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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 5 - Témoignages du 26 mars 2012


OTTAWA, le lundi 26 mars 2012

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 16 heures, pour étudier, afin d'en faire rapport, l'état des opérations des Forces canadiennes en Afghanistan et les leçons retenues de ces opérations, et l'état des relations en matière de défense et de sécurité entre le Canada et les États-Unis.

Le sénateur Pamela Wallin (présidente) occupe le fauteuil.

La présidente : Mesdames et messieurs, bienvenue à la réunion du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. Nous avons un ordre du jour chargé. À titre informatif, je signale aux membres que le comité accueille aujourd'hui trois témoins. Nous entendrons dans quelques instants M. Granatstein, puis nous poursuivrons la réunion à huis clos pour examiner des ordres de renvoi, des budgets et d'autres choses du genre.

Passons maintenant au sujet de notre réunion. Comme nous le savons, la mission des Forces canadiennes en Afghanistan a débuté en décembre 2001, et pour l'essentiel, au cours des quelque 10 dernières années, cette mission en a été une de combat. Une kyrielle d'hommes et de femmes se sont portés volontaires pour aller faire de multiples périodes de service là-bas. Quelque 158 de nos soldats sont tombés au combat, et de nombreux autres ont été blessés. Les Canadiens demeurent aujourd'hui très fiers de ce que nos hommes et nos femmes ont accompli — et continuent d'accomplir — là-bas. Nos troupes quitteront l'Afghanistan en 2014, soit dans deux ans environ, lorsque prendra fin l'actuelle mission de formation, qui a remplacé la mission de combat. Comme certains d'entre nous ont pu le voir à la télévision, vendredi dernier, des troupes basées à Edmonton faisant partie de la première rotation de formateurs participant à cette mission sont rentrées à la maison, et la joie se lisait sur leur visage.

Aujourd'hui, le comité poursuit son étude de l'état des opérations des FC en Afghanistan et des leçons retenues de ces opérations. Vous vous rappelez que, en 2010, nous avons publié un rapport provisoire sur la mission en Afghanistan, et nous avons entendu des témoins depuis que nous avons recommencé à nous pencher sur la question des leçons retenues.

Le premier témoin est M. Jack Granatstein, universitaire et penseur réputé au pays. Il est chargé de recherche principal au Canadian Defence and Foreign Affairs Institute, et est l'auteur, avec M. David Bercuson, d'une récente publication intitulée Lessons Learned? What Canada Should Learn From Afghanistan, dont j'ai fortement annoté la belle page couverture.

Monsieur Granatstein, avez-vous une déclaration préliminaire à présenter? Allez-y, s'il vous plaît.

Jack Granatstein, historien, chargé de recherche principal, Canadian Defence and Foreign Affairs Institute, à titre personnel : Merci. Je me propose, plutôt que de lire ma déclaration, de parler de quelques-unes des leçons sur lesquelles M. Bercuson et moi attirons l'attention. Tout d'abord, j'aimerais souligner que M. Bercuson et moi sommes historiens, et que, en règle générale, nous rédigeons nos articles en nous fondant sur la documentation disponible. Bien sûr, nous n'avons toujours pas accès à la plupart des documents concernant la guerre en Afghanistan, et nous n'y aurons pas accès avant longtemps. Cela dit, nous disposons de documents fournis par des particuliers, nous lisons les courriels que les gens nous envoient, et nous fouillons dans le site WikiLeaks, même si cela était criminel, nous avons mis la main sur quelques bons documents.

La présidente : Vous devriez avoir honte.

M. Granatstein : Oui. Nous avons mené beaucoup d'entrevues, et nous avons épluché les documents publics. Toutefois, nous savons que nous ne pouvons pas brosser un portrait complet, mais personne ne pourra le faire avant au moins 20 ans.

Quoi qu'il en soit, nous avons estimé que l'information dont nous disposions nous permettait à tout le moins de tirer quelques leçons. Si vous le permettez, je vous parlerai des principales leçons qui, selon nous, doivent être tirées. Tout d'abord, nous nous en sommes très bien tirés à Kaboul de 2003 à 2005. Nos troupes étaient très bonnes — elles étaient dotées d'un nombre suffisant de soldats, de bons commandants et d'un matériel relativement bon. Les troupes disposaient de 16 véhicules blindés légers, nombre insuffisant par rapport au nombre de soldats, mais plus élevé que celui de toute autre armée.

En outre, l'ambassade canadienne disposait d'un groupe de diplomates solides et compétents. Un programme pangouvernemental exige ce genre de choses, notamment — et peut-être surtout — le fait de poster très tôt des troupes bien entraînées ayant des objectifs précis. À notre avis, de façon générale, le personnel militaire s'en est bien tiré, alors que, dans certains camps, le personnel civil s'en est moins bien tiré.

Le fait que nous disposions d'un renseignement de qualité constitue un élément clé. Nous avons amené là-bas ce que nous appelons un centre du renseignement de toutes sources des forces canadiennes, unité qui a eu recours à des sources humaines, électroniques et écrites — à toutes les sources disponibles. Pour l'essentiel, durant cette période, nous avions le meilleur service de renseignement à Kaboul, si l'on excepte celui des États-Unis, qui avait des ressources colossales à sa disposition.

Pour mener une opération dans un endroit comme l'Afghanistan, nous avions besoin de ce type de renseignement — politique, militaire et culturel — de qualité, et nous avions besoin des compétences requises pour son traitement et sa diffusion.

Après 2006, dans la région de Kandahar, le centre du renseignement de toutes sources s'est de nouveau créé une très bonne réputation en matière de collecte et de traitement du renseignement. Les lacunes, cependant, se trouvaient à Ottawa — les gens là-bas n'ont pas su comprendre véritablement les répercussions sur les opérations du Commandement régional Sud de la frontière ouverte entre l'Afghanistan et le Pakistan — où nous avons mené des opérations et où nous avons souvent commandé — et le fait que les talibans pouvaient trouver refuge au Pakistan.

À Ottawa, des agents du renseignement — nous avons parlé à quelques-uns d'entre eux — ont totalement rejeté l'idée que les talibans puissent recevoir du soutien du Pakistan. Au sein de la communauté du renseignement à Ottawa, il y avait une discordance telle que nous croyons que cela a eu pour effet que nos troupes ont été laissées pendant beaucoup trop longtemps dans une position terriblement exposée. Pour l'essentiel, il faut que les agents du renseignement à Ottawa se reprennent en main. Sur le terrain — au moins là — nous nous en tirons bien, mais à Ottawa, pas nécessairement.

En outre, nos objectifs politiques et militaires doivent être clairement définis, ce qui n'était pas le cas. Nos objectifs étaient flous : au départ, il s'agissait de vaincre Al-Qaïda et les talibans, puis nous avons voulu tenter d'instaurer une démocratie en Afghanistan, pour ensuite vouloir émanciper les femmes et les enfants de l'Afghanistan, et enfin, former les forces de sécurité nationale afghanes. Sur le plan militaire, parallèlement, nous sommes passés d'une mission de combat à une mission anti-insurrectionnelle. Ces tâtonnements en ce qui a trait aux objectifs n'étaient pas l'apanage du Canada — les États-Unis et la FIAS ne savaient pas non plus ce qu'ils voulaient. Ainsi, il n'est guère surprenant que l'opinion publique canadienne se soit retournée contre la guerre, et que les politiciens s'en soient donné à cœur joie au moment d'attaquer le gouvernement, étant donné que nos objectifs semblaient changer chaque année.

De plus, les chaînes de commandement au sein des instances gouvernementales, bureaucratiques et militaires doivent être clairement définies. Dans les faits, le ministère des Affaires étrangères, la Défense nationale et le Bureau du Conseil privé passaient leur temps à se chamailler. C'était tout simplement démoralisant. À titre d'exemple, le ministère des Affaires étrangères a revendiqué le droit de diriger les opérations même s'il ne disposait que d'une poignée de représentants sur le terrain en Afghanistan, et que quelque 3 000 membres des Forces canadiennes se trouvaient là-bas.

C'est ce type de querelles qui a mené au démantèlement de l'équipe consultative stratégique mise sur pied par les militaires en Afghanistan. Il s'agissait là de l'une des seules initiatives créatives lancées par l'un ou l'autre des pays alliés afin d'aider le gouvernement afghan à progresser.

Cette équipe a été annihilée non pas en Afghanistan, non pas par les Afghans, mais à Ottawa, en raison de querelles intestines au sein de la bureaucratie. En un mot, nous ne pouvons pas permettre que cela se reproduise.

Dans l'avenir, le premier ministre devra simplement faire rouler des têtes et instaurer la chaîne de commandement de manière à ce que les querelles au sein des instances bureaucratiques et militaires ne mettent pas en péril les objectifs de la mission.

En outre, l'OTAN n'a pas fait bonne figure. Dans l'ensemble, sa structure de commandement n'était pas impressionnante — elle était divisée entre l'Afghanistan et le Commandant suprême des Forces alliées en Europe.

Comme les Canadiens le savent trop bien, les nations membres de la FIAS imposaient des conditions qui étaient dangereuses pour nous. Certains pays refusaient de combattre la nuit. Certains pays refusaient tout combat. D'autres refusaient de combattre en terrain enneigé. Des pilotes d'hélicoptère Apache refusaient de descendre à une altitude inférieure à 300 mètres. Les Forces canadiennes ont fonctionné avec de telles conditions à Kaboul jusqu'à la fin de 2005, mais nous avons abandonné la FIAS à Kandahar. Nous avons subi des pertes. La présidente a mentionné que 158 Canadiens étaient morts — quelques-unes de ces morts sont attribuables aux restrictions imposées par nos alliés.

Si nous recommençons cela, si nous nous engageons de nouveau dans une mission de combat, nous devons comprendre les restrictions imposées par nos partenaires avant de nous joindre à eux, et nous devrons en tenir compte dans le cadre de nos déploiements. Cependant, j'estime que nous ne devrions pas nous joindre de nouveau à une telle coalition, sauf si l'on nous garantit que nous combattrons aux côtés des troupes américaines et avec le soutien des Américains. En un mot, ce qu'a appris l'armée canadienne en Afghanistan, c'est que le seul allié sur lequel elle pouvait compter, le seul allié qui peut bien combattre à ses côtés et lui fournir du soutien — qu'il s'agisse de troupes, de forces aériennes, de renseignement ou de services d'évaluation médicale —, ce sont les États-Unis. Il s'agit là d'une leçon importante pour nous. Ce n'est pas ce que l'armée canadienne souhaitait apprendre, mais cette leçon remet en question l'avenir du Canada au sein de l'OTAN ou, à tout le moins, son degré d'engagement au sein de cette organisation — je dois souligner que, à cet égard, ma position est quelque peu plus tranchée que celle de mon collaborateur.

C'est tout ce que j'avais à dire, madame la présidente.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Granatstein. J'aimerais simplement dire que je suis d'accord avec la majeure partie de ce que vous avez dit. Il était très évident que nous étions dépendants des Américains, mais tout au long de la dernière décennie, nous avons également entendu certains Américains, entre autres le général McChrystal, déclarer très fermement que les Canadiens avaient mieux compris que les Américains la nature d'une mission anti- insurrectionnelle — ils ont élaboré la stratégie, mais c'est nous qui savons comment la mettre en œuvre. Avez-vous eu l'impression que cette dépendance avait une contrepartie?

M. Granatstein : Oui, je crois que nous nous en sommes très bien tirés sur le terrain. J'estime que nous avons mis au point les bonnes tactiques à Kandahar. Le hic, c'est que nous n'avons jamais disposé de l'effectif requis pour défendre le terrain que nous avions conquis. Nous avons commencé à obtenir de meilleurs résultats lorsque les Américains sont entrés en force à Kandahar, mais il s'agit encore là d'une lutte ardue.

La présidente : Ils ont mis du temps à arriver.

M. Granatstein : Ils ne sont arrivés qu'après 2008.

La présidente : Exact — une année électorale. Nous nous retrouvons actuellement dans une situation semblable.

Le sénateur Lang : Durant votre exposé, vous avez parlé de la décision d'intervenir en Afghanistan. D'après ce que je crois comprendre, nous n'étions peut-être pas aussi bien préparés que nous aurions dû l'être. Nous nous projetons 10 ans en avant, alors que nous allons quitter ce théâtre d'opérations dans quelques mois.

Vous pourriez peut-être nous en dire un peu plus long à ce sujet. Il s'agit d'une façon d'examiner en détail et de façon critique ce que nous avons fait dans le passé, mais également un moyen de penser à l'avenir, à ce que nous allons faire avec nos forces armées et d'examiner l'état dans lequel elles se trouvent, de manière à ce que nous puissions mener d'autres missions — nous avons déjà terminé notre intervention en Libye. Vous pourriez peut-être nous fournir des détails là-dessus. Je suis membre du comité depuis deux ou trois ans, et je peux affirmer que, à mon avis, la préparation des forces armées canadiennes est aujourd'hui bien meilleure qu'elle ne l'était dans le passé. Vous pourriez peut-être nous en dire davantage à ce sujet.

M. Granatstein : Ce que vous dites est vrai, je n'ai aucun doute là-dessus. Les Forces canadiennes se portent beaucoup mieux aujourd'hui qu'il y a 25 ou 30 ans. Le gouvernement a investi beaucoup d'argent et déployé énormément d'efforts pour rebâtir les forces canadiennes. Je crains que des coupures ne soient annoncées dans le cadre du budget qui sera déposé à la fin de la semaine, mais malgré tout, la santé des Forces canadiennes sera tout de même meilleure qu'elle ne l'a été pendant longtemps.

Les troupes sont meilleures. Elles sont mieux préparées. Elles ont du meilleur matériel — elles n'ont pas tout ce dont elles ont besoin, mais elles ont du meilleur matériel. Leurs rangs ne sont pas suffisamment garnis, mais la recherche que nous avons menée pour rédiger cet article sur les leçons retenues nous a révélé que le problème tenait non pas aux troupes, mais à la façon de raisonner des instances politiques et bureaucratiques. À notre avis, pour l'essentiel, les services du renseignement n'ont pas réussi à nous préparer à intervenir non pas tant à Kaboul, mais plutôt à Kandahar, où la situation s'est transformée en véritable combat. Nous sommes allés là en 2006. Nos troupes n'étaient pas du tout préparées à faire face aux vigoureuses forces talibanes dans la région, ni à composer avec leur manière de combattre. Les talibans combattaient comme les Russes — ils se repliaient sur des positions défensives russes. Ils avaient recours à des tactiques. Leur direction était centralisée. Ils étaient bien dirigés sur le terrain, formaient des unités. Nous nous attendions à faire face à un groupe composé de quelques voyous payés 10 $ par jour et combattant pour tenter de gagner leur vie. Les choses ne se sont pas du tout passées comme cela.

Comment cela s'est-il passé? Les services frontaliers ont permis aux talibans installés au Pakistan d'entrer en Afghanistan à leur guise. D'après l'ensemble de la littérature datant d'avant 2006 que M. Bercuson et moi avons consulté, ce phénomène était bien connu, mais pour une raison ou une autre, à Ottawa, on n'en a pas tenu compte. Je ne peux vraiment pas expliquer comment cela a pu se produire, mais je sais pertinemment que les soldats qui se sont rendus là-bas — et nous avons parlé avec le premier commandant du Commandement régional Sud et celui d'un groupement tactique à Kandahar — n'avaient aucune idée de ce qui les attendait.

Cela semble tout simplement incroyable. Comment est-ce possible que nous — et non pas les soldats, car cela n'est pas leur faute — ayons pu être mal préparés à un point tel que nous avons envoyé nos troupes là-bas sans leur fournir ces renseignements cruciaux?

Le sénateur Lang : J'aimerais poursuivre là-dessus encore quelques instants. Tournons-nous vers l'avenir et songeons à une éventuelle mission à un autre endroit — que devons-nous faire pour changer les façons de raisonner à Ottawa? Si ce que vous dites est exact, j'aimerais que vous nous disiez ce que nous devons changer pour que cela ne se reproduise plus. Devons-nous envoyer au front les premiers dirigeants qui se trouvent ici à Ottawa de manière à ce qu'ils comprennent bien ce qui se passe sur le terrain?

M. Granatstein : Ce serait une bonne idée.

Le sénateur Lang : Il est facile d'être ici et de formuler des critiques, mais j'aimerais que vous nous disiez ce que nous devons faire pour que nous puissions être mieux préparés et que nous ne mettions pas en danger la vie de nos soldats.

M. Granatstein : De toute évidence, nos services de renseignement ont besoin de ressources supplémentaires. Ces ressources ont été considérablement accrues et renforcées. J'ai rencontré des agents du SCRS qui ont été affectés en Afghanistan. Ils m'ont semblé très compétents. Aucun d'eux ne parlait l'une ou l'autre des langues qu'on parle là-bas, et ils devaient s'en remettre à des interprètes. À mes yeux, il s'agit là d'un inconvénient. Nous devons manifestement déployer de grands efforts pour apprendre les langues que l'on parle dans les régions où nous sommes susceptibles de mener des opérations dans l'avenir.

De l'argent, des ressources, de la formation et une vision : voilà ce dont nous avons besoin. Par exemple, j'ai toujours cru que nos services de renseignement ne tiraient pas parti des ressources présentes dans les universités. Les universités de toutes les régions du pays recèlent un savoir-faire considérable dans certains des domaines les plus ésotériques que l'on puisse imaginer. À mes yeux, il serait très utile de constituer un bassin de personnes que l'on mettrait plus ou moins sous contrat de manière à ce qu'on puisse les consulter lorsqu'une crise éclate dans tel ou tel pays — ces spécialistes pourraient transmettre des connaissances à nos agents du renseignement et à nos militaires, collaborer avec eux et leur présenter des séances d'information, ce qui pourrait leur permettre d'obtenir de meilleurs résultats.

La présidente : D'après ce que je crois comprendre, vous suggérez que de telles séances d'information soient présentées aux instances non seulement militaires, mais également politiques.

M. Granatstein : Oui, et bureaucratiques.

La présidente : Le sénateur Eggleton veut intervenir.

Le sénateur Eggleton : Mon point de vue à propos de la mission en Afghanistan est différent du vôtre, du moins en ce qui concerne la première mission.

Ma question fait suite à celle posée par le sénateur Lang, et à vos propos selon lesquels nous n'avions pas compris les réalités complexes qui caractérisent la frontière pakistano-afghane. Vous avez dit que la collaboration avec les Américains était une bonne chose.

M. Granatstein : J'ai dit que le fait de combattre à leurs côtés était une bonne chose.

Le sénateur Eggleton : Je suis d'accord. Sur le plan du renseignement, qu'est-ce qui n'a pas réussi? Si Ottawa a échoué à ce chapitre, Washington a assurément échoué aussi. Washington avait beaucoup plus à gagner ou à perdre là- bas.

M. Granatstein : Oui, vous avez sans aucun doute raison. Les Américains combattaient dans les montagnes à la frontière depuis la fin de 2001 lorsque les Canadiens sont arrivés. Pour une raison ou une autre, il semble que l'on n'ait pas transmis le message aux Forces canadiennes lorsqu'elles se sont déployées à Kandahar.

À mes yeux, cela est inexplicable. Je crois que les Américains comprenaient très bien.

En 2005, les deux premiers commandants canadiens se sont rendus à Kandahar pour être informés de la situation. Des représentants des forces spéciales les ont prévenus du fait que les choses allaient chauffer durant l'été. Pour leur part, des gens de l'armée américaine leur ont dit qu'aucun problème ne se dessinait à l'horizon. Malheureusement, les commandants canadiens semblent avoir prêté foi à ce que leur ont dit les gens de l'armée américaine, et non pas aux propos des gens des forces spéciales, et cela explique en partie notre mauvaise préparation.

Quoi qu'il en soit, il est évident que des renseignements détaillés n'ont jamais été transmis au QGDN, au ministère des Affaires étrangères ni au cabinet du premier ministre.

Le sénateur Eggleton : Ni à Washington, selon les apparences.

M. Granatstein : Il semble que Washington a été aux prises avec le même gâchis, mais de toute évidence, certaines personnes savaient ce qui était en train de se passer.

La présidente : Très bien. Revenons à notre liste.

Le sénateur Nolin : Bonjour, monsieur. Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation. J'aimerais revenir sur la quatrième leçon retenue, celle de l'OTAN. Le fait d'être membre d'une alliance au sein de laquelle les restrictions sont permises... Croyez-vous qu'il s'agit du début de la fin pour une grande alliance comme l'OTAN?

M. Granatstein : On peut remettre en question une alliance dont certains membres refusent de combattre auprès de leurs alliés.

Cela dit, pour être juste, l'opération ne vise pas à défendre l'Europe.

Le sénateur Nolin : Non, non.

M. Granatstein : Il s'agit d'une opération hors zone. Il s'agit d'une opération spéciale. Il ne fait aucun doute que les Américains ont tordu le bras à bien des gens pour les convaincre de se joindre à eux, et ils voulaient désespérément avoir, vous savez, un Roumain. Qu'il puisse être utile ou non n'avait aucune importance — il devait simplement être là pour que l'on puisse dire que la coalition comptait tel ou tel nombre de représentants.

Assez naturellement, comme c'était le cas au Canada, la population américaine a manifesté beaucoup d'opposition à la guerre en Afghanistan. Une fois passé le choc provoqué par les événements du 11 septembre, les gens ont pris du recul et ont commencé à se demander si notre présence là-bas était réellement souhaitable. Toutes sortes d'autres facteurs sont entrés en ligne de compte.

Cependant, le fait est que, sur le terrain, lorsque nous éprouvions des difficultés à Kandahar, nos commandants faisaient appel aux Allemands, qui n'étaient aux prises avec aucune difficulté, et leur ont demandé de leur envoyer des renforts pour les aider. Les Allemands ont répondu : « Nous sommes extrêmement désolés, mais Berlin nous interdit d'accéder à votre demande. » Nous avons fait appel aux Français, et les commandants de l'armée française ont répondu : « Nous aimerions vous aider, mais malheureusement, Paris nous interdit de le faire. » Ainsi, nous avons fait appel aux divers représentants nationaux, mais nous n'avons obtenu aucune aide.

La même chose s'est passée à la réunion du Conseil de l'OTAN tenue en Europe. Chaque fois qu'ils prenaient la parole, les représentants du Canada répétaient la même chose : nous avons besoin d'aide. Là encore, on ne leur a donné que des réponses très évasives.

Au bout du compte, seuls les Américains se sont manifestés, après la publication du rapport Manley, à la fin de 2008 — à ce moment-là, les Américains ont finalement augmenté la mise, et l'ont fait de manière très substantielle. Cela supposait qu'ils allaient assumer la direction du Commandement régional Sud à notre place, mais au moins, nous ne nous trouvions plus dans une situation où nous ne disposions pas de l'effectif requis pour faire le travail.

Le sénateur Nolin : Vous avez mentionné deux pays. La liste comprend 28 membres — quels sont les 10 autres qui ont occasionné des difficultés? Il convient de souligner que les membres ayant posé des problèmes font plutôt partie du premier groupe de pays.

Je vais passer à ma prochaine question. Un sommet aura lieu à Chicago en mai.

M. Granatstein : Exact.

Le sénateur Nolin : D'un côté comme de l'autre de la table, quelques-uns d'entre vous ont des craintes à propos des résultats de cette réunion en raison des problèmes financiers et de l'absence d'engagement politique. J'aimerais simplement profiter de vos connaissances et tenter d'établir si, au-delà de cette réunion, cette alliance a un avenir.

M. Granatstein : Je ne pense pas que l'alliance disparaîtra; je crois qu'elle continuera d'exister, sous une forme diluée, jusqu'à ce que la Russie devienne de nouveau une menace, ce qui commence malheureusement à sembler de plus en plus vraisemblable. Cela revigorera l'alliance.

Cependant, tous les pays membres font face à des problèmes économiques — ils connaissent tous de sérieux ennuis. Tous ces pays sabrent leurs dépenses en matière de défense. Les États-Unis ont indiqué qu'ils allaient porter leur attention sur le Pacifique, et je soupçonne qu'ils le feront dans un très proche avenir. En d'autres termes, je pressens que les pays d'Amérique du Nord diront aux autres pays : « Nous demeurerons membres de l'OTAN, mais vous êtes capables de prendre soin de vous-mêmes, car vous êtes riches, même si vous éprouvez actuellement des difficultés. Nous nous concentrerons dorénavant sur le Pacifique plutôt que sur l'Atlantique. » À mon avis, c'est ce que l'avenir nous réserve.

Le sénateur Nolin : Cela soulève pourtant une question en ce qui a trait au financement, au fait de contribuer financièrement à l'ensemble des efforts de l'alliance — si nous demeurons à la table, on nous demandera de payer.

M. Granatstein : On nous demandera de payer, et l'on fournira probablement la même réponse que celle que nous fournissons habituellement lorsque l'OTAN nous soumet une demande.

Le sénateur Nolin : « Oui ».

M. Granatstein : « Non ». Nous avons presque toujours répondu par la négative. Vous avez sûrement remarqué que nous nous sommes retirés de deux ou trois choses très importantes au cours du dernier mois.

Le sénateur Nolin : Je croyais que le fait de répondre par la négative était un phénomène récent, car dans une perspective historique... Nous nous adressons à un historien.

M. Granatstein : Non, nous n'avons pas été l'allié le plus fidèle. Bon nombre de nos protestations en ce qui a trait à l'état déplorable de l'OTAN sonnent un peu faux. Après tout, sous le gouvernement de Trudeau, en 1969, nous nous sommes presque entièrement retirés de cette alliance. Il a fallu que les membres du Cabinet se soulèvent pour que l'on ne retire que la moitié de nos billes. Sous le gouvernement Mulroney, le Canada s'est retiré sans donner le moindre préavis.

Nous n'avons jamais vraiment été entièrement fidèles à l'égard de l'alliance. Nous n'avons pas agi de façon totalement déloyale, mais nous n'avons jamais vraiment été à la hauteur des attentes suscitées par tout ce que nous avons dit après 1958 environ. Par conséquent, nous nous retirons peu à peu de l'OTAN, et j'avancerais que le rythme auquel nous nous retirons ira en s'accroissant.

La présidente : Merci. Nous aborderons plus particulièrement la question de la réorientation de la politique vers le Pacifique, dont vous avez parlé, lorsque nous discuterons avec quelques-uns des autres témoins qui se présenteront devant le comité.

À titre de membre du groupe d'experts Manley, je tiens simplement à souligner que nous avons également discuté de façon assez directe du problème de la frontière pakistanaise.

M. Granatstein : Si vous le permettez, j'aimerais ajouter que c'est à la suite des discussions du groupe d'experts Manley que les choses ont commencé à être évaluées convenablement.

La présidente : Oui, en ce qui concerne cette question.

Le sénateur Day : Merci, madame la présidente. Habituellement, le premier intervenant de ce côté est le sénateur Dallaire, qui est vice-président du comité, mais il est malheureusement absent. Je ferai donc de mon mieux pour le remplacer, et je poserai deux ou trois questions à mon bon ami M. Granatstein.

Monsieur Granatstein, la première question que vous avez soulevée est celle de la nécessité de définir les objectifs de la mission dès le départ, et ce que vous dites est vrai en théorie. Cependant, il s'agit d'une mission qui dure depuis 10 ans, et les circonstances ont évolué au fil du temps. Je me rappelle que, lorsque je suis allé à Kaboul, les militaires disaient : « Nous avons besoin de personnel civil. Nous avons besoin d'un dirigeant ou d'un chef du personnel civil. Où est l'ONU? Nous avons besoin du chef du personnel civil de l'Europe. » Ils cherchaient à obtenir la participation du personnel civil, mais en vain. Cela dit, c'est à la suite d'une décision de la direction que l'OTAN a pris l'engagement d'envoyer des militaires.

N'est-ce pas les Américains — et donc tous ceux d'entre nous qui ont joint les rangs de la FIAS — qui croyaient, au tout début, qu'il s'agissait d'une autre mission militaire, que nous n'avions qu'à nous rendre là-bas? Nous avons été envoyés là par la direction. Ce qui se passe là-bas est assimilable à ce qui s'est passé en Corée, à un certain nombre des petites escarmouches. Nous interviendrons avec une force militaire. L'unique raison pour laquelle les Russes n'ont pas réussi là-bas, c'est qu'ils n'ont pas employé une force militaire suffisante, et peut-être parce que Charlie Wilson a donné trop d'armes à l'autre camp. Toutefois, il s'agissait tout de même d'une simple opération militaire.

Puis, avec le temps, nous avons commencé à entendre des gens dire : « Eh bien, nous allons créer des équipes provinciales de reconstruction » et « C'est une guerre à trois volets ». Nous avons commencé à entendre ce genre de choses. La nature de la mission évolue à mesure que le temps progresse, et nous ne parvenons pas du tout à nos fins.

N'est-il pas injuste d'affirmer que, dans de telles circonstances, nous devrions définir la mission dès le départ?

M. Granatstein : Oui, c'est injuste. Pour être en mesure d'amener la population à vous appuyer lorsque les objectifs changent, vous devez faire preuve d'habileté en matière de gestion politique. Bien que cela ne soit pas impossible, on ne l'a pas fait, en raison des critiques incessantes formulées par l'opposition — peu importe le parti qui jouait ce rôle à ce moment-là. Les organisations pacifiques et d'autres groupes formulaient également des critiques. Les gens appuyaient les troupes, mais la mission recevait très peu de soutien, et même ce soutien avait tendance à décroître à mesure que la guerre se poursuivait.

Ainsi, pour dire les choses crûment, on n'a pas « vendu » l'idée de cette mission; on ne l'a pas vendue convenablement, et c'est en cela que résidait le problème. On ne l'a vendue convenablement dans aucun des pays membres de l'OTAN participant à la mission. Dans tous ces pays, le soutien à la mission a diminué — ce phénomène n'a pas été observé qu'au Canada, loin de là.

Ce qui nous distingue des autres, c'est peut-être le fait que nous avons poursuivi notre mission de combat si longtemps, pendant cinq ans, à Kandahar; c'est tout à notre honneur, et nos troupes s'en sont très bien tirées.

Le sénateur Day : Aurions-nous dû être en mesure d'établir dès le départ, soit en 2001, 2002 ou 2003, qu'il s'agissait d'une stratégie pangouvernementale, et que notre réussite passait exclusivement par l'adoption d'une telle stratégie?

M. Granatstein : Nous aurions probablement dû être capables de comprendre cela à ce moment-là. Je crois que nous serons en mesure de le faire dans l'avenir, et nous tenterons de faire mieux que ce que nous avons fait en ce qui concerne la mission en Afghanistan.

Le sénateur Day : À mes yeux, il s'agit là d'une importante leçon à retenir, mais je ne suis pas certain d'être d'accord avec vous. L'état d'esprit — je ne veux pas dire que l'intelligence — était là, mais nous aurions dû dès le départ envisager cela d'abord et avant tout comme une opération militaire.

J'aimerais que vous nous disiez quelques mots à propos de l'équipe consultative stratégique, du général Hillier et du gouvernement à Kaboul. Au départ, les ministères de ce gouvernement étaient composés principalement de conseillers militaires, et je crois qu'il s'agit là de l'une des choses qui attisaient la jalousie du ministère des Affaires étrangères, mais nous avions adopté une optique militaire à ce moment-là.

M. Granatstein : Le général Hillier voulait que les civils se joignent à l'équipe, et a tenté d'en convaincre quelques- uns de le faire. La première mouture de l'équipe consultative stratégique comprenait un civil. Par la suite, il n'a réussi à obtenir la participation d'aucun civil — après tout, c'était un endroit dangereux et les civils n'étaient pas prêts à se rendre là-bas.

Lorsqu'Ottawa a réduit en poussière l'équipe consultative stratégique, le général Hillier s'est fait dire — c'est lui qui me l'a dit — qu'Ottawa avait tenté de trouver des fonctionnaires civils pour prendre la place des militaires, mais sans succès. Oui, il s'agissait d'une organisation militaire, et oui, cela a attisé une partie de la jalousie présente à Ottawa, mais il s'agissait d'une bonne idée qui aidait les Afghans à renforcer la fonction publique. Cependant, elle a été anéantie par les querelles intestines au sein de la bureaucratie canadienne, parfait exemple d'une fonction publique mal dirigée.

Le sénateur Lang : Vous avez clairement indiqué que, au fil du temps, les gens appuyaient de moins en moins la mission. Il m'est impossible de ne pas contester cette affirmation, car il me semble que, du début de la mission en Afghanistan jusqu'à aujourd'hui, la population a soutenu, bien qu'à contrecœur, cette mission, car elle sait qu'il y a des problèmes à régler là-bas, et que le monde a une responsabilité à assumer à cet égard.

Je ne comprends pas comment vous pouvez affirmer que les Canadiens n'appuient pas la mission, car j'estime qu'ils soutiennent ce type d'interventions lorsqu'ils savent qu'elles sont menées dans l'intérêt du monde entier.

M. Granatstein : Les gens appuient le rôle que jouent là-bas les militaires, et ils soutiennent les militaires eux-mêmes, je n'ai aucun doute là-dessus. Il y a longtemps que l'on n'avait assisté à une telle manifestation de soutien au pays.

Toutefois, les gens appuient beaucoup moins la mission, beaucoup moins l'idée que tout ce que nous ferons contribuera à procurer à l'Afghanistan la stabilité, un bon gouvernement et une société où les femmes ne sont pas victimes de mauvais traitements. À mon avis, plus personne n'adhère à cette idée en Occident. Elle s'est dissipée. Les Afghans ont perdu la confiance de ceux qui étaient là pour les aider. Leur gouvernement est corrompu; leur société est islamiste; cela ne changera pas. Cela a fait diminuer considérablement l'appui à l'égard de la mission.

Le sénateur Day : En 2005 environ, le comité a rendu visite à une équipe provinciale de reconstruction. Cette équipe comptait dans ses rangs des bureaucrates civils qui ne pouvaient pas aller à l'extérieur. Ces gens s'étaient portés volontaires pour aller là-bas, mais ne pouvaient pas aller à l'extérieur de la base, car les militaires n'avaient pas suffisamment sécurisé le territoire. Je crois qu'il est important de mentionner cela pour que l'on puisse bien comprendre que, au départ, il s'agissait d'une importante opération militaire, et que la nature de cette opération a lentement évolué.

Monsieur Granatstein, j'aimerais revenir sur une autre chose que vous avez dite, à savoir que le Canada n'irait pas en guerre sans les Américains. Nous pourrions peut-être ajouter les Australiens, car ils ont été eux aussi assez efficaces sur le plan de la collaboration.

M. Granatstein : Je pense que les Australiens ont été très bons. Hélas, ils étaient peu nombreux.

La présidente : Le contingent australien était très petit.

Le sénateur Mitchell : Il faut peut-être faire une distinction entre les alliés qui formulent des restrictions et les alliés plus fidèles qui ne disposent tout simplement pas de ressources suffisantes. On ne peut certainement pas affirmer que les Australiens — et peut-être même les Britanniques — n'étaient pas prêts à nous aider. Ce qui les a empêchés de le faire, c'est simplement un manque de ressources, et non pas de quelconques restrictions. Ils en avaient plein les bras là où ils se trouvaient, et ne disposaient pas, comme les Américains, de ressources apparemment illimitées. Est-il juste de dire cela?

M. Granatstein : C'est juste jusqu'à un certain point. En 2006, nous avons passé beaucoup de temps à aider les Britanniques, qui se trouvaient dans un sérieux pétrin, et qui, bien honnêtement, n'étaient pas très efficaces. Dans la monographie qu'il a rédigée, le colonel Ian Hope, qui était premier commandant de la Force opérationnelle Orion à Kandahar en 2006, ne mentionne pas que les Britanniques étaient mauvais. Il indique que le fait d'être en présence d'Américains prêts à combattre avait changé un certain nombre d'attitudes au sein de l'armée canadienne. Il s'agit là d'un homme qui a combattu au sein de l'armée britannique avant de se joindre à l'armée canadienne, et qui, en fait, à la lumière de cette expérience, si j'ai bien compris son propos, avait acquis la conviction qu'on ne pouvait plus se fier aux Britanniques, aux Français, aux Allemands ni à quiconque; on pouvait seulement se fier aux Américains — ce sont eux qui disposaient des ressources requises et de troupes bien entraînées et prêtes à combattre. À son avis, les Canadiens étaient eux aussi prêts à combattre, mais ne disposaient pas des ressources et du soutien requis.

Le sénateur Mitchell : J'ai une nuance à apporter : vous n'avez pas mentionné la réussite de notre mission de formation auprès de l'armée et de la police afghanes, ni donné votre avis à ce sujet. Est-ce que cela sortait du cadre de votre étude? Pouvez-vous formuler des commentaires à ce propos?

M. Granatstein : Cela sortait du cadre, et je n'ai vraiment pas d'opinion à ce sujet — tout ce que je peux dire, c'est que, à coup sûr, il existe peu de signes de la réussite de notre mission en ce qui concerne la formation des policiers; pour ce qui est de la formation des militaires, la mission a été couronnée d'un certain succès. L'armée semble à présent être en mesure de mener des opérations de bataillon, ce qui constitue un progrès non négligeable, mais nous verrons comment les choses se passent à cet égard au cours des deux ou trois prochaines années, car l'armée doit faire mieux que cela.

La présidente : En toute honnêteté, nous faisons de la formation au sens propre du terme depuis le jour où nous avons mis le pied en sol afghan. La formation et tout le reste étaient la raison d'être des BOA. Il s'agit en quelque sorte d'une mission distincte, mais il s'agissait de la première tâche.

M. Granatstein : Oui, je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Mitchell : Vous avez dit que vous aviez l'impression que les États-Unis allaient se détourner de l'OTAN ou des activités qu'elle mène pour se concentrer davantage sur le Pacifique. À coup sûr, ils seront de nouveau amenés à s'intéresser au Moyen-Orient, n'est-ce pas?

M. Granatstein : C'est possible. Je ne le souhaite pas, mais c'est possible.

Le sénateur Mitchell : Ils ne tourneront pas le dos à cela, n'est-ce pas?

M. Granatstein : Il est assez difficile d'éviter ce qui se passe là-bas. Aux États-Unis et dans les pays occidentaux, la population exerce beaucoup de pression pour que les Américains interviennent — ou n'interviennent pas — là-bas.

La présidente : J'aimerais revenir sur un point qui a été soulevé par le sénateur Lang, et qui revêt de l'importance en ce qui a trait aux leçons retenues. Au chapitre du soutien à l'égard de la mission en tant que telle par opposition au soutien à l'égard des troupes, je constate invariablement que les gens se rallient à la cause lorsqu'on a l'occasion de leur parler de la mission. Il semble que le problème en était un de communication; là encore, il s'agit d'une chose dont nous avons discuté au sein du groupe d'experts indépendants. Les gens ne savaient pas ce qui se passait là-bas. Bien sûr, ils aiment et soutiennent les soldats, mais ils ne comprenaient pas la mission. Avez-vous abordé cette question dans le cadre de votre recherche?

M. Granatstein : Nous ne nous sommes pas penchés là-dessus de façon très détaillée, mais je suis convaincu que 99 p. 100 des Canadiens croyaient que la mission en Afghanistan était une mission de maintien de la paix qui, pour une raison ou une autre, a tourné au vinaigre, et puis nous avons subi des pertes. Malgré les efforts considérables déployés en 2005 par le gouvernement afin de préparer la population au fait qu'il y aurait des pertes — Bill Graham a fait la tournée du pays pour informer les gens à ce sujet —, les gens n'ont pas pris conscience de cela, et ne l'ont pas cru. D'ailleurs, je ne suis pas certain que l'armée elle-même le croyait en 2005 et en 2006. À ce moment-là, nous mettions sur pied une équipe provinciale de reconstruction à Kandahar, et l'on croyait que le groupement tactique lui fournirait une protection. Elle s'est plutôt retrouvée à faire la guerre.

La présidente : Pourriez-vous nous donner votre évaluation de la stratégie pangouvernementale? Oui, cela s'est révélé être un cauchemar sur le plan bureaucratique. Nous n'avons pas entraîné les gens de l'ACDI et du ministère des Affaires étrangères à faire la guerre — il s'agit là du travail des militaires. Il y a eu beaucoup de problèmes. À votre avis, s'agissait-il d'une expérience ponctuelle, dans la mesure où nous tentions d'établir ce que nous devions faire? Comme le sénateur Lang l'a mentionné, nous n'avons pas tenu de telles discussions en ce qui concerne l'intervention en Libye. La plupart des gens disent que, à l'avenir, la plupart de nos missions ressembleront probablement davantage à celles menées en Libye qu'à celles menées en Afghanistan. Pouvez-vous nous donner votre avis là-dessus, et nous fournir des précisions à propos de votre observation touchant la stratégie pangouvernementale?

M. Granatstein : Nous ne disposions d'aucun modèle et, depuis, nous en avons probablement élaboré un en ce qui concerne les mesures que nous devons prendre pour mieux faire les choses. Le hic, c'est qu'un modèle mis au point aujourd'hui ne sera peut-être plus pertinent d'ici cinq ans. C'est là que le bât blesse. Notre problème, c'est que nous avons de la difficulté à nous adapter. Je ne sais pas à quoi ressemblera la prochaine mission à laquelle nous participerons. Je pressens qu'elle sera différente de celle menée en Afghanistan ou en Libye. Je ne sais pas où elle se déroulera — peut-être en Syrie, peut-être ailleurs, qui sait? Cela dit, peu importe le type de mission, pour la mener, nous devrons acquérir des connaissances spéciales, fournir une formation spéciale et recourir à des gens possédant des compétences en matière de langues et de renseignement, éléments qui semblent toujours nous faire plus ou moins défaut.

La présidente : Cela pourrait ressembler davantage à une mobilisation de la communauté du renseignement plutôt que de l'effectif de l'ACDI?

M. Granatstein : C'est assurément ce que je souhaite.

Le sénateur Eggleton : Vous avez mentionné quatre leçons retenues, et je me pencherai tout d'abord sur la quatrième, celle qui concerne les restrictions formulées par certaines nations et la situation relative à l'OTAN.

Je suis d'accord avec vous : je crois que l'OTAN doit tenter de s'attaquer à ce problème. Dans le cas qui nous occupe, la situation est encore plus grave que celle que vous avez décrite, selon moi, car même si la mission se déroulait à l'extérieur de l'Europe, elle était assujettie à l'article 5 ayant été promulgué, vu que la mission a été provoquée par une attaque sur le sol américain. Il me semble que cela rend ces restrictions d'autant plus impardonnables. Je crois que vous avez raison — l'OTAN aurait avantage à s'attaquer bientôt à cela.

Pour ce qui est des trois autres leçons, vous avez fait allusion à un personnel civil et militaire bien entraîné, préparé, expérimenté et disposant du matériel approprié, vous avez mentionné le fait que les partenaires devaient fixer des objectifs clairement définis, et cetera, et le fait qu'il fallait que les chaînes de commandement et de communication soient claires, cohérentes et persistantes. Il s'agit là d'éléments dont nous avons disposé à de nombreuses occasions dans le passé.

M. Granatstein : Il n'y a rien de sorcier là-dedans.

Le sénateur Eggleton : Il n'y a absolument rien de nouveau dans tout cela.

M. Granatstein : Je suis d'accord avec vous.

Le sénateur Eggleton : Ainsi, vous conviendrez du fait que, dans une large mesure, dans la plupart des cas, nous sommes mal préparés à mener ce genre de mission. Il y a peut-être quelque chose que nous faisons bien, mais il y a beaucoup de choses que nous faisons mal.

Vous avez fait allusion au volet politique des choses, au fait que nous ne mobilisons pas suffisamment la population, mais il faut souligner que la démocratie est une chose compliquée. Il y a beaucoup de tergiversations à propos de ce que nous devons faire, les gens ont des opinions divergentes, et au sein d'un pays totalement démocratique, ils ont le droit de les exprimer, et les médias ont le droit de les diffuser. Je ne vois pas comment nous pourrions faire les choses autrement. À la suite de nos prochaines missions, nous tirerons probablement des leçons semblables à celles que vous tirez. Comme vous l'avez dit, peut-être qu'un modèle découlera de cela.

M. Granatstein : Un modèle pangouvernemental.

Le sénateur Eggleton : Peut-être, je ne suis pas certain de cela, mais ce qui me frappe, c'est que chaque conflit dans lequel nous intervenons est différent, et que les leçons tirées des conflits précédents ne s'appliquent pas nécessairement au conflit auquel nous participons.

M. Granatstein : À mon avis, il est possible de retenir certaines leçons. Le gouvernement peut exercer une maîtrise sur son fonctionnement. Le premier ministre peut exercer son autorité sur les bureaucrates et leur faire faire ce qu'il veut qu'ils fassent. Cela ne s'est pas produit sous le gouvernement Martin ni le gouvernement Harper. C'est là le problème. Les ministères n'allaient pas tous dans la même direction. Cela n'a pas à se produire.

Le sénateur Eggleton : Vous faites allusion non pas vraiment à l'opposition, mais plutôt au gouvernement lui-même?

M. Granatstein : Oui, le gouvernement n'exerce aucune maîtrise sur ce que font l'opposition ou les médias, mais il est maître de son propre fonctionnement, ou devrait l'être.

Le sénateur Eggleton : D'après vous, en tant qu'historien, comment cela se terminera-t-il? Nous avons toutes les raisons d'être très pessimistes à propos de l'issue de tout cela. Nous pouvons être fiers de ce que nous avons fait. Nous pouvons jeter un regard sur nos réalisations, et nous dire que nous avons bien fait ceci ou cela. Cependant, au bout du compte, nous connaissons l'histoire de l'Afghanistan, nous savons qu'il s'agit d'un pays très difficile à gouverner, qu'il s'agit d'un pays corrompu plein de chefs de guerre et de problèmes tribaux, et cetera, sans oublier ce qui se passe à la frontière pakistanaise. Comment pourrait-on être optimiste et croire que le pays ne se retrouvera pas de nouveau sous la coupe des talibans ou d'une autre entité dictatoriale?

M. Granatstein : Je ne suis pas du tout optimiste, malheureusement. Je m'attends à ce que la guerre civile reprenne entre la région du Nord et les talibans. Le pays sera mis sens dessus dessous, les femmes se verront privées de leurs droits, et les filles ne pourront plus fréquenter l'école.

Le sénateur Dawson : En ce qui a trait à cette question du droit des femmes et de l'éducation des filles, l'un des messages que nous transmettions au début de la mission tenait à ce que nous intervenions afin de libérer les Afghanes. Je suis d'accord avec le sénateur pour dire que les gens soutiennent encore fermement la mission. Je viens de la ville de Québec — là-bas, les gens n'ont jamais été très favorables à l'idée que le pays entre en guerre, même si la base de Valcartier se trouve dans cette région. En tant qu'historien, vous avez probablement remarqué cela.

Cette fois-ci, de toute évidence, les gens de cette ville ont soutenu les troupes beaucoup plus fermement qu'ils ne l'avaient fait à tout autre moment dans le passé. À présent, l'un des problèmes auxquels nous faisons face, c'est que l'une des raisons pour lesquelles nous les soutenions tenait à ce noble objectif consistant à libérer les femmes, à éduquer les jeunes et à donner au pays la chance de répondre aux normes internationales en ces matières.

Nous savons maintenant que cela ne se réalisera pas. Nous soutenons l'armée et la police, mais cela ne contribuera pas à la libération des femmes ni à l'éducation des filles de ce pays.

M. Granatstein : Tout d'abord, je tiens à souligner qu'il ne s'agissait pas là de la première raison de notre intervention. Ces objectifs sont apparus après coup, deux ou trois ans après le début de la mission.

Je crois que nous voulions faire cela dès le début. Nous n'avons commencé à le faire qu'au milieu de la mission, et ce n'est qu'à ce moment-là que nous avons tenté de vendre l'idée selon laquelle il s'agissait d'un élément clé.

Je crois que nous avons obtenu d'excellents résultats. En ce qui concerne le nombre d'enfants qui fréquentent l'école, le nombre de femmes qui siègent au Parlement afghan, le rôle que les femmes sont en mesure de jouer à Kaboul et probablement dans les villes, les résultats sont impressionnants. La situation est revenue au point où elle était avant que les talibans ne prennent le pouvoir pour la première fois, mais elle est très fragile, et il est peu probable qu'elle subsiste après le départ des troupes occidentales. Voilà le problème.

Il me fait horreur de dire cela, mais je crains que, au bout du compte, tous les gains que nous avons faits n'auront été qu'illusoires.

La présidente : J'imagine que nous ne pouvons que souhaiter que les 2,2 milliards de jeunes filles qui fréquentent aujourd'hui l'école — et qui n'auraient pas pu la fréquenter il y a 10 ans — seront en mesure de résister et de se battre.

Merci, monsieur Granatstein. Je rappelle que M. Granatstein est chargé de recherche principal pour le Canadian Defence and Foreign Affairs Institute, et qu'il est l'auteur, avec David Bercuson, du livre intitulé Lessons Learned? What Canada Should Learn from Afghanistan. Nous vous sommes reconnaissants de votre apport à notre étude et au présent débat.

Merci d'avoir été parmi nous.

Nous allons maintenant changer de sujet. Le prochain groupe de témoins est composé de deux spécialistes américains des politiques budgétaires en matière de défense, avec lesquels nous discuterons des réductions des dépenses militaires aux États-Unis, et des répercussions que cela pourrait avoir sur le Canada, en tant que pays allié, et sur les opérations qui seront menées à l'avenir.

Nous allons donc détourner quelque peu notre attention des leçons retenues en Afghanistan pour nous tourner vers l'avenir, et plus particulièrement celui de notre plus grand allié, qui se trouve au sud de la frontière. Un jour, un ancien premier ministre du Canada a déclaré que l'on pouvait assimiler le fait d'être voisin des États-Unis à celui de dormir avec un éléphant — ses moindres mouvements et grognements nous font de l'effet. Aujourd'hui, nous poserons des questions à propos de ces mouvements que l'on a observés récemment aux États-Unis, et des répercussions assez directes qu'ils pourraient avoir sur nous.

En janvier, le Pentagone a publié une nouvelle stratégie en matière de défense, laquelle comporte quelques changements importants au chapitre des priorités. Nous avons brièvement abordé le sujet avec le témoin précédent. Au même moment, le budget de la défense américaine a subi des réductions draconiennes, et pourrait en subir d'autres dans les années à venir. Qu'est-ce que cela aura comme incidence sur l'armée américaine, sur la position qu'occupent les États- Unis sur l'échiquier mondial et, bien entendu, selon notre point de vue, sur le Canada?

Nous allons maintenant entendre Todd Harrison, agrégé supérieur, Études des budgets de la défense, Center for Strategic and Budgetary Assessments, qui participera à la réunion par vidéoconférence depuis Washington.

Monsieur Harrison, avez-vous une déclaration préliminaire à présenter?

Todd Harrison, agrégé supérieur, Étude des budgets de la défense, Center for Strategic and Budgetary Assessments, à titre personnel : Oui. Merci de m'avoir invité à participer à la réunion d'aujourd'hui. Je suis heureux d'avoir l'occasion de vous parler de quelques-uns des importants défis relatifs au budget de la défense des États-Unis, et des répercussions que cela pourrait avoir au cours de la prochaine décennie. Avant la réunion, je vous ai transmis deux tableaux, et j'espère que vous les avez sous les yeux.

Le premier concerne les restrictions découlant de la Budget Control Act. À l'heure actuelle, il s'agit d'un facteur qu'il est important de prendre en considération au moment d'établir la planification et le budget relatifs à la défense aux États-Unis. En août dernier, le Congrès des États-Unis a adopté une loi connue sous l'appellation de Budget Control Act of 2011, laquelle établit des plafonds relatifs à divers éléments discrétionnaires du budget fédéral. Le budget du département de la Défense — le DOD — représente environ la moitié de la portion discrétionnaire du budget des États-Unis. Ces plafonds ont eu pour effet de réduire les sommes que nous serons en mesure d'affecter à la défense au cours de la prochaine décennie.

Comme l'indique le graphique, aux États-Unis, les dépenses liées à la défense évoluent de façon cyclique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Trois cycles principaux peuvent être mis en évidence : le premier est lié à la fin de la guerre de Corée, le deuxième, à la guerre du Vietnam, et le troisième, à l'intensification de la guerre froide. À compter de la fin des années 1970 et du début des années 1980, les dépenses militaires américaines ont augmenté de façon spectaculaire en raison de la guerre froide. Ces dépenses ont atteint un point culminant au cours de l'exercice de 1985, pour ensuite diminuer pendant un peu plus d'une décennie. Elles ont atteint leur niveau le plus bas en 1988 environ, et elles ont ensuite commencé à remonter. Bien entendu, ces dépenses se sont intensifiées à la suite des événements du 11 septembre.

À ce moment-ci, il semble que ce cycle d'accroissement des dépenses militaires faisant suite aux événements du 11 septembre vient tout juste de prendre fin. Contrairement à ce qui s'était passé durant les cycles antérieurs d'accroissement des dépenses de défense, le présent cycle ne s'est pas traduit par un accroissement notable de la taille de l'armée américaine — le nombre total de membres des forces armées est demeuré relativement stable, soit 1,4 ou 1,5 million de membres.

Dans le cadre des précédents cycles de dépenses militaires, nous avions observé une augmentation rapide du nombre total de membres des forces armées américaines, et puis, sur le plan négatif, une diminution rapide de la taille de l'armée américaine. Cependant, cette fois-ci, il ne s'agit pas d'une option facile, car l'augmentation des dépenses ne s'est pas traduite par un accroissement notable de l'effectif militaire — en fait, la Marine et la Force aérienne américaines comptent moins de membres qu'elles n'en comptaient il y a environ 10 ans.

Les répercussions de la Budget Control Act peuvent être repérées à la droite du graphique — la ligne bleue pointillée, dans le haut, renvoie à la demande de crédits budgétaires présentée l'an dernier par le président en vue de l'exercice 2012 et des exercices suivants. L'an dernier, le président a demandé que les dépenses de défense soient légèrement augmentées au cours des prochaines années pour ensuite être stabilisées vers la fin de la décennie.

Les répercussions de la Budget Control Act sont indiquées par la ligne verte. Cette loi prévoit un premier ensemble de plafonnements des dépenses budgétaires en matière de défense. Cette ligne, qui illustre ces plafonnements, indique quelles devaient être, selon la Budget Control Act, les dépenses budgétaires en matière de défense pour l'exercice 2013.

Au cours de l'exercice 2013 — le prochain exercice qu'examine le Congrès —, le budget de défense américain sera plafonné à environ 525 milliards de dollars, soit une légère diminution par rapport au budget actuel, qui se chiffre à 530 milliards de dollars. Pour l'essentiel, le budget demeurera à ce niveau peu élevé jusqu'à la fin de la décennie — il ne sera indexé qu'en fonction de l'inflation.

À ce moment-ci, la grande inconnue est l'incidence qu'aura ce que l'on appelle la « séquestration ». Il s'agit du deuxième volet de la Budget Control Act qui n'est pas encore entrée en vigueur. La séquestration aurait pour effet d'abaisser les plafonds budgétaires du budget de base de la défense d'une somme équivalente à environ 52 milliards de dollars par année. Cela se ferait par le truchement d'un processus très convenu — le DOD devrait réduire d'un pourcentage uniforme les dépenses liées à tous ses postes budgétaires. Le seul poste qui serait exempté serait celui de la rémunération et des avantages sociaux du personnel militaire. Lorsque des postes budgétaires sont exemptés, on doit réduire d'autant plus les autres postes de manière à ce que l'on puisse réaliser les économies annuelles visées, en l'occurrence 52 milliards de dollars. Comme l'a dit le secrétaire Panetta, si je ne m'abuse, il s'agit d'un exemple de la « méthode du couperet ». À mon avis, il s'agit d'une méthode très peu ciblée, non stratégique, et elle va en quelque sorte créer un grand désordre au sein du budget de la défense.

Cela dit, si l'on ramène cela à de justes proportions, il s'agit d'une réduction d'environ 10 p. 100 des dépenses de défense. Ces réductions se produisent de façon abrupte, mais elles ne deviendront pas plus importantes par la suite — elles demeureront stables, comparativement à ce qui s'est passé durant les récessions antérieures. Comme vous pouvez le voir sur le graphique, à la fin de la guerre froide, les dépenses totales des États-Unis en matière de défense ont diminué d'environ 30 p. 100 pendant un peu plus d'une décennie. Dans une perspective d'avenir, les réductions liées à la séquestration semblent draconiennes, mais elles sont d'une ampleur réaliste, et peuvent raisonnablement être réalisées au cours de la décennie.

La deuxième diapo que je vous ai transmise comprend trois graphiques dont j'aimerais me servir pour mettre en évidence le fait que d'autres options s'offrent à nous advenant que les membres du Congrès en arrivent à un compromis sur la question de la séquestration. Le graphique du centre illustre les réductions qui découleraient de la séquestration. Draconiennes au départ, ces réductions seraient ensuite réparties également sur une période de 10 ans. Une solution de rechange consisterait à réaliser les mêmes objectifs en matière de réduction du déficit en répartissant les réductions de manière plus graduelle dans le temps. Sous sa forme actuelle, la loi ne permet pas de faire cela — elle interdit de reporter des sommes d'une année à l'autre —, mais le Congrès pourrait la modifier. Le cas échéant, on pourrait réaliser des économies équivalentes à celles que l'on ferait dans le cadre de la séquestration en réduisant chaque année les dépenses de 2,2 p. 100, et ce, durant toute la décennie.

Il s'agit là d'une option. Bien sûr, il en existe une autre, à savoir celle d'effectuer des réductions compensatoires dans d'autres éléments du budget ou d'accroître les revenus liés à d'autres postes budgétaires, mais cela outrepasse la politique en matière de défense.

Cela met fin à ma déclaration préliminaire. Je serai heureux de répondre à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup. Nous avons suivi votre exposé, mais nous ne disposions pas de toutes ces lignes de couleur dont vous avez parlé. Cependant, je crois que nous avons saisi l'essentiel de votre propos, à savoir qu'il y a à présent des règles en place, et qu'elles entrent actuellement en vigueur. D'ici janvier 2013 — moment où cela se réalisera par voie de décret si rien d'autre ne se produit —, des élections auront lieu. Nous reviendrons sur cette question d'ordre politique, mais j'aimerais savoir si le président peut faire ce qu'il dit qu'il aimerait faire à propos de la séquestration si le décret est adopté — il a affirmé qu'il voulait apporter des changements en ce qui concerne l'allure et l'orientation des réductions, et pourtant, cela ne se reflète pas dans le budget.

M. Harrison : En un mot, le secrétaire Panetta et d'autres dirigeants du Pentagone ont indiqué clairement que toute autre compression budgétaire — qu'il s'agisse de compressions liées à une séquestration ou à quelque chose qui y ressemble — rendrait impossible la mise en œuvre de la nouvelle stratégie qu'ils ont présentée en janvier. Je les crois sur parole lorsqu'ils disent que, dans de telles circonstances, ils n'auraient d'autre choix que de jeter cette stratégie au rebut et de recommencer à zéro. La réalité, c'est qu'il est peu probable qu'ils parviennent à éviter d'autres réductions. Même si l'on évite la séquestration, la défense fera probablement l'objet d'autres compressions budgétaires. Si on les prend au mot, ces coupures auront pour effet que nous ne serons pas en mesure de soutenir la stratégie qui a été présentée.

La présidente : De toute évidence, cela aura des répercussions sur vos alliés, et non pas uniquement sur quelque opération ou mission inconnue qui sera en cours à ce moment-là.

D'accord, tentons d'aller un peu plus au fond des choses. Sénateur Lang, voulez-vous poser une question?

Le sénateur Lang : Merci, madame la présidente.

Vous pourriez peut-être nous faire part de votre opinion à la lumière de la campagne électorale en cours aux États-Unis. Y a-t-il une différence marquée entre les républicains et les démocrates? Si, par exemple, le bureau ovale devait échoir à un républicain, est-ce que l'on constaterait une différence notable en ce qui a trait aux mesures prises à l'égard de la défense, ou est-ce que le président élu, peu importe son allégeance, aura les mains liées et n'aura d'autre choix que de composer avec la situation devant laquelle il se trouve?

M. Harrison : Ma réponse comportera deux volets. La situation politique qui régnera entre aujourd'hui et le moment où la séquestration doit entrer en vigueur sera quelque peu différente de celle qui risque de se présenter après qu'une nouvelle administration sera entrée en fonction. Selon la loi actuelle, la séquestration entrera en vigueur le 2 janvier, à savoir après l'élection, mais avant l'entrée en fonction du nouveau Congrès, et possiblement avant l'assermentation de la nouvelle administration.

À mon avis, ce qui risque de se produire, c'est que, après les élections, le Congrès reprendra sa session interrégime en novembre et en décembre, et tentera de se pencher sur la question de la séquestration et des mesures à prendre pour désamorcer cette idée.

Par ailleurs, le Congrès devra s'attaquer à d'autres questions stratégiques très importantes. Un certain nombre de mesures de réduction d'impôt viennent à échéance le 31 décembre, et il devra donc examiner beaucoup de questions qui auront des répercussions notables sur le budget fédéral et sur le déficit au cours de la présente décennie. Les membres du Congrès pourraient en arriver à un certain compromis durant cette session interrégime, mais cela reste à voir.

Dans la négative, la séquestration entrera en vigueur. Les réductions visant ces postes commenceraient à prendre effet. Par la suite, les membres d'un nouveau Congrès seraient assermentés et, quelques semaines plus tard, on pourrait assister à l'assermentation d'un nouveau président.

Selon moi, à moins que l'on assiste à d'importants changements en ce qui a trait au parti détenant le contrôle de la Chambre et du Sénat, il est peu probable que la situation change de façon notable. Pour que l'on puisse poser un quelconque geste lourd de conséquences, on doit franchir l'obstacle des 60 votes au Sénat pour mettre fin au débat ou à une obstruction systématique. À mes yeux, il est peu vraisemblable que l'une ou l'autre des parties obtienne ces 60 votes au Sénat, de sorte que, d'une façon ou d'une autre, ils devront en arriver à une certaine forme de compromis.

Pour cette raison, l'élection n'a peut-être pas autant d'importance que certaines personnes peuvent le croire, car nous aurons probablement encore affaire à un gouvernement divisé d'une façon ou d'une autre. J'aime rappeler aux gens que le pouvoir peut changer de mains, mais que l'arithmétique liée au budget, elle, ne change pas. Le budget actuel comprend un déficit colossal, qui ne cessera de croître si nous ne faisons rien pour changer les choses. De toute façon, si l'on tente de restituer à la défense une partie de son budget, il faudra procéder à des réductions compensatoires ailleurs dans le budget, et cela est vraiment difficile à faire.

Le sénateur Lang : Merci.

La présidente : Si vous le permettez, j'aimerais vous poser une question là-dessus, car il s'agit d'une chose à laquelle vous avez fait allusion.

Vous avez présenté les chiffres, et vous avez dit que, peu importe la personne qui est au pouvoir, ces chiffres demeureront les mêmes, et l'on devra composer avec eux. Si on n'en arrive pas à un compromis, le régime dont vous avez parlé entrera en vigueur.

Bien que je ne sache même pas si vous examinez les choses sous cet angle, j'aimerais que vous nous disiez si vous êtes d'accord avec les propos de M. Panetta selon lesquels on a adopté la méthode du couperet, et que cela compromet la nouvelle politique soutenant le leadership exercé par les États-Unis à l'échelle mondiale qui a été exposé par le président.

M. Harrison : À mon avis, si la séquestration entre en vigueur aux termes de la loi actuelle, et que l'on doit procéder à des compressions uniformes visant tous les postes budgétaires de la défense, on pourra affirmer sans crainte de se tromper que cela relève de la méthode du couperet. Je crois comprendre que le secrétaire Panetta a travaillé comme boucher lorsqu'il était jeune. Je ne possède pas une telle expérience de travail, mais je...

La présidente : Nous vous poserons des questions à propos des coupes de viande, vous pouvez me croire.

M. Harrison : Ces mesures occasionneront des dommages considérables. Elles ne sont pas ciblées. Elles entraîneraient une énorme inefficacité au sein du département de la Défense, car elles se traduiraient par des résiliations de marchés et, dans certains cas, par la mise à pied d'employés civils. Un certain nombre d'entrepreneurs devraient être licenciés. Ces mesures auraient des répercussions importantes dans tous les secteurs de la défense.

Par « réductions uniformes », on entend le fait de réduire d'un pourcentage équivalent les dépenses au chapitre de la force aérienne, de la marine, de l'armée et des forces d'opérations spéciales. Tous les secteurs sont visés par des compressions équivalentes. Cela est tout l'opposé d'une stratégie. Adopter une stratégie consiste à faire des choix difficiles et à établir des priorités. À mon avis, on obtiendrait de bien meilleurs résultats si l'on donnait au département de la Défense la possibilité d'établir un ordre de priorité et, pour l'essentiel, de ventiler les réductions de manière à ce qu'elles soient plus substantielles dans certains secteurs, et moins dans d'autres.

La présidente : Cependant, cette option n'existe pas.

M. Harrison : Pour qu'il puisse utiliser cette option, il faudrait que le département de la Défense obtienne la coopération du Congrès.

La présidente : Exact.

Le sénateur Day : J'aimerais que vous m'aidiez à comprendre le premier graphique, plus précisément la ligne du haut. À partir de l'exercice 2010 ou 2012, il y a trois options.

Comme la présidente l'a souligné, sur le document qui nous a été transmis, ces lignes ne sont pas colorées. Vous avez parlé de lignes de couleur, et nous tentions de suivre ce que vous disiez. Si je ne m'abuse, la ligne du haut représente le budget du président, n'est-ce pays?

M. Harrison : La ligne du haut représente le budget du président du dernier exercice, celui de 2012. La deuxième ligne représente le budget que le président vient tout juste de déposer, celui de 2013. Ce budget renferme les compressions initiales requises au titre de la Budget Control Act.

Le sénateur Day : D'accord.

M. Harrison : Il s'agit de la ligne du milieu.

Le sénateur Day : Qu'est-ce que la BCA? À quoi renvoie cet acronyme?

M. Harrison : Il s'agit de l'acronyme de « Budget Control Act ».

Le sénateur Day : Ainsi, dans le cadre de son plus récent budget, le président a respecté les exigences de cette loi?

M. Harrison : Oui, monsieur.

Le sénateur Day : D'après ce que nous croyons comprendre, la Budget Control Act reflète votre difficulté à emprunter de l'argent, à obtenir la permission d'emprunter de l'argent, et cela détermine le montant que vous pouvez dépenser — parce que vous avez atteint votre limite d'emprunt — et les sommes supplémentaires que vous pouvez emprunter.

M. Harrison : Oui, monsieur. La Budget Control Act est le compromis auquel on est arrivé à la suite du débat sur la question de savoir si l'on devait élever le plafond de la dette, le montant maximal que nous pouvons emprunter. Le compromis est le suivant : pour chaque dollar — ou à peu près — dépensé au-delà du plafond de la dette, une réduction de dépenses doit être réalisée. Plutôt que de procéder à des réductions visant des éléments précis, on a décidé de mettre en place des plafonds budgétaires. Pour autant que vous respectiez ces plafonds, vous devrez réduire vos dépenses par rapport à ce qu'elles auraient été dans d'autres circonstances.

Le sénateur Day : D'accord. Est-ce que le Congrès a adopté cela?

M. Harrison : Oui, en août 2011.

Le sénateur Day : D'après cette projection, cela pourrait aller de l'avant. La troisième ligne concerne la séquestration, dont vous avez parlé. Il s'agit d'un terme que nous ne connaissons pas bien ici. Quoi qu'il en soit, j'ai cru que cela découlait du fait que le comité comprenant des membres des deux partis que le Congrès a créé lorsqu'il tentait de trouver un compromis n'avait pas réussi à en arriver à une décision. Est-ce exact?

M. Harrison : Exact. Je crois qu'il pourrait vous être utile que je revienne en arrière et vous explique la manière dont les événements se sont déroulés.

La Budget Control Act a été adoptée en août, et était divisée en deux phases. La première phase est représentée par la ligne du milieu — il s'agit des premières réductions au titre de la Budget Control Act, laquelle énonce les plafonds de dépenses liées à la défense et aux autres secteurs. Dans le cadre de la deuxième phase de la Budget Control Act, on doit trouver un moyen de réduire le déficit d'une somme supplémentaire de 1,2 billion de dollars, mais les postes budgétaires visés par cette réduction n'ont pas été précisés — c'est au supercomité qu'il incombera de le faire.

Le sénateur Day : Un supercomité, d'accord.

M. Harrison : Oui, le comité bipartite qui avait été chargé de trouver des économies supplémentaires. Il ne l'a pas fait. Il n'a pas présenté de plan. La loi comporte un mécanisme provoquant l'imposition d'une pénalité et, comme le supercomité a échoué, la séquestration a été imposée en tant que pénalité, en quelque sorte, et les budgets ont été réduits au minimum. Tous les plafonds budgétaires qui étaient en place auparavant ont été abaissés. C'est là que nous en sommes. Il s'agit de la loi en vigueur, et les plafonds de dépenses ont été réduits au minimum.

Le sénateur Day : Vous avez indiqué que cela équivalait plus ou moins à une réduction de 10 p. 100 des dépenses de défense?

M. Harrison : Il s'agit d'une réduction de 10 p. 100 par rapport à ce que le président avait proposé dans le cadre des plus récentes demandes budgétaires qu'il a présentées en vue de l'exercice 2013, et par rapport aux premières réductions prévues au titre de la Budget Control Act. Il s'agit d'une réduction supplémentaire de 10 p. 100 par rapport à cela.

Le sénateur Day : Cela clarifie les choses. Merci beaucoup. Je vous suis reconnaissant de ces précisions, monsieur Harrison.

Le sénateur Nolin : Bonjour, monsieur. Merci d'avoir accepté notre invitation.

M. Harrison : Merci.

Le sénateur Nolin : J'aimerais aborder la question de l'avenir de l'OTAN.

Je crois comprendre que vous êtes plutôt spécialiste des chiffres et des questions de nature budgétaire, mais j'aimerais tout de même vous entendre à propos de l'OTAN. À cet égard, les événements qui se sont produits au cours des dernières années laissent entendre que l'OTAN pourrait connaître des difficultés si les États-Unis cessent de financer ses initiatives.

Avez-vous une opinion à ce sujet?

M. Harrison : À mon avis, dans un contexte de compressions budgétaires, nous devons coordonner de façon beaucoup plus minutieuse nos activités avec celles de nos alliés et de nos partenaires — nos partenaires de l'OTAN, mais également nos partenaires de façon plus générale — de manière à ce que nous puissions tous dépenser notre argent de façon plus complémentaire. À titre d'exemple, l'opération menée en Libye a montré que les États-Unis disposent de quelques capacités fondamentales dont les pays membres de l'OTAN ont besoin pour exécuter tout type d'activité liée à une opération de ce genre, notamment l'établissement d'une zone d'exclusion aérienne au-dessus d'un pays, en l'occurrence la Libye. Parmi les secteurs où les États-Unis peuvent apporter une contribution, mentionnons les activités liées au renseignement, à la surveillance et à la reconnaissance, aux ravitaillements en vol, au commandement et au contrôle et à la planification de mission.

À l'avenir, nous devrons réfléchir à cela de façon plus proactive, et coordonner nos activités avec celles de nos alliés de manière à ce qu'ils puissent axer leurs dépenses de défense sur des secteurs complémentaires aux nôtres, et nous pourrons faire la même chose. Ainsi, nous pourrons former une force intégrée, et collaborer efficacement, à moindre coût — cela vaut non seulement pour les États-Unis, mais également pour ses alliés. L'une des choses que nous constatons, c'est que le présent contexte budgétaire n'occasionne pas des difficultés qu'aux États-Unis — bon nombre de ses alliés traditionnels éprouvent le même type de problèmes budgétaires.

Le sénateur Nolin : Advenant que les États-Unis adoptent une politique plus ciblée ou décident de se détourner de l'Europe pour se préoccuper davantage de ce qui se passe plus à l'Ouest, est-ce que cela mettra fin à son engagement à l'égard de l'OTAN, ou est-ce que cela ne fera que le modifier? Cela devrait-il nous préoccuper?

M. Harrison : L'orientation stratégique qui a été adoptée ne comprend rien qui puisse laisser croire que les États- Unis changeront quoi que ce soit à leur engagement à l'égard de l'OTAN. À ma connaissance, on n'a rien dit d'explicite à ce sujet. Cela dit, je ne suis pas expert en la matière, et je laisserai donc le soin à ma collègue, qui témoignera après moi, de répondre à cette question — elle pourra probablement le faire de façon beaucoup plus détaillée que moi.

Le sénateur Mitchell : À mon tour de vous remercier. Je suis très heureux que vous participiez à la réunion.

Ma question concerne les répercussions qu'auront les compressions budgétaires à deux égards. À coup sûr, l'armée américaine met de plus en plus l'accent sur ce que vous appelez les aéronefs sans pilote, et que nous appelons des aéronefs téléguidés. Je crois que le Canada met lui aussi de plus en plus l'accent là-dessus. Toutefois, est-ce que les compressions auront pour effet de faire pencher encore plus la balance en faveur des aéronefs avec pilote au détriment des aéronefs téléguidés?

M. Harrison : À mon avis, il s'agit d'un mélange de divers éléments. Au cours de la dernière décennie, nous avons investi des sommes substantielles pour l'acquisition de véhicules aériens sans pilote. Ces aéronefs ont extrêmement bien fonctionné en Iraq et en Afghanistan, et même plus récemment en Libye. Cependant, dans l'avenir, surtout si l'on se concentre sur la région de l'Asie-Pacifique et sur le Moyen-Orient, et si l'on tient compte du fait que nous devrons probablement intervenir dans un espace aérien plus défendu où nous ne disposerons pas d'emblée d'une supériorité aérienne absolue comme cela a été le cas au cours des dernières années, nous devrons réorienter nos dépenses, même en ce qui concerne les véhicules aériens sans pilote. Plutôt que d'investir dans des aéronefs sans pilote moins perfectionnés, si l'on peut dire — c'est-à-dire des aéronefs non furtifs qui ne peuvent être utilisés que dans des circonstances où nous disposons d'une supériorité aérienne —, nous devrons nous tourner vers des aéronefs sans pilote plus perfectionnés de type furtif qui ne sont pas de simples appareils téléguidés, car dans un environnement véritablement hostile, il pourrait y avoir du brouillage, et cela pourrait couper les lignes de communication. Ainsi, ces systèmes d'arme devront être dotés d'une autonomie accrue de manière à ce qu'ils puissent faire tout ce qu'ils ont été programmés pour faire advenant un brouillage des communications durant leur vol, que ce soit quelque chose d'aussi simple que de faire demi- tour et rentrer à la base ou de poursuivre la mission.

À mon avis, nous assisterons à un changement d'orientation pour ce qui est du type de dépenses liées aux aéronefs sans pilote. Toutefois, cela vaut également pour les aéronefs avec pilote. Nous sommes en train de terminer la mise au point de l'avion d'attaque interarmées, aéronef furtif dont le rayon d'action est relativement court. Bien entendu, ce type d'aéronef a été conçu pour fonctionner au sein d'un environnement hostile. En outre, nous avons entrepris la mise au point d'un bombardier ultramoderne, qui se veut une version améliorée du bombardier furtif B2. Encore plus furtif, il se distinguera surtout de ceux de la génération précédente par son long rayon d'action. De plus, il est destiné à fonctionner dans un environnement hostile.

Nous assistons à une véritable réorientation des investissements en matière d'aéronef; plus précisément, on se concentre davantage sur les appareils à plus long rayon d'action, et sur des appareils pouvant fonctionner au sein d'un environnement hostile, où l'on a affaire à des défenses aériennes perfectionnées et intégrées.

Le sénateur Mitchell : Vous avez peut-être répondu à la question que je vais vous poser, mais j'aimerais obtenir des renseignements un peu plus détaillés. Quelle incidence cela aura-t-il sur l'engagement des États-Unis à l'égard du programme des avions d'attaque interarmées? Croyez-vous que le simple coût lié à ce programme aura pour effet que les États-Unis hésiteront quelque peu à y prendre part?

M. Harrison : Au cours des trois dernières années, le programme a dérapé à trois occasions en raison de problèmes liés à la mise au point et à la mise à l'essai. Ces problèmes sont sur le point d'être réglés, du moins je l'espère — touchons du bois. Cela dit, on doit s'attendre à ce que d'autres problèmes surgissent au cours des prochaines années.

Si des réductions comme celles découlant de la séquestration entrent en vigueur, et qu'elles sont appliquées de façon uniforme à l'ensemble des comptes, le programme des avions d'attaque interarmées sera visé par des compressions équivalentes à celles touchant les autres programmes. Cela entravera le calendrier de mise au point de ce programme. Cela illustre bien pourquoi nous devons tenter de faire en sorte que les réductions soient appliquées de manière plus stratégique et non pas selon la méthode du couperet.

Abstraction faite de la séquestration, il semble que le département de la Défense soit résolu à participer au programme des avions d'attaque interarmées. Si je me fie aux tendances historiques et aux acquisitions d'aéronefs par la Force aérienne et les autres services, je suppose que, au bout du compte, lorsque nous aurons atteint la cadence de fabrication maximale, nous déciderons probablement de ne pas acheter autant d'aéronefs que nous l'avions prévu. Cela pourrait vouloir dire que nous n'accélérerons pas la cadence annuelle de fabrication de manière à atteindre la cadence actuellement prévue, ou que nous accélérerons la cadence, mais mettrons fin à la chaîne de fabrication quelques années plus tôt que prévu. Cela dit, à ce moment-ci, il ne s'agit là que de pures hypothèses. À l'heure actuelle, la planification du département de la Défense se limite à un horizon de cinq ans — de l'exercice 2013 à l'exercice 2017 —, et le budget actuel prévoit la poursuite du programme des avions d'attaque interarmées — des investissements substantiels sont prévus pour la poursuite des travaux de mise au point et de mise à l'essai, et le début de l'accélération de la cadence de fabrication vers la fin de la période quinquennale.

Le sénateur Mitchell : La mise au point de votre système de défense antimissile coûte cher. Est-ce que les compressions budgétaires pourraient vous amener à réexaminer l'opportunité de ce programme?

M. Harrison : Un certain nombre de programmes de défense antimissile sont en cours d'élaboration. Pris ensemble, je crois qu'ils représentent une proportion d'environ 2 p. 100 — ou 10 milliards de dollars — du budget total de la Défense. Ce que l'on constate, c'est qu'ils ont été relativement épargnés par les compressions, du moins à ce jour. Là encore, si la séquestration entre en vigueur, comme tous les autres programmes, ils seront touchés par les réductions uniformes, mais si l'on fait abstraction de cela, il semble que l'on continue de soutenir les programmes en cours, par exemple le programme THAAD-Patriot — système de défense de zone du théâtre à haute altitude — et le programme de défense antimissile balistique Aegis, plus particulièrement en ce qui concerne les missiles intercepteurs SM3 qui vont de pair avec le système Aegis. Il semble que le budget continuera de permettre le financement de ces programmes dans l'immédiat et dans un avenir prévisible.

La présidente : J'aimerais soulever un dernier point avant que nous ne mettions fin à notre discussion. Pour l'essentiel, le président a affirmé que, s'il était réélu, il opposerait son veto à l'application systématique de ces réductions visant tous les secteurs. Je suppose qu'un président républicain ferait la même chose. Ce type de réduction réduit à néant toute capacité de procéder à des compressions stratégiques et ciblées. Peut-on tenir pour acquis que le président — peu importe celui qui occupera ce poste à ce moment-là — exercera son droit de veto?

M. Harrison : Si je ne m'abuse, le président a affirmé qu'il opposerait son veto à toute tentative d'annuler ces réductions, à moins que cette annulation s'assortisse d'une certaine forme de compressions compensatoires visant la réduction du déficit.

À mon avis, un président républicain ne brandirait pas la menace du veto. Quant aux compressions, l'unique façon de les éviter serait l'adoption, par le Congrès, de nouvelles dispositions législatives annulant celles qui avaient été adoptées. À cette fin, il faudrait obtenir au Sénat le nombre minimal de votes requis, à savoir 60.

La présidente : Je comprends, oui.

M. Harrison : Par conséquent, cela exigerait l'appui de membres des deux partis.

Le sénateur Day : Monsieur Harrison, je tente encore de comprendre le graphique et le tableau que vous nous avez transmis. Je suppose que ce sont mes antécédents dans le domaine financier qui m'amènent à vous poser ces questions, mais j'aimerais savoir si la planification actuelle du département de la Défense est fondée sur les réductions au titre de la Budget Control Act.

M. Harrison : La planification est fondée sur la ligne du milieu, que vous voyez dans le graphique.

Le sénateur Day : Oui, c'est exact. Sa planification est fondée là-dessus.

M. Harrison : Exact.

Le sénateur Day : Je suis désolée de vous interrompre, mais il y a quelque chose que j'aimerais comprendre. La réduction de 10 p. 100 serait une réduction supplémentaire qui s'appliquerait si l'on ne parvient pas à trouver un compromis, si le Congrès ne fait rien et que la séquestration entre en vigueur; des compressions supplémentaires de 10 p. 100 toucheront tous les secteurs. Ai-je bien compris à quoi renvoient ces 10 p. 100?

M. Harrison : Oui, monsieur. C'est exact.

Le sénateur Day : Merci.

M. Harrison : Le secrétaire Panetta et le contrôleur du département de la Défense, Bob Hale, ont tous deux dit expressément que leur planification n'était pas fondée sur ces compressions de 10 p. 100, qu'aucune planification n'avait été faite à cet égard, et je les crois donc sur parole, mais je pense que, un peu plus tard au cours de l'exercice, ils pourraient devoir commencer à faire leur planification en fonction de cela.

Le sénateur Day : Sur quelles réductions fondent-ils actuellement leur planification?

M. Harrison : À l'heure actuelle, ils se fondent sur la ligne du milieu du graphique. Cette ligne représente une légère réduction d'environ 5 milliards de dollars — une réduction théorique de 1 p. 100 — par rapport aux dépenses actuelles de défense.

La présidente : Monsieur Harrison, merci de nous avoir expliqué tout cela et d'avoir préparé le terrain pour nous. Nous suivons de près ce qui se passe aux États-Unis sur le plan des élections et des budgets et, à coup sûr, nous surveillons aussi ce qui se passe ici en matière de budget. Vous deviez traiter d'un sujet complexe, et vous nous avez aidés à l'assimiler. Merci beaucoup d'avoir participé à la réunion.

M. Harrison : Merci.

La présidente : Nous allons prendre une courte pause avant d'accueillir le prochain témoin.

Mesdames et messieurs, nous poursuivons notre discussion sur les répercussions des réductions des dépenses de défense des États-Unis non seulement sur les priorités et les systèmes américains, mais également sur les alliés des États- Unis, notamment le Canada. Nous sommes heureux d'accueillir Nora Bensahel, directrice adjointe des études et agrégée supérieure au Center for a New American Security.

Il s'agit pour le comité d'une occasion de se pencher sur les relations canado-américaines en matière de défense et de sécurité, relations qui ne datent pas d'hier. Nous voulons nous pencher sur les répercussions que pourraient avoir les réductions — à tout le moins éventuelles — que M. Harrison vient de nous exposer sur l'armée américaine et la nouvelle stratégie mondiale de défense du président, sur la question de savoir si cela peut se produire et sur les conséquences que cela pourrait avoir sur l'ensemble des alliés des États-Unis.

Bienvenue à la réunion du comité. Avez-vous une déclaration préliminaire à présenter?

Nora Bensahel, directrice adjointe des études et agrégée supérieure, Center for a New American Security, à titre personnel : Oui. Tout d'abord, je vous remercie de m'avoir invitée à discuter avec vous aujourd'hui — il s'agit pour moi d'un honneur et d'un privilège. Vu que M. Harrison a fait le tour des questions relatives au budget, je me concentrerai sur des questions qui, selon moi, présentent un plus grand intérêt sur le plan stratégique, particulièrement pour les alliés des États-Unis comme le Canada.

Je veux vous parler de l'orientation stratégique et des principes budgétaires en matière de défense que l'administration américaine a exposés en janvier 2012. Comme M. Harrison l'a souligné, l'administration a déclaré que cette stratégie et les principes qu'elle énonce « tomberaient à l'eau » si les compressions budgétaires sont supérieures à celles actuellement prévues, si la séquestration entre en vigueur. Toutefois, j'estime que ces principes stratégiques sont très probablement appelés à persister, peu importe l'ampleur des compressions auxquelles on procédera en matière de défense. Par conséquent, je crois qu'ils méritent d'être examinés.

Les documents que j'ai mentionnés comportent deux thèmes qui, à mes yeux, présentent un grand intérêt pour l'avenir des relations des États-Unis avec l'Alliance. Le premier concerne la question de la réorientation vers la région de l'Asie-Pacifique. Les États-Unis ont pris conscience du fait que bon nombre de leurs intérêts à long terme — non seulement sur les plans militaire et sécuritaire, mais également économique et commercial — résident dans cette région du monde.

À cet égard, la montée en puissance de la Chine constitue le principal problème. D'aucuns croient que la Chine représente une menace de plus en plus importante — menace qui devra être endiguée par des moyens militaires —, et que, par conséquent, c'est pour cette raison que les États-Unis devront réorienter leur attention vers l'Asie. Toutefois, même ceux qui ne croient pas que la Chine constitue nécessairement une menace reconnaissent que les intérêts de deux grandes puissances comme les États-Unis et la Chine pourraient entrer en conflit, et qu'il est important que les États- Unis protègent leurs intérêts, même si les pires craintes à propos de la puissance militaire chinoise ne se concrétisent pas.

Cependant, à court terme, il y aura toujours énormément d'instabilité et d'insécurité au Moyen-Orient. Ainsi, la réorientation évoquée par le département de la Défense met en évidence la nécessité pour les États-Unis de se préparer à faire face aux menaces à court et à moyen termes provenant du Moyen-Orient tout en exécutant sa réorientation à long terme vers la région de l'Asie-Pacifique.

Sur le plan pratique, cela comporte deux conséquences. La première tient à ce que, dans le cadre du budget de la défense américaine, on accordera vraisemblablement la priorité aux forces navales et aériennes, au détriment de la force terrestre. Cela transparaît même dans les réductions comprises dans le budget de la défense, celles déjà intégrées à la demande de crédits budgétaires de l'exercice 2013, dont M. Harrison a parlé plus tôt.

La deuxième conséquence, qui revêt une importance particulière pour les alliés des États-Unis, tient au fait qu'un degré de priorité moindre sera accordé à toutes les autres régions du monde. Cela signifie non pas que ces autres régions ne présentent aucun caractère prioritaire, mais simplement que les raisons que j'ai mentionnées représenteront les deux principaux points de mire. Dans la mesure où les réductions du budget de la défense qui entreront en vigueur sont sensiblement semblables à celles actuellement prévues — advenant que la séquestration est écartée ou modifiée d'une façon ou d'une autre par le Congrès —, je ne pense pas qu'il y aura d'énormes changements à ce chapitre. Les États-Unis seront toujours en mesure de poursuivre, en collaboration avec leurs partenaires et alliés, l'exécution du programme de coopération, de la même façon qu'ils le faisaient dans le passé.

Cependant, si les compressions sont plus importantes que prévu — et je suis d'accord avec l'évaluation de M. Harrison selon laquelle le budget définitif est susceptible de comprendre des réductions plus importantes que celles prévues, et ce, même si elles sont inférieures à celles qui entreraient en vigueur au titre de la séquestration —, je pense que cela limitera davantage les ressources dont disposent les États-Unis, et que ceux-ci ne seront peut-être pas aussi disposés qu'ils le sont actuellement à affecter des ressources aux opérations alliées — comme ils l'ont fait, par exemple, durant l'intervention en Libye, où ils ont fourni des capacités qui se sont révélées cruciales pour l'opération de l'OTAN. En raison des compressions du budget de la défense, les États-Unis pourraient avoir davantage tendance à réserver leurs ressources en vue des opérations unilatérales qu'ils sont susceptibles de mener plutôt que de les affecter à des opérations alliées.

L'autre thème qui traverse tous ces documents est le caractère prioritaire de la révocabilité — cette expression qu'emploie le département de la Défense a été mal comprise, car bon nombre de personnes croient qu'elle signifie que l'on peut annuler toute mauvaise décision qui a été prise. Ce n'est pas vraiment de cela qu'il s'agit. Il s'agit d'un principe prudent en période d'incertitude stratégique, car de la manière dont elles seront mises en œuvre, les réductions ne pourront pas facilement être annulées. En outre, cela aura pour effet que l'on accordera la priorité aux forces navales et aériennes. Les décisions que l'on prendra au cours des 10 prochaines années en ce qui concerne les achats de bateaux et d'aéronefs auront une incidence réelle sur le matériel militaire dont on disposera au cours des 30 ou 40 prochaines années — cela vaut pour tout pays, et non seulement pour les États-Unis.

En revanche, en ce qui concerne les forces terrestres, on peut revenir plus rapidement sur une décision — à coup sûr, une telle chose n'est pas facile, et s'assortit d'énormes pertes de ressources financières et, en cas de conflit, humaines, mais il est plus facile de faire cela que de tenter de fabriquer en vitesse des aéronefs et des bateaux advenant que l'on ait fait de mauvais calculs stratégiques. J'estime que la taille des forces terrestres américaines diminuera si les compressions budgétaires sont appliquées. Par suite des réductions déjà intégrées à la demande de crédits budgétaires du président pour l'exercice 2013, l'effectif des troupes américaines est passé de 520 000 membres — effectif prévu — à 490 000 membres. L'effectif du Corps des Marines a été réduit d'une proportion semblable. Je m'attends à ce que les forces terrestres fassent l'objet d'un grand nombre de compressions si les réductions définitives sont plus élevées que prévu, peu importe à combien elles se chiffrent.

Cela dit, je ne crois pas que les forces navales et aériennes sont à l'abri de compressions supplémentaires. Si les réductions sont plus importantes que prévu, à mon avis, cela exercera une pression supplémentaire sur les forces navales et quelques-uns des programmes aériens coûteux, y compris le programme des F-35.

Je vais arrêter ici, et répondrai à toute question que vous voudrez bien me poser.

La présidente : Merci beaucoup. Il s'agit d'un très bon survol. Vous avez évoqué la question de la réorientation de la défense vers la région de l'Asie-Pacifique, notamment vers la Chine, question dont nous entendons beaucoup parler, pour des raisons évidentes. Vous avez également abordé d'autres questions de nature plus intérieure, plus particulièrement la structuration de la force. On a entendu parler du fait que, à ce moment-ci, le président n'est pas intéressé à mener des missions du genre de celles menées en Irak et en Afghanistan, qui tirent à leur fin. Cela est peut- être d'autant plus vrai que les États-Unis ne sont pas intervenus en Syrie, comme ils l'ont fait à d'autres endroits. Cela dit, je sais que beaucoup d'autres raisons expliquent cela.

Commencez-vous à remarquer que la façon d'envisager les missions de ce genre est en train de changer, indépendamment des compressions budgétaires?

Mme Bensahel : D'après l'orientation stratégique qui a été présentée, les opérations de ce genre, plus particulièrement les opérations de l'ampleur de celles menées en Irak et en Afghanistan, ne seront pas fondées sur le critère de la structuration de la force. En d'autres termes, on ne constituera pas de forces armées ou de forces navales — les forces terrestres utilisées dans le cadre d'opérations de ce genre —, ou on ne les destinera pas à mener de nouveau des opérations d'une telle ampleur.

Toutefois, on reconnaît que les États-Unis et, en toute franchise, la plupart des autres pays, ont toujours eu de la difficulté dans le passé à prédire le moment où leurs forces terrestres seraient appelées à les combattre. Ainsi, même si on n'utilise pas cela explicitement en tant que critère de structuration de la force, l'armée, mais également le département de la Défense, veut s'assurer que les forces terrestres nationales seront prêtes, dans l'avenir, à réagir à tout impératif militaire, et qu'elles seront capables de le faire.

La présidente : Avez-vous l'impression que, d'une façon ou d'une autre, le président a une vision différente des choses en ce qui a trait au rôle que les États-Unis devraient jouer dans le reste du monde?

Mme Bensahel : À mon avis, il n'est encore rien résulté de ce processus qui modifie de façon fondamentale le rôle que les États-Unis jouent dans le monde. Comme vous l'avez mentionné, pour diverses raisons d'ordre militaire, le cas de la Syrie est très complexe — il s'agit d'un cas très différent de celui de la Libye, et on ne peut donc pas vraiment les comparer. Le président a évoqué le fait que les États-Unis devaient s'éloigner des opérations du genre de celles menées en Irak et en Afghanistan, à savoir des opérations de construction de nation de grande envergure. L'une des choses qu'il répète souvent dans le cadre de sa campagne électorale, c'est que le temps est venu de mener une opération de construction de nation aux États-Unis. Si des événements créaient au Moyen-Orient une certaine instabilité exigeant une présence militaire américaine, je ne crois pas que le président hésiterait à envoyer là-bas des troupes s'il croyait que des intérêts américains sont en jeu.

La présidente : Merci de ces observations préliminaires.

Le sénateur Lang : J'aimerais aborder un autre sujet qui nous concerne, à savoir celui des alliés des États-Unis. De toute évidence, nous vivons dans un monde très instable, mais selon vous, à la lumière des compressions qui visent ou viseront la défense américaine, quelles seront les attentes des États-Unis à l'égard de leurs alliés dans l'avenir et en ce qui concerne les divers autres théâtres d'opérations? La Corée du Nord fait parler d'elle de temps à autre, l'Iran aussi — ces pays posent de véritables menaces, dont on devra peut-être s'occuper à un moment ou à un autre. À quoi les États-Unis s'attendront-ils de leurs alliés?

Mme Bensahel : Je crois que les États-Unis espèrent collaborer étroitement avec leurs alliés et partenaires de la coalition dans le cadre de toute opération qui sera menée à l'avenir, et que, comme M. Harrison l'a mentionné, une plus grande coopération permettra aux partenaires d'utiliser collectivement leurs ressources limitées de la meilleure façon possible pour faire en sorte que toutes les capacités disponibles soient mobilisées.

Je crains que les pays membres de l'OTAN — et je parle ici non pas d'un pays en particulier, mais de l'OTAN dans son ensemble — ne se soient pas dotés du genre de capacités qui rendront possibles les interventions indépendantes dans des pays comme la Libye, par exemple. Bien que la plupart des combats menés dans le cadre de cette opération l'aient été par des avions non américains, l'ensemble de la mission s'est appuyée dans une large mesure sur les capacités de soutien américaines, notamment en matière de renseignement, de surveillance et de reconnaissance et de ravitaillements en vol.

Dans la mesure où les compressions budgétaires ne sont pas extrêmement importantes — c'est-à-dire que les compressions actuellement envisagées ne sont pas mises en œuvre —, je ne vois pas pourquoi les États-Unis seraient plus susceptibles de garder pour eux ces capacités dans le cadre d'une opération future. Là encore, si les compressions sont plus importantes que prévu, ce qui risque le plus d'arriver, c'est que les États-Unis mettront ces capacités en réserve afin de les utiliser dans le cadre d'une opération unilatérale mettant en jeu des intérêts nationaux; dans un tel cas, les États-Unis seraient moins enclins à fournir des capacités habilitantes de ce genre dans le cadre d'une opération militaire menée par l'Alliance.

Le sénateur Lang : Pour faire suite à ce que vous venez de dire, pourriez-vous nous éclairer, ou à tout le moins nous donner votre avis, sur ce qu'il adviendra du NORAD dans un avenir prévisible pour ce qui est du Canada et des États- Unis? D'après vous, y aura-t-il des changements à ce chapitre et, le cas échéant, lesquels?

Mme Bensahel : Je ne crois pas qu'il y aura de changements particuliers en ce qui concerne le NORAD. Au cours des mois et des années à venir, le département de la Défense devra, entre autres, réfléchir davantage à la manière dont il mène ses opérations, de même qu'à sa propre structure. Il s'agit de l'un des sujets dont on pourrait discuter dans le cadre de l'exécution du plan de commandement unifié, au titre duquel on attribue aux divers commandants américains des responsabilités en ce qui concerne différentes régions du monde.

L'unique élément qui pourrait avoir une quelconque incidence sur le NORAD serait l'existence de pressions visant la fusion en un seul vaste commandement du U.S. Northern Command et du U.S. Southern Command. Cependant, même si cela se produisait — et il s'agit d'une pure hypothèse qui ne figure pas actuellement dans le programme stratégique —, je ne pense pas que cela aurait la moindre incidence sur les relations de travail au sein du NORAD — bon nombre de ces relations avaient déjà été créées au moment où le U.S. Northern Command a été établi.

Le sénateur Day : Merci de participer à la réunion. D'après ce que je crois comprendre, le département de la Défense fonde l'ensemble de sa planification et de l'établissement de son budget pour l'exercice 2013 sur les chiffres énoncés dans la Budget Control Act. Si les membres du Congrès ne parviennent pas à s'entendre et à trouver une solution, il faudra que l'on trouve quelque part la somme de 1,3 billion de dollars. Croyez-vous que, au bout du compte, par suite des mesures que prendra le Congrès, une partie de cette somme sera prélevée à même le budget du département de la Défense?

Mme Bensahel : Oui, sous sa forme actuelle, la loi énonce que si aucune modification n'est apportée aux dispositions législatives en vigueur, le 1er janvier 2013, un ensemble d'exigences entreront en vigueur, au titre desquelles des compressions totalisant 1,2 billion de dollars seront réparties uniformément entre les divers comptes, y compris celui de la défense. On tente quelque peu de promouvoir le budget en faisant valoir que, en raison d'un calcul complexe, une proportion inférieure des frais d'intérêts épargnés est affectée au service de la dette. Au bout du compte, une fois tous les chiffres décortiqués, les compressions totales équivaudraient non pas à 1,2 billion de dollars, mais à quelque 900 milliards de dollars — je n'ai pas le chiffre exact sous les yeux.

Selon une estimation de l'Office of Management and Budget des États-Unis, au cours des 10 prochaines années, pour le département de la Défense, cela se traduira par des compressions supplémentaires équivalant à près de 500 milliards de dollars.

Le sénateur Day : En raison de la séquestration?

Mme Bensahel : Exact. Des compressions de 487 milliards de dollars au cours des 10 prochaines années ont déjà été intégrées à la demande de crédits budgétaires pour l'exercice 2013. Si le Congrès n'apporte aucune modification à la procédure de séquestration, le budget du département de la Défense sera touché par des compressions supplémentaires de 500 milliards de dollars au cours des 10 prochaines années.

Le sénateur Day : Que se passera-t-il si cela se produit? De toute évidence, il y aura des réductions sur le plan du personnel et des achats de matériel. Pouvez-vous formuler des hypothèses en ce qui concerne les compressions qui seront effectuées afin de compenser la majeure partie de cette réduction de 500 milliards de dollars?

Mme Bensahel : Comme M. Harrison l'a mentionné, advenant que le Congrès ne modifie pas la procédure de séquestration, le département de la Défense n'aura aucune marge de manœuvre, et devra procéder à des réductions uniformes de 10 p. 100 dans l'ensemble de ses comptes de programme.

Le président peut exclure la rémunération et les avantages sociaux des militaires des compressions, lesquelles représentent le tiers du budget du département de la Défense. Il dispose de cette marge de manœuvre. Cependant, cela veut dire que la totalité de ces compressions supplémentaires de 500 milliards de dollars devrait viser les deux autres tiers du budget de défense, qui concernent principalement les coûts relatifs à la structure du personnel des forces et au matériel.

Le sénateur Day : Dans le cadre de la discussion stratégique en cours, a-t-il été question de la possibilité que du personnel à temps partiel de la Garde nationale — nous appelons cela des « réservistes » — puissent combler le vide, et être prêts à intervenir au besoin, même s'ils ne sont pas des employés à temps plein du département de la Défense?

Mme Bensahel : Oui, le département de la Défense se penche sur les mesures à prendre pour que les réservistes et les membres de la Garde nationale demeurent actifs sur le plan opérationnel, comme cela a été le cas aux États-Unis au cours des 10 dernières années, où ces soldats ont été appelés à participer à des conflits. Ils ont acquis une très vaste expérience de combat, ce qui n'était tout simplement pas le cas avant 2001, où ils étaient beaucoup plus maintenus en état de disponibilité et d'alerte qu'appelés à participer à des opérations. Dans le cadre du débat stratégique entourant cette question, l'un des sujets dont on a discuté tient à l'une des mesures que nous devrons prendre dans l'avenir pour nous prémunir contre l'incertitude, à savoir le fait de veiller à ce que les réservistes continuent de jouer un rôle dans le cadre d'opérations de manière à ce que leur état de préparation opérationnelle soit beaucoup plus près de celui des membres des forces régulières, ce qui n'arrivera pas s'ils recommencent simplement à jouer le rôle qu'ils jouaient avant 2001.

Il s'agit d'une question qui sera examinée, même si les détails exacts et l'importance que cela revêt n'ont pas encore été établis.

La Garde nationale et les réserves font souvent observer qu'elles coûtent moins cher que les forces régulières, ce qui ne vaut, bien entendu, que lorsqu'elles ne sont pas actives — lorsqu'elles participent à des opérations, elles entraînent des coûts équivalents à ceux qu'entraînent les forces en service actif. Il s'agit de déterminer comment l'on doit calculer les choses de manière à ce que ces forces de réserve finissent par être plus rentables que les forces régulières et conservent leur état d'efficience opérationnelle en dépit du fait qu'elles sont parfois mobilisées, et parfois non.

La présidente : Il y a une dernière question que j'aimerais aborder, car il s'agit d'une question qui nous intéresse également ici, à savoir celle des répercussions sur les acquisitions d'immobilisations, que M. Harrison a lui aussi mentionnées. Vous avez dit que le président disposait d'une certaine marge de manœuvre en ce qui a trait à la rémunération et aux avantages sociaux des militaires, mais non pas en ce qui concerne les acquisitions d'immobilisations. Ainsi, même si la quantité de matériel dont vous disposez dépasse l'imagination, vous vous retrouvez avec de vieux bateaux et quelques vieux avions.

Quelle sera l'incidence de ces compressions imposées? Quelque part entre un et dix. D'après vous, est-ce que tous les programmes seront en quelque sorte amputés, mais maintenus, ou est-ce que quelques-uns d'entre eux seront tout simplement supprimés?

Mme Bensahel : Si l'administration a la possibilité de décider de quelle manière elle procédera aux compressions — en d'autres termes, si l'on modifie, d'une manière ou d'une autre, la procédure de séquestration, même si cela suppose que l'on doive admettre des restrictions globales plus importantes —, elle procédera à un ensemble de calculs stratégiques concernant les capacités dans lesquelles les États-Unis continueront d'investir, et celles...

La présidente : Ma question porte sur une situation où l'administration ne dispose d'aucune souplesse. Y a-t-il des programmes qui, par suite de compressions pouvant atteindre 10 p. 100, seraient simplement supprimés?

Mme Bensahel : À ma connaissance, aucun programme ne serait tout simplement supprimé, bien que M. Harrison ait mentionné plus tôt que des marchés seraient résiliés... Le fait que des compressions de 10 p. 100 soient subitement imposées, et qu'elles doivent être mises en œuvre en un an, pourrait avoir de telles conséquences. Cela dit, je ne saurais vous nommer de but en blanc un seul programme qui devrait être supprimé dans l'immédiat en raison de cela.

La présidente : Les programmes d'acquisition — nous avons évoqué le programme des avions F-35, mais de toute évidence, d'autres programmes seraient touchés — se poursuivraient, mais seraient probablement ralentis, et le nombre total d'acquisitions serait peut-être réduit.

Mme Bensahel : C'est exact. Le fait qu'il pourrait y avoir des retards dans le processus d'acquisition pourrait se révéler coûteux en soi, dans la mesure où, là encore, il faudrait renégocier des marchés et en conclure d'autres dans le cadre desquels on a moins d'argent à investir dans les capacités elles-mêmes.

La présidente : Aux États-Unis, comment le département de la Défense se prépare-t-il pour cela? Vous devez composer avec des restrictions budgétaires, un résultat politique inconnu et une campagne électorale, qui est à mi- chemin. Que se passe-t-il actuellement au sein du département de la Défense? Est-ce que l'on élabore des scénarios? À votre connaissance, comment le département compose-t-il avec tout cela?

Mme Bensahel : Le département de la Défense a clairement indiqué qu'il n'avait pas à se préparer pour la mise en œuvre de la procédure de séquestration puisqu'il ne dispose d'aucune marge de manœuvre quant à la manière dont elle sera mise en œuvre. Il n'a pas beaucoup de planification à faire, dans la mesure où sa tâche consiste à procéder à des compressions dans tous les secteurs.

À la lumière des déclarations publiques qu'ont faites de hauts fonctionnaires, je crois que l'on commencera à réfléchir à diverses options de planification au cours de l'été si la procédure de séquestration est officiellement annulée, mais là encore, dans un tel cas, le département de la Défense devra admettre des compressions plus importantes. À mon avis, on n'entreprendra pas une telle planification avant l'été, au plus tôt.

La présidente : Merci de ces précisions. Ces éclaircissements auront été très utiles, et peut-être aussi un peu angoissants pour des personnes qui se trouvent de ce côté-ci de la frontière.

Nous remercions Mme Nora Bensahel, directrice adjointe des études et agrégée supérieure au Center for a New American Security. Merci infiniment de nous avoir accordé de votre temps.

À ce moment-ci, nous allons prendre une pause, et nous poursuivrons nos travaux à huis clos. Cela met fin à la présente partie de la séance.

(La séance se poursuit à huis clos.)


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