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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 1 - Témoignages du 27 novembre 2013


OTTAWA, le mercredi 27 novembre 2013

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 16 h 26, en public, pour examiner la teneur des éléments de la Section 19 de la Partie 3 du projet de loi C-4, Loi no 2 portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 21 mars 2013 et mettant en œuvre d'autres mesures; et à huis clos pour étudier une ébauche de rapport.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bienvenue, monsieur le ministre. Bonjour, mesdames et messieurs, invités et membres du public qui suivent aujourd'hui les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Nous nous réunissons aujourd'hui pour poursuivre notre étude du projet de loi C-4, le projet de loi d'exécution du budget. Plus précisément, le Sénat a demandé au comité d'examiner certaines dispositions liées à la Loi sur la Cour suprême contenues dans la section 19 de la partie 3 du projet de loi. Nous devons mener des audiences publiques et ensuite faire rapport de nos conclusions au Sénat d'ici le 29 novembre 2013, afin que les membres du Sénat et nos collègues du Comité sénatorial permanent des finances nationales puissent étudier les témoignages et les commentaires que nous recueillerons sur cette partie du projet de loi d'exécution du budget.

Pour terminer les témoignages liés à cette étude, nous accueillons aujourd'hui l'honorable Peter MacKay, ministre de la Justice et procureur général du Canada. Le ministre est accompagné de Jonathan Shanks, avocat, Section du droit international, administratif et constitutionnel de Justice Canada.

Monsieur le ministre, avons-nous toujours une heure de votre temps?

L'honorable Peter MacKay, C.P., député, ministre de la Justice et procureur général du Canada : Certainement, monsieur le président.

Merci, monsieur le président et honorables sénateurs. J'aimerais commencer par m'excuser, car je viens directement de la Chambre, où nous avons présenté un autre projet de loi dont votre comité sera bientôt saisi, je l'espère. Il s'agit du projet de loi C-13 sur la cyberintimidation et d'autres modifications liées aux communications électroniques.

Mais en ce qui concerne la question dont nous sommes saisis, il s'agit de la première fois que je comparais devant vous en tant que ministre de la Justice et procureur général du Canada, et je suis ici pour parler des dispositions interprétatives de la Loi sur la Cour suprême proposées dans la section 19 de la partie 3 du projet de loi C-4, comme l'a précisé votre président.

Le Canada, comme nous le savons, est un pays très riche et diversifié possédant une tradition juridique unique, et dont vous connaissez l'histoire. Vous connaissez aussi les lois fédérales canadiennes, qui profitent non seulement des avantages qu'offre le bilinguisme, mais aussi le bijuridisme, soit la coexistence de deux grandes traditions juridiques, le droit civil et la common law. Je crois que cette diversité est au cœur des dispositions que vous étudiez aujourd'hui.

Ces dispositions interprétatives ont été présentées en vue d'obtenir l'interprétation la plus claire de la Loi sur la Cour suprême et, plus précisément, pour établir clairement que les critères les plus fondamentaux servant aux nominations à la Cour suprême du Canada sont les mêmes, quelle que soit la province d'origine de la personne nommée. Ces dispositions veilleront à ce que tous les futurs gouvernements recrutent parmi les juristes les plus talentueux, intelligents et chevronnés qui siègent aux cours fédérales du Canada, afin de pourvoir les postes dans le plus haut tribunal du pays. L'excellence dans le domaine juridique et le mérite demeureront les critères de nomination du plus haut tribunal.

[Français]

Je suis convaincu, honorables sénateurs, que l'examen de ces dispositions par le Parlement aidera le public à mieux comprendre le rôle crucial de nos tribunaux fédéraux. En effet, ces dispositions visent à dissiper tout doute quant à l'éligibilité des juges des cours fédérales, mais également celles des juges de la Cour du Québec de siéger à la Cour suprême du Canada.

[Traduction]

J'espère que l'examen de ces dispositions par le Parlement aidera le public à mieux comprendre le rôle de nos tribunaux fédéraux et dissipera tout doute quant à l'admissibilité de leurs juges à être nommés à la Cour suprême du Canada, y compris les membres de la Cour du Québec.

Aux yeux du gouvernement, il ne fait aucun doute que les juges des cours fédérales peuvent occuper des postes à la Cour suprême. Leur admissibilité est solidement appuyée par un avis juridique formulé par un ancien juge de la Cour suprême, Ian Binnie qui, je crois, a comparu devant votre comité. Son avis a été appuyé par son ancienne collègue, l'honorable Louise Charron et par Peter Hogg, professeur émérite et spécialiste réputé en droit constitutionnel. Des spécialistes juridiques éminents du Québec, notamment l'ancien juge Décarie et l'ancien ministre québécois Benoît Pelletier, ont exprimé clairement comment on devait interpréter la Loi sur la Cour suprême. J'aimerais citer le professeur Pelletier, un ancien ministre des Affaires intergouvernementales.

Il a dit ceci :

[Français]

Jamais l'intention du législateur n'a-t-elle pu être d'exclure des candidats à la Cour suprême, les juges de la Cour fédérale ou de la Cour d'appel fédérale.

[Traduction]

Toutefois, comme vous le savez, malgré le poids considérable des avis des spécialistes juridiques, certains continuent de mettre en doute la possibilité que des juges de la Cour fédérale puissent être nommés à la Cour suprême, en particulier en qualité de membres de la cour représentant le Québec.

Ce défi a été présenté, comme vous le savez, par un avocat de Toronto en septembre, ce qui a retardé le processus de nomination jusqu'ici.

Afin de résoudre cette question essentielle le plus rapidement possible, le gouvernement a décidé d'agir sur deux fronts. Premièrement, la question a été renvoyée à la Cour suprême pour qu'elle confirme, tout d'abord, le sens de la loi, et deuxièmement, le pouvoir du Parlement de mettre en œuvre une loi qui exige que la personne concernée soit ou ait été avocat pendant au moins 10 ans et membre du barreau d'une province pour pouvoir être nommée juge à la Cour suprême du Canada ou le pouvoir d'adopter les dispositions interprétatives à l'étude aujourd'hui.

Sur un autre front, on a jugé que le projet de loi C-4 était le moyen le plus rapide et le plus efficace de présenter des dispositions interprétatives et de veiller à ce qu'elles soient mises en œuvre à temps pour garantir que les juges de la Cour fédérale puissent être choisis dans le processus visant à pourvoir des postes à la Cour suprême qui seront bientôt vacants, c'est-à-dire dès le début de l'année prochaine.

Ces dispositions interprétatives énoncent clairement, sans apporter de changements importants à la loi en vigueur, que des personnes qui sont ou étaient autrefois inscrites — et c'est le mot clé ici — comme avocats pendant au moins 10 ans au barreau d'une province, y compris le Barreau du Québec, peuvent être nommées à la Cour suprême du Canada.

Ce petit mot, « autrefois », est essentiellement au cœur de notre discussion sur les dispositions interprétatives.

Monsieur le président, j'aimerais m'arrêter ici et prendre un moment pour faire valoir un point qui pourrait paraître un peu technique, mais qui revêt une importance primordiale dans l'étude des articles 471 et 472 du projet de loi par votre comité. Les dispositions introduites par ces articles diffèrent sur le plan de la qualité — et par conséquent, sur celui de leurs effets — des modifications législatives que le Parlement ou un comité comme le vôtre est généralement chargé d'examiner ou d'étudier.

Les dispositions sont de nature interprétative, et c'est pourquoi elles ne modifient pas la loi, c'est-à-dire la Loi sur la Cour suprême. Elles ne la modifient pas comme une modification législative le ferait. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que les modifications législatives traditionnelles ont pour but d'édicter de nouvelles dispositions ou de modifier les dispositions existantes pour entraîner une interprétation ou un résultat différent des dispositions qu'elles remplacent ou modifient.

La nature des dispositions interprétatives proposées vise à expliquer, à renforcer ou à confirmer l'interprétation appropriée de la loi, à partir du moment où elle est entrée en vigueur. Autrement dit, nous essayons de nous représenter les raisons pour lesquelles la loi a initialement été présentée pour veiller à l'interpréter de façon appropriée.

[Français]

La Cour suprême du Canada a récemment expliqué l'impact des dispositions déclaratoires dans son arrêt de 2013 intitulé Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company. La Cour suprême a déclaré :

L'interprétation imposée par une disposition déclaratoire remonte dans le temps jusqu'à la date d'entrée en vigueur du texte de loi qu'elle interprète, faisant en sorte que ce texte de loi est réputé avoir toujours inclus cette disposition. Cette interprétation est donc considérée comme ayant toujours été la Loi.

[Traduction]

Conformément au but d'une disposition interprétative, les articles 471 et 472 confirment l'exigence fondamentale que les juges doivent respecter pour être nommés à la Cour suprême du Canada. Ces dispositions précisent clairement que, selon leur libellé actuel, ces articles autorisent les juges de la Cour fédérale à pourvoir des postes vacants réservés à la représentation du Québec à la Cour suprême du Canada, pourvu qu'au cours de leur carrière juridique, ils aient été membres du Barreau du Québec pendant au moins 10 ans. De cette façon, les membres actuels et les anciens membres du Barreau du Québec seront traités de la même façon que ceux de n'importe quelle autre province — et il s'agit, encore une fois, d'un principe fondamental.

En conclusion, je tiens à souligner que la nomination de juges de la Cour fédérale à la Cour suprême du Canada n'a rien de nouveau. De nombreux membres de votre comité sont des membres pratiquants ou des anciens membres, et cela concerne la partie précédente de mon exposé. Le juge Marshall Rothstein, un membre actuel, et un membre estimé du tribunal, était membre du Barreau du Manitoba avant d'être nommé à la Cour fédérale et ensuite à la Cour d'appel fédérale et, finalement, à la Cour suprême du Canada en 2006.

Avant lui, les juges Frank Iacobbuci et Gerald Le Dain, tous deux membres du Barreau de l'Ontario, ont suivi exactement le même parcours, c'est-à-dire qu'ils sont passés par la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale et finalement la Cour suprême, même si ce n'était pas de la province de Québec.

À cet égard, cela ouvre de nouvelles perspectives. J'aimerais aussi souligner, et cela ne devrait pas être une surprise, que des postes vacants à la Cour suprême ont déjà été remplis par des juges de la Cour fédérale. À mon avis, l'expérience acquise par un juge de la Cour fédérale a pour effet de renforcer, plutôt que d'affaiblir, les qualifications qu'un avocat d'expérience doit posséder pour servir à la Cour suprême.

La Cour suprême entend régulièrement des appels de décisions des cours fédérales. En 2012, la Cour suprême a entendu 10 appels de décisions de la Cour fédérale, comparativement à 15 décisions de la Cour d'appel du Québec, une juridiction pourtant beaucoup plus grande.

Comme je l'ai mentionné au début de mon exposé, on a laissé entendre que les juges de la Cour fédérale en particulier ne devraient pas être nommés à la Cour suprême, compte tenu de l'exigence prévue à l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême selon laquelle trois des neuf juges de la Cour suprême du Canada doivent être nommés parmi les avocats du Québec.

On fait valoir qu'étant donné que le Québec est une province de droit civil, où s'applique le Code civil du Québec, seules les personnes qui pratiquent le droit au Québec au moment de leur nomination ou qui siègent à la Cour supérieure du Québec possèdent les qualités nécessaires.

J'aimerais préciser que cet argument est manifestement sans fondement, surtout parce qu'il reflète un manque de compréhension fondamental de la nature du travail des tribunaux fédéraux. Les juges des cours fédérales entendent des affaires qui touchent à des domaines du droit très vastes et très divers à l'échelle du pays.

Le principe du bijuridisme signifie que ces juges doivent régulièrement appliquer des lois fédérales conformes aux règles et aux principes juridiques en vigueur dans la province d'origine de l'affaire. Cela comprend le Québec. En ce qui concerne les affaires qui viennent du Québec, cela signifie que les juges d'un tribunal comme la Cour d'appel fédérale interprètent couramment le Code civil du Québec pour trancher des questions qui se posent dans des domaines complexes et divers du droit. Des affaires touchant au droit fiscal, au droit d'auteur et à la faillite, qui viennent toutes du Québec, se retrouvent couramment devant les tribunaux de la Cour fédérale et de la Cour d'appel fédérale.

C'est pourquoi, tout comme la Loi sur la Cour suprême, la Loi sur la Cour fédérale exige qu'un nombre minimal de juges à la Cour fédérale et à la Cour d'appel fédérale viennent de la province de Québec. Il s'ensuit qu'à tout moment, 10 juges de la Cour fédérale et 5 juges de la Cour d'appel fédérale viennent du Québec. L'objectif de cette exigence prévue par la loi est précisément le même que celui de l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême, c'est-à-dire de veiller à ce que les tribunaux aient la capacité bijuridique de traiter les cas qui viennent aussi bien du système de droit civil que du système de common law, ce qui caractérise notre système d'administration de la justice au Canada.

Exclure les éminents juristes québécois qui ont été nommés à la Cour fédérale pour répondre à une telle exigence en vue de leur nomination à la Cour suprême du Canada et en vue de remplir une exigence essentiellement semblable n'a évidemment aucun sens. Cela ne pourrait, en réalité, qu'affaiblir la garantie que fournit l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême.

[Français]

En outre, l'honorable Robert Décary, ancien juge de la Cour d'appel fédérale, a observé récemment, dans une lettre publiée dans La Presse, le 26 octobre 2013, que le fait de suggérer que les juges des cours fédérales formés en droit civil n'ont pas le niveau d'expertise civiliste requis par l'article 6 a pour effet d'ignorer le caractère de plus en plus interdépendant du droit québécois, canadien et international.

[Traduction]

En outre, monsieur le président, adopter une interprétation restrictive de l'article 6 de la Loi sur la Cour suprême aurait pour effet d'empêcher non seulement les juges de la Cour fédérale, mais également de nombreux autres candidats, d'être nommés à la Cour suprême du Canada. Par exemple, les juges de la Cour du Québec seraient exclus, étant donné qu'ils ne sont ni des juges d'une Cour supérieure ni d'une Cour d'appel, et qu'ils ne sont pas non plus actuellement des avocats. Je pense que les Québécois qui sont juges dans des tribunaux internationaux seraient également exclus, et nous avons des exemples où cela est arrivé. Le professeur Benoît Pelletier en a parlé dans une entrevue qu'il a donnée à Radio-Canada le 23 octobre. Selon lui, l'interprétation des dispositions devrait suivre non seulement la lettre de la loi, mais comme nous l'avons souvent entendu, l'esprit de la loi.

Monsieur le président, en proposant cette mesure législative et en renvoyant parallèlement cette question à la Cour suprême du Canada, notre gouvernement défend l'admissibilité des membres des barreaux de toutes les provinces et territoires à siéger au plus haut tribunal du pays. Les membres du Barreau du Québec devraient être, et sont, selon le droit, traités de la même façon que les avocats des autres provinces et territoires du Canada. Nous croyons qu'il s'agit de la façon la plus rapide de procéder aux nominations futures et de les rendre plus claires.

Notre gouvernement espère que ces questions seront résolues rapidement et définitivement pour que les juristes éminents qui siègent aux tribunaux fédéraux du Canada continuent de pouvoir être nommés à la Cour suprême. Cela permettra ainsi à ce tribunal de poursuivre la longue tradition d'indépendance et d'excellence qui fait l'envie tant des démocraties développées que des démocraties en développement.

C'est ce qui termine mon exposé et j'ai hâte de répondre à vos questions.

Le président : Merci, monsieur le ministre.

Le sénateur Joyal : Bienvenue, monsieur le ministre, dans vos nouvelles fonctions. Nous serons heureux de vous voir plus souvent, surtout devant notre comité.

J'ai suivi votre raisonnement très attentivement. Toutefois, j'ai encore certaines questions en ce qui concerne l'étude que le juge Binnie vous a fournie. Tout d'abord, il n'a pas tenu compte de la différence entre la Loi sur la Cour suprême de 1875 et la Loi constitutionnelle de 1886. Comme vous le savez, la Loi sur les Lois révisées du Canada énonce que :

Les lois révisées ne sont pas censées être de droit nouveau; dans leur interprétation et leur application, elles constituent une refonte du droit contenu dans les lois...

Selon ce principe, lorsqu'on effectue une refonte, on ne peut pas modifier le sens de la loi. Je crois qu'il s'agit d'un principe bien connu et généralement respecté dans le cadre de l'initiative de refonte. Il me semble que cela n'a pas été exprimé dans l'avis du juge Binnie. Pourriez-vous faire des commentaires à ce sujet?

M. MacKay : Comme je l'ai dit, ce que nous tentons d'accomplir, dans ce cas-ci, c'est d'effectuer un rapprochement de la loi, mais plus important encore, je pense, nous tentons d'apporter des éclaircissements à la loi.

Je crois que la différence, si nous parlons des mêmes éléments, est attribuée de deux façons. Elle vise en partie le libellé, et c'est la raison d'être de la disposition interprétative visant à insérer « autrefois » en ce qui concerne la période de 10 ans au barreau exigée dans la province du Québec et ailleurs. La deuxième façon vise l'interprétation des deux articles lus de concert, soit les articles 5 et 6.

Encore une fois, au Québec, peut-être plus qu'ailleurs, on comprend très bien le besoin de clarté. C'est pour cette raison que nous avons adopté une approche double, en proposant une disposition interprétative et en demandant conseil à la cour.

Le sénateur Joyal : Autrement dit, cela ne vous préoccupe pas que la loi actuelle, sur laquelle nous basons notre interprétation des articles 5 et 6, résulte d'une modification apportée à la loi d'origine au moment de la refonte?

M. MacKay : Non, parce que je crois que la disposition interprétative que nous proposons est libellée de façon à guider toute interprétation future avec clarté, en matière d'admissibilité.

Il ne faut pas perdre de vue que ce que nous essayons de faire, c'est de veiller à ce que le Québec soit traité de la même façon que les autres provinces en ce qui concerne l'admissibilité d'excellents juristes, qu'ils pratiquent le droit depuis au moins 10 ans ou qu'ils aient le même cheminement que des juristes d'autres provinces. J'ai cité les cas, qui font précédent, de juges actuels qui sont passés par la Cour fédérale.

Surtout, je pense bien franchement que le Québec serait nettement désavantagé si, comme le veut un avocat de Toronto, nous empêchions les avocats du Québec — des avocats tout aussi compétents — de suivre le même parcours et d'être nommés à la Cour suprême alors que nous avons déjà accepté des juges d'autres provinces, de l'Ontario, de l'Ouest ou de l'Est dans des circonstances semblables.

Le sénateur Joyal : Vous reconnaîtrez, monsieur le ministre, que ce dont la Cour suprême est saisie — parce que je mettais vos propos dans le contexte de votre référence à la Cour suprême — ne porte pas seulement sur l'essence du projet de loi. La cour devra se pencher sur les textes législatifs d'origine.

M. MacKay : Oui, bien sûr.

Le sénateur Joyal : Il s'agit d'une question d'interprétation. Nous ne devons pas seulement nous assurer que les avocats et les juges du Québec sont sur un pied d'égalité avec les juges et les avocats des autres provinces. Nous sommes tous d'accord là-dessus.

Avant tout, nous voulons faire en sorte que le droit civil ait encore sa place et, comme vous l'avez dit fort à propos dans votre exposé, que le bijuridisme soit protégé dans ce pays. À mon avis, ce principe est très clairement énoncé dans l'article 41 et l'alinéa 42d) de la Constitution. L'objectif était d'enchâsser la Loi sur les langues officielles et le principe de bijuridisme dans l'article 41. Le principe de bijuridisme s'exprime dans le respect de la tradition du droit civil. C'est pourquoi nous devons équilibrer les compétences en droit des avocats, mais aussi leur capacité à respecter la tradition du droit civil dans les tribunaux, quand une question de droit civil se pose. D'où la proposition que je fais, que tous les avocats et les juges soient considérés comme égaux, qu'ils soient juges à la Cour fédérale ou avocats depuis au moins 10 ans.

C'est l'élément essentiel en ce qui a trait à la Cour suprême, et c'est pour cela que je suis préoccupé. Dans le paragraphe 30(2) de la Loi sur la Cour suprême — peut-être que M. Shanks a cela sous la main —, il est question des circonstances où il est nécessaire de nommer un juge suppléant. Je lis :

[...] dans la province de Québec doit être un juge de la cour d'appel ou un juge de la Cour supérieure de cette province, désigné conformément au paragraphe (1).

On ne parle pas d'un juge de la Cour fédérale qui aurait, par exemple, de la formation en droit civil et qui, comme vous l'avez dit, siégerait à la Cour fédérale.

Je pense qu'il faut lire cet article en gardant l'article 6 à l'esprit. En substance, il reprend à peu près l'article 6, parce que quand vous devez nommer un juge suppléant, il doit venir de la Cour d'appel ou de la Cour supérieure de la province, et non d'une autre cour. Autrement dit, on cherche une personne qui exerce en ce moment le droit civil.

Comment pouvez-vous concilier cela avec l'interprétation que vous proposez pour élargir le bassin des juges du Québec pour inclure la Cour fédérale, et tout cela? Selon cet article de la Loi sur la Cour suprême, le bassin est strictement limité à la Cour supérieure et à la Cour d'appel de la province.

M. MacKay : Permettez-moi de répondre à cette excellence question, sénateur. Premièrement, il y a le contexte historique. Comme vous le savez, la Cour fédérale n'existait pas à l'époque où cette loi a été rédigée.

Je reviens à l'objectif initial : nous voulons être en mesure, en cette ère moderne, de puiser dans le bassin le plus vaste des juristes québécois les plus intelligents pour que la Cour suprême puisse bénéficier de la pleine puissance intellectuelle.

Pour ce faire, je reviens à l'élément de la Cour fédérale et de la Cour d'appel fédérale, dans le contexte actuel. Il s'agit de s'arrêter à la façon dont les exigences de ces cours correspondent à l'intention et à l'esprit de la Loi sur la Cour suprême et visent à aller précisément chercher les avocats de la province de Québec afin d'avoir cet élément de pratique du droit très précis et unique au Québec — le droit civil —, ainsi qu'à la façon dont les exigences de la Cour fédérale, comme de la Cour suprême, visent à inclure cette capacité, et c'est la raison pour laquelle j'ai souligné — et vous le savez certainement — que la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale traitent régulièrement de questions de droit civil. Dire qu'un juriste qui a siégé à la Cour fédérale est désavantagé ou qu'il est incapable de saisir les principes du droit civil est pure folie.

Je souligne aussi que l'interprétation de la description d'un juge suppléant n'est pas aussi étendue que celle d'un juge dans le contexte actuel.

Le sénateur Joyal : Oui, mais de l'autre côté, cela pourrait être déterminant dans un cas de droit civil, car c'est là que cela se produirait. Dans une affaire de droit civil, il faut un juge additionnel. En pareil cas, dans quel bassin lancera-t- on la ligne — je sais que vous aimez la pêche — pour trouver un éminent juge qui viendra dénouer l'impasse, si deux juges ne s'entendent pas sur une question de droit civil?

M. MacKay : J'aimerais pouvoir vous répondre par une brillante citation du juge Fish, sénateur, mais je dirais qu'en gros, l'objectif est dans une grande mesure d'avoir le plus grand bassin possible dans lequel puiser. En lisant les deux articles ensemble, en examinant la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale, qui traitent de questions de droit civil, nous pouvons nous donner la possibilité d'aller chercher le maximum de talent et d'intelligence qu'il faut à la Cour suprême.

Si nous faisions autrement et que nous privilégions l'interprétation débattue ou présentée par les responsables du recours, les juristes québécois en seraient désavantagés. C'est ce que nous devons faire, à mon avis, pour maintenir la balance de la justice, pour veiller à ce que les juristes québécois, les avocats et les procureurs, soient traités au même titre que les juristes du reste du pays. Comme vous le savez, seul un bassin très limité de personnes peuvent espérer atteindre ce sommet au Canada.

Tout comme dans le domaine du sport, des entreprises et de la politique, nous voulons les meilleurs.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Bonjour, monsieur le ministre, bienvenue au comité, dans ce qui m'apparaît être un débat de constitutionnalistes et d'experts juristes. Je vais essayer de poser quelques questions peut-être plus pratiques.

D'entrée de jeu, il m'apparaît comme un peu illogique qu'un juge qui serait nommé à la Cour fédérale, qui proviendrait du Québec, par exemple, aurait comme prérequis de perdre ce droit d'être nommé à la Cour suprême. C'est quelque chose qui m'apparaît un peu illogique. J'ai l'impression que vous perdriez de très bons candidats, sachant que du fait qu'ils sont nommés là ils ne seront pas nommés à la Cour Suprême; pas de chance. Il y a comme un illogisme pour moi, là.

Mais je reviendrai à votre témoignage où vous faisiez référence au professeur Benoît Pelletier, qui est, je pense, reconnu comme un très bon constitutionnaliste, surtout du fait des fonctions qu'il a exercées au ministère des Affaires intergouvernementales, travaillant pour le gouvernement du Québec pendant de nombreuses années. Son témoignage, la semaine passée, était celui qui m'a le plus convaincu que, dans ce dossier, le gouvernement actuel n'est pas dans l'erreur.

Il reste cependant qu'il a soulevé certains points qui me paraissent intéressants et j'aimerais vous interpeller là- dessus. D'abord, il dit que ce serait insensé qu'on interprète la Loi de la Cour suprême comme disqualifiant, en partant, tous les juges de la Cour fédérale. C'est une interprétation qui, selon l'avis du professeur Pelletier, ne tient pas la route.

D'un autre côté, il a présenté un autre argument disant que le projet de loi présentement devant nous n'est peut-être pas nécessaire. Concernant la décision que le gouvernement fédéral a pris de nommer le juge Nadon à la Cour suprême, il dit que le gouvernement n'erre pas dans ses responsabilités. La Loi actuelle lui permet de nommer un juge de la Cour fédérale. En même temps, il dit que ce projet de loi n'est peut-être pas nécessaire.

Ma question est donc la suivante, monsieur le ministre : est-ce dans une perspective d'avoir en même temps des bretelles et une ceinture, pour nous assurer d'être vraiment bien protégés? Est-ce votre position?

[Traduction]

M. MacKay : Je crois que vous dressez un portrait juste de la situation. C'est ce que nous voulons faire dans tous les cas — et les avocats ont l'habitude de faire diverses interprétations —, mais je crois que le critère d'admissibilité de 10 ans pour les procureurs et la Cour suprême portait à confusion. La loi ne faisait aucune référence précise à la Cour fédérale puisque, comme je l'ai dit précédemment, elle n'existait pas; il fallait donc corriger cette anomalie.

Pour ce faire, il faut qu'un tribunal en fasse l'interprétation, ce qui arrivera, mais nous avons également entrepris d'utiliser ces dispositions déclaratoires, qui ajoutent la notion « d'autrefois » au contexte de la période de service de 10 ans. Et je crois — et je m'en remets à l'expertise de ceux qui ont pratiqué au Québec — que si une personne a pratiqué le droit civil au Québec pendant 10 ans puis — et j'utilise un exemple hypothétique, mais il s'applique ici — quitte cette pratique et est nommée à la Cour fédérale, qui traite également les affaires civiles, où elle travaille pendant 20 ans, on lui dira qu'elle est jugée inadmissible à la nomination à la Cour suprême puisqu'elle ne répond pas à la définition technique voulant qu'elle ait servi pendant 10 ans au moment de sa nomination, et qu'elle sert un tribunal qui n'est pas considéré à titre de cour suprême dans le langage technique, bien qu'il présente les mêmes éléments et vise le même mandat. À mon avis, cela est prohibitif et injuste — profondément injuste — d'autant plus que l'on a connu le même scénario avec d'autres provinces du Canada. Or, les procureurs et juristes de la province de Québec ne pourraient faire de même, pour des raisons qui sont à mon avis des anomalies techniques.

Ils sont donc dans une situation fort désavantageuse. Nous tentons de régler cette question et de ne laisser aucune place à une autre interprétation. Nous avons pris des mesures précises pour ce faire, par l'entremise des dispositions déclaratoires, mais nous demandons également au plus haut tribunal de l'interpréter, et nous croyons qu'il appuiera notre position

Le sénateur Baker : Je souhaite à nouveau la bienvenue au ministre devant le comité.

Monsieur le ministre, en étudiant cet imposant projet de loi, on constate que la section 19 y a été ajoutée à la fin, après l'article 470, qui est la disposition d'entrée en vigueur. En d'autres termes, il n'y a rien après cette section qui indique le moment de son entrée en vigueur.

Avez-vous un commentaire à cet égard?

M. MacKay : Je dirais seulement qu'après que le projet de loi a été examiné et adopté par la Chambre des communes et le Sénat, la prérogative royale veut qu'il reçoive la sanction royale, même pour les dispositions qui suivent celles que vous avez mentionnées, puisque nous savons qu'elles ont été ajoutées après coup, pour accélérer le processus et pour corriger cette anomalie que nous avons détectée.

Le sénateur Baker : Monsieur le ministre, ce n'est pas un projet de loi budgétaire habituel, c'est le moins qu'on puisse dire.

M. MacKay : Non.

Le sénateur Baker : Ce qui m'a frappé, lorsque j'ai lu la disposition, c'est le changement dans la formulation qui accompagne habituellement les dispositions destinées à apporter certaines précisions. On dit : « pour l'application de l'article 5, il demeure entendu »; l'application pouvant être à tout moment.

La version française ne dit pas « Il est entendu », comme c'est souvent le cas. Elle dit « Il demeure entendu », ou il a toujours été entendu.

Donc, d'après l'anglais, on comprend que la disposition entrera en vigueur au moment où la mesure sera mise en œuvre. D'après le français, c'était déjà convenu.

D'après vous, est-ce que la disposition se voulait rétrospective — en d'autres termes, qui s'applique au passé, mais n'entrerait en vigueur que dans l'avenir — ou rétroactive, c'est-à-dire qu'elle modifierait la loi à rebours et s'appliquerait à un certain moment dans un passé lointain? Est-ce que sa nature — rétroactive ou rétrospective — importe?

M. MacKay : Sénateur, je ne suis pas un linguiste de votre calibre, de Terre-Neuve-et-Labrador, mais je dirais qu'elle vise les deux.

Je dirais que l'intention d'une disposition déclaratoire est d'interpréter la loi selon le but visé à l'époque — et donc envisager la question en rétrospective pour l'expliquer — mais elle est également tournée vers l'avenir, et le sera toujours.

J'aimerais m'attarder au libellé en soi et à la disposition que nous tentons d'expliquer. La disposition visait à préciser qu'une personne devait avoir été inscrite comme avocat au Barreau du Québec pendant 10 ans. Ainsi, elle répondait aux exigences minimales ou au seuil minimal à atteindre. Si on interprétait la disposition autrement, elle donnerait à penser qu'une fois ce niveau atteint, on pourrait le perdre ou réduire cette familiarité et cette expertise émanant de 10 ans de pratique du droit civil en pratiquant dans un autre tribunal ou en changeant de province, et qu'on pourrait annuler ou soustraire des années d'expérience, si elles n'étaient pas préservées et figées dans le temps.

Si une personne a pratiqué le droit au Québec pendant 10 ans, peu importe le moment, elle répond au critère; pas si elle a pratiqué le droit au Québec pendant 10 ans, a quitté la province, n'a pas pratiqué le droit pendant 5 ans, puis y est retournée. On peut imaginer toutes sortes d'anomalies si l'interprétation n'est pas : vous avez atteint le seuil minimal, à n'importe quel moment, vous avez atteint le niveau de compétence requis et vous êtes donc admissible.

D'après mon interprétation, la disposition vise tant le passé que le futur.

Le sénateur Baker : D'après un juge de la Cour suprême qui a témoigné devant le comité lors de la dernière audience, cette disposition ne devrait pas nous être présentée aujourd'hui, ou alors il faudrait qu'elle soit accompagnée d'une disposition d'entrée en vigueur à une date ultérieure, après que la Cour suprême aura rendu une décision à cet égard.

Je crois que c'est ce qu'il a dit, monsieur le président. Il n'avait pas souvenir d'un moment dans l'histoire où une mesure législative avait été présentée devant le Parlement alors qu'elle était renvoyée devant la Cour suprême du Canada.

Voulez-vous faire un commentaire à ce sujet?

M. MacKay : Loin de moi l'idée de contester l'avis d'un juge de la Cour suprême. En tant que ministre de la Justice, je ne dis pas cela de manière facétieuse.

Je ne me souviens pas avoir été témoin d'une telle situation. Toutefois, puisque la disposition traite de la Cour suprême, c'est un moment unique.

C'est très rare, à mon avis, et je ne me souviens pas d'un moment où la Cour suprême se soit jugée elle-même ou ait jugé de ses propres critères d'admissibilité.

Nous nous trouvons à étudier l'avenir, mais je reviens à l'importance critique de cette disposition pour la province de Québec. Nous voulons être certains d'élargir le plus possible les critères d'admissibilité, et qu'ils soient exactement les mêmes dans toutes les provinces, pour permettre l'atteinte de l'excellence juridique. Nous voulons établir le plus grand bassin d'athlètes, de juristes, de gens d'affaires et de politiciens pour pourvoir ces postes.

Le fait de prévoir des interdictions, fondées sur ce que j'appellerais une interprétation linguistique, donne lieu à une restriction plutôt qu'à une habilitation. Nous tentons d'ouvrir la voie aux juristes et procureurs du Québec.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur le ministre, Merci, monsieur Shanks. Pour votre information, monsieur le ministre, j'ai siégé pendant trois ans au comité de la nomination des juges. Vous connaissez le fonctionnement du comité; on était sept personnes et on examinait les différentes candidatures des avocats qui postulaient pour différents postes. Certains choisissaient de postuler pour la Cour supérieure, d'autres pour la Cour d'appel et d'autres pour la Cour fédérale. D'après ce qu'on entend aujourd'hui, semble-t-il qu'au Québec si on postule pour la Cour fédérale, c'est comme si ça les disqualifiait. Quant à moi, lorsqu'on recommandait les candidats, on recommandait évidemment les personnes les plus compétentes, peu importe la cour à laquelle ils voulaient siéger.

Ceci étant dit, certaines critiques au Québec — et je suis certain qu'ils le font à tort — affirment que vous n'auriez pas consulté les autorités du Québec dans les processus de nomination antérieurs. Que pourriez-vous répondre suite à cette affirmation provenant du Québec?

M. MacKay : Merci pour cette question, sénateur. Vous avez raison dans vos commentaires, dans le processus d'éligibilité des juges, notre gouvernement a fait preuve de plus d'ouverture que tous les autres gouvernements.

[Traduction]

Nous avons entrepris un processus qui, à mon avis, est beaucoup plus ouvert, transparent et consultatif que tout autre processus réalisé par un gouvernement, à un point tel que les candidats eux-mêmes témoignent devant les comités parlementaires. Pour être honnête, ce processus a été entrepris par un gouvernement antérieur. Je me souviens, étant jeune avocat, avoir été complètement fasciné de contre-interroger un futur candidat à la Cour suprême. Or, c'est le processus maintenant accepté.

Nous sommes allés plus loin : aujourd'hui, le processus de détermination de l'admissibilité comprend non seulement le témoignage des juges devant le comité, mais également la participation des membres de l'opposition, qui contrôlent et filtrent la liste, et je remarque qu'il y a des membres du Barreau du Québec. Donc, comme nous le savons, la province de Québec, le lieutenant-gouverneur du Québec et le gouvernement contestent la nomination et participent au recours. Nous ne sommes pas du même avis. Si on revient à l'interprétation première, le fait d'interdire l'admissibilité à un juriste qui a choisi la Cour fédérale plutôt que la Cour supérieure du Québec restreint le choix de carrière, à mon avis. Cela pourrait avoir une influence sur la décision d'une personne de servir la Cour fédérale avant d'être nommée. Je vous rappelle qu'il n'y a que neuf juges à la Cour suprême du Canada; on pourrait donc prétendre qu'on se prive des meilleurs juges à la Cour fédérale. Je crois que si la décision était maintenue et que les personnes qui servent la Cour fédérale ne pouvaient être nommées à la Cour suprême du Canada, alors la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale n'auraient pas accès aux meilleurs juges, parce qu'ils refuseraient d'y siéger s'ils songeaient à être juges à la Cour suprême.

On aurait donc un effet domino, qui dépasserait largement le fait de restreindre le bassin de candidats québécois à la Cour suprême du Canada. Je crois que cela aurait un effet paralysant sur la Cour fédérale, ce qui serait dommage.

[Français]

Le sénateur Rivest : Vous nous exposez avec beaucoup de conviction la nécessité de ces mesures déclaratoires pour permettre à ce que des juges de la Cour fédérale puissent avoir les mêmes droits que d'autres membres du barreau de représenter les juges du Québec. En dehors des questions juridiques, il y a l'immense problème politique qui concerne la crédibilité même de la Cour suprême au Canada.

Ma première question est simple : si ces mesures sont aussi bonnes, nécessaires et efficaces, pourquoi avoir attendu de le faire après avoir désigné le juge Nadon à la Cour suprême, le plaçant ainsi dans une situation intenable dans l'immédiat et inquiétante pour sa crédibilité de juge dans l'avenir? S'il était si vrai et si important de le faire, pourquoi ne pas avoir adopté la mesure déclaratoire et ensuite nommé quelqu'un comme le juge Nadon?

[Traduction]

M. MacKay : Pour que ce soit bien clair, nous avions déjà prévu cette difficulté, c'est pourquoi nous avons demandé l'avis juridique du juge Binnie, de Peter Hogg et de Mme Charron, que vous connaissez. Mais, la situation est devenue problématique lorsqu'un avocat de Toronto a formulé une objection. Nous savions qu'il pouvait y avoir un problème. Nous avons demandé un avis juridique pour aborder toutes les questions relatives à l'admissibilité du juge Nadon, mais il n'y avait pas eu de problème avant que cette objection ne soit formulée. Le juge Nadon aurait pu — il pourrait — accepter sa nomination à la cour, mais il a choisi de se récuser. C'était son choix. Il ne l'a pas fait à la demande du gouvernement fédéral ni à la mienne, en tant que ministre de la Justice. Il a pris une décision personnelle, que je respecte; il ne voulait pas entacher sa réputation. Mais je crois que nous avons maintenant l'occasion d'éviter ce genre d'anomalie ou d'obstacle pour les autres juges québécois de la Cour fédérale. Le moment est venu de clarifier la situation, tant du point de vue du pouvoir exécutif que de celui du tribunal. C'est une occasion rare, en effet. Il faut donc bien faire les choses.

Pour ce qui est de suggérer que nous aurions dû aller en Cour suprême et attendre avant de modifier la loi ou que nous aurions dû modifier la loi et attendre de soumettre la question à la Cour supérieure, j'estime que nous pourrions faire les deux en même temps, avec comme objectif — et je précise, pas un dénouement, mais bien un objectif — de faire en sorte que nous ayons tous les juges que nous devons avoir. Il n'y en a que neuf et ils traitent de questions très importantes, de questions qui ont une incidence sur l'existence même du Sénat. Par conséquent, le fait d'avoir un effectif complet de juges est, selon moi, aussi important que d'avoir un effectif complet de sénateurs ou de députés. Les juges sont de très importants décideurs pour notre pays et, pour l'instant, ils ne sont pas en nombre suffisant.

[Français]

Le sénateur Rivest : Il reste que pour une partie de l'opinion, cette disposition apparaît, à tort ou non, comme la récupération d'une erreur ou d'un impair qui aurait été commis en nommant d'une façon inédite un juge de la Cour fédérale alors que les gens pensaient que c'était quelqu'un de la Cour d'appel. C'est interprété comme cela. Il y a un problème politique.

Cependant, au-delà de cela, il reste que le Québec a trois juges à la Cour suprême, vous l'avez signalé tantôt, à cause de sa tradition juridique de droit civil. La nomination du juge en question, dont on ne conteste aucunement la compétence, ne vous inquiète-t-elle pas?

Vous avez cité M. Pelletier et d'autres juristes québécois, même le barreau. Non seulement le gouvernement du Québec, qui s'adonne à être un gouvernement souverainiste, mais aussi l'opposition libérale et la Coalition ont critiqué la démarche du gouvernement canadien dans ce dossier.

Je pose la question pour la raison suivante : en tant que ministre de la Justice, et vous connaissez bien le Québec, vous savez que les décisions de la Cour suprême sur le plan de l'unité nationale traitent de sujets extrêmement sensibles et de questions linguistiques qui ont un impact considérable pour le Québec. Déjà, la Cour suprême est souvent mise à rude épreuve pour sa crédibilité par une partie de l'opinion publique québécoise, et là, vous pouvez vous imaginer, lorsqu'il y aura une décision controversée, quelle sera la réaction d'une partie importante de l'opinion publique québécoise. Ils voudront tout de suite aller voir qu'elle était l'opinion du juge Nadon. Cela ne vous inquiète pas de désigner quelqu'un à la Cour suprême — et ce n'est absolument pas de sa faute — qui sera exposé à faire partie du débat politique?

Pour la crédibilité de la Cour suprême, n'aurait-il pas été préférable de retirer la nomination du juge, de faire adopter vos mesures déclaratoires et de nommer soit le juge Nadon ou un autre, qui viendrait de la Cour fédérale, et qui soit en conformité? Le gouvernement prend un très grand risque actuellement sur le plan de la crédibilité d'une institution extrêmement importante au pays qu'est la Cour suprême.

[Traduction]

M. MacKay : C'est une hypothèse très intéressante, à laquelle je répondrai ainsi : premièrement, je crois que nous jouerions le jeu de ceux qui, à mon avis, ne représentent pas la majorité au Québec, et je dis cela alors que je reviens tout juste de la réunion fédérale, provinciale et territoriale de Whitehorse, et que le ministre représentant la justice pour le Québec n'y a pas soulevé la question. Nous avons discuté de bien des choses, mais cette question n'en faisait pas partie.

J'avancerais aussi que le fait d'ignorer la question et de l'écarter lors des évaluations ultérieures de juges de la province de Québec au titre de candidats pour la Cour fédérale aurait été encore plus problématique. Lorsqu'un problème survient en matière d'admissibilité, lorsque l'enjeu est cerné, j'estime qu'il nous incombe d'agir, de réparer, de combler le vide et de répondre aux questions difficiles. Comme je l'ai dit, c'est la dynamique actuelle. D'autres juges seront envisagés, jugés admissibles ou non, alors nous devons composer avec ce problème maintenant. Je pense que c'est tout à fait dans l'intérêt du Québec.

Et je suis en tout point d'accord avec la position que nous avons adoptée; l'admissibilité de juristes et d'avocats aptes en provenance de votre province doit être jugée sous le signe de la capacité, de l'ouverture et de l'inclusion, et doit en outre reconnaître les contributions importantes et tangibles que la Cour fédérale fait quotidiennement au droit civil, tant en première instance que lors des appels.

Si nous cédons aux demandes de cet avocat de Toronto qui a lancé le bal, nous cautionnerons une marginalisation de la Cour fédérale.

Le sénateur McIntyre : Merci, monsieur le ministre, d'être avec nous aujourd'hui.

Comme vous l'avez indiqué le 12 octobre, le gouvernement a décidé de suivre deux voies. Il a présenté le projet de loi C-4 et a renvoyé deux questions à la Cour suprême. J'ai remarqué que l'audience de ce renvoi a provisoirement été fixée au 15 janvier prochain.

Ma question est la suivante : quelle est l'importance de ces dispositions interprétatives visant à préserver la présence des Québécois parmi les juges de la Cour suprême? Pourquoi est-ce important que nous ayons ces dispositions pour atteindre cet objectif?

M. MacKay : Merci pour votre question. Je crois que ces dispositions sont importantes, car cela leur donne force de loi. Bien entendu, nous voulons l'aval de la Cour suprême, et nous attendons sa décision au début de la nouvelle année.

Mais comme je l'ai dit, aux fins de prise en compte et d'examen ultérieurs de cet article concernant l'admissibilité des juristes de la Cour fédérale, l'essence même de cette disposition interprétative est de veiller à ce que la précision « parmi les personnes qui ont autrefois été inscrites comme avocat pendant au moins 10 ans au barreau d'une province » soit interprétée de la façon la plus large possible, et de manière à assurer l'admissibilité des avocats québécois et à élargir le bassin de candidats admissibles.

La plupart des juristes que nous connaissons ont 10 années de pratique. La raison en est que la majorité des juges — tous les juges en fait, à ce que je sache — ne sont plus des membres du barreau en exercice au moment de leur nomination. Il en reste donc très peu. En fait, je crois qu'il n'y en a qu'un, et peut-être que le sénateur Baker peut nous rafraîchir la mémoire. Je crois qu'il n'y a eu que le juge Sopinka, ces dernières années du moins — il y en a eu d'autres avant —, qu'on est allé chercher en pratique privée pour qu'il occupe un poste de juge à la Cour suprême.

Cela dit, en réponse à votre question, j'estime que ces très importantes dispositions existent par souci de clarté et pour baliser les interprétations futures.

La sénatrice Frum : Monsieur le ministre, merci beaucoup d'avoir pris le temps de venir nous parler aujourd'hui. Je crois que vous nous avez aidés de brillante façon à comprendre le projet de loi à l'étude.

Mais comme cela a été discuté, la Cour suprême entendra ce renvoi à compter, je pense, du 15 janvier. Croyez-vous possible que la réponse de la Cour suprême aille à l'encontre des dispositions interprétatives suggérées et, le cas échéant, que se passera-t-il ensuite?

M. MacKay : Eh bien, il s'agit là d'un scénario très intéressant, et je vais peser mes mots, car je ne voudrais pas que l'on croie que j'essaie de présumer de l'orientation que la Cour suprême prendra à cet égard, ou de la devancer.

Nous soutenons simplement que c'est notre travail de législateurs d'ajouter ces dispositions interprétatives ou, si vous préférez, ces interprétations, qu'il appartient au pouvoir exécutif de proposer ces dispositions qui, soit dit en passant, ont un précédent — l'affaire Régie des rentes du Québec c. Canada Bread Company Ltd. dont j'ai parlé. La Cour suprême elle-même s'est prononcée sur la question des dispositions interprétatives dans la loi.

Ils feront ce qu'ils ont à faire. Ils examineront le précédent, ils étudieront soigneusement la loi, ils appliqueront le fin raisonnement qui les caractérise en toute chose et ils écouteront les arguments d'éminents avocats.

Mais je répète que c'est tout à fait notre prérogative — la prérogative du Parlement du Canada, du pouvoir exécutif sans le Sénat — d'adopter des lois propices à la gouvernance, à l'inclusion et au pouvoir de la cour elle-même.

Il s'agit donc d'un scénario très intéressant, où la cour devra se pencher sur les dispositions d'admissibilité de ses propres membres. L'examen de ce projet de loi nous renvoie au début de la Confédération. Et c'est très surprenant que cela ait pris tant de temps. C'est l'avènement de la Cour fédérale qui a plus ou moins créé la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd'hui.

Mais je ne vais pas me prononcer d'avance sur ce que les juges diront. Le fait que nous ayons pris ces deux voies donne selon moi une idée du sérieux que nous accordons à notre position, à savoir que le Québec devrait se voir donner une chance égale d'avoir ses représentants au plus haut tribunal.

La sénatrice Frum : Merci pour cette excellente réponse.

Le sénateur Plett : Merci, monsieur le président, et merci, monsieur le ministre.

Je le répète, je ne suis pas rompu aux notions de droit, alors j'ai deux questions très concrètes pour m'aider à bien saisir ce qu'il en est. Si l'article 6 proposé était interprété comme le font ceux qui le remettent en question, dites-moi : est-ce que cela voudrait dire qu'une personne qui a été membre du barreau pendant 10 ans serait mieux placée pour accéder à la Cour suprême qu'une autre qui aurait 10 ans d'expérience au barreau, suivis de 10 ans d'expérience à la Cour fédérale?

M. MacKay : Eh bien, dans le scénario actuel, nous avons quelqu'un qui a les deux; cette personne a de l'expérience en tant que juge, bien que ce ne soit pas comme juge d'une cour supérieure de la province de Québec, mais elle a, en fait, 20 ans d'expérience comme membre du Barreau du Québec et 20 ans de service partagé entre la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale.

Cela vous montre l'ampleur du talent et le poids considérable de cette personne que le comité a jugé admissible. Je suis moi-même convaincu que ses compétences sont irréprochables.

Je présume que c'est à cause de cette anomalie venant du fait qu'il n'était plus avocat lorsqu'il s'est joint à la Cour fédérale, et parce que cette cour n'est pas, aux termes de la loi, une cour supérieure, qu'il est tombé dans cette étroite zone grise. Et nous affirmons simplement que le fait de préciser le libellé pour qu'il indique qu'il faut avoir servi pendant au moins 10 ans le rendra admissible en vertu de ce critère.

Je crois toujours assez fermement que la Cour fédérale a des pratiques comparables lorsqu'il s'agit de mettre à profit l'expérience qu'un juge peut avoir. Il y a bien sûr des juges siégeant à la Cour fédérale qui n'auront jamais l'occasion de travailler en droit civil. Étant donné la composition de la Cour fédérale, ceux qui répartissent les cas tiendront inévitablement compte de personnes comme le juge Nadon et leur confieront les cas qui demandent une interprétation du droit civil. Leur expérience est analogue à celle qu'elles auraient eue si elles avaient travaillé au sein d'une cour supérieure québécoise.

Je vais peut-être plus loin qu'il ne le faut, mais disons qu'assurément, les dispositions de l'un ou de l'autre ou des deux, et la lecture des deux articles répondent, selon moi, à ce critère.

Le sénateur Plett : Dans ce cas, laissez-moi vous poser cette question : si le juge Nadon n'était jamais devenu juge et qu'il avait été un membre en exercice du barreau québécois pendant 20 ans, aurait-il été admissible à une nomination à ce moment-là?

M. MacKay : Tout à fait.

Le sénateur Plett : Mais comme il a quitté le barreau et qu'il est devenu juge, il n'est pas, selon ceux qui s'y opposent, admissible à l'heure actuelle.

M. MacKay : C'est exact. C'est la position qu'ils défendent.

Le sénateur Plett : Pourquoi les législateurs québécois voudraient-ils — et je suis conscient que cela peut passer pour une opinion — rétrécir les voies en vertu desquelles les candidats en provenance du Québec sont nommés?

M. MacKay : En toute honnêteté, je ne peux pas répondre à cette question. Il me semble étrange que le procureur général, le gouvernement du Québec, considère que les dispositions et l'interprétation de la loi sont étroites dans le but d'exclure les Québécois, ce qui, pour dire vrai, est paradoxal par rapport à ce que les avocats du Québec cherchent à obtenir pour leurs citoyens, pour leurs juristes et pour leur barreau.

Je ne comprends pas pourquoi ils adoptent cette position, si ce n'est que pour chercher noise à Ottawa. Mais, encore une fois, il s'agit d'une opinion politique.

Le sénateur Plett : Merci.

Le président : Le dernier tour de question appartient à la sénatrice Batters.

La sénatrice Batters : Monsieur le ministre, merci d'être venu aujourd'hui. Plus tôt, vous avez parlé de la rencontre des ministres de la Justice fédéral-provinciaux-territoriaux qui s'est déroulée récemment. Je sais, en raison de mon expérience de près de cinq ans à titre de chef de cabinet pour le ministre de la Saskatchewan, que ce type de rencontre dure habituellement au moins une journée complète où se succèdent les réunions entre vous et les ministres de la Justice des provinces et des territoires, et parfois même, un jour et demi, et que ces séances peuvent s'accompagner de dîners privés entre ministres.

La dernière rencontre s'est-elle déroulée comme cela?

M. MacKay : Oui. En fait, elle a duré deux jours. Nous étions aussi accompagnés des ministres de la Sécurité publique de toutes les provinces et de tous les territoires.

La sénatrice Batters : Alors, durant tout ce temps, le ministre de la Justice du Québec n'a jamais abordé la question avec vous?

M. MacKay : Cette question n'a jamais été soulevée ni soulignée comme étant un problème.

La sénatrice Batters : Merci

Le sénateur Rivest : Pourquoi n'avez-vous pas posé la question au ministre de la Justice du Québec?

M. MacKay : Je m'abstiens en général de mettre le feu aux poudres.

La sénatrice Batters : Pouvez-vous expliquer plus en détail pourquoi la Loi sur les Cours fédérales exige qu'un nombre minimum de juges de la Cour fédérale et de la Cour fédérale d'appel aient été membres du Barreau du Québec?

M. MacKay : Je m'excuse. Pourriez-vous répéter la dernière partie?

La sénatrice Batters : Pardon. La Loi sur les Cours fédérales exige qu'un nombre minimum de juges de la Cour fédérale et de la Cour fédérale d'appel aient été membres du Barreau du Québec. Pourriez-vous nous expliquer cela plus en détail?

M. MacKay : C'est exact. Étant donné que ces chiffres sont différents de ceux qui prévalent pour la Cour suprême — vu la taille supérieure de la Cour fédérale —, l'on pourrait présumer que c'est pour exactement la même raison, c'est-à- dire pour assurer la représentation particulière de la province de Québec à la Cour fédérale et à la Cour d'appel fédérale.

La Cour fédérale a donc des postes qui sont réservés aux Québécois, comme c'est le cas à la Cour suprême où trois des neuf juges doivent venir du Québec.

Je mentionne cela encore une fois parce que je tiens à souligner que la Cour fédérale a ce même critère et ce même mandat d'inclusion pancanadienne.

Il est donc un peu décalé par rapport à cette compatibilité entre les tribunaux, les exigences et l'approche pancanadienne de prétendre que le fait qu'une personne ait obtenu une nomination à la Cour fédérale la rende de quelque façon inadmissible au poste de juge à la Cour suprême, puisqu'elle dessert dans les faits le pays tout entier, dont le Québec, et qu'elle connaît la jurisprudence au civil.

La sénatrice Batters : Merci, monsieur le ministre.

Le président : Merci, monsieur le ministre. Nous vous sommes reconnaissants de nous accorder encore plus de temps que ce qui était prévu pour répondre aux questions des sénateurs.

Monsieur Shanks, le ministre vous a évité d'aller au front, mais nous vous remercions sincèrement d'avoir été là, vous aussi.

Nous allons poursuivre à huis clos. Quelqu'un peut-il proposer que nous poursuivions la séance à huis clos? La motion est proposée par le sénateur Baker. Est-ce que tous y sont favorables?

Des voix : Oui.

(La séance se poursuit à huis clos.)


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