Le président : Il n'y a pas de policier autour le lendemain. Vous dites qu'un particulier dans ces circonstances ne pourrait pas détenir cette personne en attendant l'arrivée d'un policier.

M. Russomanno : Dans le cas de M. Chen, cela s'est produit plus tard le même jour.

Le président : Ce n'est pas ce que je veux dire. Je veux dire que cette loi ouvre la porte à mon interprétation, mais vous dites que je me trompe.

M. Russomanno : Non. Je dis qu'un tribunal peut déclarer que vous étiez justifié d'agir ainsi, comme il l'a fait pour M. Chen. Il serait probablement préférable de noter la description de la personne et d'appeler la police.

Le président : M. Chen a appelé la police, et elle est arrivée cinq heures après.

Le sénateur Fraser : J'aimerais revenir à la question du délai raisonnable.

Madame Hannem, je crois que vous avez dit que les questions que nous nous posons au sujet du délai raisonnable pourraient être réglées par les précédents de common law. Pouvez-vous nous en dire davantage? Savons-nous aujourd'hui ce que les tribunaux considèrent comme étant un délai raisonnable?

Mme Hannem : Pour le moment, il n'y a pas de précédent de common law au sujet du délai raisonnable. Je crois que j'ai dit que l'absence de proportionnalité pourrait être compensée par les précédents de common law.

Le sénateur Fraser : Je suis désolée. Ma mémoire est défaillante. Vous me disiez que nous ne savons donc rien au sujet de ce qu'est un délai raisonnable.

Mme Hannem : Non, les dispositions du Code criminel relatives aux policiers ne permettent pas à ceux-ci de procéder à une arrestation sans mandat à moins qu'ils ne prennent la personne en question en flagrant délit ou que celle-ci soit détenue. Les policiers ne peuvent revenir l'arrêter le lendemain s'ils n'ont pas obtenu une déclaration ou certaines preuves. Cela n'est tout simplement pas prévu par notre Code criminel.

On accorde une certaine latitude dans ce domaine. Comme M. Russomanno l'affirme, les tribunaux ont utilisé leur pouvoir discrétionnaire et l'affaire Chen en est un exemple parfait parce qu'il a en réalité violé les dispositions relatives à l'arrestation par un particulier. C'est uniquement parce que le tribunal a exercé son pouvoir discrétionnaire qu'il a été déclaré non coupable.

Le sénateur Fraser : Je trouve fascinant la façon dont le tribunal a raisonné pour en arriver à ce résultat. Pour obtenir ce résultat, le juge, pour reprendre les expressions de M. Russomanno, a poussé très loin son interprétation des faits pour justifier les actes de M. Chen en affirmant qu'il s'agissait d'un crime unique qui était encore en train d'être commis, en acceptant qu'il y ait eu une sorte de pause entre le début et la fin de la perpétration du crime, ce qui est un raisonnement complexe.

M. Russomanno, puisque c'est vous qui avez soulevé ce point-là, dans le cas des agents de sécurité, qui, peut-on présumer, ont reçu une formation sur ce qu'ils peuvent et ne peuvent pas faire, qu'est-ce qui serait, à votre avis, un « délai raisonnable »?

M. Russomanno : Je ne pense pas qu'un délai raisonnable est une des notions que les tribunaux ont fixée en choisissant une limite, disons de 24 ou 48 heures. Pour les agents de sécurité, il est difficile de répondre à cette question. Lorsque la personne visée se trouve sur les lieux au sens de la Loi sur l'entrée sans autorisation, les agents de sécurité peuvent l'arrêter ou la détenir si elle se trouve dans des lieux où elle est déjà entrée sans autorisation, de sorte qu'il n'est pas nécessaire, dans ces circonstances, de respecter une condition temporelle.

Le sénateur Fraser : Dans le cas d'un centre commercial, disons que cette personne a été remarquée sur un écran de télévision à circuit fermé en train de voler un blouson dans le magasin A, et qu'elle s'est ensuite rendue à la foire alimentaire et qu'une heure plus tard, on la voit en train de dîner ou du moins, les agents pensent que c'est elle. Pour vous, comme avocat qui a déjà été amené à plaider dans ce genre d'affaires, est-ce qu'une heure, dans une affaire comme celle-là, serait un délai raisonnable, même si la personne ne se trouve plus à l'intérieur du magasin?

M. Russomanno : Oui. Cela me paraîtrait être un délai raisonnable. Je me demande si la Loi sur l'entrée sans autorisation s'appliquerait encore à quelqu'un qui se trouve encore dans les locaux du centre commercial parce que ces agents ont le pouvoir de contrôler les personnes dans l'ensemble du centre commercial. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'une personne a commis un vol dans le magasin A qu'elle sera uniquement reconnue comme ayant entré sans autorisation dans le magasin A, mais dans l'ensemble du centre commercial. La compétence territoriale de l'agent de sécurité s'applique à l'ensemble de celui-ci.

Le sénateur Fraser : Est-ce que cela viserait également le trottoir à l'extérieur?

M. Russomanno : Il ne s'agirait pas, dans ce cas, d'une entrée sans autorisation à moins que les agents ne soient en train de poursuivre cette personne. Je dirais que, selon le projet de loi, tel qu'il est proposé, un délai raisonnable, une heure, je pense que cela serait conforme au projet de loi.

Le sénateur Fraser : Et s'il s'agissait de quatre heures?

M. Russomanno : Je ne veux pas couper les cheveux en quatre. Je ne le sais pas. Je pense que chaque affaire est différente et comme pour n'importe quel texte législatif, nous nous en remettons à la common law pour élaborer certains principes et décider exactement la meilleure façon de juger ce genre de situation et ce qui serait raisonnable dans les circonstances. Il est possible qu'un délai de quatre heures dans ce genre d'affaires ne soit pas raisonnable.

Le sénateur Fraser : Je suis désolée d'avoir parlé aussi longtemps de cet aspect et je sais que le président souhaite que je m'arrête; c'est ce que je vais faire, mais comme pour toutes les dispositions législatives, plus on l'étudie, plus on s'aperçoit qu'elle est complexe.

Le sénateur Di Nino : Merci, monsieur le président, et bienvenue à tous les trois. C'est toujours une bonne chose de pouvoir apprendre de ceux qui s'occupent de ce genre d'affaires tous les jours.

À mon avis, le droit actuel n'est pas aussi équilibré que je le pensais et crée une injustice réelle pour le citoyen qui est confronté à ce genre de situations.

Le changement qu'apporte le projet de loi C-26 est en fait une légère extension des règles actuelles qui accordent au citoyen une certaine latitude, comme notre président l'a déclaré il y a un instant. Si quelqu'un commet un crime contre moi ou contre mes biens et qu'il est plus rapide que je le suis, ce qui à mon âge est extrêmement probable, et qu'il s'enfuie, mais si je le vois le lendemain matin dans un café où nous sommes tous les deux en train de prendre un café, ces modifications semblent, du moins à mon avis, couvrir ce genre de situations pour que moi, simple citoyen, j'aie encore le droit de dire : « Hey, tu m'as volé. Tu vas aller en prison. » ou « Je vais appeler la police et je veux que tu fasses ceci ». Qu'est-ce qui est déraisonnable dans ce genre de situation?

M. Russomanno : Pour ce qui est des simples citoyens, je ne crains pas vraiment que ce projet de loi les incite à se faire justice eux-mêmes. La formulation, la restriction temporelle, l'ajout d'une phrase prévoyant qu'il ne doit pas être raisonnablement possible d'appeler la police, tous ces éléments apportent des limites assez efficaces à ce genre de situations. Je ne peux pas ne pas être d'accord avec vous sur ce point et je ne serai pas non plus en désaccord avec vous au sujet des problèmes que cela pose. Je vois ce gars-là le lendemain au café. Je ne pense pas que cela soit nécessairement le problème.

Je pense que le problème vient des conséquences que cela a pour les agences de sécurité, et si nous avions une déclaration claire de la Cour suprême du Canada, ou une loi qui obligeait ces agences à rendre des comptes et à appliquer la Charte ou s'il y avait un autre mécanisme pour ces agences, je serais beaucoup moins inquiet. Je ne pense pas que nous allons avoir des milices armées qui vont arrêter les gens et cela ne me préoccupe donc pas. Ce n'est pas ma principale crainte.

M. Spratt : Je reconnais avec M. Russomanno que l'exemple que vous avez donné est tout à fait raisonnable et nous voulons que les gens comme M. Chen n'aient pas à vivre cette expérience pour être visés par ce projet de loi. Le problème vient du fait que la vaste portée de ce projet de loi risque de causer des problèmes involontaires. Si vous prenez les agences de sécurité, et c'est là notre principale préoccupation, cela pourrait causer des problèmes de deux différentes façons.

Avec l'augmentation du nombre des agences de sécurité, ce ne sont pas des policiers formés qu'elles vont embaucher et ces agents ne sont pas tenus de rendre des comptes comme le sont nos policiers et deux choses pourraient se produire. Les agents de sécurité pourraient, faute de formation suffisante, porter atteinte aux droits des citoyens.

Par ailleurs, certains tribunaux ont déclaré, en Alberta en particulier, que la Charte s'applique peut-être aux agents de sécurité et aux simples particuliers qui participent à une arrestation. N'étant pas aussi bien formés que les policiers, cela pourrait entraîner l'exclusion de preuves et aussi des cas où des gens qui sont en réalité coupables d'une infraction seraient déclarés non coupables parce qu'il n'y a pas de disposition adéquate prévoyant l'application de ce projet de loi aux agences de sécurité et précisant les rapports le projet de loi et la Charte et son application.

Cela pourrait entraîner la violation des droits des citoyens dans des cas où ces droits ne devraient pas être violés. Cela pourrait également entraîner l'exclusion de preuves et soustraire certaines personnes à l'obligation de rendre des comptes parce que le projet de loi ne traite pas expressément des agents de sécurité et permet ainsi que ce genre de problème se pose.

Le sénateur Di Nino : Il est évident qu'il faut également appliquer les notions d'équité et d'équilibre au propriétaire d'un bien ou d'un magasin qui a besoin d'aide dans ce domaine; il faut en effet lui accorder une certaine latitude et lui permettre de protéger ses biens ou ses droits.

M. Spratt : C'est vraiment une question d'équilibre et nous voulons que M. Chen et les simples citoyens puissent exercer certains recours et bénéficient de ce projet de loi. Les rédacteurs n'ont peut-être pas pensé aux agences de sécurité et à d'autres facteurs qui pourraient faire pencher la balance de façon imprévue.

Le sénateur Baker : Merci aux trois témoins. Vous avez présenté d'excellents exposés. Ils étaient tous très bien rédigés et j'aurais pu écouter parler M. Russomanno pendant au moins une heure et j'ai bien aimé son exposé. Nous devons toutefois respecter des contraintes de temps.

Je remercie également Mme Hannem qui a fait remarquer que la police n'a pas en matière d'arrestation le pouvoir que nous accordons aux simples citoyens. Elle a signalé qu'un agent de police pouvait uniquement arrêter une personne qui avait commis un acte criminel ou qui était en train de commettre une infraction criminelle et qu'il ne pouvait détenir cette personne qu'à des fins d'identification ou pour les raisons exposées à l'article 495 du Code criminel.

Ma question porte sur la Charte et M. Russomanno semble penser que la Charte ne s'applique pas. Nous avons également abordé cette question avec l'Association du Barreau canadien et ses représentants partagent dans l'ensemble votre opinion sur ce point.

Cependant, si nous examinons des décisions judiciaires récentes, et je vous renvoie à un excellent juge du nom de Fradsham de la province de l'Alberta, dans R. v McCowan, Carswell, ALTA, 313, dans laquelle le résumé énonce que les questions à trancher comprenaient celle de savoir si les actes de l'agent en question étaient assujettis aux dispositions de la Charte et s'il avait le pouvoir, aux termes de l'article 494 du Code criminel, d'arrêter l'accusé. C'était un agent civil de prévention des pertes à l'emploi de Zeller's, c'est du moins ce que je crois. Le juge a déclaré que les dispositions de la Chate s'appliquaient à l'arrestation de l'accusé par cet agent, étant donné que toute personne qui arrête un individu exerce une fonction publique.

C'est la loi dans la province de l'Alberta. Après avoir lu ce jugement, qui est très détaillé, comme le sont toutes les décisions du juge Fradsham — un juge extraordinaire — en le lisant récemment encore, je ne peux pas comprendre comment quelqu'un peut affirmer que la Charte ne s'applique pas. Premièrement, avez-vous entendu parler de cette affaire et quelle est votre explication qui pourrait réfuter ce que vous avez dit il y a un instant?

M. Russomanno : J'ai entendu parler de cette affaire. C'est vraiment un excellent jugement. C'est un de ces jugements d'une cour inférieure qui montre que le juge a fait beaucoup de recherches. On y trouve également tous les principes, extrêmement bien exposés.

Je devrais préciser un point. Ce n'est pas moi qui dis que la Charte ne s'applique pas. Mon opinion est fondée sur ce que les différentes cours d'appel ont déclaré à ce sujet. La Cour d'appel de l'Ontario a jugé que la Charte ne s'appliquait pas à un agent de sécurité; la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse a déclaré que la Charte ne s'appliquait pas. La Cour d'appel de la Colombie-Britannique a déclaré que la Charte ne s'appliquait pas. La Cour d'appel de l'Alberta a déclaré que la Charte s'appliquait et la Cour suprême n'a rien dit du tout. Nous sommes à l'heure actuelle dans une situation mouvante et la common law fonctionne de cette façon et éventuellement, du moins je l'espère, une affaire sera portée devant la Cour suprême et celle-ci nous dira si la Charte s'applique ou non.

À mon avis, le raisonnement que la Cour d'appel de l'Alberta a tenu dans l'affaire Lerke, une décision de 1986 citée par le juge Fradsham, est également cité ici. C'est un jugement de 1986 dans lequel la Cour d'appel de l'Alberta déclare clairement que la Charte s'applique et la raison pour laquelle la Charte s'applique repose sur une analyse historique selon laquelle historiquement, le droit d'arrestation du simple citoyen découle directement du souverain et non pas de la police. Autrement dit, le pouvoir d'arrestation du simple citoyen est antérieur au pouvoir d'arrestation des policiers et le pouvoir d'arrestation des policiers découle du droit des citoyens. D'après cette analyse historique, la Charte s'applique à ce genre de situation parce que c'est là l'origine du pouvoir d'arrestation. Je trouve que ce raisonnement est très convaincant.

Je crois que d'autres cours d'appel se sont fondées à tort sur l'arrêt de la Cour suprême Buhay pour déclarer que la Charte s'appliquait et le juge Fradsham fait très bien ressortir le fait que ces tribunaux ont jugé à tort que c'était l'arrêt dans lequel la Cour suprême disait que la Charte ne s'appliquait pas. La Cour suprême a en effet déclaré, dans une affaire postérieure, Asante-Mensah, qu'elle ne s'était pas prononcée sur ce point. Tout cela est exposé dans la décision que vous avez citée. Tout cela y est très bien expliqué.

Nous sommes dans une période mouvante. À l'heure actuelle, nous ne savons pas ce qui s'applique et ce qui ne s'applique pas. Au moins, en Ontario, cela ne s'applique pas; en Alberta, cela s'applique et voilà où nous en sommes.

Le sénateur White : Étant donné que vous avez soulevé cette question et que d'autres l'ont fait également, je vais parler précisément des questions qui touchent les agences de sécurité.

Je m'inquiète probablement tout autant que vous de la croissance du secteur de la sécurité privé en Ontario. Nous avons des lois qui contrôlent la formation et les examens, mais nous n'avons guère progressé en matière de surveillance et de reddition de compte.

Si c'est bien l'aspect qui vous intéresse et je pense que c'est le cas, si vous le permettez M. Russomanno, les exemples qui ont été donnés et l'exemple que j'utilise toujours est celui de la bicyclette d'un enfant qui est volée et le lendemain, le père voit quelqu'un d'autre en train de s'en servir, il la reprend de force et se retrouve en état d'arrestation par un policier parce qu'il a agressé la personne en question. Vous ne parlez pas de ces affaires-là. Vous vous posez des questions au sujet de la sécurité privée et je suis d'accord avec vous sur ce point. Je me pose également des questions au sujet du secteur de la sécurité privée. Ce n'est toutefois pas le sujet dont nous parlons aujourd'hui. Nous parlons de M. Chen qui veut protéger ses biens et il y a d'autres façons d'après moi, selon lesquelles les provinces, dont relève le domaine de la sécurité privée, pourraient intervenir et prendre les mesures qui s'imposent. Ai-je raison de dire que votre préoccupation, c'est la sécurité privée?

M. Russomanno : Oui, la sécurité privée me préoccupe et je n'ai pas eu le temps d'aborder cet aspect jusqu'ici, mais je souscris aux commentaires qu'a présentés Mme Hannem au sujet des problèmes temporels, parce que cela ouvre la porte à des arrestations illégales. Cela nous amène ensuite à un tout autre genre de situation où un particulier arrêterait quelqu'un après la perpétration de l'infraction. Il pourrait se poser toutes sortes de problèmes concernant la responsabilité et l'arrestation illégale et en réalité, à mesure que le temps passe, il devient de plus en plus nécessaire de confier à des policiers formés le soin de faire enquête. Cela est très différent de la situation où quelqu'un est pris en flagrant délit.

Je souscris à vos commentaires lorsque vous dites que mes préoccupations portent principalement sur la sécurité privée. Je dirais que c'est un aspect que le comité devrait examiner parce que ce sont ces agences qui seront touchées par ce projet de loi. Il ne touchera pas beaucoup des David Chen de ce monde, mais plutôt la sécurité privée. C'est tout simplement une conséquence nécessaire du projet de loi proposé.

[Français]

Le sénateur Dagenais : J'aimerais revenir au projet de loi. Vous comprenez, vous parlez français, monsieur Russomanno?

M. Russomanno : Je comprends, mais je ne le parle pas.

Le sénateur Dagenais : Je veux revenir au projet de loi qui parle d'arrestation par des citoyens. Je dois mentionner que j'ai été policier pendant 39 ans. Très rapidement, je vais vous raconter une anecdote.

J'avais des cultivateurs qui se faisaient voler constamment des chaudières pour récupérer l'eau d'érable. Le cultivateur s'est caché dans sa grange avec son fils. Ils ont décidé de surveiller et le soir, ils ont vu deux individus. Ils les ont arrêtés et ligotés. Ils nous ont appelés et lorsque je suis arrivé sur les lieux je les ai félicités. Premièrement, le temps d'enquête a été beaucoup plus court et lorsque nous sommes passés à la cour devant le juge, ils ont expliqué comment l'arrestation s'est faite et le juge les a félicités pour leur courage. Je présume que le projet de loi va encore mieux les aider. Je comprends qu'ils n'ont pas eu le temps de lire la mise en garde, ce n'était peut-être pas de leur ressort.

C'est évident dans les cas d'arrestation sur le fait. Je crois que ce projet de loi va aider les citoyens ordinaires qui vont faire des arrestations. On parle beaucoup d'agence de sécurité privée. J'aimerais revenir au citoyen ordinaire. J'aimerais vous entendre à ce sujet.

[Traduction]

M. Russomanno : Voulez-vous mon point de vue personnel? Il semble que le droit ait donné de bons résultats dans l'anecdote que vous avez mentionnée. Mon opinion serait la même que celle que j'ai donnée au sénateur Di Nino. Je comprends très bien les citoyens qui essaient de protéger leurs biens. Vous pouvez sans doute me présenter au moins une douzaine de situations dans lesquelles je ne pourrais pas dire que les actes posés sont déraisonnables. Non, je ne suis pas de l'opinion contraire. Je dirais que dans les cas où des simples citoyens ont été victimisés parce qu'ils essayaient de protéger leurs biens, je suis d'accord avec vous.

Je peux également vous présenter de nombreux scénarios concernant des agences de sécurité où vous auriez de la difficulté à ne pas être d'accord avec moi sur le fait que ces agences ne sont pas tenues de rendre des comptes de leurs actes. Je pense que cela fait partie de l'analyse coût-avantage.

Le président : Madame Hannem, n'hésitez pas à intervenir. Avez-vous des commentaires à faire sur ce sujet?

Mme Hannem : Comme cela a été mentionné, les dispositions actuelles et la common law, les précédents qui ont été établis, accordent une grande latitude aux citoyens qui souhaitent poser ce genre d'actes pour protéger leurs biens ou leur personne, et je ne pense pas que c'est en élargissant cette latitude sur le plan temporel qu'ils seront mieux protégés. Je crois qu'il faudra toujours passer devant les tribunaux parce que ce sont eux qui doivent déterminer ce qui est raisonnable, ce qui veut dire que ces affaires finiront quand même devant un juge et cela n'empêchera pas les gens comme David Chen de se retrouver devant un juge qui devra prendre cette décision.

Le sénateur Unger : Ma question porte sur la proportionnalité. Dans une bagarre entre deux personnes, est-il vraiment réaliste de s'attendre à ce que les gens pensent à réagir de façon proportionnelle?

M. Spratt : Cela dépend des circonstances qui entourent cette bagarre. Selon le droit, tel qu'il est formulé actuellement, si vous risquez de subir des lésions corporelles graves ou la mort, si vous avez des motifs raisonnables de le croire, la proportionnalité n'est alors pas un élément à prendre en considération comme nous le dit le bon sens — Il y a le feu de l'action et les enjeux de la confrontation. Aux termes du paragraphe 34(1), la proportionnalité est, à juste titre, un élément à considérer. Si quelqu'un vous bouscule ou vous frappe, cela ne vous donne pas carte blanche pour lui faire ce que vous voulez.

Le problème que pose l'inclusion de la proportionnalité dans cette liste est que, dans certains cas cela risque d'en diminuer l'importance et dans d'autres, de lui accorder une importance trop grande ce qui, dans les deux cas, risque de donner des résultats non souhaités.

Ce projet de loi simplifie ce qui est un article complexe du Code, mais cette simplification entraîne certains désavantages; je vous invite à lire l'étude de M. Roach à ce sujet, parce que cette simplification s'accompagne d'une incertitude et de zones grises qui risquent de causer des problèmes à l'avenir.

Le sénateur Unger : J'écoute tous les témoins et il me semble qu'il y a beaucoup de zones grises. Nous avons entendu hier un témoin dire que le délai raisonnable dépendait de la situation. Il est impossible en réalité de donner une réponse claire à toutes ces questions, et encore une fois, lorsqu'il s'agit d'une arrestation par un agent de sécurité, étant donné que les juges font tout ce qu'ils peuvent pour protéger les simples citoyens, ne pensez-vous pas qu'ils prendraient en considération le fait qu'il s'agit d'un simple citoyen ou d'un agent de sécurité?

M. Spratt : La common law sur ce point va certainement évoluer.

Le problème que cela pose, étant donné que les agents de sécurité vont se servir de ces dispositions, les composantes temporelles, et peuvent élargir le rôle, le danger réside dans le fait que la notion de délai raisonnable va être également étendue pour englober le genre de travail que font les policiers pour essayer d'identifier quelqu'un. Cela peut poser certains problèmes, en particulier le rapport entre ce volet et le volet légitime défense, parce qu'il peut survenir une situation où quelqu'un qui n'est pas en uniforme, qui n'est pas identifié comme un policier, procède à ce qui peut être une arrestation illégale et cela peut mettre en jeu la légitime défense de la personne qui est arrêtée. L'alinéa 34(2)h) soulève certaines questions, notamment celle de savoir si la menace est légitime et c'est un aspect qui peut être complexe.

De notre point de vue, il faudrait que le projet de loi encadre ces situations, qu'il offre la plus grande certitude possible, ce qui est la raison pour laquelle nous voulons que les notions de proportionnalité, de nécessité, de raisonnabilité subjective soient expressément prévues par la loi plutôt que déduites, de façon imprévisible peut-être, de la liste de facteurs qui est fournie, bien entendu en faisant une exception en matière de proportionnalité pour les affaires de lésion corporelle graves dont j'ai parlées.

Le président : Pour ce qui est des préoccupations concernant les agents de sécurité, que vous avez soulevées tous les trois je crois — et le sénateur White y a fait référence — ne serait-il pas possible de confier la question des lignes directrices, des mécanismes de contrôle, ou autres mesures aux gouvernements provinciaux? Nous avons parlé du fait que l'Ontario avait adopté une loi, comme exemple, qui établit un nombre de formations minimales. Elle touche un certain nombre d'aspects. Les lois provinciales ne pourraient-elles pas régler ce genre de problèmes, qui vous inquiètent tous les trois? Ne devrait-on pas confier tout cela aux lois provinciales?

M. Spratt : Je pense que c'est ce qu'il faudrait faire. Ce projet de loi a toutefois pour effet d'ouvrir une boîte de pandore et nous espérons que les provinces vont suivre de près la situation pour la refermer. Je pense que c'est la meilleure instance à qui confier cette tâche, pour que nous ayons quelque certitude.

Je voudrais préciser une chose, lorsque nous parlons de sécurité privée, nous ne parlons pas uniquement des agents de prévention des pertes, nous parlons également des agents communautaires et des gardiens des logements communautaires. Cela soulève des questions très concrètes, notamment la présence de différents groupes raciaux, de différents facteurs de discrimination, la façon dont ces groupes sont traités et leurs rapports avec le système de justice. Il ne s'agit pas simplement de sécurité privée, mais de gens qui interagissent avec des groupes très vulnérables et il conviendrait de clairement de leur imposer l'obligation de rendre des comptes. Nous voyons cela à Ottawa. Nous constatons que ce genre d'interactions se répand.

Le président : Je vous remercie. Malheureusement, nous n'avons plus de temps et nous devons aller de l'avant. Nous avons trois témoins qui attendent de témoigner. Nous vous remercions tous les trois d'être venus aujourd'hui. Nous l'apprécions beaucoup.

Les deux témoins qui vont comparaître maintenant sont M. Hamish Stewart, un professeur de droit de l'Université de Toronto; et Emma Cunliffe, professeure de droit de l'Université de la Colombie-Britannique. Mme Cunliffe va comparaître par vidéoconférence.

Bienvenue aux témoins. Nous sommes heureux de vous entendre aujourd'hui.

M. Stewart, pouvons-nous commencer par vous? Vous avez la parole.

Hamish Stewart, professeur de droit, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Je remercie le comité de m'avoir invité à vous parler du projet de loi C-26. Une partie de ce que je vais vous dire va recouper ce que les témoins de la première heure vous ont dit et peut-être que cela recoupera également les documents qui vous ont été remis par divers intéressés.

Le projet de loi C-26 est la première modification importante des dispositions relatives à la légitime défense et à la défense des biens du Code criminel depuis l'entrée en vigueur de notre premier Code criminel en 1892; c'est donc un moment tout à fait spécial dans l'histoire du droit pénal canadien. Mes remarques ont principalement porté sur les dispositions relatives à la légitime défense, le projet d'article 34, et je n'aurais que quelques brèves remarques à faire au sujet des autres aspects du projet de loi. Je serai toutefois heureux de répondre à des questions sur d'autres aspects du projet de loi, si cela intéresse quelqu'un.

Dans les remarques qu'il a présentées au comité il y a quelques semaines, le ministre de la Justice a déclaré que le volet légitime défense du projet de loi visait à apporter clarté et simplicité à certaines règles de droit, sans sacrifier pour autant les principes juridiques existants, ou quelque chose de ce genre. Il affirmait, si j'ai bien compris, que le projet de loi tentait de simplifier et de préciser les règles sans changer les principes sous-jacents qui régissent la légitime défense. Je dois avouer que je partage ce point de vue. Cela me paraît être la bonne façon d'aborder cette question. Simplifier les règles dans ce domaine sans changer les principes actuels est exactement ce qu'il faut faire.

Comme des juges, des universitaires et des avocats l'ont affirmé au cours des années, les règles actuelles en matière de légitime défense sont excessivement complexes, imprécises et difficiles à expliquer aux jurés. Les articles actuels du Code se chevauchent et il est difficile de les distinguer. Tout comme les autres témoins, je suis en faveur de l'idée de simplifier les règles de la légitime défense et en particulier, de regrouper dans un seul article toutes les dispositions touchant la légitime défense.

Je me demande toutefois si ce projet de loi, tel que rédigé, permet vraiment d'atteindre cet objectif. Il regroupe effectivement toutes ces règles. Il les simplifie sous de nombreux aspects. Va-t-il avoir également pour effet de conserver les principes de la légitime défense que nous avons depuis des années? Cela est moins sûr et c'est ce qui me préoccupe. C'est dans ce contexte que je vais vous présenter les remarques que je souhaite faire au sujet du projet de loi.

Comme j'ai essayé de l'expliquer dans le mémoire que j'ai remis au comité, j'estime que les trois éléments essentiels de la légitime défense sont les suivants : la personne qui se défend doit faire face à une menace illégitime d'emploi de la force; la réponse de celui qui se défend contre la force est nécessaire pour éviter l'application de la force; la lésion ou le préjudice infligé par celui qui se défend est relativement proportionnel aux blessures ou lésions qu'il risque de subir. Comme un certain nombre d'autres témoins l'ont fait remarquer, il devrait également suffire que la personne qui se défend croie pour des motifs raisonnables que chacune de ces trois conditions est remplie.

Par conséquent, l'existence de ces conditions et une croyance raisonnable dans leur existence est au cœur de la légitime défense. Comme je l'ai fait brièvement remarquer dans mon mémoire, ce sont les règles de la légitime défense que l'on retrouve également dans d'autres pays, pas seulement au Canada.

Le projet de loi C-26 énonce clairement le premier de ces trois éléments. Il ressort très clairement du projet de loi que la personne qui se défend doit avoir des motifs raisonnables de croire qu'elle fait face à une menace illégitime d'employer la force. Il dissimule toutefois les deuxième et troisième éléments, à savoir la nécessité et la proportionnalité, dans la liste de facteurs qui doivent être pris en compte et qui en contient de nombreux autres, c'est là l'effet du projet de paragraphe 34(2).

L'alinéa 34(1)c) proposé énonce que la personne doit agir de façon raisonnable dans les circonstances, mais que cela veut-il dire? Il faut se reporter au paragraphe 34(2) où l'on trouve une liste de facteurs. La proportionnalité et la nécessité figurent effectivement dans cette liste de facteurs, mais elles sont accompagnées de nombreux autres éléments. Ma préoccupation ne vient pas d'un facteur particulier; c'est la façon dont ils sont structurés par rapport à ce qui me paraît être les aspects essentiels de la légitime défense, à savoir, menace illégitime, nécessité de la réaction et proportionnalité de la réaction.

Dans l'exposé qu'il a présenté ce matin, M. Spratt a donné un exemple très utile de l'aspect qui m'inquiète. Il a fait remarquer qu'aux termes du paragraphe 34(1) du Code criminel, lorsqu'il s'agit d'une confrontation légère, lorsqu'il n'y a pas vraiment de menaces de mort ou de lésions corporelles graves, il est très clairement indiqué dans le Code criminel actuel que la réaction doit être proportionnelle. Si quelqu'un vous bouscule, notre Code criminel ne vous permet pas de le tuer; il faut réagir de façon proportionnelle au niveau de force utilisée contre vous.

M. Spratt a fait remarquer qu'avec le projet de loi, on peut penser que la proportionnalité n'est plus exigée dans ce type de situation parce qu'elle constitue désormais un facteur à prendre en considération parmi tous les autres qui sont mentionnés dans cet article, y compris le rôle de la personne dans l'incident, la taille des parties, et des choses de ce genre.

La principale préoccupation est, en fait, que les facteurs énumérés à l'alinéa 34(2)c) en matière de légitime défense — comme l'historique des rapports entre les parties, la taille des parties, la présence ou l'absence d'armes — sont des aspects effectivement pertinentes aux questions de légitime défense, mais ils ne sont pertinents à la légitime défense que par l'effet qu'ils peuvent avoir sur la proportionnalité et la nécessité. Si vous faites face à une menace sous la forme d'une arme, alors naturellement votre réaction peut être plus forte parce que la menace à laquelle vous faites face est plus grave.

C'est un aspect de l'analyse de la nécessité ou de l'analyse de la proportionnalité, qui dépend des faits. Cet aspect n'a toutefois pas pour moi le même statut que les conditions suivantes : menace illégitime, nécessité et proportionnalité.

De la même façon, l'alinéa 34(2)h) précise qu'il y a lieu de prendre en compte la question de savoir si l'acte commis est une réaction à un emploi ou à une menace d'emploi de la force que celui qui se défend savait légitime. Je ne sais pas très bien comment cette disposition va se combiner avec le paragraphe 34(3), qui élimine clairement la possibilité d'invoquer la légitime défense lorsque c'est un policier qui vous arrête ou quelque chose du genre. Cela est clairement interdit par cette disposition. Il n'est toutefois pas clair comment cette disposition va se combiner avec l'alinéa 34(2)h).

À mon avis, la personne qui sait qu'elle fait face à un emploi légitime de la force, doit se soumettre. Il est essentiel dans une société organisée et régie par le droit que certaines personnes aient, dans certaines circonstances, la possibilité d'utiliser la force contre un citoyen; et si le citoyen sait que c'est le cas, il doit se soumettre; ce n'est pas simplement un facteur à prendre en compte avec d'autres.

Ma préoccupation est donc plutôt de nature structurelle, mais ce n'est pas une simple question d'esthétique, si je peux m'exprimer ainsi. Je m'interroge également sur la façon dont cela va influencer les affaires réelles au moment où le juge donne des directives au jury : voici une série de facteurs à prendre en compte. Que vont faire les jurés avec ces facteurs s'ils n'ont pas la structure que la notion classique de légitime défense nous fournit, à savoir, menace illégitime, nécessité et proportionnalité de la réaction? Je serais moins inquiet avec le projet d'article 34 s'il faisait ressortir les éléments essentiels de la légitime défense et précisait clairement que les autres facteurs se rapportent à ces éléments et, par conséquent, à la légitime défense, mais qu'ils ne sont pas tous, tout simplement, sur le même plan.

Je vais essayer de respecter le temps de parole qui m'a été accordé et je vais m'arrêter ici sur le projet de l'article 34.

Pour ce qui est des dispositions relatives à la défense des biens, je dirais une seule chose, c'est que je suis d'accord avec tous les témoins qui ont fait remarquer que la proportionnalité n'est pas expressément mentionnée dans les dispositions relatives à la défense des biens. Je pense qu'elle devrait l'être, pour la même raison qu'elle devrait également être mentionnée dans la disposition relative à la légitime défense. Chacun a le droit de défendre ses biens, mais il doit y avoir un certain rapport entre la nature de la menace au bien et la nature de la réaction.

Nos tribunaux ont toujours déclaré depuis des années, que ce soit les tribunaux anglais ou canadiens, qu'il est disproportionné, par exemple, de tirer un coup de feu sur un intrus. La raison en est qu'une simple intrusion ne constitue pas une menace grave à votre bien et que tirer avec une arme sur un intrus est une réaction disproportionnée. Il serait souhaitable que le projet d'article 35 indique clairement que la proportionnalité est un élément à prendre également en considération dans la défense des biens.

Enfin, pour ce qui est de l'arrestation par un particulier, je n'ai pas préparé de commentaires sur la partie du projet de loi qui en traite, mais si quelqu'un souhaite me demander quelles sont mes opinions à ce sujet, je serai heureux de les fournir.

Le président : Merci monsieur.

Madame Cunliffe, voulez-vous faire une déclaration préliminaire? Si c'est le cas, allez-y.

Emma Cunliffe, professeure de droit, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Oui, en effet.

Je remercie les honorables membres de ce comité de m'avoir invitée à vous parler aujourd'hui du projet de loi C-26. Je m'en tiendrai dans mon exposé aux modifications des dispositions traitant de la légitime défense, qui vont faire l'objet du nouvel article 34. Plus particulièrement, j'insisterai sur la nécessité de faire en sorte que la protection qu'accorde actuellement la jurisprudence aux femmes qui blessent ou tuent un partenaire abusif soit conservée dans les nouvelles dispositions. Toutefois, avant d'examiner en détail la question de la légitime défense, il est peut-être bon que je vous explique quels sont à mon avis les principes fondamentaux qui sont en jeu dans ce projet de loi.

Chacune des dispositions de ce projet de loi autorise un citoyen, agissant à titre privé, de recourir à la force contre un autre, même s'il doit courir des risques ou causer un préjudice. De ce point de vue, c'est un comportement exceptionnel et qui doit le rester étant donné qu'il s'oppose aux dispositions courantes qui interdisent le recours à la force par un simple citoyen.

Trois principes, à mon avis, doivent encadrer ce type de comportement exceptionnel. Tout d'abord, on ne doit employer la force qu'en dernier recours pour que la personne accusée puisse alléguer qu'elle n'avait pas d'autre moyen raisonnable d'agir. Il conviendra de tenir compte de l'expérience de la personne accusée pour déterminer ce qui constitue une solution de rechange raisonnable dans les circonstances.

Le deuxième principe, et je vais ici dans le même sens que le professeur Stewart, c'est que le recours à la force doit être raisonnablement proportionnel à la menace ressentie par l'accusé. Il conviendra de tenir compte de la perception de la personne accusée et de sa capacité à déterminer ce qui constitue un comportement raisonnablement adapté aux circonstances.

Le dernier critère que j'établirais, c'est qu'il faut que la loi continue à protéger ceux qui sont le plus souvent victimes de violence, et plus particulièrement qu'elle soit appliquée en continuant à respecter les droits à l'égalité garantis par l'article 15 de la Charte ainsi que les autres droits prévus par celle-ci.

En ce qui concerne la légitime défense, le projet de loi C-26, comme l'ont mentionné le professeur Stewart et d'autres intervenants, présente un certain nombre d'éléments très positifs. Je reconnais qu'il est nécessaire de revoir les dispositions actuelles de la loi et de mettre en place un cadre simplifié pour aider éventuellement les jurés, les juges, la police et les avocats à administrer le droit.

Il m'apparaît que le projet de loi C-26 vise à simplifier le droit actuel s'appliquant à la légitime défense et à codifier les principes juridiques existants sans modifier le droit. C'est dans cette optique que je vous présente ce matin mes commentaires.

Ma première recommandation concernant la formulation du projet d'article 34 porte sur l'emploi de l'expression « force... ou menace de l'employer » à l'alinéa 34(1)a) et sur la terminologie correspondante qui figure dans d'autres articles. Je répète à l'intention des membres du comité qui prennent connaissance de ce projet de loi que l'alinéa 34(1)a) traite d'un recours à la force ou d'une menace de recourir à la force à l'encontre d'une personne.

La formulation actuelle des articles 34 à 37 se réfère à une personne illégalement attaquée. Une jurisprudence étendue existe à la Cour suprême du Canada en ce qui a trait au sens à donner à cette expression. Cette jurisprudence confirme qu'il suffit que l'on soit raisonnablement convaincu d'être sur le point d'être attaqué ou qu'on se trompe de bonne foi en croyant être attaqué pour qu'on puisse alléguer la légitime défense.

L'expression « illégalement attaquée », telle qu'elle est employée dans les dispositions actuelles, a bien joué son rôle, et je ne vois pas de bonnes raisons de l'écarter au profit de « force... ou menace de l'employer ». J'ai peur qu'en modifiant cette formulation on invite la Cour à statuer que le législateur a voulu modifier la jurisprudence actuelle, ce qui, à mon avis, est contraire à l'intention de ce projet de loi.

Ma deuxième recommandation a trait au projet d'alinéa 34(2)e), qui part du principe que pour déterminer si l'agissement est raisonnable, le tribunal doit tenir compte de la taille, de l'âge, du sexe et des capacités physiques des personnes en cause. Il me semble que cette disposition vise à tenir compte des principes posés, entre autres, dans les arrêts Lavallee, Pétel et Malott, aux termes desquels la définition du caractère raisonnable doit être adaptée aux circonstances caractérisant l'expérience des femmes subissant une relation abusive.

Lorsqu'elle a remis son rapport définitif sur la légitime défense, la juge Lynn Ratushny a recommandé que l'on fasse appel à un plus large éventail de circonstances pour tenir compte du caractère raisonnable de la légitime défense. En plus des principes qui figurent dans le projet de paragraphe 34(2), voici quelles étaient les circonstances retenues par la juge Ratushny, je cite son rapport, « les antécédents du défendeur, notamment tout type d'agression subie par le passé, et les moyens dont disposait le défendeur pour réagir à l'attaque, notamment en ce qui concerne ses capacités mentales et physiques. »

Cette liste vise précisément les relations abusives, et à mon humble avis il est important que vous envisagiez de mentionner expressément ces différentes questions pour pouvoir écarter les mythes et les stéréotypes relevés par la Cour suprême dans les arrêts Lavallee et Malott.

Par ailleurs, les travaux effectués par différents universitaires, notamment la professeure Elizabeth Sheehy, de l'Université d'Ottawa, nous montrent que même après les arrêts Lavallee et Malott, les femmes autochtones qui tuent leurs partenaires dans le cadre de relations abusives continuent à éprouver des difficultés à faire appel à la légitime défense. Ceci signifie que les femmes autochones courent beaucoup plus le risque d'être condamnées pour homicide et de servir une peine d'emprisonnement pour avoir tué leur partenaire dans des cas de légitime défense, souvent à la suite d'horribles abus.

Je recommande qu'un paragraphe de l'article 34 une fois révisé fasse appel à la nécessité de garantir à tous la même protection et le même bénéfice de la loi en adaptant le caractère raisonnable de manière à tenir compte de toutes les circonstances s'appliquant à la situation des personnes en cause. Cette disposition mettrait au premier plan la garantie à l'égalité dans l'esprit des jurés appelés à apprécier la légitime défense.

Je remercie les membres du comité de m'avoir écoutée ce matin et je suis prête à répondre à toutes les questions qu'ils voudront bien me poser sur la légitime défense. Je me suis aussi préparée à répondre aux questions sur la défense de la propriété et les arrestations effectuées par de simples citoyens si les membres du comité veulent m'en poser.

Le président : Merci, professeure. C'est le vice-président de notre comité, le sénateur Fraser, qui va poser les premières questions.

Le sénateur Fraser : Je remercie en fait nos deux témoins pour leurs excellents exposés, particulièrement instructifs.

Professeure Cunliffe, sur la question des agressions commises par un conjoint, notamment concernant les femmes, je pensais que l'alinéa (2)f) recensait une partie des éléments, sinon la totalité, qui vous préoccupent plus particulièrement :

[...] la nature, la durée et l'historique des rapports entre les parties en cause, notamment tout emploi ou toute menace d'emploi de la force avant l'incident, ainsi que la nature de cette force ou de cette menace;

Pour quelles raisons, à votre avis, ces dispositions ne suffisent pas à calmer vos inquiétudes?

Mme Cunliffe : Je vous remercie de cette question, sénateur Fraser. Je considère que c'est une disposition utile, mais elle ne va pas assez loin parce qu'il lui manque en fait deux choses. La première, c'est qu'elle ne se réfère pas précisément aux antécédents en matière d'agression dont peut avoir souffert en tant que victime la personne accusée de s'être défendue contre son agresseur, ce qui fait qu'il y a clairement dans ce cas une analyse à sens unique qu'a relevée la Cour dans une série d'arrêts. Ce langage neutre ne reflète pas jusqu'à quel point il existe une relation asymétrique dans la situation des personnes battues.

Le deuxième sujet de préoccupation en ce qui concerne l'alinéa f), c'est que l'on n'y parle pas des agressions que des tiers ont commises éventuellement par le passé vis-à-vis du défendeur. L'une des composantes des cas de légitime défense relevées par la recherche universitaire, c'est que bien souvent une femme battue au point d'en venir à se défendre en tuant son partenaire a déjà fait l'objet d'agressions non seulement dans l'affaire en cause mais aussi lors de ses relations précédentes avec d'autres hommes.

Il faut bien voir que l'un des corollaires, c'est que ces femmes qui vont finir par tuer leur partenaire présentent bien peu de risques de commettre d'autres crimes. Il semble par conséquent que ce soit à ce moment-là qu'elles échappent à cette horrible dynamique. Toutefois, il me paraît important de bien faire voir au juge chargé de l'appréciation des faits que l'accusée qui se tient devant eux n'a peut-être pas seulement été agressée dans le cadre de la relation en cause. Il se peut qu'elle ait déjà été agressée, étant enfant, par exemple, et je ne pense pas que l'alinéa f) en tienne compte.

Le sénateur Fraser : J'ai une deuxième question à vous poser. Je crois vous avoir entendu dire qu'il nous faudrait faire figurer ici, éventuellement dans cette liste non exhaustive, une réaffirmation en quelque sorte des droits reconnus par la Charte.

Mme Cunliffe : Oui.

Le sénateur Fraser : Je me souviens d'avoir proposé il y a des années que l'on insère cette même disposition dans un projet de loi qui nous était présenté et certaines personnes parmi les plus éminentes autour de cette table se sont récriées qu'à partir du moment où l'on mentionnait dans la loi que la Charte s'appliquait dans certains cas, cela voulait dire implicitement qu'elle ne s'appliquait pas dans d'autres. La Charte s'applique toujours et partout. N'appartient-il pas au juge de le rappeler au jury? N'est-ce pas? Qu'en pensez-vous?

Mme Cunliffe : Je suis tout à fait d'accord pour dire qu'elle doit toujours s'appliquer et que c'était notre intention en adoptant la Charte. Toutefois, nous savons par expérience que l'égalité, en particulier, a tendance à être à la fois un droit et un principe que l'on oublie trop parfois. Ainsi, l'étude de la professeure Sheehy sur la situation particulière des femmes appelées à se défendre nous montre que même si l'on a inséré toute une série de droits positifs, cela ne nous dit rien de la dynamique qui fait qu'une femme tue son partenaire dans un cas précis. C'est pour cela que même si je suis d'accord avec vous pour dire que ça ne devrait pas être nécessaire, j'ai bien peur qu'à l'heure actuelle ça le soit.

Le sénateur Fraser : Je vous remercie tous deux. Je pourrais poursuivre longtemps en votre compagnie, mais le président ne m'en laissera pas la possibilité.

Le sénateur Di Nino : Je vais poursuivre dans la même veine que le sénateur Fraser en disant pour commencer que dans l'autre chambre, le Comité de la justice et des droits de la personne a évoqué précisément les questions que vous venez de soulever et a apporté des modifications à la liste des différents facteurs pris en compte.

Après avoir entendu différents groupes d'intervenants, les députés ont modifié les premiers termes de la disposition pour rendre obligatoire et non plus facultatif l'examen des différentes circonstances devant être prises en compte, ajoutant les capacités physiques à l'article qui traite de la taille, de l'âge, du sexe, et cetera. On a fait figurer par ailleurs les relations qu'ont pu avoir par le passé les parties en cause. Il me semble que le Comité de la justice et des droits de la personne s'est efforcé de répondre à vos préoccupations dans ce projet de loi, et ses amendements ont été retenus et adoptés.

Est-ce que cela ne répond pas, selon vous, à vos préoccupations?

Mme Cunliffe : Si, sénateur Di Nino. Je dois reconnaître que ces modifications sont utiles et qu'elles nous aident beaucoup. À mon avis, toutefois, elles ne vont pas assez loin pour un certain nombre de raisons. La première, comme je l'ai expliqué au sénateur Fraser, c'est que lorsqu'on attire l'attention du tribunal sur une dynamique propre à une relation en particulier, on le fait d'une manière sexuellement neutre, qui ne tient pas compte de la nature de nombre de ces affaires, pour ne pas dire toutes, qui fait que par le passé le partenaire masculin a souvent gravement maltraité sa conjointe, et que celle-ci n'a pas eu d'autre choix finalement que de le blesser ou de le tuer. Je considère donc, sur un premier point, que cette disposition ne devrait pas être totalement neutre selon le sexe des personnes, si c'est là notre préoccupation.

En second lieu, c'est qu'on ne tient pas compte des antécédents en matière d'agression de la personne accusée en dehors de la relation en cause et, en troisième lieu, on ne fait pas état des capacités mentales ou des moyens à la disposition de la personne accusée. Lorsque, par exemple, une femme est de plus petite taille et n'est pas aussi forte physiquement, cela me paraît important pour juger des moyens à sa disposition pour se défendre.

J'en reviens à l'observation faite par le professeur Stewart, selon laquelle il peut être nécessaire dans certaines circonstances de se défendre avec une arme lorsque l'agresseur s'est lui-même servi d'une arme, mais qu'on ne peut pas se défendre avec une arme lorsque l'agresseur n'en a pas lui-même. Cette dynamique peut être très différente lors d'une agression domestique et je pense qu'il convient d'en tenir compte comme on en tient compte dans la jurisprudence actuelle.

Le sénateur Di Nino : Je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que la liste des facteurs n'est pas exhaustive et qu'elle ne doit pas l'être. Il m'apparaît qu'on doit laisser ce pouvoir d'appréciation aux juges chargés de trancher dans ce genre d'affaire, et vous nous dites qu'à votre avis on ne va pas assez loin.

Mme Cunliffe : Je considère en fait qu'il ressort clairement de la formulation du paragraphe 34(2) que le juge a le pouvoir discrétionnaire de prendre en compte d'autres facteurs. Ma préoccupation, toutefois, porte sur la nécessité de structurer le raisonnement et d'attirer l'attention du juge et du jury sur le respect automatique du principe de l'égalité dans ce genre d'affaire, sans laisser cette question à l'appréciation du juge.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos deux témoins. Est-ce que madame a la traduction, monsieur le président? Ma question s'adresse à M. Stewart.

Presque tous les représentants des avocats que nous avons entendus nous suggèrent d'améliorer ou de mieux définir ce qu'on appelle la force proportionnelle lorsqu'on fait une arrestation. Ce n'est pas évident. Pourriez-vous nous donner une définition claire pour les citoyens de ce qu'est l'emploi de la force proportionnelle?

[Traduction]

M. Stewart : J'aimerais pouvoir vous donner une définition claire de la force proportionnelle quel qu'en soit le cadre. J'espère que cela ne diminuera pas trop à vos yeux la validité de mes observations antérieures. Le principe de la proportionnalité est au cœur de nombreuses constructions juridiques. Il est fondamental pour la légitime défense. Nous savons qu'il est essentiel pour se réclamer des dispositions de l'article 1 de la Charte et il existe d'autres cadres dans lesquels on ne se rend pas compte qu'intervient un raisonnement lié à la proportionnalité, mais c'est tout de même le cas lorsqu'il s'agit de savoir si j'use raisonnablement de ma propriété compte tenu du fait que vous devez pouvoir profiter de la vôtre. Je considère que ce principe intervient partout dans le droit et il n'est pas facile de le définir clairement dans chacun de ces contextes.

Dans le cadre d'une arrestation, lorsqu'un agent de police procède à une interpellation, nous estimons couramment que de manière générale il peut employer toute la force nécessaire pour procéder à l'arrestation. Voilà ce qui explique, à mon avis, les préoccupations exprimées ce matin par les deux avocats, qui se demandent s'il est bon d'accorder les mêmes pouvoirs aux simples citoyens, étant donné qu'ils n'ont pas une formation suffisante en matière de recours à la force et le fait qu'il y a toujours cette question lancinante de savoir s'ils doivent répondre de l'application de la Charte comme le font les agents de police, chose que nous ne savons pas.

Il n'est peut-être pas tout à fait exact de dire que l'agent de police peut recourir à toute la force nécessaire pour procéder à une arrestation et étant donné qu'il peut y avoir certaines limites pour ne pas apporter un trop grave préjudice à la personne en état d'arrestation, mais je ne pense pas pouvoir vous donner une définition précise. Il m'apparaît que les dispositions s'appliquant à la légitime défense dans le Code actuel font appel à la proportionnalité, mais de manière assez grossière. Comme on l'a fait remarquer plus tôt ce matin, le paragraphe 34(1) fait appel au principe de proportionnalité, mais sans dire exactement en quoi il consiste. On a beaucoup glosé sur ce principe dans la jurisprudence.

Le paragraphe 34(2), dans sa formulation actuelle, ne mentionne pas expressément le principe de la proportionnalité, mais compte tenu du fait qu'il s'applique précisément aux situations dans lesquelles la personne accusée est la cause d'une blessure grave ou de la mort d'autrui, la notion de proportionnalité a tendance à intervenir dans l'analyse étant donné que la question devient alors : « Étiez-vous vraiment obligé d'aller si loin pour vous défendre? Fallait-il vraiment infliger un tel préjudice pour défendre votre vie? ». Le principe de la proportionnalité intervient alors par la bande.

Il me semble qu'il va en être de même en vertu de cette loi. J'aimerais simplement que les choses soient davantage précisées. J'ai le sentiment de ne pas répondre vraiment à votre question, mais je ne suis pas sûr de pouvoir le faire.

Le sénateur Fraser : Je vais vous poser une question qui s'explique par ma grande ignorance. Quelle est la différence entre le caractère raisonnable et la proportionnalité?

M. Stewart : À mon avis, la proportionnalité est un élément du caractère raisonnable lorsqu'on fait appel à la légitime défense. Le projet d'article dispose qu'il n'y a pas d'infraction si l'on agit de manière raisonnable dans les circonstances, et je n'y vois aucun inconvénient. Je suis bien d'accord. Il m'apparaît qu'en matière de légitime défense, ce qui est raisonnable dans les circonstances dépend de ce qui est nécessaire et de ce qui est proportionnel à l'agression. C'est un principe qui me semble bien reconnu dans notre droit.

Pour reprendre l'exemple que je vous ai donné précédemment, la notion d'agression couvre en droit de nombreux comportements, depuis des attouchements non désirés de type mineur jusqu'aux attaques mettant la vie en danger. Si quelqu'un vous bouscule d'une manière qui vous déplaît, c'est une agression, mais la force que vous êtes en droit d'utiliser en vertu de nos lois est limitée par le fait qu'il n'y a là aucun risque sérieux pour votre intégrité physique. Vous êtes tenu de modérer votre réaction en fonction de cette menace.

Ce qui est raisonnable, lorsqu'une personne est bousculée d'une manière qui lui déplaît, c'est ce qu'il lui convient de faire pour repousser cette menace. S'il s'avère que vous avez réagi de manière extrêmement violente, c'est disproportionné et vous n'y êtes pas autorisé. Il m'apparaît que le principe de la légitime défense englobe les notions de nécessité et de proportionnalité pour que le tout soit raisonnable. Je considère qu'il en va de même en vertu de l'article 1 de la Charte étant donné que le critère de la proportionnalité fixé dans l'arrêt Oakes englobe les notions de nécessité et de caractère raisonnable.

Le sénateur Joyal : Ma question s'adresse à la professeure Cunliffe. On a vu récemment de nombreuses affaires dans lesquelles des femmes victimes de violence de la part de leur mari ou de leur conjoint ont invoqué la légitime défense pour expliquer qu'elles avaient perdu la tête en réagissant de cette façon. Considérez-vous qu'aux termes de l'article 34, et plus particulièrement des alinéas (2)f) et (2)f.1), les antécédents de la relation entre les deux parties en cause sont suffisants pour que le tribunal accepte que ces femmes invoquent la légitime défense pour justifier le meurtre de leur conjoint, surtout lorsque cette relation a été caractérisée par la violence par le passé?

Mme Cunliffe : Je vous remercie de cette question. Je considère qu'il y a une relation complexe entre la théorie psychologique du syndrome de la femme battue et les définitions actuelles et en projet de la légitime défense.

Selon mon interprétation, le syndrome de la femme battue s'efforce d'expliquer les circonstances qui font qu'une femme se retrouve dans l'incapacité de trouver d'autres solutions réalistes à ce que les tribunaux qualifient de légitime défense et à ce que nous comprenons comme étant le recours à la force contre leur conjoint.

La professeure Lenore Walker a notamment étudié aux États-Unis un certain nombre de cas de femmes battues et en a conclu que l'une des manifestations psychologiques de l'existence d'une relation caractérisée par une violence intime, plus particulièrement dans les circonstances où une femme s'est éventuellement adressée sans grand succès à ses amis, à sa famille et même à la police, c'est qu'elle a finalement le sentiment que personne ne va l'aider pour échapper à cette violence. À cela viennent s'ajouter aussi un certain nombre de facteurs systémiques, telle que l'impossibilité, pour de nombreuses femmes, notamment dans les campagnes, d'avoir accès à des refuges spécialisés et le fait qu'elles n'ont pas les moyens financiers de quitter leur domicile. Il existe un ensemble de facteurs complexes qui peuvent influer sur le jugement d'une femme, estimant qu'elle n'a pas d'autre solution que de se faire justice elle-même.

Il me semble que les tribunaux n'estiment pas dans ce cas que ces femmes ont perdu l'esprit ou sont devenues folles, mais plutôt qu'il faut définir très précisément ce qui est raisonnable compte tenu des circonstances.

Il m'apparaît que lorsqu'une femme a été maltraitée au point qu'elle est en proie à une véritable maladie mentale, étant donné qu'elle a perdu le sens des réalités, il serait alors préférable de faire jouer les dispositions actuelles de l'article 16 alléguant l'absence de responsabilité criminelle du fait d'un désordre mental. Il m'apparaît important de faire en sorte que la Cour, dans la jurisprudence qu'elle a élaborée, s'intéresse davantage à une définition très précise du caractère raisonnable qui tienne compte des réalités propres aux femmes plutôt que de s'en tenir à une forme de maladie mentale. Je ne pense pas que toutes ces caractéristiques soient prises en compte dans le projet de loi.

Le sénateur Joyal : Le syndrome qui peut apparaître, en présence de quelqu'un qui les a constamment agressées physiquement, verbalement et psychologiquement, peut amener une personne à prendre peur, au point de réagir en tuant son agresseur pour mettre fin à la situation. Considérez-vous que les dispositions de l'alinéa 34(2)f), en particulier, suffisent pour faire comprendre à un tribunal que cette personne ne peut être tenue pour responsable?

Mme Cunliffe : Je vous remercie de cette précision.

Je ne pense pas qu'à eux seuls les alinéas f) ou f.1) soient suffisants. Voilà pourquoi je préconise qu'on rajoute au strict minimum le critère des capacités physiques et mentales à la liste figurant à l'alinéa e) parce qu'il s'agit ici d'une forme de maladie mentale qui n'atteint pas le niveau exigé par l'article 16 mais qui n'en reste pas moins pertinente dans les circonstances.

Le sénateur Joyal : Vous estimez que la liste de l'article 34 est suffisamment exhaustive pour qu'une personne puisse se prévaloir de la légitime défense lorsqu'elle est accusée de meurtre?

Mme Cunliffe : Sous réserve que l'on apporte l'amendement suivant à l'alinéa 34(2)e) : « la taille, l'âge, le sexe et les capacités physiques et mentales des personnes en cause, » je pense que c'est possible. Il m'apparaît toutefois que les amendements complémentaires que je vous ai proposés concernant les agressions commises par le passé et la nécessité de compter sur l'entière protection de la loi garantiraient, du moins dans mon esprit, que cette intention ressort très clairement des dispositions de l'article 34. À l'heure actuelle, elle y est implicite, et il faut beaucoup creuser pour la trouver. Il faut que ce soit plus clair.

Le sénateur Joyal : Vous amenderiez ainsi l'alinéa e) : « la taille, l'âge, le sexe et les capacités physiques et mentales des personnes en cause. »

Mme Cunliffe : Oui, c'est ce que je ferais.

Le sénateur Joyal : Comme étant l'un des éléments permettant de tenir compte de la situation que je viens de vous décrire, qui est plus courante qu'on pourrait le penser, comme vous le savez?

Mme Cunliffe : Oui, effectivement.

Le sénateur Joyal : Professeur Stewart, vous avez commenté les dispositions de l'alinéa 34(2)h). C'est un moyen de défense qui peut être invoqué par une personne qui résiste à son arrestation. Pouvez-vous nous préciser ce que vous entendez par là?

M. Stewart : Je dois vous avouer que je comprends mal le projet de paragraphe 34(3), qui établit clairement qu'on ne peut pas résister à une arrestation à laquelle procède légitimement un agent de police. Quel est le lien entre cette disposition et celle de l'alinéa 34(2)h), qui établit que le fait que le défendeur savait que le recours à la force était légitime est un facteur à considérer? Quel est le rapport entre les deux choses? Puisque le paragraphe 34(3) établit clairement qu'on ne peut pas faire appel à la légitime défense lorsqu'on est légalement arrêté par une personne agissant comme il se doit ou autorisée en droit à faire appliquer la loi, sur quoi l'alinéa 34(2)h) peut-il encore porter? Je suis sûr que ce n'était pas l'intention du gouvernement lorsqu'il a déposé ce projet de loi, mais je me demande si cela ne s'appliquerait pas à un scénario tel que celui d'une arrestation effectuée par un simple citoyen comme on l'a évoqué plus tôt ce matin.

Deux témoins, ce matin, se sont préoccupés plus particulièrement de la formation, des compétences et de la responsabilité des gardiens de sécurité privés. Dans un autre cadre, que va-t-il se passer si je me trouve dans un magasin et qu'un gardien de sécurité me confond avec un autre homme chauve qui vient de voler une jolie cravate? Si ce gardien de sécurité veut m'arrêter et que je lui réponds « Qu'est-ce qui se passe? » en lui résistant, est-ce que les dispositions de l'alinéa 34(2)h) s'appliquent dans ce cas? Je n'en suis pas sûr. Il peut s'ensuivre un quiproquo d'un côté et de l'autre, les deux parties affirmant qu'elles ont « agi légalement », l'une en exerçant son pouvoir d'arrestation en tant que simple citoyen, et l'autre en cherchant à se défendre, ne sachant rien de la personne ayant entrepris subitement de l'arrêter. Je m'interroge sur la façon dont ça va fonctionner.

Au bout du compte, si la personne qui se défend sait que l'autre agit légalement, que le gardien de sécurité a le droit de l'arrêter, elle ne doit pas résister à son arrestation; elle doit s'y conformer. Je ne comprends pas pourquoi ce projet de loi nous dit qu'il ne s'agit là que d'un simple facteur à considérer.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Je comprends que l'enseignement du droit doit se faire dans un cadre assez aseptisé et en ayant un peu à distance les victimes d'actes criminels et les circonstances dans lesquelles les événements ont lieu sur le terrain.

En 2008, le Canada a connu 2 700 intrusions de domicile. Il n'y a seulement que 58 p. 100 des corps policiers qui dénoncent à Statistique Canada les crimes commis sur leur territoire. Nous pouvons donc penser que le nombre d'intrusions de domicile est supérieur à 2 700. Une proportion de 63 p. 100 des intrusions de domicile a été perpétrée par des étrangers et nous savons que, la plupart du temps, les intrusions sont perpétrées le soir et la nuit, au moment où les ressources policières sont moins importantes.

Il n'est pas réaliste de croire que les gouvernements provinciaux ou municipaux augmenteront les ressources policières proportionnellement à l'augmentation de ce type d'intrusions — on parle de 38 p. 100 de plus concernant les intrusions de domicile au cours des dernières années. Il faut donc s'assurer que les lois protègent les citoyens lorsqu'eux défendent leurs biens ou leur personne.

Ne serait-il pas aussi utopique de croire qu'on peut adopter un projet de loi où la notion d'utilisation de la force proportionnelle couvrirait ces 3 500 cas d'intrusion de domicile pour lesquels le citoyen décide de se défendre? Est-ce que ça ne vous paraît pas un peu utopique de retrouver dans une loi cette définition qui protégerait les citoyens?

[Traduction]

M. Stewart : Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris la question. Il me semble qu'elle porte sur le nombre d'intrusions dans un domicile au Canada en 2008 et vous me demandez si je considère que ce projet de loi est en mesure de bien protéger les citoyens.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Les lacunes dont nous ont parlé les spécialistes de cette loi réfèrent à une imprécision au niveau de la force proportionnelle.

J'observe le nombre de cas d'intrusion de domicile au Canada et ce crime connaît une augmentation de 38 p. 100. Les citoyens sont souvent laissés à eux-mêmes pour défendre leurs biens parce que les ressources policières sont absentes.

Je crois qu'il est utopique de penser qu'il y aura derrière chaque intrusion de domicile un policier qui surveillera chaque criminel commettant un délit d'intrusion de domicile. Ne serait-il donc pas aussi utopique d'adopter une loi qui viendrait préciser l'utilisation de la force nécessaire et proportionnelle pour tous ces cas que nous avons?

[Traduction]

M. Stewart : Je crois être d'accord avec vous, et je vais essayer de vous expliquer pourquoi et dans quelle mesure.

Je ne pense pas qu'il soit possible qu'une loi définisse à l'avance ce qui constitue une force proportionnelle, et je n'ai donc aucune objection à faire la loi de ce point de vue. Il est bon et tout à fait logique d'établir une liste de facteurs à considérer.

La nécessité ou l'adéquation du recours à la légitime défense, ou de la défense de sa propriété ou de son domicile, doivent être appréciées en fonction des faits en l'espèce et à la lumière de tous les facteurs à considérer. La common law régissant la légitime défense reconnaît depuis longtemps que le domicile est un lieu particulier dans cette situation. Lorsqu'on est en situation de légitime défense à l'extérieur du domicile, dans un bar, éventuellement, ou dans la rue, il peut être opportun de quitter les lieux, de se retirer. La common law reconnaît depuis longtemps que lorsqu'une personne se trouve à son domicile, il ne faut pas s'attendre à ce qu'elle fasse retraite si son intégrité physique est menacée. Je suis sûr que cette loi n'a pas l'intention de modifier ce genre de choses, et je ne sais pas si elle va le faire ou non. C'est justement la difficulté lorsqu'on dispose d'une liste de facteurs sans savoir comment ils vont opérer. On ne sait pas vraiment comment ils vont être interprétés. La loi ne va pas en soi protéger la population contre ce genre d'activités criminelles, mais elle devrait au moins définir, sur le plan des principes, quels sont les droits dont nous disposons lorsque nous devons faire face à des crimes de ce genre. Je crois que je suis d'accord avec vous; je n'en suis pas sûr.

[Français]

Le sénateur Chaput : Jusqu'à un certain point, cette loi protégera-t-elle la personne qui se défend contre celui ou celle qui ferait une intrusion de son domicile?

[Traduction]

M. Stewart : C'est ce que je crois. Je pense qu'en fonction des faits en l'espèce cela relèvera des dispositions des articles 34 ou 35. L'article 34 porte sur la défense des personnes, et l'article 35 sur celle des propriétés; tout dépendra de la situation.

Même lorsqu'on défend une propriété, je pense qu'il doit y avoir un critère de proportionnalité. Les affaires jugées en common law dont j'ai parlé précédemment, qui établissent qu'il n'est pas justifié de tirer sur un intrus qui se trouve simplement sur votre propriété, font la différence entre une propriété et le domicile. C'est un intrus, et vous avez certains droits de l'écarter de votre propriété. Il n'en reste pas moins qu'il est établi depuis longtemps en common law que la réaction qui consiste à tirer sur lui est disproportionnée. Si une personne s'introduit dans votre domicile, c'est bien évidemment une autre question. La force à laquelle vous êtes autorisé à recourir est bien plus grande, non seulement parce que votre domicile est une propriété bien plus essentielle qu'un terrain, mais aussi parce qu'une fois que l'intrus se trouve chez vous, vous avez bien plus l'impression qu'il va vous agresser. Les enjeux sont plus grands.

Il en est ainsi dans le droit actuel et ça restera vrai aux termes de la nouvelle loi.

Ce qui me préoccupe au sujet de cette loi, ce n'est pas tant la liste des facteurs mais la possibilité que l'on oublie les impératifs de la nécessité et de la proportionnalité en présence de tous ces autres facteurs. C'est ce qui m'inquiète.

Le sénateur Joyal : Professeur Stewart, vous n'avez pas évoqué, dans votre exposé, les effets de cette législation sur les gardiens de sécurité privés. N'avez-vous pas peur que ce projet de loi soit interprété de manière à conférer davantage de pouvoirs que n'en ont droit les gardiens de sécurité, compte tenu de leur manque de formation, de supervision, et cetera, dont nous ont parlé différents témoins?

M. Stewart : Laissez-moi vous dire que je partage cette préoccupation. Tout simplement, je n'y ai pas autant réfléchi que les autres témoins que vous avez entendus.

Je partage effectivement cette préoccupation.

Le sénateur Joyal : On nous a dit qu'ils s'étaient multipliés depuis ces dernières années. Ce projet de loi est censé préciser le droit. Compte tenu de ce phénomène, je me demande si à l'avenir on ne va pas être confronté à certaines situations que l'on n'avait pas prévues en adoptant ce projet de loi.

M. Stewart : Il me paraît indéniable que ce projet de loi étend les pouvoirs des gardiens de sécurité privés, qu'il s'agisse d'agents de prévention des pertes jouissant d'une excellente formation ou des amis du propriétaire du magasin ayant une moindre formation. Il est indéniable que ce projet de loi va étendre leurs pouvoirs en droit. Je n'ai tout simplement pas réfléchi aussi profondément aux conséquences que les témoins de ce matin.

Le sénateur Joyal : Vous avez entendu les commentaires au sujet de l'interprétation du délai raisonnable.

Quelle est votre interprétation d'après ce que vous savez de la jurisprudence? Comment pensez-vous que la Cour va interpréter cette notion floue?

M. Stewart : La seule chose que nous pouvons affirmer, c'est qu'elle ne va pas fixer ce délai en heures ou en jours. Ce n'est pas ainsi que ça fonctionne.

Étant donné que nous n'avons pas de loi comparable, il est difficile de se reporter à une situation du même type. Il y a un article du Code criminel qui autorise les preuves vidéo enregistrées. À l'heure actuelle, elles ne peuvent être employées que si elles ont été enregistrées dans un délai raisonnable après la description de l'événement par le témoin. Les tribunaux ont interprété cette notion de délai raisonnable de manière assez souple. Dans certains cas, ce ne sont pas seulement des jours, mais des mois après le vidéo enregistrement, et la Cour a déclaré que ce délai était raisonnable en l'espèce pour différents motifs, en raison de la vulnérabilité du témoin ou de la façon dont ces preuves ont vu le jour.

Quel que soit le motif, s'il y a une raison pour laquelle l'enregistrement vidéo a pris du temps, la Cour statue que le délai est raisonnable. Il m'apparaît peu probable que la Cour déclare, par exemple, qu'on ne pourra pas dépasser 24 heures. J'ai bien peur de ne pas pouvoir vous donner davantage de précisions concernant la façon dont cette disposition sera interprétée.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Monsieur Stewart, je ne sais pas si vous êtes au courant, mais au Québec il y a la loi 84 qui encadre les agences de sécurité privées. J'ignore si la même chose existe dans d'autres provinces et si non, je les invite à le faire. J'avais participé à une commission parlementaire à laquelle on disait que les agences de sécurité privées étaient vraiment encadrées et avaient un code de déontologie à respecter.

On a entendu beaucoup de commentaires concernant les agences de sécurité privées et, à mon avis, il est important que ces agences de sécurité privées soient encadrées. Je tenais à vous le mentionner, simplement à titre d'information.

[Traduction]

M. Stewart : Je ne connais pas la loi du Québec. Je sais qu'il y a une loi en Ontario, mais j'ignore comment elle opère et si elle donne de bons résultats.

Il y a ici une question qui relève du fédéralisme. Toutes les provinces auront peut-être un jour des codes réglementant les agences de sécurité privées, et ce serait une très bonne chose, à mon avis, mais cela n'aura aucune incidence sur l'application de cette disposition étant donné qu'il s'agit d'une loi fédérale qui ne dépend pas de l'existence d'une loi provinciale réglementant les agences de sécurité privées. Si un petit commerçant habite dans une province dont les agences de sécurité privées sont étroitement réglementées et nomme son frère pour se charger de la sécurité de son magasin, cette modification du Code criminel s'appliquera à son frère, même s'il n'a pas été agréé en tant que gardien de sécurité selon la loi provinciale.

Même si les provinces agissaient exactement comme on le souhaite dans ce domaine, cela ne modifiera pas l'application de cette disposition.

Le président : J'ai bien l'impression que notre temps est écoulé. Je remercie nos deux témoins. Vous nous avez bien aidés dans nos délibérations. Merci d'avoir pris le temps de venir témoigner aujourd'hui.

Avant de lever la séance, je vous signale qu'il y aura une séance mercredi de la semaine prochaine, M. Chen — nous avons beaucoup entendu parler de M. Chen — et son avocat vont comparaître, de même que Joseph et Marilyn Singleton de l'Alberta, qui se sont retrouvés dans une situation assez semblable à celle de M. Chen. La venue de l `Association canadienne des dépanneurs en alimentation sera confirmée dans les jours qui suivent.

Pour que vous sachiez à l'avance où va se tenir cette séance, étant donné que M. Chen parle mal anglais, nous nous réunirons probablement la semaine prochaine dans une autre salle de l'édifice du Centre, mais nous vous en informerons lorsque ce jour approchera.

(La séance est levée.)


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