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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 30 - Témoignages du 27 février 2013


OTTAWA, le mercredi 27 février 2013

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S- 207, Loi modifiant la Loi d'interprétation (maintien des droits autochtones ancestraux ou issus de traités), se réunit aujourd'hui, à 16 h 17, pour l'étude du projet de loi.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Chers collègues, mesdames et messieurs les invités, et membres du public assistant à cette séance du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, bonjour. Soyez les bienvenus. Nous nous réunissons aujourd'hui afin d'entamer notre examen du projet de loi S-207, Loi modifiant la Loi d'interprétation (maintien des droits autochtones ancestraux ou issus de traités). Ce projet de loi a été présenté au Sénat le 13 décembre 2011 par l'honorable sénateur Charlie Watt, d'Inkerman, au Québec.

Selon le sommaire, le projet de loi S-207 a pour objet de modifier la Loi d'interprétation en prévoyant qu'aucun texte ne peut avoir pour effet de porter atteinte aux droits autochtones ancestraux ou issus de traités reconnus et confirmés par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

C'est notre première séance consacrée à l'examen de ce projet de loi. Les séances du comité sont ouvertes au public et diffusées sur le Web. Vous trouverez sur le site Internet du Parlement, à la rubrique « Comités du Sénat », le calendrier des séances et des web-émissions ainsi que des renseignements concernant les archives.

J'allais présenter les membres du comité, mais nous ferons cela ultérieurement. De nouveaux membres se sont joints à nous, mais j'attendrai un moment plus propice pour faire les présentations.

Nous allons donner la parole à notre premier témoin. J'ai le plaisir d'accueillir l'honorable sénateur Watt qui va présenter au comité son projet de loi.

Monsieur le sénateur, vous avez la parole.

Hon. Charlie Watt, parrain du projet de loi : Merci, monsieur le président.

Honorables sénateurs, je vous remercie de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui d'évoquer devant vous le projet de loi S-207. Ceux et celles d'entre vous présents en 2006 et 2007 lors des discussions du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, se souviendront du contexte dans lequel ce projet de loi s'inscrit puisqu'il s'inspire des travaux du Comité sénatorial permanent consignés dans son rapport de 2007 Prendre au sérieux les droits confirmés à l'article 35 : Dispositions de non-dérogation visant les droits ancestraux et issus de traités.

Vous connaissez bien la question et je vais donc être concis. Je tiens cependant à donner, à l'intention du public, un bref aperçu des raisons qui m'ont porté à présenter ce projet de loi.

Comme vous le savez, honorables sénateurs, cela fait presque 30 ans que j'ai été nommé à la Chambre. Avant de devenir sénateur, j'ai conduit les négociations relatives à la Convention de la baie James et du Nord québécois, le premier traité moderne conclu au Canada. Cela remonte à 1975.

J'ai ensuite assuré la mise en œuvre de la convention par des moyens tant commerciaux qu'administratifs, tels que la création de la Société Makivik, émanation des droits ancestraux; le gouvernement régional de Kativik, organisme public; la Commission scolaire Kativik, autre organisme public; le Corps de police régional Kativik; et la Commission de la qualité de l'environnement Kativik, instrument de développement économique.

Ce traité moderne est le fondement de tous les traités ultérieurement conclus au Canada avant le rapatriement de la Constitution. Nous ne bénéficions, à l'époque, d'aucune garantie constitutionnelle formelle de nos droits. La Convention de la baie James et du Nord québécois est en outre à l'origine du premier amendement de la Constitution adopté après 1982, l'article 35.

Je rappelle pour mémoire que j'ai participé aussi au rapatriement de la Constitution et conduit, au nom des peuples autochtones, les négociations relatives à l'article 35. Au départ, nous n'avons fait qu'obtenir une législation unifiée et tenté de lier par là même les mains du législateur fédéral et des législatures provinciales car, à l'époque, nos droits n'étaient pas reconnus par la Constitution. Lors du rapatriement de la Constitution, nous avons fait en sorte que les droits prévus dans la Convention fassent l'objet de garanties constitutionnelles.

J'éprouve pour ce sujet un intérêt profond et continue à suivre de très près la situation. Au fil des ans, j'ai appris à jongler avec le mode de penser des parlementaires et celui des Autochtones. Ce n'est pas toujours facile.

La Cour suprême a, certes, précisé que depuis 1982 la Constitution l'emporte sur la législation, mais nous constations un certain déplacement de l'autorité du Parlement, les bureaucrates saisissant le contrôle dans des domaines qui ne leur appartiennent pas. Dans certains cas, ce sont les bureaucrates qui dictent au législateur ce que le Parlement devrait faire à l'égard de telle ou telle question. Or, ce rôle ne leur appartient pas.

Honorables sénateurs, le Parlement doit conserver la maîtrise de certaines questions essentielles. Une de ces questions est le besoin de faire comprendre aux bureaucrates la place qui, dans un État de droit, revient au Parlement. Le Parlement existe par la volonté du peuple, et il nous appartient de présenter l'honneur de la Couronne, et d'être les garants de la Constitution et des droits de tous les Canadiens. Si nous n'instaurons pas un mécanisme permettant d'engager la responsabilité des bureaucrates, les ministères continueront à fixer les grandes orientations en fonction d'une appréciation des faits qui leur est propre et les parlementaires se verront tenus à l'écart de dossiers à la fois délicats et importants. Les tribunaux ont eu l'occasion de rappeler la différence entre loi et politique gouvernementale. Les Canadiens voudraient être sûrs que le gouvernement veille à leurs intérêts. Il nous faut faire en sorte que le dialogue entretenu au Parlement soit ouvert aux citoyens.

Honorables sénateurs, au-delà de ces considérations, le projet de loi qui retient aujourd'hui notre attention permettra d'assurer à la législation la cohérence et la clarté nécessaires. Les lois fédérales actuellement en vigueur ne comportent pas toutes des dispositions de non-dérogation. La modification de la Loi d'interprétation précisera que toute loi doit être interprétée comme comportant une clause de non-dérogation.

Ce projet de loi aura en outre pour effet de rappeler aux rédacteurs législatifs que tout texte de loi doit nécessairement être conforme aux articles 35 et 25. Il assurera la garantie constitutionnelle aux droits autochtones, ainsi que le respect et la sauvegarde des traités. Il fera en sorte que ces droits et ces traités soient pris en compte dès l'étape de la rédaction d'un texte et au cours de la procédure qui suit.

Nombreux sont ceux qui voient dans le fonctionnement interne du ministère de la Justice un milieu impénétrable. La procédure d'examen des textes au ministère de la Justice devrait d'après moi être plus transparente, afin que l'on puisse mieux comprendre comment certains projets de loi parviennent à passer. Mais c'est là une question qui s'écarte aujourd'hui de mon propos.

Nous demandons, par ce projet de loi S-207, que les peuples autochtones soient traités équitablement, dans le respect des droits que tous les Canadiens tiennent pour acquis. C'est une revendication raisonnable et responsable et, qui plus est, conforme à la Constitution, la loi suprême du pays depuis 1867, et encore plus depuis 1982. Cela est également conforme à l'obligation fiduciaire qui incombe au gouvernement du Canada. Ce projet de loi n'ajoute rien aux droits ancestraux existants. Il ne concerne pas la teneur de l'article 35. Il n'intéresse que les procédures applicables. Il ne modifie les droits de quiconque. Ce projet de loi oblige simplement le ministère à signaler les éventuels problèmes de dérogation pour que le Parlement puisse en débattre ouvertement et pour que le problème ne soit pas éludé ou soustrait à l'examen du législateur.

J'insiste bien sur le fait que ce projet de loi ne fait qu'énoncer l'intention du Parlement. Aux termes de ce projet de loi, si le législateur entend empiéter sur les droits ancestraux, il doit le dire clairement. L'approche est simple, mais ce projet de loi va empêcher les fonctionnaires zélés d'outrepasser leur mandat, inspirer des inquiétudes aux communautés autochtones ou susciter, au Parlement, des débats superflus, coûteux et récurrents.

Ce projet de loi peut être vu comme un signe de bonne foi de la part du gouvernement engagé, comme il l'est, dans des consultations avec les Premières nations et autres groupes autochtones. Certains de mes honorables collègues pensent peut-être que ce projet de loi aura effet rétroactif, mais ce n'est pas le cas. Selon moi, ce projet de loi exprime la volonté du Parlement de voir ses lois interprétées comme protégeant les droits ancestraux et issus des traités, que ces droits existent depuis toujours ou qu'ils soient reconnus à l'avenir.

Le projet de loi S-207, texte émanant du peuple, est rédigé en termes simples et concis. C'est en outre un texte qui n'entraîne aucun coût nouveau. J'ai l'honneur, en tant que sénateur, de me livrer à des consultations avec les Canadiens et de susciter l'occasion d'un dialogue personnel. Je me suis par ailleurs assuré l'apport des conseillers juridiques d'organisations autochtones nationales.

Notre examen a lieu dans le contexte de la législation fédérale, mais je tiens à rappeler aux honorables sénateurs que les provinces se sont elles aussi engagées dans cette voie. Les assemblées législatives du Manitoba et de la Saskatchewan ont déjà adopté une disposition de non-dérogation quasi identique. Le projet de loi S-207 est ancré dans l'étude menée par le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. C'est pour cela que je souhaite voir le Sénat le renvoyer à la Chambre afin qu'il y soit débattu.

Honorables sénateurs, je n'ignore pas que nous risquons de susciter un certain mécontentement chez les fonctionnaires de ministères qui ont pris l'habitude de décider souverainement, mais nous avons à la fois le devoir et le droit de faire en sorte que le dialogue ait lieu dans le respect de la Constitution et qu'il conserve la place qui est la sienne, c'est-à-dire au sein du Parlement. Nakurmiik. Je vous remercie.

La sénatrice Fraser : Monsieur le sénateur, c'est avec plaisir que nous vous accueillons à nouveau au comité. Le sénateur Watt a été membre du comité pendant de nombreuses années, et notamment à l'époque où nous préparions l'étude sur les dispositions de non-dérogation. Il a beaucoup contribué aux délibérations du comité.

Le rapport que vous avez évoqué, rédigé par le comité à l'issue de l'étude menée en 2007 recommandait que la Loi d'interprétation soit modifiée exactement dans le sens proposé par votre projet de loi. Le rapport allait plus loin encore puisqu'il recommandait l'abrogation des dispositions de non-dérogation qui se trouvent actuellement dans divers textes de loi, parfois libellées différemment et en termes plus ou moins robustes.

Vous avez vous-même décidé de ne pas proposer cela dans le cadre de votre projet de loi. Est-ce parce que, comme vous l'avez dit dans votre exposé, il s'agit de légiférer pour l'avenir, sans effet rétroactif, afin d'éviter les difficultés?

Le sénateur Watt : Oui, c'est en effet ce que je souhaite faire comprendre. J'estime que, d'après moi, la question pourra se régler lorsque le Parlement procédera au réexamen des textes en vigueur. Au point où nous en sommes, je pense que ce serait mettre dans le texte quelque chose qui n'est pas pour l'instant nécessaire et c'est pour cela que ça n'y figure pas.

La sénatrice Fraser : Si vous le permettez, monsieur le président, j'aurais une autre question. Je souhaiterais que l'on précise les incidences qu'aura ce projet de loi.

La Loi d'interprétation s'applique à l'ensemble de la législation fédérale.

Le sénateur Watt : C'est exact.

La sénatrice Fraser : Vous savez, cependant, que les tribunaux judiciaires, dans l'arrêt Sparrow par exemple, ont eu l'occasion de dire que certains droits — et cela comprendrait les droits ancestraux — doivent être pondérés par rapport à d'autres droits ou questions intéressant au plus haut point l'intérêt public.

Si nous adoptons votre texte, le Parlement aura-t-il toujours, lorsqu'un projet de loi lui est présenté, les moyens d'y insérer une disposition de non-dérogation distincte s'il juge que c'est nécessaire?

Si j'interprète correctement votre projet de loi, et ce que vous en avez dit, lorsqu'il y a lieu d'aller au-delà de cette disposition de non-dérogation, il faut procéder cas par cas, la question devant faire l'objet, devant le Parlement, d'un débat particulier. Vous ai-je bien compris?

Le sénateur Watt : C'est dans une certaine mesure, effectivement mon propos. Les groupes autochtones jugent important d'être prévenus à l'avance. Cela leur donne l'occasion de réfléchir à la disposition envisagée et d'en étudier les incidences possibles. Si, en effet, nous adoptions une sorte de disposition générale sans pour cela prévoir qu'il pourrait de temps en temps avoir empiétement, il nous faudrait, le cas échéant, tenter de résoudre le problème par un amendement spécifique.

Le président : Je crois savoir qu'actuellement 19 textes de loi distincts contiennent une disposition de non- dérogation. Quelles seront les incidences d'une clause de non-dérogation inscrite dans la Loi d'interprétation? Cela ne pourrait-il pas créer de la confusion? Quelles pourraient être, selon vous, les incidences de deux libellés différents?

Le sénateur Watt : Nous nous sommes interrogés sur ce point, car nous ne souhaitions pas que cela soit une source de confusion. En voulant régler la question en même temps, on risquait de créer de la confusion. C'est pourquoi nous avons tenté d'opérer entre les deux une distinction.

Le président : Mais, d'après vous, il faudra éventuellement modifier les autres lois?

Le sénateur Watt : La question des lois actuellement en vigueur sera réglée lors de leur réexamen. C'est peut-être à ce moment-là qu'il conviendra de se prononcer.

Le sénateur White : Je parcours le texte, et si j'ai bien compris ce que vous nous dites — je tiens, en passant, à vous remercier de votre présence ici — c'est que lorsque l'occasion se présente, les représentants autochtones examineront le texte afin d'en étudier les incidences. Mais n'est-ce pas comme cela que les choses se passent actuellement, même en l'absence d'une telle disposition?

Le sénateur Watt : Non, pas nécessairement. Mon expérience de plus de 30 ans me démontre que ce n'est pas toujours le cas, à moins que les groupes autochtones concernés ne demandent qu'une disposition de non-dérogation soit inscrite dans le projet de loi.

Le sénateur White : Il y a eu 19 projets de loi.

Le sénateur Watt : Dans les quatre projets de loi dont j'ai un souvenir précis, touchant des questions intéressant de près les Autochtones, le texte prévoyait, en matière de non-dérogation, une disposition répondant de manière précise aux besoins de la communauté concernée. Si cette communauté souhaitait voir inscrire dans le texte une disposition de non-dérogation, son interprétation serait incorporée au texte. Cette interprétation ne serait pas nécessairement celle d'autres groupes autochtones. Ce serait, en quelque sorte, une disposition faite sur mesure. Je ne souhaite pas m'attaquer aux dispositions déjà inscrites dans un texte de loi car nous risquerions alors de mécontenter de nombreux Autochtones qui pensaient que la question était réglée.

Le sénateur White : Vous avez évoqué le Nord québécois et, plus particulièrement, les Inuits. Quels sont, à cet égard, les avis qui nous proviennent des Inuvialuit, de Nunavut Tunngavik, de NTI, ou des Inuits du Labrador?

Le sénateur Watt : En ce qui concerne le projet de loi S-207? Après le rapport du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, nous avons soumis à un examen approfondi les recommandations qu'il contenait. J'ai, dans une certaine mesure, participé à cet exercice même si je n'étais plus membre du comité. Leurs conseillers juridiques y ont activement participé.

Nous avons bénéficié de l'apport direct de toutes ces organisations nationales. Étaient également représentées les organisations régionales, notamment celles du Labrador, ainsi que la société Makivik, du Québec, les Inuvialuit, de l'ouest de l'Arctique et le Nunavut. Il y a donc eu de multiples apports et nous avons en outre bénéficié des conseils des juristes que j'ai pu réunir et qui, collectivement, nous ont aidés à avancer les recommandations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Je n'ai fait que supprimer quelques petites choses, mais je n'ai rien changé. J'ai simplement tenté de mettre en avant, textuellement, ce qui était recommandé.

Le sénateur White : Cela veut-il dire que vous pensez obtenir l'appui de tous ces groupes?

Le sénateur Watt : Oui. En fait, jusqu'à la nuit dernière, je n'en étais pas encore certain, mais je sais maintenant que nous allons accueillir demain un autre témoin du Nunavut. Je sais que leur conseiller juridique a participé activement à ce que nous avons fait, mais j'étais un peu inquiet et j'ai dû, hier, m'entretenir avec eux et leur demander de préciser leur position. Ils y sont donc fermement acquis.

Le sénateur White : Vous n'avez donc pas, pendant la nuit, perdu leur appui?

Le sénateur Watt : Non.

Le sénateur McIntyre : Monsieur le sénateur, je vous remercie de votre exposé.

J'ai eu l'occasion d'étudier le rapport de décembre 2007, auquel vous avez participé. J'y ai pris beaucoup d'intérêt.

Je constate, à la lecture de ce rapport, qu'au cours des ans, le Parlement a eu, après 1982, à se pencher sur diverses clauses de non-dérogation concernant les droits ancestraux et issus de traités. Voilà comment ma question se subdivise : le libellé initial, le libellé modifié, celui qui est proposé dans le rapport de 2007 et, enfin, la disposition qui figure dans le projet de loi S-207.

Je constate que la clause de non-dérogation telle que formulée dans le rapport de 2007 s'écarte de la version anglaise de la disposition telle que proposée dans votre projet de loi. Y a-t-il, d'après vous, une différence sensible entre les deux versions?

Le sénateur Watt : C'est une des questions que j'allais soulever, car il faudrait que quelqu'un propose une version française qui correspond exactement à l'anglais. J'avais d'ailleurs pris ça en note. Il est essentiel, me semble-t-il, que les deux versions fassent l'objet d'une même interprétation. Je ne suis pas sûr en disant cela de répondre à votre question.

Le sénateur McIntyre : Je dis simplement qu'il existe des libellés différents. C'est ainsi que le libellé initial, le libellé revu, celui qui figure dans le rapport de décembre 2007 et celui que l'on trouve dans le projet de loi S-207 sont tous différents.

Le sénateur Watt : J'en conviens.

Le sénateur McIntyre : Je me demande simplement si cela ne va pas être, pour les parlementaires et les peuples autochtones, une source de confusion.

Le sénateur Watt : J'espère qu'ils étudieront les formules antérieures et qu'ils auront le temps de les corriger dans le sens de ce que je propose ici. Nous finirions ainsi par obtenir une interprétation cohérente plutôt que les cinq ou six que nous avons actuellement. Je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Joyal : J'aurais une observation à faire au sujet de la version française. Je sais que ce n'est pas votre langue maternelle. Ma question concerne la version française de l'article 8.3. La première phrase comporte, me semble- t-il, une double négation. Or, selon une règle de logique grammaticale, un double négatif donne un positif.

D'après moi, le texte français devrait dire ceci :

[Français]

Nul texte ne porte atteinte [...]

[Traduction]

À mon avis, le mot « pas » qui suit le mot « porte » est superflu.

[Français]

Nul texte ne porte pas atteinte aux droits ancestraux issus de traités.

[Traduction]

Si vous dites « Nul texte ne porte pas atteinte » aux droits, cela veut dire qu'il y porte atteinte. Avant de mettre le texte aux voix, je souhaiterais, monsieur le président, vérifier la traduction. Elle me semble fautive. Peut-être ai-je tort, mais à première vue, elle me semble fautive.

Le président : Est-ce le seul écart que vous relevez dans le texte français?

Le sénateur Joyal : Si nous souhaitons être fidèles à la version anglaise — et je pense que la version anglaise correspond bien à ce que veut le sénateur Watt et à ce qui est entendu dans le rapport du comité de 2007 — il nous faudrait revoir cela, et contacter les recherchistes de la bibliothèque avant notre prochaine séance. J'ai voulu soulever la question sans tarder pour que nous ayons le temps d'y réfléchir. Je ne m'attends pas à ce que le sénateur Watt se prononce sur ce point étant donné que ce n'est pas sa langue maternelle.

Le sénateur Watt : Je peux simplement dire que mon français n'est pas tout à fait à la hauteur, et qu'il m'arrive même d'éprouver quelques difficultés en anglais. Peut-être conviendrait-il d'examiner l'amendement lors de l'examen article par article. C'est ce que je recommande.

Le sénateur Joyal : C'est pour cela que j'ai soulevé la question sans attendre. Cela me paraît important.

Le président : Nous pourrons proposer un amendement lors de l'étude article par article du projet de loi.

Le sénateur Joyal : Ma première question concerne les commentaires que, dans une lettre en date du 24 juillet 2008, le ministre de la Justice a transmis au sujet du rapport du comité. Je crois, monsieur le sénateur, que vous avez une copie de cette lettre.

Le sénateur Watt : Il est possible que j'en aie une copie, mais je ne l'ai pas apportée.

Le sénateur Joyal : Peut-être pourrais-je vous en remettre une copie. Je suis certain que vous en avez eu connaissance.

Le sénateur Watt : Vous pourriez peut-être m'en faire un résumé afin que je ne prenne pas trop de temps.

Le sénateur Joyal : Lorsque le 13 décembre, le président a déposé le rapport au Sénat, le comité souhaitait, conformément à notre règlement, obtenir du ministre, par écrit, une réaction officielle au rapport du comité. Dans une lettre qui faisait presque deux pages et demie, le ministre a réagi en bon temps aux recommandations contenues dans le rapport. Si j'évoque la question aujourd'hui, c'est qu'il avait parlé du besoin d'éclaircir la question de la clause de non- dérogation.

Je cite ici le dernier paragraphe de la première page de la lettre en question :

Les propositions du comité concernant une solution législative à ce problème — c'est-à-dire l'inscription, dans la Loi d'interprétation fédérale, d'une nouvelle clause de portée générale (recommandation no 1), et l'abrogation des clauses de non-dérogation actuellement inscrites dans diverses lois (recommandation no 2) — méritent examen. Ces propositions contribuent à la recherche d'une solution aux difficultés posées par les clauses de non- dérogation. Cela dit, nous nous interrogeons quant aux difficultés pratiques que soulèverait l'abrogation des dispositions actuelles.

Dans sa première réponse, il semble admettre que la question pourrait se régler par une clause de portée générale, comme vous le proposez dans votre projet de loi, et puis il évoque les difficultés que soulèverait, comme le disait le sénateur McIntyre, l'abrogation des clauses figurant dans certains textes de loi adoptés depuis 1982.

Il me semble, un peu plus loin dans sa lettre, lier les deux recommandations — autrement dit, l'adoption d'une disposition de portée générale — comme cela se fait lorsqu'on souhaite abroger simultanément un certain nombre de dispositions figurant dans des lois en vigueur.

Mais il n'explique pas pourquoi. Puis, dans sa lettre, il poursuit en ces termes :

Le gouvernement du Canada devra, par conséquent, étudier attentivement les incidences que pourrait avoir, tant sur le plan juridique que sur le plan pratique, l'adoption des recommandations 1 et 2.

Il ne précise pas si ces deux opérations devraient être menées en même temps. Il reconnaît les difficultés qu'entraînerait l'adoption de la deuxième recommandation.

Pourriez-vous nous dire pourquoi vous avez vous-même disjoint les deux choses : la première étape serait l'adoption d'une déclaration de portée générale, comme le prévoit la clause de portée universelle inscrite dans votre projet de loi. La deuxième étape consisterait en un examen des lois comportant des clauses de non-dérogation formulées différemment, car ce sont elles qui sont à l'origine du problème. Pourquoi pensez-vous qu'il serait préférable de procéder ainsi?

Le sénateur Watt : Il serait d'après moi très difficile de modifier les dispositions actuellement en vigueur. Cela ne serait pas facile. Sans savoir quelle serait la procédure employée, je ne suis pas vraiment en mesure de vous donner, sur ce point, une réponse précise, car je ne sais pas quelle est la procédure permettant de modifier les textes en vigueur.

J'ajoute que, dans l'optique des peuples autochtones, certaines des dispositions de non-dérogation inscrites dans des textes tels que celui qui concerne l'eau au Nunavut, ont un libellé spécialement adapté au sujet en cause. Qui suis-je pour dire qu'il faudrait y apporter des changements uniquement parce qu'elles se prêtent à une interprétation différente?

Je ne me sentirais pas à l'aise de proposer cela tant qu'on ne pourra pas m'affirmer qu'une procédure a été prévue à cet effet. Ce que je veux dire c'est que si l'on entend réexaminer les dispositions adoptées par le passé, je ne sais pas en vertu de quelle procédure cela se fera et dans combien de cas cela sera nécessaire. Nous aurons peut-être alors le temps de voir ce qui doit au juste être modifié, car je sais que les dispositions de non-dérogation déjà adoptées ont donné lieu à des interprétations différentes.

C'est pour cela que j'ai essayé de définir une norme. Je suis ici depuis presque 30 ans. Nous avons beaucoup débattu des questions autochtones et des clauses de non-dérogation. Cela a fait l'objet de discussions sans fin qui ont coûté cher et qui nous ont fait perdre beaucoup de temps. J'espère que ce projet de loi nous permettra de ne pas nous retrouver dans l'impasse à chaque fois que l'on débat de questions intéressant les Autochtones.

Le sénateur Joyal : L'approche que vous nous proposez n'empêchera pas, à l'avenir, d'inscrire dans d'autres projets de loi des clauses de non-dérogation adaptées, comme vous venez de nous le dire, à une situation précise.

Le sénateur Watt : Je ne propose aucunement que nous cessions de le faire. C'est une solution que j'aurais pu retenir. Je voudrais que tout texte de loi comporte une disposition de non-dérogation, et j'entends par cela non seulement une clause de non-dérogation, mais également l'obligation de procéder à des négociations en cas d'atteinte à certains droits. Or, je ne pense pas qu'il en soit actuellement ainsi, car, pour l'instant, cela ne donne pas lieu à des négociations.

Le sénateur Joyal : Permettez-moi de revenir à cette lettre dont vous avez une copie. Au milieu du premier paragraphe de la page 2, le ministre poursuit en ces termes :

Nous entendons également, avant d'adopter les recommandations no 1 et no 2, ou d'envisager leur mise en œuvre, solliciter l'avis des groupes autochtones au sujet de ces propositions, et du rapport pris dans son ensemble.

Le sénateur Watt : Qu'entend-on par cela?

Le sénateur Joyal : Je voudrais justement qu'on en parle, car le ministre a écrit : « Nous entendons également, avant d'adopter les recommandations no 1 et no 2, ou d'envisager leur mise en œuvre, solliciter l'avis des groupes autochtones au sujet de ces propositions, et du rapport pris dans son ensemble ». D'après vous, ce que vous nous proposez dans le cadre de ce projet de loi peut-il servir de base à un accord consensuel parmi les groupes autochtones? Vous savez ce que peuvent en penser les Inuits, mais d'autres groupes autochtones sont également concernés.

Le sénateur Watt : Je dirais que oui. J'ai mené des consultations assez étendues, non seulement avec les dirigeants de diverses organisations, mais également avec des juges et avocats autochtones estimés. J'ai confiance en l'approche que j'ai retenue, car ce sont eux qui, dans une certaine mesure, me pressent d'agir — j'entends par cela des gens tels que le chef Wilton Littlechild, le juge Murray Sinclair et quelques autres. J'ai en outre procédé, en dehors des organisations, à un grand nombre de consultations individuelles. J'ai appris, au cours des ans, à apprécier leur apport à ce travail auquel je m'attache depuis plus de 40 ans sur les problèmes constitutionnels et les questions intéressant les Autochtones. Je compte pleinement sur eux pour me donner des conseils judicieux, et j'estime que c'est ce qu'ils ont fait.

Le sénateur Joyal : Permettez-moi, comme cela se fait en français, de formuler la question sous sa forme négative. Avez-vous, dans le cadre de ce projet dont vous avez pris l'initiative, rencontré de l'opposition?

Le sénateur Watt : Non, pas au niveau du dialogue avec certains personnages clés. Un groupe m'a, cependant, récemment fait savoir que ses membres étaient assez mécontents de mon projet de loi car, semble-t-il, je ne les avais pas consultés.

Une voix : Était-ce la tribu des Blood?

Le sénateur Watt : Non, ce n'était pas la tribu des Blood. C'était le mouvement Idle No More. L'argument qu'ils ont avancé n'est pas très précis et j'ai donc cherché à contacter sa dirigeante. Je lui ai écrit une lettre et essayé de correspondre avec elle par courriel, mais on me reproche simplement de ne pas avoir « procédé à des consultations en bonne et due forme ». Je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus.

La sénatrice Fraser : J'aurais, par rapport à la question qu'a posée le sénateur McIntyre, une question supplémentaire, mais je voudrais d'abord rappeler que le mouvement Idle No More n'existait pas encore lorsque ce projet de loi a été déposé au Sénat. Je ne vois guère comment vous auriez pu les consulter étant donné qu'ils n'existaient pas encore.

Revenons-en maintenant à la question essentielle qui est celle du libellé des clauses de non-dérogation. Un des points des plus intéressants de notre étude est le simple fait que la manière dont sont formulées les clauses de non-dérogation introduites au fil des ans par les gouvernements des deux camps s'atténue petit à petit. Nous nous en sommes inquiétés, et notre inquiétude a été renforcée par le témoignage de certains fonctionnaires qui nous ont fait savoir qu'en fait, ils ne souhaitaient pas vraiment que les clauses de non-dérogation aient une signification. Ils souhaitaient, au contraire, les voir édulcorer, et cela nous a troublés.

Le sénateur McIntyre a raison : l'autre projet de loi est formulé en des termes qui ne correspondent pas exactement au libellé recommandé par le comité. Selon la recommandation du comité « tout texte doit maintenir les droits ancestraux ou issus de traités reconnus et affirmés aux termes de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et ne pas y porter atteinte ». C'était la formule retenue par le comité. Or, là où le comité dit « tout texte doit maintenir [...], » votre projet de loi dit « aucun texte ne peut avoir pour effet de porter atteinte [...] ». Au départ, j'ai pensé que vous aviez adopté une formule plus brève et légèrement simplifiée pour parvenir à un but qui me paraissait identique.

Le sénateur Watt : C'est la formule contenue dans les recommandations.

La sénatrice Fraser : Ai-je tort? Avez-vous eu une autre raison d'en modifier le libellé?

Le sénateur Watt : Non, il n'y avait pas d'autre raison. Je me suis rangé en cela à l'avis des avocats nationaux qui ont participé directement à nos travaux.

La sénatrice Fraser : Je vous remercie. Ai-je bien compris que vous avez avec vous le texte d'un amendement qui permettrait de supprimer de la version française la double négation?

Le sénateur Watt : Je n'ai en fait que cela.

La sénatrice Fraser : Peut-être pourriez-vous en donner une copie à notre greffière.

Le sénateur Watt : Il s'agit de modifier la version française pour lui faire dire la même chose que la version anglaise. C'est tout ce que j'ai.

La sénatrice Fraser : Je vous remercie.

Le président : Voilà qui met fin à ce témoignage. Je tiens à vous remercier, monsieur le sénateur, de votre intervention.

Le sénateur Watt : Honorables sénateurs, je vous remercie. Cela a été pour moi un plaisir. Il est possible que je revienne un jour au comité.

Le président : J'ai le plaisir de présenter Bruce Becker, avocat général principal par intérim, Centre de droit autochtone, Justice Canada; et Paul Salembier, avocat général, Affaires autochtones et Développement du nord Canada. Monsieur Becker, si vous voulez bien nous présenter votre exposé.

Bruce Becker, avocat général principal par intérim, Centre de droit autochtone, Justice Canada : Nous vous remercions de votre invitation. Je vais commencer par un exposé, et mon collègue interviendra sur des questions techniques concernant la rédaction législative ou la législation d'AADNC.

[Français]

Je suis heureux de comparaître devant le comité au sujet du projet de loi S-207, Loi modifiant la Loi d'interprétation (maintien des droits autochtones ancestraux ou issus de traités) qui vise à ajouter une disposition de non-dérogation à la Loi d'interprétation.

[Traduction]

Le projet de loi S-207 est un projet de loi d'intérêt public émanant du Sénat et je ne n'ai par conséquent pas, en ce qui concerne sa rédaction, les détails que j'aurais s'il s'agissait d'un projet de loi d'initiative gouvernementale. J'espère que ma comparution sera utile au comité lors de son examen de la question générale des dispositions de non- dérogation, sujet qui, à partir de 2003, a été maintes fois évoqué devant vous par des fonctionnaires du ministère de la Justice. Je n'entends pas répéter ce qui a déjà été dit par mes collègues, mais je souhaite insister sur certains des principes juridiques et constitutionnels fondamentaux applicables aux clauses de non-dérogation, et aborder certaines questions qui pourraient contribuer à votre examen du projet de loi S-207.

Vous n'ignorez pas que l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 confirme et reconnaît les droits existants des peuples autochtones du Canada. Ainsi qu'en a décidé la Cour suprême en 1990 dans l'arrêt Sparrow, l'article 35 accorde aux droits ancestraux et issus de traités une garantie très forte, la cour précisant toutefois que les droits en question ne sont pas absolus. Ainsi, une loi ne peut porter atteinte aux droits garantis par l'article 35 que si l'atteinte se justifie au regard du critère très strict dégagé par l'arrêt Sparrow et la jurisprudence ultérieure.

Disons, de manière générale, que le critère de justification comporte deux volets. Il exige, en premier lieu, un objectif législatif important puis, il faut, en deuxième lieu, que le moyen retenu par le gouvernement pour atteindre cet objectif préserve l'honneur de la Couronne et s'accorde avec la relation fiduciaire spéciale qui lie la Couronne aux peuples autochtones. Il s'agit, par exemple, de se demander si l'atteinte en question est minimale. Toute atteinte doit se justifier par rapport aux circonstances précises de l'affaire.

Il convient de souligner la solidité de la garantie ainsi accordée aux droits ancestraux et issus de traités. Toute loi incompatible avec l'article 35 est inopérante. Ajoutons que la protection accordée à ces droits importants est ancrée dans la Constitution et ne peut par conséquent pas être diminuée par une loi ordinaire. Ce critère de justification s'accorde par ailleurs avec l'idée de réconciliation qui, selon la Cour suprême du Canada, est l'objectif qui sous-tend l'article 35. Or, la réconciliation exige de parvenir à un équilibre entre les droits ancestraux préexistants et les droits et intérêts d'autres Canadiens. Cela constitue un élément important de notre régime constitutionnel. Dans la mesure où les clauses de non-dérogation sont susceptibles de nuire au nécessaire équilibre entre des droits et intérêts opposés, il y a lieu de réfléchir attentivement aux incidences que peut avoir l'inclusion de telles dispositions dans nos lois.

Le ministère de la Justice a eu l'occasion de rappeler devant le comité la présomption juridique générale qui veut que toute disposition législative ait un sens. S'agissant des dispositions de non-dérogation inscrites dans une loi, il convient de se demander quelles sont les garanties complémentaires que de telles dispositions sont censées fournir au-delà de la protection qu'accorde l'article 35? Comme le comité l'a relevé dans son rapport de 2007, des clauses de non-dérogation se trouvent, avec divers libellés, dans 19 lois fédérales.

[Français]

Il importe de souligner qu'une modification de cette nature à la Loi d'interprétation s'appliquerait non seulement aux textes législatifs futurs, mais également à tous les textes législatifs fédéraux actuels.

[Traduction]

Prenons, par exemple, la Loi sur les pêches, qui instaure, en matière de pêche, un régime global de gestion et de sauvegarde. Ont accès aux pêches, tant les peuples autochtones que les autres. De nombreux groupes autochtones possèdent ou revendiquent en matière de pêche des droits ancestraux et issus de traités protégés par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le ministère des Pêches et des Océans s'efforce d'assurer la gestion des pêcheries dans le respect de la protection constitutionnelle assurée aux droits ancestraux et issus de traités, en parvenant à un équilibre entre les droits, les revendications et les intérêts de tous les groupes d'utilisateurs.

Dans le cas, par exemple, où la sauvegarde des pêches exige que l'on porte atteinte à des droits ancestraux ou issus de traités, le ministère des Pêches et des Océans peut faire valoir que l'atteinte en question est justifiée. Peut-on dire qu'en ajoutant une disposition générale de non-dérogation on nuirait aux capacités de Pêches et Océans en matière de sauvegarde? Il convient également de dire qu'une clause générale de non-dérogation aurait des incidences au-delà des lois d'application générale.

La législation particulièrement applicable aux peuples autochtones, telle que les lois concernant la gestion des terres de réserve, d'autres biens ou l'autonomie gouvernementale, soulève parfois des difficultés. Ce type de disposition législative peut avoir une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités, et les liens entre les dispositions législatives et les droits en question sont souvent complexes. Or, le meilleur moyen de régler ces complexités est d'inscrire dans le texte en question, selon les besoins, des dispositions précises.

Nous avons dit que l'on trouve actuellement 19 clauses de non-dérogation dont le libellé varie, certaines ayant un libellé adapté à une situation précise. Or, le projet de loi S-207 souhaite compléter les dispositions actuelles par une nouvelle clause de non-dérogation qui aurait pour effet d'accroître l'incertitude concernant l'interaction souhaitable entre les droits garantis par l'article 35 et les 19 textes en question.

L'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 assure aux droits ancestraux et issus de traités une solide protection. Dans l'arrêt Sparrow, la Cour suprême du Canada a dégagé un critère applicable aux dispositions législatives qui portent atteinte à un des droits garantis à l'article 35, et impose aux gouvernements qui entendent justifier une atteinte à ces droits des exigences très strictes. Il convient donc de se demander ce que la disposition de non-dérogation qui retient aujourd'hui notre attention ajouterait par rapport à ce que prévoit déjà l'article 35. Entend-on renforcer la protection ainsi offerte par l'ensemble des lois auxquelles cette nouvelle clause s'appliquerait?

C'est très volontiers que je répondrai aux questions à caractère technique que vous souhaiteriez poser.

Le président : J'aurais une question à laquelle vous ne souhaiterez peut-être pas répondre, car elle n'est pas d'ordre technique. La sénatrice Fraser a plus tôt précisé son interprétation, qui correspond peut-être à l'interprétation retenue par le comité il y a plusieurs années lors de son examen de la question. On s'était interrogé sur les diverses clauses de non-dérogation inscrites dans des textes de loi, et nous nous inquiétions du recours de plus en plus fréquent à ce type de disposition afin d'autoriser une plus grande latitude. Que pouvez-vous nous dire à cet égard?

M. Becker : La question a été assez bien exposée par certains des témoins qui ont comparu à l'époque de l'étude. L'évolution des dispositions en question devait essentiellement permettre de régler la question de savoir s'il s'agissait de renforcer les garanties, ou si les clauses de non-dérogation en question étaient uniquement censées refléter les garanties actuellement accordées par l'article 35. Il est rendu compte de ce débat dans le rapport du comité.

La sénatrice Fraser : Je vous remercie.

Je ne sais pas si cela constitue une question technique, mais il est clair que cela a rapport au sujet en cause. Parmi les choses qui ont frappé le comité, lors de son étude initiale, est le fait que les droits ancestraux ne sont pas définis dans la Charte — les droits existants, ancestraux ou issus de traités, un domaine important, alors que d'autres droits, tels que le droit à l'égalité des sexes et le droit de vote sont exposés de manière assez détaillée. Or, le fait que les droits ancestraux ne sont pas définis peut imposer, sur les plans humain et financier, un lourd fardeau aux peuples autochtones qui entendent faire valoir qu'un texte de loi donné porte atteinte à leurs droits.

Savez-vous combien coûte la contestation en justice d'un seul projet de loi, si l'on va jusqu'en Cour suprême? Des centaines et des centaines de milliers de dollars?

M. Becker : La somme peut beaucoup varier, selon la complexité de l'affaire et le recours exercé.

La sénatrice Fraser : En attendant, j'espère que vous conviendrez avec moi que l'on pourrait à tout le moins soutenir que puisque, contrairement à de nombreux autres droits, ces droits ne sont pas définis dans la Charte, il serait utile d'inscrire dans tout texte de loi susceptible d'avoir une incidence sur les droits ancestraux une clause de non-dérogation générale, voire spécifique.

M. Becker : Je vous répondrai que cela dépendra de la question de savoir s'il s'agit d'accorder une protection supplémentaire contre les atteintes qui pourraient être involontairement portées à ces droits, mais là encore, comment définir cela? Il s'agit en partie de décider si, encore une fois, ce projet de loi entend traduire les garanties existantes comme celles qu'accorde l'article 35, la cour ayant dégagé une approche assez nuancée de l'interaction entre les deux.

N'oublions pas qu'il s'agit non seulement des projets de loi et des lois à venir, mais également des textes actuellement en vigueur. Ce critère est adapté aux circonstances qui peuvent se présenter dans un cas précis. En ce qui concerne l'article 35, un des grands avantages du critère dégagé par la cour est qu'il est nuancé. Les circonstances de l'affaire, les mesures prises par le gouvernement — la question de savoir s'il a procédé aux consultations prévues — tout cela est pris en compte lorsqu'il s'agit de décider si, malgré l'atteinte portée à des droits ancestraux, le texte en cause est applicable.

La sénatrice Fraser : Mais tous ces critères et principes continueraient à s'appliquer. Le projet de loi ne réduira en rien leur importance.

M. Becker : Certes, mais la question est de savoir s'il y ajoute quelque chose et si on continuera à appliquer ces mêmes critères.

La sénatrice Fraser : On s'aperçoit, au bout d'un certain temps passé au sein de ce comité, que toute disposition législative adoptée ou envisagée par le Parlement entraîne des conséquences qui n'étaient pas prévues.

Paul Salembier, avocat général, Affaires autochtones et Développement du nord Canada, Justice Canada : Pourrais-je ajouter quelque chose à la réponse de mon collègue? La question est de savoir quelle est l'utilité de ce projet de loi étant donné que les droits ancestraux et issus de traités ne sont pas, en grande partie, définis, du moins dans la Loi constitutionnelle.

Avant que la disposition en cause puisse s'appliquer, il faudrait que soit, au préalable, constatée l'existence d'un droit ancestral ou issu de traités, tout comme il faut, avant que s'applique l'article 35, démontrer l'existence d'un droit ancestral ou issu de traités. Ce projet de loi n'aidera en rien à définir les droits en question étant donné qu'avant même d'appliquer la disposition interprétative, il faut pouvoir démontrer l'existence d'un droit.

Le sénateur Joyal : En établir l'existence avant de pouvoir dire s'il y a été porté atteinte.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Messieurs, je tiens d'abord à vous remercier pour votre comparution devant le comité.

J'ai travaillé pendant 15 ans au ministère des Ressources naturelles et de la faune du Québec. Le ministère était en très étroite relation avec les Autochtones et lorsque le gouvernement a adopté la Loi sur les pêches, il a dû tenir compte de l'article 35 de la Charte en fonction de la priorisation de l'usage de la faune.

La première priorité, c'était le prélèvement par les Autochtones, la deuxième priorité, c'était la pêche sportive, et la troisième, la pêche commerciale. Lorsqu'on établissait les quotas et qu'on diminuait le prélèvement dans un plan d'eau, — prenons l'exemple du lac Saint-Pierre — on disait que le premier secteur affecté c'était la pêche commerciale, ensuite la pêche sportive et finalement, les Autochtones qui étaient affectés en termes de droits.

J'essaie de comprendre comment le projet de loi va améliorer l'application de l'article 35 de la Charte, alors que les provinces doivent en tenir compte lorsqu'ils établissent les droits ancestraux. Étant donné que la chasse et la pêche font partie des droits ancestraux de base des Autochtones, comment le projet de loi S-207 vient-il améliorer cette particularité sur le plan des droits fondamentaux des Autochtones? Est-ce que ma question est claire?

[Traduction]

M. Becker : Comme mon collègue vient de le dire, ce n'est pas clair et je ne pense pas que ce projet de loi contribue à éclaircir la question des droits en cause.

En ce qui concerne les pêches, je rappelle l'obligation de procéder à des consultations, que vous évoquiez dans votre rapport de 2007, et les liens entre cela et l'obligation qu'a la Couronne de reconnaître et de respecter les droits des peuples autochtones garantis par l'article 35. C'est un aspect important de la mise en œuvre des mesures prises dans un grand nombre de domaines relevant de la législation fédérale. Je dois dire que, selon moi, ce projet de loi ne présente aucun avantage par rapport aux obligations de prendre en cause et de respecter les droits ancestraux et issus de traités, qu'il s'agisse de la gestion des pêches ou de tout autre domaine de compétence.

M. Salembier : Je ne pense pas, encore une fois, que ce texte apporte davantage de clarté aux droits en question. La réelle difficulté au niveau des dispositions de non-dérogation, est que les tribunaux n'ont jamais eu l'occasion d'interpréter une clause de non-dérogation, et que, par conséquent, nous n'avons pas le moindre indice de ce que de telles dispositions veulent dire en fait, ou de quel est leur effet. Le problème se situe là.

Un avocat autochtone m'a dit que de telles dispositions veulent bien dire ce qu'ils affirment qu'elles disent, c'est-à- dire qu'une loi doit toujours être interprétée de manière à ne porter aucune atteinte à un droit ancestral ou issu de traités. Dans ces conditions-là, on ne pourrait jamais constater une atteinte et, si c'est le cas, de telles clauses porteront en fait préjudice aux peuples autochtones qui cherchent à faire valoir leurs droits. Une telle interprétation me paraît peu vraisemblable.

Selon une autre interprétation, de telles clauses ne servent en fait à rien. Il existe, en matière d'interprétation des lois, un principe appelé présomption d'absence de tautologie. À chaque fois qu'un tribunal a à interpréter une disposition législative, il doit lui donner quelque effet car le législateur n'est pas censé légiférer en vain. Le législateur ne se répète pas sans raison. Il n'inscrit rien dans une loi qui ne corresponde à un but. Les tribunaux sont ainsi appelés à donner à de telles dispositions un sens.

D'après moi, cela va à l'encontre de l'idée que de telles dispositions ne servent à rien, qu'elles constituent une sorte de geste politique essentiellement dénué de sens.

Nous arrivons ainsi à la dernière possibilité qui est que de telles dispositions servent en fait à quelque chose, et c'est de cela que M. Becker parlait tout à l'heure. Selon lui, ces dispositions pourraient être interprétées de manière à supprimer le droit qu'a le gouvernement de justifier une éventuelle atteinte, dans le domaine des pêches, par exemple, un gouvernement ne pouvant dorénavant plus dire que les mesures de conservation qu'il adopte correspondent à un objectif fédéral valable et qu'elles se justifient par conséquent, qu'il a été procédé aux consultations prévues et que le texte est conçu de manière à porter le moindrement possible atteinte aux droits ancestraux en question.

Les droits ancestraux, comme les autres droits garantis par la Charte, ne sont, effectivement, pas absolus et c'est parce qu'ils ne sont pas absolus qu'il peut parfois leur être porté atteinte par une loi fédérale telle que la loi sur la conservation des pêches. Si cette clause d'interprétation, ou toute autre clause de non-dérogation était interprétée de manière à supprimer la possibilité qu'a le gouvernement de justifier telle ou telle mesure prise par lui, cela voudrait dire que les droits ancestraux ont, sur le régime réglementaire fédéral, une incidence plus grande qu'ils en auraient en l'absence d'une telle disposition. C'est pourquoi, selon nous, ce type de disposition est dangereux, car on ne peut pas savoir quel sera son effet. C'est comme si l'on tirait un coup de feu dans le noir — on ne sait pas qui est là, ou quelles vont être les conséquences de son geste. Le sénateur disait tout à l'heure que vous ne savez pas toujours quels vont être les effets des lois que vous adoptez. Sur la question qui nous préoccupe, nous savons que les tribunaux judiciaires ne nous ont pas jusqu'ici donné la moindre indication.

[Français]

Le sénateur Rivest : Ma question va dans le même sens que celle qu'a posée le sénateur Boisvenu. Si je comprends bien, quant à la question des pêches, certains droits existent, sont reconnus depuis toujours et garantis par traité ou autrement.

Vous avez parlé de la Loi sur la conservation de la ressource. En quoi la proposition pourrait empêcher l'adoption d'une législation de préservation de la ressource, du poisson? Parce que de toute façon, s'il y a un différend et que cela affecte les droits reconnus, il y a toujours la possibilité — et il devra toujours y avoir la possibilité — pour le gouvernement de négocier une façon de faire avec les représentants des Autochtones plutôt que de simplement procéder sans consultations.

À mon avis, la démarche du sénateur Watt va dans le sens d'une relation adulte entre les objectifs généraux de la société et les droits fondamentaux des Autochtones. Les Autochtones sont aussi conscients des impératifs généraux de la société. C'est pourquoi il serait question de procéder d'une façon adulte et responsable. Comprenez-vous?

[Traduction]

M. Becker : La réponse à votre question réside dans ce que mon collègue vient de dire. On peut craindre que la disposition d'interprétation que se propose d'introduire le projet de loi S-207 puisse être interprétée d'une manière telle que l'on ne puisse en fait jamais conclure à l'existence d'une atteinte aux droits en question.

Si les tribunaux judiciaires interprétaient cette clause de non-dérogation comme accordant la priorité aux droits ancestraux et comme ne permettant même pas à un pouvoir délégué conformément à la loi de prendre des mesures de conservation qui pourraient être en contradiction avec les droits existants, il deviendrait impossible d'appliquer, au niveau de l'article 35 le critère en vigueur car la question serait réglée en décidant que le ministre n'avait pas en fait la compétence nécessaire pour porter atteinte aux droits en question.

Le sénateur McIntyre : Je comprends dans une certaine mesure l'inquiétude que cela inspire aux Autochtones. Dans l'arrêt Sparrow, la Cour suprême du Canada a apporté une première réponse à ces inquiétudes. Vous avez raison de rappeler que l'arrêt Sparrow précise que les droits garantis par l'article 35 ne sont pas absolus et qu'ils n'échappent pas à toute réglementation. La Couronne peut donc y porter atteinte, mais elle doit, en pareil cas, justifier cette atteinte. Il faut que la mesure en cause corresponde à « un objectif législatif régulier », tel que la conservation de ressources naturelles, et tienne compte des rapports fiduciaires spéciaux existant entre la Couronne et les peuples autochtones. Il se pose, bien sûr, d'autres questions encore, telles que celle de la consultation et d'une juste indemnité.

Est-ce à dire que, si nous n'adoptons pas le projet de loi S-207, nous allons devoir nous en tenir à deux documents très importants, l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et l'article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés? Est-ce bien cela? Cela étant, nous n'aurions aucunement besoin de dispositions de non-dérogation.

M. Becker : Il est clair que, même sans clause de non-dérogation, l'article 35 continue pleinement à s'appliquer.

Le sénateur McIntyre : Il ne fait aucun doute que nous pouvons toujours recourir à ces deux documents importants : l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et l'article 25 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ces deux textes s'appliqueront tant que le Parlement ne les supprimera pas, ce qu'il ne fera jamais.

M. Becker : Le critère nuancé dégagé par la Cour suprême dans l'arrêt Sparrow, et que la jurisprudence ultérieure est venue préciser, établit un équilibre entre la compétence législative du Parlement et les droits importants que garantit l'article 35. Ce critère continuera à s'appliquer en l'absence d'une clause de non-dérogation. L'article 25 continuera à régir les interactions entre les droits collectifs en question et les autres dispositions de la Charte, mais en l'occurrence, ces droits ne semblent aucunement être en cause.

Le sénateur Joyal : Monsieur Salembier, vous avez dit tout à l'heure que le Parlement a inscrit une disposition de non-dérogation dans 19 projets de loi, que nous avons tiré des coups de feu dans le noir et que nous ne savions pas ce que nous faisions. Est-ce bien votre avis?

M. Salembier : Je vous répondrai à la fois par oui et non. Il existe, certes, un degré d'incertitude étant donné que nous ne savons pas comment les tribunaux judiciaires interpréteront une telle disposition, mais nous avons une assez bonne idée des interprétations possibles. Il se peut que dans ce type de situations, auxquelles je n'ai participé que deux ou trois fois, on se soit essentiellement décidé en fonction d'un calcul après s'être demandé si, dans l'hypothèse où les tribunaux interprétaient la clause de telle ou telle manière, on ne risquait pas de voir réduire à zéro l'effet de la loi. Il y a, en plus, à l'occasion de telles décisions, un certain calcul politique.

Dans chacun de ces cas, il a été décidé que les incidences éventuelles étaient acceptables du point de vue de la politique générale, ou avantageuses du point de vue politique et c'est pourquoi ces clauses ont été formulées comme elles l'ont été.

J'ai récemment pris part à la rédaction du projet de loi S-8 sur la salubrité de l'eau potable dans les collectivités des Premières nations. Ce projet de loi comporte une clause de non-dérogation très différente. Un objectif important de politique générale était la protection de la santé et de la sécurité dans les réserves, et c'est pour cela que la clause prévoit une exception précise voulant que même si un tribunal entendait lui reconnaître un effet dramatique, il lui faudrait s'abstenir si cela devait avoir pour effet de nuire à la protection de la salubrité de l'eau potable. En l'occurrence, on a procédé à un calcul différent pour décider du type de clause qui serait acceptable. La formulation de la clause a en effet fait l'objet de négociations entre le ministre des Affaires indiennes et les groupes autochtones.

Le sénateur Joyal : D'après la lettre du ministre, le problème subsiste néanmoins. Vous étiez présent lorsque j'ai lu la lettre du ministre.

Je ne sais pas, monsieur Becker, si vous avez participé à la rédaction de cette lettre, mais elle dit textuellement ceci :

En ce qui concerne les propositions concrètes sur la question des dispositions de non-dérogation, le gouvernement du Canada...

Il ressort clairement de cela qu'il ne s'agit pas uniquement du ministre, mais du gouvernement du Canada tout entier.

... convient que, pour ce qui est de l'inclusion de telles clauses dans divers textes de loi, l'actuelle approche ad hoc ne saurait continuer, car elle comporte un certain nombre de problèmes et de risques.

Qu'allons-nous donc faire? Devons-nous, à l'avenir, supprimer toute clause de non-dérogation, ou allons-nous adopter une approche telle que celle que nous propose le sénateur Watt, et inscrire une telle disposition dans la Loi d'interprétation? S'il se présente un cas comme celui dont M. Salembier a fait état au sujet de leur salubrité de l'eau potable, nous nous entendons sur une formulation particulièrement adaptée aux besoins, comme vous nous l'avez si bien expliqué au sujet de l'eau.

Nous sommes face, me semble-t-il, à un dilemme. Soit nous ne faisons rien, et on nous le reprochera, mais on nous reproche de toute manière les 19 dispositions de non-dérogation que nous avons introduites car, comme le disait M. Salembier, nous tirons des coups de feu dans le noir. Où en sommes-nous avec le ministère de la Justice?

M. Becker : Je ne suis certainement pas...

Le sénateur Joyal : Mais c'est bien ce qu'a dit le ministre. Ses propos ont été tapés sur du papier à en-tête du ministre de la Justice et procureur général du Canada.

M. Becker : Je suis au courant de cette lettre. Ce n'est pas moi qui l'ai écrite; c'était avant mon arrivée au ministère. Je ne suis pas ici pour commenter l'avis du gouvernement sur le rapport du comité mais, en ce qui concerne le seul projet de loi S-207, vous pouvez, me semble-t-il, raisonnablement conclure que dans l'intervalle, le problème de la clause de non-dérogation n'a pas été résolu.

Il est bien évident que d'un certain point de vue ces 19 clauses de portée et de formulation différentes ne constituent pas une solution idéale, mais l'exemple que vient de citer mon collègue montre qu'il existe peut-être une solution et qu'il s'agirait simplement, dès qu'on s'aperçoit qu'un texte de loi risque de porter atteinte à des droits ancestraux ou issus de traités, d'adopter une formulation qui ménage correctement l'interaction entre les droits et intérêts en présence.

Le sénateur Joyal : Autrement dit, nous interviendrions cas par cas, au fur et à mesure que surgit un problème et nous adopterions, pour de solides raisons de politique générale, une formulation qui tient compte du nécessaire équilibre entre les divers intérêts dont vous avez fait état.

M. Becker : Ce serait l'occasion d'apprécier et de comprendre l'interaction entre la formule législative qui vous est proposée et les droits garantis par l'article 35 auxquels il pourrait être porté atteinte, et de régler la question de savoir comment tout cela s'imbrique.

Le sénateur Joyal : Cela ne résout cependant pas le problème qui est que la situation actuelle, avec des clauses au libellé différent, ne peut pas durer car, ainsi que le ministre l'a dit dans sa lettre, cela crée des problèmes et des risques.

M. Becker : Je ne saurais, sur ce point, contredire le ministre.

La sénatrice Fraser : J'essaie de comprendre votre raisonnement. Il ne s'agit pas d'un amendement constitutionnel, mais d'une simple modification de la Loi d'interprétation. Je me trompe peut-être, mais je ne trouve, dans le texte de ce projet de loi, rien qui nuirait au droit du gouvernement ou du Parlement d'adapter, le cas échéant, le libellé de la clause de non-dérogation à la loi dans laquelle on souhaite insérer une telle disposition. C'est, je crois, ce que le sénateur Watt a confirmé lors de son témoignage.

Monsieur Salembier, je ne comprends pas que cela représente pour vous un « danger ». Pourriez-vous, s'il vous plaît, éclairer ma lanterne?

M. Salembier : J'espère avoir employé le mot « risque » et non le mot « danger ».

La sénatrice Fraser : J'ai bien l'impression d'avoir entendu prononcer le mot « danger ».

M. Salembier : Permettez-moi de préciser. Il est simplement question du risque qu'entraîne l'éventail des interprétations que l'on peut donner de quelque chose. Si vous inscrivez une telle clause dans la Loi d'interprétation, elle s'appliquera à toutes les lois en vigueur. Or, il existe plusieurs milliers de lois et aucune analyse n'a été faite de l'incidence que pourrait avoir sur elles une clause de non-dérogation qui s'appliquerait automatiquement à elles. Comme je le disais tout à l'heure, selon l'interprétation que retiendrait le tribunal, on risque de nuire sensiblement aux objectifs gouvernementaux visés par les lois en question.

La sénatrice Fraser : Si un tribunal décide qu'un texte de loi porte atteinte aux droits de certains Canadiens, quels qu'ils soient, ne retrouverons-nous pas la situation de dialogue dans lequel est intervenue la juge en chef McLachlin, les tribunaux judiciaires ayant eu l'occasion d'affirmer que, malgré des objectifs valables, le gouvernement, dans tel ou tel cas, ne s'y est pas pris correctement et qu'il lui faut reprendre ses travaux et corriger le tir. Le gouvernement répond alors « Désolé », et demande au Parlement de rectifier la situation. C'est un cas de figure qui nous est familier. Pourquoi n'en ferait-on pas autant en l'occurrence?

M. Salembier : C'est ainsi, comme vous le dites, que fonctionne actuellement l'article 35. Le risque est que, selon l'interprétation du tribunal, ce dialogue pourrait être court-circuité, le tribunal affirmant que le gouvernement fédéral a unilatéralement renoncé à son droit de justifier une éventuelle atteinte et que dans l'hypothèse où une atteinte est constatée, en matière de pêches, par exemple, le gouvernement fédéral n'a qu'à renoncer à intervenir, la loi devenant inopérante. Il n'y aurait même pas à chercher à analyser l'objectif visé par le gouvernement fédéral ou le caractère minimal de l'atteinte aux droits en question, à se demander si les consultations ont eu correctement lieu ou quoi que ce soit.

La sénatrice Fraser : Ce dialogue entraînerait donc un réexamen de la Loi d'interprétation, non?

M. Salembier : Pardon?

La sénatrice Fraser : Le dialogue entre les tribunaux et le Parlement passerait alors du texte de loi sur lequel la justice s'est prononcée de manière si radicale, à la Loi d'interprétation. Il ne s'agit pas d'un amendement constitutionnel, mais d'une modification de la Loi d'interprétation. Ne pourrions-nous pas alors nous remettre à la tâche et adopter un nouvel amendement?

M. Salembier : Si vous avez adopté un texte de loi qui entraîne des conséquences néfastes, vous pouvez, effectivement, toujours l'abroger, mais je ne suis pas certain que cette possibilité justifie le fait que vous ayez initialement adopté une loi qui pourrait entraîner des conséquences néfastes.

La sénatrice Fraser : Si vous pensez qu'elle pourrait effectivement entraîner des conséquences néfastes.

Le sénateur Joyal : Si, devant les tribunaux, le gouvernement du Canada s'oppose à un groupe autochtone sur l'interprétation d'une loi, le groupe autochtone en question peut toujours invoquer l'article 35 s'il estime qu'un droit ancestral ou issu de traité est en jeu. Cela étant, je ne vois guère comment la Loi d'interprétation l'emporterait sur les obligations découlant de l'article 35, que ne manquerait pas d'invoquer le groupe autochtone qui soutient que le texte en question porte atteinte aux droits qu'il tient de traités. Je considère qu'à ce niveau-là du processus judiciaire, c'est la Constitution qui l'emporte. La Loi d'interprétation revêt une importance secondaire par rapport au texte de la Constitution.

Je ne comprends donc pas le risque dont vous faites état à ce niveau dans l'hypothèse où le gouvernement du Canada s'oppose en justice à un groupe autochtone qui invoque, Constitution à l'appui, un droit ancestral existant. Étant moi-même avocat, je sais que si j'ai à plaider en justice, si je peux faire état de droits ancestraux existants ou issus de traités, je vais invoquer la Constitution et non pas une loi ordinaire.

M. Salembier : Nous n'entendons pas dire que ce projet de loi affecterait le fonctionnement de l'article 35. Ce qui se passerait, c'est qu'une Première nation commencerait par invoquer les droits qu'elle tient de l'article 35 puis, après avoir démontré l'existence de ces droits, dans l'hypothèse où il y est porté atteinte, elle invoquerait cette disposition de la Loi d'interprétation, soutenant que cela veut dire que le gouvernement ne peut même pas commencer à justifier la mesure en question, qu'il n'est pas admis à expliquer que l'atteinte se justifie par un objectif fédéral régulier, qu'elle est raisonnable compte tenu des circonstances, c'est-à-dire qu'elle porte le moins possible atteinte au droit en question, qu'on a procédé aux consultations prévues, et cetera. Ce qui nous inquiète, c'est que cela servirait de deuxième cartouche, après l'article 35, et empêcherait le gouvernement fédéral d'avoir recours à la justification constitutionnelle que peut appeler la situation.

Le sénateur Joyal : Je ne vous suis pas car, sauf erreur de ma part, dans l'arrêt Sparrow, pour dégager les critères applicables, la cour s'est fondée sur l'article 35, et non pas sur une clause de non-dérogation figurant dans telle ou telle loi. L'arrêt Sparrow repose sur une interprétation de l'article 35 de la Constitution. Le critère de l'atteinte minimale, de l'obligation de négocier, de l'obligation de préserver l'honneur de la Couronne — les trois critères de l'arrêt Sparrow — découle non pas d'une clause de non-dérogation, mais de la Constitution.

Lorsque le gouvernement, comparaissant en justice, est appelé à justifier l'atteinte à de tels droits, l'affaire sera tranchée au regard des critères dégagés dans l'arrêt Sparrow et non au regard d'une clause de non-dérogation au vu de laquelle la loi en question serait interprétée, cela étant particulièrement vrai étant donné que nous savons pertinemment que la plupart des affaires de ce genre concernent la protection des droits de pêche, des droits de chasse, de l'autonomie gouvernementale ou de la gestion des réserves.

D'après moi, vous attribuez à cette disposition de non-dérogation une portée qui, si vous nous permettez de le dire, ne correspond pas du tout à la teneur de l'article 35 et me paraît disproportionnée par rapport à l'influence qu'aurait une telle disposition lors d'un procès.

M. Becker : Puis-je répondre? Permettez-moi de m'exprimer un peu différemment. Dans le cas de figure que vous venez de décrire, je ne m'attendrais évidemment pas à voir une Première nation se contenter d'invoquer une clause de non-dérogation. Elle ferait valoir qu'en l'occurrence, une atteinte a été portée à des droits ancestraux ou issus de traités. Une fois établi que des droits ancestraux ou issus de traités sont en cause, ou que tel ou tel texte lui porte atteinte, le débat ne porterait pas immédiatement sur l'article 35, mais sur la question de savoir si la disposition en cause est opérante compte tenu de l'existence d'une clause de non-dérogation. Si le tribunal venait à conclure qu'étant donné l'existence de cette clause de non-dérogation, la disposition en cause ne l'emporte pas sur le droit qui peut être invoqué ou que, selon l'intention du législateur, le texte n'était pas censé s'appliquer en présence de ce droit, on n'en viendrait jamais à ce dialogue sur l'article 35.

Le sénateur Joyal : Aucune jurisprudence ne conforte l'hypothèse que vous avancez là. La plus haute juridiction canadienne ne s'est jamais, par le passé, prononcée en ce sens à l'égard d'une des 19 lois comportant une disposition de non-dérogation. Le raisonnement que vous avancez repose sur un risque hypothétique qui, à moins qu'il y ait des jugements qui m'échappent, n'a jamais été confirmé en justice.

M. Becker : Vous avez raison et je n'ai moi-même connaissance d'aucune affaire ayant trait à une clause de non- dérogation dans ce contexte précis, mais je peux vous citer une affaire survenue dans un contexte analogue et qui illustre assez bien le risque en question. Le comité n'ignore pas que le libellé de cette disposition s'inspire en grande partie de l'article 25 de la Charte, tant sa version française qu'anglaise. Les tribunaux judiciaires s'efforcent depuis des années à s'entendre sur l'interprétation de l'article 25. Récemment, en 2008, la Cour suprême du Canada a à nouveau eu l'occasion de se pencher sur l'interprétation de l'article 25 dans le cadre de l'affaire Kapp. Alors qu'une majorité de la cour a estimé qu'il n'y avait pas lieu, en l'occurrence, de se prononcer sur la question soulevée au regard de l'article 25, un juge dissident s'est penché sur le libellé de cet article — libellé qui est essentiellement le même — ne porte pas atteinte; c'est l'élément essentiel de l'article 25 — en anglais, shall not be construed so as to abrogate or derogate — se livrant ensuite à un examen méthodique des versions française et anglaise dans le contexte de l'article 25.

Je ne prétends pas établir entre les deux un parallèle, mais, de par leur libellé, les deux dispositions se ressemblent beaucoup. Le juge a rappelé que la cour avait, à une époque antérieure, examiné une disposition analogue de la Déclaration canadienne des droits. Il a fini par conclure que cet article doit être interprété comme voulant dire — le texte français étant beaucoup plus certain — qu'une primauté est établie et qu'il n'y a aucune pondération des droits en jeu, l'article 25 servant essentiellement, selon nous, de bouclier.

La Cour suprême a donc noté cette analogie. Je ne prétends pas que cet exemple soit directement applicable, mais les libellés se ressemblent beaucoup et je pense en fait que celui-ci s'inspire de celui de l'article 25. Cela dit, je rappelle que dans l'affaire que je viens de citer, la majorité de la cour a exprimé des doutes quant au raisonnement adopté par le juge minoritaire et on ne peut, par conséquent, pas prévoir comment une telle affaire serait tranchée à l'avenir, mais cela sert à montrer comment certains juges pourraient aborder la question et nous ne savons pas comment un tribunal saisi de la question se prononcerait.

Le sénateur Joyal : Je suis heureux de vous entendre dire que la majorité de la cour a correctement interprété le texte en cause, mais il est bien évident qu'on ne peut jamais être certain que l'interprétation du tribunal sera toujours conforme à l'intention du ministère de la Justice qui a rédigé le texte et à l'intention du gouvernement tel qu'exprimé par le législateur qui l'a voté. On trouve dans la jurisprudence canadienne de nombreuses affaires dont j'ai eu connaissance depuis mon entrée au Parlement, et où les représentants du ministère de la Justice nous ont assuré, conformément à l'article 11 de la Loi sur le ministère de la Justice, qu'un texte était parfaitement compatible avec les fins et dispositions de la Charte canadienne de droits et libertés, que l'intention était claire, qu'il n'y avait aucune erreur possible quant à l'objectif visé. Deux ans plus tard, nous nous retrouvions devant les tribunaux qui, comme vous le savez, ont infirmé le texte. Or, il s'agissait d'un texte de chez vous. Personne ne peut donc prédire dans quel sens un tribunal ou un juge se prononcera. Ce qui importe c'est de bien comprendre la teneur des dispositions constitutionnelles, et qu'en matière d'interprétation des lois et de protection des droits des peuples, car c'est bien de cela qu'il s'agit, ce sont les dispositions constitutionnelles qui l'emportent. Il s'agit en l'occurrence de la protection de droits que, ainsi que la Cour suprême l'a rappelé dans l'arrêt Delgamuukw, les peuples autochtones du Canada possédaient bien longtemps avant que les immigrants européens viennent s'installer ici il y a 500 ans. C'est donc quelque chose de très sérieux. Comme vous le disiez tout à l'heure, cela concerne un article de la Constitution qui définit et protège leurs droits.

Il importe donc, lorsque nous légiférons en ce domaine, de garder à l'esprit cet objectif fondamental. Comme vous avez eu raison de le dire, il s'agit de parvenir à un équilibre. La cour ne refusera jamais de rechercher l'équilibre entre les droits opposés des peuples autochtones et un objectif valable de politique publique qui, comme c'est le cas du projet de loi sur l'eau, vise la sécurité des personnes ou le bien-être économique de peuples qui ont toujours vécu de la pêche et de la chasse.

Tout cela, nous le savons. Nous savons comment la jurisprudence de la Cour suprême a évolué au regard des articles 25 et 35. Il y a eu, me semble-t-il, des progrès. Je ne pense pas que nous puissions affirmer, au vu de l'évolution qui s'est produite depuis 1982, que le gouvernement du Canada, en raison de l'interprétation qui a été donnée de l'article 35, a été empêché de légiférer dans l'intérêt de tous les Canadiens. Je ne vois pas, compte tenu de la jurisprudence relative à cet article, comment l'adoption d'une clause de non-dérogation pourrait remettre tout cela en cause.

Le président : Vous n'êtes aucunement tenus de répondre.

Le sénateur Joyal : Ils ne sont pas obligés d'être d'accord.

Le président : Tout cela a donné lieu à une discussion intéressante. Je vous remercie, messieurs, de votre apport aux travaux du comité. Nous vous en sommes infiniment grés.

Je précise, avant de lever la séance, que nous devons à nouveau nous réunir demain. Nous accueillerons deux groupes de témoins avant de procéder à l'examen article par article. Nous espérons entamer la séance à l'heure prévue afin de pouvoir sans difficulté nous rendre à la Chambre.

(La séance est levée.)


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