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BANC - Comité permanent

Banques, commerce et économie

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Banques et du commerce

Fascicule 6 - Témoignages du 27 mars 2014


OTTAWA, le jeudi 27 mars 2014

Le Comité sénatorial permanent des banques et du commerce se réunit aujourd'hui, à 10 h 30, pour étudier l'utilisation de la monnaie numérique.

Le sénateur Irving Gerstein (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour. Aujourd'hui, le comité tient sa deuxième réunion dans le cadre de son étude sur l'utilisation de la monnaie numérique. Pour cette première série de séances, le comité explore la notion de monnaie et de monnaie numérique en général.

Hier, nous avons entendu les représentants du ministère des Finances. Durant la première heure de la réunion d'aujourd'hui, nous allons entendre par vidéoconférence M. Warren Weber, historien de l'économie, qui est à Minneapolis, je crois.

Warren E. Weber, économiste, à titre personnel : Je suis à Atlanta.

Le président : Au sud de la frontière tout de même.

M. Weber a occupé plusieurs postes au sein de la fonction publique et du monde universitaire, dont celui, plus récemment, d'agent de recherche principal à la Federal Reserve Bank, de Minneapolis. M. Weber a beaucoup écrit sur l'utilisation de monnaies privées au cours de la période de banque libre aux États-Unis et la création de devises émises par le gouvernement. Il nous a été recommandé par un témoin de la Banque du Canada, qui a déjà travaillé avec lui.

Monsieur Weber, merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation à témoigner devant nous.

La parole est à vous, monsieur.

M. Weber : Merci beaucoup de me donner l'occasion de m'adresser à vous. C'est un sujet qui me tient à cœur. J'y travaille depuis une trentaine d'années.

À la page 2 de la présentation, vous verrez qu'il y a de nombreuses leçons à tirer du passé, même si les institutions et les technologies ont beaucoup évolué depuis ce temps.

Je vais vous parler aujourd'hui des billets de banque privée, qui étaient le principal moyen d'échange aux États-Unis avant 1860.

Les notes ne l'indiquent pas, mais les banques, durant cette période, étaient réglementées par l'État. Il n'y avait pas de réglementation fédérale sur les banques. Il n'y avait pas de banque centrale à l'époque aux États-Unis, et très peu de succursales. Seuls quelques États permettaient aux banques d'établir des succursales. Lorsqu'il était permis d'ouvrir des succursales, cela ne l'était que dans les limites de l'État où la banque était elle-même établie. C'est donc dire que pratiquement toutes les banques du temps aux États-Unis étaient de simples institutions de briques et de mortier.

Chacune de ces banques émettait des billets de banque privée, très semblables aux devises que nous connaissons aujourd'hui, mais elles partageaient aussi de nombreuses caractéristiques avec le cyberargent d'émission privée dont il est maintenant question.

Si vous allez à la page 3, vous verrez que les ressemblances entre les deux sont les suivantes : il s'agit d'effets payables au porteur, comme la monnaie d'aujourd'hui et le cyberargent. Ils sont libellés en dollars et représentent le passif de l'émetteur. Les billets de banque privée étaient échangeables contre espèces sur demande, autrement dit contre des pièces d'or et d'argent. Chaque banque émettait ses propres billets, qui étaient tous très différents. On pouvait facilement reconnaître la banque émettrice. Il était indiqué très clairement sur les billets qu'ils étaient échangeables en dollars sur demande.

Ce qui distingue ces billets de la notion actuelle de cyberargent est qu'ils pouvaient être émis à des fins de crédit. Il était possible de demander un prêt à la banque, et celle-ci remettait à l'emprunteur des billets de banque privée en échange du contrat signé. Contrairement au cyberargent, il n'était pas nécessaire de détenir un compte chez l'émetteur ou le receveur pour effectuer un tel échange. Autrement dit, les billets de banque privée n'exigeaient pas la tenue de livres, ce qui sera nécessaire avec le cyberargent.

À la page 4, je vous donne une idée du nombre de billets de banque privée qui étaient en circulation. Il y avait un grand nombre de banques, et chacune d'elles émettait ses propres billets. Il y avait 320 banques en 1830; 602 banques en 1845; et en 1860, le nombre de banques avait grimpé à 1 400.

Pensez-y. Aux États-Unis, il pouvait y avoir quelque 1 400 devises différentes en circulation à l'époque. Je crois qu'il convient de dire que les billets de banque privée étaient largement utilisés comme moyen d'échange. À preuve, selon mes longues recherches, des « billets d'autres banques » figuraient au bilan de la plupart des banques de l'époque; donc, dans le cadre de leurs transactions courantes, les banques acceptaient les billets d'autres banques, probablement pour rembourser des prêts.

D'autres données indiquent que les billets circulaient également hors de la région. J'ai en fait recueilli quelques billets, sur lesquels on peut voir des timbres indiquant qu'ils avaient été utilisés en dehors de la région d'origine. Durant cette période, il y avait des publications appelées Bank Note Reporters et Counterfeit Detectors. Elles étaient publiées par des courtiers de différentes villes et elles énuméraient toutes les banques en opération à l'époque, ainsi que leur taux de change pour les billets des banques locales.

Je pense qu'il existe de bonnes preuves que ces billets étaient largement utilisés. C'était le principal moyen d'échange. La majorité des pièces d'or et d'argent en circulation durant cette période étaient gardées dans les voûtes des banques, en vue d'honorer les demandes de rachat.

Ce système de billets de banque privée présentait plusieurs problèmes importants : contrefaçon et pertes pour les porteurs, que j'appelle défaillance de l'émetteur et billets sans valeur nominale fixe. Je l'ai mis en rouge, parce que c'est probablement la chose qui semble la plus problématique. Comme je le disais, en 1860, il y avait 1 400 banques. Essentiellement, c'était un système fonctionnant selon 1 400 taux de change flottants. Il n'y avait pas de taux fixes. Ce que j'entends par « sans valeur nominale fixe », c'est qu'un dollar n'avait pas la même valeur dans toutes les banques durant cette période.

À la page 6, je passe en revue ces problèmes un à un très brièvement.

Comme vous l'avez sans doute deviné quand je vous ai parlé des publications Bank Note Reporters et Counterfeit Detectors, la contrefaçon des billets de banque privée était répandue. La une de ces publications privées donnait la liste des nouvelles contrefaçons découvertes depuis la dernière publication. Elles étaient publiées toutes les semaines dans certains cas, mais la plupart étaient publiées tous les mois.

Plus loin, on publiait les contrefaçons connues de chacune des banques opérationnelles à l'époque. On pouvait pratiquement deviner depuis combien de temps la banque était établie à voir le nombre de contrefaçons énumérées.

Pour ce qui est de l'argent électronique aujourd'hui, j'imagine qu'on mettra en place un système d'information sur la contrefaçon. Je retourne un peu en arrière et je pense à l'époque où lorsqu'on présentait sa carte de crédit au magasin, le marchand sortait parfois un document qui énumérait toutes les cartes de crédit volées ou potentiellement frauduleuses. Je m'attends à ce qu'un système d'information semblable soit mis en place concernant les contrefaçons possibles de l'argent électronique.

Je crois cependant que les terminaux de point de vente feraient sans doute mieux l'affaire aujourd'hui pour contrer le problème. La contrefaçon pourrait poser problème avec l'argent électronique, mais je ne pense pas que ce sera très problématique. Quoi qu'il en soit, ce sera probablement plus une question de législation, à savoir quelles pénalités imposer en cas de contrefaçon ou de piratage, combien de fonds attribuer aux mécanismes d'application de la loi, et ainsi de suite. Je ne crois pas que la réglementation bancaire pourrait y faire grand-chose.

Pour ce qui est de la défaillance de l'émetteur, à la page 7, avec les billets de banque privée, les émetteurs faisaient parfois défaut et cela entraînait des pertes pour les porteurs, mais toute monnaie de réserve fractionnaire d'émission privée présente ce risque. Je présume que l'argent électronique, s'il voit le jour, sera émis sous forme d'instruments de réserve fractionnaire.

C'était un système très risqué. Comme je le disais, j'ai fait beaucoup de recherches là-dessus, et j'ai recensé 2 384 banques en opération à un moment ou un autre durant cette période. En tout, 407 d'entre elles, ou 17 p. 100, ont fait faillite au détriment des porteurs.

Un autre élément qui illustre la gravité du problème est qu'environ 50 p. 100 des fermetures de banques entraînaient des pertes pour les porteurs. Les porteurs pouvaient perdre jusqu'à 90 cents sur le dollar. Les pertes se chiffraient plus souvent à moins de 50 cents, ce qui demeure une perte importante.

Qu'est-ce que cette expérience sous-entend pour la réglementation de l'argent électronique? Si vous allez à la page 8, vous verrez qu'une possibilité de réglementation serait d'exiger un adossement à 100 p. 100 à de bons actifs. Certains États ont en fait essayé de fonctionner ainsi. Il fallait parfois que les billets de banque soient adossés à 100 p. 100 à des obligations d'État. Il s'agissait des « banques libres » dont il a été question dans l'introduction.

Toutes les banques de l'époque n'étaient pas des banques libres. En fait, la plupart n'en étaient pas. La notion de « banque libre » n'est pas synonyme de laissez-faire. Cela renvoie plutôt au fait que certains États avaient adopté des lois qui permettaient d'établir une banque librement. Dans les États où il n'y avait pas de loi semblable, pour établir une banque, il fallait obtenir une charte spéciale auprès de l'appareil législatif de l'État.

À l'époque, cinq ou six États avaient établi de vastes systèmes de banques libres, des systèmes qui exigeaient que les billets de banque soient adossés à 100 p. 100 à des obligations d'État. Les billets étaient sûrs dans l'un de ces États, c'est-à-dire l'État de New York, mais ce n'était pas le cas dans la plupart des autres. Le problème alors était que la valeur des obligations d'État pouvait fluctuer, et il n'y avait pas d'actifs plus sûrs, autres que les espèces.

Si vous pensiez à exiger un adossement à 100 p. 100 de l'argent électronique aujourd'hui, le risque est que les émetteurs facturent des frais de transaction aux utilisateurs, afin de compenser les pertes de revenus qu'ils auraient pu avoir s'ils n'avaient pas été obligés de les adosser à 100 p. 100.

L'autre possibilité, et je suis certain que vous y avez songé, c'est d'offrir une assurance gouvernementale sur l'argent électronique. En fait, on remarque des tentatives intéressantes au cours de cette époque antérieure. Certains États offraient une assurance-billets de banque. La protection devait être totale, mais cela n'a pas fonctionné de cette façon. Si cela n'a pas fonctionné, c'est en raison des lois elles-mêmes, mais ce serait trop long à expliquer pour l'instant.

La difficulté maintenant, selon moi, est que le problème du « trop gros pour faire faillite » pourrait s'en trouver exacerbé. Si une institution financière devait émettre de l'argent électronique garanti par le gouvernement, l'émetteur risquerait davantage de devenir d'importance systémique, et cela pourrait être risqué.

Passons à la page 9, qui parle de la circulation sans valeur fixe. Ce que j'entends par « circulation à valeur fixe », c'est ce que j'expliquais tout à l'heure : une banque pouvait échanger un dollar avec une autre banque d'ailleurs. Avec la circulation sans valeur fixe, ce n'est pas possible.

C'est légèrement différent de la question des taux de change fixes par rapport aux taux de change flottants. Dans la circulation à valeur fixe, l'échange se fait au pair. En passant, j'ai ajouté une puce à la page 9 concernant le problème de la circulation sans valeur fixe, qui est possible entre n'importe quelles monnaies et même entre les coupures d'une même monnaie.

On a l'habitude de pouvoir échanger un billet de cinq dollars contre cinq pièces de un dollar, mais il faut qu'un mécanisme soit en place pour garantir un tel échange.

Aujourd'hui, des mécanismes sont en place à cet effet. Sans la Banque du Canada ou la trésorerie, qui sont prêtes à faire ces échanges en tout temps, il n'y aurait aucune raison pour que les choses fonctionnent ainsi. Il faut une entité pour le garantir. Dans un cas, c'est du papier avec le chiffre 5, et dans l'autre, des pièces qui portent le chiffre 1.

Avec les billets de banque privée, si vous allez à la page 10, vous verrez que les données de l'époque indiquent qu'en général les billets de banques différentes s'échangeaient contre un escompte qui fluctuait.

Pour éviter cela, deux solutions ont été mises à l'essai. La première consistait à établir un système de compensation. Il y a un très bon exemple de cela, et c'est un exemple que j'aime beaucoup. Il s'agit du Suffolk Banking System, établi à New York entre 1825 et 1858. Une banque de Boston, la Suffolk Bank, avait mis en place des comptes de réserve, à la manière des comptes de réserve à la Banque du Canada ou à la Federal Reserve Bank. Des comptes de réserve étaient ouverts pour chaque banque qui souhaitait adhérer au système, et les billets des banques membres étaient compensés au pair. Donc, les membres qui déposaient les billets d'une autre banque membre voyaient leur compte de réserve crédité du montant en question. Si d'autres déposaient les billets de votre banque, votre compte était débité du nombre de dollars en question. Essentiellement, toutes les banques de la Nouvelle-Angleterre ont adhéré au système.

Les billets des banques membres s'échangeaient donc au pair en Nouvelle-Angleterre. Ce n'était pas le cas ailleurs au pays.

Il y a deux leçons à tirer sur le plan réglementaire, ou deux leçons en ce qui concerne l'argent électronique. Premièrement, le mécanisme peut être privé. Il n'est pas nécessaire que le gouvernement s'en mêle pour arriver à un système de compensation au pair. Et deuxièmement, le mécanisme peut surgir de façon endogène. Autrement dit, le gouvernement n'a pas à le mettre en place.

Une deuxième solution est donnée à la page 11, que j'appelle « acceptation obligatoire ». J'y donne deux exemples, ceux de la Banque de l'Indiana et de la Banque de l'Ohio. Les succursales soumises à l'obligation acceptent mutuellement leurs billets au pair. C'est un système un peu particulier. Il s'agissait de banques d'État qui avaient supposément des succursales, mais ces succursales étaient en fait des banques indépendantes. Elles ont simplement décidé de se joindre au système de la Banque de l'Indiana ou de celle de l'Ohio, et pour cela, elles devaient convenir d'accepter les billets de toutes les autres banques membres. Elles devaient les échanger au pair.

La raison pour laquelle je mets « acceptation » en rouge, c'est qu'on n'avait qu'à les accepter pour rembourser un prêt ou quelque chose du genre. Il ne fallait pas les convertir en espèces. Il n'était pas obligatoire de remettre des espèces en échange de billets d'une autre banque, mais il fallait les accepter. En conséquence, les billets de toutes les succursales de l'Indiana et de toutes les succursales de l'Ohio s'échangeaient au pair.

Quelle leçon est-ce que je tire de ces deux expériences? J'en conclus que l'acceptation obligatoire peut conduire à l'échange au pair. Cependant, pour y parvenir, il faut une quelconque forme de réglementation. Cela ne se fait pas tout seul.

Prenons maintenant la page 12. Que nous apprend cette expérience sur la façon d'en venir à l'échange au pair? Je crois qu'elle nous montre qu'une chambre privée de compensation au pair peut être une solution. Il y a quelques problèmes, cependant. Premièrement, les profits du compensateur peuvent provoquer des rancœurs. La Banque de Suffolk réalisait des profits plus élevés que toute autre banque de Boston ou de la Nouvelle-Angleterre à l'époque, au grand mécontentement d'un grand nombre de banques. Elles faisaient toujours partie du système en raison des avantages qu'elles en tiraient, mais elles auraient préféré que la Banque de Suffolk soit obligée de leur redistribuer une partie de ses profits supplémentaires.

L'autre problème, c'est qu'elle peut ne pas être atteinte pendant la période voulue. La situation n'est survenue qu'en Nouvelle-Angleterre. Ce n'est arrivé ni à New York ni à Philadelphie. Ce n'est arrivé nulle part ailleurs au pays, et on peut se demander pourquoi. L'expérience peut donc ne pas se faire jour.

Une autre possibilité serait l'acceptation obligatoire, mais j'y vois quelques problèmes. D'abord, l'argent électronique peut s'accumuler chez certains émetteurs ou à certains endroits. Il n'est pas sûr que la circulation de l'argent électronique va s'équilibrer, donc si on est obligé d'accepter l'argent électronique de quelqu'un d'autre, on pourrait finir par en accumuler beaucoup, et le problème, c'est comment s'en débarrasser?

Je dois souligner, et je le mets entre parenthèses, que ce n'est pas un problème exclusif aux monnaies électroniques. C'est un problème pour les billets de la Banque du Canada, pour les billets de la Réserve fédérale américaine. C'est un problème dans tout système monétaire.

La troisième façon d'en venir à l'échange au pair serait de créer une chambre de compensation gouvernementale. C'est envisageable. Je crois toutefois qu'il va falloir répondre à certaines questions, comme qui va payer et comment on va évaluer les frais nécessaires pour la créer et l'administrer.

En conclusion, à la page 13, qu'est-ce que je retiens du système des billets de banque privée dans le contexte du cyberargent? Un système de monnaie électronique d'émission privée peut-il fonctionner efficacement? D'après l'expérience de cette période, je crois que la réponse est oui, mais à condition de l'assortir d'une réglementation et d'une supervision adéquates. Je pense que pour limiter la contrefaçon, il faudra adopter et faire appliquer des lois rigoureuses. Pour la sécurité, il faudra imposer soit des exigences strictes en matière d'adossement à des actifs soit une assurance explicite (et j'aurais dû ajouter ici le mot « gouvernementale »).

Je pense que vous pourrez décider de ne pas renflouer les émetteurs d'argent électronique, mais en situation de crise, vous allez sûrement constater que la pression est extrêmement forte pour renflouer les gens et leur donner les moyens de rembourser leurs créances. C'est pourquoi je crois qu'il faudrait des exigences strictes en matière d'adossement à des actifs ou une assurance explicite.

Pour garantir l'échange au pair, vous devrez probablement prévoir un mécanisme de compensation au pair, qui oblige les émetteurs à accepter les billets les uns des autres au pair ou créer un genre de chambre de compensation gouvernementale.

Cela vient clore mon exposé.

Le président : Merci, monsieur Weber. C'était une excellente présentation. Nous avons bien des questions, mais à peine plus d'une demi-heure.

Le sénateur Tkachuk : Je vous remercie beaucoup de cet exposé. Je n'ai que quelques questions à vous poser.

Comme toutes les banques avaient leur propre monnaie à des taux différents, comment cela servait-il à la collectivité? Autrement dit, sur quoi se basait un magasinier ou un vendeur pour choisir la monnaie à utiliser? Si quelqu'un se présentait avec des billets d'une autre banque pour acheter quelque chose, comment déterminaient-ils la valeur de la monnaie?

M. Weber : Si quelqu'un présentait un billet d'une banque locale, il l'acceptait probablement au pair. Autrement dit, si un bien était affiché au prix d'un dollar et qu'un acheteur présentait un billet d'un dollar, il était accepté.

Si l'acheteur présentait un billet d'une monnaie de l'extérieur de la région, le marchand avait probablement un exemplaire des Bank Note Reporters and Counterfeit Detectors derrière son comptoir. Il le prenait et disait quelque chose comme : « Ah, je vois qu'il y a un escompte de 5 p. 100, selon cette publication, donc vous feriez mieux de me donner un dollar et cinq sous, sinon il n'y a pas de transaction. »

Je ne sais pas exactement ce que faisaient les marchands qui n'avaient pas ce document. Ils devaient procéder au hasard. Supposons qu'une personne se présente à un marchand de Philadelphie avec un billet de Columbus, en Ohio. Je suppose qu'il se disait à lui-même : « Qu'est-ce que je vais faire de ce billet? Je vais probablement l'accepter et le remettre à ma banque. Mais quelle valeur ma banque va-t-elle en soustraire? » Les marchands imaginaient probablement ce qu'il leur en coûterait pour le renvoyer à Columbus, en Ohio, l'échanger contre de l'or ou de l'argent et le ramener à Philadelphie. C'est le genre de calcul qu'ils devaient faire.

Il est intéressant de lire ces Bank Note Reporters and Counterfeit Detectors — et je vais faire une petite pub pour mon site web, par minneapolisfed : j'en ai quelques milliers d'exemplaires. Ce qui m'étonne, c'est à quel point les escomptes étaient petits. Dans la plupart des cas, ils étaient de moins d'un pour cent, si la banque d'origine n'était pas trop loin, mais les taux variaient et avec le temps, ils se sont mis à varier beaucoup.

Le sénateur Tkachuk : Ma deuxième question porte surtout sur la monnaie électronique. Vous avez mentionné la contrefaçon ou le piratage et la nécessité d'exiger une assurance ou que les gouvernements interviennent. Les gouvernements devraient-ils vraiment intervenir? Les gouvernements ont déjà une monnaie. Nous avons notre propre monnaie au Canada. Les Américains ont leur monnaie. Tous les pays ont leur propre monnaie. Si une autre monnaie était mise en circulation, ne devrions-nous pas rester à l'écart et laisser les acheteurs se méfier ou prendre des risques? Pourquoi viendrions-nous assurer une monnaie électronique n'ayant rien à voir avec la monnaie que le gouvernement adosse à ses propres actifs?

M. Weber : Je réponds à cela qu'il existe aussi des dépôts à vue, un moyen d'échange qui n'a rien à voir avec le gouvernement, mais que nous garantissons pourtant. Nous nous en portons garants parce que quand une banque commence à s'effondrer ou qu'elle risque fort de s'effondrer et de faire perdre beaucoup d'argent aux gens, on exige que le gouvernement fasse quelque chose pour protéger la population.

La raison pour laquelle je crois que vous allez intervenir et offrir de l'assurance dès le départ, c'est que vous pourriez alors instaurer des primes et tout et tout plutôt que d'attendre qu'une crise frappe, que certains émetteurs de cyberargent se trouvent en mauvaise posture et qu'il y ait soudainement une immense demande pour que le gouvernement fasse quelque chose a posteriori.

Le sénateur Tkachuk : Le gouvernement avait demandé aux banques de payer l'assurance.

M. Weber : Je m'attendrais à ce que le gouvernement demande aux émetteurs de monnaie électronique de payer l'assurance.

Ma réponse se fonde sur l'expérience des dépôts à vue. Je doute qu'un gouvernement puisse s'engager en toute crédibilité à ne pas sauver les émetteurs de monnaie électronique en cas de besoin, d'où l'assurance.

Le sénateur Tkachuk : Je comprends. Merci.

Le sénateur Massicotte : Je vous remercie beaucoup d'être avec nous ce matin. Nous en sommes à notre deuxième journée de témoignages sur le sujet, et c'est très intéressant, mais je dois dire que je ne suis pas certain de bien comprendre.

En gros, vous avez étudié l'histoire de la monnaie aux États-Unis. Cependant, j'aimerais que nous parlions un peu du bitcoin afin de déterminer si nous comprenons bien de quoi il s'agit. On nous a dit hier qu'il y avait pour environ 8,4 milliards de dollars de bitcoins en circulation, en valeur d'aujourd'hui, mais que le phénomène est attribuable en grande partie au fait que les gens ayant effectué des transactions en bitcoins ont été incités à le faire, qu'on leur a donné de la monnaie virtuelle. Par conséquent, l'essentiel de ces 8,4 milliards de dollars n'est pas adossé à des dollars réels ni à d'autres unités de monnaie réelles, et une grande partie de cette valeur de 8,4 milliards de dollars a été créée pour le système lui-même, en fonction d'algorithmes qui convainquent les gens qu'il n'y aura pas de retrait net au final. On prévoit même une croissance au cours des 15 à 20 prochaines années, au point où le système doublerait pratiquement de taille, selon un quelconque algorithme ou certaines prévisions.

Cela dit, s'il devait y avoir une réduction nette de la circulation de bitcoins et que les retraits nets atteignaient un niveau élevé, nous pourrions nous trouver dans l'incapacité de les convertir en espèces parce que cet argent n'équivaut pas à de l'argent réel, essentiellement. Cette présumée monnaie n'est pas adossée à des actifs en monnaie réelle, en or ou je ne sais quoi d'autre.

N'est-ce pas là un peu comme une combine à la Ponzi? Tout va bien en situation de croissance, mais tout le système va s'effondrer si sa valeur descend un peu.

M. Weber : Je ne me prétendrai pas expert du bitcoin. Il y a une différence fondamentale entre le bitcoin et les billets de banque privée. Comme vous le mentionnez à juste titre, le bitcoin ne peut être converti en quoi que ce soit. Les billets de banque privée pouvaient être convertis en or ou en argent.

Pour le reste, votre question est excellente. Je ne sais pas trop comment on peut retirer le bitcoin puisqu'il ne peut pas être converti. C'est un peu comme de l'argent de la banque centrale, comme les billets de la Banque du Canada ou la monnaie canadienne. Le bitcoin n'est adossé à aucun actif. Vous avez toutefois raison de dire qu'aucun organisme de réglementation ne va décider soudainement qu'il doit y en avoir moins ou plus dans le système parce qu'on veut atteindre tel ou tel objectif de politique monétaire.

Je pense que s'ils sont retirés du système, ce sera un peu comme dans l'histoire de Mt. Gox, qui s'est finie par un effondrement du système et des pertes. Il y a d'autres exemples, mais j'oublie le nom de l'institution qui avait perdu plusieurs milliards de bitcoins, si je ne me trompe pas.

Je n'ai rien d'extraordinaire à répondre à votre question, mais il n'y a rien que je connaisse qui rappellerait directement ce genre de situation.

Le sénateur Massicotte : Vous faites la comparaison avec la monnaie canadienne ou la monnaie américaine. Dans les deux cas, il y a une banque centrale ou un gouvernement qui garantit qu'on peut se fier aux billets. Il y a bien sûr des pays comme l'Argentine qui émettent plein de billets, après quoi l'inflation explose, mais quoi qu'il en soit, c'est la crédibilité d'un pays ou d'une banque centrale qui détermine si on peut faire confiance à une monnaie. C'est la raison même de leur création. C'est la raison pour laquelle on peut faire confiance à la monnaie d'une banque d'État. Pour le bitcoin, en revanche, si je me rends dans un magasin, personne ne va me dire que je peux me servir d'un bitcoin pour acheter une télévision. J'ai l'impression que si c'était possible et que pour une raison ou une autre, il n'y avait pas d'argent dans ce magasin, sa valeur de 8,4 milliards de dollars pourrait tomber à zéro avec un simple article de journal selon lequel il y aurait un manque de devises ou de liquidité. Il n'y a pas de banque centrale pour le garantir, et il pourrait disparaître du jour au lendemain. Est-ce que je me trompe?

M. Weber : Vous avez absolument raison de dire que le bitcoin a de la valeur parce qu'on pense que quelqu'un d'autre va l'accepter. Si cette confiance disparaissait, il est vrai que le bitcoin n'aurait plus de valeur, et cela pourrait arriver du jour au lendemain.

Le sénateur Massicotte : C'est un genre de combine à la Ponzi : tant que le phénomène prend de l'ampleur, tout va bien, mais dès qu'il y a un recul, il y a de graves problèmes.

M. Weber : Je ne sais pas trop si je disais qu'il s'agit d'une combine à la Ponzi, mais je pense à tout le moins qu'il dépend des attentes des gens et de l'idée selon laquelle je vais l'accepter parce que je pense pouvoir l'échanger de nouveau avec une autre personne qui va l'accepter. Si cette confiance est ébranlée, toute la chaîne perd sa valeur, c'est vrai.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Je parle français, mais je vais essayer de poser ma question en anglais. Peut-être que ce ne sera pas tout à fait clair, mais je vais parler lentement.

[Traduction]

J'aimerais que vous me parliez du problème de la parité dans le système de compensation, mais c'est le problème du bitcoin qui m'intéresse avant tout. Nous avons appris hier qu'on pouvait échanger un bitcoin à des taux différents dans un même pays. Tout dépend du mécanisme de compensation. Vous nous avez dit que c'était problématique dans le système du XIXe siècle, mais il y a pourtant beaucoup de technologie de nos jours.

Se pourrait-il qu'un mécanisme de compensation se crée de manière à ce que des gens achètent des bitcoins lorsque leur valeur est basse et les revendent à Vancouver ou selon un système spéculatif, de sorte que la parité avec les bitcoins s'établisse très rapidement dans un pays qui utilise le dollar canadien, par exemple? Qu'en pensez-vous?

M. Weber : C'est une excellente question. Elle nous renvoie au système dont je vous ai parlé, parce qu'il peut y avoir de la spéculation pour le bitcoin à deux endroits différents comme il y en avait pour les billets de banque privée. On serait porté à croire qu'il était possible de prendre des billets de banque de Cleveland, par exemple, d'aller les échanger à Philadelphie pour en obtenir de l'or, puis de les rapporter ensuite, mais cela coûtait cher. Surtout qu'à l'époque, les déplacements d'or n'étaient pas sûrs. Il fallait y investir les ressources et le temps. Le même genre de chose peut empêcher la parité entre les taux de change de deux endroits.

J'ai constaté un autre phénomène, que nous avons étudié, et qui a été une révélation pour moi au début. Nous nous sommes penchés sur la valeur de l'escompte sur les billets de Cleveland à New York et sur la valeur de l'escompte sur les billets de New York à Cleveland. On serait porté à croire qu'il ne dépendait que des coûts de transport et que du coup, l'escompte devait être le même dans les deux cas, mais nous avons constaté que les billets de Cleveland étaient échangés contre un escompte de 5 p. cent à New York, alors que les billets de New York étaient échangés au pair à Cleveland. Nous nous sommes demandé pourquoi. Si l'on se trouve à Cleveland, il est très avantageux de recevoir un billet de New York puis de l'apporter à New York, parce qu'il y a beaucoup de choses qu'on veut acheter à New York. Par contre, le New-Yorkais qui obtient un billet de Cleveland ne trouvera pas autant de choses à acheter à Cleveland. Bref, le critère qui pourrait empêcher la parité c'est la force du désir de dépenser l'argent dans l'autre ville. Il n'y a donc pas que les coûts de transport qui comptent.

Le sénateur Bellemare : Vous dites donc qu'il n'y a pas que la technologie. Si les bitcoins ne sont pas populaires dans une ville canadienne, la parité pourrait ne pas s'établir d'elle-même. Il faut qu'il y ait un marché partout.

Vous avez parlé du problème du « trop gros pour faire faillite ». Nous garantissons le système financier, le système bancaire, en raison de son importance. D'après vos connaissances historiques, y aurait-il un lien entre la popularité du cyberargent et la crise financière que nous avons connue en 2007, selon vous? Devrions-nous y réfléchir ou n'y a-t-il là aucun lien?

M. Weber : C'est une excellente question. Vite comme cela, je ne vois pas de lien. Les institutions financières étaient assez petites à l'époque. Elles étaient très nombreuses, mais elles étaient très, très petites. Il n'y avait vraiment pas la même concentration qu'au moment de la crise de 2007.

Quand je dis qu'une institution est trop grande pour faire faillite, c'est que si une grande institution financière ajoutait le cyberargent à ses services, son importance deviendrait beaucoup plus systémique, parce que si elle faisait faillite, tout ce cyberargent pourrait perdre énormément de valeur. Du coup, la pression exercée sur le gouvernement pour qu'il intervienne serait beaucoup plus grande.

Il y a une très grande banque, relativement grande pour Philadelphie à l'époque, qui a fait faillite en 1857, mais aucune pression ne s'est exercée sur le gouvernement pour qu'il intervienne d'une manière ou d'une autre, sauf pour punir les gens qu'on croyait coupables de fraude, mais il n'était pas question de protéger tout le monde.

Votre question est vraiment excellente. Elle mériterait une réflexion et des recherches très approfondies.

La sénatrice Ringuette : Je vous remercie vraiment de l'éclairage historique que vous nous apportez. Nous parlons du bitcoin, mais on nous a dit hier qu'il y avait aussi le litecoin, les dollars Linden, Liberty Reserve et Pecunix.

Le sénateur Massicotte : Depuis 24 heures, il existe aussi des dollars Massicotte pour ceux qui en veulent.

La sénatrice Ringuette : Il semble y avoir prolifération de différentes monnaies virtuelles. Dans ce contexte et compte tenu de l'histoire et de l'évolution que vous avez décrites, ne serait-il pas sage que les réserves fédérales des pays industrialisés émettent leur propre monnaie électronique qui serait adossée à des actifs tout comme la monnaie physique que nous utilisons? Ne serait-ce pas la prochaine étape, compte tenu de l'histoire des billets de banque privée aux États-Unis, que vous venez de nous raconter?

M. Weber : Encore une fois, excellente question. Si les gens s'habituent à utiliser des monnaies virtuelles, les banques centrales voudront probablement se lancer dans ce secteur pour conserver le niveau de revenus qu'elles tirent de la monnaie, en effet.

La sénatrice Ringuette : À votre connaissance, les administrateurs de la Réserve fédérale américaine envisagent-ils de le faire plus tôt que tard? Ou devraient-ils le faire, et est-ce que le Canada devrait faire de même?

M. Weber : Je ne sais pas ce qu'il en est pour la Réserve fédérale américaine, mais j'ai entendu dire qu'il y a des administrateurs d'institutions au Canada qui se penchent sur la question. Je sais, de par mon expérience à la Banque du Canada, qu'elle étudie activement la question de savoir si la Banque centrale ou une autre entité du gouvernement devrait se lancer dans le domaine du cyberargent, mais c'est une question très profonde à laquelle il est très difficile de répondre. La réponse dépend en partie de ce qu'on pense qui va arriver à la demande de monnaie standard d'aujourd'hui si ces monnaies virtuelles gagnent en popularité. Comme je l'ai déjà dit, si elles devenaient soudainement très populaires et utilisées, au point où la demande et l'utilisation de la monnaie de la Banque du Canada ou du gouvernement du Canada commençaient à baisser radicalement, elle n'aurait d'autre choix à mon avis que de se lancer dans l'aventure.

Le sénateur Black : Je vous remercie beaucoup de votre exposé, monsieur Weber. Il nous est très utile. J'aimerais vous poser quelques questions pratiques pour commencer, puis si vous le voulez bien, quelques questions qui vont vous porter à sonder votre boule de cristal.

Comme vous le savez, nous avons reçu le mandat, que nous avons accepté, d'étudier les monnaies numériques. Je retiens de votre témoignage que nous pourrions tirer des leçons de l'histoire des billets de banque privée que vous venez de nous présenter pour l'appliquer aux monnaies numériques. Est-ce que je me trompe?

M. Weber : Non. Si je vous ai bien compris, il y en a beaucoup à apprendre de cette période sur l'établissement d'ententes pour l'échange et l'assurance. L'étude approfondie de ces exemples nous permettrait de constater quelles sont les erreurs à ne pas reproduire aujourd'hui ou ce que nous devrions faire dès maintenant pour atteindre ce que bien des gens considèreraient comme les objectifs à viser pour ce genre de monnaie.

Le sénateur Black : C'est la raison pour laquelle votre exposé est si utile. Je voulais simplement m'assurer que nous sommes sur la même longueur d'onde.

Selon vous, les expressions « argent électronique » et « monnaie numérique » sont-elles interchangeables?

M. Weber : Non, c'est plus restrictif. Le bitcoin ne cadre pas avec ma définition de l'argent électronique. Il s'agirait d'une monnaie numérique, mais l'émetteur n'aurait aucun droit sur celle-ci. Je m'appuie ici sur la définition du Comité sur les systèmes de paiement et de règlement de la BRI. En vertu de cette définition, l'émetteur doit avoir un droit sur l'argent électronique. Comme on vient de le souligner, personne ne détient de droit sur le bitcoin. C'est pourquoi, à mon avis, il y a une différence. On pourrait avoir une monnaie numérique qui ne cadre pas avec cette définition.

Le sénateur Black : Merci.

M. Weber : J'ai axé mon exposé sur l'argent électronique. Je ne vois pas comment l'expérience des billets de banque privée peut s'appliquer à quelque chose comme le bitcoin.

Le sénateur Black : Pourriez-vous nous aider à comprendre où les deux mondes se chevauchent? Afin que nous puissions comprendre comment appliquer l'information que vous nous donnez, en vertu de votre définition, quand un argent électronique est-il aussi une monnaie numérique?

M. Weber : Il s'agit d'une monnaie numérique en ce sens que sa valeur est inscrite sur un appareil quelconque. Avec les billets de banque, la valeur est inscrite sur le papier. En vertu de ma définition de l'argent électronique, la valeur de celui-ci est inscrite sur un téléphone cellulaire, une clé USB, un ordinateur ou un quelconque dispositif électronique. Elle est inscrite sous forme numérique. C'est là qu'il y a un chevauchement.

Le sénateur Black : Supposons que nous allons de l'avant avec une monnaie numérique et que nous adoptons des règlements connexes, notamment, faudrait-il, selon vous, qu'il y ait des barrières ou qu'on adopte des règlements pour définir qui peut lancer et offrir sur le marché des monnaies numériques?

M. Weber : Je crois que oui. Il faudrait que je réfléchisse un instant à la forme que ceux-ci prendraient. Encore une fois, cela dépend de certaines choses. Si le gouvernement choisit d'assurer la monnaie, il devra veiller à ce que les fournisseurs soient légitimes et qu'ils aient les moyens de payer l'assurance. Si la monnaie numérique est échangeable sur demande, le gouvernement devra s'assurer d'avoir les ressources nécessaires pour effectuer ces échanges. Selon moi, il faudrait soumettre les émetteurs à un contrôle de sécurité.

Le sénateur Black : Vous pourriez nous proposer un règlement entourant l'arrivée d'émetteurs sur le marché.

M. Weber : Oui, mais j'aimerais d'abord y réfléchir plus longuement.

Le sénateur Black : Pourrais-je vous demander de nous faire parvenir le résultat de vos réflexions sur le sujet?

M. Weber : Avec plaisir.

Le sénateur Black : Je vais vous demander de prédire l'avenir. Selon vous, quel rôle une monnaie numérique pourrait-elle jouer dans l'économie?

M. Weber : Ce qui m'impressionne avec la monnaie numérique, c'est les avantages qu'elle procure en matière d'information par rapport à la monnaie courante. Avec la monnaie numérique, on peut connaître l'historique d'achat des gens, notamment ce qu'ils aiment et où ils aiment faire leurs achats. Comme pour les cartes de crédit, l'émetteur peut ainsi offrir des points de fidélité ou différents rabais correspondant à ces préférences. L'émetteur peut aussi avoir un historique de crédit et ainsi savoir si quelqu'un est solvable. Cela lui permet de définir jusqu'où il est prêt à aller avec un client. Je crois que la monnaie numérique offre des possibilités extraordinaires pour changer la façon dont les prix sont fixés et les transactions effectuées, ce qui pourrait améliorer grandement l'efficacité économique.

Le sénateur Black : C'est très intéressant.

M. Weber : Les gens de la Banque du Canada font des efforts intéressants à ce chapitre. Ils tentent de créer un modèle plus officiel. Je leur vole un peu la vedette avec mes commentaires.

Le sénateur Black : Nous allons probablement leur parler à eux aussi.

Y a-t-il des avantages pour le Canada à être une figure de proue internationale en matière de reconnaissance et de réglementation des monnaies numériques?

M. Weber : Vous posez d'excellentes questions.

Juste comme ça, je dirais qu'il existe certains désavantages. On risque, par exemple, de faire des erreurs, alors que si on laisse un autre pays prendre les devants, on évite de payer pour ces erreurs.

Cependant, le Canada pourrait conquérir une plus grande part des marchés internationaux avec son argent électronique s'il est le premier à agir dans ce dossier. Encore une fois, il faudrait que j'étudie davantage la question que j'y réfléchisse un peu plus avant de me prononcer sur ce qui est préférable, mais je crois qu'il y a des avantages et des inconvénients à être une figure de proue dans cette situation.

Le sénateur Black : Vous avez été d'une aide précieuse.

Le sénateur Greene : Le sénateur Black a déjà posé plusieurs des questions que j'avais pour vous, mais je vais vous poser une question philosophique : le bitcoin ou l'argent électronique devraient-ils être réglementés? Ils existent dans Internet et Internet est une plate-forme difficile à réglementer. Les pays occidentaux en particulier ont une aversion pour la réglementation de cette plate-forme. Selon moi, c'est une bonne chose. Le bitcoin est une sorte d'initiative libertaire. Cela dit, puisqu'il est question d'Internet, il serait probablement difficile de faire appliquer des règlements et ceux-ci seraient faciles à contourner. Donc, croyez-vous qu'il faudrait essayer de réglementer ces monnaies?

M. Weber : Je vais reprendre ce que j'ai dit à plusieurs reprises. Si le gouvernement s'engage à ne pas intervenir dès que les gens commencent à encaisser des pertes considérables, je dirais qu'il n'est pas nécessaire de réglementer ces monnaies ou de les superviser. Ma crainte, c'est qu'un événement important survienne, que des Canadiens ou des Américains soient touchés, et que la clameur soit si grande que le gouvernement ne peut s'empêcher d'intervenir. Les coûts d'une telle intervention seraient très élevés. Cependant, si les émetteurs ou les propriétaires de bitcoin sont assujettis dès le début à une certaine réglementation, un tel événement ne surviendrait pas.

C'est ce que je crains. Tout dépend de la pression qui sera exercée sur le gouvernement pour intervenir en cas de crise ayant un impact sur la valeur d'une de ces monnaies numériques.

Le sénateur Greene : Croyez-vous qu'une initiative de sensibilisation du public amorcée par le gouvernement sur les dangers liés à l'argent électronique pourrait régler le problème?

M. Weber : Ce serait certainement utile, mais ça ne réglerait pas le problème. Des gens ont investi dans des sociétés d'épargne et de crédit non assurées aux États-Unis. Lorsque ces sociétés ont éprouvé des difficultés, les gens ont dit qu'ils croyaient que leurs investissements étaient assurés, alors qu'on leur avait répété qu'ils ne l'étaient pas.

Je crois qu'une initiative de sensibilisation serait utile. La nécessité d'adopter des règlements serait moindre, mais je crois qu'il aura toujours des contestataires. Les gens ne seront peut-être pas tous totalement honnêtes. Certains diront : « Je comprends ce que vous dites, mais j'ignorais à quel point les risques étaient grands. J'ai perdu toutes mes économies, et j'ai besoin d'aide. »

La sénatrice Ringuette : Je repense à toutes ces questions posées au sujet de la réglementation. En fin de compte, ce que la Banque du Canada doit faire, c'est de décider s'il est plus facile et sécuritaire de concurrencer les autres pays, c'est-à-dire, de mettre sur le marché un argent électronique, ou de tenter de réglementer le tout. Il y a la question de sécurité dans tout cela. D'un côté, vous nous répétez que le gouvernement, que ça lui plaise ou non, pourrait devoir intervenir si le bitcoin ou une autre monnaie semblable s'effondre et entraîne une crise économique. D'un autre côté, vous dites que cela sera très difficile à réglementer.

La solution ne serait-elle pas d'offrir aux citoyens un argent électronique assuré?

M. Weber : Vous soulevez un bon argument quant à la participation du gouvernement. Il est dispendieux pour le gouvernement de créer l'infrastructure nécessaire pour une telle monnaie. Il doit comparer ces coûts avec ce qu'il lui en coûterait s'il devait intervenir en cas d'effondrement d'un système privé. Juste comme ça, je ne peux pas vous dire laquelle des deux options serait la plus dispendieuse. Le gouvernement doit créer beaucoup d'infrastructures avant de pouvoir offrir un argent électronique.

Je ne crois pas qu'il faille empêcher complètement le secteur privé d'offrir de l'argent électronique, car le secteur privé est très bon pour innover et pourrait trouver une façon d'utiliser un argent électronique du gouvernement à moindre coût. Toutefois, il faut déterminer ce qui serait le plus dispendieux : réglementer un argent électronique du secteur privé ou créer un argent électronique gouvernemental. On choisit ensuite le moins dispendieux. Je n'ai pas les compétences nécessaires pour vous fournir ces chiffres et je crois que personne ne peut le faire pour le moment. Beaucoup d'études doivent être menées pour cela.

La sénatrice Bellemare : On sait que l'argent électronique peut être échangé et utilisé pour faire des achats. Selon votre expérience et vos connaissances, pourrait-il également être utilisé pour promouvoir le crédit?

Pour obtenir des bitcoins, il faut de l'argent. Pour obtenir de l'argent canadien ou américain, on se rend dans une banque et on demande un prêt. Croyez-vous que cet aspect pourrait être développé pour l'argent électronique?

M. Weber : Je crois que oui. Encore une fois, je m'appuyais sur la définition très restrictive du Comité sur les systèmes de paiement et de règlement. Selon cette définition, le crédit n'est pas possible. Donc, cela élimine les cartes de crédit. Mais, dans une certaine mesure, les cartes de crédit sont une sorte d'argent électronique offrant la caractéristique de crédit à laquelle vous faites référence. Alors, cette plate-forme existe déjà. La question qu'il faut se poser, c'est, puisque les cartes de crédit existent déjà, dans quelle mesure l'argent électronique progressera-t-il? Pourquoi ne pas tout simplement utiliser les cartes de crédit?

Le président : Cela met un terme à la série de questions, M. Weber. Au nom des membres du Comité sénatorial des banques et du commerce, je tiens à vous remercier énormément pour votre participation. La courbe d'apprentissage est abrupte pour nous. Vous nous avez été très utile. Je tiens à féliciter les membres du comité, car, selon moi, ils ont posé des questions formidables.

Cela dit, nous allons mettre un terme à cette partie de la séance. Encore une fois, monsieur Weber, nous vous remercions.

M. Weber : Je suis d'accord avec vous; les membres ont posé de très bonnes questions.

Le président : Nous allons maintenant amorcer la deuxième partie de la séance. Nous accueillons, par vidéoconférence, M. Joshua S. Gans, professeur-coordonnateur de gestion stratégique à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto. M. Gans est également titulaire de la chaire Jeffrey C. Skoll en innovation technique et en entrepreneuriat de la Rotman School.

Les recherches de M. Gans se concentrent principalement sur la compréhension des moteurs économiques de l'innovation et les progrès de la science. Aussi, la stratégie numérique et la politique en matière de propriété intellectuelle sont deux sujets qui lui tiennent à coeur. Il écrit régulièrement sur ces sujets et est le coauteur d'un document de la Banque du Canada intitulé Some Economics of Private Digital Currency.

Monsieur Gans, merci d'avoir accepté notre invitation. Vous avez la parole.

Joshua S. Gans, professeur-coordonnateur de gestion stratégique à la Rotman School of Management de l'Université de Toronto, à titre personnel : Merci beaucoup de me permettre de participer par vidéoconférence. Comme vous l'avez souligné dans votre introduction, je suis d'abord et avant tout un économiste. Je suis également un immigrant plutôt récent au Canada, puisque je suis arrivé ici de l'Australie il y a environ trois ans.

Mes intérêts sont plutôt diversifiés. J'ai déjà témoigné devant un comité du Sénat australien, semblable à celui-ci, pour discuter de la réglementation des cartes de crédit et de la concurrence dans le secteur bancaire. Cette fois-ci, je me suis penché sur l'intérêt grandissant pour les monnaies numériques.

Je me suis intéressé à ce sujet lors de ma participation à la rédaction d'un document de la Banque du Canada avec Hannah Halaburda qui était à l'époque à l'Université Harvard et qui travaille aujourd'hui dans le secteur de la recherche pour la Banque du Canada. Nous avions remarqué que les médias parlaient beaucoup du rôle de ce qui prenait de plus en plus l'apparence d'une monnaie numérique. Ces produits ne ressemblaient pas à ce dont nous parlons aujourd'hui, comme les bitcoins; ils étaient plutôt associés à des plates-formes.

Les crédits Facebook constituent un très bon exemple de ce genre de produit. On pouvait se procurer ces crédits virtuels auprès de Facebook et les utiliser pour acheter des choses dans les jeux de Facebook. Après avoir analysé la situation et l'énorme portée de Facebook, certains commentateurs se sont demandé si les crédits Facebook pourraient devenir une monnaie concurrentielle pouvant être utilisée pour acheter des biens et services réels, pas seulement des moutons dans un jeu agricole ou autre, et convertis en devise locale.

Ce dossier a fait l'objet de beaucoup de discussions dans le milieu très fiable des médias. La question était de savoir s'il pourrait s'agir d'un problème sérieux pour, disons, le dollar américain. Nous avons donc décidé d'analyser ce phénomène dans le cadre du projet de numérisation du National Bureau of Economic Research.

En quelques mots, nous avons convenu que pour qu'une monnaie soit concurrentielle, on doit pouvoir se la procurer grâce à une devise locale et la convertir en devise locale. Les crédits Facebook et autres monnaient semblables, comme celles proposées par Microsoft, Amazon et d'autres sociétés à l'époque, permettaient aux utilisateurs de détenir des crédits, mais pas de les convertir en espèces, et pour cause. Puisque l'objectif de ces sociétés était d'accroître l'activité sur leur plate-forme, le fait de permettre aux gens d'acheter des crédits, mais pas de les convertir, permettait de maximiser l'activité en question. Nous avons donc conclu que ces monnaies ne domineraient pas le marché mondial, qu'elles seraient rationalisées et qu'elle serait probablement absorbée par une forme conventionnelle de paiement dès que le paiement facile par carte de crédit et autres aspects seraient réglés, et c'est, en grande partie, ce qui s'est produit. On ne parle plus de cette monnaie, même si nous avons effectué cette recherche il y a à peine deux ans.

Parallèlement, la popularité du bitcoin commençait à s'intensifier. Nous avons choisi à l'époque de ne pas aborder ce produit dans notre document. Nous avons pris cette décision, car il ne s'agissait que d'un phénomène récent. Nous ignorions s'il allait perdurer encore longtemps.

Bien entendu, avec du recul, nous pouvons maintenant voir que certaines choses se sont réalisées. Le bitcoin a au moins réussi à s'assurer une certaine pérennité. Par ailleurs, il y a beaucoup d'enthousiasme au sujet du bitcoin, mais aussi à propos de tout ce qu'il représente en matière d'innovation dans le secteur de la technologie numérique.

J'avais dû dire d'abord que l'approche des gens par rapport au bitcoin est très intéressante. De nombreux économistes ont adopté une attitude très désinvolte à l'égard de ce produit. Leur argument est très simple : pourquoi avons-nous besoin de cela? Les devises traditionnelles fonctionnent très bien. Pourquoi avons-nous besoin de ce produit, sauf, peut-être, pour participer à des activités malhonnêtes? Mais, encore là, le liquide fonctionne encore très bien pour le blanchiment d'argent, tout comme l'or, notamment.

J'ai remarqué que le bitcoin suscite surtout l'enthousiasme des férus d'informatique. Je dois avouer qu'il m'est arrivé de mettre ma carrière en péril en affirmant qu'un certain sujet mérite sans doute un examen plus approfondi étant donné qu'aucun économiste ne semble s'y intéresser. C'est exactement ce que j'ai fait il y a quelques mois en rédigeant un blogue qui a eu un impact assez considérable.

Ma principale conclusion — et nous pourrons en discuter dans un sens ou dans l'autre — était que le bitcoin ne revêt pas nécessairement d'importance en lui-même, mais qu'il y a tout lieu de s'intéresser aux innovations qui ont permis sa création. On a pour ainsi dire retiré aux instances gouvernementales, aux banques et aux autres institutions financières quelques-uns des rôles importants qu'elles ont toujours joués pour adopter un cadre décentralisé misant essentiellement sur les transactions entre individus. Autrement dit, on se débarrasse des intermédiaires pour bon nombre de nos transactions courantes. Il devient ainsi possible de réduire les frais de transaction associés aux transferts de fonds entre deux parties. Nous avons toujours apprécié l'argent qui facilite grandement les transactions entre personnes se trouvant au même endroit, mais les choses se compliquent lorsque ce n'est pas le cas.

Le bitcoin et les autres cryptomonnaies peuvent nous offrir la possibilité de réduire à néant, ou presque, nos frais de transaction et d'accélérer les transferts de fonds. Plus besoin d'attendre 24 heures, c'est une question de secondes.

Voilà donc où j'en suis rendu dans mes réflexions à ce sujet. Comme je ne sais pas exactement quels aspects vous souhaitez aborder, je vais maintenant m'efforcer de répondre à vos questions.

Le président : Un grand merci pour ces observations préliminaires. Pouvez-vous vous imaginer que les monnaies virtuelles puissent un jour être adoptées à grande échelle?

M. Gans : Je crois que c'est le contraire qui est plutôt difficile à imaginer, et je ne suis pas le seul à le penser. C'est ce que prévoyait il y a 10 ou 15 ans Milton Friedman, sans doute le plus grand spécialiste en économie monétaire au XXe siècle. Il a essentiellement affirmé que, tout bien considéré, l'argent n'avait rien de réel. Pensons aussi à la phrase célèbre de Keynes qui se demandait comment quelqu'un qui a toute sa tête pouvait croire que l'argent est une réserve de valeur. Pour moi comme pour mes collègues, il suffit de réfléchir un peu à la question pour voir à quel point cela est vrai.

La transposition en mode virtuel a toujours été problématique. Ce ne sont pas les registres numériques ni les transactions électroniques sans transfert physique d'argent ou contrat écrit qui posent des difficultés; c'est désormais chose courante.

L'enjeu principal c'est toujours de veiller à ce que personne ne soit floué. Ainsi, lorsque je vous remets un dollar en espèces, c'est vous qui pouvez utiliser ce dollar, alors que moi je n'ai plus rien. Si je vous transfère un dollar par voie électronique, qu'est-ce qui m'empêche d'utiliser à nouveau ce même dollar en convainquant quelqu'un d'autre que je l'ai toujours en ma possession, alors que ce n'est pas le cas? Avec les transactions électroniques, la solution a toujours été d'avoir recours à des agences de compensation, à des banques ou à d'autres arrangements de telle sorte que le versement des sommes prévues soit garanti par des actifs concrets.

La cryptomonnaie permet essentiellement d'effacer ce risque de double utilisation en vérifiant que la transaction a effectivement eu lieu et qu'il y a eu transfert de propriété de la monnaie virtuelle visée.

Une fois ce problème effectivement réglé, il est difficile de s'imaginer que les gens voudront encore garder sur eux de l'argent ou toute autre forme de monnaie non virtuelle. J'estime donc que c'est tout à fait réalisable.

Le sénateur Black : Monsieur Gans, merci d'être des nôtres aujourd'hui et d'être venu vous installer au Canada. Nous sommes très heureux que vous soyez là. Il est possible que les derniers mois vous aient amené à vous interroger sur la pertinence de votre décision, mais nous nous en réjouissons.

Pour poursuivre dans le sens de l'excellente question de notre président, disons que nous allons présumer que les monnaies virtuelles sont là pour rester. Est-ce que cette hypothèse de départ vous convient?

M. Gans : Oui.

Le sénateur Black : Pourriez-vous alors nous aider à comprendre, moi et mes collègues sénateurs, quel rôle le gouvernement du Canada ou la Banque du Canada pourrait jouer en la matière?

M. Gans : Cela pourrait se faire à différents niveaux. Il faut d'abord considérer que ces monnaies virtuelles semblent voir le jour — et le bitcoin en est un excellent exemple — sans l'endossement de quelque gouvernement que ce soit. On peut y voir un risque que les gouvernements perdent le contrôle de la masse monétaire. Il n'y a pas nécessairement un rôle à jouer pour le gouvernement, mais les gens ne manquent pas de s'interroger à ce sujet.

On peut toutefois être rassuré en pensant aux impôts. Si je réside au Canada, je dois payer mes impôts en dollars canadiens. Tant et aussi longtemps que le gouvernement s'en tiendra à cette façon de faire les choses, le dollar canadien aura un rôle à jouer.

Par ailleurs, certaines possibilités offertes par d'autres types de monnaies pourraient perturber les choses et soulever des inquiétudes quant à la facilité d'effectuer des transactions hors d'atteinte du gouvernement. Depuis que les impôts ont été inventés, les gens souhaitent demeurer discrets quant à leurs transactions avec le gouvernement. Il faut prévoir que quelqu'un trouvera un moyen d'y arriver, et si une innovation semblable voit le jour, il y aura tout lieu d'assurer une surveillance.

Le bitcoin a connu pour sa part quelques soubresauts. On affirmait bien sûr au départ que c'était un mode de transaction tout à fait anonyme, car on n'avait pas à divulguer son identité. C'était donc un excellent moyen d'échapper à la surveillance du gouvernement et de n'importe qui d'autre en fait. L'expérience a toutefois démontré que le bitcoin figure parmi les modes de transactions les plus publics à avoir été inventés. En effet, chaque transaction est inscrite dans un registre qui est au cœur même du fonctionnement de ce système monétaire. Ce registre doit être vérifié et mis à jour pour que les bitcoins puissent être transférés. Ainsi, à partir du moment où on vous identifie, non seulement on sait qui vous êtes, mais on connaît toutes les transactions que vous avez effectuées dans le passé. À ce titre, c'est comme un rêve devenu réalité pour un gouvernement ou une agence nationale de sécurité. Tout peut être vérifié. Si l'on considère les choses sous cet angle, c'est peut-être davantage une qualité qu'un aspect préoccupant. Il ne fait toutefois aucun doute qu'un mandat de surveillance s'impose.

Si je parle de mandat de surveillance, c'est que les perspectives d'innovation sont vraiment intéressantes. C'est l'une de ces situations où personne n'a vraiment une idée très précise de ce qui se passe, mais où on en sait suffisamment pour se rendre compte que des progrès technologiques intéressants sont effectués. Pour revenir au rôle que pourrait jouer le gouvernement, il faudrait en tout cas qu'il évite d'entraver ces progrès. Il serait facile pour les gouvernements qui s'inquiètent de ces avancées de mettre en place une réglementation qui freinerait le développement de cryptomonnaie sur leur territoire. J'estime que ce serait une erreur de leur part, car ces progrès ne posent pour le moment aucun risque systématique et on ne sait pas vraiment si les recettes fiscales pourraient être en péril. Il convient donc d'adopter d'emblée une attitude plutôt ouverte et permissive.

Toujours pour ce qui est du rôle que pourrait jouer le Canada, on peut se demander pour quelle raison la Banque du Canada n'utilise pas certaines de ces technologies pour lancer ses propres monnaies virtuelles. Pourquoi ne pas songer à créer un dollar canadien en mode numérique? Est-ce que ce serait la bonne solution? Autrement dit, si on se préoccupe du fait que ces monnaies ne sont pas garanties ou cautionnées par le gouvernement, rien ne nous empêche de faire en sorte qu'il en soit ainsi.

Le sénateur Black : Merci. Cette dernière suggestion est fort intéressante, et je pense bien qu'on en reparlera.

Voici une question que j'ai déjà posée à un autre témoin. Du point de vue de l'innovation, voyez-vous des avantages à ce que le Canada devienne un pionnier dans l'adoption de mesures réglementaires ou incitatives pour la création de monnaies numériques?

M. Gans : Lorsque vous parlez de réglementer les choses, j'y vois une connotation péjorative. Je crois cependant qu'il est toujours bon d'encourager l'innovation.

Comme c'est souvent le cas, le Canada pourrait offrir les conditions propices pour éliminer certaines contraintes et favoriser le développement. C'est ce que j'ai pu constater ici même à Toronto comme dans tout le pays dans le cas de l'informatique quantique qui, soit dit en passant, est une technologie très complémentaire à la création de cryptomonnaies, surtout parce qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter des risques de transfert technologique au bénéfice de puissances qui iraient à l'encontre de l'intérêt national.

Je vois un rôle assez semblable pour les cryptomonnaies qui pourraient être créées. On parle du recours à des moyens numériques pour les transactions financières en général. Les cryptomonnaies n'auront une utilité concrète pour les gens que si elles sont à l'origine d'autres innovations. Comme chacun sait, il est actuellement très difficile de se procurer des bitcoins. Il faut faire bien des efforts et il y a notamment une grande incertitude qui règne.

C'est ainsi que des entrepreneurs en sont venus à servir d'intermédiaires entre simples citoyens souhaitant effectuer des transactions en bitcoins.

La même chose peut se produire avec d'autres cryptomonnaies. Elles peuvent servir de base à différentes innovations. Je vais vous donner un exemple pour illustrer une de ces possibilités. Les cryptomonnaies ont notamment pour avantage de permettre des utilisations plus restreintes que l'argent ordinaire. Supposons que je veux donner de l'argent de poche à mes enfants, mais que je ne souhaite pas qu'ils l'utilisent pour de « mauvaises choses », quelles qu'elles soient. Un entrepreneur pourrait créer une cryptomonnaie qui me permettrait de virer des fonds à mes enfants, sans que ceux-ci puissent acheter certaines choses. Nous ne voudrions surtout pas étouffer ce genre d'innovation. C'est un exemple qui me vient à l'esprit comme parent, et vous pouvez vous imaginer toutes les possibilités qui s'offrent. On pourrait même aller jusqu'à permettre au gouvernement ontarien de me remettre un certain montant dans une monnaie que je ne pourrais utiliser qu'à certaines fins, un genre de coupon, de telle sorte que je n'aurais pas à demander chaque année le crédit d'impôt pour la condition physique des enfants. Il y a tout un éventail de possibilités envisageables, mais il faudrait se tourner vers des entrepreneurs pour ce faire et il convient de les encourager en ce sens.

Par ailleurs, le cautionnement gouvernemental a aussi ses mérites. Le gouvernement est une institution très crédible dans notre société. Les instances gouvernementales pourraient donc trouver des façons d'établir des agences monétaires et de s'assurer de leur bon fonctionnement comme elles le font actuellement avec les banques de telle sorte que les citoyens puissent avoir pleinement confiance.

Il convient toutefois d'établir certaines limites. Pour un Australien comme moi, il est frustrant de constater à quel point il est difficile de transférer des fonds tant aux États-Unis qu'au Canada. Pour des raisons qui m'échappent, il n'y a rien de plus simple et de plus facile que de transférer des fonds d'une banque australienne à une autre. Il suffit d'avoir les coordonnées bancaires et cela se fait systématiquement du jour au lendemain. Ce n'est pas le cas au Canada, et encore moins aux États-Unis. Il faut donc se demander pourquoi les choses sont différentes et qu'est-ce qui fait obstacle à l'innovation pour nous empêcher d'utiliser les modes de paiement légitimes que rendent possibles les cryptomonnaies et de profiter des avantages qu'elles apportent.

Je dois admettre que je n'en connais pas suffisamment au sujet du système bancaire canadien pour pouvoir répondre à cette question. C'est un système qui a bien des vertus, mais pas celle-là de toute évidence. Peut-être que votre comité pourrait se pencher sur ces considérations dans le cadre de son examen général des moyens accessibles pour faciliter les paiements.

Le sénateur Black : Merci beaucoup.

Le sénateur Tkachuk : Merci pour votre exposé. Dans la documentation que nous avons reçue de nos attachés de recherche, je note ce passage où l'on indique que l'offre de bitcoins n'est pas déterminée par une autorité centrale; elle augmente plutôt au rythme approximatif d'une pièce toutes les 10 minutes, à mesure que les mineurs vérifient la validité des transactions. Et on ajoute, chose intéressante, qu'il y aura une fin à tout cela et que l'on cessera de produire des bitcoins. Est-ce que cette production pourrait se poursuivre à l'infini ou, étant donné qu'il faut procéder à des calculs mathématiques, peut-il y avoir une date précise à laquelle la production cessera?

M. Gans : Je crois que ce n'est pas infini. Sauf erreur de ma part, on s'attend à ce qu'il y ait environ 21 millions de bitcoins. Il devient de plus en plus difficile de se procurer ces bitcoins et je pense que le système en arrivera tout naturellement à son terme d'ici quelques décennies et qu'aucun nouveau bitcoin ne sera produit. C'est ce qui est prévu.

Voilà plusieurs années, il était vraiment facile de s'en procurer, mais c'est devenu progressivement de plus en plus compliqué.

Il y a aussi le fait que le minage exige une grande puissance informatique, et par le fait même beaucoup d'électricité, ce que nous ne souhaitons pas nécessairement. C'est peut-être du simple gaspillage.

Les cryptomonnaies ont amené les gens à s'interroger au sujet de l'enjeu plus général de la masse monétaire. Pour être bien franc avec vous, les économistes sont censés s'y connaître en monnaie, mais dès que nous commençons à réfléchir à la question, nous nous rendons bien compte que nous ne savons pas grand-chose. Les gens qui ont conçu le bitcoin s'y connaissent vraiment. Lorsque j'essaie de voir comment ils s'y sont arrivés, je suis très impressionné.

Il y a cependant une question qui revient sans cesse. Qu'advient-il si une monnaie n'existe qu'en quantité limitée? Si la masse totale est fixée à l'avance et que les gens commencent à l'utiliser de plus en plus, les prix de la monnaie en question ne vont-ils pas augmenter, ce qui se traduirait du point de vue économique par un phénomène de déflation. La déflation n'a guère la faveur populaire, car elle est généralement associée aux récessions, aux dépressions et à d'autres problèmes semblables.

Pour maintenir une certaine stabilité, nous avons donc toujours choisi d'accroître la masse monétaire — en dollars canadiens ou autres — au fil de l'augmentation du nombre de transactions. Avec ces monnaies décentralisées assorties d'une limite fixe et connue, que va-t-il se produire? Y a-t-il limitation inhérente du fait de la déflation?

D'une manière générale, les économistes font valoir que les choses vont se replacer d'elles-mêmes et qu'il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Ils ont peut-être raison. Sinon, pour veiller à ce que ces monnaies puissent être utilisées en toute confiance, il faudrait viser une stabilité au niveau du prix. La déflation structurelle n'est pas plus souhaitable que l'inflation structurelle. Si des cryptomonnaies connaissent un certain essor, c'est peut-être grâce à une gestion prudente qui permet d'éviter la déflation. Il est possible que l'on se rende compte un jour que, si bien des composantes de ces systèmes peuvent être décentralisées, un certain cautionnement central demeure nécessaire. Dans la même foulée, on peut facilement affirmer que ce cautionnement devrait être assuré par un gouvernement ou une autorité monétaire indépendante centralisée et désintéressée, plutôt que par une entité privée qui a des intérêts en la matière.

Le sénateur Tkachuk : S'il y a une limite établie, ne pourrait-on pas simplement dire : « Eh bien, fermons ce registre- ci et recommençons à la case départ »?

M. Gans : Rien n'empêche de répéter l'expérience sur différents tableaux. Nous pouvons déjà miser sur de nombreux actifs de valeur. Nous avons le dollar canadien. Je me réjouis de pouvoir détenir sans problème des dollars américains, même s'ils sont plus difficiles à trouver. Je peux acheter de l'or, de l'argent, du platine, des actions et des obligations. Il y a différents actifs à notre disposition pour effectuer des paiements. Rien ne permet de croire que divers types de monnaies ne pourraient pas être utilisés à cette fin.

Comme ce phénomène de déflation est inhérent au système des bitcoins, il faut se demander par rapport à quoi intervient cette déflation. Est-ce que d'autres monnaies ou d'autres événements pourraient avoir le même effet? Je ne saurais vous le dire. C'est une nouvelle réalité.

Il y a encore une question qu'il faut se poser. Peut-on vraiment se permettre d'avoir toutes ces monnaies, ou y a-t-il des économies d'échelle possibles ou encore ce qu'on appelle un effet de réseau qui nous inciterait tous à adopter une seule et même monnaie? S'agira-t-il en fin de compte de l'une de ces monnaies virtuelles? Je n'en sais trop rien.

L'histoire nous a montré que s'il existe à l'échelle locale d'excellentes raisons de s'en tenir à une seule monnaie, rien n'empêche différentes régions d'avoir chacune sa monnaie avec toutes les considérations qui s'ensuivent. Je ne sais pas si cela nous entraînera dans des situations extrêmes ou si on va étouffer l'innovation, car il est bien difficile de prévoir comment notre monde évoluera.

La sénatrice Ringuette : Nous avons un dicton qui dit que nécessité est mère d'innovation, ou d'invention, mais ne croyez-vous pas que toutes ces cryptomonnaies ont vu le jour grâce à l'innovation et la technologie parce qu'on avait besoin d'une monnaie d'échange plus facile à utiliser sur le marché?

M. Gans : Je conviens avec vous que la nécessité est un élément moteur. Si l'on pense à monsieur et madame Tout-le- Monde qui effectuent leurs transactions comme à l'habitude avec une carte de crédit ou de débit, ou par d'autres moyens, on peut se demander où est le problème.

C'est une autre paire de manches lorsque les transactions doivent se faire au-delà des frontières nationales. Ainsi, une petite entreprise canadienne qui exporte ses produits en Asie doit notamment se préoccuper des frais associés aux envois de fonds. À l'heure actuelle, ces entreprises peuvent perdre une proportion importante de leurs revenus aux seules fins de ces transactions internationales.

Nous devons nous demander comment cela peut encore être possible à notre époque. Pourquoi imposer de tels frais à ces entreprises? Ce n'est pas un problème pour les sociétés de plus grande taille. Les grandes compagnies ont pu ramener ces sommes à hauteur de leurs frais bancaires. Dans la situation actuelle, les petites entreprises doivent payer leur banque locale, et l'autre partie à la transaction doit faire la même chose de son côté. Tous ces frais s'additionnent. Ce n'est peut-être qu'un petit pourcentage, mais c'est tout de même quelque chose et c'est suffisant pour faire réfléchir les gens.

L'innovation en faveur des monnaies virtuelles pourrait être extrêmement bénéfique dans le secteur des transactions internationales.

Je voudrais ajouter une dernière chose. C'est une innovation qui pourrait être intéressante pour les banques canadiennes autant que pour les entités indépendantes. Les banques canadiennes pourraient imposer des frais au pays, mais la quantité de transactions requise serait réduite du fait qu'il faut actuellement que l'on paye aussi des frais à une autre banque à l'arrivée. Je peux facilement concevoir que les banques du Canada, des États-Unis ou d'ailleurs puissent elles-mêmes s'intéresser à ces innovations étant donné qu'elles diminuent les coûts de transaction, ce qui pourrait leur attirer de nouveaux clients.

La sénatrice Ringuette : Nous devons sérieusement envisager de permettre à la Banque du Canada de créer une cryptomonnaie adossée et sécurisée, pour les citoyens et les opérations commerciales. Opter pour le modèle Bitcoin écarterait les banques à charte canadiennes de l'équation.

M. Gans : C'est une façon d'aborder la question. L'autre, à laquelle un spécialiste en informatique serait mieux placé pour répondre, c'est de savoir si ce serait nécessaire, advenant que la Banque du Canada choisisse de le faire.

La caractéristique propre au bitcoin, c'est qu'il existe un registre des opérations qui permet de vérifier que les échanges ont bien eu lieu. Il existe actuellement des registres de ce genre dans la banque. La Banque du Canada a son propre registre et il y a aussi l'argent réel.

Ce n'est qu'une hypothèse, mais que se produirait-il si la Banque du Canada créait une devise et qu'elle était chargée de tenir le registre et de procéder aux vérifications en utilisant les techniques actuelles qui ont été utilisées pour mettre en place le protocole Bitcoin? Ce serait sécurisé, il y avait une chambre forte; cela passerait par la Banque du Canada. Donc, ce genre de problème n'existerait pas. C'est à en perdre la tête.

J'imagine que l'idée selon laquelle toutes les opérations de l'économie canadienne passeraient par la Banque du Canada susciterait un très grand enthousiasme chez les gens de la Banque du Canada. Cette idée ne plairait peut-être pas à tout le monde, mais elle plairait à beaucoup de gens, et le Canada connaîtrait son produit intérieur brut en temps réel.

La sénatrice Ringuette : Wow. Merci.

M. Gans : Il se passe quelque chose, ici. N'arrêtez surtout pas. Le pire qui pourrait se produire serait que la Banque du Canada étudie la question et conclut qu'elle ne pourrait pas le faire fonctionner. Or, cela présente tant d'avantages éventuels qu'il pourrait y avoir un ensemble d'opérations légitimes.

De plus, la Banque du Canada appartient à un gouvernement légitime et stable, ce qui n'est pas le cas de tous les gouvernements dans le monde, et elle pourrait devenir une plaque tournante pour beaucoup d'opérations. Donc, quand on y pense, cela pourrait aller encore plus loin.

Le président : Je vous informe que les gens de la Banque du Canada viendront témoigner au comité la semaine prochaine.

Le sénateur Tkachuk : Si la Banque du Canada se lance dans ce secteur, il ne faut pas perdre de vue qu'elle a une relation très étroite avec le gouvernement du Canada. La raison pour laquelle les gens veulent une devise indépendante du système, c'est qu'ils ne veulent pas que le gouvernement intervienne, car du coup, la devise n'est plus indépendante. Elle est alors assujettie à l'influence du gouvernement, qui peut imposer des taxes, manipuler la devise, accroître indûment l'offre et créer une tendance inflationniste. Le gouvernement pourrait agir de la même façon avec la monnaie numérique qu'avec le papier-monnaie.

M. Gans : C'est vrai. Je suppose que c'est là votre point de vue. Je ne suis pas un libertaire; je sais que beaucoup de partisans du bitcoin le sont. Faire des transactions loin de la surveillance du gouvernement, c'est une chose qui plaît à beaucoup de gens et pour laquelle il y aura toujours une demande. Cela ne veut pas dire que le gouvernement n'a pas beaucoup d'avantages à adopter de nouvelles technologies pour l'échange de devises et des activités connexes. Cela peut être quelque chose de totalement distinct, une chose réservée aux gens qui demeurent à l'écart du système ou qui ne voudront jamais en faire partie. Il en sera toujours ainsi.

Toutefois, beaucoup de transactions ont lieu précisément parce que le gouvernement les approuve, parce que les banques sont réglementées par le gouvernement. C'est là une de nos caractéristiques : les banques sont accréditées.

L'une des choses que l'on a observées dans le cas des opérations sur les bitcoins qui ont eu lieu en marge des règlements financiers, c'est qu'il y a eu exactement le genre de situations pour lesquelles la réglementation existe. On parle par exemple de transactions pas assez sécurisées, peut-être même pas assez sécurisées par rapport aux gens qui les effectuent. Toutefois, nos banques sont réglementées pour éviter de telles situations.

Donc, lorsque je dis que la Banque du Canada devrait adopter ces choses, c'est simplement pour faire valoir que si le gouvernement est présent dans le secteur de la monnaie fiduciaire, il n'y a rien de répréhensible à ce qu'il soit présent dans le secteur de la monnaie virtuelle.

Le sénateur Tkachuk : Les banques sont toutes réglementées.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Je vais poser ma question en français puis je vais la répéter en anglais.

La première concerne la limite du bitcoin que l'on peut créer. On sait que dans le cas de la monnaie courante, il y a une formule, MV = PQ, la masse et la vélocité égalent les prix plus les quantités. Dans le cas des bitcoins, est-ce qu'on peut augmenter la vélocité de la monnaie? Avez-vous compris ma question?

[Traduction]

M. Gans : C'est une question très astucieuse. Si je devais choisir une question qui m'empêche de dormir et me pousse à penser à cet enjeu une question, c'est bien celle de la vélocité. La théorie de la masse monétaire, selon laquelle le revenu est mesuré en fonction de la devise utilisée, est fondamentale. Ce n'est pas une théorie, mais une définition.

Ce que cela signifie, c'est que les échanges génèrent un revenu; si nous accélérons les échanges, nous pouvons générer un plus grand revenu. Lorsqu'on y pense, il y a de quoi perdre la tête. Dans le domaine de l'économie monétaire, tout ce que nous faisons dépend du fait que nous présumons que la vélocité demeure inchangée. Dans le cas contraire, il est plus difficile de prédire la relation entre la masse monétaire et le revenu généré.

Si nous nous retrouvons dans une situation où la masse monétaire est fixe, mais qu'il y a en même temps des aspects qui l'accélèrent, nous aurons alors le même résultat que si l'on avait une masse monétaire en expansion et aucun facteur d'accélération. C'est tout à fait vrai.

À ma connaissance, aucun économiste ne comprend la vélocité de la masse monétaire. Personne ne comprend le concept. Nous ne le savons pas. La connaissance s'arrête là.

J'ai reçu la visite de gens qui veulent créer une cryptomonnaie privée, des versions plus légitimes du bitcoin, dans l'espoir d'améliorer les échanges. Ces gens se butent à la question de la vélocité, mais je n'ai pas de réponse.

Actuellement, ce que l'on voit dans le cas du bitcoin, c'est que la vélocité est quelque peu limitée parce que les transactions doivent être vérifiées et que cela prend entre 10 minutes et une heure, selon la puissance informatique disponible, ce qui est un facteur qui limite la vélocité. L'autre facteur qui limite la vélocité du bitcoin, c'est que la plupart des gens qui ont des bitcoins les conservent. Ils les cachent sous leur matelas, ce qui a aussi une incidence sur la vélocité. Il n'utilise pas les bitcoins pour effectuer des transactions. Ils s'en servent à des fins de spéculation, comme un actif. Toutes les monnaies sont utilisées ainsi. Voilà pourquoi il est difficile d'établir des prévisions.

J'aimerais pouvoir vous dire qu'après y avoir mûrement réfléchi, j'ai trouvé la solution. Ce n'est pas le cas. Je ne connais personne qui l'a compris. Cette situation permettra peut-être aux gens de comprendre.

Cela soulève beaucoup d'interrogations; c'est une question importante.

[Français]

La sénatrice Bellemare : Ma deuxième question concerne les mineurs. Je ne comprends pas très bien la notion de « mining » dans ce processus de création de monnaie. Mais je crois comprendre que cela implique des personnes. Il y a des mineurs, des personnes qu'on appelle les mineurs, qui doivent résoudre des algorithmes.

Ces gens, dont c'est le travail, sont payés en bitcoins, si j'ai bien compris. Si on développe la monnaie virtuelle, la monnaie numérique, est-ce que ces gens sont nombreux? Et puis, est-ce que cela va remplacer ceux qui travaillent actuellement dans les institutions financières?

C'est une question reliée plutôt au marché du travail. Qui sont ces personnes qui travaillent en arrière-plan?

[Traduction]

M. Gans : L'un des aspects fascinants du bitcoin et de la façon dont il a été conçu par des gens anonymes, c'est que ce système permet la création de points bit supplémentaires. C'est ce qu'a permis la résolution — et je ne peux vous donner plus d'explications à ce sujet, car j'ignore de quoi il en retourne — de problèmes de cryptographie complexes liés à la vérification des opérations, ce qui est de plus en plus difficile. Les gens sont payés en bitcoins. Donc, si les bitcoins prennent de la valeur, les gens consacreront plus d'énergie et de ressources informatiques au minage. S'ils ont moins de valeur, les gens arrêteront. En un sens, c'est formidable; il y a un bel équilibre.

Cela s'explique simplement par le fait qu'ils sont exactement comme des chercheurs d'or. Ils ont le même problème. Lorsque le prix de l'or augmente, il y a soudainement une ruée vers l'or. Il y a même des gens qui cherchent de l'or en Ontario, étant donné que le prix de l'or est très élevé actuellement. Lorsque le prix de l'or est en baisse, ils arrêtent. C'est le même principe.

En fait, lorsqu'on y pense, c'est tout aussi inutile. On ne sait pas exactement pourquoi on cherche à extraire de l'or à des fins monétaires. Extraire de l'or pour en faire des objets, c'est une chose, mais le faire pour l'utiliser comme devise, c'est toute autre chose. D'éminents économistes ont laissé entendre que la meilleure chose que nous pourrions faire dans le cas de l'or serait de déterminer l'endroit où se situe la mine, de trouver l'or, d'ériger une clôture et de laisser l'or sur place. Il en va de même pour les bitcoins.

Est-ce que cela va remplacer la main-d'oeuvre? J'espère que non.

Je pense que c'est un des défauts du système. Actuellement, le Canada imprime des billets de banque. Il met de l'argent en circulation. Le faire est de moins en moins coûteux. Faits de plastique, nos billets de banque sont meilleurs qu'auparavant. Si un gouvernement créait une cryptomonnaie, cela ne s'accompagnerait pas d'un processus de minage. Il aurait simplement un processus de mise en circulation. En fait, puisqu'il s'agit d'un gouvernement, il se contenterait de dire qu'il faut lui faire confiance.

Si une entreprise privée décidait de le faire... En Californie, une entreprise appelée Ripple Labs a essayé de le faire pour améliorer les transactions. Elle n'émet pas de monnaie supplémentaire; elle a fixé une quantité limitée, dont elle conserve une partie afin d'assurer une stabilité, dit-on, mais aussi pour chercher à en tirer un profit, ce qui pose problème.

Je pense que l'explosion des activités de minage du bitcoin est une anomalie qui fait partie intégrante du système. Que pouvons-nous faire à cet égard? Il semble que nous devrions pouvoir faire quelque chose, mais je ne sais pas précisément par quel mécanisme nous pourrions y arriver.

La sénatrice Greene : C'est très intéressant. Jusqu'à maintenant, nous avons discuté des effets du bitcoin au Canada et aux États-Unis, ainsi que sur les monnaies fiduciaires. Je me demande s'il serait possible qu'un pays du tiers-monde utilise le bitcoin comme levier de développement économique. Supposons qu'un pays d'Afrique, ou Cuba, par exemple, déclarait que le bitcoin est la monnaie légale du pays. Quelle serait l'incidence d'une telle décision sur un pays et sur la monnaie?

M. Gans : C'est une idée fascinante. Dans les pays dont la monnaie n'est pas stable, l'adoption d'une devise plus stable serait une bonne idée. Le dollar américain, en raison de sa stabilité, est déjà utilisé de cette façon un peu partout dans le monde. Toutefois, il est difficile d'en faire le même usage par voie électronique. C'est là où cela se complique. Par exemple, l'accès à un compte bancaire en devises américaines est difficile.

Un pays pourrait certes adopter le bitcoin. Le Fonds monétaire international pourrait le considérer comme un outil de développement économique. Cela a ses avantages et ses inconvénients. Évidemment, l'un des avantages est la stabilité et il serait formidable d'autoriser de telles transactions. Le désavantage serait bien entendu la perte de l'avantage que représente pour un pays la possibilité d'exercer un contrôle sur sa propre devise. Actuellement, ce contrôle n'est pas possible, mais il pourrait l'être à l'avenir. La plupart des pays d'Europe ont déjà cédé ce pouvoir, et nous pouvons certainement débattre des avantages et des inconvénients, mais ce serait là l'équilibre qu'il faudrait atteindre.

Dans le moment, il y a cette impression que cela ne peut être néfaste. On a l'impression que si quelqu'un crée quelque chose de plus stable — et je ne crois pas que le bitcoin soit déjà rendu là —, cette devise sera adoptée, ce qui faciliterait les paiements dans les pays ayant une devise instable. À mon avis, c'est le premier effet que nous pourrons observer et lorsque cette devise sera plus répandue, ce sera très avantageux.

Le président : Monsieur Gans, l'un des aspects dont vous n'avez pas parlé est l'usage illicite des cryptomonnaies. Auriez-vous des commentaires à ce sujet? Lorsque nous parlons du bitcoin et de toutes ces autres monnaies numériques, on a tendance à finir par se concentrer uniquement sur les questions de blanchiment d'argent, de financement du terrorisme, d'anonymat, et cetera. Pourriez-vous faire des commentaires sur cet enjeu?

M. Gans : Ce que l'utilisation illicite de la monnaie a de formidable — et j'utilise le terme « formidable » par rapport à l'idée d'y faire obstacle —, c'est qu'elle permet d'éliminer le mécanisme de confiance qui découle de l'utilisation licite de la monnaie. Vous avez raison; l'un des problèmes que le bitcoin ou la cryptomonnaie permet de régler, c'est la façon de favoriser la confiance. Elle permet de faciliter le paiement, de vérifier que ce paiement a été fait, ce qui favorise la confiance. L'idée stéréotypée que l'on se fait d'un compte dans une banque suisse est une comparaison appropriée dans ce cas-ci. On s'attend à ce que les innovations dans ce domaine rendent les transactions plus faciles et plus simples.

En même temps, le fonctionnement actuel du bitcoin est très ouvert. Comme je l'ai indiqué, pour résoudre la question de confiance liée à l'échange de monnaie numérique, il faut un registre public que les gens peuvent consulter pour vérifier qu'un transfert de propriété a bel et bien eu lieu et pour identifier le nouveau propriétaire. Toutefois, cela doit être public. En procédant ainsi, il n'est pas seulement possible de vérifier la transaction elle-même; il est aussi possible de vérifier l'historique complet des opérations.

On pourrait certes imaginer que des gens engagés dans des activités illicites pourraient créer une monnaie de ce genre et agir ainsi, mais en fin de compte, pour que cela ait une valeur, ils doivent acheter des biens et services et échanger de la richesse, ce qui signifie qu'il leur faudra interagir avec les économies légitimes à un moment donné.

Cet obstacle subsistera pendant encore un certain temps. Je ne vois pas comment la devise pourrait s'imposer et comment cela pourrait fonctionner si tout se fait de façon anonyme. Je crois que cela n'arrivera pas parce que dans la plupart des cas, nous voulons être en mesure d'identifier les parties et c'est aussi ce que souhaitent ces parties. Je pense qu'il en sera toujours ainsi.

Existe-t-il un autre mécanisme ou un scénario désastreux quelconque qui permettrait que cela se produise? Je ne veux pas écarter cette possibilité, car dans ce milieu, on ne sait jamais. Dans le passé, des choses étranges se sont produites, mais fondamentalement, je n'ai pas de crainte à cet égard.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Gans. C'est là-dessus que se terminent nos questions. Au nom de tous les membres du Comité sénatorial permanent des banques et du commerce, merci. Nous sommes très reconnaissants de votre témoignage.

M. Gans : Ce fut un plaisir.

(La séance est levée.)


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