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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 1 - Témoignages du 21 novembre 2013


OTTAWA, le jeudi 21 novembre 2013

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 10 h 47, pour étudier une ébauche de rapport ainsi que la teneur des éléments de la Section 19 de la Partie 3 du projet de loi C-4, Loi no 2 portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 21 mars 2013 et mettant en œuvre d'autres mesures.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour. Bienvenue à mes collègues, aux invités et aux membres du public qui suivent les débats d'aujourd'hui du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Nous avons un certain nombre de questions à examiner ce matin. D'après ce qu'on nous a dit, un de nos témoins n'arrivera pas avant 11 heures. Nous pouvons probablement traiter les points 1 et 2 de l'ordre du jour avant son arrivée.

Le point no 1 est l'étude d'une ébauche de rapport qui expose les dépenses encourues par le comité au cours de la dernière session. Je pense que vous l'avez tous. Avez-vous des questions ou des commentaires à ce sujet?

La sénatrice Jaffer : Je propose son adoption.

Le président : La sénatrice Jaffer propose l'adoption du rapport. Y a-t-il des questions ou des commentaires? Tout le monde est d'accord.

Des voix : D'accord.

Le président : Adopté. Je déposerai le rapport un peu plus tard aujourd'hui au Sénat.

Le point no 2 est la question que nous allons examiner.

C'est la première séance de la session parlementaire qui vient de commencer. Nous sommes ici aujourd'hui pour débuter notre étude de la teneur du projet de loi C-4, un projet de loi d'exécution du budget. Plus précisément, le Sénat a demandé au comité d'examiner certaines dispositions qui touchent la Loi sur la Cour suprême et qui figurent dans la section 19 de la partie 3 du projet de loi.

Notre travail consiste à tenir des séances à ce sujet et de faire ensuite rapport de nos conclusions au Sénat d'ici le 29 novembre 2013, pour que le Sénat et nos collègues du Comité des finances puissent examiner les témoignages et les commentaires qui touchent cette partie du projet de loi budgétaire.

Je rappelle à ceux qui regardent les audiences du comité à la télévision, qu'elles sont publiques et qu'elles sont également diffusées sur le site web sen.parl.gc.ca. Vous trouverez d'autres renseignements au sujet du calendrier de l'audition des témoins sur le site web, sous la rubrique « Comités du Sénat ».

Pour débuter nos délibérations, j'ai le plaisir de présenter au comité Paul Daly, professeur de droit adjoint à l'Université de Montréal, et Benoît Pelletier, professeur à la faculté de droit, Section de droit civil, à l'Université d'Ottawa. Bienvenus.

Nous allons commencer par entendre les remarques liminaires de chacun des témoins. Monsieur Daly, nous allons commencer par vous. Veuillez commencer.

Paul Daly, professeur de droit adjoint, Université de Montréal, à titre personnel : Je remercie monsieur le président et les membres du comité de m'avoir invité à comparaître aujourd'hui. Je comparais ce matin à titre personnel.

Le comité est réuni pour analyser les articles 471 et 472 du projet de loi C-4, qui ajoutent les nouveaux articles 5.1 et 6.1 à la Loi sur la Cour suprême.

Ces dispositions ont pour but de valider, rétrospectivement, la nomination du juge Nadon de la Cour d'appel fédérale à la Cour suprême du Canada; le gouvernement veut ainsi choisir les trois sièges de juge de la Cour suprême du Canada réservés au Québec parmi un bassin de candidats plus vaste.

Dans mon mémoire, j'aborde trois questions générales que je vais résumer brièvement.

Premièrement, l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême, qui énonce que trois juges de la Cour suprême du Canada doivent être choisis parmi les juges de la Cour supérieure du Québec, de la Cour d'appel du Québec ou parmi les membres du Barreau du Québec, a été conçu pour veiller à ce que la Cour suprême du Canada ait, par sa composition, une bonne connaissance de la tradition juridique particulière au Québec, le Code civil. C'était là le but recherché par le rédacteur de l'article 6, Toussaint LaFlamme, qui a introduit cette disposition au cours des débats tenus en 1875 au sujet de la création de la Cour suprême du Canada. La façon choisie retenue pour atteindre cet objectif a été d'énumérer les trois seules sources susceptibles de servir à combler les sièges réservés au Québec, à l'exclusion de toutes les autres sources. C'est le choix politique qu'a fait à l'époque le Parlement et ce choix a été préservé jusqu'à aujourd'hui.

Deuxièmement, les dispositions déclaratoires ont pour but de modifier le statu quo en autorisant les juges de la Cour fédérale et de nombreux autres groupes qui ont pratiqué le droit au Québec pendant au moins 10 ans à occuper les sièges de la Cour suprême du Canada réservés au Québec.

Les dispositions déclaratoires ont le même effet que les décisions judiciaires. Formellement, elles ont pour effet de déclarer le droit plutôt que de le modifier, mais cela veut dire que l'assemblée législative agit alors comme juge et jury. C'est une violation du principe de la séparation des pouvoirs.

Sous réserve de certaines limites constitutionnelles, le Parlement peut légalement agir de cette façon. Cependant, selon la tradition constitutionnelle britannique, à laquelle appartient fièrement le Canada, on établit parfois une distinction entre le fait d'agir légalement et celui d'agir constitutionnellement. Les lois déclaratoires peuvent être légales, mais également inconstitutionnelles, si elles violent la constitution non écrite.

Le Parlement devrait hésiter à utiliser ce pouvoir et peut-être envisager de réformer en profondeur les conditions d'admissibilité des juges à la Cour suprême du Canada.

Troisièmement, il y a la limite que peut apporter la constitution écrite du Canada, à savoir que la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982 exige le consentement unanime des provinces et des territoires lorsqu'il s'agit de modifier la composition de la Cour suprême du Canada.

La Loi sur la Cour suprême ne fait pas partie de la Constitution du Canada, mais la Cour suprême du Canada pourrait fort bien conclure, placée devant une mesure parlementaire unilatérale, que certaines dispositions essentielles de la Loi sur la Cour suprême, ou certaines caractéristiques fondamentales et essentielles de la Cour suprême du Canada, sont garanties par la Constitution et ne relèvent pas des pouvoirs du Parlement.

C'est ce que pensaient les rédacteurs de la partie V, mais nous ne savons bien sûr pas ce que dira le tribunal.

Je crois que les membres du comité, et plus généralement les membres du Parlement, devraient soigneusement réfléchir à ces trois questions avant d'en arriver à une décision définitive.

Je vous remercie.

Le président : Je vous remercie. Nous allons passer à M. Pelletier. Vous avez la parole.

[Français]

Benoît Pelletier, professeur, faculté de droit, Université d'Ottawa : Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs, de me recevoir aujourd'hui concernant ce projet de loi C-4 dont vous faites l'examen.

Vous me permettrez d'abord de dire et d'être plutôt direct puisque le temps qui m'est alloué est très restreint, que lorsque je regarde la Loi sur la Cour suprême, je suis convaincu que les articles 5 et 6 de cette loi doivent être lus en conjonction, c'est-à-dire qu'un article doit être interprété en fonction de l'autre, l'article 6 vient tout simplement préciser l'article 5 en ce qui concerne le Québec. C'est une technique de rédaction que nous retrouvons même en ce qui concerne la nomination des juges des cours supérieures et des cours d'appel des provinces aux articles 97 et 98 de la Loi constitutionnelle de 1867. On retrouve la même technique de rédaction, c'est une disposition générale pour tout le Canada et après une particularisation ou une précision en ce qui concerne le Québec.

J'ajouterai que je suis convaincu que la version anglaise et la version française doivent aussi être lues ensemble; il y a quelques différences entre ces deux versions, mais il s'agit de deux versions officielles, et on doit chercher dans ces deux versions l'esprit du législateur, l'intention du législateur et le sens commun qui se dégage des deux versions en question.

Sur le plan purement grammatical lorsque je regarde la version française de l'article 5 de la Loi sur la Cour suprême, je constate qu'il est mentionné, entre autres, que les juges doivent être choisis parmi les avocats inscrits pendant au moins 10 ans au barreau d'une province. Cela m'amène à deux commentaires.

D'abord, le mot « inscrit » peut vouloir dire inscrit en ce moment comme il peut vouloir dire qu'il a déjà été inscrit. Cela permet ces deux interprétations. Soit donc une interprétation présente, actuelle, soit une interprétation passée.

J'ajouterai par ailleurs que le mot « inscrit » est suivi du mot « pendant ». Si le législateur avait souhaité que les juges ne soient nommés que parmi les avocats inscrits au barreau au moment de leur nomination, le législateur aurait dit « parmi les avocats inscrits depuis dix ans ou au moins dix ans au barreau d'une province », alors que le législateur a dit « pendant dix ans ».

À mon avis, le mot « pendant » offre une flexibilité et témoigne de la volonté du législateur d'inclure dans les nominations à la Cour suprême des gens qui ont déjà été inscrits pendant 10 ans au barreau d'une province et évidemment, en vertu de l'article 6, au Barreau du Québec.

Lorsqu'on lit l'article 5 et l'article 6 en conjonction, c'est-à-dire lorsqu'on fait un mélange des deux dispositions, comme à mon avis cela doit être fait, cela nous donne le résultat suivant : en ce qui concerne la version française, trois juges doivent être choisis parmi les juges actuels ou anciens de la Cour supérieure du Québec ou de la Cour d'appel du Québec ou parmi les avocats inscrits pendant au moins 10 ans au Barreau du Québec, avec le double sens que peut avoir le mot « inscrit » et avec cette utilisation du mot « pendant » dont je viens de parler.

En anglais, cependant, la conjonction des articles 5 et 6 nous donne le résultat suivant :

[Traduction]

Trois juges sont choisis parmi les personnes qui sont ou ont été juges de la Cour supérieure du Québec ou de la Cour d'appel du Québec ou qui sont ou ont été inscrits depuis au moins 10 ans au Barreau du Québec.

[Français]

On voit que la version anglaise est encore plus claire que la version française et offre donc une possibilité qui est celle de nommer à la Cour suprême des gens qui ont déjà été inscrits pendant 10 ans au Barreau du Québec, mais qui peuvent ne plus l'être au moment de leur nomination à la Cour suprême du Canada.

Lorsque je regarde maintenant l'esprit de la disposition, enfin des dispositions, je parle toujours des articles 5 et 6 de la Loi sur la Cour suprême, il me semble clair que le législateur a voulu qu'il y ait au moins trois juges à la Cour suprême sur neuf qui aient eu une formation en tant que civiliste. Pourquoi? Parce que la Cour suprême étant un tribunal général d'appel, la Cour suprême entend parfois des causes en matière de droit civil, des causes provenant du Québec, et dans de telles causes, il est souhaitable qu'il y ait au moins trois juges civilistes. Et il y a même la possibilité pour la cour de ne siéger qu'à cinq juges dans de telles causes, ce qui permet aux juges civilistes d'être majoritaires dans le dossier et d'avoir le dernier mot sur un dossier de droit civil.

L'intention, à mon avis, était donc qu'on nomme à la Cour suprême au moins trois personnes qui ont eu une formation comme civiliste. Il serait insensé d'exiger que ces gens aient passé toute leur carrière en droit civil parce que ce serait exclure de la Cour suprême du Canada des criminalistes, qui sont aussi nécessaires à l'interprétation des lois, évidemment, et à l'application des lois. Ce serait se priver des avocats en droit commercial, ce serait se priver des avocats en droit maritime et, pire encore, ce serait se priver des constitutionalistes.

C'était une blague évidemment, mais tout cela pour dire qu'il n'est pas nécessaire que la personne ait constamment pratiqué en droit civil ni même qu'elle pratique en ce moment en droit civil ou qu'elle n'ait fait que du droit civil, encore faut-il qu'elle ait eu une formation en droit civil. À mon avis, monsieur le président, — je vais terminer avec cela— l'échange me permettra d'approfondir sur certains aspects, mais jamais l'intention du législateur n'a-t-elle pu être d'exclure des candidats à la Cour suprême les juges de la Cour fédérale ou de la Cour d'appel fédérale. À mon avis, il est insensé de croire qu'on a voulu exclure ces juges des nominations à la Cour suprême.

C'est la même chose pour les juges de la Cour du Québec qui, si on adopte une interprétation stricte des articles 5 et 6, seraient exclus de la possibilité de nomination à la Cour suprême du Canada. Je ne vois pas pourquoi un juge de la Cour du Québec — et encore moins la juge en chef de la Cour du Québec — ne pourrait pas éventuellement être nommé à la Cour suprême et dignement représenter la tradition civiliste au sein de cette cour.

Le sénateur Joyal : Ma première question, suite à la présentation du professeur Daly, a trait à l'utilisation du pouvoir déclaratoire du Parlement. Vous semblez établir une nette distinction entre l'utilisation du pouvoir déclaratoire qui s'appliquerait pour l'interprétation d'un statut, c'est-à-dire d'une loi régulière du Parlement, et l'utilisation du pouvoir déclaratoire dans le cadre d'une interprétation constitutionnelle.

D'autre part, ma deuxième question qui est en corollaire de la première, si le gouvernement soutient qu'il a compétence pour adopter le projet de loi en question, il le ferait sous l'article 91.1 ou sous l'article 44, puisque selon l'article 44 de la Constitution de 1982, il y a un certain nombre de domaines dans lesquels le Parlement canadien est compétent pour amender unilatéralement la Constitution du Canada. Selon vous, est-ce que l'utilisation du pouvoir déclaratoire tel qu'il est exprimé dans le projet de loi 19 est un exercice valide du pouvoir déclaratoire à l'intérieur des compétences du Parlement du Canada ou s'il n'est pas plutôt l'exercice d'un pouvoir déclaratoire à des fins constitutionnelles?

[Traduction]

M. Daly : Je pense que la réponse à cette question met en jeu un principe. Cela n'a jamais été fait auparavant, de sorte que nous n'avons pas de déclaration claire à ce sujet. Je ne suis même pas certain que M. Pelletier, dans son excellent ouvrage sur les modifications constitutionnelles, aborde cette question : Que peut faire une disposition déclaratoire que ne peut pas faire une disposition législative habituelle? Y a-t-il une différence entre le fait de dire que le but est de modifier rétrospectivement Loi sur la Cour suprême — et certaines personnes ne souscrivent pas à cette affirmation, mais disons que ces dispositions entraînent bien un changement dans la composition de la Cour suprême du Canada. Nous dirions tous que le Parlement ne peut le faire, qu'il faut procéder à une modification constitutionnelle. Je ne vois pas comment le fait qu'une disposition est de nature déclaratoire pourrait modifier cette analyse. Je ne pense pas que l'on puisse contourner la procédure de modification ou toute autre restriction constitutionnelle, en adoptant une loi de nature déclaratoire plutôt qu'une loi uniquement applicable à l'avenir.

Par exemple, pour interpréter l'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, le tribunal doit déterminer si le tribunal administratif en question exerce des pouvoirs judiciaires et une partie du critère applicable est celui de savoir si ses pouvoirs constituaient des pouvoirs judiciaires au moment de la Confédération. Je ne pense pas que l'adoption d'une disposition déclaratoire ou rétroactive qui énonçerait que le tribunal en question a toujours exercé ces pouvoirs depuis le début de la Confédération modifierait l'analyse à effectuer aux termes de l'article 96. Je ne pense pas qu'en principe, le Parlement puisse contourner une restriction constitutionnelle en adoptant une disposition déclaratoire plutôt qu'une disposition ayant effet pour l'avenir.

Le sénateur Joyal : Et pour ce qui est de l'emploi des articles 41 ou 91, faites-vous une différence pour ce qui est de l'adoption de ce projet de loi?

M. Daly : Eh bien, je dirais que le problème vient du fait qu'il faut déterminer le sens de l'expression « composition de la Cour suprême du Canada » à l'article 41 de la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982. Il existe des éléments qui montrent que les rédacteurs pensaient que cela voulait dire qu'il y aurait à la Cour suprême du Canada trois juges du Québec, qui seraient choisis parmi les juges des tribunaux du Québec et les membres du Barreau du Québec, et cela se trouvait dans les notes explicatives du projet de loi constitutionnelle sur lequel les parties s'étaient entendues avant son adoption. Les rédacteurs semblent avoir pensé que ce principe était protégé et ne pouvait être modifié unilatéralement par le Parlement.

Il y a un contre-argument, selon lequel la procédure de la partie V vise uniquement les changements à la Constitution du Canada. Si on examine la définition de la Constitution du Canada dans la Loi constitutionnelle de 1982, on constate que la Loi sur la Cour suprême n'en fait pas partie. C'est pourquoi M. Pelletier soutient, avec d'autres, que, si l'on inscrivait dans la Constitution les dispositions relatives à la Cour suprême, si l'on modifiait la Constitution pour y insérer « la Cour suprême du Canada », alors la procédure qui exige l'unanimité, l'article 41, s'appliquerait à toute disposition touchant la composition, et la formule 7/50 des articles 38 et 42 s'appliquerait aux autres aspects de la Cour suprême du Canada. Tant que cela n'aura pas été fait, le Parlement pourra modifier unilatéralement n'importe quelle disposition de Loi sur la Cour suprême.

Cela veut également dire que le Parlement pourrait abolir la Cour suprême du Canada, et il reste à savoir si la Cour suprême accepterait l'argument selon lequel elle peut complètement être supprimée par une mesure parlementaire unilatérale.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bienvenue, messieurs, c'est toujours un plaisir de vous recevoir. Avez-vous lu l'opinion du juge Ian Binnie?

M. Pelletier : Oui.

Le sénateur Boisvenu : Il nous donne quelques exemples, dans le fond, qui semblent être de la même nature que la nomination du juge Nadon. Je pense, entre autres, à la juge Louise Arbour qui a été nommée directement à la Cour suprême sans être passée par les structures prévues par la Loi de la Cour suprême. Partagez-vous l'opinion du juge Binnie dans le cas de maître Nadon?

M. Pelletier : Oui, entièrement. Je dois dire que, à mon avis, le législateur n'a pas pu vouloir exclure des candidats à la Cour suprême du Canada, des gens qui ne sont plus membres du barreau, mais qui sont devenus juges, soit au Tribunal international, soit à la Cour fédérale d'appel ou à la Cour fédérale, ou même, comme je le mentionnais tout à l'heure, à la Cour du Québec, parce qu'on oublie de mentionner que la Cour du Québec se trouve exclue si on applique l'article 6 très restrictivement. On parle de la Cour supérieure et de la Cour du Québec.

Je partage complètement l'opinion du juge Binnie. Il y a cependant une question, un problème que cela soulève. Je vais le mentionner : c'est qu'avec l'interprétation que je propose et que le juge Binnie propose, on peut nommer des gens qui ne sont plus domiciliés au Québec depuis plusieurs années.

Dans le contexte où le Québec tient pour acquis qu'il a droit à trois juges sur neuf, je me demande si on peut encore considérer qu'un juge qui, depuis plusieurs années, ne réside plus au Québec, ne pratique plus au Québec, ne vit plus au Québec, vient encore du Québec. C'est un autre problème, parce que la loi en soi ne parle pas de résidence et de domicile. J'en suis parfaitement conscient. Je parle ici d'acquis historiques que le Québec croyait avoir à l'intérieur de la Fédération canadienne et qui sont très fragilisés en raison de la situation qui se présente, de l'évolution des choses, de la création de la Cour fédérale, de la Cour d'appel fédérale, de la Cour du Québec et ainsi de suite.

C'est sûr qu'on doit adapter ces dispositions, je crois, à une nouvelle réalité, et les interpréter comme démontrant que le législateur, d'abord, n'a jamais voulu exclure ces gens de candidatures possibles à la Cour suprême. Mais cela pose quand même un problème. En tant que fédéraliste, j'ai dit, comme bien d'autres : vous savez, l'un des acquis du fédéralisme canadien, c'est que le Québec a trois juges sur neuf. Cependant, est-ce qu'un juge qui ne vit plus au Québec depuis plusieurs années peut encore être inclus dans cet argument qu'on aime souvent développer comme fédéralistes? Je pose la question, mais elle est extérieure néanmoins à la problématique juridique à laquelle nous faisons face ici.

Le sénateur Boisvenu : En ce qui concerne cette problématique juridique, en quoi le projet de loi C-4, par rapport à l'interprétation que vous en avez faite, comme le juge Binnie, viendra-t-il clarifier cette situation?

M. Pelletier : Honnêtement je ne crois pas que cette loi est nécessaire. Je crois déjà qu'avec l'interprétation grammaticale et téléologique que je propose, et que le juge Binnie propose également, aux articles 5 et 6, je crois que la Cour suprême a déjà tout ce qu'il faut pour valider la nomination du juge Nadon. Il est fort possible que nous nous retrouvions avec une situation comme celle-ci : voyant le débat constitutionnel que peut poser le projet de loi C-4, que la cour dise que, étant donné la conclusion à laquelle j'en arrive dans mon interprétation des articles 5 et 6 de la Cour suprême, il n'est pas nécessaire que je me prononce sur la validité du projet de loi C-4. Il n'en reste pas moins que cela ouvre la porte à un certain débat.

Le sénateur Boisvenu : Qui est plus politique.

M. Pelletier : Déjà, des experts disent que la Loi sur la Cour suprême est constitutionnelle, c'est-à-dire qu'elle est enchâssée implicitement dans la Constitution en vertu du paragraphe 52(2) de la Loi constitutionnelle de 1982. Je crois qu'elle n'est pas constitutionnelle, mais des experts très sérieux prétendent le contraire. Alors là, le fédéral peut toujours dire que ce ne sont que des dispositions déclaratoires, donc, en soi, on ne change pas les articles 5 et 6. Cela amène alors l'argument de mon collègue : comment peut-on, par une disposition déclaratoire, chercher à avoir un effet sur les dispositions actuelles? N'est-ce pas faire indirectement ce qu'on ne peut pas faire directement?

Je vous dirai, oui, il y a un débat qui n'est pas que politique et soulevé par le projet de loi C-4, et qui n'est pas nécessaire eu égard à l'interprétation grammaticale et téléologique donnée qu'il convient, à mon avis, de donner aux articles 5 et 6 de la Loi sur la Cour suprême.

[Traduction]

Le sénateur Baker : Avant de poser la question que je souhaite poser, je dois avouer qu'il y a quelque chose qui me dérange. J'ai examiné la disposition sur laquelle nous devons porter un jugement et étant donné que cela fait 40 ans que je siège au Parlement et que j'ai vu passer par cette institution un bon nombre de projets de loi, si je me souviens bien, lorsque l'expression « for greater certainty » est utilisée dans la version anglaise — et celle-ci se lit habituellement, « for greater certainty for the purposes of section 5 ».

Je dirais qu'en fait, 9 fois sur 10, dans les projets de loi que nous avons vus, lorsqu'on examine la version française — je ne parle pas le français couramment et il est possible que je me trompe, mais permettez-moi de vous mentionner ceci — on trouve normalement « il est entendu que », pour l'application de l'article 5... Mais dans ce cas-ci, la version française énonce : « il demeure entendu ».

Je vous pose cette question parce que j'ai écouté M. Daly, et il a affirmé que cela élargirait le bassin des candidats à l'avenir. Il a dit que cela vaudrait pour l'avenir, notamment. Voici ce que je me suis dit lorsque j'ai examiné cette formulation : s'agit-il d'une question de nature rétroactive ou d'une question qui vaut pour l'avenir? Est-ce un point intéressant? Est-ce que j'ai bien raisonné sur le français?

M. Pelletier : À mon avis, le but est ici d'adopter une disposition rétroactive. Lorsque l'on dit « il demeure entendu », cela fait référence à une chose qui était et qui est toujours. Cette disposition a donc un but rétroactif. Cela dit, je ne pense pas qu'elle soit invalide pour cette raison, et je ne pense pas qu'elle soit invalide à cause de sa teneur. Certains l'affirment, mais je ne pense pas qu'on pourrait la déclarer invalide pour cette raison, parce que la plupart des dispositions déclaratoires ont ce genre d'effet rétroactif.

Le sénateur Baker : Oui, mais vous avez compris ce que je voulais dire. Habituellement — et comme je le dis, cela va faire près de 40 ans que j'examine des textes législatifs — « for greater certainty » est rendu par « il est entendu ». Dans certains cas, vous trouvez « demeure entendu ».

Je demande à monsieur Daly : Avez-vous donc eu tort de dire, dans vos déclarations antérieures devant le comité, que cela aurait pour effet d'élargir le bassin à l'avenir?

M. Daly : Je suis heureux de vous dire, sénateur Baker, que j'ai eu une discussion très animée à ce sujet avec certains collègues de la faculté. La distinction qu'il convient d'établir entre « rétrospectivité » et « rétroactivité » est très complexe. Cela revient un peu à discuter du sexe des anges. Cette disposition me paraît rétrospective.

Je vais vous donner l'exemple suivant. Si la Cour fédérale en était arrivée à la conclusion que le juge Nadon ne pouvait être nommé à la Cour suprême du Canada et que le Parlement ait une opinion différente, alors il aurait dû adopter une disposition législative rétroactive parce que c'était la décision définitive d'un tribunal. Mais étant donné que cette affaire est encore devant les tribunaux, une mesure rétrospective donne au tribunal une indication sur la façon dont il doit interpréter la disposition à l'avenir, lorsqu'il sera saisi de la question.

Voici un exemple de la différence que l'on peut faire entre rétroactivité et rétrospectivité. Si demain le Parlement érigeait en infraction le fait de comparaître devant le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles pour les professeurs de droit qui ont déjà comparu devant le comité, une telle disposition serait rétroactive. Elle modifierait une situation qui s'est produite dans le passé. Par contre, si le Parlement adoptait un projet de loi que je serais plus enclin à accepter, qui énonçait que tout professeur de droit qui a témoigné devant le comité obtiendrait un crédit d'impôt pour sa prochaine déclaration de revenus, alors une telle mesure serait rétrospective. Elle envisage une situation antérieure, mais a des effets pour l'avenir. Elle ne me pénalise pas pour quelque chose que j'ai déjà fait.

Les dispositions qui vous sont soumises sont, à mon avis, rétrospectives. Mais dans la mesure où elles s'appliquent à une situation antérieure et essaient de modifier des choses qui se sont produites dans le passé, on pourrait soutenir, à tort à mon avis, qu'elles ont un effet rétroactif. Je ne pense pas que vous devriez consacrer trop de temps à examiner la distinction entre rétroactivité et rétrospectivité.

Le sénateur Baker : Je terminerais sur ce point. Je ne pourrais évidemment pas poser ma question principale, mais dans son ouvrage sur l'interprétation des lois, Driedger définit en deux phrases les notions de mesure « rétroactive » et « rétrospective ». Il me semble que ce changement — je n'en suis pas certain; il est possible que je me trompe, mais je crois que M. Pelletier a touché un point sensible lorsqu'il a dit que la différence entre « il est entendu » et « il demeure entendu » est qu'une de ces formules serait de nature rétroactive et que l'autre serait rétrospective, parce qu'une d'entre elles s'appliquerait, comme vous l'avez dit, M. Daly, à un bassin plus vaste à l'avenir, alors que l'autre aurait uniquement une application rétroactive, monsieur Pelletier.

M. Pelletier : Je pense que, si la Cour suprême du Canada décide que la nomination du juge Nadon n'est pas valide, alors celle du juge M. Iacobucci ne l'était pas non plus; tout comme celle de M. Le Dain, celle de Louise Arbour et celle de M. Rothstein.

Je pense donc que le ministère de la Justice et le ministre veulent être certains que ces nominations seront déclarées conformes à l'esprit et à l'intention du législateur fédéral. C'est la raison pour laquelle elle me paraît davantage rétroactive que rétrospective.

Le sénateur Baker : Pourrais-je intervenir au deuxième tour de questions? Je n'ai pas pu poser la question que je voulais vraiment poser. Merci.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Je remarque que le 12 octobre dernier, le gouvernement présentait le projet de loi C-4 ajoutant les dispositions 5.1 et 6.1, et de plus, soumettait au jugement de la Cour suprême deux questions en vertu de la l'article 53 de la Loi sur la Cour suprême.

Ma question est la suivante : pourquoi procéder de cette façon et la question que je me pose, pourquoi introduire ces nouvelles dispositions et demander un renvoi sur le même sujet au même moment?

[Traduction]

M. Daly : Il y a eu un excellent article qui a été publié à ce moment-là par une journaliste nommée Alison Crawford, et elle a proposé cinq options.

[Français]

Le gouvernement fédéral avait cinq options à ce point-là. Les cinq opinions étaient mauvaises, chaque option était mauvaise. Je pense que finalement le gouvernement a choisi le moyen qui mettrait au clair la validité de la nomination du juge Nadon. Ceinture et bretelle, on pourrait dire. Cela rend la tâche difficile à la cour parce qu'ils ont l'opinion du Parlement sur la question devant eux. Mais en même temps, pour la clarté, je pense que c'était le meilleur moyen de chercher cette clarté-là. Quand vous pesez la brèche de séparation des pouvoirs contre le besoin de clarté c'est la tâche devant vous de dire : est-ce que le manque de clarté est nécessaire de procéder de cette façon?

M. Pelletier : Pour plus de garanties. Est-ce nécessaire? J'ai dit que non, tout à l'heure. Cependant, cela ouvre un débat important auquel la Cour suprême pourra cependant échapper si vraiment elle en vient à la conclusion que la nomination du juge Nadon est valide en vertu des articles 5 et 6 actuels et qu'il n'y a pas lieu d'ajouter des dispositions déclaratoires.

Mais si on se retrouve dans une situation où le Québec dit que la Loi sur la Cour suprême est constitutionnelle et le fait d'ajouter des dispositions à la Loi sur la Cour suprême doit se faire en vertu de la procédure de modification constitutionnelle, la cour aura un choix difficile à faire. Ou elle se prononce sur la constitutionnalité de la Loi sur la Cour suprême, et je crois que la cour ne souhaitera pas le faire, ou elle ne se prononce pas là-dessus et en vient à la conclusion qu'étant donné ses conclusions sur les articles 5 et 6, qu'il n'est pas nécessaire qu'elle se prononce sur la question de la constitutionnalité ou non de la Loi sur la Cour suprême.

Mais tout à l'heure, mon collègue Daly mentionnait que moi j'étais d'avis que la Loi sur la Cour suprême n'est pas constitutionnelle. Je maintiens toujours cet avis-là. Lorsqu'il mentionnait cependant que mon hypothèse pourrait amener hypothétiquement l'abolition de la Cour suprême du Canada par le Parlement du Canada, j'ai répondu dans mon livre que, non, parce qu'à mon avis l'indépendance judiciaire est protégée par l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 et c'est ce qui protégerait la Cour suprême du Canada contre une abolition par le Parlement du Canada. On parle d'autre chose. On parle de l'application de l'article 101 qui n'est pas dans la partie V de la Loi constitutionnelle de 1982 ou soutien de l'indépendance judiciaire dont jouit la cour, laquelle indépendance présume de l'existence de la cour et présume également de l'essentiel de ses fonctions.

[Traduction]

M. Daly : Je me fais le plaisir de corriger le compte rendu au sujet de la position de M. Pelletier sur l'abolition.

J'ajouterais simplement que le débat actuel porte uniquement sur l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême. L'article 5 n'est pas au cœur de cette discussion. Je pense que tous ceux qui ont examiné la question admettent que l'article 5 autorise toute personne qui a pratiqué le droit pendant une période de 10 ans à devenir juge de la Cour suprême du Canada, et cela comprend les juges des cours fédérales.

Aucun des exemples cités — la juge Arbour a fait l'objet de l'application d'une disposition spéciale de l'article 56.1 de la Loi sur les juges pour l'autoriser à prendre un poste de juge dans un tribunal international. Les juges Le Dain, Iacobucci et Rothstein ont tous été nommés validement aux termes de l'article 5, et personne ne considère que ces nominations étaient invalides. Il y a peut-être des gens qui le pensent — M. Galati pourrait être de cette opinion —, mais je ne pense pas qu'elle soit majoritaire.

Le cas du juge Le Dain est un excellent exemple. C'était un civiliste distingué qui a brillamment pratiqué le droit pendant des années au Québec et qui a fait beaucoup de bonnes choses par la suite, mais lorsqu'est venu le temps de le nommer à la Cour suprême du Canada, de la Cour d'appel fédérale où il siégeait, il n'a pas été nommé en qualité de juge représentant le Québec. Cela a également été le cas de la juge Arbour, qui était diplômée de la Faculté de droit civil de l'Université de Montréal.

Malheureusement, ces exemples n'éclairent pas vraiment l'article 6. La tradition constante, pour autant que je sache — et bien que le juge Abbott ait été nommé à un poste de juge du Québec alors qu'il faisait partie du Cabinet, si je me souviens bien, mais aucun juge ne siégeant dans les cours fédérales n'a jamais été nommé à la Cour suprême du Canada pour occuper un des sièges du Québec.

En fait, il y a eu un épisode historique intéressant dans les années 1920 qui concernait le juge Audette, qui était à l'époque juge de la Cour de l'Échiquier du Canada, l'ancêtre de la Cour fédérale d'aujourd'hui. Encore une fois, il s'agissait d'un civiliste éminent, qui n'a jamais été nommé juge suppléant à la Cour suprême du Canada parce que la nomination d'un juge qui siégeait auparavant dans des tribunaux fédéraux à un poste de juge représentant le Québec faisait problème.

Les preuves historiques incitent à interpréter l'article 6 de la façon suivante : le Parlement peut légitimement décider de réduire le bassin des candidats potentiels. Nous pouvons souscrire ou non à la sagesse de cette décision, mais le Parlement a toute liberté de revoir cette décision, mais c'est une décision qui a été prise et c'est une décision qui est au centre du débat actuel.

La sénatrice Jaffer : À la lumière de ce que vous avez dit, monsieur Daly, la disposition telle que rédigée, le nouvel article 6.1 du projet de loi C-4, ne mentionne aucunement le lieu de résidence des juges. Les gens ont parlé du cas de la juge Louise Arbour, mais comme vous l'avez déjà affirmé à juste titre, elle n'a pas obtenu un des sièges réservés au Québec, de sorte que cet argument ne la vise pas.

Pensez-vous qu'il soit important que la personne qui remplit un des sièges réservés au Québec soit une résidente du Québec?

M. Daly : Bien sûr, un des problèmes vient du fait que le Parlement exige que les juges des cours fédérales résident à Ottawa, ce qui risque d'inciter certaines personnes à refuser de devenir juges d'une cour fédérale pour cette raison. Je n'en sais rien. Il faut bien mettre des limites, n'est-ce pas?

Je pourrais vous donner l'exemple d'un étudiant en droit canadien qui a étudié le droit civil et obtenu d'excellents résultats, qui a fait des études de doctorat à Oxford et qui est devenu un distingué professeur de droit constitutionnel comparé. Il est ensuite revenu au Canada et a été membre d'un barreau provincial pendant neuf ans et 364 jours. Cette personne ne pourrait toujours pas être nommée juge à la Cour suprême du Canada. Le législateur doit tracer des limites. Il doit faire des choix. Cela n'est pas facile.

Un des problèmes que pose l'imposition de limite, tâche que vous êtes invités à exercer, c'est que de nos jours, les avocats sont plus mobiles que jamais. Il y a des ententes historiques qui ont été conclues par les différents barreaux canadiens, y compris le Barreau du Québec, qui facilite la mobilité des avocats d'une province à l'autre. Il pourrait donc arriver qu'un excellent civiliste pratique le droit pendant de longues périodes en Colombie-Britannique et pourrait être proposé comme candidat.

Je ne voudrais pas me prononcer définitivement sur la question de savoir si l'exigence de la résidence est une bonne idée. Je tiens toutefois à dire que ces exemples montrent que cette question n'est pas simple et que, lorsque l'on commence à modifier ces dispositions, cela soulève de nombreuses questions. J'estime que la façon dont cette question a été présentée nous demande de fermer les yeux et les oreilles à ces autres questions, mais il y a d'autres aspects qui touchent la mobilité interprovinciale.

Le comité est certes chargé d'étudier ces dispositions, mais il pourrait demander, par exemple, s'il convient de modifier la loi pour exiger que les juges de la Cour suprême du Canada soient bilingues, ou pour assurer une représentation équitable des sexes, et avoir un nombre fixe de juges de sexe féminin à la Cour suprême du Canada.

J'invite le comité à au moins envisager la possibilité de procéder à une réforme plus globale, et au moins à réfléchir à une réforme plus globale plutôt que de modifier certains aspects mineurs.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Je vous ai écoutés attentivement. J'ai siégé pendant trois ans à un comité de nomination des juges — je vois que cela vous fait sourire, monsieur Daly. Normalement, dans leur candidature, ils manifestaient leur choix d'être à la Cour supérieure, à la Cour d'appel ou à la Cour fédérale de l'impôt. Je pense que M. Nadon siégeait à la Cour fédérale de l'impôt. Ce que je peux comprendre, c'est que si vous décidez de siéger à la Cour fédérale de l'impôt, c'est sûr que votre lieu de résidence est à Ottawa. Les gens le savent.

Dans le cas qui nous préoccupe, la personne était désavantagée parce qu'elle était à la Cour fédérale de l'impôt et demeurait à Ottawa. Par contre, je vous ai bien compris, M. Pelletier, quand vous dites que pendant 10 ans, la personne est membre du Barreau du Québec. La question est donc de savoir si c'est désavantageux de demeurer à Ottawa. Cependant, si vous êtes membre du Barreau du Québec pendant 10 ans, cela ne devrait pas vous enlever le privilège d'être nommé à la Cour suprême. Est-ce qu'on ne devrait pas mettre de côté le lieu de résidence parce que cela veut dire que tous ceux qui préfèrent siéger à la Cour fédérale de l'impôt seraient désavantagés?

M. Pelletier : D'abord, la résidence n'est pas du tout un critère en ce moment sur le plan juridique. Cependant, elle peut être considérée sur un plan politique.

Je voudrais profiter de l'occasion que vous me fournissez pour répondre à mon collègue, M. Daly. Lorsque je parlais des nominations des juges Iacobucci, Le Dain et Arbour, tout à l'heure, elles seraient impossibles si la cour en venait à la conclusion que celle du juge Nadon est invalide. Je ne renvoyais pas qu'à la version anglaise de l'article 5 de la Loi sur la Cour suprême; il y a aussi une version française qui, elle, devra être interprétée par la Cour suprême du Canada. Il est évident que si on ne s'en tient qu'à la version anglaise, on va dire qu'il n'y avait que la nomination de la juge Arbour qui, en soi, pourrait être remise en question. Tout dépend de l'interprétation que la cour donnerait à cette ambiguïté qu'il y a entre la version française et la version anglaise de l'article 5.

Par ailleurs, je ne crois pas que l'article 6 soit le cœur du débat, je crois que ce sont les articles 5 et 6, dans les versions française et anglaise, qui sont au cœur du débat. Il n'y a pas que l'article 6, il y a l'article 5. L'article 6 va être interprété en tenant compte de l'article 5, la version française en tenant compte de la version anglaise, et vice versa.

Par rapport à toutes ces interprétations, j'en viens à la conclusion que la nomination du juge Nadon était valide, tant du point de vue grammatical que du point de vue téléologique.

Cependant, si je reviens à la question de la résidence, je rappelle que ce n'est pas une question juridique en soi, mais cela peut être une préoccupation politique qui, si elle n'est pas abordée aujourd'hui, devra l'être un jour. Autour de la table, j'ai entendu d'honorables sénateurs parler de « Quebec seats ». Dans le fond, ne devrait-on pas plutôt parler de « civil law seats »? Est-ce encore un « Quebec seat » quand le juge ne réside plus au Québec depuis plusieurs années?

C'est en ce moment l'argument du gouvernement du Québec qui est inquiet, probablement plus inquiet du fait que le juge Nadon ne réside plus au Québec depuis plusieurs années que du fait qu'il vient de la Cour fédérale d'appel. À mon avis, la question va devoir se poser parce que lorsque les fédéralistes, dont je suis, disent aux Québécois que l'un des acquis dans le système canadien est que le Québec a trois juges sur neuf, il va éventuellement falloir définir ce qu'est un juge « provenant du Québec » ou « venant du Québec » ou « représentant le Québec ». Étant de tradition civiliste, quand je dis « représentant le Québec », cela ne veut pas dire « adoptant le point de vue du Québec dans les différents dossiers », mais plutôt « représentant la tradition civiliste québécoise et étant encore un résident du Québec ».

Ce sont les questions politiques. Ce comité peut très légitimement décider de reporter ces questions politiques à plus tard, tout en étant sensible, cependant, à l'argumentation qui est invoquée ici par le gouvernement du Québec.

[Traduction]

Le président : J'inviterais les témoins à être aussi concis que possible. Il y a encore un bon nombre de sénateurs qui aimeraient vous poser des questions supplémentaires et il ne nous reste plus beaucoup de temps.

La sénatrice Batters : Merci à vous d'être venus aujourd'hui pour parler de cette importante question. J'aimerais poser quelques questions à M. Pelletier.

Vous estimez que la nature distincte dont M. Daly a parlé est préservée en exigeant que les juges aient une formation en droit civil; c'est bien votre affirmation?

M. Pelletier : Tout à fait.

La sénatrice Batters : Souscrivez-vous à l'opinion du juge Binnie, ancien juge de la Cour suprême, selon laquelle, si l'on pensait le contraire dans ce cas particulier, si l'on ne recherchait pas le résultat proposé par notre gouvernement avec ces mesures, nous en arriverions à un résultat absurde?

M. Pelletier : Je souscris complètement aux conclusions de M. Binnie. J'estime que l'objet principal de l'article 6 est de garantir qu'il y ait au moins trois des neuf juges de la Cour suprême qui connaissent bien le droit civil ou qui ont reçu une formation en droit civil. C'est la raison pour laquelle il est exigé que ces personnes ont été, ou soient, membres du Barreau du Québec, qu'elles aient été membres du Barreau du Québec pendant 10 ans pour être sûr qu'au moins trois de ces juges connaissent le droit civil.

Ce qui me fait plaisir, c'est que nous savons tous que, dans le monde d'aujourd'hui, même les juges de common law sont sensibles à la réalité du droit civil. C'est là, à mon avis, un aspect très intéressant du bijuridisme, la notion selon laquelle les juges de droit civil essaient de se familiariser avec les principes de la common law tandis que les avocats et les juges de common law essaient de se familiariser avec la tradition de droit civil. C'est une excellente chose. Mais ce n'était pas nécessairement le cas au moment où la disposition a été adoptée.

Le but est de veiller à ce qu'au moins trois juges connaissent suffisamment le droit civil pour entendre une affaire et la trancher, en sachant que la cour pourrait confier une affaire de droit civil à une formation de cinq juges, ce qui donnerait la majorité aux trois juges ayant reçu une formation en droit civil.

Le président : Nous allons commencer le deuxième tour de questions. Deux sénateurs ont fait savoir qu'ils aimeraient poser d'autres questions.

[Français]

Le sénateur Joyal : Monsieur Pelletier, l'article 41 prévoit que la composition de la Cour suprême est enchâssée; et l'article 38 prévoit que la Cour suprême du Canada fait également l'objet d'une disposition particulière en ce qui concerne son amendement sur la formule de 7/50.

Selon vous, qu'est-ce qui est enchâssé, d'après l'alinéa 41d), par l'expression « la composition de la Cour suprême du Canada »? Est-ce que ce sont les sièges ou est-ce la tradition civiliste? Et dans quel contexte pourrait-on réduire ou augmenter la composition de la Cour suprême? Car selon ce que vous venez de dire, en fait, ce ne sont pas les lieux de résidence qui sont enchâssés, ce n'est pas de l'actuelle résidence du juge ou du candidat potentiel. Donc, en pratique, qu'est-ce qui est enchâssé par l'article 41 sous « la composition de la Cour suprême »?

M. Pelletier : À mon avis rien, parce que je ne crois pas que la Loi sur la Cour suprême du Canada fasse partie de la Constitution du Canada, au sens du paragraphe 52.2 de la Loi constitutionnelle de 1982. Il faut savoir que l'article 52.2 donne une définition de la Constitution du Canada, qui inclut la Loi constitutionnelle de 1982 et toutes les lois et les textes figurant dans l'annexe de la Loi constitutionnelle de 1982. La Loi sur la Cour suprême n'est pas dans l'annexe.

Pour ma part, je crois que les articles 41 et 42, qui parlent de la Cour suprême, ne s'appliqueront que le jour où la Loi sur la Cour suprême aura d'abord été enchâssée et intégrée dans la Constitution canadienne, et probablement s'appliqueront même pour son intégration, qui n'a pas encore été faite.

Cela étant dit, cela fait partie du débat des juristes, car l'article 52.2 dit que la Constitution du Canada « comprend ». Donc ce n'est pas une définition exhaustive. À ce moment-là, certains juristes disent que la Loi sur la Cour suprême devrait être incluse implicitement dans la définition de la Constitution du Canada; et d'autres juristes disent que non, et que les dispositions actuelles de l'article 41 et de l'article 42 ne s'appliqueront que le jour où on voudra enchâsser la loi dans la Constitution et après.

Moi, je suis de cette deuxième tendance. C'est pour cela que je ne vois pas de problème de validité avec les dispositions déclaratoires qui sont proposées ici, si ce n'est que je ne suis pas convaincu de leur utilité. Si on prend l'autre option, disant que la Loi sur la Cour suprême est de nature constitutionnelle et fait bel et bien partie de la Constitution du Canada au sens du paragraphe 52.2 de la Loi constitutionnelle de 1982, alors le fait d'ajouter ici des dispositions déclaratoires ouvre tout un débat. Soit on dit qu'une disposition déclaratoire n'affecte pas, en quelque sorte, le contenu de la Loi constitutionnel et que cela peut être apporté unilatéralement par le Parlement du Canada, soit on dit que les dispositions déclaratoires en viennent à faire indirectement ce qu'on ne peut pas faire directement, c'est-à-dire modifier les articles 5 et 6 de la Loi sur la Cour suprême du Canada. Oui, là, il y a un débat.

Pour ma part je ne souscris pas à ce débat, étant d'opinion que la Loi sur la Cour suprême ne fait pas partie de la Constitution du Canada au sens de l'article 52.2 de la Loi constitutionnelle de 1982.

Le sénateur Joyal : Professeur Daly?

[Traduction]

M. Daly : Il n'y a pas grand-chose à ajouter à l'excellente réponse que vient de fournir M. Pelletier. Je dirais uniquement que, si la cour devait juger que la composition de la Cour suprême du Canada est garantie par la Constitution, elle pourrait fort bien dire, comme vous l'avez suggéré, que seule la tradition civiliste est garantie. Les juges pourraient également déclarer que cette tradition est respectée lorsqu'on nomme des juges de la Cour fédérale aux sièges représentant le Québec, de sorte que ce ne serait pas une modification de la composition de la cour.

C'est une conclusion possible, parmi de nombreuses autres, à laquelle pourrait en arriver la cour lorsqu'elle aura à trancher cette question.

Le sénateur Baker : Deux brèves questions. Je vais les réunir.

Quel est l'effet de l'article 30, d'après mon souvenir de la Loi sur la Cour suprême — je ne l'ai pas devant les yeux, mais l'article 30 de la loi indique clairement — il serait trop long de le lire, mais d'après mon souvenir, il dit essentiellement, pour concilier vos deux arguments, que, lorsqu'il y a un quorum de cinq juges ou de moins de cinq juges dans certaines affaires extraordinaires, lorsque l'appel est originaire du Québec, les deux juges qui représentent le Québec doivent être de la Cour supérieure du Québec ou de la Section d'appel de la Cour supérieure du Québec. En quoi cela influence-t-il votre argument?

Ma deuxième question est que j'aimerais savoir ce que vous pensez du comité de sélection, c'est-à-dire du fait que le ministre ait consulté le procureur général du Québec, le juge en chef du Québec, le juge en chef de la Cour supérieure du Québec, le juge en chef ainsi que le Barreau canadien et le Barreau du Québec, et qu'il ait également consulté la Cour supérieure de la Cour d'appel, la Cour d'appel fédérale, et consulté le juge en chef de la Cour fédérale? Autrement dit, les juges de la Cour fédérale et de la Cour d'appel fédérale ont participé à la prise de cette décision, à la formulation de ces suggestions et c'est tout. Le dossier a ensuite été transmis aux politiciens de la Chambre des communes, composée de trois conservateurs et de deux membres de l'opposition, qui devaient fournir trois noms.

Avez-vous des commentaires à faire au sujet du comité de sélection que nous avons mis en place pour les nominations à la Cour suprême du Canada?

Si vous ne voulez pas faire de commentaire sur ce point, ce qui est possible, pourriez-vous alors commenter ma première question au sujet de l'article 30, qui vient en quelque sorte malmener la position que vous avez présentée jusqu'ici?

M. Pelletier : Je vais répondre à la première question. Je demanderais à mon collègue de répondre à la seconde.

J'estime que la question de savoir si l'on peut invoquer ou non une disposition donnée importe peu. Je doute fort que le législateur ait voulu exclure les talents et les compétences des juges de la Cour d'appel fédérale, de la Cour canadienne de l'impôt, de la Cour du Québec, pour une nomination éventuelle à la Cour suprême du Canada.

Il me paraît clair que toute personne qui a été avocate, membre du Barreau du Québec pendant 10 ans, peut être nommée à la Cour suprême du Canada, même si cette personne est aujourd'hui juge à la Cour fédérale, à la Cour d'appel ou dans une autre cour.

Je ne vois pas donc pas qu'il y ait là de contradiction. Si vous interprétez ces dispositions comme si elles autorisaient des nominations comme celle du juge Nadon, bien sûr si vous interprétez ces dispositions de façon restrictive, étroite, alors vous en arriveriez à une autre conclusion.

Si vous interprétez ces dispositions de façon beaucoup plus large, en tenant compte de l'abolition du Canada comme société, alors vous pourriez en arriver à une interprétation plus ouverte, qui est celle que je vous propose.

Quant à la seconde question, je ne vais peut-être pas y répondre directement, et ma réponse ne vous satisfera pas, mais je pourrais vous dire qu'il est tout à fait possible de faire en sorte que le Québec participe davantage au processus de sélection des juges de la Cour suprême du Canada, sans réviser la Constitution.

Je ne parle pas de la nomination des juges. Je parle uniquement de sa participation au choix des juges de la Cour suprême.

Il y a quelques années, lorsque j'étais un ministre du Québec, j'ai proposé à Irwin Colter, qui était à l'époque le ministre fédéral de la Justice, d'ajouter le Québec au processus actuel de nomination des juges de la Cour suprême, en autorisant le Québec à proposer différents noms; le gouvernement fédéral proposerait ensuite d'autres noms et un comité choisirait parmi tous ces noms et lorsqu'un nom apparaîtrait sur les deux listes, ce nom serait préféré à ceux qui apparaissent sur une seule des listes.

J'ai dit à M. Cotler : « Vous avez déjà un processus de sélection des juges de la Cour suprême. De cette façon, le Québec aurait son mot à dire au sujet des nominations que vous allez continuer à faire. Ces nominations seront effectuées par le gouvernement fédéral et il y aura un comité objectif qui analysera la liste fédérale et la liste du Québec. »

Le président : Je dois intervenir parce que nous avons dépassé l'horaire.

M. Pelletier : Cela ne s'est pas fait.

Le président : Non, cela ne s'est pas fait. J'aimerais donner aussi à M. Daly la possibilité de présenter une brève réponse, avant d'ajourner la séance.

M. Daly : Dans son opinion, le juge Binnie n'aborde pas la question de l'article 30, et je pense qu'il aurait dû le faire. Je ne pense pas que cette disposition étaye son argument; je pense qu'il renforce mon argument selon lequel il a fallu faire un choix. Je vous rappelle encore une fois le cas du juge Audette qui n'a jamais été nommé juge suppléant, même s'il était un civiliste, parce qu'on craignait qu'il ne soit pas possible de nommer un juge suppléant à un des sièges réservés au Québec, si ce juge siégeait auparavant à une juridiction fédérale. Je ne pense pas que cela soit utile. Je pense que le juge Binnie néglige également, dans une certaine mesure, le but et l'objet de l'article 6. M. Pelletier a fourni des arguments beaucoup plus solides en faveur de la validité de la nomination du juge Nadon. Il existe également des textes historiques importants qui seront analysés, je l'espère, par la cour.

Pour ce qui est du comité de nomination, il est très difficile de savoir en quoi ont consisté les consultations. Il est très possible que la consultation du juge en chef de la Cour d'appel fédérale, le juge Crampton, ait consisté à lui demander de donner son avis sur cette liste et qu'il ait répondu : « Je ne peux pas vous donner mon avis parce que je serais en conflit d'intérêts. » C'est peut-être bien là la réponse qu'il a fournie. Pour ce qui est des consultations, pour ce qui est des discussions que le comité a eues, ainsi que des noms qui ont figuré sur la liste préliminaire et sur la liste restreinte, nous ne savons rien. Il n'est donc pas possible de présenter un commentaire réfléchi.

Le président : Je suis sûr que nous pourrions poursuivre cette discussion encore longtemps. Votre contribution a été très utile à nos délibérations et nous vous remercions tous les deux d'avoir comparu aujourd'hui.

Nous allons entendre notre prochain groupe de témoins, l'honorable Michel Bastarache, ancien juge de la Cour suprême du Canada, et Carissima Mathen, professeure à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa. Bienvenus. Nous apprécions le fait que vous ayez pris le temps de vous joindre à nous aujourd'hui.

Monsieur Bastarache, vous avez la parole.

[Français]

L'honorable Michel Bastarache, ancien juge de la Cour suprême du Canada, à titre personnel : Bonjour. Je vous remercie de m'avoir invité. Je vais faire ma présentation en français, mais je répondrai aux questions dans la langue qu'elles vont être posées.

Il y a deux questions posées à la Cour suprême, si la cour répond oui à la première, la deuxième devient sans objet parce que les articles 5 et 6, tel que libellés aujourd'hui, permettrait à une personne qui a déjà été membre du Barreau du Québec pendant 10 ans d'être nommé à la cour. Si la cour répond par la négative, il va être nécessaire de répondre à la deuxième question. Dans un tel cas, les modifications qui ne confirmeraient pas l'interprétation antérieure, mais constitueraient vraiment une modification. La question consisterait alors simplement à savoir si c'est une modification de nature constitutionnelle ou pas.

D'abord, est-ce que c'est une politique correcte, acceptable, que de prévoir la nomination du juge des cours fédérales à la Cour suprême? Ma réponse est oui, et ceci pour deux raisons.

D'abord, parce qu'il est important, selon moi, de lever tout doute possible quant à la régularité des nominations de trois anciens juges de la Cour suprême du Canada, tous trois ont été nommés en raison de leur appartenance à un barreau antérieurement à leur nomination.

Ensuite, il est clair que les juges des cours fédérales apportent un bagage très valable d'expérience dans les domaines du droit où les cours provinciales ne s'aventurent pas beaucoup, notamment dans le droit de l'immigration, des réfugiés, de la navigation, de la marine, même des impôts. Il est utile que la Cour suprême ait la perspective de ces juges. Et même s'ils ne font pas du droit civil proprement dit, il faut aussi savoir qu'ils recourent au droit civil québécois comme droit supplétif dans des affaires où le droit fédéral est incomplet. Il faut aussi préciser que tous les juges du Québec ne sont pas des experts en droit civil, notamment le juge Fish qui est justement remplacé.

Il me semble donc important que la Cour fédérale compte des juges du Québec pour y témoigner de l'impact du droit fédéral sur le droit québécois, et faciliter l'intégration des droits civils et de common law. Il serait inconcevable dans ce contexte de disqualifier des juges du Québec siégeant à une cour fédérale.

C'est au premier ministre de s'assurer que les personnes nommées en fonction des raisons pour lesquelles on a établi la règle voulant que trois juges du Québec siègent à la Cour suprême du Canada.

Deuxième question. Est-ce qu'il est logique et correct de prévoir qu'un juriste qui n'est plus membre du barreau soit éligible?

La coutume le veut puisque nous avons trois exemples, les juges Le Dain, Iacobucci et Arbour. Mais il faut aussi penser que le problème, s'il en est un, existe déjà, si on adopte une interprétation restrictive de l'article 6. Un membre du Barreau du Québec, qui pratique à Gatineau, peut très bien vivre à Ottawa. Est-ce qu'il va être disqualifié parce qu'il pratique en Ontario? D'après moi, il n'y a aucun critère de résidence dans la loi auquel on devrait porter attention.

Il faut aussi comprendre que dans la société moderne, il y a beaucoup d'avocats qui sont membres de plusieurs barreaux. Moi-même, je suis membre de quatre barreaux. En fait, il suffit de payer sa cotisation pour retenir son membership dans un barreau. Ce qui veut dire qu'on n'aura jamais une loi qui va prévoir tous les contextes et toutes les situations. Il faut faire confiance à ceux qui nomment et il faut faire confiance que ces personnes vont tout simplement attacher une importance à la raison fondamentale pour laquelle on veut assurer une représentation de trois juges à la Cour fédérale qui soient du Québec.

Quatrième question, est-ce que le Parlement peut adopter des modifications, celles qui sont prévues à la Loi sur la Cour suprême? Pour répondre à la question, il faut tout simplement déterminer si ceci va constituer un changement à la composition de la cour. Si oui, il faut un amendement constitutionnel.

À mon avis, l'objet de l'alinéa 41d) de la Loi constitutionnelle de 1982 est de rendre obligatoire la convention qui prévalait à cette date. La convention voulait simplement que le nombre de juges du Québec soit toujours de trois pour créer un équilibre régional et un équilibre entre les deux grands systèmes de droit au pays.

Si on voulait réduire, par exemple le nombre de représentants du Québec à deux, on affecterait la composition de la cour. Si on parle de qualifications, on ne change pas la représentation. D'ailleurs, le gouvernement du Québec demandait, il y a un an, qu'on change les qualifications pour s'assurer que tous les juges nommés à la Cour suprême soient bilingues. Si cela ne demandait pas un amendement constitutionnel, pourquoi est-ce que ceci demanderait un amendement constitutionnel?

La question consiste à savoir quel intérêt on visait à protéger en fixant la norme en 1982 et, pour moi c'est clair, la modification de la Loi de la Cour suprême n'aurait aucune portée constitutionnelle parce que la Loi sur la Cour suprême elle-même n'a pas de statut constitutionnel.

La question fondamentale, la question de fond, c'est évidemment celle de l'interprétation des dispositions actuelles, c'est-à-dire les articles 5 et 6. Les règles d'interprétation statutaire stipulent qu'en cas d'ambiguïté ou d'inconsistance entre la version française et anglaise d'une loi, il faut chercher à établir le sens commun, c'est-à-dire celui susceptible d'être envisagé dans chacune des versions, même si l'une est plus précise que l'autre.

Ici, la version anglaise est parfaitement claire à l'article 5, en utilisant les mots « has been » qui sont applicables au statut du juge ou au statut de l'avocat. La version française est ambiguë parce que le mot « ancien » semble à première vue ne se rapporter qu'au juge, quoique l'interprétation plus large soit aussi possible. Le sens commun est celui le mieux traduit par la version anglaise et cela me semble tout à fait correct.

L'article 6 ne peut pas être lu isolément. L'article 6 doit être lu à la lumière de l'article 5, conjointement avec celui-ci. Pourquoi? D'abord, parce que les règles d'interprétation statutaire requièrent que l'on tienne compte du contexte législatif général, mais aussi parce que l'article 6 se réfère directement à l'article 5 en commençant par prévoir qu'au moins trois, et je cite : « des juges » sont choisis, donc des juges qualifiés selon le paragraphe 5.

Or, l'article 6 ne peut pas, dans ce cas, avoir pour objet de disqualifier une personne qui est déjà qualifiée en vertu de l'article 5. Son objet est simplement d'assurer que parmi les personnes visées à l'article 5, il y en aura trois qui représentent le Québec. La qualification en vertu de l'appartenance au barreau est donc la même que dans l'article 5.

Il serait totalement illogique qu'un membre qualifié selon l'article 5 soit disqualifié le jour où il est nommé à la Cour fédérale comme il serait illogique qu'une personne de 20 ans, qui est admise pour une journée au Barreau du Québec devienne tout d'un coup admissible à la nomination à la Cour suprême du Canada. Les règles d'interprétation prévoient strictement que toute interprétation qui mène à un résultat absurde doit être écartée.

En conclusion, à mon avis, la modification de la Loi sur la Cour suprême peut être effectuée sans modification constitutionnelle. Je crois cependant qu'elle n'est pas nécessaire, tout simplement parce que l'interprétation correcte des articles 5 et 6, permettent la nomination d'un juge de la Cour fédérale pour représenter le Québec. Merci.

[Traduction]

Carissima Mathen, professeure, faculté de droit, Université d'Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie. J'aimerais vous dire que c'est un honneur de comparaître devant le comité à côté d'un témoin qui a la stature d'un ancien juge de la Cour suprême. Bien sûr, les universitaires comme moi ont souvent l'habitude de ne pas souscrire aux déclarations des juges en activité, mais je note qu'il est également un universitaire; je ne pourrai donc pas m'en sortir aujourd'hui.

Je ferai trois brèves remarques.

Premièrement, pour ce qui est des articles 5 et 6, comme nous le savons tous, la nomination du juge Nadon était accompagnée d'une note d'un autre ancien juge de la Cour suprême, Ian Binnie. M. Binnie concluait qu'il n'y avait aucun obstacle légal à la nomination du juge Nadon.

Avec M. Michael Plaxton, de l'Université de la Saskatchewan, j'ai examiné l'analyse à laquelle a procédé M. Binnie dans un article intitulé « L'interprétation téléologique, le Québec et la Loi sur la Cour suprême », et j'ai transmis cet article au comité.

Très brièvement, M. Plaxton et moi souscrivons à l'analyse de l'article 5 qu'a faite M. Binnie. Nous pensons par contre que son analyse de l'article 6 est incomplète. Il semble dire que l'article 6 est en fait identique à l'article 5. À notre avis, ce n'est pas le cas.

L'article 5 a clairement pour but de garantir un minimum d'expertise juridique à l'ensemble des juges de la cour. L'article 6 a en outre pour but d'exposer des règles précises qui visent à garantir une expertise minimale pour ce qui est de la tradition juridique particulière du Québec. L'article 6 répond donc à une préoccupation fonctionnelle que l'on ne retrouve pas à l'article 5.

En outre, il ressort de notre recherche que l'article 6 constitue une tentative de la part des législateurs successifs de garantir aux Québécois qu'au moins les trois juges originaires de cette province auront des liens suffisamment étroits avec sa culture juridique.

Deuxièmement, un commentaire au sujet des textes législatifs déclaratoires : les articles 471 et 472 du projet de loi sont décrits comme étant de nature déclaratoire. À la différence d'une mesure législative ordinaire, une mesure déclaratoire a pour but de déterminer le sens du droit existant. Traditionnellement, une telle mesure fait suite à une décision judiciaire insatisfaisante. Pour cette raison, il est tenu pour acquis qu'elle a un effet rétroactif, qu'elle change l'état du droit en vertu duquel la décision a été prononcée.

En l'espèce, selon certains passages de ces articles du projet de loi, le fait d'être membre d'un barreau pendant 10 ans est la seule condition à respecter pour pouvoir être nommé à la cour, selon l'article 5 ou l'article 6.

Une mesure législative déclaratoire édictée sans qu'une décision judiciaire insatisfaisante ait été rendue — la situation actuelle — est une chose rare.

Pour savoir quel est l'usage approprié d'une mesure législative déclaratoire, il faut examiner à la fois ses buts et la loi qu'elle entend toucher. Dans la mesure où les articles en question tentent de définir l'intention d'un ou plusieurs parlements antérieurs, il ne semble pas qu'un tel usage d'une mesure législative déclaratoire soit approprié parce qu'elle empiète sur la compétence des tribunaux qui est de dégager l'intention du législateur.

Le Parlement a le pouvoir de donner à une loi un objet nouveau ou élargi. Il peut, en adoptant une mesure législative déclaratoire, préciser l'application des articles 5 et 6, mais sa capacité à définir quel était l'objet initial d'une loi est plus limitée, et pour de bonnes raisons.

Enfin, une remarque au sujet de la procédure qu'a choisie le gouvernement : il est très inhabituel de demander l'adoption d'un projet de loi, tout en référant ce projet de loi à la cour pour qu'elle se prononce à son sujet.

Cela s'est produit il y a longtemps avec le renvoi sur la Loi anti-inflation, qui a bien sûr été édictée pendant une crise économique.

Je pense qu'il est prudent de demander l'avis de la cour, mais il me paraît incohérent que le procureur général propose une mesure législative à la Chambre des communes, ce qui laisse entendre qu'il estime qu'elle est valide et admettre ensuite, en présentant un renvoi à la Cour suprême, qu'il existe peut-être certains doutes sur sa capacité de le faire. La demande de renvoi indique que ces articles du projet de loi sont peut-être prématurés.

Voilà qui conclut mes commentaires. Je vous remercie.

Le président : Merci. Nous allons commencer les questions avec le sénateur Joyal.

[Français]

Le sénateur Joyal : Monsieur Bastarache, je voudrais retourner à la page 2 de votre mémoire, lorsque vous élaborez sur la capacité du Parlement d'adopter des modifications à la Loi sur la Cour suprême. Si je comprends bien votre interprétation et ce que vous nous proposez, la Loi constitutionnelle de 1982 a enchâssé la partie de la Loi de la Cour suprême qui reconnaissait que la composition du banc de la Cour suprême est de trois juges en provenance du Québec.

M. Bastarache : C'est cela.

Le sénateur Joyal : C'est cette disposition de la loi qui était enchâssée, mais il ne faut pas interpréter ces trois sièges comme étant des sièges essentiellement reliés à la capacité d'exprimer, de faire valoir ou d'interpréter la tradition civiliste du système canadien qui, d'après la Loi constitutionnelle de 1867 et de 1982, comprend évidemment deux systèmes juridiques qui cohabitent : la common law et la tradition civiliste. En d'autres mots, est-ce plus que simplement trois sièges? C'est vraiment aussi la capacité d'exprimer la tradition civiliste qu'on a voulu enchâsser, en 1982.

M. Bastarache : Je pense que c'était la motivation pour donner une représentation d'un tiers à la Cour suprême du Canada, mais je ne crois pas que c'était essentiellement pour s'assurer de trois juristes experts en droit civil, pour la bonne raison qu'il n'y a jamais eu trois experts en droit civil. On ne l'avait pas, justement, tout dernièrement. Je crois que la question, c'était une motivation selon laquelle on voulait une représentation régionale — trois juges de l'Ontario, trois juges du Québec, un de l'Atlantique, deux de l'Ouest — et on a eu des variations dans la composition de la cour parce qu'à un moment donné, il y a eu trois juges de l'Ouest et deux de l'Ontario, mais on ne voulait pas que cette dérogation puisse se faire dans le cas du Québec. On voulait toujours s'assurer que le Québec a ses trois juges.

Maintenant, je crois que c'est une question d'exercice de la discrétion de la part du premier ministre, qui fait les nominations, de s'assurer qu'à l'intérieur de ces nominations du Québec, on ait des gens qui soient des spécialistes des questions de droit civil. Cependant, rappelez-vous que les questions de droit civil qui vont à la Cour suprême, il n'y en a pratiquement pas. Il s'agit d'un infime pourcentage. Il y a beaucoup de causes du Québec, mais ce sont des causes de droit criminel, de droit du travail, de droit de la famille, de tous les différents domaines. La raison pour laquelle il y en a peu, c'est qu'à la Cour suprême du Canada, il y a une tendance à laisser la Cour d'appel du Québec régler les problèmes qui sont vraiment strictement de droit civil québécois. La cour intervient quand il y a des problèmes à l'intérieur des décisions de la Cour d'appel du Québec, des divisions, et surtout des divisions qui portent sur des notions de fond. En général, il y en a très peu.

La préoccupation, je crois, c'était d'assurer une place très importante du Québec au sein de la Cour suprême du Canada.

Le sénateur Joyal : Donc, trois sièges?

M. Bastarache : C'est cela.

Le sénateur Joyal : À ce moment-là, quel sens donnez-vous à l'article 42 qui soumet à la formule d'amendement de 7/50 la Cour suprême du Canada? Est-ce que cela a une portée ou est-ce purement, j'allais dire ornemental? Parce que l'article 42 dit très bien que pour modifier la Cour suprême du Canada, et je cite :

[Traduction]

Toute modification de la Constitution du Canada portant sur les questions suivantes se fait conformément au paragraphe 38(1) —

... qui est le 7/50...

d) sous réserve de l'alinéa 41d), la Cour suprême du Canada.

De sorte que la Cour suprême du Canada, si j'interprète la Constitution de 1992 selon son but, ne peut être modifiée unilatéralement par le gouvernement fédéral, que ce soit aux termes de l'article 44 ou de l'article 91, sans mettre en œuvre la procédure de modification. Autrement dit, quelle est la portée de l'alinéa 42(1)d) à l'égard de la Cour suprême du Canada?

M. Bastarache : Si vous vouliez modifier la représentation du Québec, il serait possible de le faire, d'après vous, sans la participation du Québec?

Le sénateur Joyal : Ce n'est pas ce que je dis.

M. Bastarache : Il me semble que l'on ne pourrait jamais...

Le sénateur Joyal : Ce n'est pas ce que je dis. Parce que si l'on modifie la participation du Québec avec la formule 7/ 50, cela veut dire que vous pourriez supprimer les trois sièges sans l'accord du Québec.

M. Bastarache : Oui.

Le sénateur Joyal : Je pense que les sièges réservés au Québec sont protégés par l'article 41, qui exige l'unanimité, ce qui préserve un certain droit de veto pour le Québec.

Mais dans le contexte de l'article 42, qui énonce clairement que la Cour suprême du Canada est visée par la procédure de modification 7/50, voici la question que je vous pose : qu'est-ce qui est visé, dans cette hypothèse, par l'alinéa 42(1)d) de la Loi sur la Cour suprême?

M. Bastarache : Je ne sais pas. Je n'ai jamais étudié cet aspect. Comme vous le savez, la Cour suprême est une institution fédérale; elle n'a pas été créée par la Constitution elle-même. La Constitution de 1867 ne fait qu'attribuer au gouvernement fédéral le pouvoir d'établir une Cour suprême; c'est la raison pour laquelle elle ne constitue pas elle- même un organe constitutionnel.

Elle est protégée indirectement par la procédure de modification, mais il n'y a pas de disposition qui énonce expressément : « Il y aura une Cour suprême du Canada; elle sera composée de neuf juges représentant les régions », ou quelque chose du genre. C'est donc une protection indirecte pour la province de Québec.

Comme vous le dites, je pense que l'élément important est qu'il y ait une sorte de véto dans le sens où la représentation du Québec par trois juges sur neuf est totalement protégée.

Le sénateur Joyal : Je sais que le temps passe très rapidement. Ma deuxième question s'adresse à Mme Mathen.

Madame Mathen, ne serait-il pas préférable pour nous, pour ce qui est du projet de loi C-4, de suspendre la proclamation de ce projet de loi en attendant que la Cour suprême ait rendu sa décision sur le renvoi que le gouvernement canadien lui a transmis, plutôt que d'adopter une mesure législative pour influencer l'interprétation de cette cour.

Mme Mathen : Je vais limiter ma réponse aux articles 471 et 472 du projet de loi. J'estime qu'il n'est pas approprié et qu'il n'est pas sage d'adopter une mesure législative au moment même où le pouvoir exécutif a demandé l'avis de la Cour suprême. Il est déjà arrivé que la Cour suprême refuse de se prononcer sur un renvoi lorsque les questions posées étaient théoriques, désuètes ou lorsque le tribunal a clairement estimé qu'il pouvait y avoir une incertitude; et je crois aussi, lorsque le tribunal a pensé que le recours au renvoi n'était pas approprié.

J'estime donc que ces deux mesures ne devraient pas être prises en même temps, et il est tout à fait inhabituel, et à mon avis peu judicieux de la part du gouvernement, d'utiliser ces deux mécanismes.

Le sénateur Joyal : Admettez-vous qu'il serait préférable pour nous de suspendre la mise en œuvre des articles 471 et 472 du projet de loi en attendant que la Cour suprême ait rendu sa décision?

Mme Mathen : Je pense que le gouvernement pourrait soit retirer les changements proposés à la Loi sur la Cour suprême, soit retirer le renvoi. Il a demandé l'avis de la Cour suprême. Si le gouvernement estime qu'il est plus prudent d'adopter ce projet de loi et voir ce qui se passe, il a également toute liberté de le faire. Je ne pense pas qu'il soit maintenant obligé de poursuivre le renvoi.

Le sénateur Joyal : Oui, mais le renvoi a déjà été envoyé à la Cour suprême le 22 octobre. La Cour suprême a déjà fixé une date d'audience en janvier; le processus juridique est donc enclenché.

Étant donné qu'on nous demande de légiférer au moment même où nous demandons à la cour d'interpréter le fond de la mesure législative, ne serait-il pas préférable pour nous de suspendre la mise en œuvre de cette mesure en attendant la décision de la Cour suprême?

Supposons que la cour en arrive à la conclusion que l'interprétation des articles 5 et 6 de la Loi sur la Cour suprême n'est pas conforme à l'objet du projet de loi, alors ce projet de loi sera déclaré inconstitutionnel. Nous aurons adopté une mesure inconstitutionnelle.

De sorte qu'au lieu d'adopter immédiatement une mesure que la cour pourrait déclarer inconstitutionnelle par la suite, ne serait-il pas préférable pour nous de suspendre l'adoption de ce projet de loi en attendant la décision de la cour? Et si la décision de la cour est conforme à l'objet du projet de loi, nous n'aurons pas besoin de l'adopter; la cour se sera déjà prononcée.

Mme Mathen : À mon avis, l'article 53, le pouvoir de présenter un renvoi à la Cour suprême, autorise la partie à l'origine du renvoi à le retirer. Il n'y a pas de droit acquis, par exemple, qui serait touché. Je dirais donc que je ne suis pas convaincue que le renvoi doive nécessairement être poursuivi. Cela dit, il y a un choix, qui me paraît légitime, que le gouvernement pourrait faire, à savoir qu'il pourrait suspendre l'adoption du projet de loi. Mais je ne suis pas prête à affirmer que, compte tenu du mécanisme actuel des renvois à la Cour suprême, ces renvois doivent nécessairement être entendus. Ce n'est pas obligatoire.

M. Bastarache : N'a-t-on pas demandé à la Cour suprême si le gouvernement fédéral avait le pouvoir de modifier la Loi sur la Cour suprême?

Le sénateur Joyal : Je peux lire les questions posées à la cour. Je les ai devant moi. La première question est la suivante :

Une personne qui a autrefois été inscrite comme avocat pendant au moins 10 ans au Barreau du Québec peut- elle être nommée à la Cour suprême du Canada à titre de juge de la Cour suprême pour le Québec conformément aux articles 5 et 6 de la Loi sur la Cour suprême?

C'est la première question. Voici la seconde :

Le Parlement peut-il légiférer pour exiger, à titre de condition de sa nomination au poste de juge de la Cour suprême du Canada, qu'une personne soit ou ait été inscrite comme avocat au barreau d'une province pendant au moins dix ans ou adopter des dispositions déclaratoires telles que celles prévues aux articles 471 et 472 du projet de loi intitulé Loi no 2 sur le plan d'action économique de 2013, ci-annexé?

Autrement dit, le gouvernement lui demande de se prononcer sur ce projet de loi, sur la constitutionnalité de ce projet de loi, et on nous demande en même temps d'adopter le projet de loi.

M. Bastarache : C'est la raison pour laquelle je vous demandais de lire ces questions. Il me paraît tout à fait irrégulier de demander à la cour s'il est possible d'adopter ce projet de loi et de l'adopter avant d'avoir obtenu la réponse.

Le sénateur Joyal : C'est ce que je pense. C'est la raison pour laquelle je propose de suspendre l'adoption du projet de loi, ou de ne pas le proclamer en vigueur, au moins, ou pour que celui-ci n'entre pas en vigueur avant une certaine date, pour que nous ne nous trouvions pas dans une situation intenable.

M. Bastarache : Vous pourriez toutefois vous prononcer sur la capacité du gouvernement fédéral à adopter un projet de loi de ce genre, si la Cour suprême donne une réponse négative à la première question.

Le sénateur Joyal : Oui, mais nous sommes dans un contexte hypothétique.

M. Bastarache : Oui.

Le sénateur Joyal : C'est la raison pour laquelle j'aimerais savoir ce qui vous paraîtrait être une approche logique dans cette situation.

M. Bastarache : Puisque vous demandez à la Cour suprême : « Est-ce que nous, le Parlement, avons le pouvoir d'adopter ce projet de loi? » Je pense que l'approche logique consisterait à attendre la réponse avant de présenter une mesure législative.

Le sénateur Joyal : C'est ce que je pense.

Êtes-vous du même avis, madame Mathen?

Mme Mathen : Je nuance ma réponse parce que je ne pense pas qu'un renvoi lie véritablement le gouvernement. Le mécanisme du renvoi est purement consultatif. Je pense que l'on pourrait bien sûr soutenir qu'étant donné que nous avons maintenant demandé l'avis de la Cour suprême, le gouvernement a indiqué qu'il existait une incertitude sur cette question, mais c'est une position politique que le gouvernement peut adopter. Est-ce que je pense qu'il serait prudent d'attendre la réponse? Oui. Est-ce que je pense que le gouvernement est tenu d'attendre la réponse ou de mettre un terme au renvoi? Je pense qu'il pourrait le faire.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Ma première question s'adresse au juge Bastarache. Bienvenue au Sénat du Canada. Je comprends que les articles 5 et 6 ne sont que des modifications apportées et déclaratoires et qu'elles n'apportent pas de modifications à la loi actuelle. Elles apportent tout simplement des éclaircissements.

Selon vous, était-il nécessaire pour le gouvernement d'apporter des modifications législatives aux articles 5 et 6? Les modifications provisoires apportées n'étaient-elles pas suffisantes?

M. Bastarache : Selon mon interprétation des articles 5 et 6, il n'était pas nécessaire d'avoir une clarification, parce que je crois que c'est clair qu'un juge de la Cour fédérale peut être nommé pour représenter le Québec à la Cour suprême du Canada. Maintenant, si ce n'est pas clair, on peut adopter une législation pour clarifier les choses. Mais d'après moi, il faudrait vraiment attendre que la Cour suprême se prononce de façon négative avant de conclure qu'il y a une nécessité d'apporter un amendement.

[Traduction]

Le sénateur McIntyre : Ma seconde question s'adresse à Mme Mathen. La nomination du juge Nadon à la Cour suprême du Canada est, à l'heure actuelle, contestée devant la Cour fédérale, en vertu de deux arguments. Le premier argument concerne l'interprétation des articles 5 et 6 de la Loi sur la Cour suprême. Le second est, si j'ai bien compris, un argument constitutionnel qui touche certains articles de la Loi constitutionnelle de 1982 et plus précisément, l'alinéa 41d).

Comme nous le savons tous, ces articles n'ont pas été interprétés par les tribunaux et soulèvent de nombreuses discussions entre les constitutionnalistes. À votre avis, ces deux arguments vont-ils convaincre la Cour fédérale lorsqu'elle entendra cette affaire? Je sais que c'est une question d'opinion, mais je tiens quand même à la poser.

Mme Mathen : Je pourrais répondre à ces questions en disant ce que je pense du bien-fondé des arguments et non pas en fonction de ce que le tribunal pourrait décider.

Comme je l'ai mentionné dans mon mémoire, je pense que tel que l'article 6 actuel est rédigé, et compte tenu des données historiques que nous possédons au sujet de l'intention du Parlement, ces dispositions constituent un empêchement légal à ce que les juges de la Cour fédérale répondent à cette exigence. La question concernant l'appartenance au barreau est plus délicate et M. Plaxton et moi-même avons exposé les raisons pour lesquelles nous en sommes arrivés à cette conclusion.

Pour ce qui est de l'argument constitutionnel, c'est une question très délicate, parce qu'il est évident que la Loi sur la Cour suprême elle-même n'a jamais été considérée comme faisant partie de la Constitution écrite du Canada. Elle n'est pas mentionnée dans la liste des documents de l'article 52. Il est vrai que cette liste a généralement été considérée comme étant non limitative, ce qui laisse la possibilité qu'une simple loi puisse être, d'une façon ou d'une autre, incorporée à la Constitution, et c'est un aspect sur lequel j'estime qu'il serait bon d'avoir certaines directives.

Nous venons d'avoir un débat devant la Cour suprême du Canada qui a duré trois jours au sujet de l'article 5. Il n'y a aucune jurisprudence à ce sujet. Franchement, nous sommes un peu perdus pour ce qui est de savoir quelle est la bonne approche à adopter, ne serait-ce qu'au sujet de la procédure de modification. Doit-on adopter l'approche progressiste, l'approche traditionnelle de l'arbre vivant? Dispose-t-on de davantage de flexibilité pour ce qui est de l'intention des rédacteurs? Devrions-nous être plus prudents avant d'élargir le sens des dispositions de la partie V? Parce qu'une modification est une procédure politique.

Il faut partir du principe que les constitutions ne sont pas rédigées pour rien et qu'aucune disposition n'est redondante ou n'est dépourvue de sens; ainsi, le fait de mentionner la Cour suprême dans la partie V doit vouloir dire quelque chose. Je vais me limiter à l'alinéa 41d).

J'estime que le fait que la composition soit expressément mentionnée dans une partie qui exige l'unanimité confirme à tout le moins la pratique actuelle qui consiste à réserver des sièges pour le Québec. Je ne pense pas qu'ici la composition comprenne les conditions d'admissibilité. Je ferai donc une distinction ici, mais c'est ainsi que je répondrai à la question.

Le sénateur Baker : Compte tenu de ce que nous a dit le juge Bastarache, de son opinion selon laquelle il serait préférable de ne pas adopter cette mesure tant que la Cour suprême du Canada n'aura pas rendu son jugement, je constate qu'il n'y a pas d'article d'entrée en vigueur à la fin de la section dont nous parlons en ce moment; la disposition d'entrée en vigueur de ce projet de loi se trouve à l'article 470 alors que la Loi sur la Cour suprême est mentionnée à l'article 471. Le comité pourrait donc peut-être mentionner ce point dans son rapport au Sénat qui sera ensuite transmis au gouvernement.

Ma question, monsieur le juge Bastarache, concerne une opinion que vous avez exprimée ici aujourd'hui selon laquelle un juge de la Cour fédérale ou un juge de la Section d'appel de la Cour fédérale traite de questions importantes comme l'immigration, les questions maritimes, la fiscalité et de nombreux autres sujets qui sont régis par des lois fédérales, mais qui ne sont pas traités par les sections des cours suprêmes des provinces.

Le gouvernement du Québec a toutefois présenté un argument très solide en disant que la personne choisie — bien évidemment le juge Nadon — n'était pas conforme à son choix ou il n'aurait pas été aussi choqué par cette nomination. Ce gouvernement estimait toutefois que le juge nommé aurait dû être choisi parmi ceux de la Cour supérieure ou de la Section d'appel de la Cour supérieure du Québec.

Vous avez mentionné que vous estimiez qu'un juge de la Cour fédérale pouvait être nommé à la Cour suprême, parce que la Cour fédérale s'occupe de questions très importantes dont n'est pas saisie la Cour supérieure ni la Section d'appel de la Cour supérieure des provinces.

Ne pensez-vous pas toutefois que l'article 30 de la Cour suprême vient en quelque sorte réfuter votre argument lorsqu'il définit comment doivent être choisis les juges suppléants dans le cas du Québec? Dans l'affaire que mon ami le sénateur Joyal vient de me signaler, on peut lire :

Lorsqu'au moins deux des juges pouvant siéger ne remplissent pas les conditions fixées à l'article 6, le juge suppléant choisi pour l'audition d'un appel d'un jugement rendu dans la province de Québec doit être un juge de la Cour d'appel ou un juge de la Cour supérieure de cette province, désigné conformément au paragraphe (1).

Pourquoi avoir inséré cette disposition si l'intention n'était pas de répondre à la préoccupation qui a été exprimée, à savoir qu'un juge de la Cour supérieure ou de la Section d'appel serait plus apte à entendre les affaires originales du Québec qu'un juge de la Cour fédérale?

M. Bastarache : Premièrement, cette disposition n'a-t-elle pas été adoptée avant la création de la Cour fédérale? Vous ne pourriez donc pas la mentionner puisqu'elle n'existait pas à l'époque.

L'autre aspect est que je pense que la préoccupation était que les tribunaux du Québec soient représentés et il était donc logique de nommer les deux principaux tribunaux du Québec.

Le sénateur Baker : La loi aurait pu parler de la Cour de l'Échiquier. C'est la Cour de l'Échiquier qui s'occupait des mêmes domaines que ceux dont s'occupe actuellement la Cour fédérale.

M. Bastarache : Je ne le pense pas.

Le sénateur Baker : Avant 1968.

M. Bastarache : La compétence de ces juridictions n'est pas identique.

Le sénateur Baker : Vous avez raison.

M. Bastarache : Mais la question ne s'est pas vraiment posée à mon avis de cette façon. Je pense que le but était de veiller à garantir la représentation d'un tiers accordée au Québec et les rédacteurs ont estimé que c'était la façon la plus commode de le faire. Mais il s'agit en fait d'un mandat très court.

Le sénateur Baker : Oui. Permettez-moi de vous poser une question que j'ai posée aux témoins précédents, un aspect auquel je n'ai pas vraiment réfléchi, mais c'est la formulation de l'article qu'il nous est demandé d'étudier et l'expression « for greater certainty » dans la version anglaise.

Si je me souviens bien, la plupart des projets de loi que nous avons examinés — et cela fait près de 40 ans que j'examine les projets de loi soumis à ces comités — et invariablement, neuf fois sur dix, l'expression anglaise « for greater certainty for the purpose of » est habituellement rendue par « il est entendu », « for the application of ». Cette disposition-ci énonce : « Il demeure entendu ».

Les témoins précédents ont estimé que cette disposition était rétrospective et non pas rétroactive, mais j'émets l'opinion, simplement en lisant ce texte, qu'il me semble être de nature rétroactive, d'après la version française.

Avez-vous une opinion à ce sujet?

M. Bastarache : Eh bien, « demeure entendu » veut simplement dire qu'il n'y a pas de changement, et que, pour l'essentiel, cela a toujours été le cas.

Le sénateur Baker : Cela a toujours été le cas.

M. Bastarache : Cela est, bien sûr, tout à fait conforme à l'expression « greater certainty » utilisée dans la version anglaise.

Bien entendu, si le tribunal déclare qu'une personne ne peut pas être nommée aux termes de l'article 5.1, alors cela ne demeure pas entendu; c'est un changement, essentiellement. Il faudrait donc que le gouvernement modifie au moins cette partie et affirme qu'il est en train de modifier la Loi sur la Cour suprême. Mais comme je l'ai dit plus tôt dans mes remarques liminaires, je crois qu'il a le pouvoir de le faire.

Le sénateur Baker : Oui, mais ne convenez-vous pas qu'en n'utilisant pas « il est entendu » qui est la traduction habituelle de l'anglais « for greater certainty for the purpose of » et en utilisant l'expression « demeure entendu », cela a pour effet de rendre la déclaration rétroactive plutôt que rétrospective?

M. Bastarache : Cela n'importe pas, parce qu'une déclaration est une déclaration. Elle ne crée aucun droit.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Je remercie nos deux témoins. Je vous ai suivi lorsque vous présidiez la Commission de la nomination des juges au Québec. Si je vous ai bien compris, c'est qu'on ne pourrait pas invalider la nomination d'un juge à la Cour suprême parce qu'il ne réside pas au Québec. Je comprends qu'en étant membre du Barreau québécois, ce serait suffisant. Je suis totalement d'accord avec vous, mais je voulais éclaircir cette réflexion avec vous.

On sait très bien que, actuellement, et M. Pelletier l'a très bien décrit, c'est peut-être le gouvernement du Québec qui en fait une notion politique. Il faudrait peut-être demeurer au Québec pour être nommé juge à la Cour suprême. Je comprends que le fait d'être membre du barreau ce serait suffisant. Vous avez mentionné vous-même que vous êtes membre de quatre barreaux.

M. Bastarache : Comme vous le savez, les juges de la Cour suprême qui représentent le Québec ne vivent pas au Québec.

Le sénateur Dagenais : Je suis content d'entendre l'éclaircissement, M. le juge. Merci beaucoup.

[Traduction]

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie tous les deux pour vos exposés. Ils étaient très intéressants. J'ai une question assez précise et une autre plus vaste.

Pour vous, monsieur le juge, ma question est la suivante : pendant que vous siégiez, ne vous êtes-vous jamais trouvé dans la situation où un renvoi vous avait été soumis et où le Parlement étudiait la même question au même moment?

M. Bastarache : Non.

La sénatrice Jaffer : C'est donc une situation inhabituelle.

M. Bastarache : Je ferai peut-être remarquer que, lorsque je siégeais et que Louise Arbour siégeait également, nous étions cinq juges ayant une formation en droit civil. Le Québec n'était donc pas sous-représenté.

La sénatrice Jaffer : C'était ma seconde question. Ma première question était de savoir si, au moment où vous étiez juge, vous vous êtes trouvé dans une situation où il y avait un renvoi et un projet de loi présenté au Parlement.

M. Bastarache : Non.

La sénatrice Jaffer : Je crois que les juges trouvent ce genre de situation assez délicate, mais je ne vous demande pas de commenter cet aspect.

Ma question plus vaste vient du fait que je suis originaire d'une certaine partie du Canada et d'un secteur de la population qui n'est pas du tout représenté dans la magistrature et qui ne l'a jamais été. La communauté ethnique n'a jamais été représentée à la Cour suprême du Canada. J'ai beaucoup de respect pour la culture juridique québécoise et pour le droit civil. Je respecte tout cela. Ce n'est pas ce dont je parle. Mais, d'une certaine façon, nous sommes en train de modifier certaines choses, mais nous devrions tenir compte du fait que la Cour suprême du Canada n'est pas vraiment représentative du nouveau Canada.

J'aimerais que l'un ou l'autre d'entre vous réponde à cette question. Si l'on veut réfléchir aux façons de modifier le fonctionnement de la Cour suprême, il faut bien sûr protéger le droit civil, mais il y a d'autres communautés qui ont également besoin d'être protégées. Cela touche la culture juridique et j'aimerais avoir vos deux points de vue sur cette question.

M. Bastarache : Je crois que cet aspect a été soulevé à la conférence de Victoria, au cours des différentes conférences qui ont débouché sur la modification de la Constitution en 1982. Mais cela soulève alors beaucoup de questions. Cela soulève, bien évidemment, la question de la représentation régionale et vous vous souvenez peut-être qu'à l'époque les provinces de l'Ouest estimaient qu'elles étaient gravement sous-représentées.

La sénatrice Jaffer : Nous le pensons toujours.

M. Bastarache : Il y a aussi le fait que les territoires ne sont pas non plus représentés et cela fait donc problème. Mais il n'est pas possible d'aborder cet aspect sans soulever d'autres questions, politiquement très délicates, savoir la participation des gouvernements provinciaux au processus de nomination ou la nécessité d'adopter un processus de nomination qui retirerait au premier ministre tout pouvoir discrétionnaire en matière de nomination.

Tout ceci veut dire qu'il faudrait procéder à une modification de la Constitution pour régler les problèmes que vous soulevez et, bien sûr, ce n'est pas la question qui nous est soumise aujourd'hui. Il s'agit simplement de savoir si l'interprétation de cette loi est bien l'interprétation actuelle.

La raison pour laquelle je ne souscris pas aux affirmations de ma collègue ici, c'est que je pense que la Loi sur la Cour suprême n'est pas une disposition constitutionnelle et qu'il ne faudrait pas utiliser des principes d'interprétation constitutionnelle pour interpréter une disposition législative générale.

Le président : Madame Mathen, voulez-vous également répondre à cette intervention?

Mme Mathen : Je dirais simplement que la question plus vaste de savoir comment veiller à ce que la Cour suprême du Canada réponde aux besoins de l'ensemble du pays et tienne compte des sentiments d'exclusion ou d'aliénation est une question importante. Il est intéressant de noter qu'il y a quelques dizaines d'années, on avait suggéré de garantir à la Colombie-Britannique un juge à la Cour suprême. Le sentiment d'aliénation de l'Ouest est très ancien.

Je dirais qu'il est évident que ce projet de loi répond à une situation particulière qui est envisagée de façon très étroite et comme vous le savez, il laisse de nombreuses autres questions sans réponse.

La sénatrice Batters : Merci à tous les deux d'être venus aujourd'hui. Je dois dire que pouvoir obtenir l'avis d'un ancien juge de la Cour suprême et avoir aujourd'hui un autre juge de la même cour qui témoigne devant nous est un grand honneur et je vous remercie d'être venus.

Monsieur le juge Bastarache, j'aimerais faire un commentaire et vous poser une question. Tout d'abord, j'estime que la remarque que vous avez faite dans votre déclaration liminaire au sujet du fait que l'article 6 ne peut être interprété de façon isolée parce qu'il faut tenir compte du contexte général et parce qu'il fait référence également directement à l'article 5 — puisqu'il n'est pas possible de disqualifier quelqu'un qui est déjà admissible aux termes de l'article 5 — j'ai pensé que c'était là une remarque très importante qu'il ne faudrait pas oublier.

Voici la question que je vous adresse : je pense avoir vu dans les documents que ce renvoi sera entendu par la Cour suprême en janvier. Compte tenu de l'expérience que vous avez de cette cour — je ne vous demande pas un délai précis, mais quel serait le délai normal pour que soit rendu un jugement dans une affaire de ce genre?

M. Bastarache : Cela me paraît être un renvoi tout à fait inhabituel et je crois que ce délai sera très court. Je ne pense pas qu'il dépassera quelques semaines.

La sénatrice Batters : Quelques semaines, très bien.

M. Bastarache : Quelques semaines. Les autres renvois étaient très différents, comme celui sur la succession du Québec ou quelque chose du genre, eh bien...

La sénatrice Batters : Ou le Sénat.

M. Bastarache : Ou le Sénat. Il faut envisager une étude beaucoup plus longue dans ces cas-là. Mais il s'agit ici d'une question très technique et je pense que les juges ont probablement une opinion à ce sujet et l'examineront à la lumière des arguments qui seront présentés.

La sénatrice Batters : Oui, parce que le juge Nadon — je crois qu'il a été nommé à la fin de l'été, est-ce bien exact? Étant donné la situation actuelle, il ne peut entendre aucune affaire tant que ce problème ne sera pas résolu. De sorte qu'en attendant une solution, la Cour suprême entendra ses affaires avec huit juges. Il y a toujours la possibilité d'une égalité à 4 contre 4 dans ce genre de situation.

Le président : Il me reste quelques minutes pour des questions supplémentaires. Sénateur Joyal, soyez bref.

Le sénateur Joyal : Vous affirmez que la Loi sur la Cour suprême n'est pas de nature constitutionnelle en vous fondant — nous avons entendu M. Pelletier nous le dire — sur le fait qu'elle ne figure pas dans la liste de l'article 52, mais nous savons tous que la décision de la Cour suprême est très claire à ce sujet — la liste de l'article 52 n'est pas limitative. Ce sont de textes législatifs et je me souviens avoir lu des décisions très claires que vous aviez rédigées qui qualifiaient la Loi sur les langues officielles de quasi constitutionnelle, étant donné qu'elle fait référence aux principes fondamentaux qui sous-tendent la Constitution canadienne, comme la protection des minorités et des minorités linguistiques, bien sûr, parce qu'elle est au cœur de notre de structure fédérale.

Je suis tenté de conclure que la Loi sur la Cour suprême est une loi quasi constitutionnelle puisqu'elle est mentionnée expressément à deux reprises dans la partie V de la Constitution aux articles 41 et 42. Si vous lisez les notes marginales des rédacteurs de 1981, vous constaterez qu'ils souhaitaient donner une grande portée à ces deux articles, parce qu'ils les ont exclus très clairement de la portée de l'article 44 pour empêcher le gouvernement fédéral de modifier unilatéralement la Constitution du Canada en ce qui a trait au pouvoir exécutif : le Sénat et la Chambre des communes.

La façon dont je comprends la partie V en ce qui concerne la Cour suprême serait d'y voir le souci d'introduire une garantie, parce que le législateur ne parle pas pour ne rien dire et il n'a pas ajouté cette loi à l'alinéa 42(1)d) pour le seul plaisir de le faire. L'article 42 parle de modification touchant la Cour suprême du Canada. C'est une approche très large à la Loi sur la Cour suprême.

Je suis moins sûr de l'interprétation de la Cour suprême, en particulier à l'égard des principes qui sont en jeu aux articles 41 et 42; ils prévoient l'intervention des provinces, soit de façon unanime — 41 — ou 7/50. Autrement dit, ils mettent en jeu ce que j'appelle la procédure fédérale de révision. Si le législateur a décidé d'assujettir la Cour suprême du Canada — tout ce qui touche la Cour suprême du Canada — au mécanisme fédéral, c'est-à-dire l'accord des sept provinces, cela doit être pour quelque chose.

Il a également, avec l'alinéa 41d), d'après moi, prévu que la composition ne visait pas seulement à assurer trois sièges au Québec, mais plutôt à attribuer trois sièges à des juges ayant une formation de droit civil. Autrement dit, cela pourrait vouloir dire que ces sièges peuvent être occupés par n'importe qui. Ce n'est pas le but de la disposition relative à la composition de la Cour suprême.

C'est essentiellement parce qu'un des principaux fondamentaux de notre structure fédérale est que nous avons deux traditions juridiques : la common law et la tradition de droit civil.

Il me semble que ce serait conclure un peu rapidement que de dire que l'article 41 prévoit uniquement une composition qui comprend ces trois sièges. Pour moi, la tradition de droit civil est garantie par l'alinéa 41d), tout autant que la caractéristique essentielle de la Cour suprême du Canada qui est de fonctionner selon sa caractéristique essentielle — elle est garantie aux termes de l'alinéa 42d), c'est-à-dire 7/50. Autrement, cela ne voudrait rien dire.

C'est la raison pour laquelle je ne pense pas que la Loi sur la Cour suprême soit une simple loi canadienne. C'est une loi qui a une portée quasi constitutionnelle, parce qu'elle reconnaît officiellement la procédure de révision prévue par le mécanisme de révision fédéral; c'est-à-dire qu'il faut l'accord des provinces jusqu'à un certain niveau. Ne pensez-vous pas...

M. Bastarache : Je suis d'accord avec vous, mais pas à l'égard de l'ensemble de la loi. Si vous lisez l'ensemble...

Le sénateur Joyal : J'ai parlé de « la caractéristique essentielle ». Je n'ai pas parlé du fonctionnement quotidien.

M. Bastarache : Mais lorsque nous disons qu'une loi est quasi constitutionnelle, c'est parce que, comme vous l'avez dit, elle fait référence à la mise en œuvre de droits garantis par la Charte ou met en jeu des principes fondamentaux de la Constitution.

La Cour suprême est, bien entendu, une partie essentielle de la Constitution dans le sens qu'elle a le pouvoir d'annuler les lois. Cela fait partie des garanties démocratiques de notre nation, de sorte que ces aspects de la Loi sur la Cour suprême — je pense que vous avez raison — pourraient être considérés comme étant protégés par la Constitution et comme s'ils ne pouvaient être modifiés sans que l'on modifie la Constitution.

Mais je ne pense pas que cela puisse s'appliquer à l'ensemble de la loi ou à tout ce qu'elle contient.

Le sénateur Joyal : Ce n'est pas ce que je soutiens.

M. Bastarache : Et je pense, par exemple, qu'une modification de la loi pour que les juges soient bilingues pourrait être adoptée sans que cela constitue une révision constitutionnelle.

J'ai perdu le fil de mes idées. Je voulais parler également d'une autre question que vous avez soulevée ici.

Le président : De toute façon, nous allons devoir en rester là. Je tiens à remercier madame Mathen d'être venue aujourd'hui et d'avoir exposé ses commentaires sur cette question, tout comme le juge Bastarache. Comme la sénatrice Batters l'a mentionné, c'est un grand honneur pour nous de vous avoir eu ici.

M. Bastarache : J'ajouterai une seule chose. Je me souviens de ce que je voulais dire maintenant. Vous avez dit que les trois sièges garantis visaient principalement à garantir une compétence en droit civil, mais cela est garanti par le fait qu'il faut être soit un juge du Québec ou avoir pratiqué le droit civil du Québec — ou dans le système de droit civil du Québec — pendant 10 ans.

Dans ce sens, il y aura nécessairement, parmi les trois juges du Québec, quelqu'un qui a reçu une formation de droit civil.

Le président : Je suis heureux que vous ayez eu la possibilité de faire figurer ce commentaire dans le compte rendu. Le sénateur Joyal voudra peut-être en parler davantage avec vous après la séance.

Encore une fois, cela a été vraiment un grand honneur qu'un ancien juge de la Cour suprême comparaisse devant nous. Nous l'apprécions énormément. Vos commentaires vont nous aider dans nos délibérations. Je vous remercie.

Nous allons nous rencontrer mercredi prochain, et nous entendrons le ministre et ses collaborateurs.

(La séance est levée.)


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