Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 4 - Témoignages du 6 mars 2014
OTTAWA, le jeudi 6 mars 2014
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la défense nationale (troubles mentaux), se réunit aujourd'hui, à 10 h 34, pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour. J'aimerais souhaiter la bienvenue à mes collègues, à nos invités et aux membres du public qui suivent aujourd'hui les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Nous poursuivons notre étude du projet de loi C-14, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur la défense nationale (troubles mentaux). Ce projet de loi modifie le Code criminel et le cadre législatif applicable aux troubles mentaux afin de préciser que la sécurité du public doit jouer un rôle prépondérant dans le processus décisionnel. De plus, le projet de loi prévoit une nouvelle façon de désigner certains accusés qui reçoivent un verdict de non-responsabilité criminelle comme étant des accusés à haut risque. Enfin, le projet de loi accroît la participation des victimes au processus.
C'est la troisième séance que nous consacrons à la mesure législative. Je rappelle à ceux qui nous regardent que nos séances sont ouvertes au public et également accessibles par webémission sur le site web sen.parl.gc.ca. Vous pouvez obtenir de plus amples renseignements sur la liste des témoins sous la rubrique « Comités du Sénat » du site web.
Mme Isabelle Malo et M. Bruno Jetté, qui font partie de notre premier groupe d'experts, comparaissent par vidéoconférence, depuis Montréal.
Soyez les bienvenus, chers témoins. Pouvez-vous m'entendre sans difficulté?
Bruno Jetté, à titre privé : Oui.
Le président : Nous allons commencer par entendre les déclarations préliminaires des témoins. Je crois que Mme Malo sera la première à prendre la parole. La parole est à vous, madame. Veuillez commencer votre déclaration préliminaire.
[Français]
Isabelle Malo, à titre personnel : Bonjour, je m'appelle Isabelle Malo et je comparais aujourd'hui au nom de toute la famille Malo. Ma mère Nicole Malo et mon frère Sylvain Malo m'accompagnent.
Nous appuyons entièrement le projet de loi C-14. L'histoire de ma famille exprime parfaitement l'urgence de changer la loi. C'est le cœur rempli de tristesse que je m'adresse à vous aujourd'hui. Le 13 janvier 2012, notre paisible municipalité a été secouée par un terrible drame : mon beau-père, Ronald Malo, a été sauvagement assassiné de 29 coups de couteau par son voisin, Rolland Belzil, qui le harcelait depuis 15 ans.
Ma mère était elle aussi ciblée, mais par chance, elle a été épargnée en ne répondant pas à la porte que Rolland Belzil tentait d'ouvrir. L'ordinateur de Belzil contenait la liste des personnes qui devaient être tuées, y compris ma mère.
Après avoir tué Ronald Malo, Rolland Belzil s'est rendu à l'hôtel de ville de Verchères, où il a poignardé le directeur général, Luc Forcier, à la tête et au cou. Son adjoint, Martin Massicotte, a été blessé aux mains en tentant de le secourir. Ils ont eu la vie sauve grâce au chef pompier.
Cette sordide histoire avait commencé en 1997 lorsque le voisin, Rolland Belzil, avait agressé ma mère en lui disant qu'elle serait à lui deux fois par semaine. Ma mère l'avait immédiatement repoussé, le sommant de la laisser tranquille.
Il l'avait alors regardée dans les yeux en lui disant : « Tu ne sais pas ce que je suis capable de faire, ma belle. Tu n'en as pas fini avec moi. »
Pendant 15 ans, ma mère et Ronald ont vécu un véritable calvaire. Ils ont été sans cesse harcelés, injuriés et provoqués. Ils ont fait l'objet de menaces de mort au cours des trois années précédant le meurtre.
En avril 2010, Rolland Belzil a avoué à une intervenante qu'il s'était procuré une arme, et qu'il allait tuer son voisin, Ronald Malo.
En juillet 2010, Rolland Belzil a été arrêté pour bris de condition. Selon une ordonnance permanente, il ne devait pas s'approcher de ma famille. Il s'est pourtant approché de nous, a sorti un bidon d'essence, du papier, de la bière et du vin, nous fixant sans cesse.
Rolland Belzil a été reconnu coupable de quatre chefs d'accusation criminelle sur cinq. Il s'en est tiré avec une absolution et une amende ridicule de 400 $. Nous avons supplié la juge de ne pas le remettre en liberté. Les gens du CAVAC nous ont répondu qu'il était comme un gros chien qui aboyait mais ne mordait pas, et que les probabilités qu'il commette son geste étaient nulles.
Notre famille appuie sans aucune réserve le projet de loi C-14. Ce projet de loi accordera la priorité à la sécurité du public et créera la désignation à haut risque.
J'aimerais vous parler de deux améliorations que vous pourriez apporter au projet de loi. Il est urgent que la sécurité du public devienne la priorité. Avez-vous pensé un seul instant à ce qui se passerait si cet homme était libéré? Nous ne pourrions survivre à la découverte de notre mère assassinée. Il faut donner plus de places aux victimes.
Heureusement, le projet de loi C-14 fera de la sécurité du public la préoccupation prédominante quant à la décision relative aux personnes non criminellement responsables. Quand la sécurité du public sera prédominante, cela représentera une victoire pour notre droit à la sécurité.
À l'heure actuelle, nous croyons que si Rolland Belzil en vient à être libéré, trois vies seront assurément en danger. Il est très angoissant de penser que cet individu pourrait être libéré dans un avenir rapproché.
Notre confiance envers le système de justice a disparu. Cet homme représente un réel danger pour la société. Il doit être gardé sous haute surveillance, en tout premier lieu pour qu'il soit protégé de lui-même. Les gens vivent dans la terreur simplement en pensant au jour de la libération de Rolland Belzil. C'est sans parler de nos sept enfants âgés de 15 à 25 ans qui ont perdu leur grand-père. Pour eux, le mot « justice » n'existe pas. Ils sont terrorisés.
Une nuit, il y a quelque temps, ma fille de 22 ans m'a rejointe en tremblant, car elle avait rêvé que Rolland Belzil s'était évadé de l'Institut Pinel de Montréal et qu'il voulait tous nous tuer. Ces enfants ont vécu un énorme traumatisme. Comment ferons-nous pour les rassurer? Le fardeau est très lourd à porter pour notre famille. J'ai un commerce à Verchères, et il ne se passe pas une journée sans qu'on m'en parle. On me demande toujours ce qu'il advient de lui et s'il est sorti. Chaque fois, mon cœur palpite.
En décembre 2012, j'ai été hospitalisée. Mon cœur s'est mis à battre 170 fois par minute lorsque j'ai appris la remise en liberté de Guy Turcotte. J'ai cru mourir. Le nombre de victimes dépasse la famille. Cela affecte toute la communauté. Les gens craignent la remise en liberté de ces individus malades.
La maladie n'est pas une excuse. Désormais, avec le projet de loi C-14, la sécurité du public sera le facteur prioritaire. Nous attendons ce changement avec impatience.
Le projet de loi C-14 prévoit la création d'une désignation à haut risque qui ciblera les cas les plus dangereux. Ceux-ci devront être détenus à l'hôpital et faire l'objet d'une garde. Un accusé déclaré à haut risque ne sera pas autorisé à sortir sans escorte. Il ne pourra obtenir une permission de sortie avec ou sans escorte que dans de rares circonstances et en fonction de la sécurité du public.
Nous appuyons le fait que ce soit un juge et non la commission qui déterminera qui est un individu à haut risque. Nous sommes très heureux de savoir que le juge devra se baser sur les risques de préjudices graves, physiques et psychologiques de même que sur les sévices commis. Cela est très important pour nous. Nous attendons impatiemment l'entrée en vigueur de ces changements. Nous sommes convaincus qu'il n'y a pas de plus haut risque que celui que nous vivons.
Dans l'ordinateur de Rolland Belzil, la police a trouvé une liste de plusieurs victimes potentielles. Ce qui prouve la préméditation de son geste, selon nous. Lorsqu'un meurtre, deux tentatives de meurtre et cinq bris de condition ont été commis, l'assassin représente un cas lourd et doit faire l'objet d'un suivi médical très serré. C'est ce que permettra le projet de loi C-14 que je vous demande d'adopter le plus rapidement possible.
Pouvoir bénéficier d'un répit allant jusqu'à trois ans entre les audiences devant la commission — selon la gravité de chaque cas, bien sûr — est un véritable soulagement pour les victimes et fait toute la différence.
Vous savez comme moi qu'une année passe très vite. Nous parlons en connaissance de cause car nous sommes déjà conviés à une deuxième audience d'ici quelques mois.
À aucun moment notre esprit ne nous dicte la vengeance. Ces réformes proposées n'auront aucune incidence sur l'accès au traitement pour les personnes accusées non criminellement responsables.
Au contraire, ces personnes qui ont besoin de soins spéciaux bénéficieront de soins personnalisés. Elles seront mieux encadrées. Fournir un encadrement médical plus structuré à une personne souffrant de maladie mentale n'est pas de la stigmatisation. L'aspect de la réintégration de l'individu demeure dans la loi. Il est donc faux de dire que les personnes malades perdront des droits.
En allongeant la durée des soins, on réduit les risques de récidive, mais surtout, on sauve des vies. Il nous est impossible de baisser les bras et d'attendre. Nous nous devons de sauver la vie de notre mère. Nous, les victimes, n'avons aucune place dans toutes ces procédures interminables.
Nous ne sommes sûrement pas les derniers à vivre un tel événement. À Verchères, qui compte une population de 5 000 habitants, trois personnes se sont confiées à nous en disant vivre une situation similaire à la nôtre et en être terrorisées. Nous sommes censés avoir droit à la sécurité. Actuellement, les seules personnes qui ont des droits sont celles qui ont été accusées et déclarées non criminellement responsables.
Ronald avait le cœur sur la main. Il était toujours souriant, calme et prêt à rendre service aux autres. Son assassinat a créé un énorme choc. La population est totalement indignée par ce geste crapuleux qui n'est pas puni.
Nous avons perdu un deuxième père, un grand-père, un conjoint, mais surtout un être exceptionnel que nous aimions plus que tout au monde. Jamais nous ne pourrons oublier, pardonner ce geste, mais nous devons maintenant apprendre à vivre avec. La mort de Ronald ne doit pas en être une parmi tant d'autres. Elle doit servir à faire avancer la cause des victimes. Ce projet de loi est extrêmement important pour notre sécurité et pour notre qualité de vie. Je vous remercie tous infiniment de m'avoir consacré de votre précieux temps et de m'avoir permis d'exprimer ma soif de justice. Nous sommes derrière vous pour appuyer ce projet de loi urgent et essentiel.
[Traduction]
Le président : Merci, madame Malo.
Monsieur Jetté, avez-vous des observations à formuler maintenant?
[Français]
Bruno Jetté, à titre personnel : Bonjour, mon nom est Bruno Jetté. J'ai été détenteur d'un poste d'éducateur à temps complet pendant 33 ans, dont 25 ans à l'Hôpital Rivière-des-Prairies et 8 ans au Centre Miriam à la suite d'un transfert inter-établissements survenu le 3 octobre 2004. J'ai travaillé au Centre Guimond jusqu'à ma retraite, le 23 mai 2013. J'ai reçu un certificat de mérite remis par le conseil d'administration et la direction du Centre Miriam sur lequel on lit : « En reconnaissance de votre réaction appropriée et héroïque en situation d'urgence qui a contribué à sauver la vie d'un usager du Centre Miriam le 14 avril 2010. »
Si j'ai bien compris l'esprit du projet de loi C-14 qui me semble être une copie quasi conforme du projet de loi C-54, son but premier s'inscrit dans une protection plus adéquate des citoyens vis-à-vis des personnes accusées d'un handicap intellectuel. Ces personnes accusées d'un handicap intellectuel peuvent justifier leur non-responsabilité après avoir commis un acte criminel. Pour ma part, en ce qui me concerne et pour avoir œuvré pendant 33 ans auprès d'une clientèle psychiatrique, il m'apparaît indispensable de connaître et de reconnaître les erreurs graves commises pendant le processus de désinstitutionnalisation. Je demande par la présente au Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles de mettre sur pied une commission d'examen permettant de faire une révision du processus de désinstitutionnalisation d'au moins deux ans avant, pendant et après le transfert inter-établissements de la clientèle psychiatrique de l'Hôpital Rivière-des-Prairies vers le complexe résidentiel Guimond à Laval survenu le 3 octobre 2004. Sans cette commission d'examen, sans cette réunion, sans cette révision du processus de désinstitutionnalisation pendant cette période, il m'apparaît impossible de comprendre et de résorber ce qui aujourd'hui nous inquiète, soit la sécurité du public. Je demande également aux différents paliers de gouvernement de cesser, de facto, toute relocalisation de personnes psychiatrisées d'un complexe résidentiel ou quel que soit le nom qu'on lui donne, vers d'autres établissements psychiatriques, résidences, ressources intermédiaires ou quel que soit le nom qu'on leur donne. Cela tant pour les besoins de la personne psychiatrisée que pour la sécurité du public en général.
En ce qui concerne le projet de loi C-54, je l'ai lu et relu et n'ai presque pas vu de différence entre l'ancien projet de loi C-54 et le projet de loi C-14. J'en ai déduit que oui, la personne déficiente peut représenter un risque élevé de dangerosité pour la population et cette population doit se munir de mécanismes juridiques pour se protéger.
Par exemple, lorsqu'un patient a besoin de trois agents de sécurité pour une rencontre en salle d'isolement, c'est évident que ce patient représente un risque pour la société. Si un autre patient envoie trois personnes en accident de travail en huit mois, c'est évident que ce patient représente un risque pour la société. Lorsqu'il est question de sortir un pédophile et que le pédophile nous demande si sa résidence va être près d'une école, ce patient représente également un risque pour la société.
Aussi, la population elle-même peut représenter un risque pour le patient. La définition...
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Jetté, on vous laisserait encore une minute, parce que les gens ici veulent poser des questions et là, votre exposé est un peu long. Si vous pouviez conclure par rapport au projet de loi C-14, à savoir si vous l'appuyez ou non. Ensuite on poursuivra par une série de questions.
M. Jetté : En conclusion, j'ai demandé au ministre de la Santé et des services sociaux, M. Philippe Couillard, de remédier à cette situation. En octobre 2003, j'ai reçu réponse à l'effet qu'il y avait amélioration dans l'attitude de la population et dans celle des intervenants du réseau, qu'il y avait dédramatisation des réactions des usagers et amélioration de l'accès aux services. Toutes ces améliorations sont donc la preuve que tout allait mal.
Il y a eu une époque où nous devions cacher aux parents les endroits où les patients devaient être relocalisés et qui n'étaient pas à la hauteur de leurs attentes. Il fallait aussi décrire positivement les comportements des patients. Par exemple, un patient qui avait agressé un intervenant à trois reprises pouvait être signalé comme étant un patient « pouvant » agresser.
Le sénateur Boisvenu : M. Jetté, nous allons passer aux questions si vous le voulez bien.
[Traduction]
Le président : Nous allons commencer notre série de questions en cédant la parole au vice-président du comité, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Merci, monsieur le président. J'aimerais céder mon temps de parole au sénateur Boisvenu.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Madame Malo, d'abord merci beaucoup pour votre témoignage qui était très sensible. Je comprends que M. Belzil, l'assassin de votre père, a été reconnu non criminellement responsable?
Mme Malo : Oui, c'est exact.
Le sénateur Boisvenu : Depuis son institutionnalisation, est-ce que cet individu a fait des demandes de sortie avec escorte ou sans escorte?
Mme Malo : Lors d'une rencontre à Pinel le 13 juin 2013, on nous a dit que oui, on l'escortait au guichet et qu'il faisait quelques sorties. Cela ne nous a pas beaucoup rassurés parce que nous pensions qu'il ne sortait pas du tout. Quand on sait qu'un homme a commis de tels actes, on pense à la possibilité qu'il puisse s'évader.
Je peux même vous donner un exemple. L'an passé ma fille m'a téléphoné à 7 heures du matin pour me dire : « Maman, j'ai entendu à la télévision que quelqu'un s'est évadé de Pinel. » J'étais sous la panique totale, j'ai contacté un policier. J'étais complètement paniquée et il m'a dit : « Calme-toi, je vais faire les démarches, je vais m'informer. » Ce n'était pas lui, mais je peux vous dire que chaque jour on vit un stress intense en sachant qu'il sort avec escorte.
Le sénateur Boisvenu : Je vais vous demander de répondre brièvement aux questions. Chaque fois que l'individu demande une sortie, est-ce que l'Institut Pinel vous informe de ses sorties?
Mme Malo : Non, on ne nous a jamais avisés. On l'a su lors de l'audience à Pinel le 13 juin 2013.
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Jetté, j'ai lu votre livre et je vous dis bravo. Je sais que vous avez travaillé longtemps dans le domaine de la psychiatrie, un milieu difficile pour y avoir travaillé moi-même. Par rapport à votre expérience, est-ce qu'il est important, dans le processus judiciaire, de différencier une personne à risque par rapport à une personne aux prises avec des problèmes de santé mentale et qui est moins à risque? L'étiquette de personne à risque est-elle importante?
Vous disiez tantôt que des mesures judiciaires devaient protéger la population. Est-ce que cette notion de donner une étiquette de personne à risque à quelqu'un qui pourrait récidiver est pour vous un élément important du projet de loi?
M. Jetté : C'est un élément très important parce que la personne qui a un déficit intellectuel a tout ce dont elle a besoin pour être réhabilitée, réconfortée ou représentée. Par contre, la personne qui s'est fait agresser par une personne avec un déficit intellectuel à haut risque n'a aucune possibilité de se faire représenter adéquatement et de se faire rembourser ce que cela lui coûte pour réussir à se remettre elle-même en condition.
Le sénateur Boisvenu : Je vous demande de répondre brièvement. Ma dernière question est la suivante. Vous avez travaillé une trentaine d'années dans le domaine psychiatrique. Est-ce que vous avez vu beaucoup de cas de récidive de gens qu'on aurait dû effectivement considérer à risque? Et si on avait considéré ces gens à risque en leur donnant un meilleur encadrement judiciaire, est-ce que cela aurait pu éviter de faire davantage de victimes?
M. Jetté : Oui, mais pas des victimes de meurtre, plutôt des victimes d'agression, de vol, de prostitution ou de tout ce que vous voulez.
Le sénateur McIntyre : Je vous offre mes sympathies les plus sincères pour le décès de votre beau-père. Comme vous le savez, le projet de loi comprend trois volets : accorder la priorité à la sécurité publique, créer une nouvelle déclaration d'accusé à haut risque et renforcer les droits des victimes.
Selon moi, la raison d'être du projet de loi est plutôt simple. Les provinces et territoires craignent que la sécurité publique ne soit pas suffisamment prise en considération par les commissions d'examen, et le projet de loi C-14 vise à apaiser ces craintes.
Maintenant, certains critiques avancent que le projet de loi alimente les préjugés défavorables à l'égard de la maladie mentale.
Je suis le parrain du projet de loi au Sénat et je ne suis pas d'accord avec les critiques. J'aimerais connaître votre opinion à ce sujet.
Allez-y, madame Malo.
Mme Malo : En fait, je ne crois pas que les personnes seront stigmatisées ou étiquetées. Je crois que les personnes ayant une maladie mentale ont besoin de soins spécifiques. Je ne pense pas qu'on puisse guérir d'une maladie mentale en une année. Et le fait de passer d'un à trois ans nous permettrait de voir si les traitements sont adéquats, et pour les victimes, cela fait une énorme différence.
Je peux vous assurer que pour avoir vécu l'expérience d'une audience à l'Institut Philippe-Pinel, il est presque impossible de faire un deuil en étant obligé, chaque année, de revivre tous ces événements.
Le sénateur Joyal : Madame Malo, monsieur Jetté, nous compatissons certainement avec les événements auxquels vous avez dû être confrontés et surtout auxquels vous avez dû vous ajuster pour retrouver une certaine vie normale. Parce que comme vous le dites, madame Malo, ce qui est important c'est de pouvoir reconnaître la réalité, prendre des mesures pour éviter que le traumatisme vécu ne se répète continuellement.
Dans ce contexte, comment voyez-vous la possibilité d'ajuster votre protection et votre droit à une vie normale — et on vous le souhaite certainement — et la capacité du système judiciaire de faire droit à ce monsieur qui, manifestement, a perdu la raison?
Mme Malo : En fait, le système judiciaire pour nous, jusqu'à maintenant, n'a pas eu beaucoup d'effets. Nous nous sommes rendus à la commission de l'Institut Philippe-Pinel chaque année. C'est notre dernier espoir pour essayer de prouver et de démontrer que cet homme est dangereux, qu'il avait un plan qui n'a pas fonctionné comme il le voulait.
Pour vous remettre dans le contexte, c'est quand même assez inquiétant de s'apercevoir qu'après 15 ans de harcèlement, après une ordonnance permanente au civil, après une ordonnance au criminel, trois ans de menaces de mort, un meurtre, deux tentatives de meurtre et cinq non-respects des conditions, on en est encore à être obligé de se battre pour prouver que cet homme a un problème. Dans le fond, personne n'a su le reconnaître sauf nous. Maintenant qu'il a commis son geste, on dit qu'il a fait une psychose, mais je ne crois pas que quelqu'un qui a de tels problèmes pendant 15 ans et qui harcèle — on ne parle pas de harcèlement qui se produit une fois par mois, mais bien à tous les jours, et on parle d'actes graves qui ont été commis. Ce n'est pas un vol de gomme, mais bien un meurtre.
On en est à la dernière étape et on lance un cri du cœur pour être aidé. C'est notre dernière option.
Le sénateur Joyal : Est-ce que sa famille vit toujours à proximité de votre résidence, comme vous l'avez mentionné tantôt dans votre déclaration d'ouverture?
Mme Malo : Sa maison a été vendue, il est séparé, et c'est un homme qui n'a pas d'enfants. C'est quand même assez inquiétant, après seulement une année de détention à l'Institut Philippe-Pinel, d'entendre les paroles qu'il a dites, qu'il pardonne à ma mère, qu'il n'a plus de haine et qu'on n'a pas à avoir peur de lui. Cela ne nous rassure pas du tout parce que nous avions plusieurs ordonnances qui lui dictaient de nous laisser tranquilles et de ne pas s'approcher de nous, et il est venu tuer mon beau-père chez lui. Et il a essayé de tuer ma mère parce qu'il est allé cogner à sa porte et puisqu'elle était au deuxième étage, elle n'a pas répondu. Si son plan avait fonctionné, j'aurais trouvé ma mère, mon beau-père et les deux employés de la municipalité assassinés.
Le sénateur Joyal : Donc, ce que vous recherchez, c'est qu'il n'y ait pas de possibilité pour cet homme de s'approcher de vous et votre famille, dans votre vie quotidienne, de façon à ce que vous puissiez passer à autre chose et arriver à refaire une vie normale et diminuer vos craintes de toujours sentir qu'il pourrait être dans les parages.
Mme Malo : Certainement. En fait, c'est impossible pour moi de savoir que cet homme pourrait être libre dans un avenir approché. C'est certain que l'on ne vivra plus. Ce sera impossible. Cet homme est vraiment malade et il a besoin de soins. Nous avons essayé de suivre les règles, en appelant les policiers, en allant à la cour, de démontrer qu'il avait un problème. Personne n'a su le reconnaître. Maintenant qu'il a tué, là on croit qu'il a un problème, mais un problème qui ne se guérit pas en une année, d'après moi. Ça prendra des années et des années. J'espère qu'un jour quelqu'un va se rendre compte qu'il est vraiment dangereux.
Vous savez, parfois, au-delà de la médication, il y a des gens qui sont manipulateurs. Et je crois que nous avons affaire à une personne de ce genre. De signer des ordonnances et de dire qu'il gardera la paix et dès le retour à la maison, qu'il recommence. Qui va m'assurer que cet homme prendra ses médicaments s'il sort de l'institut un jour? Il est seul. Alors, s'il ne prend pas ses médicaments, on ne parle pas d'un médicament pour le cholestérol, on parle d'un médicament pour un problème mental, qui a de grandes répercussions s'il n'est pas pris comme il faut. C'est très inquiétant.
Le sénateur Joyal : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Frum : Madame Malo, je vous remercie de nous avoir relaté votre histoire aujourd'hui. Je sais que c'est difficile, et vous avez été très éloquente à propos de la façon dont, comme le sénateur Joyal l'a déclaré, vous pourriez souhaiter avoir une vie normale. Toutefois, après vous avoir entendu parler, je comprends clairement que la situation est difficile non seulement pour vous, mais aussi pour toute votre famille et vos enfants, et qu'une telle victimisation touche vraiment les gens pour le restant de leurs jours.
Compte tenu de l'incidence que ces événements ont eue sur vous, je tiens à vous demander très précisément comment, selon vous, votre quotidien changera après l'entrée en vigueur de la loi?
[Français]
Mme Malo : C'est certain qu'aussitôt que le projet de loi sera adopté nous allons entrer en contact avec la procureure pour faire en sorte de commencer les procédures, à savoir si on peut vraiment déterminer s'il peut être une personne à haut risque. Moi, je crois que oui parce que les trois critères sont rassemblés. Il faut accorder la priorité à la sécurité de notre mère. C'est un homme qui a commis des sévices graves. Dans le fond, on n'est jamais, nous, au courant de rien. Depuis deux ans, je me sens comme une marionnette muette. Nous sommes allés 12 fois à la cour et on n'a jamais droit de parole.
Vous savez, il y a deux côtés à une médaille et nous avons l'impression qu'il y a seulement le côté de l'accusé dans notre situation. On n'a jamais pu exprimer en paroles tout ce qu'on a vécu. On n'a jamais pu démontrer les preuves que l'on a, autant à la cour qu'à la commission. Les décisions, d'après nous, sont déjà prises lorsqu'on arrive. On n'a pas grand mot à dire. C'est très stressant. Après tout ce qu'on a vécu, toute la douleur et le stress vécus, d'être encore obligés de nous battre, c'est épuisant et c'est vraiment décourageant.
Ce projet de loi nous donne une lueur d'espoir. Si la sécurité du public est réellement prioritaire, alors pour notre cas cela devrait avoir un impact important.
La sénatrice Jaffer : Merci pour vos témoignages que j'ai beaucoup appréciés. Je suis certaine que vous avez étudié le projet de loi C-14, surtout concernant le droit des victimes.
Avez-vous d'autres recommandations concernant le droit des victimes que vous aimeriez ajouter en ce qui touche le projet de loi C-14?
M. Jetté : J'ajouterais autre chose parce que le coroner, M. Guillemette, a remis au curateur public un rapport précisant que la désinstitutionnalisation n'a pas été tout à fait une bonne chose. Mais maintenant, on est allé beaucoup trop loin dans la désinstitutionnalisation. Les meilleurs patients ont déjà été placés à l'extérieur et ceux qui restent à placer sont les pires. C'est ceux qui n'ont pas été choisis et qui sont les plus dangereux. Selon M. Guillemette, maintenant qu'on en est à la fin du processus et que les asiles sont presque tous disparus, il faut se poser la question. Les derniers malades à être sortis étaient plus difficiles à placer et ne se sont peut-être pas retrouvés là où ils auraient dû l'être, selon lui.
Il faut se demander si nous ne sommes pas allés trop loin. Je crois que nous sommes déjà allés trop loin et que ce qui s'en vient sera encore pire.
Je crois même que le projet de loi C-14 n'est pas assez puissant parce qu'il devrait devancer la victimisation des citoyens par les personnes victimes de troubles mentaux au lieu d'attendre et de leur faire subir cela. On devrait arrêter de facto toute sortie de patients, analyser la situation et faire une révision. On retrouve à plusieurs reprises dans le projet de loi C-14 des renvois pour consultation, des renvois pour vérification et des renvois pour tout. Il serait temps de tout arrêter et de vérifier qui on laisse sortir et quels sont les réels dangers de mettre ces personnes à l'extérieur. Cela éviterait des victimisations au lieu d'en subir les conséquences après coup.
Je perçois la situation comme la suivante, où plusieurs personnes ont eu des accidents d'automobile et se réunissent pour parler de leurs accidents quand, en fait, on devrait plutôt s'adresser à ceux qui ont un permis et leur expliquer ce qui se passe avant que les accidents n'arrivent.
Mme Malo : J'aimerais ajouter quelque chose.
En fait, il faut savoir aussi que ce n'est pas seulement les personnes démunies ou dans la rue qui ont des problèmes. Nous, on a eu affaire à un ingénieur. Cet homme a travaillé dans une grande firme pendant de nombreuses années et il a voyagé autour du monde. C'est tout de même un ingénieur; et dans les derniers temps, on a quand même affaire à des professionnels qui ont des problèmes de santé mentale. C'est ce que je voulais ajouter. Merci.
Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur le président. Merci à nos deux invités. Je vais m'adresser à Mme Malo. Dans le cas de la personne qui a assassiné votre beau-père, M. Belzil, il a reconnu devant la cour la gravité de son geste. Il a été capable de plaider coupable. Par contre, lorsqu'il a posé le geste, on dit qu'il n'était pas conscient. Je trouve cela curieux.
Le projet de loi vise surtout à protéger les victimes et les victimes collatérales, dont vous faites partie, c'est-à-dire votre mère, les membres de la famille et tout l'entourage.
Depuis les événements, votre mère a-t-elle dû déménager et quels ont été les impacts sur sa vie? Ce qui est important, c'est ce qui arrive aux victimes. Ce sont les victimes qui me préoccupent. Les accusés, ils ont beaucoup de droits et, parfois, ils oublient un peu leurs devoirs. Ceci étant dit, qu'est-ce que ça a provoqué pour votre mère, et entre autres, pour les membres de la famille dont vous faites partie?
Mme Malo : Ma mère, c'est une femme que j'admire et qui est très forte. Elle nous aide beaucoup à passer au travers, parce que je vous avouerai que mon frère et moi avons beaucoup de difficulté.
Non, elle n'est pas déménagée; elle est restée au même endroit. Tant qu'il sera traité à l'Institut Philippe-Pinel, elle se sent en sécurité. Il est certain que si on apprend sa sortie prochaine, ce sera une tout autre dynamique.
Pour ce qui est des enfants, la fille de mon frère n'y est jamais retournée. Parce qu'en fait, Ronald a été assassiné sur un terrain situé au bord de l'eau où il y a une grange; il n'y a pas de maison. La maison est située à environ deux minutes et c'est un grand terrain tout en gazon où il y avait des fleurs et tout ça. La fille de mon frère, donc, n'est jamais retournée au terrain. Elle n'est pas capable du tout. C'est sûr qu'eux ne comprennent pas le pourquoi et le comment de la justice, ils ont entre 15 et 25 ans. Ils n'ont pas le même vécu que nous.
Dans le fond, nous avons tous été projetés dans ce phénomène. En fait, ma mère au début ne nous en parlait pas tellement parce qu'elle ne voulait pas nous apeurer. Mais ensuite, on a été au courant de tout et on a fait toutes les démarches. C'est un moment que j'appréhendais. Je savais que cet homme consommait de l'alcool; il est même membre des AA. Par contre, il avait toujours un verre de vin; on savait qu'il prenait quelques médicaments. J'avais avisé les policiers de ma crainte en leur disant que c'était comme un cocktail explosif. Les policiers ont vraiment fait un très bon travail. Mais c'est autre chose au niveau de la justice; on dirait qu'entre la police et la justice il n'y a pas de pont. On avait beau faire toutes les déclarations, prouver et démontrer, mais il n'y avait rien à faire.
C'est certain qu'on est rendu au point où il doit se passer quelque chose, sinon on ne sera jamais en sécurité.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Je désire vous remercier tous les deux de participer à la séance de notre comité aujourd'hui. Je tiens à vous dire à quel point je vous trouve braves tous les deux de faire ce que vous faites.
Madame Malo, ma question s'adresse à vous. Je vous remercie de la bravoure dont vous avez fait preuve aujourd'hui. J'espère que le fait de témoigner devant le comité de la Chambre et le nôtre contribue à vous donner l'impression de reprendre un peu le contrôle d'une situation sur laquelle vous avez exercé très peu de contrôle et le sentiment de contribuer à améliorer une loi canadienne et d'aider, avec un peu de chance, d'autres familles, afin qu'elles n'aient pas à traverser ce que vous avez traversé.
Pourriez-vous me dire si, dans le cas présent, vous croyez que les autorités provinciales sont en partie responsables de ce qui vous est arrivé, à vous et à votre famille?
[Français]
Mme Malo : Je crois que oui, parce que c'est eux en fait qui sont responsables de la santé. Je crois qu'il faudrait s'unir; je nous compare tous à de petits maillons. Si tous les petits maillons sont soudés ensemble, on arrive à faire une chaîne assez forte. L'union fait la force.
Nous pouvons apporter notre témoignage avec ce que nous avons vécu et vous avez, de votre côté, les compétences et le pouvoir de changer les choses. Je crois qu'en s'unifiant, on pourrait changer les choses; il faut bien le vouloir. Merci.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup, chers témoins, de votre comparution d'aujourd'hui et de votre contribution aux délibérations du comité.
En ce qui a trait au deuxième groupe d'experts que nous entendrons aujourd'hui, je vais encourager ses membres à indiquer au comité le nom de leur organisation, au lieu de tenter de les prononcer moi-même. Nous accueillons Doris Provencher, directrice générale, et Chloé Serradori, agente d'analyse et de liaison.
Pourriez-vous indiquer le nom de votre organisation afin qu'il figure dans le compte rendu?
[Français]
Doris Provencher, directrice générale, Association des groupes d'intervention en défense des droits en santé mentale du Québec : C'est l'Association des groupes d'intervention en défense des droits en santé mentale du Québec.
[Traduction]
Le président : Merci.
Nous accueillons également Hélène Fradet, directrice générale, et Christiane Trudel, présidente, qui comparaissent par vidéoconférence, depuis Québec.
Pourriez-vous également mentionner le nom de votre organisation?
[Français]
Hélène Fradet, directrice générale, Fédération des familles et amis de la personne atteinte de maladie mentale : La FFAPAMM est la Fédération des familles et amis de la personne atteinte de maladie mentale.
[Traduction]
Le président : Merci. Avez-vous une déclaration préliminaire à faire? Allez-y.
[Français]
Mme Provencher : Bonjour à tous. Je remercie le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles de nous avoir invitées. L'Association des groupes d'intervention en défense des droits en santé mentale du Québec a été fondée en 1990.
Je veux souligner que c'est un organisme sans but lucratif. Sa mission est de lutter en faveur de la reconnaissance et de l'exercice des droits des personnes vivant ou ayant vécu un problème de santé mentale, soit les droits de tous les citoyens du Québec. Ses principes sont fondés sur la justice sociale, la liberté et l'égalité.
Tout d'abord, ma collègue et moi tenons à vous dire que nous ne sommes pas des avocates. Notre travail consiste à rapporter la réalité vécue sur le terrain par les personnes qui vivent ou qui ont vécu un problème de santé mentale en lien avec l'exercice de leurs droits.
Nous vous demandons expressément de bien vouloir revoir ce projet de loi à la lumière des deux grands piliers sur lesquels est basée la société canadienne, c'est-à-dire la primauté du droit et les principes de la justice fondamentale. Nous estimons que le gouvernement doit mettre en place des mesures pour assurer aux victimes l'accès à la justice, mais aussi des services psychosociaux, des services d'aide directe et de soutien ainsi que des mesures financières compensatoires.
Lors des audiences portant sur le projet de loi C-54, il y a une panoplie d'acteurs qui ont décrié les changements qui étaient proposés à la modification du Code criminel.
Malheureusement, le projet de loi C-14 est une copie conforme du projet de loi C-54, et à notre avis, est encore pire, à cause entre autres de l'amendement proposé qui permettrait de communiquer à la victime l'endroit où compte s'installer la personne après sa libération.
Le projet de loi C-14 ramène les dispositions qui ont été refusées après un long processus de consultation, et abrogées en 2005 par le gouvernement lors de l'adoption du projet de loi C-10, Loi modifiant le Code criminel (troubles mentaux), et modifiant d'autres lois en conséquence. Si les termes ont changé, l'intention reste la même. D'après le ministre de la Justice, qui a comparu devant vous la semaine dernière, ce projet de loi toucherait moins de 1 p. 100 de personnes.
Alors que plusieurs acteurs spécialisés tant au niveau médico-légal que juridique estiment que la procédure actuelle fonctionne bien, même s'il y a toujours place à amélioration, on se demande pourquoi ce projet de loi? Opposer les droits des victimes à ceux des personnes reconnues non criminellement responsables ne garantit aucunement la justice. Au contraire; mettre en place des mesures punitives ne soulagera ni la perte ni la souffrance.
Chloé Serradori, agente d'analyse et de liaison, Association des groupes d'intervention en défense des droits en santé mentale du Québec : Comme pour le projet de loi C-54, nous réitérons notre demande de retirer les articles suivants du projet de loi C-14, et qui ont des incidences majeures pour l'application de la partie XX.1 du Code criminel qui traite des troubles mentaux.
Nous demandons le retrait de l'article 9 du projet de loi C-14 sur la prépondérance de la sécurité du public; le retrait de l'article 10 sur la définition de risque important pour la sécurité du public, en lien avec l'article 9; l'article 12 qui ajoute au Code criminel la notion d'accusé à haut risque et tous les articles concordant avec cette notion; l'amendement à l'article 26.6 permettant de demander l'adresse de résidence de la personne sur demande.
Nous avons aussi été consternées d'apprendre, quand nous avons vu les audiences, la possibilité de rétroactivité de l'application de la procédure d'accusé à haut risque pour les personnes qui ont déjà été reconnues non criminellement responsables, et nous demandons à ce qu'elle ne s'applique pas.
Nous estimons que ces articles diminuent l'exercice des droits des personnes vivant ou ayant vécu un problème de santé mentale, renforcent la stigmatisation à leur égard, entretiennent des préjugés tels que celui selon lequel la santé mentale va de pair avec la violence, restreignent l'accès à des recours crédibles, transparents, impartiaux et respectueux des droits et libertés de la personne et d'un état démocratique.
Il nous apparaît que ces dispositions nuisent grandement au principe de base de justice fondamentale et à l'esprit même de la Charte canadienne des droits et libertés. Ce projet de loi donne l'illusion de sécurité au public et aux victimes, mais ces répercussions peuvent produire l'effet inverse, malheureusement.
Nous vous remercions.
Christiane Trudel, présidente, Fédération des familles et amis de la personne atteinte de maladie mentale : Monsieur le président, honorables sénateurs, la FFAPAMM regroupe, représente, soutient et mobilise 39 organismes qui œuvrent au Québec à briser l'isolement et à actualiser le potentiel des membres de l'entourage qui accompagnent un proche atteint de maladie mentale. Notre mouvement répond à plus de 60 000 demandes d'aide annuellement. Notre organisme est né de la volonté des familles qui, dans les années 1960 et 1970, à la suite du mouvement de désinstitutionnalisation, ont dû, sans avis et sans soutien, prendre en charge leur proche pour que ce dernier puisse intégrer la société.
Au Québec, comme ailleurs au Canada, la maladie mentale fait souvent parler d'elle dans un contexte de folie associée à la perte de contrôle des facultés mentales d'une personne. L'association de maladie mentale et de dangerosité est encore très présent, et ce, malgré les efforts de sensibilisation aux maladies mentales orchestrées par les différents paliers de gouvernement. Sur ce terrain, les expériences rapportées par les familles démontrent que le traitement de la maladie mentale ne s'inscrit pas systématiquement dans un parcours tandem justice et santé.
Cependant, lorsque des situations exigent l'intervention judiciaire, la personne atteinte et sa famille se retrouvent dans un monde inconnu et insécurisant. D'entrée de jeu, les règles sont complexes et du point de vue humain, étant donné que la détresse émotionnelle des familles est trois fois plus élevée que celle rapportée dans la population, il s'agit d'une expérience assurément très difficile à vivre; la souffrance de l'un s'entremêlant à celle de l'autre.
Le projet de loi C-14 nous interpelle particulièrement puisque les familles que nous représentons sont souvent témoins ou victimes de la décompensation de leurs proches et des gestes de violence qui peuvent l'accompagner. Rapidement, elles se retrouvent dans un cul-de-sac où plus rien ne bouge, sauf la tension familiale qui se voit augmentée.
Les membres de l'entourage ne savent pas à quelle porte frapper et, surtout, ils vivent dans l'angoisse du passage à l'acte où ils peuvent devenir des victimes. La réalité vécue par les membres de l'entourage en est souvent une de dangerosité diffuse. L'observateur extérieur peut croire qu'il n'y a pas lieu d'intervenir, que le risque de passage à l'acte n'est pas assez élevé. Cependant, la famille qui, à titre d'exemple, nuit après nuit, s'enferme et entend son proche se désorganiser au fil des heures, est à l'extrême limite de la résistance nerveuse, qui va de pair avec l'aggravation des symptômes et de la situation. Il peut s'agir de situations explosives, parfois prévisibles, parfois imprévisibles, qui peuvent se solder par des drames.
Le projet de loi qui nous est présenté soumet de nouvelles avenues en aval de ces drames. Nous y trouvons des axes intéressants à la fois pour les victimes et pour les personnes atteintes de troubles mentaux qui ont commis des sévices graves et dont le risque de récidive est élevé.
À cet égard, pour ce qui est des aspects positifs et des mises en garde face à ce projet de loi, nous voulons attirer l'attention des sénateurs sur trois aspects. Premièrement, nous trouvons important que la réforme permette aux familles des victimes d'être davantage impliquées dans le processus d'évaluation qui doit précéder la libération. Lorsqu'il s'agit des membres de l'entourage, ils connaissent leur passé, le passé de leur proche, et ils ont pour la plupart du temps accompagné leur proche dans la maladie. La famille, malgré le fait que son jugement ne soit pas systématiquement objectif, peut aider à l'identification des facteurs de risque.
Deuxièmement, nous sommes conscients que l'idée d'établir la notion d'accusé à haut risque peut entraîner une aggravation de la perception négative de la maladie mentale. Cependant, étant donné qu'il s'agit d'un infime pourcentage de cas, nous souscrivons à cette idée dans la mesure où la personne devra obligatoirement bénéficier de traitements pharmacologiques, d'un suivi psychologique et de mesures de réinsertion sociale. La notion de rétablissement doit être le point d'ancrage des plans correctionnels et des plans de traitement.
Troisièmement, la prépondérance de la sécurité des victimes et du public est louable; par contre, selon nous, les critères permettant de déclarer un accusé à haut risque semblent manquer de précision. Il faut être prudent pour éviter que le balancier retourne vers l'horloge des années 1950 où les personnes atteintes de maladie mentale étaient détenues dans des établissements psychiatriques. Au-delà des éléments de preuve reliés à la nature et aux circonstances de l'infraction, de la répétition d'actes comme celui qui est à l'origine de l'infraction, des traitements suivis et à venir de l'accusé et de la volonté de ce dernier à les suivre, il sera important d'intégrer, de notre point de vue, la notion de dangerosité en lien avec l'état mental actuel de l'accusé, pour ainsi prévenir des déclarations abusives d'accusé à haut risque et les conditions qui y sont associées.
À titre d'exemple, l'évaluation de l'état mental actuel de la personne devrait considérer les éléments suivants : la personne manifeste des symptômes reliés à la maladie mentale et va continuer à se désorganiser si elle n'est pas traitée promptement; la personne est gravement désorganisée, ce qui signifie qu'elle est en substance incapable de voir à ses besoins de base, à l'exception des situations causées par l'indigence; la personne manifeste des signes imminents de violence qui pourraient mettre en danger sa vie ou la sécurité d'une autre personne.
Les familles québécoises ne sont pas différentes de celles des autres provinces canadiennes. Elles sont souvent à court de moyens pour éviter que leurs proches n'en viennent à commettre l'irréparable; des situations intolérables où des membres de l'entourage deviennent victimes des gestes violents d'un être aimé qui est en perte de contrôle de ses fonctions cérébrales
Pour un membre de l'entourage, il n'y a rien de plus difficile que d'interpeller les policiers pour faire arrêter son proche. Cependant, assister passivement à sa désorganisation n'est pas acceptable et encore moins le fait d'envisager que la personne que l'on aime trouve résidence au pénitencier, sans soutien médical obligatoire. Dans ces cas, selon les témoignages des familles, il s'agit d'une dérive médicale qui est bien loin du processus de rétablissement.
Les familles croient que la société doit prendre ses responsabilités et faire en sorte de protéger les personnes contre elles-mêmes et autrui afin d'éviter des drames qui font les manchettes. Les expériences de vie rapportées par les membres de l'entourage l'ont maintes fois prouvé : tous les efforts fournis ne permettent pas toujours d'intervenir de façon appropriée lorsque se présentent des situations qui mettent la santé mentale et la vie des gens en péril. Selon l'équation des familles, plus les services seront développés et adaptés en amont, moins fréquemment les membres de l'entourage devront avoir recours aux tribunaux et moins régulièrement les personnes atteintes de maladie mentale se retrouveront derrière les barreaux.
En terminant, compte tenu des lacunes importantes retrouvées au chapitre des mesures préventives au niveau provincial, et dans une perspective de prévention à la récidive, la FFAPAMM appuie le projet de loi C-14 modifiant le Code criminel et la Loi sur la défense nationale. Cependant, nous désirons sensibiliser les sénateurs à l'importance de faire une réflexion et des études sur les failles importantes de l'organisation des services de santé mentale au pays.
Il est inadmissible en 2014 que les gouvernements provinciaux n'assurent pas un accès fluide aux services de santé mentale. Du point de vue des familles, le cœur du problème se trouve dans la prévention, c'est-à-dire dans des interventions psychosociales et légales concertées où il sera possible d'agir en amont. Bien sûr, les membres de l'entourage peuvent faire appel à la loi lorsque l'état mental d'un proche présente un danger pour lui-même et pour autrui, mais encore faut-il être capable de faire évaluer, soigner et traiter.
La fédération demeure à votre disposition pour toute réflexion ou étude permettant d'améliorer les services et les lois en amont qui éviteront les drames impliquant des personnes atteintes de troubles mentaux et leur famille, un angle plus logique et respectueux pour tous. Nous vous remercions de votre attention et nous demeurons disponibles pour répondre à vos questions.
[Traduction]
Le sénateur Baker : Premièrement, j'aimerais remercier les témoins qui ont donné des exposés aujourd'hui de l'excellente qualité de ces exposés. Pendant que j'écoutais Mme Trudel faire son exposé, j'ai acquis la conviction qu'elle orientait les politiciens vers les mesures préventives qui peuvent être prises lorsque des problèmes de santé mentale surviennent dans nos provinces et qu'elle nous disait que nous, les politiciens, devrions prêter attention à cela plutôt qu'à la mesure législative dont nous sommes saisis.
Je crois que les témoins qui ont comparu devant le comité en direct nous ont communiqué un message qui différait un peu. Ces témoins nous ont dit que les mesures étaient punitives et probablement inconstitutionnelles. Bien que vous n'ayez pas utilisé ce terme, je soupçonne que c'est ce que vous laissiez entendre.
Madame Provencher, avez-vous donné un exposé aux membres du comité de la Chambre des communes, et vous ont-ils donné l'occasion d'être longuement contre-interrogée à ce sujet? Au cours de cette contre-interrogation par le comité, avez-vous eu de nombreuses observations à formuler? Cette contre-interrogation a-t-elle duré longtemps?
[Français]
Mme Provencher : Non, il y avait quatre présentations et le comité avait pris un peu de retard sur l'horaire, alors cela a été très rapide. Il y a eu un commentaire et une question.
[Traduction]
Le sénateur Baker : Un commentaire et une question. Eh bien, ici, on vous accorde plus de temps pour répondre.
Je vais faire en sorte que vous puissiez dire ce que vous auriez aimé avoir dit à l'autre comité de la Chambre des communes, lorsque vous leur avez donné un exposé en réponse à leurs questions. Vous avez particulièrement suscité mon intérêt lorsque vous avez déclaré que ces mesures étaient punitives, que leur application ne devrait pas être rétroactive et que ces mesures sont une atteinte à la justice fondamentale, une atteinte qui ne devrait pas être tolérée, selon vous. J'imagine que vous ajouteriez à cette affirmation la mention « dans une société libre et démocratique », une mention qui figure dans l'article 1 de la Charte, comme vous le savez.
Pouvez-vous nous fournir des renseignements supplémentaires sur les raisons qui vous ont poussée à faire des déclarations aussi extrêmes à propos de la mesure législative, et y a-t-il des articles qui vous offusquent en particulier? Je sais que vous avez mentionné trois articles contre lesquels vous souhaitiez vous élever, mais pourriez-vous en dire davantage sur les dispositions qui vous préoccupent?
[Français]
Mme Provencher : Premièrement, à moins que cela ne nous ait échappé, nous n'avons jamais vu ce principe de rétroactivité dans les projets de loi C-54 ou C-14.
Lorsque nous avons entendu le ministre de la Justice en parler, nous étions très étonnées du fait qu'une loi puisse être appliquée de manière rétroactive à des gens reconnus non criminellement responsables. Ils ont quand même une espèce de sentence parce qu'ils ne sont pas tous dans la rue, certains sont en institution psychiatrique pendant plusieurs années. Et là, on pourra les juger rétroactivement sur un acte commis quelques années plus tôt. On dira qu'il s'agissait d'un geste brutal et ils seront alors étiquetés « criminels à haut risque ». L'application rétroactive d'une loi va à l'encontre de la justice pour nous. Nous ne sommes vraiment pas d'accord avec cela en termes de justice fondamentale. Ma collègue voudrait ajouter quelque chose.
Mme Serradori : Pour ce qui est de l'aspect anticonstitutionnel, nous ne sommes pas avocates. Par contre, nous savons qu'il s'agit des droits de tout le monde, y compris les gens qui ont des problèmes de santé mentale. Le Canada a adhéré à certains outils des Nations Unies, entre autres, tous les droits sont universels et interdépendants. Mettre la sécurité du public de façon prépondérante à l'encontre du droit à la liberté des personnes alors qu'au Canada, actuellement, c'est une notion assurée, comprise et mise en œuvre par tous les tribunaux, nous n'en comprenons pas l'idée sous-jacente.
Les comités de la Chambre des communes et du Sénat ont reçu des membres de commissions d'examen, du Barreau et des experts médico-légaux et tous ont affirmé qu'il risque d'y avoir des difficultés liées à l'adoption de ce projet de loi par rapport à la Charte.
Les gens du ministère de la Justice ont répondu qu'ils avaient fait leurs travaux et que c'était peut-être possible que cela soit adopté. C'est une chose sur le plan légal. Une autre raison qui nous fait penser à ce côté anticonstitutionnel, c'est que plutôt que de s'attaquer aux réels problèmes sociaux des victimes, des personnes qui ont des problèmes de santé mentale, des familles, nous retrouvons dans ce projet de loi des mesures punitives, des mesures qui demandent quasiment la réouverture d'asiles psychiatriques.
Nous l'avons entendu tout à l'heure en parlant de préjugé, qu'une personne qui vit avec une déficience intellectuelle doit être classée, étiquetée « à haut risque ». Lorsqu'on nous demande pourquoi nous sommes contre le projet de loi, ce sont toutes ces choses qui entrent en ligne de compte. C'est à cause de la stigmatisation. C'est important. On essaie de tromper le public et les victimes avec ce projet de loi. Un crime sera commis qu'il y ait un projet de loi ou non. Nous avons vu que les récidives sont minimes.
Je vous remercie de nous donner la possibilité d'exprimer ce que nous n'avons pas pu exprimer au comité de la Chambre des communes.
Le sénateur McIntyre : Merci pour votre présentation.
Comme vous l'avez si bien mentionné, le projet de loi C-14 comprend trois volets. Un de ces volets vise à accroître la participation des victimes. Il s'agit, par exemple, d'accroître la sécurité des victimes, d'offrir aux victimes la possibilité de participer au régime relatif aux troubles mentaux, de voir à ce que les victimes soient avisées lorsque l'accusé est libéré, de prévoir des interdictions de communication entre l'accusé et la victime et, finalement, de veiller à ce qu'on tienne compte de la sécurité des victimes lorsque le tribunal ou la commission d'examen rend une décision. Cette loi s'appliquerait dans l'ensemble du pays et le but de la loi est de permettre aux victimes de se faire entendre plus efficacement dans le cadre du système de justice pénale.
Cela étant dit, auriez-vous d'autres recommandations à formuler à notre comité advenant le cas où le projet de loi C-14 deviendrait loi?
Mme Provencher : Comme on vous l'a dit, il y a deux choses. Il y a toute la définition d'accusé à haut risque et pour une durée de trois ans; d'ailleurs pourquoi trois ans? Je pense que la question a été soulevée. Pourquoi trois ans? Et pourquoi pas quatre ans ou cinq ans? On ne sait pas. Il faut remettre cela en question.
On ne dit pas qu'il n'y a pas de travail à faire concernant les commissions d'examen; il y aurait peut-être un travail à faire, premièrement, concernant la notion de « à haut risque » et la rétroactivité, dont on ne sait pas d'où elle vient; ce n'est pas dans le projet de loi. Il y a aussi le fait de donner l'adresse du domicile de la personne. Que les proches soient avertis lorsque la personne est libérée et que les victimes soient impliquées dans le processus, d'accord; mais les victimes ont besoin d'aide également, au-delà de cette protection. Elles ont vraiment besoin d'aide, et d'aide financière, entre autres. Il faudrait étudier ce volet et je pense que cela aiderait les gens et les victimes.
Le sénateur McIntyre : Madame Trudel, avez-vous un commentaire?
Mme Trudel : Pour nous, l'implication des victimes s'avère essentielle et, en ce sens, nous trouvons qu'il est important que les familles obtiennent des détails sur le lieu de résidence de leur proche lorsqu'il sera libéré.
Nous sommes ici dans la perspective du drame humain et non pas dans le petit délit mineur. Il s'agit de situations dans lesquelles des gens ayant des troubles mentaux ont perdu leurs facultés et en viennent à commettre des crimes très graves. À ce compte-là, nous sommes très favorables au fait que les familles aient davantage d'information qu'elles n'en ont présentement.
Le sénateur McIntyre : Merci.
La sénatrice Jaffer : Merci; j'ai beaucoup apprécié vos présentations. Madame Serradori, pouvez-vous expliquer en quoi vous pose problème le terme « accusé à haut risque »?
Mme Serradori : J'aimerais d'abord préciser que je ne suis pas la seule à avoir ce problème; nous représentons tous nos regroupements et vous avez reçu, à titre de sénateurs et sénatrices, toute la position de l'association appuyée par de très nombreux organismes.
La difficulté est arbitraire, d'autant plus qu'on parle de risques graves. Il y a eu tout un débat légal à ce sujet; on va vous laisser le côté légal, mais on sait que dans telle jurisprudence, on dit une chose et dans une autre, on dit autre chose. Mais cela frise l'arbitraire.
Aussi, on risque — parce qu'on n'a pas de connaissances ou de solutions —, d'enfermer des personnes qui ont besoin d'un environnement et qui ont besoin d'autres choses, peut-être, qu'uniquement un traitement médical. Alors, l'enfermer, c'est la solution de facilité.
L'autre aspect, c'est qu'on a entendu des histoires absolument épouvantables et qu'il faudrait se questionner sur le système judiciaire, et non pas faire porter la responsabilité d'erreurs judiciaires, par exemple, dans le cas d'une personne qui a été décrétée non criminellement responsable. Vous savez, dans les derniers cas de personnes non criminellement responsables, celles-ci n'avaient jamais eu un passé marqué par des problèmes de santé mentale. Elles n'avaient jamais rencontré de psychiatre, n'avaient pas reçu de diagnostic. Dans ce contexte, il est vite fait pour des millions de personnes qui ont des problèmes de santé mentale d'être considérées comme étant dangereuses. Entre autres, c'est pour cela.
Mme Provencher : C'est aussi parce que le plus gros préjugé en ce qui a trait aux gens ayant des problèmes de santé mentale, c'est vraiment l'association santé mentale et violence. Il y en a, cela existe et on ne dit pas que ça n'existe pas. Cela fait plus de 20 ans que je travaille pour la défense des droits en santé mentale avec des personnes qui vivent un problème de santé mentale; ils gèrent nos organisations et ils travaillent avec nous. Et pour tous ces gens, lorsqu'il arrive des drames tels ceux qu'on voit, qui sont épouvantables, terribles, insupportables, inexcusables, bien cela retombe également sur eux.
Lorsqu'une personne se voit donner un diagnostic psychiatrique, la première chose qu'elle perd, c'est sa crédibilité. Après, on pense à la violence; et on se dit que cette personne peut être dangereuse parce qu'elle a eu un diagnostic psychiatrique. De rajouter « criminel à haut risque » rajoute encore une couche de plus.
Je ne suis pas d'accord. Ce n'est peut-être pas l'intention du projet de loi, mais les répercussions sont importantes sur le terrain pour des milliers de personnes qui n'ont pas commis de crime et qui ne se retrouveront peut-être jamais en cour. Néanmoins, elles vont quand même subir une stigmatisation supplémentaire. C'est ce que cela va créer.
[Traduction]
Le président : Il nous reste approximativement 20 minutes, et de nombreux sénateurs souhaitent encore poser des questions. Je demanderais également aux témoins d'essayer d'abréger leurs réponses afin qu'avec un peu de chance nous puissions accommoder tous les sénateurs.
[Français]
Le sénateur Dagenais : J'aimerais remercier nos témoins.
Ma question s'adresse à Mme Provencher. J'ai entendu votre présentation; on a parlé de justice sociale, d'égalité et de liberté également. Vous semblez un peu frileuse à l'idée que le projet de loi permette de communiquer à la victime l'endroit où la personne va s'installer.
Il ne faut pas oublier que l'agresseur, lui, connaît l'endroit par contre où la victime demeure. Et souvent, la victime va demeurer au même endroit. On l'a constaté dans le cas des témoins précédents. Dans un cas largement médiatisé au Québec, celui du Dr Turcotte qui est un médecin qui connaît très bien la médication, on pouvait même supposer qu'à l'occasion il pouvait être un peu manipulateur. Ceci étant dit, les personnes qui sont atteintes de problèmes de santé mentale doivent prendre une médication et se retrouvent parfois isolées ou sont laissées à elles-mêmes.
Rien ne peut donc nous garantir qu'elles prendront leur médication. Je vous ferai remarquer, par ailleurs, que le projet de loi vise des crimes très graves et qu'il s'agit donc d'une infime partie; il ne s'agit pas de mettre tout le monde dans le même bain. Également, le projet de loi vise à protéger les victimes.
Ne croyez-vous pas que les personnes qui ont commis des crimes très graves, les personnes que le projet de loi vise, doivent vivre dans des milieux encadrés de sorte qu'elles prendront leur médication et que les victimes seront protégées? C'est ce que le projet de loi vise.
Mme Provencher : Premièrement, il y a des outils légaux qui existent pour obliger quelqu'un à suivre un traitement, au Québec en tous cas; c'est ce qu'on appelle les autorisations judiciaires de soins.
Par exemple, des milliers de personnes au Québec doivent se rendre à une clinique externe chaque mois pour recevoir une injection ou bien elles sont suivies pour prendre une médication. Si elles ne le font pas, la police va les chercher et les ramène à l'hôpital. Il y a des outils légaux pour répondre à ces besoins.
Je ne crois pas que le fait de retourner en arrière et d'institutionnaliser ces gens fera en sorte que nous y gagneront quelque chose et qu'automatiquement, nous serons en sécurité.
Le sénateur Dagenais : Pour votre information et pour être honnête avec vous, j'ai été policier pendant une trentaine d'années. Nous avons souvent eu à intervenir pour aller chercher des gens à la maison parce qu'ils souffraient de maladie mentale. Il fallait un ordre de la cour et une autorisation du juge sans quoi on ne pouvait pas amener la personne à l'hôpital. Je peux vous assurer qu'il était assez difficile les samedis et les dimanches après-midi de trouver un juge. Nous étions très mal outillés, très mal pris.
Évidemment, dans le cas du Dr Turcotte, vous avez suivi le dossier, vous savez qu'il a refusé de suivre des traitements à l'Institut Pinel. Je crois que le projet de loi vise à traiter les cas très graves et à protéger les victimes. Il ne s'agit pas là de généraliser.
Mme Provencher : Pour moi, ce n'est pas clair que le projet de loi oblige une personne à subir un traitement. On parle d'autre chose.
Le sénateur Dagenais : Ce n'est pas ce que j'ai dit. J'ai dit que ces gens devraient être mieux encadrés et nous visons surtout à protéger les victimes.
Mme Provencher : Mais pas des traitements.
Le sénateur Dagenais : C'est votre réponse.
Le sénateur Joyal : Je vous souhaite la bienvenue, mesdames. Madame Trudel, nous n'avons pas le plaisir de profiter de votre présence physique. Nous vous remercions toutes les quatre de votre contribution extrêmement réfléchie.
Je voudrais revenir sur la question de l'information transmise à la victime du lieu de rétablissement de la personne. Évidemment, comme vous l'avez dit, madame Provencher, nous connaissons la Charte des droits, l'article 3, la mobilité. Tout le monde doit avoir le droit de s'établir où il veut et avoir droit à la confidentialité de l'endroit de son établissement.
Je crois qu'il faut comprendre aussi que pour une personne qui a été victime et qui a connu un traumatisme important, parce qu'on ne peut pas ignorer que les proches de la victime ou la victime elle-même restent avec des séquelles psychologiques extrêmement difficiles à guérir, un des éléments de la guérison — je ne suis pas psychiatre ni psychologue, mais pour l'expérience personnelle qu'on peut avoir eu avec nos proches—, c'est le facteur temps et le facteur éloignement. Plus le temps passe, plus on veut relativiser l'événement et plus la vie doit reprendre son cours au quotidien.
Prenons l'exemple du cas que nous avons entendu ce matin, où la personne qui s'est rendue coupable du crime, du méfait, de l'agression en question revient habiter, faisons l'hypothèse la plus extrême, en face de la maison de sa victime. Comment pensez-vous qu'il puisse y avoir un éloignement dans le temps et dans l'espace propice à ce que la victime puisse reprendre son rythme de vie normal? De la même façon pour la personne qui a souffert d'aliénation mentale, comment pourrait-elle être confrontée tous les jours au souvenir du crime commis?
Il me semble, et je parle vraiment avec le gros bon sens, que l'idée d'éloigner ces personnes l'une de l'autre est un facteur de rétablissement autant pour la personne qui souffre d'aliénation mentale que pour la victime. Je vous parle en tant que citoyen ordinaire. Je m'imagine dans cette circonstance.
Comment le fait d'informer la victime de l'endroit où peut se rétablir la personne qui a souffert ou qui souffre d'aliénation mentale peut-il jouer des deux côtés en même temps? C'est un facteur qui n'est pas absolu et j'essaie de voir comment on peut démarquer les inconvénients et les avantages pour l'un et pour l'autre.
J'ai entendu hier les représentants du Barreau dire qu'il y a peut-être là un motif d'allégation de violation de la Charte, et cetera. Je suis très sensible à ces arguments, mais j'essaie de les voir en pratique. Il ne s'agit pas de théorie, c'est la vie de tous les jours. On le voit chez les gens psychiatrisés autant que chez les victimes. Il y a des traumatismes extrêmement importants et souvent vivaces. L'idée de communiquer l'endroit d'établissement, si la victime veut le savoir, fait peut-être aussi partie des thérapies auxquelles les victimes ont droit et qui ne sont pas suffisamment développées, comme Mme Trudel l'a dit au sujet des accusés à haut risque, à la page 2 de sa présentation où il est écrit :
Deuxièmement [...] devra obligatoirement bénéficier de traitements pharmacologiques, d'un suivi psychologique et de mesures de réinsertion sociale [...]
Tout cela s'impose aussi à la victime. Il y a deux victimes dans une situation comme celle-là. J'essaie de voir comment l'argument que vous reprenez à votre compte, auquel je suis réceptif, s'appliquerait en pratique et comment un juge réagirait dans une situation réelle.
Mme Serradori : D'abord, nous devons préciser que nous n'avons pas demandé le retrait de ce projet de loi, mais bien le retrait d'articles parce que nous soutenons tous les articles qui s'adressent aux victimes, sauf cet amendement.
Hormis le fait que c'est le viol d'un droit à la vie privé, ce qui n'est pas une petite chose, qu'est-ce que cela va changer? Parlons de terrain. Reprenons votre exemple. Mettons que par malheur, cette personne vient s'établir en face de sa victime, qu'est-ce que cela va changer pour la victime et pour la personne? De toute façon, elle va savoir qu'il est en face, et dans la pratique, qu'est-ce que cela va changer? Qu'est-ce qui va se passer?
La personne a le droit de résider là et l'autre personne aussi. Rappelez-vous, qu'en principe, la justice devrait être cela aussi, la personne a été libérée. Elle a payé sa dette. Nous comprenons ce que cela fait aux victimes, mais sur le plan pratique, qu'est-ce que cela vient changer? Rien. Cela vient juste violer un droit, proposer une illusion de sécurité à la victime, mais dans la vraie vie, sur le terrain, cela ne va rien changer.
Le sénateur Boisvenu : D'abord, mesdames Fradet et Trudel, je suis très heureux de vous revoir. Nous aurions aimé vous avoir avec nous ce matin. Je tiens à vous féliciter pour votre mémoire qui est très explicite et très bien préparé. Surtout, je voudrais vous féliciter pour votre travail qui en est presque un de missionnaire. Je sais que vous appuyez les familles dont un proche est atteint de troubles mentaux, toujours dans l'incertitude de savoir si l'individu peut être dangereux ou pas, surtout quand on connait l'état des services en matière de santé mentale au Québec; c'est un peu le parent pauvre du système de santé. Et depuis la désinstitutionalisation, souvent toutes les ressources n'ont pas suivi dans le milieu communautaire pour appuyer les familles.
Mesdames Trudel et Fradet, le fait que vous appuyez le projet de loi C-14 dénote que vous avez une très bonne connaissance des problèmes que vivent les familles dans le domaine de la santé mentale. J'aimerais revenir sur la notion de proximité.
On écoutait tantôt le témoignage de Mme Malo dont le beau-père a été assassiné par un individu excessivement dangereux. On dit que les gens qui ont des troubles mentaux récidivent peu; le sénateur Plett nous a donné hier des statistiques assez alarmantes sur le fait que les gens qui commettent des crimes graves, dans presque 30 p. 100 des cas, avaient déjà commis des crimes d'une gravité différente avant de commettre des crimes graves. Le niveau de récidive est donc peut-être beaucoup plus élevé que ce que les statistiques officielles révèlent.
J'aimerais revenir au sujet de la protection des victimes. Je vous demanderais de parler comme les familles dont un proche a des troubles mentaux. Concernant ces gens qui sont libérés, comme un enfant de 34 ou 35 ans souffrant de troubles mentaux et considéré à risque, il m'apparaît fondamental pour la famille elle-même de connaître l'adresse où il va s'installer pour savoir dans quel milieu leur enfant se retrouvera et de quel type de services il pourra bénéficier. L'adresse est à mon avis fondamentale pour la famille; ne pensez-vous pas?
Mme Trudel : Je connais peu de familles qui coupent les liens complètement avec la personne proche d'elles. Je suis impliquée au sein de la FFAPAMM, mais je suis aussi la mère d'un jeune homme qui a des troubles de santé mentale et je connais très peu de familles voulant couper les ponts. Le problème, comme on l'a dit à l'occasion de notre présentation, ce sont les traitements, et pas seulement les traitements pharmacologiques, mais aussi le suivi psychologique comme les mesures de réinsertion sociale, et le fait d'établir une notion de rétablissement et d'y adhérer. C'est autant au niveau de la personne qui a des troubles de santé mentale qu'au niveau de la famille. Là où le bât blesse, c'est au niveau des traitements, des plans d'intervention et des plans de suivi.
Mme Fradet : Par rapport à cette question de proximité du lieu d'hébergement, je pense que c'est tout à fait logique que les familles soient informées du lieu d'hébergement de leur proche lorsqu'il y a libération. Je ne pense pas que ce soit réaliste de croire que, pour quelqu'un ayant commis un acte très grave associé de violence et qui vient s'installer devant la maison de ses parents, cela n'occasionne pas de malaises. Je comprends toute la question de la Charte des droits, mais ce parent a vécu un traumatisme important; il y aura un sentiment d'insécurité, des craintes et un sentiment d'être épié par son proche. Ce sont des dommages psychologiques présents. Pour moi, la question de donner l'information à la famille est un minimum requis lorsque la personne doit quitter le milieu de détention. Le contraire m'apparaît complètement illogique.
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup.
Le sénateur Rivest : Merci et bienvenue. Je suis un peu de votre avis. Je suis toujours un peu méfiant quand on parle d'un tel problème. Fondamentalement, c'est un problème de santé mentale qui peut, mais non pas dans tous les cas, se traduire par de la violence et ressortir du Code criminel. Ce projet de loi escamote le vrai problème, avec les inconvénients que vous avez soulignés. Il faut reconnaître — et vous le reconnaissez aussi — que le projet de loi a quand même un certain nombre de mérites au titre des droits de la victime, et le sénateur McIntyre les a très bien énumérés. Je pense toutefois qu'on va trop loin, en ce sens qu'en pénalisant, on fait un lien direct entre santé mentale et violence, ce qui est loin d'être le cas.
Mme Trudel l'a également évoqué, à savoir qu'il y a tellement d'autres dimensions associées à ce problème social majeur, dont des dimensions qui relèvent des juridictions de l'Assemblée nationale du Québec et des services sociaux dans les municipalités. On ne gère pas ici la question de la santé mentale, mais un problème d'une expression de la santé mentale qui s'est traduit par un crime et a enfreint le droit des victimes; je suis tout à fait d'accord.
Je voudrais une précision. Madame Provencher, je comprends l'inconvénient juridique concernant la protection de la vie privée en ce qui a trait à la divulgation de la résidence, et le sénateur Joyal a soulevé des problèmes pratiques concernant cela. Mais quel est spécifiquement l'inconvénient pratique ou le tort qui peut être porté à la personne qui a souffert de maladie mentale et qui a commis un crime? Quel inconvénient peut-elle avoir à ce que son lieu de résidence soit transmis à la victime?
Mme Provencher : Le même que nous au niveau des droits fondamentaux.
Le sénateur Rivest : Je sais, mais à part des droits fondamentaux?
Mme Provencher : Une personne qui vit un problème de santé mentale et qui a commis un crime est une personne, un citoyen.
Le sénateur Rivest : Tout le monde sait où on demeure, nous.
Mme Provencher : Pas moi.
Le sénateur Rivest : Les sénateurs s'intéressent en particulier à cette question, compte tenu des problèmes qu'on a eus avec nos comptes de dépense; on nous a demandé où on demeurait.
Mme Provencher : On a vu quelques renseignements à ce sujet, mais c'est parce que la comparaison est un peu différente; vous faites un travail public.
Bref, c'est pour tout citoyen. Je veux rectifier une chose. C'est sûr que le fait d'avoir l'adresse de mon proche, cela fait partie de la normalité des choses. Quand on dit qu'on n'est pas d'accord avec le fait de révéler l'adresse de la personne, c'est par rapport à un étranger. C'est sûr que, malheureusement, lorsque le délit a été commis dans la famille proche, oui, bien sûr, c'est dans la famille. Mais dans les faits, on parle d'un droit fondamental qui est celui à la vie privée. Comme tout le monde.
Le sénateur Rivest : Je suis d'accord avec vous.
Mme Provencher : C'est comme tout le monde; sinon, cela veut dire que cette personne n'est pas considérée comme une personne ou comme tout citoyen et toute citoyenne du Canada. C'est en ce sens.
Le sénateur Rivest : Merci.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Je vous remercie tous d'être venus aujourd'hui.
Mesdames Trudel et Fradet, je vous comprends malheureusement très bien en raison d'événements tragiques qui sont survenus dans ma vie personnelle. Je sympathise au plus haut point avec votre situation, et je vous remercie de vous dévouer au nom des personnes aux prises avec une maladie mentale et de toutes les familles qui vivent cette souffrance avec elles.
Madame Provencher, lorsque le ministre Peter MacKay a comparu ici la semaine dernière, lui et moi avons eu un échange. Ce que nous avons tous les deux voulu exprimer dans le cadre de son témoignage, c'est qu'il y a malheureusement des millions de Canadiens qui vivent actuellement avec une maladie mentale. À l'heure actuelle, on peut penser que 5 millions de Canadiens en souffriront à un moment ou un autre de leur vie. Le ministre et moi voulions démontrer que seul un infime pourcentage d'entre eux sera touché par la loi.
Cela n'enlève rien au fait qu'il faut traiter ces délinquants comme il se doit afin de protéger le public, de les protéger d'eux-mêmes, et de les soigner, mais ce sur quoi nous avons voulu insister, c'est que le projet de loi ne stigmatise pas la maladie mentale. Il ne cible qu'une faible portion de ces gens : 5 millions de personnes vont souffrir de maladie mentale pendant leur vie, et, de ce nombre, seul un minuscule pourcentage sera touché par la loi.
Je tenais à ce que vous et les Canadiens qui nous écoutent aujourd'hui compreniez clairement que le projet de loi vise simplement un très petit groupe de délinquants qui ont le malheur d'être atteints de maladie mentale. Je ne suis donc vraiment pas d'accord pour dire que le projet de loi établit un lien direct entre la santé mentale et la violence.
Je tenais simplement à vous le préciser. Merci infiniment de vos exposés d'aujourd'hui.
La sénatrice Frum : La sénatrice Batters vient essentiellement de présenter l'argument que je voulais faire valoir, car j'ai moi aussi réagi lorsque vous avez dit que le projet de loi allait établir un lien dans l'esprit de la population entre les questions de santé mentale et la violence.
Je tiens aussi à préciser que pour déclarer qu'un individu est un accusé à haut risque, le tribunal doit prendre en compte au moins cinq facteurs différents : la nature et les circonstances de l'infraction; la répétition des actes; l'état mental actuel de l'accusé; les traitements suivis et à venir de l'accusé et la volonté de celui-ci à suivre ces traitements; et l'avis des experts qui l'ont examiné. Comme la sénatrice Batters l'a dit, et comme vous l'avez reconnu à la suite des observations du ministre MacKay, on parle d'un nombre limité d'individus.
Puisqu'un très faible pourcentage d'individus sera désigné ainsi, j'aimerais vous demander encore pourquoi vous en déduisez que le grand public pensera que tous ceux qui sont atteints d'une maladie mentale sont susceptibles d'être violents.
[Français]
Mme Provencher : C'est sûr que ce n'est pas l'intention du projet de loi. On comprend très bien que cela concerne un tout petit nombre; cependant, nous travaillons sur le terrain depuis 20 ans, et nous pouvons vous confirmer que lorsqu'un drame arrive, automatiquement, la population en général associe problème de santé mentale et violence.
Ce n'est pas le projet de loi, ni vous ni le gouvernement, c'est que dans la société, les préjugés, la peur des gens qui ont des problèmes de santé mentale, ça existe, et les gens ne font pas la nuance comme le projet de loi le fait, comme il est expliqué. Les gens dans la population ne le font pas.
L'association se fait automatiquement. Ici, c'est un criminel à haut risque, alors c'est encore pire. C'est encore plus stigmatisant. Sur le terrain, c'est ce que ça va donner, selon notre expérience de plus de 20 ans.
[Traduction]
La sénatrice Frum : Je comprends votre inquiétude, et je vous suis reconnaissante de votre travail dans ce domaine. Ce que vous faites est très important. Je vous ai toutefois entendu dire que le projet de loi ne changera pas la situation. En fait, ce que vous faites pour mettre un terme à la stigmatisation de la maladie mentale ne sera touché d'aucune manière par le projet de loi, car vous dites que celui-ci ne changera rien à la situation tant qu'il y aura de l'incompréhension.
Le président : Nous allons devoir nous arrêter ici.
Au nom du comité, je remercie tous les témoins de leur comparution. Nous vous sommes très reconnaissants de votre participation à nos délibérations.
Le dernier témoin de la journée est Carol de Delley, qui est venue du Manitoba pour être avec nous, ce que tous les membres du comité apprécient. Avez-vous un exposé à nous présenter avant que nous passions aux questions?
Carol de Delley, à titre personnel : Compte tenu de ce qui s'est passé la semaine dernière, j'ai eu peu de temps pour me préparer — sans compter le déplacement. C'est donc la synthèse la plus concise que je puisse faire. L'enjeu est tellement grand qu'il est difficile de le résumer en cinq minutes, mais je ferai de mon mieux.
Le président : Allez-y.
Mme de Delley : Bonjour, et merci de me donner l'occasion de parler de la non-responsabilité criminelle du point de vue des victimes. Je serai aussi brève que possible.
Le 30 juillet 2008, mon fils Timothy, âgé de 22 ans, a été cruellement et sauvagement assassiné pendant son sommeil à bord d'un autobus Greyhound. Le meurtrier a complètement profané son corps et a commis des actes de cannibalisme sur le cadavre pendant 4 heures et 48 minutes sous le regard de la GRC. La scène a été décrite comme un des meurtres les plus sordides de l'histoire du Canada. Depuis ce jour, le système en entier s'est concentré sur les droits et le bien-être de Vince Li. Le milieu psychiatrique est axé sur la réadaptation et la réinsertion sociale de cet « individu extrêmement malade », pour reprendre leur expression.
Tout compte fait, le système a complètement oublié Timothy. Pourquoi? On l'oublie parce que les affaires de non-responsabilité criminelle sont retirées du système judiciaire, puis placées entre les mains des systèmes de santé de chaque province. La non-responsabilité criminelle est un problème universel et une crise nationale qui est toutefois gérée par les provinces. Or, je crois que la question doit être de compétence fédérale plutôt que provinciale, et demeurer dans le système judiciaire plutôt que d'être transférée au système de santé.
Lorsque nous avons rencontré la Couronne pour la première fois, on m'a dit que l'homme qui avait fait cela à mon enfant est arrivé de Chine en 2001, et qu'il est pourtant tout aussi Canadien que moi. En tant que femme autochtone, j'ai trouvé cette affirmation très insultante. J'ai exprimé mes inquiétudes au ministre provincial de la justice, mais il en a fait fi. J'en suis sérieusement préoccupée, car la schizophrénie n'est pas une maladie qui se manifeste du jour au lendemain, comme les spécialistes l'ont indiqué. La maladie prend habituellement forme pendant des années. Ma question est la suivante : comment cet homme a-t-il réussi à entrer au pays? Quel est le mécanisme de contrôle en place? Au tribunal, j'ai entendu le meurtrier plaider non coupable, et son avocat de la défense affirmer qu'aucun crime n'avait été commis et que Vince Li n'est pas un criminel. Mon fils n'en demeure pas moins mort. C'est la vérité en vertu des lois canadiennes, et c'est scandaleux.
Je crois foncièrement que tous les meurtriers doivent être séparés de la société et que seul l'endroit où ils purgeront leur peine devrait changer. Les meurtriers atteints de maladie mentale devraient être placés dans une installation sécurisée conçue spécifiquement pour traiter leur maladie plutôt que dans un établissement psychiatrique conçu pour les personnes atteintes de maladie mentale qui n'ont commis aucun crime. Si j'avais besoin d'une aide psychiatrique, je ne devrais pas être obligée d'aller dans un établissement qui héberge ces dangereux criminels.
J'ai dépouillé plusieurs causes de non-responsabilité criminelle que des familles de victimes m'ont fait parvenir. Il est juste de dire que dans la plupart des dossiers que j'ai lus, voire dans la totalité des cas, le criminel avait déjà eu affaire au système de santé provincial, et souvent régulièrement. En vérité, même si la famille, les amis, les collègues et les associés de l'accusé ont des preuves vérifiables qu'il souffre d'une grave maladie mentale, cet individu « très perturbé » n'est pas obligé de recevoir un traitement s'il s'y oppose. Au fond, nous tenons une personne très malade responsable de son bien-être et de ses décisions, même si elle n'est manifestement pas en mesure de le faire. Mais si elle fait quelque chose de répréhensible, elle n'en est pas responsable.
Ces individus ne peuvent pas et ne doivent pas gagner sur les deux tableaux. S'ils sont malades au point de ne pas être conscients des conséquences de leurs gestes, l'État doit intervenir et assumer la responsabilité à leur place.
Je crois qu'une transparence et une responsabilisation sont nécessaires du côté des établissements et des professionnels qui s'occupent de ces criminels. Il faut prévoir, mettre en place et appliquer un mécanisme juridique qui obligerait ces individus malades qui dépendent des médicaments à traiter leur maladie, faute de quoi ils s'exposeraient à des accusations criminelles d'éventuelle négligence grave pouvant causer la mort. Ils auraient ainsi un casier judiciaire. Les familles des victimes auraient l'impression que justice a été rendue, le délinquant recevrait le traitement dont il a manifestement besoin, et le public serait en sécurité.
À ma connaissance, les systèmes qui nous ont laissé tomber n'ont aucunement été améliorés, et compte tenu de la grave pénurie de fournisseurs de soins en santé mentale au pays, je doute qu'on soit mieux préparé aujourd'hui qu'il y a six ans à prendre en charge les meurtriers atteints de maladie mentale qui courent les rues, ce qui a causé la mort de mon fils.
Je pose encore la question : qui va surveiller ces individus? Comment seront-ils surveillés? Qui est responsable en cas de récidive?
Je veux savoir pourquoi les droits du meurtrier l'emportent sur les droits fondamentaux à la vie et à la sécurité à bord d'un transport public de Timothy. Quelle est la meilleure façon de répondre aux besoins du criminel?
Lorsque je me suis adressée à la Chambre des communes en juin dernier, j'ai conclu avec ces questions : comment surveillons-nous ces individus? Qui le fait? Quels sont les programmes et les ressources en place pour aider les délinquants remis en liberté?
Je vous remercie encore de m'avoir permis de porter les inquiétudes de mes concitoyens et des collectivités à l'attention des dirigeants et des décideurs du pays.
Meegwetch. Ekosani. Merci.
Le président : Je vous remercie encore. C'est le sénateur McIntyre qui va commencer à vous poser des questions.
Le sénateur McIntyre : Mme de Delley, je vous présente mes plus sincères condoléances pour le décès de votre fils.
Mme de Delley : Merci.
Le sénateur McIntyre : Avant de devenir sénateur, j'étais président du comité d'appel du Nouveau-Brunswick. Durant mon mandat, c'est moi qui me suis occupé des audiences sur l'aptitude et la non-responsabilité criminelle dans l'affaire de Gregory Allen Despres, un jeune homme qui a assassiné un couple de personnes âgées en 2005 à Minto, au Nouveau-Brunswick. En fait, le meurtrier avait décapité l'homme. Je me souviens parfaitement de la famille de Fred Fulton lorsqu'elle a présenté la déclaration de la victime au tribunal. Voilà les pensées qui m'habitent lorsque je m'adresse à vous.
M. Despres est actuellement détenu au Centre de rétablissement Shepody, qui fait partie du Pénitencier de Dorchester, au Nouveau-Brunswick. Malgré les preuves accablantes, il n'a jamais avoué l'actus reus, c'est-à-dire les meurtres. Il souffre encore de schizophrénie paranoïde chronique. Il prend ses médicaments, mais n'a aucune conscience de sa maladie mentale.
Dans le cas de Vince Li, je crois comprendre qu'on l'a laissé quitter l'hôpital psychiatrique sans escorte. J'ai lu que son psychiatre traitant croit que M. Li, qui souffre lui aussi de schizophrénie paranoïde, n'a plus de délires et est un patient non-violent modèle, tout comme M. Despres l'est actuellement. Il prend ses médicaments, et M. Despres aussi.
Je crois savoir que vous n'êtes pas d'accord avec cette décision. Est-ce parce que, comme dans le cas de M. Despres, vous avez l'impression que Vince Li, même s'il prend ses médicaments, n'a aucune compréhension de sa maladie mentale, et que les chances de rétablissement sont très minces sans une telle compréhension?
Mme de Delley : À ma connaissance, la schizophrénie paranoïde est incurable. Elle peut seulement être gérée à l'aide de médicaments et d'une thérapie intensive.
Le sénateur McIntyre : Vous avez tout à fait raison.
Mme de Delley : Je serais bien étonnée qu'il ne se porte pas mieux après six ans de thérapie intensive et de médicaments administrés régulièrement dans un milieu contrôlé. Son cas n'a rien d'inquiétant tant qu'il reçoit des soins et un traitement. Ce qui me préoccupe, c'est lorsqu'il finira par être libéré et qu'il sera laissé à lui-même. Je doute qu'il puisse être surveillé comme il se doit dans la société. Tout dépend de l'endroit où il vivra, mais s'il s'installe dans un milieu rural ou assez éloigné, il n'aura pratiquement aucune chance d'accéder aux programmes et aux ressources.
Je pense que sa maladie peut être traitée et gérée dans un lieu où il peut vivre avec son esprit. Mais s'il est laissé à lui-même, j'ignore si c'est possible. Il s'est déjà montré récalcitrant, ce qui est un signe de sa maladie. Lorsque les patients commencent à se sentir mieux, ils cessent de prendre leurs médicaments. J'ai lu quelque part qu'entre 75 et 85 p. 100 d'entre eux arrêtent de prendre leurs médicaments dans les 12 mois suivant leur remise en liberté. Ces chiffres me glacent le sang.
Nous ne devrions pas avoir à nous en soucier, à mon avis. La liberté au sein de la société, surtout une société qui n'a aucun mécanisme juridique obligeant l'individu à prendre ses médicaments... On peut demander et proposer que ce soit une condition à sa remise en liberté, mais il n'existe en fin de compte aucun mécanisme juridique qui oblige l'individu à le faire. S'il récidive, qui sera responsable? Nous savons déjà qu'il ne l'est pas. La commission d'examen n'en prendra pas la responsabilité non plus. Au bout du compte, je crois qu'il nous incombe à nous, la société, de protéger non seulement les victimes innocentes, mais aussi l'individu atteint de maladie mentale.
Vince Li ne peut pas guérir. Je le regrette. Est-ce que cela veut dire qu'il devrait selon moi circuler librement? Surtout pas — il ne devrait jamais être libéré, compte tenu de son crime. Il a posé un geste bien plus grave que ce qu'un schizophrène ordinaire pourrait faire. Même si les professionnels disent qu'il a conscience de sa maladie, il n'a jamais reconnu ses actes de cannibalisme. Ce n'est pas rien!
Le sénateur McIntyre : Je suis entièrement d'accord. Si une personne souffre de schizophrénie paranoïde chronique, sa maladie est incurable. Tout ce qu'on peut faire, c'est veiller à ce qu'elle prenne ses médicaments pour contrôler la maladie. Je suis tout à fait d'accord, et cela m'inquiète.
Le sénateur Plett : Madame de Delley, je vous remercie d'être avec nous. Je viens moi aussi du Manitoba, et j'étais devant mon téléviseur lorsque c'est arrivé. Je dirai simplement que nous comprenons votre souffrance et certainement votre peur à l'idée que Vince Li sorte sans surveillance. Je suis d'accord pour dire que sa maladie est incurable; elle peut être gérée, mais il faut pour cela qu'il soit soigné par quelqu'un.
J'ai lu des chiffres sur la récidive hier aux fins du compte rendu. Le nombre d'individus qui récidivent est élevé. Les détracteurs du projet de loi prétendent le contraire. J'aimerais que vous nous disiez brièvement ce que vous en pensez, mais avant, j'aimerais vous poser une autre question.
D'autres détracteurs parlent des préjugés. Je sais ce que vous allez répondre, mais j'aimerais que vous le disiez vous-même. Ne croyez-vous pas que seul Vince Li est à blâmer pour la stigmatisation de ce crime haineux, lui qui a publiquement décapité votre fils et commis des actes de cannibalisme sur son cadavre? N'est-il pas le seul responsable si les personnes atteintes de maladies mentales sont stigmatisées en raison de son crime?
Ce sont les deux questions auxquelles j'aimerais que vous répondiez.
Mme de Delley : D'accord. Votre première question...
Le sénateur Plett : Ma première question concerne les récidivistes. Les opposants prétendent que les risques de récidive chez les gens comme lui sont très faibles. Selon les statistiques qui nous ont été remises hier, on parle de 7 p. 100, alors que selon les statistiques que j'ai, c'est plutôt 30 p. 100. Peu importe, je ne crois pas que cela soit une source de réconfort pour les 7 p. 100 qui meurent aux mains de récidivistes. Donc, ma question porte sur la récidive et la stigmatisation.
Mme De Delley : Je crois que c'est un crime que de donner l'occasion à un individu qui a fait preuve d'un tel niveau de violence et démontré ses capacités de répéter le même comportement.
La récidive? J'ignore s'il récidivera. Je crois simplement qu'il ne devrait pas en avoir l'occasion. Certains récidivent, mais pas tous. Je pense, notamment, à cet individu sur la côte Est jugé non criminellement responsable qui, alors qu'il jouissait d'un laissez-passer d'une heure, a tuer un militant important des droits des homosexuels. Je ne crois pas que ce soit guère réconfortant pour sa famille d'apprendre que les taux sont si bas — bla-bla-bla. Voilà ce que j'entends lorsqu'on parle de statistiques et de pourcentage, notamment lorsque ce sont des opposants qui s'expriment, comme dans ce cas-ci. Ce n'est pas réconfortant du tout. Les statistiques et les pourcentages, ce sont des chiffres, et on peut leur faire dire ce qu'on veut. Ce qui m'intéresse, ce sont les faits et, à mon avis, étant donné ce que cet individu a fait, la capacité qu'il a démontrée et le fait qu'il ne peut être guéri, il ne devrait jamais avoir l'occasion de récidiver.
Ce qui m'inquiète le plus s'il est libéré et qu'il récidive, c'est qu'il ne peut pas être tenu responsable, ni lui, ni personne. Si Vince Li n'est pas responsable de ce qui est arrivé à mon enfant, alors qui l'est? J'ai beaucoup d'inquiétudes et de questions qui demeurent sans réponse et il n'existe probablement aucune bonne réponse à ces questions.
Vince Li est arrivé au pays en 2001. Il a obtenu sa citoyenneté en 2005, la même année où il a été traité pour schizophrénie. Ça, ça m'inquiète. Comment est-il entré au pays? Quel est le processus de sélection? Quelles questions ont été posées ou n'ont pas été posées afin de permettre à un individu gravement malade comme lui d'entrer au pays? Cette maladie peut prendre des années avant de se manifester. Elle n'apparaît pas du jour au lendemain. Dans le cas de Vince Li, elle s'est manifestée sur le tard. Il a été traité dans un établissement de santé mentale et on l'a laissé partir sans faire de suivi. Aujourd'hui, les gens concernés parlent en son nom et le protègent. Mais, où étaient-ils lorsqu'il cherchait de l'aide?
C'est une situation très courante. D'ailleurs, dans tous les dossiers que j'ai consultés — et j'en ai consulté plusieurs —, l'individu ou l'agresseur a été traité à plusieurs reprises avant de commettre son crime. Pour la plupart, ils ont eu plusieurs confrontations avant l'infraction désignée; c'est ainsi que l'on qualifie le meurtre de mon enfant — une infraction désignée.
J'ai de la difficulté à saisir toute cette terminologie. Vince Li était-il atteint d'une maladie mentale ou d'une déficience mentale? Était-il arriéré? Il y a tant de termes différents. Que veulent-ils dire? Est-ce du pareil au même?
Ce que je sais, c'est ce qu'il a fait à mon enfant. Je sais également qu'il ne peut pas être guéri. Je crois qu'il doit être isolé.
Ça, c'est pour votre première question. Quelle était votre seconde question?
Le sénateur Plett : La stigmatisation.
Mme de Delley : Je ne peux pas être tenue responsable de la stigmatisation d'un individu. Ceci n'est pas une stigmatisation. Ce sont des faits. Ce sont les gestes qu'il a commis. Ce n'est pas de la stigmatisation. La stigmatisation entourant la maladie mentale? Ni elle, ni mon fils ne sont la source des événements survenus. Je ne crois pas que ce débat fasse avancer les choses. Selon moi, les gens veulent qu'on les protège des individus gravement malades.
La stigmatisation? Je ne sais même pas quoi dire. Je ne sais pas quoi dire de plus à ce sujet.
Le sénateur Plett : Je comprends.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je désire vous offrir toutes mes condoléances pour la mort de votre fils. Je veux vous amener sur le terrain de votre participation dans les procédures qui ont eu lieu. J'ai un cas en tête, celui d'un malade psychiatrisé, à Trois-Rivières, qui avait assassiné ses parents. Il les avait décapités. La famille a dû se battre pour qu'il ne reprenne pas sa liberté. Le jour où la Commission de la santé mentale du Québec le remettait en liberté, il mettait le feu à l'hôpital. C'est pour cela qu'on l'a interné. Selon les statistiques sur la participation des victimes au processus de remise en liberté, aux audiences des commissions en santé mentale, c'est 0,4 p. 100 des victimes qui vont pouvoir s'exprimer dans le cadre du processus.
Quelle a été votre expérience avec la commission de santé mentale de votre province quand le criminel de votre fils a demandé d'être remis en liberté? Avez-vous participé aux audiences? Avez-vous eu un mot à dire sur sa remise en liberté? Avez-vous été considérée dans le processus de remise en liberté?
[Traduction]
Mme de Delley : Non, je n'ai pas été consultée. J'avais de nombreuses préoccupations. De façon générale, on apprend le jour même de l'audience de la commission d'examen ou peu de temps avant quelles sont les demandes de l'équipe de traitements de Vince Li. On ignore ce qu'elle demande jusqu'au jour de l'audience. En réalité, nous ne sommes que des spectateurs.
Nous avons très peu d'impact sur le processus. Même nos déclarations de la victime sont censurées. Je n'ai qu'une seule occasion de dire comment je me sens, de m'exprimer, mais mes propos sont censurés pour ne pas blesser le délinquant ou nuire à son traitement. C'est dégoûtant. Il devrait entendre comment je me sens, comment il a terrassé ma famille. Ce n'est pas uniquement ma famille qui a subi ce traumatisme, cette dévastation, ce sont tous les Canadiens. Ce crime horrible a retenu l'attention des médias étrangers. Aux audiences, les membres de son équipe prétendent qu'il va bien, que c'est un modèle, que c'est un bon gars; c'est très difficile d'entendre l'avocat de la défense dire que Vince Li n'est pas un criminel, qu'aucun crime n'a été commis. Ce n'est pas parce que personne n'a été tenu responsable d'un crime que celui-ci n'a pas été commis. Quelqu'un a tué mon fils. Ce processus est disgracieux. Il ne fait aucun doute que c'est une erreur judiciaire, car aucune justice n'a été rendue.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Croyez-vous que le projet de loi C-14 va assez loin pour protéger les victimes et les familles?
[Traduction]
Mme de Delley : Non. S'il n'y a pas de mécanisme obligeant les patients à prendre leurs médicaments dans le cadre de leur traitement, absolument pas.
Est-ce un pas dans la bonne direction? Certainement. En ce qui me concerne, toute amélioration à ce qui existe actuellement est la bienvenue.
Le pourcentage des familles des victimes qui s'expriment auquel vous avez fait référence plus tôt ne me surprend pas, car le sentiment d'impuissance et le désarroi que l'on ressent sont incommensurables. Il ne faut pas oublier que les familles des victimes sont si traumatisées et qu'elles ressentent un sentiment d'impuissance si grand qu'elles n'arrivent pas à s'exprimer. Non seulement elles n'y arrivent pas, mais elles ne veulent pas s'exprimer en raison de la réaction hostile que cela suscite chez les intervenants du milieu de la santé mentale, notamment.
Mais, vous savez quoi? Je m'en fiche. Je me fiche de cette hostilité. Je sais dans mon for intérieur qu'il est de mon devoir de faire tout ce que je peux pour protéger les autres membres de ma famille et de ma collectivité, et c'est ce que j'essaie de faire. Je ne crois pas qu'il soit dans le meilleur intérêt de la population de remettre Vince Li en liberté. Pas de mon vivant.
[Français]
Le sénateur Rivest : Je comprends, à la suite de la question du sénateur Boisvenu, qu'on ne vous a pas demandé du tout votre avis sur les remises en liberté de Vince Li. Pour le protéger lui, on ne voulait pas que vous exprimiez ce que vous-même et votre famille avez vécu. Franchement, cela dépasse l'entendement.
Est-ce que vous avez reçu de la part des services sociaux ou des services communautaires, dans votre milieu, vous-même et votre famille, de l'assistance à la suite de cet évènement et dans les démarches que vous avez dû faire à la suite de cet épouvantable drame que vous avez vécu?
[Traduction]
Mme de Delley : En un mot, oui, nous avons obtenu de l'aide des services aux victimes. On nous a remis une liste de services de consultation. N'oubliez pas que c'est différent d'une province à l'autre. Dans chaque province, l'accès à des soins de santé mentale est limité. En tant que victime, j'ai eu droit à quatre ou peut-être six visites chez un psychiatre, si je me souviens bien. C'est tout juste assez de temps pour expliquer ce qui s'est produit. Ce n'est pas suffisant pour également obtenir des outils ou des ressources qui pourraient nous aider.
J'ai choisi de me tourner vers mon aîné autochtone pour obtenir des conseils spirituels. Cela m'a été extrêmement utile et bénéfique. Ma famille et moi pouvons la contacter jour et nuit et elle s'engage à être disponible en tout temps, qu'elle soit payée ou non. C'est exceptionnel. Si on veut consulter un psychiatre ou un autre professionnel de la santé, il faut d'abord ajouter son nom à une longue liste d'attente. Ensuite, lorsque vient son tour, on ne dispose que de six ou sept rendez-vous pour expliquer sa situation avant de se faire dire : « Merci, mais vos séances sont écoulées. » Sérieusement. La pénurie de soins est immense, et pas seulement à l'échelle provinciale, mais aussi à l'échelle nationale. Le nombre de fournisseurs de soins de santé mentale est extrêmement limité, alors que le nombre de délinquants atteints d'une maladie mentale augmente. Il y a un énorme déséquilibre.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup d'avoir accepté notre invitation, madame de Delley. J'ai été très bouleversée la semaine dernière d'apprendre que le tueur de votre fils avait reçu un laissez-passer d'une journée sans escorte, plus particulièrement que la procureure de la Couronne du Manitoba ne s'y était pas opposée. Était-ce Andrew Swan le ministre néo-démocrate de la Justice au Manitoba à ce moment-là?
Mme de Delley : Oui.
La sénatrice Batters : Vous nous avez dit plus tôt qu'il n'avait pas tenu compte des préoccupations dont vous lui aviez fait part.
Mme de Delley : C'était un ministre différent à l'époque.
La sénatrice Batters : Était-ce Dave Chomiak?
Mme de Delley : C'est exact.
La sénatrice Batters : Pourriez-vous nous dire ce qui s'est passé?
Mme de Delley : J'aurais dû vous apporter la lettre. Je lui ai envoyé une lettre pour lui expliquer la situation et lui dire que je n'ai pas aimé ce que la procureure de la Couronne m'a dit lors de notre première rencontre. Honnêtement, je n'aurais probablement pas aimé ce que quiconque m'aurait dit. Mais, de me faire dire que Vince Li est aussi Canadien que moi... Je comprends que c'est peut-être le cas aux yeux de la loi, mais en tant qu'autochtone ayant vécu ici toute ma vie, en tant que contribuable respectueuse des lois et membre utile de la société pendant toutes ces années, de me faire dire qu'un immigrant chinois qui n'a pas vraiment contribué à la société est aussi Canadien que moi, une contribuable dont les impôts aident à payer pour l'internement de celui qui a tué son enfant, c'est absurde. Totalement absurde. Je ne peux pas vous témoigner toute ma frustration à ce sujet.
Ma famille a été dévastée financièrement. Mon conjoint venait tout juste d'être promu. Mais, la tornade de force cinq qui s'est abattue sur notre rue l'année précédant la mort de mon fils, puis le meurtre de mon fils... Ce fut tout simplement trop pour lui. Il a quitté son poste. L'alcoolisme est maintenant très répandu dans ma famille, car les gens ont de la difficulté à faire face à la situation.
Soyons clairs : les quelque 30 témoins qui étaient à bord de l'autobus, des enfants allant jusqu'aux personnes âgées, ainsi que les plus de 40 membres du personnel d'urgence présents sur la scène, ont été traumatisés par l'image de Vince Li brandissant la tête de mon fils. Ces gens ont été terrassés par cette image et souffrent probablement d'une maladie mentale. Ils ne peuvent pas obtenir les soins dont ils ont besoin, mais il est très important de prendre bien soin de Vince Li, de s'assurer qu'il reçoit tous les traitements nécessaires, bla-bla-bla. C'est bien tout cela, mais qu'il reste interné. Ainsi, il pourra continuer à recevoir ces traitements et la population se sentira en sécurité.
La sénatrice Batters : Très brièvement, nous n'oublierons jamais votre fils. Je vais vous donner l'occasion de nous parler un peu de votre fils, Tim McLean.
Mme de Delley : Merci. C'est très rafraîchissant, car, habituellement, tout tourne autour de Vince Li. Lorsque sa photo apparaît dans les journaux, grande comme ça, en première page. S'il y a une photo de Timothy, c'est dans un petit carré.
Il est clair que Timothy était mon enfant rebelle. C'était un farceur. Il était drôle; il avait un sens de l'humour formidable. Il n'avait peur de rien. Il sautait à pieds joints dans tout ce qu'il entreprenait. Il était très intelligent, mais l'école l'ennuyait. En cinquième année, il avait déjà lu tous les livres de la bibliothèque de l'école. Les études secondaires ne le stimulaient pas suffisamment, alors, il a décroché. Il a choisi de voyager avec le carnaval. Cela lui donnait l'occasion de voir du pays et de rencontrer des gens intéressants. Ça ne l'effrayait pas. Il avait peur de voler, ce qui explique pourquoi il a pris l'autobus. C'était un garçon très drôle.
Dès son jeune âge, il me disait toujours : « Maman, un jour, je serai célèbre. » Je vous le jure. C'est une des dernières choses qu'il m'a dite. Le fait qu'il ait décroché au secondaire a beaucoup encouragé notre plus jeune, Kendall, son jeune frère, a terminé ses études. Kendall avait beaucoup de difficultés à l'école, mais il a terminé ses études. En juin de cette année-là, Timothy est venu assister à la cérémonie de remise de diplôme de Kendall. Je suis très heureuse d'avoir pu passer cette soirée en sa compagnie, car la dernière chose qu'on s'est dite, c'est : « Je t'aime. » Alors qu'il se dirigeait vers le parc de stationnement, il s'est retourné et m'a dit : « Maman, un jour, je serai célèbre. » J'ignorais que ce serait sa dernière journée sur terre qui ferait de lui un homme célèbre. Il me manque.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci, madame de Delley, pour le grand courage que vous démontrez en venant ici aujourd'hui nous raconter cet événement. Je vous écoute et cela me fait penser à un cas similaire que nous avons vécu au Québec alors qu'un garçon dénommé Lin Jun avait été démembré par Luka Rocco Magnotta. J'avais alors été mandaté par le gouvernement d'assister à la messe commémorative, où j'ai rencontré le père, la mère et le frère qui étaient dévastés. Je peux comprendre aujourd'hui que vous êtes tout autant dévastée, mais que vous avez quand même le courage de venir nous parler.
Il y a eu l'évènement, vous et votre famille êtes des victimes. Comment avez-vous vécu après cet événement? Et après, il en arrive un deuxième qui est libéré maintenant, qui peut se promener librement. J'imagine que c'est un deuxième drame dans un drame.
[Traduction]
Mme de Delley : Tout à fait. Je me sens à nouveau comme une victime. Le 30 juillet marquera le sixième anniversaire de la mort de Timothy. Nous avons assisté au procès et à six audiences de la commission. Chaque fois, c'est comme si nous étions à nouveau victimes, car on a l'impression que le système se fout éperdument de nous. Pardonnez-moi mon langage.
Il est difficile d'assister aux audiences quand on sait qu'on ne peut rien faire; dans sa forme actuelle, le système ne nous permet pas d'avoir un impact quelconque. C'est la raison pour laquelle je me bas. Je veux changer les choses en mémoire de Timothy afin que de nombreuses vies puissent être épargnées. Les individus qui nécessitent des traitements doivent être tenus à l'écart du public. Il faut les protéger contre leur propre maladie et les garder en sécurité.
Je ne suis pas d'accord avec ceux qui réclament le rétablissement de la peine de mort, mais si on s'engage à traiter un individu et qu'on sait qu'il ne peut pas être guéri, qu'il aura cette maladie à vie, il faut le garder en établissement pour le reste de ses jours afin qu'il puisse continuer à recevoir des traitements.
Le président : Dans votre exposé, vous avez très bien résumé l'essentiel des préoccupations lorsque vous avez dit qu'on laissait à un individu très malade la responsabilité de prendre ses propres décisions. Ensuite, lorsqu'il fait quelque chose de mal, il n'en est pas tenu responsable. C'est un point qui a été soulevé à maintes reprises, même par les témoins qui n'appuyaient pas totalement ce projet de loi, soit que les interactions avec le système de santé mentale sont fréquentes, mais que les gens ne sont pas tenus de se faire traiter, sans parler du fait que les infractions sont de plus en plus sérieuses.
En réalité, c'est une question de droit. Vous avez beaucoup critiqué les lacunes du système judiciaire canadien en matière de santé mentale. Avez-vous eu l'occasion d'en discuter avec quelqu'un? Y a-t-il une façon pour le comité d'aborder cette question? Je pense, notamment, au droit de refuser les traitements. J'ai déjà soulevé le problème lorsque la Loi sur la santé mentale a été modifiée, à Toronto, il y a plusieurs années afin de permettre ce refus de traitement. Je me demande si vous avez eu l'occasion d'aller plus en profondeur dans ce dossier.
Mme de Delley : Je me suis tellement concentrée à essayer de sensibiliser la population à la question que je ne n'en ai pas eu le temps.
Je crois qu'il est ridicule de laisser un individu prendre ses propres décisions, alors qu'il a clairement démontré qu'il en est incapable. Encore une fois, vous me pardonnerez l'expression, mais celui qui dit à un délinquant : « Nous allons vous libérer. Il revient à vous maintenant de choisir de poursuivre ou non vos traitements ou de prendre vos médicaments » est encore plus cinglé que le délinquant lui-même. Je sais qu'on le lui dira autrement, qu'il doit poursuivre ses traitements. On peut exiger qu'il les poursuive, mais en l'absence de mécanismes juridiques, personne ne peut l'y obliger. Honte à nous si nous laissons à un individu jugé non responsable de ses actes le choix de prendre ou non ses médicaments et s'il récidive.
Le président : Vous avez dit plus tôt, en réponse à une autre question, qu'il n'existe aucun recours si un délinquant récidive. On ne peut leur attribuer une responsabilité civile. Si j'ai bien compris, ils ne peuvent pas être poursuivis.
Mme de Delley : Il a déjà démontré qu'il refusait d'obtempérer.
Le président : Je parle des membres de la commission qui décident des libérations. Ils ne peuvent pas être tenus civilement responsables.
Mme de Delley : C'est exact. Vince Li, les membres de la commission, le système de santé mentale, ni l'un, ni l'autre ne peut être tenu responsable. Je sais que mon ex-conjoint a intenté une poursuite six ou huit semaines après la mort de Timothy. Je n'ai rien à voir avec cette poursuite et je ne suis pas au courant des détails, mais je crois comprendre que le gouvernement et la GRC ne sont plus visés par cette poursuite. Seuls Vince Li et Greyhound le sont encore. C'est tout ce que je sais à ce sujet.
La sénatrice Frum : Je ne voulais pas que vous nous quittiez avant d'avoir la chance de vous dire à quel point vous êtes incroyable. Votre fils serait fier de ce que vous faites et de la grande militante que vous êtes.
J'aimerais savoir précisément si, une fois qu'elle sera en vigueur, cette mesure législative aura un impact dans votre dossier. Si j'ai bien compris, la Couronne devrait interjeter appel.
Mme de Delley : J'ignore quelles étapes devront être prises pour s'assurer que Vince Li demeure interné ou si une telle décision serait rétroactive. Je l'ignore. C'est hors de mon contrôle. J'aimerais bien que cette décision me revienne.
Le président : Je crois que nous avons terminé. Ce fut un témoignage empreint d'émotion et je crois que les membres du comité ont été touchés. Comme les membres l'ont déjà souligné, vous avez fait preuve de beaucoup de courage et avez considérablement contribué à notre étude de ce projet de loi.
Des voix : Bravo!
Le président : Vous nous avez également donné beaucoup de matière à réflexion. Une des choses que peut faire le comité à la fin de ces études s'est ajouté des observations au rapport qu'il remet au Sénat. Vous nous avez donné plusieurs sujets de discussion intéressants à ajouter à notre rapport. Nous vous en remercions infiniment.
Mme de Delley : Merci.
(La séance est levée.)