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RIDR - Comité permanent

Droits de la personne

 

Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne

Fascicule 14 - Témoignages du 8 décembre 2014


OTTAWA, le lundi 8 décembre 2014

Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne, auquel a été renvoyé le projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d'autres lois en conséquence, se réunit aujourd'hui, à 13 heures, pour étudier le projet de loi.

La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Honorables sénateurs, bienvenue à la 24e réunion du Comité sénatorial permanent des droits de la personne, en cette deuxième session de la 41e législature du Parlement.

[Français]

Le Sénat a confié à notre comité le mandat d'examiner les questions liées aux droits de la personne au Canada et à l'étranger.

Je m'appelle Mobina Jaffer. Je suis la présidente de ce comité.

[Traduction]

Je vais demander au sénateur Eggleton de se présenter, ce que feront ensuite aussi les autres membres du comité.

Le sénateur Eggleton : Art Eggleton, sénateur de Toronto.

La sénatrice Nancy Ruth : Nancy Ruth, de Toronto.

La sénatrice Eaton : Nicky Eaton, de Toronto.

La sénatrice Frum : Linda Frum, de l'Ontario.

La présidente : Nous poursuivons aujourd'hui nos audiences sur le projet de loi S-7, Loi modifiant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d'autres lois en conséquence. Le projet de loi fait de la polygamie un nouveau motif d'inadmissibilité ou un nouveau motif pour refuser le droit de séjour au Canada, précise que l'âge minimal pour le mariage est 16 ans, limite l'utilisation de la défense criminelle de la provocation et crée de nouvelles infractions et de nouveaux engagements de ne pas troubler l'ordre public liés aux mariages forcés et aux mariages précoces.

Nous entendrons notre premier témoin aujourd'hui par téléconférence. Il s'agit d'Hannana Siddiqui.

Madame Siddiqui, nous vous remercions de vous être libérée pour nous. Je sais que vous et le greffier avez déjà communiqué. Nous voulons vraiment entendre parler de votre expérience. Nous allons vous demander de nous présenter un exposé détaillé. Je crois savoir que vous avez des choses à dire avant que nous vous posions des questions.

Hannana Siddiqui, à titre personnel : Merci beaucoup. Je suis Hannana Siddiqui, la responsable des politiques et de la recherche d'une importante organisation de femmes de minorités visibles au Royaume-Uni, Southall Black Sisters, qui a vu le jour en 1979 et qui s'intéresse tout spécialement aux besoins des femmes noires et membres de minorités visibles confrontées à la violence sexiste. Je travaille pour l'organisation depuis 27 ans, et j'œuvre dans le domaine depuis environ 30 ans. J'étais l'un des membres originaux du groupe de travail du Home Office sur les mariages forcés, lorsque le gouvernement britannique s'est intéressé pour la première fois à la question des mariages forcés, vers la fin des années 1990. J'ai participé à la mise en place — ou, du moins, j'ai eu une certaine influence sur la mise en œuvre — de l'unité conjointe sur les mariages forcés du Home Office et du Foreign and Commonwealth Office, un organisme gouvernemental qui vient à la rescousse des victimes de mariages forcés. J'ai aussi aidé à définir les lignes directrices législatives et pratiques à l'intention des organismes professionnels en ce qui concerne les mariages forcés, et j'ai aussi aidé Lord Lester à présenter la Forced Marriage (Civil Protection) Act 2007, qui parle pour la première fois de l'idée d'ordonnances de protection, qui sont des ordonnances civiles, associées aux mariages forcés.

J'ai participé à l'ensemble des cas de crimes d'honneur très médiatisés, dans le but de traduire les coupables en justice. J'ai travaillé en collaboration avec les services de police et le Crown Prosecution Service sur la violence faite au nom de l'honneur et les mariages forcés. J'ai aussi participé à un certain nombre de dossiers très médiatisés de femmes battues, qui ont tué des hommes violents durant les années 1990, ce qui a mené à la réforme de la loi sur la provocation. J'ai aussi travaillé en collaboration avec le Home Office sur des stratégies pour lutter contre la violence contre les femmes et les filles.

Au Royaume-Uni, les débats sur les pratiques néfastes ont commencé vers la fin des années 1990. Ces débats et les mesures connexes prises par le gouvernement ont été très bien accueillis par les ONG de femmes, les organisations de femmes noires et membres de minorités visibles, comme la nôtre, qui travaillaient sur le terrain, dans les collectivités, pour essayer de régler ces problèmes auxquels, à ce moment-là, l'État ne s'était pas encore attaqué. Nous avons réussi, et nous avons accueilli avec joie la Forced Marriage (Civil Protection) Act, ainsi que les lignes directrices sur les mariages forcés, l'unité qui se penche sur les questions des mariages forcés et le rapport du groupe de travail du Home Office sur les mariages forcés.

Cependant, l'opinion des groupes de femmes au Royaume-Uni a été divisée lorsqu'il a été question des enjeux entourant la criminalisation des mariages forcés. La Southall Black Sisters — appuyée par un large éventail d'autres organisations avait le soutien d'environ 33 organisations de femmes représentant des milliers de survivantes — a convenu avec d'autres que la criminalisation des mariages forcés n'enverrait pas le bon message. Évidemment, nous voulions condamner la pratique des mariages forcés dans les communautés, mais nous étions contre le fait d'en faire une infraction criminelle. Le problème, pour nous, c'est que nous travaillons directement auprès des survivantes et des victimes. Ce sont souvent des filles et de jeunes femmes qui nous disent : « Je veux être protégée par les policiers, mais je ne veux pas poursuivre mes parents ni ma famille. Je ne veux pas qu'ils aillent en prison. » Elles nous ont dit clairement que, si elles parlaient aux policiers et que ceux-ci déposaient des accusations, alors elles retireraient leurs accusations et refuseraient de coopérer. En fait, elles ont dit qu'elles n'iraient même pas voir les policiers d'entrée de jeu.

Selon moi, on craignait que tout le problème des mariages forcés soit caché, ce qui allait à l'encontre du but recherché parce que, à ce moment-là, nous essayions d'encourager les victimes à se manifester.

L'autre chose que les victimes disaient au sujet de la criminalisation, c'est que cela allait faire éclater les liens familiaux de leur famille pour toujours. Cela signifie qu'il n'y aurait plus aucun espoir de réconciliation future, parce que, une fois leurs parents ou d'autres membres de leur famille traduits en justice, elles pourraient se retrouver rejetées, stigmatisées et ostracisées pour toujours de leur famille et de leur communauté. Une bonne partie des victimes sont de jeunes filles et de jeunes femmes pour qui il est très difficile de survivre loin de chez elle et qui ne sont pas habituées à vivre ainsi. En outre, elles ne veulent pas rompre totalement les liens avec leurs parents, leurs frères et sœurs et d'autres membres de leur communauté. Le sentiment d'isolement, de honte et de déshonneur est très intense. C'est pourquoi une bonne partie d'entre elles espèrent que, un jour, la réconciliation sera possible, du moins avec certains membres de leur famille, si ce n'est pas avec l'ensemble d'entre eux. Elles craignaient que la criminalisation empêche toute forme de réconciliation ultérieure.

Nous avons fait valoir qu'il y avait d'autres solutions de rechange sur lesquelles il fallait se pencher. Nous avons constaté que la Forced Marriage (Civil Protection) Act était beaucoup plus efficace que beaucoup l'avaient prévu, et nous avons dit que nous avions besoin de plus de temps pour obtenir les résultats escomptés, même si nous étions d'accord avec le fait de criminaliser la violation de l'ordonnance de protection liée au mariage forcé, parce que nous estimions que cela protégeait mieux les victimes, particulièrement lorsqu'un contrevenant refusait de se conformer à l'ordonnance dès le départ. C'est pourquoi nous estimions qu'il était adéquat de les criminaliser.

Même si, en ce moment, la criminalisation est en vigueur depuis juin de cette année, dans les ordonnances de protection liées aux mariages forcés, il y a des options, et les victimes peuvent avoir un bien meilleur contrôle. Si elles veulent utiliser la voie civile pour faire appliquer une ordonnance de protection, elles peuvent le faire, ou elles peuvent utiliser la voie criminelle. Cependant, en ce qui concerne l'infraction criminelle, elles ont moins de choix, parce que, une fois qu'elles déclarent le mauvais traitement, elles se rendront compte que ce n'est plus elles qui décident, et que le Crown Prosecution Service peut intenter des poursuites sans leur consentement.

Cependant, il est trop tôt pour que nous puissions déterminer si la criminalisation fonctionne ou non. Nous estimons cependant qu'il y a plus de données probantes, parce que c'est récent. Nous ne savons pas si la criminalisation fonctionnera. Une victime m'a dit ce qui suit récemment : « Je veux en parler aux policiers, mais je ne veux qu'ils poursuivent mes parents. S'ils poursuivent mes parents, alors je ne veux pas aller les voir. » Nous avons donc pu en parler aux policiers, et ils nous ont dit : « Eh bien, d'accord, nous pouvons en prendre note, mais nous devons indiquer qu'il n'y a pas eu de crime, parce que, si nous ne le consignons pas ainsi, il doit y avoir une enquête. »

Nous n'aimons pas l'idée de traiter la violence contre les femmes, ou la violence domestique ou les mariages forcés comme « n'étant pas des crimes ». Certains craignent que la criminalisation n'ait pas réglé le problème, alors que nous aurions plus de données probantes au sujet de l'utilisation des mesures civiles, comme les ordonnances de protection liées aux mariages forcés qui ont fonctionné beaucoup mieux, et le recours à diverses lois sur la nullité liées aux divorces, qui ont été plus efficaces. Nous estimons que les mesures civiles sont très importantes et que vous devriez les renforcer si vous le pouvez.

L'autre mesure qui doit accompagner les changements juridiques, c'est de fournir plus de financement aux organisations de femmes comme les nôtres. Nous sommes sur le front, nous fournissons des services à des victimes isolées et stigmatisées afin de les aider à s'y retrouver dans les systèmes de justice pénale et civile afin qu'elles aient accès à un logement sécuritaire et qu'on veille à leur bien-être. Il faut aussi penser à toutes ces choses si vous voulez apporter des changements sur le plan juridique.

Selon nous, c'est une bonne idée d'établir un âge minimal. En ce moment, au Royaume-Uni, l'âge minimal du mariage est 16 ans. Il faut avoir une ligne de démarcation afin de pouvoir bien différencier lorsqu'une personne est trop jeune pour se marier et lorsqu'elle peut le faire. Certaines personnes ont fait valoir que, dans ce pays, il faudrait accroître l'âge minimal, et il y a peut-être de bonnes raisons de le faire parce que, à 16 ans, on est encore très jeune, mais ce débat n'a pas vraiment encore eu lieu ici.

En ce qui concerne votre mesure au sujet de la polygamie, ces débats n'ont pas eu lieu au Royaume-Uni. Ici, seulement une épouse est reconnue aux fins de l'immigration et aux termes du droit pénal et civil. Nous n'appuyons pas du tout cette pratique. Nous la condamnons, et nous voulons régler le problème, mais nous sommes préoccupés, parce que, selon nous, on ne devrait pas faire un lien entre ce problème et les mesures de contrôle de l'immigration et les droits d'établissement au Canada ou au Royaume-Uni ou dans tout autre pays, particulièrement si quelqu'un est un résident permanent du pays en question. Selon nous, cela enfreint des droits de la personne fondamentaux. Bien sûr, il faut pouvoir s'attaquer à la question de la polygamie. Toutes les mesures que vous mettez en place liées à l'immigration ont un impact non seulement sur le contrevenant, mais sur toute sa famille — les femmes et les enfants dans cette relation polygame — et cela peut donc avoir un impact négatif sur l'ensemble d'entre eux.

La seule équivalence que nous avons au Royaume-Uni, c'est lorsque le gouvernement britannique a présenté des lois sur l'immigration liées à l'âge afin de lutter contre les mariages forcés. Le gouvernement a accru l'âge auquel une épouse de l'étranger peut venir s'établir au Royaume-Uni, il l'a établi initialement à 18 ans, puis, à 21 ans. Il s'agit d'une différence comparativement au reste de la population, qui peut se marier à 16 ans. Techniquement, si vous avez une épouse à l'étranger, vous pouvez vous marier à 16 ans, mais vous ne pouvez pas la faire venir au pays avant ses 21 ans. Au départ, c'était avant ses 18 ans. À la lumière de notre expérience, nous n'estimions pas que cela protégeait les victimes.

L'objectif des mariages forcés, c'est de contrôler la sexualité et l'autonomie des femmes, peu importe les lois sur l'immigration en place. Nous avons constaté que les victimes qui ont été amenées à l'étranger et qui ont été mariées de force ont, de toute façon, été abandonnées là-bas. Si elles revenaient au Royaume-Uni, elles devaient parrainer leur époux afin qu'il puisse s'établir ici. Il était plus difficile pour elles de fuir parce que leur famille voulait les utiliser pour parrainer quelqu'un afin qu'il puisse s'établir au Royaume-Uni. Les familles les surveillaient et les contrôlaient de plus près, parce qu'elles voulaient s'assurer qu'elles parrainent la personne afin que celle-ci puisse s'installer au Royaume-Uni tandis que, avant, la victime pouvait trouver des façons plus efficaces de fuir la surveillance de sa famille après le mariage, pour ensuite parrainer quelqu'un afin qu'il puisse s'installer au Royaume-Uni. S'il faut attendre jusqu'à 18 ou 21 ans, les femmes sont plus susceptibles d'être enceintes ou d'avoir des enfants.

Nous avons constaté qu'il est beaucoup plus difficile pour les femmes de fuir. La Cour suprême a été d'accord avec nous dans une affaire dont la solution a fait jurisprudence. Elle a dit que la politique d'immigration liée à l'âge ne protégeait pas vraiment les victimes et que c'était un peu, en fait, comme utiliser une masse pour ouvrir une noix. Il n'y avait aucune donnée probante selon laquelle la politique aidait à régler le problème. Au contraire, cela minait le droit à la vie familiale des communautés migrantes. C'est ce que nous avons qui se compare le mieux avec votre mesure.

En ce qui concerne la provocation, si vous voulez apporter des changements, vous devez vous assurer que les femmes battues qui sont forcées à tuer — elles sont entraînées dans une situation où elles finissent par tuer l'autre ou sont obligées de tuer un partenaire ou un époux violent ou d'être confrontées à une situation de harcèlement racial — peuvent utiliser la défense de provocation. Nous avons dû modifier la loi sur la provocation pour nous assurer que les femmes battues qui tuent leur partenaire violent peuvent utiliser cette défense de la façon dont les hommes violents avaient pu l'utiliser avant, lorsqu'ils affirmaient avoir tué leur épouse ou leur partenaire sous l'impulsion d'une rage soudaine en faisant valoir qu'ils avaient agi dans le feu de l'action et qu'ils avaient perdu tout contrôle, souvent en raison de choses peu importantes comme le fait que leur épouse les harcelait ou avait une relation adultère.

On a apporté des changements au sujet de la provocation au Royaume-Uni. La défense de provocation a été abolie et remplacée par celle de la perte de contrôle, alors il n'est pas nécessaire d'agir dans le feu de l'action. On reconnaît aussi la situation difficile des femmes battues. Par exemple, si vous craignez une violence grave, vous pouvez utiliser cette défense pour prouver la perte de contrôle.

En ce qui concerne les crimes d'honneur, il n'y a pas suffisamment de données probantes pour déterminer si les tribunaux penchent du côté de ceux qui clament la provocation ou l'homicide involontaire dans ces cas. Le problème, c'est qu'on n'a pas fait un bon contrôle de ces cas. Au cours des dernières années, nous avons vu une vague de très bonnes condamnations des crimes d'honneur — au cours des dernières 10 années environ —, mais c'est principalement en raison des pressions des organisations de femmes, et des débats plus généraux sur les crimes d'honneur et la violence et les meurtres fondés sur l'honneur au pays. Ce qui s'est probablement produit dans de nombreux cas, et cela se produit davantage, pas seulement dans le cas des crimes d'honneur, mais aussi dans le cas des homicides au sein de la famille, c'est que les procureurs de la Couronne ont peut-être accepté un plaidoyer de provocation avant même que le dossier se retrouve devant le juge. On l'a fait valoir, dans certains cas, relativement à une peine plus indulgente, mais ça n'a pas été une grande réussite. Dans certains cas, des hommes ont fait valoir que l'honneur est un motif de meurtre dans les cas des crimes d'honneur, mais, en général, cet argument n'a pas été accepté par les tribunaux.

Nous sommes au fait d'un cas où le Crown Prosecution Service a accepté un plaidoyer de provocation pour des motifs d'honneur, mais ce dossier remonte aux années 1990. Il est difficile de dire précisément comment cela fonctionne, parce que bon nombre de ces cas restent parfois dans l'ombre, et il y a beaucoup de négociations qui ont lieu en coulisse. Dans bon nombre de dossiers très médiatisés et publics, il y a eu des condamnations. Ce problème concerne non pas seulement les crimes d'honneur, mais aussi les homicides au sein de la famille et les situations de violence conjugale aussi.

Enfin, je dirais que vous devez changer le titre abrégé où il est question de pratiques culturelles barbares. Certaines communautés trouveront ce libellé offensant, et c'est vrai que le titre stigmatise les communautés minoritaires. Bien sûr, ce ne sont pas des pratiques acceptables, et nous pouvons dire que ce sont des pratiques néfastes. Selon nous, la violence conjugale au sein de la communauté majoritaire est une forme de violence contre les femmes, qui est fondée dans la culture. On peut inclure toutes les formes de violence sous ce titre général. Nous savons que toutes ces pratiques sont d'une autre époque. Nous savons que la violence conjugale est d'une autre époque, mais elle a toujours cours. Il faut changer le libellé afin de mettre davantage l'accent sur la promotion de l'égalité entre les sexes et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et des filles.

La présidente : Merci beaucoup, madame Siddiqui, de nous avoir présenté un exposé aussi complet. Dans notre pays, il n'y a pas de volet civil. Nous n'introduisons que le volet pénal. Nous n'avons pas eu de débat quant à savoir si ce devrait être criminalisé. Bon nombre d'entre nous ne croient pas que la criminalisation aidera les jeunes filles à déclarer les cas de mariages forcés.

J'aimerais préciser quelque chose. Il y a de nombreuses années, lorsque j'ai travaillé avec Lord Lester sur la question des mariages forcés, si je ne m'abuse, l'article sur les mariages forcés figurait dans la loi sur les divorces.

Mme Siddiqui : Elle figurait dans la Family Law Act de 1996, mais était aussi appelée la Forced Marriage (Civil Protection) Act 2007. Elle était intégrée dans la Family Law Act, ce qui est très bien, parce qu'on a ainsi obtenu beaucoup de soutien et qu'on ne stigmatisait pas les communautés minoritaires vu qu'on l'a incluse avec les dispositions générales concernant la violence conjugale et le droit familial.

La présidente : Merci.

Vous aviez une question complémentaire?

La sénatrice Eaton : Non, madame la présidente, j'invoque le Règlement.

Je crois que, lorsque vous occupez le fauteuil et que vous êtes la critique du projet de loi et la présidente, vous devez faire preuve de retenue dans le débat et ne pas critiquer le projet de loi si vous insistez pour être la présidente.

La présidente : Je n'ai pas critiqué le projet de loi.

La sénatrice Eaton : Oui, vous l'avez critiqué.

La présidente : J'ai seulement dit que nous, ici, criminalisons...

La sénatrice Eaton : Madame la présidente, vous êtes avisée. J'invoque le Règlement. Vous êtes la présidente. Si vous voulez que je vous remplace dans ce rôle — la sénatrice Ataullahjan est la marraine, et vous, la critique — je serai heureuse de le faire, mais, lorsque vous occupez le fauteuil, vous ne devez pas formuler d'opinion, s'il vous plaît, sur le projet de loi. Merci.

La présidente : Je ne suis pas d'accord. Je ne crois pas qu'il s'agit d'un rappel au Règlement.

La sénatrice Eaton : Le hansard le confirmera.

La présidente : Je ne suis pas d'accord.

La sénatrice Eaton : Le hansard confirmera ce que vous avez dit.

La sénatrice Ataullahjan : Merci, madame Siddiqui, de nous avoir présenté votre exposé. Le projet de loi S-7 propose la création d'un engagement de ne pas troubler l'ordre public qu'on pourrait demander lorsqu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'une personne facilitera un mariage forcé ou précoce ou amènera la jeune personne à l'extérieur du Canada à cette fin. Cette disposition a été conçue précisément pour dissiper la préoccupation des travailleurs de première ligne selon laquelle les victimes ne veulent pas que les membres de leur famille soient poursuivis au criminel, ce dont vous nous avez aussi parlé. Selon vous, est-ce que ce pourrait être une mesure à utiliser?

Mme Siddiqui : Oui. Je crois que c'est une bonne mesure. Cet engagement semble être l'équivalent de nos ordonnances de protection liées aux mariages forcés, qui sont des ordonnances civiles. Vous pouvez prévenir un mariage forcé grâce à cette ordonnance, pas simplement contre le contrevenant en tant que tel, mais aussi contre les autres qui, selon vous, pourraient agir de connivence pour faciliter le mariage forcé ou toute autre forme de violence que vous voulez contrôler. Je crois que cette mesure fonctionne très bien. Nous avons nous-mêmes demandé un certain nombre d'ordonnances de protection liées aux mariages forcés, et elles ont été très efficaces. Selon moi, la seule chose à laquelle vous devez faire attention, si la victime retourne chez elle avec l'ordonnance, c'est que l'on assure un contrôle approprié de ce qui se passe dans la maison parce qu'elles sont habituellement seules, jeunes et vulnérables, et elles ne disent pas toujours ce qui leur arrive. Par conséquent, certains peuvent manquer à l'engagement, mais il n'y a personne là pour assurer un suivi.

Le sénateur Eggleton : Merci beaucoup d'avoir présenté votre exposé. Nous sommes dans une situation sur laquelle vous vous êtes déjà penchée au Royaume-Uni, alors je crois que vos remarques sont très utiles. J'aimerais préciser la situation en ce qui concerne les mariages forcés, parce que vous avez parlé du fait que certaines personnes dans certaines communautés hésitaient à permettre que cette pratique soit criminalisée et ne voulaient pas que leurs parents aillent en prison. Cette pratique est-elle criminalisée au Royaume-Uni ou non?

Mme Siddiqui : Elle a bel et bien été criminalisée. Elle l'est depuis le mois de juin, cette année. Le gouvernement a décidé que c'est ce qu'il voulait faire. Il y a eu une courte consultation, et les réactions étaient mitigées. Cependant, en général, le gouvernement a dit que les réactions étaient favorables. En ce moment, nous ne savons pas si la mesure est efficace parce qu'elle est toute nouvelle.

Le sénateur Eggleton : Savez-vous s'il y a des poursuites en cours aux termes de ces dispositions?

Mme Siddiqui : Non, je ne suis au courant d'aucune poursuite pour l'instant. Je crois que le problème, c'est que les poursuites sont difficiles. La mutilation génitale des femmes est interdite au pays depuis 1985, et il n'y a eu aucune poursuite non plus liée à cette disposition, alors je crois qu'il faudra attendre un certain temps avant qu'il y en ait.

Le sénateur Eggleton : Je comprends. D'accord.

Je veux vous parler de provocation. Est-ce que les dispositions sur la provocation empêchent les crimes d'honneur? Les décrit-on de façon précise quelque part dans la loi? Y a-t-il une définition des crimes d'honneur?

Mme Siddiqui : Non. Cette notion n'est pas définie précisément dans la loi. La provocation, en fait, est une défense qui n'existe plus. On parle maintenant de perte de contrôle. On réduit ainsi le meurtre à un homicide. Mais il n'y a aucune directive sur les crimes d'honneur ou les homicides au sein de la famille en ce qui concerne la provocation ou les meurtres ou homicides. Il y a eu certains débats quant à savoir s'il fallait en faire des facteurs aggravants au moment de l'établissement des peines, mais il n'y a pas de directive précise au sujet des crimes d'honneur.

Le sénateur Eggleton : Personne — peut-être à une exception que, si je ne m'abuse, vous avez mentionnée, survenue durant les années 1990 — n'a réussi à utiliser une défense de crime d'honneur et n'a réussi à faire réduire sa peine?

Mme Siddiqui : À ce que je sache. Pour l'instant, je crois qu'ils sont très ingénieux. Ils ne disent pas : « J'ai été provoqué parce que cela a jeté le déshonneur sur nous ». Ils disent en fait : « Nous ne l'avons pas fait ». Ils nient complètement, mais vous savez que c'est le scénario en filigrane. Nous avons travaillé en collaboration avec les services de police et le Crown Prosecution Service pour leur prodiguer des conseils sur la façon de gérer ces enjeux, mais ces éléments ne sont pas nécessairement présentés comme des défenses, pas directement.

Le sénateur Eggleton : Encore au sujet de la provocation, est-ce que de simples insultes ont déjà été suffisantes pour convaincre un tribunal qu'il s'agissait d'un cas de provocation ou de perte de contrôle?

Mme Siddiqui : Je ne sais pas. Je ne crois pas en savoir assez au sujet de cette utilisation de la défense, mais je sais que beaucoup d'hommes violents qui ont tué leur épouse ou leur partenaire se sont défendus avec succès en affirmant qu'ils avaient été tourmentés et avaient fait l'objet de violence verbale dans le passé relativement à la question de la provocation. Je ne sais pas dans quelle mesure cela se produit encore, parce que la loi a changé et précise maintenant qu'il faut craindre une violence grave, alors je ne pas sûre.

La sénatrice Eaton : Madame Siddiqui, force est d'admettre que vous nous avez présenté un exposé très intéressant et très nuancé. J'aimerais vous parler de polygamie. Si quelqu'un arrive au Royaume-Uni et veut devenir un résident permanent, peut-il amener avec lui une, deux, trois ou quatre épouses?

Mme Siddiqui : Il peut seulement amener une épouse qui sera reconnue par le gouvernement britannique. Il peut faire venir d'autres épouses d'autres façons, mais pas en leur fournissant un visa d'épouse. Par exemple, il peut faire venir d'autres épouses en leur donnant un visa de visiteur, ou il peut épouser des femmes au Royaume-Uni en vertu du droit religieux, et pas nécessairement du droit civil. En ce qui concerne le gouvernement, il ne reconnaît qu'une épouse.

La sénatrice Eaton : Mais il ne serait pas poursuivi au Royaume-Uni parce qu'il en a plus d'une?

Mme Siddiqui : Non. Ce n'est pas une infraction criminelle. La polygamie n'est pas une infraction criminelle au Royaume-Uni. Je crois que le problème, c'est qu'une bonne partie de ces mariages sont des mariages religieux, alors ils ne sont pas reconnus comme des mariages officiels. Je crois que le problème se pose dans le cas de la bigamie. Dans le cas de la bigamie, l'homme a plus d'une épouse officielle. Je n'ai jamais vu une personne dans une relation polygame être poursuivie. Je crois que c'est fait de façon discrète. Vous pouvez faire venir une autre épouse, mais il faut utiliser un visa de visiteur.

Je ne sais pas si vous me voyez encore. Me voyez-vous?

La présidente : Oui.

Mme Siddiqui : Je ne vous vois plus.

La présidente : Oh.

La sénatrice Eaton : Pouvez-vous nous voir, madame Siddiqui?

La présidente : Madame Siddiqui, est-ce que vous nous entendez?

Mme Siddiqui : Je vous entends.

La présidente : Merci.

Mme Siddiqui : Je peux maintenant vous voir aussi. Désolée.

La présidente : Madame la sénatrice Eaton, vous avez une minute. Allez-y.

La sénatrice Eaton : Ce projet de loi nous permettra de dire aux gens : « Si vous voulez venir ici et que vous voulez obtenir le statut de résident, vous ne pouvez pas avoir plus d'une épouse. » En tant que femme, ne croyez-vous pas qu'une personne qui choisit d'immigrer dans un pays doit en adopter les valeurs? Et ne croyez-vous pas qu'il est préférable d'encourager les hommes à avoir une seule épouse plutôt que de fermer les yeux lorsqu'ils en ont plusieurs?

Mme Siddiqui : Je ne crois pas qu'il faut fermer les yeux. Bien sûr, il faut s'attaquer au problème de la polygamie. Les hommes devraient avoir une seule épouse. Nous sommes absolument opposées à la polygamie.

La question qu'il faut se poser, c'est de quelle façon nous nous attaquerons à ce problème. Dans notre cas, nous avons essayé de donner plus de pouvoir aux femmes — c'est l'un de nos principaux objectifs — afin qu'elles n'aient pas l'impression qu'elles doivent accepter la polygamie et qu'elles sachent qu'elles peuvent confronter leur famille et y échapper. L'un de nos principaux objectifs, c'est de donner plus de pouvoir aux femmes; ce qui signifie leur offrir des services, des conseils et du counseling. Il faut le faire parce que, habituellement, lorsqu'elles rejettent ce genre de pratiques, elles se retrouvent isolées, sont rejetées par leur communauté et risquent d'être victimes de violence fondée sur l'honneur. Selon nous, la principale façon de régler les problèmes, c'est de donner plus de pouvoir aux victimes. Nous voulons aussi changer les attitudes dans les communautés. Nous voulons réaliser des activités de prévention et de sensibilisation et d'autres activités du genre qui donnent des résultats à long terme. Nous parlons aussi de ces enjeux dans les écoles et les collèges.

Selon moi, lorsqu'on peut prouver qu'il y a bigamie, il faut intenter des poursuites. En effet, pour le moment, les mariages bigames sont illégaux au Royaume-Uni. La question consiste à savoir s'il faut faire un lien avec l'immigration. Nous ne sommes pas convaincus que c'est la bonne façon de lutter contre le problème sous-jacent, parce que cette idée des relations polygames est très ancrée dans la religion; cette croyance est bien ancrée dans les femmes, peu importe si elles suivent une religion. Certaines personnes qui adoptent des positions religieuses très fortes — particulièrement avec la recrudescence du fondamentalisme religieux — interprètent vraiment à la lettre les enseignements religieux au sujet des femmes, de l'égalité et de ce genre de choses.

Nous nous sommes attaqués au fondamentalisme religieux, et nous nous attaquons à ces problèmes dans les communautés. Nous avons aussi demandé le soutien de l'État pour lutter contre l'extrémisme et le fondamentalisme religieux dans nos communautés, et plus précisément contre la façon dont ces philosophies contrôlent les femmes et leur retirent leur pouvoir.

Pour l'instant, nous ne voyons pas comment des lois sur l'immigration aideront à protéger les femmes.

La sénatrice Eaton : Nous espérons que, en remontant directement à la source, avant l'arrivée de ces personnes au Canada, nous réglerons le problème grâce à la sensibilisation. Si ces gens viennent dans notre pays, ils savent que la polygamie n'est pas une option. Je crois que c'est l'objectif du projet de loi. Merci beaucoup.

Le sénateur Eggleton : Le problème, c'est que si la femme est dans une relation polygame, vous allez aussi l'obliger à quitter le pays. Vous ne la protégerez pas.

De toute façon, je vais poser à Mme Siddiqui une question complémentaire sur la polygamie. Vous avez dit que, au Royaume-Uni, cette question n'est pas abordée du point de vue du droit pénal, mais utiliseriez-vous la loi sur l'immigration pour exclure une personne, la renvoyer, alors qu'elle est possiblement une victime?

Mme Siddiqui : Non. Vous savez, l'expulsion a toujours été un problème. Cette mesure vise non seulement l'homme, mais aussi la femme et les enfants. Ce n'est pas une façon de vraiment régler le problème de la polygamie. On ne fait que créer de la discrimination, de l'aliénation et de la méfiance dans les communautés minoritaires.

Je crois qu'il faut trouver d'autres façons de régler le problème. Il faudra peut-être se tourner vers le droit civil ou le droit pénal au Royaume-Uni, sans nécessairement interdire le droit d'établissement ou l'accès au pays. Je ne crois pas que c'est ainsi qu'on va régler le problème.

D'après notre expérience, la loi sur l'immigration n'a pas été un outil efficace de lutte contre les mariages forcés, et les victimes se sont retrouvées dans une situation encore pire.

Le sénateur Eggleton : Merci.

La sénatrice Andreychuk : Merci de nous avoir fait connaître vos points de vue. N'y a-t-il aucune disposition dans le droit britannique qui prévoit que, si une femme se retrouve dans une relation polygame, l'homme pourrait être expulsé, tandis qu'elle pourra rester pour des motifs humanitaires? N'y a-t-il pas de pouvoir discrétionnaire ministériel?

Mme Siddiqui : Non. Si l'homme est britannique et qu'il possède le droit d'établissement et qu'il peut faire venir son épouse de l'étranger, alors on ne peut pas l'obliger à quitter le pays.

S'il fait venir son épouse, celle-ci peut rester en vertu d'un visa d'époux, puis obtenir le droit d'établissement permanent après environ cinq ans. Cependant, si elle n'est pas reconnue comme son épouse, alors elle peut tenter de prouver qu'il ne faut pas la renvoyer pour des motifs humanitaires, mais, en fait, c'est devenu beaucoup plus difficile dernièrement. Vous savez, le gouvernement a fait des coupures dans le domaine de l'immigration, et il est maintenant très difficile de rester au Royaume-Uni pour des motifs humanitaires ou d'autres motifs du genre. Je ne connais aucun cas d'épouse dans un mariage polygame qui a pu rester au pays.

La sénatrice Andreychuk : C'est la situation actuelle au Royaume-Uni?

Mme Siddiqui : Oui.

La sénatrice Andreychuk : J'aimerais revenir à votre prémisse au sujet des femmes dans ces situations, les jeunes filles que l'on marie de force.

Tout ce que vous dites est bien vrai : il est difficile pour une jeune fille de défier ses parents qui veulent la marier de force, et elle pourrait être encore plus marginalisée et vulnérable. Avez-vous eu les mêmes problèmes dans le cas de la violence conjugale? Parce que, au Canada, pendant longtemps, nous avons dit qu'il ne fallait pas criminaliser la violence conjugale parce qu'on criminalisait et marginalisait encore plus les femmes. Elles étaient très dépendantes de leur relation. Elles pourraient s'éloigner de leur famille.

J'ai pris note de tous les points que vous avez soulevés. Vous savez, j'étais là, durant les années 1960 et 1970, et j'en suis venue à la conclusion qu'il fallait que les policiers appliquent la loi. Les accusations de violence conjugale étaient déposées même lorsque la victime ne voulait pas, et nous savons à quel point cela peut être difficile. Nous avions besoin de mesures de soutien pour ces femmes, mais si nous n'avions pas criminalisé la violence et que nous nous en étions tenus à rappeler simplement que la violence conjugale, c'est mal, eh bien nous n'aurions jamais réussi à changer les attitudes au sein de la société.

Je crois que nous sommes passés par-dessus, et des accusations sont portées. Les femmes sont maintenant plus habituées. Nous avons mis en place des services de soutien. Ne croyez-vous pas que la même chose pourrait se produire dans ce cas-ci? Nous avons attendu très longtemps pour obtenir des résultats avec votre méthode, la voie civile et ce genre de choses, et nous n'avons pas réussi à régler le problème.

Mme Siddiqui : Eh bien, je crois que la voie civile est relativement nouvelle comparativement au dossier de la violence conjugale, mais, même au Royaume-Uni, en ce moment, la violence conjugale n'est pas une infraction criminelle. Nous avons utilisé et demandé de meilleurs services de police et des poursuites plus musclées relativement à la violence conjugale, c'est vrai, mais ce n'est pas une infraction criminelle actuellement.

Nous avons remarqué une légère différence entre les deux situations. Si vous parlez à une femme qui poursuit son époux — et non ses parents —; il y a une grande différence, d'autant plus si c'est une jeune fille vulnérable. La plupart des jeunes femmes ne veulent pas se retourner contre leurs parents. Elles veulent leur faire confiance. Elles les aiment, sont attachées à eux et les respectent. Elles ont un sens du devoir bien ancré en elles, et elles sont nombreuses à accepter un mariage arrangé — qui est parfois un mariage forcé — par respect et par amour pour leurs parents. Elles l'acceptent, même si elles ne sont pas vraiment heureuses.

Nous avons constaté que les perceptions des femmes sont très différentes entre celles qui criminalisent leur époux ou et les jeunes filles ou les femmes qui poursuivent leurs parents ou d'autres membres de leur famille immédiate.

Oui, à long terme, on verra peut-être du changement. Je ne suis pas totalement contre l'idée de la criminalisation. Nous avons simplement exprimé les préoccupations dont nous ont fait part les survivantes, et nous disons aussi qu'il doit y avoir d'autres mesures en place pour que la criminalisation fonctionne. Nous avons affirmé qu'il faut consacrer plus de ressources à ce dossier. Il y a eu des compressions à l'aide juridique et à ce genre de services, et le gouvernement a coupé dans le financement des organisations de défense des femmes. Toutes les autres mesures qui sont nécessaires pour que la criminalisation soit efficace ne sont tout simplement pas prises.

Notre crainte, c'est que les victimes peuvent en venir à penser que, d'un côté, elles ne peuvent pas vraiment parler à la police, et que, de l'autre, il n'y aucun service pour elles. Il faut prendre beaucoup de mesures pour que ce soit efficace.

La sénatrice Andreychuk : Vous dites que la violence conjugale n'est pas criminalisée? Est-ce que je vous ai mal comprise?

Mme Siddiqui : Non. La violence conjugale n'est pas une infraction criminelle en tant que telle au Royaume-Uni. Il y a des infractions criminelles que l'on peut utiliser pour intenter des poursuites dans des cas de violence conjugale, comme des voies de fait et la séquestration, la tentative de meurtre et le meurtre, mais la violence conjugale en tant que telle n'est pas une infraction criminelle en ce moment.

La sénatrice Andreychuk : Je ne crois pas non plus que ce devrait l'être. Ne croyez-vous pas que nous ne voudrions pas traiter la violence conjugale comme une infraction distincte? Nous voulons qu'elle soit considérée comme une agression, une agression violente, comme toute autre agression.

Mme Siddiqui : Oui, absolument.

La sénatrice Andreychuk : Alors ce n'est pas séparé.

Mme Siddiqui : Oh, désolée, je ne savais pas. Je dis seulement qu'il y a actuellement des lois en place. En fait, au Royaume-Uni, les choses ont régressé en ce qui concerne la lutte policière contre la violence conjugale, même si, au cours des 10 ou 20 dernières années, on a noté certaines améliorations, qu'il y a eu une meilleure sensibilisation à la violence conjugale et que plus de personnes comprennent qu'il faut la traiter comme un crime. Beaucoup de mesures ont été mises en place dans le système de justice pénale. En fait, récemment, le HMIC a produit un rapport sur l'inspection des services de police, et il a été très critique à l'égard du travail des policiers relativement à la violence conjugale. C'est donc dire que, à de nombreux égards, la situation a régressé.

En fait, beaucoup de victimes ne se manifestent pas à la police. Elles ne font pas suffisamment confiance aux services de police. Beaucoup de femmes de groupes minoritaires, par exemple, ressentent beaucoup de pressions culturelles et religieuses afin qu'elles restent dans le giron du mariage et qu'elles essaient d'arranger les choses. Leur situation est différente de celles des femmes du groupe majoritaire. Les femmes de groupes minoritaires continuent, de façon générale, de ne pas déclarer aux services de police la violence conjugale dont elles sont victimes, même si beaucoup de travail a été fait à cet égard. Dans de nombreux cas, elles retirent les allégations ou les nient lorsque d'autres personnes les formulent, et ce, en raison des pressions culturelles et religieuses. Il y a encore des différences. Pour elles, c'est très difficile de s'en prendre à leur famille élargie et aux communautés tissées serrées dans lesquelles elles vivent et dans lesquelles les chefs et les aînés communautaires mettent beaucoup de pression afin qu'elles laissent tomber leurs accusations et qu'elles ne déclarent pas la violence, que ce soit une violence conjugale ou le fait que leurs parents les marient de force. Il y a une différence entre la façon dont les femmes perçoivent leur relation avec leur conjoint, leur mari et celle avec leurs parents. Lorsque le problème concerne les parents, les victimes ont tendance à être plus jeunes et plus vulnérables, et il est donc plus difficile pour elles de se tourner vers la police.

La sénatrice Andreychuk : Ne voyez-vous pas l'importance — tant dans les cas de violence conjugale que dans celui des mariages forcés, qui est à l'étude actuellement — de la dénonciation au sein de la société?

Mme Siddiqui : Absolument.

La sénatrice Andreychuk : Je ne mettrais pas l'accent sur le fait qu'il y a eu beaucoup de cas au pénal, parce que nous voulons trouver une réponse. Si nous voulons commencer à aider la victime, la société doit d'abord dire que c'est mal, et la dénonciation véhiculée par le projet de loi que nous étudions et le texte législatif britannique ont du mérite et de la valeur du point de vue sociétal.

Mme Siddiqui : Je suis d'accord avec le fait qu'il faut dénoncer les mariages forcés et toute forme de violence ou d'abus. Cela ne signifie pas nécessairement qu'il faut criminaliser toutes les formes de violence. Peut-être pas prochainement, mais à l'avenir, si on constate que les autres mesures prises ne fonctionnent pas, on envisagera de le faire. Il faut du temps pour que ces autres mesures portent des fruits. Il faut réfléchir à chaque enjeu, en tenant compte du contexte, et se demander si c'est vraiment le temps d'opter pour la criminalisation et si c'est la bonne mesure à prendre. De quoi d'autre avons-nous besoin? Que faut-il mettre en place? Ces victimes seraient-elles plus susceptibles de se manifester si leur époux ou leur famille n'était pas criminalisé? Il faut réfléchir aux détails, mais, bien sûr, je suis d'accord avec vous : la criminalisation est une bonne façon de véhiculer le fait que ces pratiques sont inacceptables.

La sénatrice Andreychuk : Merci.

La présidente : Dans votre exposé, vous avez mentionné le fait que vous aviez travaillé avec le Home Office. Pouvez-vous nous expliquer plus en détail ce que vous faisiez? Je crois savoir qu'il s'agissait d'une relation informelle. Quel genre d'activités de sensibilisation réalisiez-vous dans la collectivité à l'intention des filles qui veulent obtenir de l'aide?

Mme Siddiqui : Pour ce qui est du travail que nous avons fait avec le Home Office, habituellement, il s'agissait de groupes de travail. Il y a, par exemple, un groupe, un comité directeur sur la violence contre les femmes et les filles, et un autre, sur les groupes non représentés et les femmes de communautés minoritaires, par exemple. Dans le cadre d'un partenariat avec la Forced Marriage Unit, nous nous sommes aussi penchés précisément sur la question des mariages forcés. Il s'agit d'une relation semi-officielle au sens où nous participons à des groupes de travail, nous examinons les politiques et contribuons au processus. Une autre façon de participer, c'est dans le cadre des consultations. Nous présentons des observations écrites ou des témoignages de vive voix dans le cadre d'enquêtes et dans d'autres tribunes. Cela se fait parfois de façon officieuse. Nous discutons avec des fonctionnaires, des députés et des ministres au sujet de la marche à suivre.

Pour ce qui est de notre travail au sein de la collectivité, nous œuvrons dans des écoles et des collèges auprès des jeunes — des garçons et des filles — et leurs enseignants. Dans le cadre d'un projet récent, nous avons tenté de lutter contre la violence à l'égard des Noirs et des membres de minorités. Nous avons adopté une approche qui misait sur tous les intervenants scolaires, c'est-à-dire les enseignants, les parents, les élèves et le personnel de soutien, afin de s'attaquer à des problèmes comme les mariages forcés et la violence fondée sur l'honneur. Nous avons récemment réalisé un projet pilote de deux ans et constaté que des interventions très ciblées et intensives dans les écoles au sujet de ces enjeux pouvaient être très efficaces. Ces interventions peuvent être très positives.

En ce qui concerne la collectivité en général, nous travaillons beaucoup auprès des femmes dans la collectivité, auprès des survivantes, afin de leur donner plus de pouvoirs, de les aider à accroître leur niveau de scolarité, à apprendre de nouvelles compétences, à vaincre l'isolement, à soulever la question au sein de la collectivité et, grâce aux médias, à remettre en question les pratiques et les valeurs qui favorisent l'oppression des femmes.

Parfois, nous avons des confrontations avec les chefs communautaires et religieux, particulièrement les fondamentalistes. Nous avons vraiment eu maille à partir avec divers chefs communautaires et des gens qui adoptent des points de vue très conservateurs au sein des communautés; c'est une bataille, et nous sommes parfois victimes de harcèlement et de violence en raison de ce que nous faisons. D'autres fois, on nous a attaqués d'un point de vue politique : certaines organisations et certains chefs communautaires ont tenté de nous obliger à cesser nos activités.

D'autres fois encore, des chefs communautaires nous ont dit que, en effet, ces pratiques étaient inacceptables et qu'il fallait faire quelque chose, mais, malheureusement, ce n'était souvent que de belles paroles. Pour nous, une bonne réaction d'un chef communautaire serait qu'il accepte d'aiguiller les victimes qui vont le voir vers une organisation comme la nôtre, mais ce n'est pas nécessairement ce qu'ils font. Nous avons constaté que ce qu'ils ont de plus en plus tendance à faire dans les communautés, c'est de créer des tribunaux de la sharia et des tribunaux d'arbitrage religieux pour tenter de régler ces problèmes grâce à un système juridique parallèle. Il s'agit d'un système officieux dans le cadre duquel un tribunal rend une décision quant à savoir ce qu'il faut faire relativement à un mariage forcé ou un cas de violence conjugale. Habituellement, le conseil du tribunal à la victime, c'est non pas qu'elle devrait quitter la relation abusive, mais plutôt qu'elle devrait rester, se réconcilier ou écouter ses parents et essayer de réparer les pots cassés. Il y a beaucoup d'activités de médiation et de réconciliation à l'œuvre dans ce genre de tribunaux. On met de plus en plus de pression sur les femmes afin qu'elles acceptent l'arbitrage religieux plutôt que de se tourner vers le système de justice civile ou pénale, lequel est aussi plus difficile d'accès en raison des compressions dans l'aide juridique et de la réduction du financement d'organisations comme la nôtre.

La présidente : J'ai cru comprendre que, au Royaume-Uni, vous travaillez en collaboration avec le Foreign and Commonwealth Office.

Mme Siddiqui : Oui.

La présidente : Si un jeune enfant — une fille ou un garçon — craint qu'on tente de le marier de force dans un autre pays, quel est le processus en place au Royaume-Uni pour aider ce jeune?

Mme Siddiqui : Eh bien, la Forced Marriage Unit nous a demandé d'aider à rapatrier les victimes de mariages forcés. Si une personne est amenée à l'étranger et que la Forced Marriage Unit ou un autre intervenant réussit à le rapatrier au Royaume-Uni, nous irons la ramasser à l'aéroport pour assurer sa sécurité. Il arrive souvent que des membres de la famille soient là à son retour, et nous devons donc avoir recours aux forces de l'ordre et à d'autres mécanismes pour permettre à la personne qui revient de sortir de l'aéroport en toute sécurité. Nous l'aidons ensuite à se trouver un logement sécuritaire, comme un refuge pour femmes ou un autre logement sécuritaire. Nous lui prodiguons des conseils et lui offrons du counseling. Nous la mettons en contact avec des avocats afin qu'elle puisse obtenir le divorce ou une annulation.

Nous l'aidons à répondre à ses besoins à long terme, comme retourner aux études, trouver un emploi ou changer son identité, si c'est nécessaire, parce que, très souvent, sa famille la recherche. Elle est traquée, que ce soit par sa famille ou par des réseaux plus organisés et des groupes d'hommes ou ce qu'on appelle parfois des chasseurs de primes, des hommes qui sont payés ou embauchés par la famille pour la retrouver. Ces femmes sont très vulnérables et courent de grands dangers, et nous essayons de nous assurer qu'elles sont en sécurité et qu'elles peuvent refaire leur vie et se rétablir au Royaume-Uni à leur retour.

La présidente : Nous ne connaissons pas très bien le rôle de la Forced Marriage Unit. Pouvez-vous nous dire de quoi il s'agit, nous parler de son fonctionnement et nous préciser depuis combien de temps elle existe?

Mme Siddiqui : La Forced Marriage Unit a été créée initialement au sein du Foreign and Commonwealth Office et s'y trouve toujours. Au départ, au début des années 2000, il s'agissait d'une unité de liaison communautaire créée à la suite du rapport du Home Office qui recommandait la prise de mesures supplémentaires pour s'attaquer au problème des mariages forcés. Puis, plus tard, environ en 2004, peut-être, cette organisation est devenue la Forced Marriage Unit que l'on connaît, parce que, au départ, il s'agissait uniquement d'une unité du Foreign Office, mais nous avons fait valoir que le Home Office devait participer, parce qu'il fallait aussi travailler directement au Royaume-Uni pour prévenir les enlèvements, par exemple, parce que beaucoup de cas concernent des filles qui sont amenées à l'étranger en vue d'un mariage forcé. C'était le rôle de la Forced Marriage Unit, soit de venir à la rescousse de ces filles et de les aider à revenir au Royaume-Uni.

Le rôle du Home Office est de prévenir les mariages forcés et de gérer le problème au Royaume-Uni. La Forced Marriage Unit a comme tâche de secourir les victimes à l'étranger et de conseiller les professionnels et tous les autres intervenants qui entrent en contact avec eux sur la façon d'aider les victimes. Ils demandent à des organisations comme la nôtre de les aider à rapatrier les victimes. L'unité produit des directives et des renseignements à l'intention des survivantes et réalise d'autres travaux liés aux époux, à la question des époux récalcitrants et ce genre de choses. Elle s'acquitte de certaines fonctions gouvernementales, mais en fait un peu plus que les organismes centraux réguliers du gouvernement, parce que, habituellement, ces organismes ne fournissent pas de services tandis que cette unité fournit un très bon service.

Dans les premiers temps, nous avons constaté qu'il y avait beaucoup de problèmes de mariages forcés et que le Foreign and Commonwealth Office n'allait pas souvent à l'étranger secourir les victimes, surtout s'il estimait qu'elles avaient la double nationalité. Au fil des ans, après que nous avons exercé beaucoup de pressions et compte tenu du rôle plus interventionniste adopté par le gouvernement, nous avons constaté que l'unité fait du très bon travail. Nous travaillons en étroite collaboration avec le gouvernement, non seulement pour aider à rapatrier des victimes, mais aussi avec les victimes, au Royaume-Uni, si nous craignons qu'on les amène à l'étranger ou si elles sont à l'étranger et sur les façons de prévenir l'enlèvement d'entrée de jeu, c'est-à-dire de quelle façon gérer le problème au Royaume-Uni.

La présidente : Madame Siddiqui, vous avez eu très peu de temps pour connaître en détail notre projet de loi et vous nous avez permis de mieux comprendre ce qui se produit au Royaume-Uni. Au nom du comité, je suis reconnaissante que vous ayez pu vous libérer. Nous espérons avoir à nouveau l'occasion de travailler avec vous à l'avenir.

Mme Siddiqui : Merci beaucoup.

La présidente : Nous accueillons Deepa Mattoo, avocate interne et directrice générale par intérim de la South Asian Legal Clinic of Ontario, Naila Butt, directrice générale du Social Services Network, Megan Walker directrice générale du London Abused Women's Centre et Avvy Yao-Yao Go, directrice de clinique de la Metro Toronto Chinese & Southeast Asian Legal Clinic.

Nous vous remercions tous d'avoir pu vous libérer moyennant un préavis très court. Nous allons commencer par Mme Mattoo.

Deepa Mattoo, avocate interne, directrice générale par intérim, South Asian Legal Clinic of Ontario : Merci, madame la présidente, mesdames et messieurs. Je suis honorée que vous m'ayez demandé de venir vous parler aujourd'hui du projet de loi S-7, la Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares.

Je tiens à commencer en citant une femme dynamique et résiliente, Sandeep Chand. J'ai eu le privilège de travailler en collaboration avec cette femme il y a quelques années. C'est une survivante, et elle lutte contre les mariages forcés. Voici ce qu'elle a dit :

En tant que survivante et militante qui lutte contre les mariages forcés, je suis extrêmement mal à l'aise lorsque j'entends parler du projet de loi S-7, la « Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares ». Notre Code criminel a tout ce qu'il faut pour permettre des poursuites en cas de crimes d'honneur, de mariages forcés et de violence conjugale sans qu'il soit nécessaire de mettre davantage en danger la victime ni de compromettre sa sécurité. Le fait de donner au projet de loi un nom aussi frappant ne fait pas disparaître le problème. On poussera les contrevenants à se cacher, à s'assurer que leurs victimes et leurs victimes potentielles sont isolées et sans ressource. Cela constitue un plus grand risque pour leur sécurité, sans mentionner leur bien-être psychologique et mental.

Notre analyse aujourd'hui s'appuie sur notre grande expérience touchant le dossier des mariages forcés et de la violence familiale au Canada depuis 1999. Les commentaires que nous formulerons aujourd'hui sont vraiment l'écho de ce qu'ont dit nos clientes, de leurs besoins et de leurs impressions à ce sujet. Je vais formuler de brefs commentaires relativement aux quatre enjeux : le titre du projet de loi, la polygamie, la modification de la Loi sur le mariage civil et le Code criminel.

En ce qui concerne le titre du projet de loi, le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il est très offensant. Le communiqué du gouvernement décrit la violence contre les femmes comme une pratique culturelle inacceptable au Canada et incompatible avec les valeurs canadiennes. Je tiens respectueusement à déposer le rapport de la SALCO, dont on a beaucoup parlé au cours de la dernière semaine et demie.

L'enquête de la SALCO a révélé que 44 p. 100 des survivantes de mariages forcés étaient des citoyennes canadiennes. Elle a aussi révélé que 43 p. 100 de ces mariages forcés avaient lieu ici, au Canada. Même si nous sommes reconnaissants du fait que le gouvernement s'intéresse à la question de la violence contre les femmes, et que nous nous en réjouissons, malheureusement, l'accent mis sur la culture, surtout en ce qui concerne la violence contre les femmes, tend à différencier la violence dans les communautés sud-asiatiques et les communautés marginalisées à la rendre inhabituelle, extrême ou, d'une façon ou d'une autre, très différente de la violence dont sont victimes les femmes au Canada, peu importe leur race, leur religion et leurs origines. La violence n'est pas un phénomène culturel. Ce n'est pas l'apanage d'une culture ou d'une communauté précise. En fait, nous savons, compte tenu des milliers de femmes autochtones manquantes ou assassinées au Canada que la violence faite aux femmes est une réalité bien canadienne. En d'autres mots, la violence contre les femmes dans les communautés sud-asiatiques n'est pas unique à ces communautés. Elles sont confrontées à tous les enjeux auxquels sont confrontées les femmes en général.

En ce qui concerne la polygamie, je crois comprendre que, de façon générale, le changement proposé, c'est que les hommes peuvent seulement arriver au pays avec une seule épouse. La loi sur l'immigration actuelle dit la même chose, alors nous pouvons difficilement comprendre ce que changera le projet de loi. Il est dit que la personne peut seulement venir ici avec une épouse à la fois. C'est exactement ce que dit la loi sur l'immigration actuelle. Ce que ce changement fait, d'un autre côté, c'est d'empêcher toutes les femmes qui vivent dans une relation polygame à l'étranger d'entrer au Canada. C'est le changement qu'amène le projet de loi proposé. Nous savons tous que la polygamie est illégale au pays depuis 120 ans. En fait, si on applique la disposition à la lettre, les femmes qui sont dans une relation polygame pourront aussi faire l'objet d'un renvoi du Canada. Prenons l'exemple d'une femme qui est dans une relation polygame, et qui est la seule épouse ayant accompagné son époux au Canada. Elle arrive ici en vertu d'un statut de résident permanent conditionnel. Elle ne peut pas quitter son époux parce que son statut est assorti d'une condition pendant deux ans. Elle est économiquement dépendante de lui. De même, elle en est aussi dépendante émotionnellement. Il est aussi le père de ses enfants. Ce que fera le changement législatif, c'est en fait de séparer la femme de ses enfants — ce qui se produit déjà, parfois — pendant des années parce qu'elle ne pourra pas entrer au pays. Elle sera laissée derrière. Ses enfants viendront ici, et elle ne pourra pas être avec eux pendant de nombreuses années. Ce genre de situations se produit déjà.

En ce qui concerne la Loi sur le mariage civil, je tiens à souligner rapidement qu'il est intéressant de mentionner que le Canada n'a pas signé la Convention sur le consentement au mariage, l'âge minimum du mariage et l'enregistrement des mariages des Nations Unies, la convention de 1962. Nous ne l'avons jamais signée, et il y a beaucoup d'autres pays qui l'ont signée. La plupart de ces pays ont établi à 16 ou 18 ans l'âge minimal pour se marier. Mentionnons par exemple l'Allemagne, l'Italie et la Nouvelle-Zélande. La réalité demeure que, même si l'âge du mariage est établi à l'échelon fédéral, et que nous n'avons pas d'âge de mariage minimal actuellement, la plupart des provinces en ont établi un. Encore une fois, nous n'arrivons pas vraiment à comprendre l'apport de ce changement. Même si nous comprenons que c'est un bon changement, nous ne comprenons pas pourquoi ce changement est inclus dans une loi concernant, selon son titre, les pratiques culturelles barbares.

Pour ce qui est du dernier élément, le mariage forcé et la défense de provocation, depuis la parution l'année dernière du rapport de la SALCO — dont je suis la coauteure —, nous avons fait l'objet de beaucoup d'attention, parfois désirée, parfois non. Pour ce qui est de l'incidence des mariages forcés en Ontario, notre rapport a mentionné les facteurs d'entraînement des mariages forcés, beaucoup de données à l'appui, les obstacles auxquels les clients sont confrontés et les défis qu'ont les fournisseurs de services qui servent ces clients. Même si cette attention nous a donné des options pour obtenir de meilleures ressources et un meilleur financement, ce dont nous sommes très reconnaissants — nous bénéficions actuellement du financement du ministère de la Justice dans le cadre d'un projet sur les mariages forcés — le rapport a un peu été travesti pour justifier la criminalisation, ce qui est problématique, parce que l'une des plus importantes recommandations du rapport, c'était que le Canada, à ce moment-ci, ne devrait pas envisager la criminalisation parce que nous n'avons rien fait pour aller du point A au point B. Nous n'avons pas encore bien défini l'enjeu. Nous ne nous sommes même pas encore penchés sur la question de l'éducation et de la sensibilisation.

Selon moi, les lois actuelles permettent d'assez bien s'attaquer au problème des mariages forcés. Si nous prenons les dispositions du droit pénal sur la contrainte, les préjudices, les voies de fait et les enlèvements, comme en ont discuté des témoins précédents, nous pouvons compter sur un droit pénal très rigoureux, qui peut s'appliquer à la situation des mariages forcés, au besoin. Ce qui se produit, c'est que lorsque vous offrez une protection sous réserve de la criminalisation de la famille, les femmes ne veulent pas se manifester. Elles nous ont dit à maintes reprises, dans le cadre de consultations directes, en personne ou par le truchement de fournisseurs de services, qu'elles ne voulaient pas criminaliser leur famille. L'un des aspects importants, dont nous n'avons pas beaucoup parlé dans le cadre de ces travaux, c'est leur expérience avec les responsables de l'application de la loi lorsqu'elles se manifestent et la possibilité qu'elles reviennent sur ce qu'elles ont dit lorsqu'elles voudront entrer en contact à nouveau avec les membres de leur famille. Quatre-vingts pour cent de mes clients au cours des huit dernières années ont lieu l'occasion de rétablir des liens avec leur famille d'une façon ou d'une autre. Cette réunion peut prendre la forme d'un simple appel téléphonique ou avoir lieu lorsqu'ils se visitent une fois par année. Je ne dis pas qu'elles retournent toutes, mais elles veulent avoir l'occasion de retisser des liens avec leur famille ce que la criminalisation leur retire.

En ce qui concerne la défense de provocation dans le cadre des prétendus crimes d'honneur, nous voulons faire valoir qu'il n'y a pas une seule définition de violence fondée sur l'honneur qui est appropriée et pertinente pour toutes les communautés. La façon dont la violence fondée sur l'honneur soit présentée crée des stéréotypes néfastes dans les communautés. En fait, dans le malencontreux dossier Shafia, c'est la poursuite qui a affirmé qu'il s'agissait de violence fondée sur l'honneur. La défense n'a jamais fait valoir que la violence était fondée sur l'honneur, et elle n'a jamais utilisé la défense de provocation non plus. En réalité, en ce qui concerne la défense de provocation, des chercheurs ont fait remarquer que cette défense tient la route uniquement lorsque les défendeurs ne sont pas racialisés, et le changement proposé ne ferait que stéréotyper davantage les défendeurs de certaines communautés. Pour ce qui est de la culture et de cette défense partielle, encore une fois, les chercheurs qui se sont penchés sur cette question — il ne s'agit pas des travaux de la SALCO — ont fait remarquer que les tribunaux n'ont jamais accepté la culture comme facteur atténuant, un point c'est tout. Ce type de défense n'a jamais été utilisé et n'a jamais été permis.

En conclusion, pour dire les choses simplement, nous croyons que la prévention, et non l'interdiction, est importante dans le discours entourant la question des mariages forcés au Canada. Nous croyons que la sensibilisation est l'outil de prévention le plus efficace dans ce débat. Nous estimons que l'éducation et la sensibilisation dans le secteur de l'immigration, de l'application de la loi, de la santé et de l'éducation sont autant de pratiques exemplaires.

Nous défendons les victimes et les survivantes de violence sexiste, qui nous ont dit, à maintes reprises, qu'elles ne se manifesteraient pas si cela signifiait des sanctions criminelles pour leur famille et leur expulsion. Le projet de loi S-7 ne s'appuie pas sur une bonne compréhension des enjeux complexes liés à la violence dont sont victimes les femmes et les enfants, et ne permettra pas d'atteindre l'objectif escompté par le gouvernement.

Pour terminer, nous respectons les femmes qui se manifestent et qui se tournent vers les organismes d'application de la loi et nous les défendons, mais nous sommes aussi solidaires de celles qui choisissent de ne pas le faire pour diverses raisons.

Naila Butt, directrice générale, Social Services Network : Mesdames et messieurs, le Social Services Network vous remercie de lui offrir l'occasion de réagir au projet de loi proposé. Pour commencer, je tiens à souligner à quel point nous sommes heureux que le gouvernement s'intéresse à la question de la violence contre les femmes et les filles, au pays et à l'étranger.

Nous convenons que les pratiques que le projet de loi vise à limiter sont indésirables. Cependant, le titre du projet de loi semble laisser entendre qu'un petit groupe très sélect de personnes privilégiées peuvent se targuer d'être civilisées et de pouvoir prêcher aux barbares. Ce genre de langage dans une société multiculturelle, ouverte et démocratique comme le Canada, où la majorité des gens sont des immigrants, n'aidera pas à atteindre les objectifs du projet de loi.

Si on regarde les faits, les Canadiens de la communauté de Bountiful, en Colombie-Britannique, pratiquent déjà la polygamie. En moyenne, tous les six jours, au Canada, une femme est tuée par son partenaire intime. Tous les jours, plus de 3 300 femmes sont forcées de dormir dans des refuges d'urgence pour fuir la violence conjugale. Plus de 1 200 femmes autochtones manquent à l'appel. Amnistie internationale et les Nations Unies ont demandé en vain au gouvernement canadien de s'attaquer à ce problème.

Honorables sénateurs, je vous le demande : en quoi la violence dont est victime chacune de ces femmes canadiennes est-elle différente de la violence que le projet de loi tente d'éradiquer? Où est la tolérance zéro pour les gestes barbares commis contre ces femmes canadiennes, ou, comme le titre le sous-entend, est-ce que la politique de tolérance zéro est réservée aux personnes qui ne sont pas nées ici ou qui portent des vêtements différents, parlent une autre langue ou prient un dieu différent? La violence contre les femmes est un enjeu communautaire et un problème de santé publique qui nous touche tous.

Selon le ministère de la Justice, chaque année, les Canadiens dépensent collectivement 7,4 milliards de dollars pour gérer les conséquences de la violence conjugale. Il y a des lois en vigueur qui permettent de lutter contre les problèmes soulevés dans le projet de loi. Cependant, à la lumière des nombreux travaux réalisés sur la question de la violence familiale au Canada, pour favoriser des changements concrets dans la vie des victimes, il y a un besoin urgent d'apporter des changements à de multiples niveaux.

Le Social Services Network organise chaque année, depuis 2011, une conférence intitulée Annual Impact of Family Violence Conference : A South Asian Perspective pour aborder cette question et renforcer la capacité des collectivités locales, des intervenants clés, des représentants gouvernementaux, des médias et des travailleurs de première ligne de divers secteurs d'accroître la sensibilisation afin de mieux prévenir à la violence familiale et de mieux y réagir. À la lumière des recherches réalisées par le SSN, d'innombrables travaux sur le terrain et selon les dires des centaines de participants documentés dans nos rapports de conférences annuelles, nous savons que la violence familiale n'est pas un problème qui se limite à un groupe communautaire, ethnique, racial, religieux ou socioéconomique. Cependant, les femmes qui sont en butte à des obstacles linguistiques ou culturels ou les femmes handicapées sont plus vulnérables et plus susceptibles d'être victimes de violence. Elles ont besoin de soutien.

Les notions d'honneur, de religion et de culture constituent une explication facile et simpliste des problèmes complexes auxquels sont confrontés les familles sud-asiatiques et les immigrants au Canada.

Les femmes ne se manifestent pas et ne demandent pas d'aide parce que cela jettera l'opprobre sur leur famille et leur communauté. Elles font face à des obstacles linguistiques, à l'absence de services adaptés sur le plan culturel et accessibles, à un manque d'information, une mésinformation, à des problèmes liés à la situation économique et aux coûts connexes et à la crainte de perdre leur statut d'immigrant. Les femmes veulent que la violence arrête, mais pas si cela signifie être séparées de leur famille et de leur communauté.

Environ 10 p. 100 seulement des agressions sexuelles commises chaque année au Canada sont signalées à la police. De façon à mettre les choses en contexte, je me contenterai de souligner brièvement que l'affaire Jian Ghomeshi a fait ressortir que même les femmes qui ne sont pas aux prises avec les problèmes mentionnés plus tôt éprouvent des difficultés considérables au moment de signaler une agression. En outre, celles qui l'ont fait ont refusé que leur identité soit divulguée. Ainsi, est-il raisonnable de s'attendre à ce qu'une élève du secondaire âgée de 16 ans qui ne sait pas comment s'orienter dans le système de justice s'oppose à ses propres parents ou à l'oppression patriarcale? Les femmes qui trouvent le courage de signaler un acte de violence sont contraintes de retourner auprès de leur agresseur puisqu'elles n'ont accès à aucun système de soutien. C'est ce qui s'est malheureusement passé dans le cas de Zahra Abdille, cette femme qui a été assassinée en compagnie de ses deux enfants par son mari la semaine dernière à Toronto. Elle était retournée auprès de son mari parce qu'elle n'avait pas les moyens de se payer un logement et n'était pas admissible à l'aide sociale.

En l'absence du soutien institutionnel dont ont tant besoin les victimes, la criminalisation des mariages forcés ne servira qu'à isoler un peu plus les personnes qui subissent un mariage forcé et de la violence fondée sur le sexe et à leur nuire davantage, en plus d'ajouter à cette injure l'insulte de les cataloguer comme des personnes appartenant à une culture barbare.

Le message que véhicule le projet de loi est extrêmement préoccupant pour les gens qui ont fait du Canada leur nouvelle patrie et ceux qui envisagent de le faire. Le fait de désigner comme barbare l'ensemble d'un groupe culturel en lui faisant porter la responsabilité des actes posés par quelques-uns de ses membres n'aura pour seul effet que d'alimenter la méfiance à l'égard du gouvernement et de faire voler en éclats les rêves que ces gens caressaient en s'établissant dans leur nouveau pays.

Nous devons nous serrer les coudes afin de régler ce problème. Il y a de l'espoir. Le gouvernement du Canada, Condition féminine Canada, Emploi et Développement social Canada et la Direction générale de la condition féminine de l'Ontario ont fait des pas dans la bonne direction. Ces organisations ont financé quelques projets pilotes fructueux visant à fournir des services sur le terrain et à renforcer la capacité des collectivités de soutenir les aînés, les femmes et les filles sud-asiatiques de façon à offrir une meilleure protection aux personnes qui en ont besoin et de leur permettre d'accéder à nos services.

Nous avons besoin de recevoir des ressources supplémentaires, de mener d'autres activités d'éducation et de recevoir un financement permanent de manière à ce que ces modèles fructueux puissent être reproduits à l'échelle provinciale. À cette fin, nous devrons cesser de travailler en vase clos et commencer à unir nos efforts. Je vous remercie.

La présidente : Nous allons maintenant passer à Mme Walker.

Megan Walker, directrice générale, London Abused Women's Centre : Merci. Je suis ici pour représenter le London Abused Women's Centre. Établi à London, en Ontario, cet organisme offre des services aux femmes violentées depuis quatre décennies. J'ai moi-même été victime de mauvais traitements.

Nous savons que toutes les femmes sont susceptibles d'être victimes de violence et de mauvais traitements du seul fait qu'elles sont des femmes. Le titre du projet de loi suscite une foule de controverses. Il me semble que le terme « barbare » ne figure pas dans le titre non abrégé ni à quelque autre endroit que ce soit du texte législatif. Comme ce terme est controversé, je propose qu'il soit supprimé, et que l'on s'en tienne au titre non abrégé, à savoir « Loi modifiant la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, la Loi sur le mariage civil, le Code criminel et d'autres lois en conséquence ». J'estime que ce titre résume l'objectif du projet de loi.

Nous sommes en grande partie favorables au projet de loi S-7, et bien que j'aie la possibilité d'aborder de nombreux éléments du texte législatif dans le cadre de mes observations préliminaires, je me concentrerai sur son article 7, qui a trait à la défense de provocation.

À London, les tribunaux ont été saisis d'une foule de questions liées à la défense de provocation, et nous savons que cette défense a essentiellement pour effet de victimiser de nouveau les femmes et de permettre aux hommes qui les ont violentées de s'en tirer en toute impunité.

Les tribunaux de London ont examiné récemment le cas de Melvin Flores, accusé du meurtre au second degré de son ex-petite amie, Cindy MacDonald. Il a reconnu avoir assassiné cette femme. Quand ses voisins l'ont retrouvée, elle baignait dans son sang — un couteau de cuisine de 20 centimètres était planté dans son dos. Seule la lame était visible. Le rapport d'autopsie a révélé que Mme MacDonald portait les marques de 53 coups assénés au moyen d'objets contondants, y compris 9 coups de couteau.

Flores a affirmé qu'il était en état d'ébriété, que Mme MacDonald l'avait provoqué et qu'il n'avait pas l'intention de la tuer. Il a mentionné que Mme MacDonald lui avait dit qu'elle avait eu des rapports sexuels avec un homme doté d'un organe sexuel de grande taille, qu'elle était tombée enceinte de lui et qu'elle souhaitait garder l'enfant en raison des attributs généreux de son amant.

Le jury a rejeté sa défense de provocation, et il a été déclaré coupable de meurtre au second degré. Toutefois, il a interjeté appel de cette décision, et il a obtenu gain de cause en raison de quatre irrégularités, notamment l'omission d'examiner les éléments de preuve relatifs à la provocation. Le tribunal a été saisi de l'affaire une deuxième fois, et le jury a de nouveau rejeté la défense de provocation, ce qui a donné lieu à une déclaration de culpabilité pour meurtre au second degré.

La défense de provocation permet de justifier un meurtre, et personne ne devrait jamais avoir à passer par un procès dans le cadre duquel sa fille, sa mère, sa sœur ou une amie est rendue responsable de son propre meurtre. La défense de provocation est fondée sur l'idée selon laquelle la victime a causé sa propre perte, et, dans la plupart des cas, la victime est une femme.

Comme on vient de vous le dire, au Canada, une femme est tuée par son partenaire intime tous les six jours environ. En outre, la moitié des femmes de plus de 16 ans seront victimes d'un acte de violence. Les femmes sont plus susceptibles d'être tuées par leur partenaire intime que par un étranger, et c'est au moment de la séparation qu'elles courent le risque le plus élevé d'être victime d'une blessure grave ou d'un homicide.

Les femmes se font assassiner parce que leur partenaire a l'impression de ne plus avoir aucune emprise sur elles. Les hommes qui commettent de tels meurtres se disent : « Si je ne peux pas t'avoir, personne ne t'aura », et ceux qui se suicident après avoir commis un meurtre se disent : « Si nous ne pouvons pas être ensemble ici-bas, nous serons ensemble là-haut ».

Depuis les années 1990, des Canadiens réclament l'abolition de la défense de provocation, qui ne profite qu'aux hommes. En fait, cette défense rend les femmes responsables de la rage meurtrière des hommes et incrimine les victimes en mettant l'accent sur leur comportement. Nous devons continuer de nous efforcer de transférer aux agresseurs le fardeau de la honte et de la culpabilité que les femmes doivent si souvent porter. La défense de provocation va à l'encontre de cette vision des choses.

Elle est comparable à cette attitude qui consiste à affirmer qu'une femme qui a été violée est responsable de ce qui lui est arrivé en raison de ce qu'elle portait ou de la manière dont elle s'est comportée.

Les hommes qui tuent des femmes n'ont pas perdu la maîtrise d'eux-mêmes. En fait, ils se maîtrisent très bien, et c'est la raison pour laquelle ils emploient un certain nombre de tactiques afin d'établir et de conserver une domination sur les femmes avec lesquelles ils entretiennent des relations. Lorsque leur partenaire les quitte, ils ont l'impression d'avoir perdu tout contrôle, et c'est à ce moment-là qu'ils sont le plus susceptibles de mettre à exécution leurs desseins meurtriers. Un homme qui assassine sa partenaire ne devrait jamais être autorisé à recourir à la défense de provocation.

Enfin, j'aimerais formuler un commentaire sur la question du mariage forcé, plus précisément sur le fait pour un enfant de dénoncer ses parents qui l'obligeraient à se marier dans l'éventualité où une telle pratique serait criminalisée. Au moment où nous avons commencé à discuter des mauvais traitements à l'égard des femmes et de la violence familiale, on craignait également que les femmes auraient peur de signaler les agressions dont elles étaient victimes. La même préoccupation avait été soulevée au sujet des enfants agressés sexuellement par leurs parents. Nous devons être conscients du fait que les policiers seront impuissants tant que des dispositions législatives pénalisant de tels actes n'auront pas été adoptées. Dans de tels cas, des sanctions pénales sont requises.

En ce qui a trait à la réconciliation, je mentionnerai que nous sommes en mesure, avec le temps, d'amener des enfants qui ont signalé des agressions sexuelles et leurs parents qui ont fait l'objet de sanctions pénales à se réconcilier. J'estime que l'imposition de sanctions pénales constitue le meilleur moyen de mettre fin à l'exploitation des femmes et des filles, plus particulièrement dans le cadre de mariages forcés.

La présidente : Merci. Nous allons passer à Mme Go.

Avvy Yao-Yao Go, directrice de clinique, Metro Toronto Chinese & Southeast Asian Legal Clinic : Je m'appelle Avvy Yao-Yao Go, et j'assume les fonctions de directrice de clinique au sein de la Metro Toronto Chinese & Southeast Asian Legal Clinic, organisme sans but lucratif établi à Toronto qui offre depuis 1987 des services juridiques gratuits aux personnes originaires de la Chine et de pays de l'Asie du Sud-Est. Je tiens à remercier le comité de nous donner l'occasion de formuler des observations à propos du projet de loi S-7.

Comme l'indiquent le titre même qu'il porte et les diverses modifications d'ordre législatif qu'il cherche à instaurer, le projet de loi S-7 repose sur des stéréotypes racistes et alimente la xénophobie à l'égard de certaines collectivités racialisées. Il émane de ce texte législatif une hypocrisie travestie en moralité. Le projet de loi tourne la polygamie en ridicule et la fait passer pour un signe d'infériorité culturelle, faisant fi du fait que des Canadiens la pratiquent de façon officielle ou officieuse au pays et que, trop souvent, au Canada, des mariages sont brisés pour des raisons liées à l'infidélité ou à la violence.

On affirme que le projet de loi protégera les femmes qui ont été forcées de se marier, alors qu'il aura pour effet d'exposer ces femmes à un plus grand risque de violence. La violence contre les femmes est essentiellement un problème canadien. La violence familiale touche toutes les femmes du pays, qu'elles soient nées au Canada ou à l'étranger. D'autres témoins vous ont exposé des faits troublants concernant la violence à l'endroit des femmes au Canada; je ne reviendrai donc pas là-dessus, mais je tiens à attirer votre attention sur une étude publiée par Statistique Canada en février 2013. Selon cette étude, aucune donnée probante n'indique que la violence faite aux femmes est plus répandue chez les immigrants, et — ce qui est encore plus pertinent en l'occurrence — rien ne permet d'avancer que des actes de violence à l'égard des femmes sont plus susceptibles d'être commis au sein de relations polygames ou de mariages forcés.

Il est mal avisé de s'attaquer à la question de la violence conjugale par le truchement du droit en matière d'immigration et du droit pénal. Le projet de loi prévoit l'expulsion du pays des personnes qui pratiquent la polygamie, y compris ces femmes mêmes que le gouvernement affirme tenter de protéger. Le refus d'accorder le statut de résident permanent ou temporaire à des personnes engagées dans une relation polygame aura non pas l'effet souhaité de protéger les femmes, mais simplement celui d'empêcher les femmes engagées dans une telle relation d'entrer au Canada. De même, le fait de criminaliser les mariages forcés ne permettra pas de mettre fin à cette pratique — il la rendra encore plus clandestine et causera du tort aux survivantes de mariages forcés qui ne veulent pas que des poursuites soient intentées contre les membres de leur famille.

Les femmes engagées dans des mariages forcés ou des relations polygames qui sont entrées au Canada à titre de conjointes parrainées sont exposées à un risque supplémentaire par les dispositions réglementaires relatives au statut de résident permanent conditionnel qui ont été promulguées en 2012 et qui ont pour effet d'obliger ces femmes à rester avec la personne qui les a parrainées pendant deux ans, à défaut de quoi elles pourraient perdre leur statut.

Nous savons trop bien que même les femmes privilégiées ne signalent pas aux autorités les actes de violence dont elles sont victimes. Si nous croyons qu'il est déraisonnable de contraindre, par exemple, des parlementaires victimes de harcèlement sexuel à se manifester et à faire face à leur agresseur, pourquoi forcer les immigrantes à signaler à la police les mauvais traitements dont elles sont victimes, d'autant plus que cela leur ferait courir le risque de perdre leur statut, voire la vie?

Nous félicitons le gouvernement d'avoir pris des mesures afin de protéger les femmes contre la violence, mais je pense qu'il devrait s'efforcer de trouver des solutions plus judicieuses et plus efficaces. Voici les recommandations que nous formulons à l'intention du Sénat en vue de mettre fin à la violence à l'endroit des immigrantes : premièrement, abroger les dispositions relatives au statut de résident permanent conditionnel applicables aux conjointes parrainées; deuxièmement, accorder le statut de résident permanent aux femmes sans statut victimes de violence; troisièmement, offrir aux victimes de mariages forcés une aide sous forme de logement, de counseling et de soutien du revenu; quatrièmement, accroître le financement accordé aux organismes d'établissement des immigrants et à l'ensemble du secteur; et enfin, cinquièmement, améliorer les perspectives d'emploi des immigrantes au moyen de mesures d'équité en matière d'emploi et de programmes connexes.

Au moment où nous commémorons le 25e anniversaire de la tuerie de l'École polytechnique de Montréal, réitérons notre engagement à éradiquer la violence à l'endroit de toutes les femmes. Nous pouvons protéger les immigrantes contre la violence en veillant à ce qu'elles aient accès au statut de résident permanent sans condition, sans crainte d'être renvoyées du pays lorsqu'elles choisissent de dénoncer la violence dont elles sont victimes en leur offrant tout le soutien dont elles ont besoin pour s'intégrer dans notre société.

La présidente : Merci, madame Go. Nous allons maintenant passer à la période de questions, en commençant par la vice-présidente du comité.

La sénatrice Ataullahjan : Je remercie tous les témoins d'être ici et de nous avoir présenté leur exposé. Il y a deux ou trois sujets que je souhaite aborder.

On ne cesse de faire allusion aux immigrantes, mais ce terme n'apparaît nulle part dans le projet de loi. Je tenais simplement à le préciser. Nous sommes d'avis que la violence à l'endroit des femmes est barbare. Aucun groupe n'est visé de façon particulière. Le seul groupe visé, c'est celui composé de ceux qui commettent des actes de violence contre les femmes.

Madame Mattoo, selon la publication sur le mariage forcé que vous avez corédigée en 2013, l'une des principales menaces qui planent sur vos clientes tient au fait d'être envoyée à l'étranger en vue d'un mariage forcé. Une proportion de 41 p. 100 des personnes auprès desquelles vous avez mené votre enquête ont été envoyées à l'extérieur du pays. Le projet de loi aurait pour effet de modifier le Code criminel de manière à ce que le fait d'envoyer une personne à l'étranger afin de la marier contre son gré constitue un acte criminel. Ne croyez-vous pas qu'il s'agit là d'une mesure positive? Ne croyez-vous pas que cela pourrait aider quelqu'un qui a été envoyé à l'étranger, vu que les personnes qui prennent part à une cérémonie ou qui contribuent à la réalisation d'un mariage forcé pourraient être passibles de sanctions pénales?

Mme Mattoo : Ce que nous avons pu observer au sein de la clinique que je représente, et ce que j'ai moi-même constaté en travaillant auprès de jeunes femmes aux prises avec un tel problème, c'est que, hélas, bien souvent, ces personnes ne veulent pas que les autorités interviennent dans leur situation. En règle générale, lorsqu'une femme s'apprête à partir à l'étranger et qu'elle communique avec notre clinique par le truchement d'un travailleur social ou d'une autre personne ou qu'elle entre en contact avec un autre organisme du genre, la première étape consiste à l'enregistrer auprès du ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement en tant que personne se rendant à l'étranger de manière à l'aviser du fait qu'un mariage forcé pourrait se produire. Bien souvent, ces femmes que l'on envoie à l'étranger ne savent pas si un tel mariage aura lieu. Elles savent que cela est possible, mais il arrive que cela ne se concrétise pas, et elles rentrent au pays. À ce stade, il ne s'agissait que d'une menace. Cela ne signifie pas que le mariage forcé a déjà eu lieu ou qu'il va avoir lieu. Je pense qu'il aurait été utile d'examiner les données et les statistiques du MAECD afin de déterminer le nombre de femmes enregistrées avant leur départ à l'étranger et le nombre de ces femmes qui sont rapatriées. D'après ce que j'ai pu observer dans le cadre de mon travail, le nombre de femmes rapatriées est très faible en regard du nombre de femmes menacées de subir un mariage forcé que nous faisons enregistrer avant leur départ pour l'étranger.

Le fait d'assujettir en quelque sorte la protection que nous pouvons leur offrir à la condition qu'elles signalent leur situation aux autorités se révélera problématique puisque des ressources seront affectées à des cas qui n'en exigent aucune et que des personnes faisant l'objet de menaces réelles et ayant besoin d'aide pour s'enregistrer ou rentrer au pays n'auront accès à aucune ressource. Autrement dit, toutes les ressources seront affectées aux mauvais endroits.

La sénatrice Ataullahjan : Dans ce cas, croyez-vous qu'on pourrait recourir à l'engagement de ne pas troubler l'ordre public prévu par le projet de loi sans déposer d'accusations au pénal?

Mme Mattoo : L'idéal aurait été d'instaurer une ordonnance ou une injonction civile de nature semblable à celle en place au Royaume-Uni, mais nous comprenons également que, au Canada, la délivrance d'une telle ordonnance est une compétence non pas fédérale, mais provinciale, de sorte qu'il s'agit d'une façon pour le gouvernement fédéral de dire qu'il est peut-être possible de mettre en place quelque chose. Le hic, c'est que, dans le cadre de la procédure liée à l'engagement de ne pas troubler l'ordre public, la victime sera appelée, à un moment donné, à faire face à son agresseur, s'il décide de se voir signifier un avis de comparution. De plus, cela retardera le processus.

En outre, la victime devra faire face à son agresseur devant le tribunal. Ce ne sera pas aussi urgent que le besoin l'est. Parfois, lorsqu'on apprend qu'une femme s'en va à l'étranger, le fournisseur est très choqué. Il arrive que nous ne disposions que de 5 ou 10 jours, voire moins, pour travailler auprès de ces femmes. Je ne pense pas non plus que la procédure relative à l'engagement de ne pas troubler l'ordre public fonctionnera bien, même si la SALCO a examiné les dispositions législatives provinciales en matière de violence familiale. De telles dispositions sont en vigueur dans certaines provinces, mais ce n'est malheureusement pas le cas en Ontario. En Colombie-Britannique, de telles situations peuvent être entièrement prises en charge au moyen des dispositions législatives en matière de violence familiale. Des dispositions de cette nature sont également en place en Alberta.

Dans certaines provinces, il est possible de délivrer des ordonnances civiles, mais dans d'autres, ce n'est pas le cas. Une telle ordonnance constitue probablement le meilleur moyen de protéger les femmes tout en leur offrant une sûreté et une sécurité.

La sénatrice Ataullahjan : Ma prochaine question s'adresse à Megan Walker. Vous convenez du fait que la criminalisation des mariages forcés permettra à notre système de justice de lutter contre cette pratique.

Mme Walker : Oui, nous sommes favorables à cette mesure. Notre travail consiste d'abord et avant tout à aider les femmes, de sorte que nous leur offrons des choix. Nous leur expliquons les conséquences des décisions qu'elles prennent. Nous offrons un plan de sécurité à chaque femme qui se présente à notre bureau et à chaque femme qui nous téléphone — l'an dernier, nous avons fourni des services à quelque 3 300 femmes, et nous avons répondu à environ 5 500 appels téléphoniques. Nous nous enquérons auprès d'elles de leur volonté d'entrer en contact avec les policiers. Peu importe la décision qu'elles prennent, nous les soutenons.

Si l'on ne criminalise pas les mariages forcés, on enlève aux femmes la possibilité de recourir à ce processus.

La sénatrice Ataullahjan : D'aucuns avancent que les victimes de mariage forcé ne veulent pas que des poursuites soient intentées contre leurs proches. Un tel argument ne pourrait-il pas être invoqué afin de faire valoir que la violence conjugale devrait être décriminalisée?

Mme Walker : Oui. À nos yeux, il s'agit exactement de la même chose. Au début des années 1980, lorsque nous avons commencé à évoquer et à défendre l'idée de criminaliser la violence familiale, bien des gens craignaient que cela aurait pour effet de rendre plus clandestine cette violence, et que les femmes auraient l'impression de ne plus être soutenues et qu'elles auraient peur de se manifester. Certaines femmes ont peur de se manifester, mais comme je l'ai indiqué, nous leur offrons toujours des choix, et peu importe le choix qu'elles font, nous leur fournissons du soutien.

Au Canada, la violence familiale est visée par une politique de mise en accusation obligatoire, mais le fait est que la majeure partie des femmes n'auront absolument jamais accès au système de justice pénale. Les voisins ne dénoncent pas. Les gens ne dénoncent pas. Ils ne se mêlent de rien. La plupart des femmes accèdent au système de justice pénale non pas par le truchement de la police, mais par celui des organismes communautaires, des écoles et des fournisseurs de soins de santé. Il s'agit toujours de leur offrir des choix. Il s'agit de déterminer ce qu'elles souhaitent faire et de cerner les solutions les plus sûres dans leur cas.

La sénatrice Eaton : Madame Butt, madame Mattoo, j'ai écouté vos ardents plaidoyers, et vous avez donné l'impression que les femmes sont des victimes et qu'il n'y a vraiment rien que nous puissions faire à cet égard. Je suis d'accord avec vous. Nous avons probablement besoin d'un plus grand nombre de services de soutien, mais je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une raison de tenter de considérer le projet de loi comme une mesure préventive.

Madame Mattoo, les gens qui immigrent au Canada doivent remplir un assez long formulaire dans lequel ils doivent mentionner leur état matrimonial et le nom de leur épouse. Il se peut qu'ils indiquent avoir une épouse. Nous savons que les autorités canadiennes de l'immigration veilleront à détecter les polygames qui présentent une demande afin d'entrer au pays. Elles demeureront à l'affut. Elles vérifieront les renseignements fournis auprès des sources pertinentes.

Ceux qui fournissent de faux renseignements aux autorités des douanes sont susceptibles d'être renvoyés dans leur pays d'origine. Ne croyez-vous pas qu'il s'agit là d'une mesure appropriée? Ne pensez-vous pas qu'il est inapproprié de la part d'une personne polygame de fournir de fausses informations afin d'entrer au pays?

Mme Mattoo : J'aimerais mentionner brièvement quelque chose avant de répondre à votre question. Je suis désolée, mais je tiens à profiter de l'occasion pour tirer quelque chose au clair.

En ce qui concerne la question de la criminalisation, nous affirmons qu'il est possible de recourir à une disposition du Code criminel. Une femme qui subit un mariage forcé peut déposer à la police une plainte pour agression. Cela s'est produit en Alberta. Il s'agit d'un cas déclaré qui s'est rendu jusqu'aux tribunaux. Voilà ce que je voulais dire à propos de la criminalisation.

En ce qui a trait à la question concernant l'immigration, je vous dirai que j'ai de la difficulté à comprendre ce qu'on cherche à faire, vu que, à l'heure actuelle, les seules personnes qui peuvent entrer au Canada au titre des dispositions relatives à la catégorie du regroupement familial ou de toute autre disposition sont celles qui n'ont qu'une seule épouse. Aucune personne qui a plusieurs épouses ne peut être admise ici.

La sénatrice Eaton : C'est exact. Selon le projet de loi, une personne doit divorcer de ses autres épouses.

Mme Mattoo : Qu'est-ce que cela signifie vraiment? Les dispositions de la Convention pour l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes permettent de veiller à ce que toutes les femmes vivant au Canada et à l'étranger se voient offrir une protection. Nous avons décidé d'éradiquer la violence contre les femmes. Toutefois, le projet de loi prévoit que les femmes victimes de violence ou engagées dans une relation polygame ne seront pas autorisées à entrer au pays. En quoi cela contribue-t-il à régler leurs problèmes?

Voilà ce que j'ai du mal à comprendre. Le projet de loi règle d'autres problèmes liés aux autres épouses d'une personne. Je comprends ça. Cela nous facilitera probablement les choses. Cela nous simplifiera la vie. En tant que représentante d'une clinique d'aide juridique, je vous dirai qu'il est probablement plus facile pour moi de traiter un tel dossier. Cela dit, en quoi cela aide-t-il les femmes? Nous avons actuellement affaire à des femmes qui ont été abandonnées par leur époux, qui vivent à l'étranger pendant des années et qui doivent attendre que leurs enfants mineurs grandissent et gagnent éventuellement assez d'argent pour les parrainer de manière à ce qu'elles puissent venir au pays. Ces femmes sont les mères biologiques de ces enfants qui vivent ici à titre de citoyens canadiens, mais qui ne sont pas en mesure de faire venir leur mère ici.

La sénatrice Eaton : Je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une raison de ne pas adopter le projet de loi.

Conformément à l'observation que vous avez formulée à propos de la communauté de Bountiful, le projet de loi permettra peut-être d'empêcher des gens d'aller chercher une fille de 16 ans aux États-Unis et de la ramener ici. Ne croyez-vous pas que cela sera utile?

Mme Mattoo : Ce pourrait l'être, mais en quoi cela le serait-il si l'homme en question est prêt à divorcer de toutes ses autres épouses afin de pouvoir ramener ici cette fille de 16 ans? Comment empêchera-t-on que cette fille entre au pays? Si cet homme souhaite faire entrer ici une fille de 16 ans, et s'il est suffisamment malicieux pour épouser une fille de 14 ou 16 ans, il sera probablement disposé à divorcer de toutes ses autres épouses. Pourquoi ne le ferait-il pas s'il sait que c'est ce qu'il est censé faire?

La sénatrice Eaton : Je suis désolée, mais je ne comprends pas votre argument. À mon avis, les personnes qui veulent venir s'établir ici doivent adopter nos valeurs, parmi lesquelles on compte l'égalité des sexes et la monogamie.

Mme Mattoo : Le Code criminel interdit à une personne d'avoir de nombreuses épouses, n'est-ce pas? Il s'agit là d'une pratique qui est criminalisée depuis 120 ans.

La sénatrice Eaton : Eh bien, à ce moment-ci, nous ne voulons pas encourager des gens à entrer au pays sous de faux prétextes. M. Shafia a fait entrer sa deuxième épouse au pays en la faisant passer pour une cousine ou je ne sais quoi d'autre. Nous ne voulons pas encourager des gens à faire cela, et le projet de loi mettra fin à de telles pratiques.

Mme Mattoo : Je me bornerai bien humblement à vous dire que le régime de lois en matière d'immigration permet déjà de le faire.

La sénatrice Eaton : Eh bien, nous allons devoir nous mettre d'accord sur le fait que nous ne sommes pas d'accord.

Mme Butt : J'aimerais ajouter quelque chose aux propos tenus par Deepa. De la façon dont le texte législatif est rédigé, on semble partir du principe qu'il s'agit de la norme pour les gens provenant de certaines cultures.

La sénatrice Eaton : Non, nous ne partons pas de ce principe. Ce n'est pas le cas.

Mme Butt : Le libellé du projet de loi donne à penser que la majeure partie de ces gens entretiennent des relations polygames ou sont des barbares.

La sénatrice Eaton : Non, ce n'est pas le cas. Le projet de loi énonce simplement que quiconque souhaite venir s'établir ici en provenance de quelque pays que ce soit ne peut amener ici qu'une seule épouse. Il doit divorcer de ses autres épouses. C'est tout ce que prévoit le projet de loi. Vous faites des suppositions, madame Butt.

La présidente : Sénateur Eggleton?

Le sénateur Eggleton : Que se passe-t-il si ces gens entrent au pays? Voilà le problème que pose cet argument. Beaucoup de gens restent longtemps au pays et ont des enfants ici.

La sénatrice Eaton : Ils sont entrés au pays sous de faux prétextes.

Le sénateur Eggleton : D'accord, mais souhaite-t-on persécuter davantage les femmes et les enfants?

La présidente : Je vous demanderais de ne pas lancer un débat entre vous.

Le sénateur Eggleton : Des commentaires ont été formulés, et j'ai formulé un commentaire.

La sénatrice Eaton : Posez vos questions.

Le sénateur Eggleton : Vous allez persécuter davantage les femmes et les enfants.

La sénatrice Ataullahjan a indiqué que le projet de loi ne comportait pas le terme « immigration ». Le titre abrégé comporte les termes « pratiques culturelles barbares ». Vous savez très bien que, lorsqu'on parle des mariages forcés et des diverses questions connexes, on vise certains groupes ethniques présents au pays. Ne tentez donc pas de me dire que cela n'a rien à voir avec la question de l'immigration.

Si vous avez le droit de faire des commentaires, j'ai le droit de faire les miens. C'est comme ça que ça se passe.

La sénatrice Frum : D'accord.

Le sénateur Eggleton : Quoi qu'il en soit, trois d'entre vous ont laissé entendre que l'une des préoccupations en ce qui concerne plus particulièrement les mariages forcés tient au fait que beaucoup de gens ne veulent pas que des membres de leur famille soient criminalisés. Eh bien, je suppose que ces gens ne veulent pas non plus qu'on traite les membres de leur famille de barbares, comme le fait le projet de loi.

La sénatrice Eaton : Il est question de pratiques barbares.

Le sénateur Eggleton : Oui, le mariage forcé... Beaucoup de gens refuseront qu'on traite leurs parents de barbares.

Vous dites que le projet de loi pourrait rendre la pratique clandestine et, en fait, persécuter davantage les femmes puisqu'elles auraient une raison de plus de ne pas souhaiter parler de ces questions ou de ne pas vouloir qu'un tribunal se penche sur leur cas.

Si je ne m'abuse, la première intervenante a mentionné que la solution tenait non pas tant à l'interdiction qu'à la prévention. À votre avis, quel type de mesures préventives pourraient être particulièrement utiles? Peut-être que quelques-uns de mes collègues d'en face seraient heureux que l'on prenne quelques mesures de prévention supplémentaires.

Mme Mattoo : À ce moment-ci, je crois que notre organisme et d'autres organisations de toutes les régions du pays font du travail intéressant en matière de prévention. En fait, j'ai récemment eu la grande chance de me rendre dans les provinces de l'Ouest afin de dispenser des séances de formation en matière de prévention à des policiers, à des fournisseurs de services sociaux et à toutes sortes d'autres travailleurs sociaux. Ce que tous ces gens m'ont dit, c'est que notre travail dans les écoles est très important, tout comme notre travail auprès des gens du secteur de la santé et des policiers. Je suis très blessée lorsque je rencontre un policier pour lui parler de mariage forcé, et qu'il ne cesse d'employer l'expression « mariage arrangé ». Cela donne une idée du degré d'ignorance à propos des mariages forcés qui règne actuellement dans le secteur des services sociaux. Ce qui est dommage, c'est qu'on a étudié la question, mais sans y affecter les ressources requises. Comme je l'ai mentionné précédemment, nous n'avons pas véritablement circonscrit la question. À mes yeux, c'est au secteur de l'éducation que revient la tâche de faire la majeure partie du travail.

Une fille qui fréquente l'école secondaire et qu'on envoie à l'étranger pour qu'elle subisse un mariage forcé a l'air différent lorsqu'elle revient dans son école, si jamais elle y revient. Elle a l'air d'une femme mariée, mais cela ne fait sourciller personne. Personne n'aborde la question. Notre système scolaire n'est pas prêt à aborder la question. Les travailleurs sociaux présents dans les écoles ont besoin de ressources et de soutien.

Notre modèle actuel de services sociaux, fondé sur les ONG, nous a permis de faire beaucoup de formation, et bon nombre d'entre nous — mais pas tout le monde — en sommes au même stade. Nous ne disposons pas d'une base de données nationale. Je sais que le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement cherche actuellement à créer une base de données, mais il n'y en a actuellement aucune. Je répéterai que, selon moi, nous agissons de façon prématurée, dans la mesure où nous ne disposons pas de toutes les ressources requises, mais nous tentons d'instaurer une loi parce qu'elle permettra de faire passer un grand message. Le gouvernement souhaite-t-il lancer un message ou protéger vraiment les femmes?

C'est la raison pour laquelle j'avance que le travail de prévention peut-être très utile. Nous avons employé de très intéressants outils de prévention. Nous créons des scénarios. Nous montons des pièces de théâtre. Nous utilisons le cinéma pour parler de ces pièces. Nous nous rendons dans les collectivités afin de parler avec les gens. Ma collègue ici présente organise année après année des conférences pour diffuser le message. Ainsi, je crois que certaines mesures sont prises.

Il est malheureux que tous les efforts déployés afin de mettre en place un cadre de lutte contre le racisme l'auront peut-être été en vain. Cela m'attriste vraiment, vu qu' un très solide cadre de lutte contre le racisme avait été intégré à la question d'un point de vue spécifiquement canadien, car le Canada dispose de très solides lois au moyen desquelles on peut s'occuper de tout cela.

Mme Butt : J'aimerais simplement ajouter aux propos de Deepa que les rapports rédigés à l'issue de notre conférence sur les répercussions de la violence familiale contiennent quatre principales recommandations relatives aux mesures à prendre pour prévenir de tels problèmes.

La première a trait à ce que nous devons faire pour mettre à contribution les hommes et les amener à jouer activement le rôle de partenaire et de champion plutôt que celui d'auteur d'actes de violence, car nous savons que, dans la plupart des cas, ce sont les hommes qui font cela. La deuxième recommandation concerne l'éducation et l'information. La troisième est liée à la formation des fournisseurs de services, des policiers et des intervenants du système de justice et à la tenue de campagnes de sensibilisation du public.

J'estime que cela est très important. Il s'agit de projets pilotes. Comme je l'ai mentionné dans le cadre de mes observations préliminaires, le gouvernement fédéral a financé des projets qui se sont révélés fructueux, par exemple un projet pilote d'une durée de deux ans visant à renforcer les capacités des femmes et des filles d'origine sud-asiatique et à mobiliser les membres de cette communauté.

Le SSN a poursuivi un tel travail auprès des écoles. Nous avons continué de faire ce travail, mais les organismes manquent de ressources. Comme on a pu l'apprendre pendant le procès des membres de leur famille, les jeunes filles Shafia avaient continué à fréquenter leur école, n'est-ce pas? Elles avaient essayé d'obtenir de l'aide, mais le système scolaire les a laissées tomber. Nous devons cerner les possibilités. Nous devons faire de la sensibilisation à tous les échelons et cesser de travailler en vase clos, ce qui suppose la mise à contribution de tous les intervenants, notamment le système scolaire, le système de justice, les services policiers, les ONG, les dirigeants religieux et les hommes. Nous devons travailler en collaboration. Cela exige beaucoup de travail acharné.

Là encore, l'adoption de dispositions législatives, la simple criminalisation, représente la partie facile. Voilà ce que j'ai à dire. La partie difficile consiste essentiellement à rassembler les gens et à les amener à régler conjointement le problème.

Le sénateur Eggleton : Vous nous parlez de cela avec beaucoup de passion. Je crois que vous avez dit des choses pertinentes. Si seulement le gouvernement fédéral vous soutenait davantage, vous pourriez peut-être faire tout cela.

La sénatrice Andreychuk : Je comprends parfaitement ce que vous avez dit à propos de tous ces services de soutien, et je ne crois pas que quiconque ait avancé que le projet de loi réglera le problème. Il s'agit de l'un des outils qui permettront de le faire. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une situation où nous devons choisir entre deux options. Je ne suis pas certaine que le simple fait de continuer à mener des consultations nous permettra de faire des progrès pour les femmes, mais il se peut que ce soit le cas. Il faut proposer au gouvernement tous les moyens d'action qui sont susceptibles d'être utiles.

Madame Mattoo, j'aimerais que vous m'indiquiez les dispositions de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes qui obligent le Canada à en faire davantage que les autres pays pour protéger les femmes de la manière dont vous l'avez expliqué. Vous n'êtes pas obligée de me fournir cette information maintenant, mais j'aimerais l'obtenir. Mon interprétation de cette convention est quelque peu différente de la vôtre.

J'aimerais que vous m'indiquiez l'article du Code criminel en vigueur qui s'applique adéquatement aux questions visées par le projet de loi. Si des dispositions pertinentes sont déjà en place, j'aimerais que vous nous disiez pourquoi elles n'ont pas été utilisées d'une manière permettant de régler le problème et, par conséquent, pourquoi nous ne devrions pas tenter d'utiliser le projet de loi à cette fin.

Mme Mattoo : En fait, ces dispositions ont été utilisées. L'exemple que je vous ai donné concernait l'affaire *R. c. Bendacia. Je dispose d'une liste d'articles qui peuvent être appliqués. Il faut simplement que je la retrouve. Ces articles visent des infractions comme celles liées aux voies de fait, au mariage feint, à la profération de menaces, à la contrainte, à l'enlèvement et à l'enlèvement d'un enfant. Il y a une série de dispositions qui peuvent être utilisées et qui le sont. Ce n'est pas comme si des voies de fait étaient commises dans le cadre de chaque mariage forcé et qu'aucune femme n'avait jamais eu recours au système de justice pénale. Ce n'est pas vraiment la réalité. Il s'agirait d'une mauvaise vision des choses. En outre, il y a des dispositions législatives concernant la traite de personnes qui peuvent être appliquées, plus particulièrement dans le cas de personnes qui ont subi un mariage forcé et qui ont besoin, par exemple, d'un permis de résident temporaire. De telles dispositions ont également été utilisées et continuent de l'être. Il serait faux d'affirmer qu'aucune femme n'a jamais eu recours aux policiers.

De plus, aucune de ces dispositions n'oblige les femmes à s'adresser aux policiers. Leur application n'est pas assujettie à une telle condition. Ce qui va se produire, c'est qu'on va instaurer au sein du système une mentalité suivant laquelle chaque fois qu'une femme fera savoir qu'elle a subi un mariage forcé, on lui répondra qu'elle a la possibilité de déposer une plainte. On peut déjà constater cela dans le cadre des débats entourant les actes violents fondés sur l'« honneur ». Dès qu'une femme au teint basané affirme avoir subi des actes de violence, les gens évoquent des actes violents fondés sur l'honneur, même s'il s'agit d'une violence à laquelle toutes les femmes sont exposées à divers degrés.

Je n'ai pas la liste avec moi, mais je peux assurément vous transmettre une liste exhaustive des dispositions du Code criminel qui peuvent être appliquées aux cas de mariages forcés.

Mme Butt : Si vous le permettez, en réponse à votre question, j'aimerais ajouter quelque chose à ce que Deepa vient de dire. C'est d'un changement de comportement que nous parlons. Là encore, je ne veux pas laisser entendre que la loi est en cause, mais si nous créons une demande, si nous faisons de la sensibilisation, si nous indiquons aux femmes les droits qu'elles peuvent exercer, mais que nous n'avons aucun service de protection à leur offrir, tout cela se soldera par un échec. Ces éléments vont de pair. Il faut créer une demande et informer les gens de leurs droits, mais on doit également leur offrir du soutien de manière à ce qu'ils puissent accéder au système de justice et à ce que leurs démarches soient fructueuses. Voilà pourquoi le projet de loi suscite en moi des craintes — on crée une demande, mais les services connexes ne sont pas disponibles. Ces éléments vont de pair, et c'est pourquoi j'ai dit que nous devions cesser de travailler en vase clos. Nous devons unir nos forces.

Mme Walker : Puis-je dire quelque chose à propos des ressources? Je crois que l'ensemble des organismes de toutes les régions du pays pourraient dire que leurs ressources sont insuffisantes. À mon avis, contrairement à ce que le sénateur Eggleton a dit, il s'agit là d'un problème qui relève non pas du gouvernement fédéral, mais de tous les échelons de gouvernement.

D'après moi, il faut également procéder à des examens internes de façon à éviter, par exemple, les chevauchements au sein des ministères provinciaux. Il arrive, par exemple, que des ministères financent certains organismes, et que certains ministères en financent d'autres. J'estime qu'il pourrait y avoir beaucoup plus de collaboration entre eux.

Je tiens aussi à ce que vous sachiez que le principe fondamental du London Abused Women's Centre consiste à rencontrer chaque femme violentée dans la semaine suivant le jour où elle a sollicité nos services, de sorte que nous avons élaboré de façon très stratégique notre mode de prestation de services. Nous travaillons en très étroite collaboration avec la collectivité et nous sommes fortement tributaires des dons et des fonds communautaires.

Il s'agit donc d'un grave problème. Je le reconnais, mais je crois qu'on ne peut pas simplement en imputer la responsabilité au gouvernement fédéral. La responsabilité incombe à tous les gouvernements, à tous les ministères et également, à mon avis, aux communautés. En outre, j'aimerais mentionner, sur une note un peu plus personnelle, que je ne suis pas tout à fait d'accord avec mes amies en ce qui a trait aux propos du sénateur Eggleton, qui a insinué qu'il s'agissait d'une pratique culturelle. Je tiens à ce que vous sachiez que, selon moi, il n'est pas question ici de culture. Non, pas du tout. À mes yeux, le projet de loi ne concerne pas la culture. On met l'accent sur son titre. Oui, j'ai mentionné que le terme « barbare » ne figurait pas dans le titre principal du projet de loi, que ce texte ne comportait aucune disposition concernant des pratiques « barbares », et que ce terme ne figurait que dans le titre abrégé. Toutefois, je tiens à souligner que j'ai discuté avec des filles et des femmes de la communauté de Bountiful, et qu'elles m'ont dit que, lorsqu'ils étaient à court de filles et de femmes, les hommes en ramenaient régulièrement des États-Unis. C'est ce qui me préoccupe, et c'est là-dessus que je concentre mes efforts.

Mme Mattoo : Puis-je lire très rapidement la liste des articles?

La sénatrice Andreychuk : Non, je ne pense pas que nous ayons suffisamment de temps pour cela. Nous vous serions reconnaissants de nous transmettre cette liste, si cela vous est possible.

Mme Mattoo : Bien sûr.

La sénatrice Andreychuk : Vous avez indiqué que la criminalisation découlant du projet de loi aura certaines répercussions. Cependant, toutes ces autres dispositions de nature pénale sur lesquelles vous attirez notre attention n'ont pas eu de telles répercussions, comme vous l'avez souligné. Ainsi, j'aimerais savoir pourquoi toutes ces autres mesures ne se sont pas traduites par le même type d'ostracisme au moment où nous les avons adoptées. J'ai entendu ce que les autres avaient à dire là-dessus, et j'aimerais connaître également votre point de vue, mais je pense que la présidente aimerait que vous nous l'exposiez par écrit.

La sénatrice Frum : Madame Butt, vous avez dit — et je vous cite de façon approximative — que vous souhaitez que la violence cesse, mais pas si cela exige que l'on sépare des filles de leur famille. On a entendu à quelques reprises cet après-midi que le problème posé par la criminalisation des mariages forcés tient précisément à ce qu'elle met les enfants et leur famille en opposition — elle divise les familles.

La question que je me pose est la suivante : cette mise en opposition n'est-elle pas la conséquence inéluctable d'une pratique consistant à forcer une mineure ou une jeune femme à faire quelque chose contre son gré? Je pense que oui, vu qu'il est question d'un crime commis par des parents contre leurs enfants.

Je ne saisis donc pas l'argument selon lequel il ne faut pas criminaliser les mariages forcés puisqu'il faut préserver l'harmonie des familles.

Le dernier témoin que nous avons entendu nous a dit qu'il arrivait que des chasseurs de primes soient embauchés afin de retracer de jeunes femmes qui ont pris la fuite pour se soustraire à la volonté de leurs parents. Le terme « chasseur de primes » décrit bien l'idée qu'on se fait de ces filles et de ces jeunes femmes, n'est-ce pas? On les considère comme un bien, une propriété.

Je ne comprends tout simplement pas votre argument selon lequel on rend criminel quelque chose qui ne l'est pas. Je ne comprends pas cet argument.

Mme Butt : Ceux qui se livrent à une telle pratique ont tort de le faire, mais il ne s'agit pas d'une pratique culturelle. Il ne s'agit pas d'une chose qui est...

La sénatrice Frum : Je n'ai pas dit que ce l'était.

La sénatrice Eaton : Eux l'ont dit, mais pas nous.

Le sénateur Eggleton : C'est ce qu'indique le titre du projet de loi.

La sénatrice Eaton : Non, c'est faux.

La sénatrice Frum : Nulle part.

Mme Butt : C'est le cas. Si un acte criminel est posé, il doit être traité comme tel, n'est-ce pas?

Mme Go : Qu'il s'agisse ou non de l'intention qui sous-tend le projet de loi, le fait de le coiffer d'un tel titre donne assurément l'impression qu'on vise exclusivement certaines cultures, non?

Ainsi, je suis ravie de constater que les membres des divers partis affirment qu'il ne s'agit pas de l'intention du projet de loi et qu'on ne cherche pas à cibler telle ou telle communauté. Le ministre responsable du projet de loi devrait peut-être, par exemple, tirer au clair l'objectif du texte législatif et changer son titre.

Pour ce qui est de la criminalisation, je crois que l'un des problèmes tient à ce que, contrairement aux dispositions du Code criminel dont Mme Mattoo, je crois, vous fournira la liste, le projet de loi comporte des dispositions qui, au lieu d'offrir aux femmes un choix, les contraindront à faire certaines choses — si elles signalent une infraction, elles devront prendre certaines mesures.

L'un des problèmes, par exemple, tient à ce que tous les membres d'une famille qui assistent à une cérémonie liée à un mariage forcé feront l'objet d'accusations, peu importe s'ils savaient ou non qu'il s'agissait d'un mariage forcé. N'est-ce pas le cas? Par conséquent, le projet de loi ratisse extrêmement large — il n'aura pas uniquement des conséquences pour les parents ou l'époux à l'origine du mauvais traitement, de sorte que des femmes pourraient être très réticentes à l'idée de déposer une plainte.

Une autre disposition prévoit que même une jeune personne peut faire l'objet d'une ordonnance délivrée en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents.

Je pense que Mme Mattoo tente d'expliquer que des dispositions du Code criminel permettent actuellement d'intenter des poursuites pénales dans les cas où des femmes choisissent d'emprunter cette voie, et que nous n'avons pas besoin de dispositions supplémentaires qui créent une perception selon laquelle les pratiques en question relèvent de groupes culturels barbares, perception qui vient fausser toute la discussion et rend les choses encore plus difficiles pour les femmes qui souhaitent se manifester. Au bout du compte, si l'on décide de revoir le projet de loi, on pourrait très bien conserver quelques-unes de ses dispositions, mais il faudra changer l'orientation de l'ensemble de la discussion, vu que, à l'heure actuelle, au lieu de se demander simplement si les familles en question posent des actes criminels, on se demande si leurs actes sont attribuables au caractère barbare de leur culture.

Mme Mattoo : J'aimerais simplement faire deux observations. La liste des dispositions contenues dans le Code criminel est assez longue, et, comme on l'a mentionné précédemment, c'est l'acte criminel qui doit être criminalisé. Ce ne sont pas tous les mariages forcés qui constituent des actes criminels, même s'ils comportent un élément de criminalité. Dans la plupart des cas, il s'agit d'une manipulation affective — les familles mettent les femmes devant un choix, et ces femmes ne savent même pas qu'elles ont été contraintes de se marier. C'est un fournisseur de services sociaux ou un travailleur social qui le leur apprend. Ainsi, le consentement n'est pas toujours obtenu par le truchement de la violence.

La sénatrice Frum : Je suis d'accord avec cela, et, bien honnêtement, je pense que vous venez tout juste de démontrer le bien-fondé du titre, vu qu'il est barbare de contraindre sa propre fille à épouser un homme beaucoup plus âgé qu'elle, un homme qu'elle ne connaît pas ou un homme qu'elle doit aider à immigrer au pays. Le fait d'utiliser une fille de cette façon constitue une pratique barbare.

Mme Mattoo : Puis-je dire quelque chose?

La sénatrice Frum : Oui, bien sûr.

Mme Mattoo : Je suis désolée de vous interrompre.

La sénatrice Frum : C'est moi qui vous ai interrompue.

Mme Mattoo : Une femme de 27 ans à qui l'ensemble de la société dit qu'elle doit se marier parce que son horloge biologique tourne subit une pression et se sent obligée de se marier. Cela n'est-il pas barbare?

La sénatrice Frum : Le fait est que vous avez dit qu'un mariage forcé ne comporte pas toujours un élément de violence. Il s'agit d'une pression que les parents exercent sur les femmes, sur les filles.

La sénatrice Eaton : Pour des raisons de nature financière.

La sénatrice Frum : Pour toutes sortes de raisons malsaines.

Mme Mattoo : Par contre, ces pressions ne sont pas exercées uniquement par les parents. Il s'agit d'un phénomène d'une ampleur beaucoup plus vaste. Les pressions sont exercées par une communauté, une population, un village, une ville. La responsabilité incombe non pas à un seul groupe de personnes, mais à de très nombreuses personnes qui exercent des pressions de bien des façons.

La sénatrice Frum : C'est exact. L'un des messages que l'on tente de véhiculer au moyen du projet de loi tient à ce que nous souhaitons que les femmes soient traitées de la même façon que les hommes dans notre pays, et qu'elles n'ont pas à se marier si elles ne le souhaitent pas. Elles n'ont pas à faire quoi que ce soit qu'elles n'ont pas envie de faire. Il faut que les femmes en arrivent à très bien comprendre cela.

Toute autre façon de traiter une femme revient à la traiter d'une façon barbare.

Mme Mattoo : Je suis tout à fait d'accord avec cela. Le seul problème, c'est que, depuis un mois et demi, les médias et tout le monde nous disent que les femmes n'ont pas accès aux ressources et ne déposent pas de plaintes. Elles sont en butte à de multiples obstacles. Le mariage forcé n'est pas quelque chose qui concerne uniquement les femmes qui subissent des pressions de leur famille. Cela concerne la société. Si nous voulons comprendre cette pratique dans une perspective non raciste, nous devons comprendre qu'elle concerne des femmes provenant d'une kyrielle de cultures, et qu'elle nous concerne nous aussi.

Le sénateur Eggleton : J'aimerais poser une question à Mme Go.

Si notre principale préoccupation tient à la violence contre les femmes, il faut admettre que, à cet égard, il y a un élément qui échappe au champ d'application du projet de loi. Je pense qu'il s'agit d'une chose que vous avez signalée en recommandant l'abrogation du statut de résident permanent conditionnel et en indiquant que les femmes qui viennent s'établir ici grâce au parrainage de leur époux sont obligées par le gouvernement de rester en relation avec celui qui les a parrainées, et que cela peut obliger certaines femmes à demeurer dans une relation marquée par la violence simplement parce qu'elles craignent d'être expulsées par le gouvernement. En outre, les lois en matière d'immigration ont été resserrées à ce chapitre. Pourriez-vous nous en dire davantage là-dessus?

Mme Go : Bien sûr. La loi a été modifiée en octobre 2012, et je vous dirai bien honnêtement que, même avant cette modification, bien des femmes parrainées par leur époux avaient l'impression que, si elles quittaient leur relation marquée par la violence, elles seraient expulsées du pays. Après tout, c'est ce que leur mari leur disait, n'est-ce pas? Auparavant, nous pouvions évidemment leur dire que cela était faux, qu'elles pouvaient quitter leur mari et que cela n'aurait aucune incidence sur leur statut, mais à présent, nous ne pouvons plus le faire, vu les modifications liées au statut de résident permanent conditionnel, lequel oblige les femmes à entretenir une relation conjugale avec leur parrain pendant deux ans, sous réserve de certaines exceptions.

Certes, elles peuvent demander une exemption si elles sont en mesure d'établir qu'elles sont victimes de mauvais traitements et de négligence, mais dans un tel cas, le problème qui se pose est celui de savoir comment elles doivent s'y prendre pour prouver qu'elles font l'objet d'une négligence ou de mauvais traitements, ce qui nous ramène à la question de la mesure dans laquelle elles souhaitent se manifester et signaler de mauvais traitements et de la négligence et de la mesure dans laquelle notre société est disposée à leur fournir le soutien dont elles ont besoin pour se manifester.

Si nous ne réglons pas ces problèmes, nous nous retrouverons avec des situations où des femmes se sentiront obligées de demeurer dans une relation de violence de crainte de perdre leur statut. Par conséquent, si nous voulons protéger ces femmes, la première mesure à prendre est de supprimer cette condition.

Mme Mattoo : Puis-je dire quelque chose?

Le sénateur Eggleton : Cela pourrait être très utile.

La présidente : J'aimerais simplement poser une question à Mme Go.

Le sénateur Eggleton : Non, elle veut répondre à ma question.

La présidente : Je n'ai pas posé la moindre question. J'aimerais en poser une à Mme Go. Vous vous êtes adressée à la Chambre des communes, et ici, nous nous sommes penchés sur une foule de problèmes liés à la communauté sud-asiatique. Le problème qui nous occupe ne concerne pas exclusivement cette communauté. Puis-je vous demander de prendre quelques minutes pour nous parler de l'exposé que vous avez présenté?

Mme Go : Oui. Cela nous ramène à la raison pour laquelle j'ai mentionné, pendant mes observations préliminaires, que la polygamie était pratiquée de façon officielle et officieuse. En fait, selon les dispositions législatives, la polygamie ne va pas nécessairement de pair avec le mariage.

Ainsi, au sein de notre communauté, nous savons qu'il arrive fréquemment qu'un homme qui agit à titre de répondant puisse avoir un certain nombre de maîtresses, pour ainsi dire, qui font office de deuxième ou de troisième épouses, et ce, même s'il n'est pas marié légalement à ces femmes.

Il arrive que l'une de ces femmes, l'une de ces deuxième, troisième ou quatrième épouses, qui s'est établie au Canada avec ses enfants, fasse appel à nos services. Dans certains cas, leur mari constitue leur seul soutien. S'il arrive quelque chose, si les choses tournent mal, elles se retrouvent sans le moindre soutien et complètement isolées. Elles ne peuvent même pas faire valoir qu'elles sont l'épouse en bonne et due forme de l'homme en question.

Ces femmes se retrouvent donc dans une situation d'extrême vulnérabilité, mais leur relation ne sera pas considérée comme une relation polygame, principalement parce que la Chine n'est pas vue comme un pays où la polygamie est autorisée par la loi, bien qu'elle soit pratiquée.

Je vous dirai, par exemple, que je ne sais pas comment s'y prendront les autorités de l'immigration pour débusquer les personnes polygames qui tentent d'entrer au pays. Vont-elles mettre l'accent sur les personnes en provenance des 58 pays où la polygamie est autorisée par la loi? Vont-elles ratisser beaucoup plus large que cela? Vont-elles s'en remettre à une forme de profilage racial? Je n'en ai aucune idée.

Le fait est que, à l'heure actuelle, au Canada, il y a beaucoup de relations polygames officieuses, et que nous devrions peut-être prendre des mesures pour protéger les femmes qui sont dans de telles relations. Toutefois, le projet de loi ne permet pas de les protéger.

La présidente : Madame Mattoo?

Mme Mattoo : Je tiens simplement à profiter de l'occasion pour féliciter le gouvernement d'avoir récemment apporté des modifications à la politique relative au statut de résident permanent conditionnel. Je suis d'accord avec Avvy pour dire que ce statut devrait être supprimé, mais il faut souligner que le gouvernement l'a récemment assorti d'une exception liée aux mariages forcés, et je pense que cette mesure est attribuable à l'ensemble du travail que nous avons fait. Cette mesure a été instaurée sans tambour ni trompette en juillet dernier.

Si je souhaitais attirer l'attention là-dessus, c'est uniquement parce qu'il a été reconnu qu'il arrive que des femmes qui ont été forcées de se marier entrent au pays, et que l'on doit adopter des dispositions législatives pour les protéger plutôt que pour les empêcher d'entrer ici.

La présidente : Je tiens à remercier tous les témoins de leur exposé. Nous avons assurément appris une foule de choses, et nous espérons avoir l'occasion de collaborer avec vous dans l'avenir.

Nous allons passer au prochain groupe de témoins.

[Français]

Nous sommes très heureux, madame Miville-Dechêne, de votre présence parmi nous.

[Traduction]

Monsieur Kurland, vous êtes un habitué du Sénat. Nous vous souhaitons la bienvenue à tous les deux. Nous savons que vous avez des observations préliminaires à nous présenter. Nous allons commencer par Mme Miville-Dechêne.

[Français]

Julie Miville-Dechêne, présidente, Conseil du statut de la femme : Tout d'abord, je vous remercie de m'avoir invitée. J'imagine que c'est parce que nous avons écrit deux avis sur les questions qui vous intéressent, soit un avis sur la polygamie en 2010 et un avis sur les crimes d'honneur qui a paru il y a un an. J'en ai apporté quelques copies pour les parlementaires, et bien sûr, vous pouvez le lire en anglais et en français ...

La présidente : Un moment s'il vous plaît. Il n'y a pas de traduction.

Mme Miville-Dechêne : Donc, je vous disais que le Conseil du statut de la femme, que je préside, a publié deux documents importants qui peuvent vous intéresser, y compris celui-ci : Les crimes d'honneur : de l'indignation à l'action. J'en ai distribué quelques copies, mais vous pouvez le lire également sur notre site Internet.

De notre point de vue, il est urgent d'agir contre les violences basées sur l'honneur, car la protection des femmes et des jeunes filles, même si leur nombre n'est pas énorme, est absolument importante. Pour nous, c'est la priorité, par opposition au désir de certaines personnes d'éluder la question pour éviter la stigmatisation des communautés ou le désir de préserver certaines coutumes patriarcales. La protection de ces femmes, quel que soit leur nombre, est prioritaire; c'est ce que nous nous sommes dit en commençant cette recherche.

Il s'agit d'un débat difficile, et on ne le cachera pas ici, mais de notre point de vue, le fait d'appeler cette loi, en version abrégée, une loi de tolérance zéro envers les pratiques culturelles barbares est une erreur. Bien sûr, on doit punir, mais on doit aussi prévenir, et le fait d'utiliser un titre si fort et d'utiliser le mot « barbare » peut entraver la collaboration des communautés. Or, il faut une collaboration des communautés pour faire cette prévention.

Le titre doit donc essentiellement être modifié, parce qu'il peut, de notre point de vue, amener ou encourager la xénophobie. Or, ce n'est pas ce que l'on veut, parce que toutes les personnes, quelle que soit leur origine, doivent avoir droit à la même protection et à la dignité.

Nous saluons certains aspects du projet de loi à l'étude. On considère qu'il s'agit d'un pas dans la bonne direction; on reconnaît qu'il y a des effets dévastateurs aux mariages forcés et à la polygamie, effets qui touchent, bien sûr, les femmes et les jeunes filles.

D'autre part, nous avons quelques réserves. Tout d'abord, en ce qui concerne la polygamie, nous comprenons que la nouvelle loi permettra, sans avoir une preuve hors de tout doute, de déporter les hommes qui pourraient être polygames. Il faut, encore une fois, faire absolument attention aux femmes. Le fait de déporter des hommes polygames fait partie des mesures qui sont probablement déjà possibles, mais ce le serait davantage grâce au projet de loi, parce que la loi est manifestement plus forte.

Toutefois, nous voulons que les femmes, qui ne sont pas polygames, elles — rappelons-le —, soient protégées et puissent rester au pays dans le cas d'une déportation. Autrement, quel intérêt sert-on si l'on renvoie cet homme polygame avec ses femmes, qui ne sont pas polygames, dans son pays d'origine? Selon nous, de ce point de vue, il faut faire attention à la protection des femmes.

Quant aux mariages forcés — et c'est assurément un enjeu difficile —, il est vrai que nous ne savons pas exactement combien de mariages forcés ont lieu au Canada ou avec des citoyens canadiens à l'extérieur du pays. Toutefois, nous pouvons vous dire — parce que je suis allée en Grande-Bretagne avec la chercheuse pour effectuer une partie de la recherche dans ce pays —, qu'il y a des outils qui ont été utilisés ailleurs et qui fonctionnent, notamment en Grande-Bretagne.

En ce qui a trait à la criminalisation que vous vous apprêtez à faire concernant les mariages forcés, il s'agit sûrement d'une avenue que vous pouvez prendre. Je tiens toutefois à vous rappeler que la Grande-Bretagne a été confrontée à ce même débat, à savoir le recours à une loi civile ou plutôt à une approche criminelle pour traiter la question des mariages forcés.

Dans un premier temps, on a eu recours à une approche civile. Pourquoi? Parce qu'on savait qu'il serait plus facile pour les jeunes femmes de dénoncer leurs parents si ceux-ci n'étaient pas automatiquement mis en prison. Croyez-le ou non, des jeunes femmes en Angleterre vivent encore chez elles avec leurs parents qui ont voulu les marier de force, et qui préfèrent cela, afin de pouvoir rester dans leur communauté, tout en ayant des parents qui ne peuvent pas les envoyer à l'étranger. Autrement, on va vider leur compte en banque. Le gouvernement prend certaines mesures pour s'assurer que les parents ne peuvent pas marier de force les jeunes filles. On le fait par injonction, mais surtout de façon civile.

Récemment, on a énoncé deux approches, soit l'approche civile qui consiste à intenter des poursuites contre les parents et la famille, soit l'approche criminelle. C'est la victime qui choisit quelle voie elle veut prendre, et cela permet d'obtenir un maximum de dénonciations.

Nous avons parlé au cabinet qui faisait de nombreuses injonctions pour protéger les jeunes femmes, et on nous a parlé de cette difficulté quant au choix de la loi criminelle ou de la loi civile pour faire cesser cette pratique. Beaucoup d'injonctions ont été prises; cela fonctionne relativement bien et on arrive à protéger des femmes et à empêcher des jeunes filles d'être amenées à l'étranger.

En terminant, j'aimerais dire que la punition représente une mesure, et nous avons précisé, dans notre avis, qu'il faut effectivement des lois pour punir ceux qui osent marier de force une jeune femme, mais nous pensons qu'il ne s'agit que d'une partie de la solution. Nous consacrons plusieurs pages de notre avis à traiter de la prévention nécessaire à la diminution des crimes d'honneur.

La première chose à faire, absolument, est de former les intervenants. Dans la foulée de la publication de notre avis, j'ai parlé à beaucoup d'intervenants sociaux et médicaux pour leur expliquer ce qu'est un crime d'honneur; vous comprenez que le mariage forcé n'est qu'une des possibilités dans un continuum. On se rend compte que la plupart des intervenants ne connaissent pas les mécanismes de ce type de violence et ne peuvent donc pas intervenir adéquatement; d'où l'affaire Shafia, où plusieurs difficultés dans les services sociaux québécois sont survenues, notamment parce qu'il y avait un manque de formation.

En matière de compétences, on demande à ce que ce projet de loi prévoie des enveloppes à remettre aux provinces, parce qu'on parle là de juridiction provinciale, afin que les provinces puissent effectivement offrir des services et faire des campagnes d'information. On ne pourra jamais changer les choses si on ne va pas dans les communautés et si on n'essaie pas de s'allier les femmes, si on n'essaie pas de changer les mentalités par l'éducation dans les écoles, ainsi que dans les communautés. Il faut des campagnes ciblées et, pour faire de la prévention, il faut que les communautés soient avec nous et non contre nous, d'où la nécessité absolue de modifier le titre de cette loi.

La présidente : Merci pour votre présentation; nous l'apprécions beaucoup.

[Traduction]

Richard Kurland, avocat et analyste politique, membre du Barreau du Québec, membre du Barreau de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Chers sénateurs, je vous remercie de m'accorder le privilège d'être ici aujourd'hui. Je vous en suis extrêmement reconnaissant.

Depuis maintenant bien plus de 10 ans, j'étudie avec application la question de la polygamie au moyen de documents obtenus en vertu des dispositions législatives en matière d'accès à l'information. Une poignée de documents internes du gouvernement portent précisément sur le problème, à savoir une note de service de 2002 transmise par un coordonnateur de la formation opérationnelle de la Région internationale; un document de 2002 du bureau des visas de Hong Kong; une analyse juridique rédigée en 2007 par les services juridiques de Citoyenneté et Immigration Canada; des documents didactiques élaborés en 2008 par la direction générale de l'immigration et destinés à des formateurs; un document rédigé en 2009 par un analyste stratégique de Citoyenneté et Immigration Canada qui cherchait à obtenir une réponse relativement à des recommandations en provenance d'Abidjan, d'Islamabad et du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés; et, bien entendu, une analyse des dispositions en matière de polygamie du code de procédure pénale du Liban menée par l'ambassade du Canada à Beyrouth.

Dans la plupart des cas, les destinataires de ces documents semblent se poser les questions suivantes : pourquoi rédigez-vous ce document et pourquoi me l'envoyez-vous? Ces documents sont de nature délicate.

Voici le résumé de mes 10 années d'étude. Une personne qui n'a jamais mis les pieds au Canada et qui a pratiqué légalement la polygamie dans son pays d'origine est interdite de territoire au Canada. Aux termes des dispositions législatives en vigueur, une personne ne peut pas être interdite de territoire au pays du seul fait qu'elle pratique la polygamie — seule une personne qui, au moment d'entrer au Canada, déclare qu'elle pratiquera la polygamie une fois qu'elle se trouvera en territoire canadien ou qui donne à un agent de l'immigration une raison de croire qu'elle le fera peut être déclarée interdite de territoire.

La principale question consiste ainsi à déterminer s'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un demandeur a pratiqué, pratique ou pratiquera vraisemblablement la polygamie au Canada, auquel cas un agent de l'immigration peut conclure que la personne est interdite de territoire au titre de l'alinéa 36(2)d) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Voilà notre loi. Voilà notre politique.

J'accueille favorablement le projet de loi. Cela dit, il est possible de l'améliorer à quelques égards.

Tout d'abord, on doit repérer les polygames. Citoyenneté et Immigration Canada dispose d'un système informatique qui vaut littéralement 1 milliard de dollars. Il s'agirait d'y ajouter quelques champs permettant de consigner des renseignements à propos des demandeurs en provenance de pays où la polygamie est une pratique avérée de manière à ce que l'on puisse cerner plus facilement les cas de polygamie. On pourrait notamment verser dans le système des copies de documents personnels et familiaux importants, par exemple des polices d'assurance, des testaments et des documents relatifs à des droits de propriété, de façon à mettre en lumière les bénéficiaires.

En outre, dans le cadre du processus de soumission de leur demande, il faudrait exiger que les demandeurs consentent à ce que le gouvernement du Canada permette à ses fonctionnaires de consulter légalement des sources d'information étrangères permettant de révéler la structure juridique de leurs relations familiales.

Il faudrait également instaurer une clause de maintien des droits acquis de façon à donner l'occasion aux personnes qui se trouvent légalement au Canada de déclarer elles-mêmes leur situation et de demander d'être dispensées de l'application des dispositions du projet de loi S-7. Il s'agit là d'une question de justice élémentaire. Une telle clause profiterait notamment aux personnes originaires de l'Arabie saoudite et qui fournissent des services médicaux opportuns dans des hôpitaux de toutes les régions du pays. Il est injuste qu'on pénalise après-coup ces personnes et les membres de leur famille.

Enfin, on doit assortir le projet de loi S-7 de sanctions de manière à lui donner un peu plus de mordant. Aucune sanction n'est prévue pour les personnes qui violent la loi pendant leur séjour temporaire au Canada en engageant de façon illicite des relations polygames. Il est possible et souhaitable d'assujettir ces personnes à des sanctions pécuniaires. Il serait possible de percevoir les montants dus en ayant recours à des agents de recouvrement d'un organisme privé du pays d'origine, lesquels effectuent ponctuellement des transactions commerciales de recouvrement partout dans le monde. L'essentiel tient à ce que, dans le cadre de la première demande qu'ils présentent afin de venir au Canada, les demandeurs soient tenus d'adhérer au régime de sanctions, lesquelles peuvent être de nature pécuniaire.

Ne croyez-vous pas qu'il s'agit là de recommandations créatives? Voilà ce que j'avais à dire.

La sénatrice Ataullahjan : Je vous remercie de vos exposés. Madame Miville-Dechêne, j'ai une question à vous poser. Le rapport rédigé par l'organisation que vous représentez comporte une définition de la violence fondée sur l'honneur. En quoi cette violence se distingue-t-elle de la violence conjugale ou familiale?

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Je vais répondre en français, puisqu'il y a la traduction.

La présidente : Il n'y a pas de problème. Notre pays est bilingue.

Mme Miville-Dechêne : Il y a une différence importante entre les deux, bien que l'on puisse y voir des ressemblances. La différence importante, c'est que, en ce qui concerne le crime d'honneur ou de violence basée sur l'honneur, que ce soit le mariage forcé, la surveillance trop stricte des jeunes filles, le contrôle de leur sexualité, les coûts, et cetera, il n'y a pas seulement la famille nucléaire qui est impliquée. On parle d'une famille élargie, sinon d'une sous-communauté. Je n'ose pas prononcer le mot culture en raison de la controverse. Mais il est clair qu'une partie de la communauté est d'accord avec cette violence. À mon avis, il s'agit du principal obstacle. La violence conjugale représente un problème de société, mais, en général, il y a une dénonciation ou un refus à l'extérieur du noyau nucléaire d'accepter que ce soit la façon de faire. Il y a des nuances à faire, bien sûr, mais la différence, c'est la complicité d'une partie de la communauté autour des violences liées à l'honneur.

[Traduction]

La sénatrice Ataullahjan : La polygamie est-elle répandue au Québec? Les lois québécoises traient-elles les cas de polygamie d'une façon différente des lois en vigueur dans d'autres régions du Canada?

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Nous n'avons pas de données, tout comme il n'y en a pas dans le reste du Canada. Cependant, grâce à un organisme ontarien, on a repéré, au cours des deux dernières années, 219 mariages forcés dans trois provinces. Ce chiffre ne reflète probablement pas la réalité, puisque bon nombre de ces mariages forcés ne viennent pas aux oreilles des groupes qui s'en occupent. Nous croyons que les mariages forcés et la polygamie existent au Québec.

À titre de journaliste, j'ai déjà traité d'un dossier de polygamie. Il s'agissait d'un homme d'origine africaine, qui a fini par être expulsé. Il était rentré sans difficulté, et sa femme, la deuxième ou la troisième, l'avait dénoncé à la suite de divers problèmes. C'est grâce à une dénonciation qu'il a dû faire face à la justice. Il y a divers cas de polygamie, mais il impossible d'affirmer s'ils sont nombreux ou pas. J'ose vous dire, et je le répète, que même si la question des mariages forcés et des violences liées à l'honneur ne touche pas l'ensemble des femmes et des citoyens, nous croyons que les femmes et les jeunes filles, quelle que soit leur origine, ont droit à la protection des lois. Ce projet de loi n'est certes pas parfait, mais il envoie tout de même un signal important : l'interdiction de marier de force sa fille ou quelqu'un dans l'entourage, et de pratiquer la polygamie. Ceci dit, certaines des modalités pourraient être améliorées.

[Traduction]

La sénatrice Andreychuk : Monsieur Kurland, j'ai trouvé particulièrement intéressante votre observation selon laquelle nous tentons d'éradiquer quelque chose au moyen du projet de loi, mais que, lorsque des incidents concrets se produisent au pays, nous ne faisons rien. Ces derniers temps, dans le domaine du droit international, on demande que les lois nationales aient une portée extraterritoriale en certaines matières, la plus évidente étant la traite des personnes. Il arrive qu'une personne commette ici un crime — s'il s'agit bel et bien d'un crime — mais qu'elle ait ensuite quitté le pays. Comment combiner le droit international et les lois nationales? Je trouve qu'il s'agit là d'une question très intéressante.

M. Kurland : Madame la sénatrice, je vous dirai que la solution la plus simple consiste à intenter une poursuite au civil et à imposer une amende administrative plutôt qu'une sanction pénale. Si la Ville de Toronto peut confier en sous-traitance à des agents de recouvrement la perception de contraventions de stationnement non payées, on pourrait recourir à un processus juridique de nature semblable à l'échelle nationale, voire internationale, afin de percevoir des amendes administratives. La bonne nouvelle, c'est que cela n'exigerait pas l'embauche de nouveaux fonctionnaires ni la promulgation de nouvelles dispositions législatives. Il s'agirait d'une procédure administrative.

La sénatrice Andreychuk : Cette procédure relèverait des dispositions législatives en matière d'immigration?

M. Kurland : Oui.

Le sénateur Eggleton : Madame Miville-Dechêne, vous avez mentionné que, si l'on prenait, en vertu des dispositions du projet de loi, des mesures à l'égard d'un homme pratiquant la polygamie, il faudrait autoriser son épouse, qui est une victime, et également ses enfants, je suppose, à demeurer au pays.

Mme Miville-Dechêne : Oui.

Le sénateur Eggleton : Vous avez peut-être entendu plus tôt Mme Avvy Go, qui a évoqué le problème supplémentaire posé par le fait que des femmes violentées craignent de dénoncer leur mari puisque c'est lui qui leur a permis d'entrer au pays en les parrainant et qu'elles risquent d'être expulsées en même temps que lui si elles le dénoncent, surtout par suite du resserrement, en octobre 2012, des dispositions en matière d'immigration. Avez-vous des réflexions à formuler à ce sujet?

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Oui. Nous examinons ces questions législatives et nous constatons que c'est problématique. Très souvent, les femmes qui arrivent dans des situations de parrainage ne connaissent pas la réglementation. À notre avis, il est très important d'offrir à ces femmes des séances d'information pour qu'elles sachent que la violence conjugale fait partie des raisons pour lesquelles elles pourraient sortir de cette union.

Il est clair qu'il y a eu un resserrement de la loi, que c'est difficile, et pour nous, cela demeure une priorité, parce que, dans des situations stressantes, difficiles, de manque d'argent, et cetera, les possibilités qu'il y ait des difficultés au sein du couple et que la violence s'installe sont belles et bien réelles. Donc, oui, il s'agit d'une grande inquiétude pour nous.

[Traduction]

Le sénateur Eggleton : Et la crainte d'être expulsées fait partie de cela.

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Bien sûr, c'est que les femmes se tairaient pour ne pas être déportées. Il y a des façons pour elles de rester, mais c'est compliqué, et tout le monde n'est pas prêt à prendre ces mesures. Les femmes ont peur, certaines vivent dans la peur. Il faut donc les aider, les former et les informer.

[Traduction]

Le sénateur Eggleton : Nous proposerons éventuellement deux amendements que tout le monde voudra assurément examiner et approuver et qui contribueront certainement à protéger les femmes contre la violence.

Monsieur Kurland, vous avez indiqué qu'il existe actuellement des dispositions législatives qui peuvent être appliquées à une personne polygame qui tente d'entrer au pays. Dans ce cas, pourquoi avons-nous besoin de dispositions supplémentaires? Qu'apportent-elles de nouveau?

M. Kurland : Eh bien, certaines dispositions manquaient de clarté, ce qui était une source de frustrations pour les agents des visas de première ligne qui — peut-être en donnant suite à des renseignements transmis par leurs cadres supérieurs — délivraient des visas de résidents permanents en conformité avec certaines lignes directrices, ou déléguaient le problème aux agents au point d'entrée en faisant valoir qu'il n'était pas de leur ressort aux termes de la loi en vigueur puisque la personne n'est pas interdite de territoire, vu qu'elle se trouve à l'extérieur du Canada.

Grâce aux modifications prévues par le projet de loi, les agents des visas pourront refuser, pour le compte des agents qui se trouvent au Canada, de délivrer un visa à l'intention d'une personne qui pratique la polygamie.

Des témoins sont venus vous parler de la situation difficile dans laquelle ils se trouvent, et les commentaires qu'ils ont formulés sont tout à fait justifiés. Ce qu'ils vous ont dit, je l'ai entendu dans toutes les régions du pays, notamment en Colombie-Britannique, où cela est malheureusement très fréquent. Selon des données empiriques que j'ai obtenues, dans certaines régions de la Colombie-Britannique, par exemple à Surrey, des hommes, âgés généralement de 40 à 55 ans, entreprennent des démarches afin de permettre à leur deuxième ou leur troisième épouse d'immigrer au pays. Cela cause des dégâts sociaux, et c'est pourquoi nous avons maintenant besoin de dispositions semblables à celles contenues dans le projet de loi.

La présidente : Monsieur Kurland, c'est intéressant. Je n'en ai pas entendu parler, mais nous venons tous deux de la Colombie-Britannique, et vous en êtes de toute évidence au courant. Est-ce que cela signifie que le mari divorcera d'avec sa première femme pour ensuite faire venir la deuxième et que les deux femmes, selon ce que vous avez entendu, habiteront la même maison? Je n'en ai pas entendu parler; pouvez-vous en dire plus à ce sujet?

M. Kurland : Pour commencer, je suis sûr que les sénateurs le savent, mais nous sommes en présence d'un des avocats spécialistes de l'immigration les plus réputés au Canada en l'absence de l'honorable sénateur à Ottawa.

Le processus est le suivant : l'avocat spécialiste de l'immigration examine les renseignements propres au cas et trouve une solution au problème de l'interdiction de territoire. Le divorce est une issue fréquente. On n'effectue pas de suivi pour déterminer si, comme par magie, il y a eu réconciliation ou si les membres de la nouvelle famille habitent tous sous le même toit dans une très grande maison, un duplex ou un triplex ou si, dans le cas où cet arrangement familial n'est pas possible, il existe d'autres méthodes d'entrée, y compris le statut de résident temporaire, les permis de travail, les permis d'études, les permis de travail dans l'entreprise familiale. L'exception des domestiques est trop courante.

Le problème est lié à la découverte de l'arrangement par nos autorités de l'immigration. Nous n'avons pas les outils nécessaires pour bien faire le travail.

Le sénateur Eggleton : Comme vous êtes de la Colombie-Britannique, vous êtes peut-être au fait de la situation. La polygamie est illégale dans notre pays depuis très longtemps, mais il n'y a pourtant jamais eu de condamnation. En Colombie-Britannique, il y a Bountiful. Pourquoi croyez-vous que nous devrions maintenant nous pencher sur cette partie de l'immigration alors que nous ne semblons pas être en mesure de régler ces situations au pays avec des gens qui sont citoyens canadiens? En fait, certains d'entre eux sont probablement nés ici.

M. Kurland : Il faut se demander : pourquoi me suis-je intéressé à ce dossier pendant plus de 10 ans? Je pratique le droit depuis bientôt 30 ans et je sais que je suis sur le retour. Mon objectif est donc de faire en sorte que le système judiciaire canadien et la règle de droit soient en meilleure condition qu'au moment où j'ai commencé à exercer la profession, et l'honorable sénateur a tout à fait raison de dire que, pour quelque raison que ce soit, il n'y a jamais eu de condamnation dans une affaire de polygamie, et mon intérêt est la règle de droit et l'intégrité systémique de notre système judiciaire. Soit c'est un crime, soit ce n'en est pas un. Ce n'est pas une excuse de dire qu'il n'y a jamais eu de condamnation.

Le sénateur Eggleton : N'est-ce pas deux poids deux mesures, puisqu'on l'intègre dans le projet de loi, mais qu'on n'y attache pas suffisamment d'importance dans le contexte canadien?

M. Kurland : Eh bien, je crois que nous devrions faire ce que nous pouvons à l'heure actuelle. Après avoir collaboré avec diverses personnes pendant la même période pour lutter contre la pratique de la polygamie au Canada, je soupçonne qu'une stratégie ou qu'une solution d'accommodement qui sera mise en place dans de multiples administrations est en cours d'élaboration. Je soupçonne que, au fil du temps, la situation de la polygamie à Bountiful, et même à d'autres endroits, disparaîtra. Le fait d'agir lentement prévient les martyrs.

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Je voulais simplement ajouter, sénateur Eggleton, que ce n'est pas parce qu'on ne réussit pas, ce n'est pas parce que cette loi-là, comme vous le dite, n'a pas réussi, n'a pas fait son œuvre, qu'on doit renoncer. C'est vrai pour toutes sortes de causes qui touchent les femmes en particulier. Certaines lois fonctionnent, d'autre non. Dans le cas de la secte Bountiful, qui est le pire exemple de situations où la polygamie peut mener, différents efforts juridiques très difficiles ont été faits, et personne n'a lâché prise. Cependant, effectivement, cela pose un problème, parce que cette loi entre en contradiction, selon certains, avec les libertés religieuses. Je n'y crois pas, mais, effectivement, c'est le problème. Par ailleurs, il ne suffit pas de dire qu'on ne peut pas avoir une loi plus pointue qui ne touche qu'une partie de la polygamie, celle qui viendrait d'ailleurs. Personnellement, je crois que nous devrions utiliser tous les outils à notre disposition pour que le moins de femmes possible se retrouvent dans ces situations.

[Traduction]

La sénatrice Eaton : Monsieur Kurland et madame Miville-Dechêne, je veux simplement clarifier quelque chose que vous avez dit, je crois, au sénateur Eggleton.

Si on constate qu'une personne a immigré au pays avec une ou deux femmes et a menti aux autorités, peu importe les circonstances, eh bien, oui, nous l'expulsons et lui enlevons son statut de résident. Suggérez-vous de modifier le projet de loi pour qu'il précise que les femmes et les enfants établis au Canada devraient être libres de rester au Canada?

Mme Miville-Dechêne : Selon moi, oui. C'est exactement ce que nous disons. Pourquoi la femme devrait-elle payer pour ce que l'homme a fait si nous considérons qu'il est polygame, mais pas elle?

La sénatrice Eaton : Croyez-vous que davantage de femmes seraient tentées de signaler la situation si elles savaient qu'elles seraient protégées et que leur mari pourrait être expulsé?

Mme Miville-Dechêne : Nous pourrions l'espérer. Nous pouvons espérer que, si les lois étaient différentes, les femmes pourraient signaler leur situation, surtout si on leur disait qu'elles pourraient rester au Canada avec leurs enfants.

Il est très important d'établir une distinction entre les hommes et les femmes dans cette situation; et je ne crois pas que la loi le fasse.

M. Kurland : Sauf votre respect, il y a certaines parties sur lesquelles nous ne nous entendons pas.

Mme Miville-Dechêne : Pas de problème. Je suis féministe.

M. Kurland : Je crois que les femmes sont égales aux hommes. Je ne crois pas au concept de la femme faible et vulnérable en tant qu'être humain. Par conséquent, je pourrais m'inscrire en faux contre la composante des valeurs sociales. Cependant, d'un point de vue pratique, faudrait-il faire quelque chose? Oui. Je crois qu'il est extrêmement important d'établir de façon explicite dans une clause de droits acquis que les personnes dans une situation de polygamie auraient le droit de signaler leur cas et de demander une dispense aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés. Il faut vraiment qu'une telle disposition existe. Si c'est impossible dans le projet de loi S-7, on peut le faire sous la forme d'instructions ministérielles au ministère de la Citoyenneté et de l'Immigration. C'est un autre outil de dispense. Beaucoup de ces problèmes peuvent être réglés de façon créative.

J'ai fourni aux autorités frontalières près de l'Alberta un mécanisme simple pour régler le problème de l'importation d'épouses : au point d'entrée, il faut demander à la personne provenant du groupe cible de remplir un formulaire pour indiquer le nom, l'adresse, le numéro de téléphone, la date de naissance et l'état matrimonial de ses parents et frères et sœurs. En moyenne, les personnes avaient besoin de trois ou quatre heures pour remplir le formulaire, car elles avaient de 24 à 50 frères et sœurs. Toute mauvaise réponse peut devenir une fausse déclaration, ce qui interdit l'entrée au Canada pendant deux ans. Il existe des façons créatives de régler le problème.

La sénatrice Eaton : Je veux revenir sur quelque chose que Mme Miville-Dechêne a dit. Ce n'est pas une raison pour ne rien faire. J'ai déjà entendu des témoins dire qu'ils ne voyaient pas l'intérêt du projet de loi, car il pourrait être impossible à faire appliquer. Le projet de loi ne donne-t-il pas des munitions aux autorités de l'immigration et aux juges? Je ne crois pas que les gens viennent au Canada pour violer la loi. Ils veulent venir dans notre pays, être comme tout le monde et s'établir dans leur collectivité. Je ne crois pas qu'ils veulent enfreindre la loi.

Croyez-vous que le projet de loi pourrait être considéré comme une méthode de sensibilisation préventive permettant d'enseigner que la polygamie, c'est mal — que, conformément aux valeurs et normes canadiennes, les femmes sont égales aux hommes et que la polygamie ne devrait pas être permise?

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Oui, je crois que le message lancé par cette loi est celui que vous décrivez. Par contre, le titre abrégé va beaucoup trop loin. Clairement, avec le titre abrégé, vous risquez justement de vous mettre à dos toutes ces communautés au Canada, que nous voulons convaincre ou qui peuvent nous aider en ce qui a trait à la prévention.

La sénatrice Eaton : Si on enlevait le mot « culturelles »?

Mme Miville-Dechêne : Ah non! Ce sont les deux mots « cultures barbares », mis ensemble.

La sénatrice Eaton : Mais si on enlevait le mot « culturelles »...

Mme Miville-Dechêne : Et qu'on gardait « barbares »?

La sénatrice Eaton : Oui?

Mme Miville-Dechêne : Non. « Pratiques inacceptables », « pratiques contre », il y a toutes sortes de façons de dire quelque chose. Je comprends que vous le trouvez moins imagé.

La sénatrice Eaton : Je ne peux pas être d'accord avec vous.

Mme Miville-Dechêne : De toute façon, nous avons le droit d'être en désaccord, il n'y a aucun problème. Je crois que le titre devrait être modifié.

Ceci étant dit, je crois que le fait de devoir utiliser le Code criminel dans tous les cas de mariages forcés plutôt que d'avoir une option civile diminuera le nombre de dénonciations, au bout du compte. L'idée de mettre ses parents en prison pendant cinq ans va faire reculer certaines jeunes filles. Je vous rapporte uniquement ce qui m'a été dit en Grande-Bretagne, dans le cadre de cette longue réflexion qui a été faite.

La sénatrice Eaton : Cela n'a donc aucun mérite préventif?

Mme Miville-Dechêne : Ce n'est pas ce que j'ai dit.

La sénatrice Eaton : Mais c'est la question.

Mme Miville-Dechêne : J'ai dit qu'il y avait un message, et je crois que ce message dans la population est fort, mais j'ai le sentiment qu'il n'y aura pas tant de dénonciations qu'on ne le croie. Je trouve que, pour avoir un plein mérite préventif, il faudrait accompagner ce projet de loi de mesures de prévention financées ou de financement à l'endroit des provinces afin qu'elles puissent faire de la prévention. À ce moment-là, je crois que cela conférerait davantage de crédibilité au projet de loi, qui contiendrait à la fois des mesures punitives et préventives.

[Traduction]

M. Kurland : Je reconnais l'uniformité du projet de loi depuis le début. Il correspond aux principes stratégiques étrangers établis dans le domaine actuellement. Il correspond au fait d'envoyer un message au monde entier pour lui indiquer en quoi constituent les valeurs canadiennes. Il correspond à un engagement visant à renforcer la protection des femmes et l'avancement de leurs droits.

La sénatrice Frum : Si je vous ai bien compris, vous avez soulevé plus tôt que la similitude entre certaines de ces lois et la violence conjugale tient au fait que les victimes ne veulent pas dénoncer leur conjoint, mais au moins la violence conjugale n'est pas culturellement acceptée. Je comprends que vous soutenez toutes les mesures du projet de loi, à l'exception du nom. Vous avez soulevé ce point, et je crois qu'il s'agissait d'un très bon point, mais je ne comprends pas pourquoi vous n'aimez pas le titre, car c'est un très bon point. La violence conjugale n'est pas culturellement acceptée, mais certaines de ces pratiques le sont.

Mme Miville-Dechêne : Diriez-vous que la violence conjugale est « barbare? » Accepteriez-vous que, dans le titre d'une loi, on trouve l'expression « violence conjugale barbare? »

[Français]

La question, c'est...

[Traduction]

La sénatrice Frum : Je ne vois rien de mal à dire « barbare ». C'est barbare. Un homme qui frappe sa femme, c'est barbare.

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Oui, mais nous n'avons pas de loi décrivant la violence conjugale comme étant un acte barbare.

Je dis que ce qu'il faut, dans ces matières, c'est de l'équilibre. Il y a, au Canada, de la violence, des agressions; vous l'avez vu avec le mouvement #agressionnondénoncée; #beenrapedneverreported. Il y a beaucoup de violence conjugale. Donc, utilisons des termes où la xénophobie ne transparaît pas.

[Traduction]

La sénatrice Frum : Votre argument, c'était que nous n'acceptons pas la violence conjugale. Nous n'acceptons pas les mauvais traitements infligés aux femmes ou le recours à la force physique contre elles. Cette façon de s'exprimer n'est pas acceptée dans la culture de notre pays. Vous avez également indiqué à juste titre que les mariages forcés, la polygamie et la mutilation génitale des femmes — vous n'avez pas mentionné ces exemples, mais ce sont des sujets qui sont abordés — sont acceptés culturellement. D'où le problème. C'est ce que vous avez dit. C'est une partie du problème.

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Je ne crois pas que je me contredis dans la mesure où, comme je vous le dis, on n'a pas, en ce qui concerne les lois, qualifié les violences qui se passent, ici, entre personnes qui ne sont pas d'autre origine; on ne les a pas qualifiées dans des textes de loi de « barbares ».

Donc, ce que je vous dis, c'est que si notre but est la prévention, il faut appeler les choses par leur nom. Dans cet avis, nous avons utilisé les mots les plus durs; c'est de la violence que de marier quelqu'un contre son gré, c'est de la violence que d'interdire à une jeune fille d'aller à une activité parascolaire. Nous avons utilisé le mot « violence » où c'était nécessaire. Nous n'avons pas fui la réalité dans notre avis. Cependant, le fait de qualifier les actes de « barbares » représente une coche de plus qui rendra difficile toute possibilité de convaincre les communautés de changer d'attitude. C'est purement une question de vocabulaire, et le vocabulaire est essentiel, ici.

[Traduction]

La sénatrice Frum : C'est très important, et nous tentons de miner le soutien culturel de certaines pratiques. C'est ce que le titre indique. Nous pouvons convenir que certaines pratiques sont soutenues sur le plan culturel. Comme vous l'avez dit, appelons un chat un chat.

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Je pense que nous serons en désaccord sur l'utilisation du mot « barbare ». Au Conseil du statut de la femme, nous avons jugé qu'il fallait appeler les choses par leur nom; donc « violence faite aux femmes », « violence basée sur l'honneur », voici les mots qui conviennent à ces pratiques.

[Traduction]

Le sénateur Eggleton : Je veux seulement venir en aide à la sénatrice Frum. Nous parlons de violence. Elle n'arrête pas de dire que c'est un cas de violence physique où un homme frappe une femme. Il existe d'autres cas de violence, n'est-ce pas? On peut parler d'exploitation financière ou de violence psychologique. Il existe plein de façons d'infliger de mauvais traitements à une femme. Il se peut que certaines personnes ne les considèrent pas toutes comme barbares. Je présume que les croyances communes d'une personne pourraient la mener à considérer ces pratiques comme barbares, mais ce ne sont pas tous les mauvais traitements qui sont barbares, n'est-ce pas?

[Français]

Mme Miville-Dechêne : Je ne veux pas couper les cheveux en quatre, mais il est clair que le mot « barbare » est très fort. Je n'oserais pas dire que la violence conjugale est purement une question privée, ici. Si après tant d'années, la violence conjugale se poursuit, c'est que, d'une certaine façon, dans notre société, nous fermons les yeux, nous ne faisons pas les bonnes campagnes, et il y a encore des hommes qui sentent qu'ils ont le droit, dans l'intimité, de violenter leur femme. Il y a certainement, quelque part, une acceptation face à ce genre de comportement, qui continue de se reproduire. Dire que les crimes basés sur l'honneur sont barbares et que nos types de violence ne le sont pas crée une différence de jugement qui me rebute, parce que des femmes meurent de la violence conjugale au Canada. Ainsi, je n'oserais pas utiliser le qualificatif « barbare » pour un mariage forcé et ne pas l'utiliser pour d'autres crimes. C'est cela qui est difficile. Il faut faire attention aux mots, et je crois que les mots « violence », « violence liée à l'honneur », « violence basée sur l'honneur » disent très bien ce qu'ils ont à dire. C'est que, au nom d'un prétendu honneur qui n'existe pas, on tue des femmes.

[Traduction]

M. Kurland : Je considère que la polygamie fait partie du même ensemble de politiques nationales que l'admissibilité au permis de conduire fondée sur le sexe. Je comprends que, sur le plan diplomatique, le titre sera une insulte pour certains pays du Moyen-Orient et ailleurs. Est-ce que cela me dérange?

La présidente : J'ai quelques questions pour vous. La première : comme vous œuvrez dans le domaine de l'immigration depuis un certain nombre d'années, combien de cas de polygamie avez-vous traités?

M. Kurland : Pendant des décennies, j'ai eu peur de questions comme celle-là, en raison de la confidentialité.

La présidente : Mais, avez-vous eu de tels cas?

M. Kurland : Oui.

La présidente : On sait que vous accédez à des renseignements du gouvernement. Nous ne disposons pas de données sur le nombre approximatif de cas de polygamie au Canada.

M. Kurland : Les données arrivent au Canada en provenance du Royaume-Uni. Certaines études ont été effectuées dans ce pays. Par exemple, les centres régionaux, donc les centres d'Immigration Canada, signalent l'octroi, auparavant, d'un permis du ministre et, actuellement, d'un redressement pour des raisons d'ordre humanitaire selon un certain code, un code discrétionnaire.

Le problème tient au fait que le système informatique, pendant plus de 20 ans, ne comportait pas de champ pour indiquer la sous-catégorie de la polygamie. Ce champ existe maintenant pour certaines activités, comme le trafic de personnes. C'est pour cette raison qu'au Canada on n'a jamais recueilli systématiquement ces données. Il n'y avait pas de ressources pour le faire. Le nombre de cas était si minime. Mais il semble que les résultats à l'échelle mondiale sont semblables à ceux du Royaume-Uni, soit environ 200 ou 250 cas de polygamie liés à l'immigration, excluant les cas évidents dans le sud de l'Alberta.

La présidente : Avez-vous une copie du projet de loi devant vous?

M. Kurland : Le projet de loi dont nous parlons? Oui.

La présidente : Pourriez-vous vous reporter à l'article 41.1, où la polygamie est décrite. Il est indiqué qu'un résident permanent ou un étranger sera interdit de territoire pour pratique actuelle ou future de la polygamie avec une personne effectivement présente ou qui sera effectivement présente au Canada.

J'ai posé des questions à des responsables, et c'est ce que j'ai compris. Je veux connaître votre interprétation. Un homme vient ici seul, non pas en tant que résident permanent, mais plutôt comme visiteur, résident temporaire. S'il est ici, il ne pratiquera pas la polygamie. Il est venu par lui-même en tant que visiteur. Il sera admis. Est-ce exact? Est-ce votre interprétation?

M. Kurland : Je lis la version en français où il est écrit « la pratique actuelle ou future », et c'est semblable à « are or will ». S'ils ne sont pas effectivement présents au Canada au même moment, quelle est la condition préalable?

La présidente : L'homme peut donc venir seul?

M. Kurland : Ou la femme.

La présidente : Bien sûr. S'ils viennent en tant que couple, même si la troisième personne est restée derrière, ils pratiqueraient la polygamie?

M. Kurland : C'est là que la base de renseignements est si essentielle, et le seul outil disponible est la fausse déclaration. La personne a-t-elle divulgué entièrement ces détails domestiques dans sa demande et au point d'entrée? Quand deux épouses arrivent au Canada sans le mari, elles sont interdites de territoire.

[Français]

La présidente : Ma question s'adresse à Mme Miville-Dechêne et elle concerne la famille Shafia.

[Traduction]

Le ministre a parlé à maintes reprises de cette famille. Comme vous êtes ici et que nous nous sommes tous intéressés à l'affaire Shafia, quelles leçons avons-nous tirées? Quelles mesures préventives devons-nous mettre en place à l'avenir pour aider les jeunes filles confrontées à ces difficultés?

Mme Miville-Dechêne : Il y en beaucoup.

[Français]

Je vous dirais que la leçon première, et l'un des grands problèmes, c'est que la protection de la jeunesse à Montréal, du côté francophone, a été alertée une fois et, ensuite, le Centre de la jeunesse et de la famille Batshaw, qui est le pendant anglophone, a été averti. Il n'y a pas eu de communication entre les deux intervenants, probablement, parce que si on avait su qu'il s'agissait du deuxième constat, on n'aurait pas fermé le dossier. Il y a vraiment eu des problèmes de communication qui montrent l'importance de la communication entre les différents intervenants.

On a réussi, en Grande-Bretagne, dans les cas soupçonnés de violence liée à l'honneur, à établir des comités statutaires où l'éducation, les services sociaux, et tous les intervenants sont rassemblés pour discuter des dossiers. Je dois vous dire aussi que la question de la formation est essentielle. L'Alberta est très en avance sur les autres provinces. En septembre, à Calgary, je crois — parce qu'un policier qui venait de Grande-Bretagne connaissait la situation mieux que les autres —, un cours obligatoire de quelques heures sur les violences liées à l'honneur est donné à tous les policiers et à ceux qui veulent le devenir, ainsi qu'aux travailleurs sociaux. Cette formation n'existe pas encore ici, et je ne crois pas qu'elle existe dans les autres provinces. L'affaire Shafia a mis au jour une ignorance de ce type de violence. Il ne s'agit pas de blâmer qui que ce soit, mais de les former afin que cela ne se reproduise pas. Des actions ont été prises par les différents organismes de protection de la jeunesse pour que l'information circule entre les deux organismes, mais il reste encore beaucoup de travail à faire quant à la formation.

[Traduction]

La sénatrice Hubley : Monsieur Kurland, j'aimerais simplement clarifier quelque chose, si vous me le permettez, à propos de votre réponse au mot « barbare ». Je l'ai peut-être mal interprétée. Vous avez dit que cela enverra le message que le Canada considère certaines activités comme barbares et que ce message se rendrait dans certains pays. Je me demande comment cela touchera les citoyens canadiens dans notre pays ayant ce type d'héritage, un héritage commun. Est-ce que cela aura un effet sur la façon dont ils pourraient percevoir l'usage du mot?

M. Kurland : Heureusement, pendant les nombreuses années où j'ai travaillé sur le dossier de la polygamie, j'ai consulté des intervenants externes dans les collectivités concernées. Il appert que la principale raison pour laquelle les gens immigrent au Canada est la liberté. C'est le désir de quitter précisément ces pays qui véhiculent ce type de valeur sociale. Ces intervenants m'ont pressé de m'attaquer au problème de la polygamie, même si elle est légale dans leur pays d'origine. Ces personnes à qui j'ai parlé avaient, comme je l'ai dit, honte de l'existence de la polygamie au Canada et voulaient que j'y mette fin. Je crois que, si des Canadiens effectivement présents au pays avaient voté avec leurs pieds pour vivre ici dans un système de valeurs canadiennes et abandonné les anciennes coutumes de leur pays d'origine, cela prouverait la réussite du processus d'intégration canadien.

[Français]

Mme Miville-Dechêne : En principe, mon collègue n'a pas tort. À titre d'exemple, le groupe Bouclier d'Athéna, à Montréal, fait un travail fantastique en essayant d'aller rejoindre les femmes de différentes communautés où il peut y avoir des coutumes de mariage forcé. On m'a dit à quel point il est difficile de rejoindre ces femmes. Il faut prendre toutes les précautions pour qu'elles se sentent bienvenues. La seule utilisation du mot barbare pour qualifier des comportements millénaires, qui sont complètement inacceptables, peut nuire à ces efforts pour rejoindre ces femmes et leur expliquer qu'elles ont des droits ici.

[Traduction]

M. Kurland : Je suis content de voir que le principal litige ne porte que sur la façon dont le cadeau de Noël est emballé.

[Français]

La présidente : Monsieur Kurland, nous vous remercions pour votre présentation et votre présence ici aujourd'hui.

[Traduction]

Mesdames et messieurs les sénateurs, nous avons le plaisir aujourd'hui d'accueillir Alia Hogben, directrice exécutive du Conseil canadien des femmes musulmanes, et Aruna Papp, chargée de recherche du Frontier Centre for Public Policy. Nous avons hâte de vous entendre. Je crois comprendre que vous avez toutes deux des remarques à faire. Nous commencerons par Mme Hogben.

Alia Hogben, directrice exécutive, Conseil canadien des femmes musulmanes : Le Conseil canadien des femmes musulmanes remercie le comité de lui offrir l'occasion de réagir au projet de loi. Pendant les cinq minutes qui me sont allouées, j'aborderai les plus importants problèmes et j'espère qu'il nous restera du temps pour en discuter.

Notre organisation, composée de femmes musulmanes canadiennes croyantes, a déployé des efforts pour améliorer la vie des femmes et de leur famille en collaborant avec des organisations sœurs, en promouvant leur entière participation et en produisant des ressources éducatives portant sur les lois et les valeurs islamiques et canadiennes. Il est essentiel pour nous que nos objectifs soient fondés sur les valeurs communes de l'islam et de la Charte canadienne, qui sont, pour nous, l'égalité, la justice sociale et la compassion.

Tout d'abord, laissez-moi vous dire que nous sommes très contents que le gouvernement prête attention aux problèmes de la violence à l'égard des femmes et des filles. Le projet de loi soulève incontestablement toute une gamme de préoccupations légitimes, et nous soutenons l'objectif consistant à aborder les questions des mariages forcés ou précoces, de la polygamie et d'autres formes de violence fondée sur le sexe. Nous sommes tout à fait d'accord avec le ministre Chris Alexander pour dire que la violence à l'égard des femmes est une violation haineuse des droits de la personne qui n'a pas sa place dans la société canadienne.

Cependant, les motifs du gouvernement pour créer ces nouvelles modifications sont ambigus et nous laissent perplexes. En réalité, toutes les questions soulevées peuvent être réglées aux termes des lois en vigueur, car le cadre juridique actuel est suffisant. Par exemple, les articles 293 et 290 du Code criminel interdisent la polygamie et la bigamie. La défense fondée sur la provocation figure également dans le Code criminel.

Ce qui fait grandement défaut, c'est l'application des dispositions législatives actuelles. Par exemple, il n'y a pas eu de poursuites à l'égard d'une affaire de polygamie en plus de 60 ans, et les gouvernements peuvent porter des accusations maintenant s'ils le veulent en raison du cas de jurisprudence de 2011 en Colombie-Britannique ayant confirmé que la polygamie porte préjudice aux femmes et aux enfants. Nous avons également la Civil Marriage Act, qui définit le mariage comme l'union légale de deux personnes, à l'exclusion de toute autre personne.

En ce qui concerne les mariages forcés, je ne sais pas vraiment qui sera responsable d'obtenir du tribunal l'engagement de ne pas troubler l'ordre public. La police ne devrait-elle pas s'en charger, plutôt que ce soit à la jeune femme de le faire? Il est très peu probable qu'une jeune femme traîne sa famille en justice.

Nous sommes certains que le gouvernement veut bien faire et nous recommandons fortement d'aborder rapidement le manque de ressources adéquates pour le système. Ce qu'il faut, c'est offrir davantage de mesures de soutien efficaces à l'ensemble des victimes, des immigrants et des autres femmes et filles canadiennes. Il n'est pas nécessaire de mettre l'accent sur un seul groupe de familles et de femmes, comme les immigrants, puisque nous savons que la violence à l'égard des femmes est répandue dans toutes les couches de notre société.

Le problème qui dérange beaucoup, dont vous avez entendu parler encore et encore et qui touche non seulement les femmes musulmanes canadiennes, mais toutes les femmes, est le titre de la loi. Il est malheureux que nous, en tant que Canadiens, puissions utiliser un tel langage dans nos lois.

Le titre, en plus d'être raciste et discriminatoire, exacerbe le racisme et les stéréotypes pour certains membres de la société canadienne, y compris quelqu'un comme moi. Nous devrions tous nous rappeler le traitement accordé à nos Premières Nations, qui étaient considérées comme barbares, primitives et non civilisées. Regardez les résultats de cette discrimination et de ce racisme, qui sont encore présents aujourd'hui.

Le message explicite du projet de loi est que ces pratiques barbares seront introduites dans un Canada parfait où il n'y a pas de violence, où les femmes et les filles ne sont pas assujetties à la pratique horrible des mariages forcés ou précoces, où la polygamie est abhorrée et où il n'y a pas de féminicide — c'est-à-dire où aucune femme ni fille n'est tuée. Notre organisation s'oppose fortement à l'expression « violence fondée sur l'honneur », et nous espérons en discuter plus tard.

Par exemple, il ne faudrait pas oublier que peu de choses ont été faites pour les femmes de la communauté mormone de Bountiful, où bon nombre de ces pratiques barbares existent toujours.

La communauté mormone applique la plupart de ces pratiques depuis les années 1950. Ses membres les justifient en invoquant leur « liberté de religion »; pourquoi avons-nous, en tant que société, hésité à tenir compte du bien-être des femmes et des filles mormones?

Pourquoi notre gouvernement, qui repose sur une Constitution qui comprend la Charte canadienne des droits et libertés et la Loi sur le multiculturalisme canadien, envisagerait-il de recourir à un langage si raciste?

Que faudrait-il faire? Nous n'avons pas besoin de ces modifications. Nous devons plutôt renforcer les lois et politiques en vigueur afin qu'elles soient mises en œuvre rapidement et adéquatement. Nous devons renforcer notre résolution et notre engagement pour veiller à ce qu'il y ait des ressources adéquates partout au pays afin de fournir des services essentiels à toutes les femmes et les filles canadiennes. Ces services comprennent des programmes d'éducation offerts dans les écoles et auprès des familles et des fournisseurs de services.

Nous aurions aimé que le gouvernement consulte certains d'entre nous avant de rédiger le projet de loi et nous espérons qu'il y aura des consultations respectueuses entre le gouvernement et les groupes communautaires afin que des efforts concertés puissent être déployés pour aborder les questions touchant la violence à l'égard des femmes.

Nous félicitons le gouvernement d'avoir assumé un rôle de leadership à l'ONU, avec la Zambie, pour interdire les mariages d'enfants et les mariages forcés. Nous croyons que, comme le Canada a une bonne réputation partout au monde et à l'ONU, l'utilisation d'un langage discriminatoire, notamment les « pratiques barbares » des immigrants seulement, ne sera pas considérée comme une position nuancée et sensible par les autres nations. Merci de m'avoir écoutée, j'ai hâte que nous en discutions.

La présidente : Merci beaucoup de votre exposé. Passons maintenant à Mme Papp.

Aruna Papp, chargée de recherche, Frontier Centre for Public Policy : Souvent, des fournisseurs de services ou des décideurs sont invités à des comités comme le vôtre et disent qu'ils ont parlé à des victimes ou effectué des recherches. C'est rare que les victimes témoignent. Pour les professionnels, il s'agit d'un travail rémunéré, et ils font du très bon travail. Je suis toutefois l'une de ces personnes qui ont survécu à 18 ans de mariage forcé, et je peux confirmer que ce n'est rien d'autre que de l'esclavage sanctionné par la famille et la communauté.

Au cours des 34 dernières années, j'ai travaillé directement auprès de femmes victimes de violence conjugale et de violence fondée sur l'honneur. Dans le cadre de mon travail, j'ai mis sur pied trois organisations sans but lucratif en Ontario. L'une d'elles, Settlement Assistance and Family Support Services, a été fondée il y a 25 ans; le 21 novembre, on a célébré son 25e anniversaire. L'organisation compte 65 travailleurs à temps plein, plusieurs autres travailleurs à temps partiel et des bénévoles. Son budget est de quatre millions de dollars.

Pendant la célébration, j'ai parlé à une jeune fille qui avait huit ans quand je l'ai rencontrée pour la première fois, mais je ne me souvenais plus d'elle. Elle s'est précipitée vers moi et m'a dit : « Vous vous en souvenez? Vous nous avez conduits au refuge et vous trouviez que je parlais trop et m'avez dit que je devrais devenir avocate. Je suis avocate. »

Je ne suis pas simplement une survivante, je défends aussi les droits des femmes, et ce n'est pas un travail. C'est le dévouement de toute une vie. J'avais 17 ans au moment du mariage forcé et 21 ans quand j'ai immigré au Canada avec deux petites filles et un mari violent. La seule chose dont je me souviens de mon arrivée au Canada, c'est ce que les missionnaires m'avaient dit quand j'étais enfant. Ils disaient qu'au Canada les femmes étaient égales aux hommes et qu'elles avaient des droits. Je savais que mon destin était inéluctable parce que j'étais déjà mariée, mais mes filles avaient une chance. Je croyais que j'avais quitté un pays où la violence à l'égard des femmes était ancrée dans la culture pour aller dans un pays où les femmes avaient les mêmes droits que les hommes. Je pensais qu'au Canada les valeurs canadiennes protégeaient les femmes comme elles protégeaient les hommes.

Depuis les 30 dernières années, je parle au nom de femmes immigrantes. Aujourd'hui, au nom des milliers de femmes que j'ai rencontrées au cours de ces 30 années, j'aimerais remercier le gouvernement canadien d'avoir pris position et d'avoir écouté ce que nous avions à dire.

Aujourd'hui, beaucoup de personnes au Canada semblent perturbées par la terminologie — pratiques culturelles barbares. Cette expression a été utilisée pour la première fois en 2010 dans mon rapport Culturally Driven Violence Against Women, publié par le Frontier Centre for Public Policy de l'Alberta.

Laissez-moi vous dire pourquoi je crois qu'il s'agit du titre le plus approprié pour ce projet de loi. J'avais un bureau juste à côté du Centenary Hospital à Scarborough, et de temps à autre on m'y appelait pour que je serve d'interprète. Un jour, il y a eu une urgence. En pénétrant dans la salle d'urgence, j'ai vu des médecins, des membres du personnel infirmier et des policiers et j'ai entendu des cris et des hurlements. Sur la civière, il y avait une jeune fille âgée de 8 ou 9 ans qui criait de douleur. Les médecins ordonnaient de lui donner un sédatif, et quelqu'un criait « Police! » La mère criait, et on m'a demandé de l'immobiliser.

On avait mutilé les organes génitaux de la fille, et ils ressemblaient à un gros melon plein de pus. Ça, à mon avis, c'est barbare. Je crois qu'il est barbare de forcer de jeunes filles à marier de vieux hommes. Je crois qu'il est barbare de forcer de jeunes filles à marier leurs cousins. Je crois qu'il est barbare de forcer des femmes, qui ont divorcé de leur mari violent, à marier un autre homme parce que le divorce est honteux et qu'il constituera un déshonneur pour la famille. Je crois qu'il est barbare de forcer des veuves à marier de vieux hommes malades, uniquement pour sauver le nom de la famille et leur donner un nom d'homme. Je crois qu'il est barbare de forcer les gais et les lesbiennes à se marier et de les condamner à une vie de torture et d'esclavage. Il n'y a pas de façon plus douce ou tolérante de nommer ce problème grandissant au Canada.

De nos jours, trop souvent, les Canadiens renoncent à tenir tête à ceux qui sont déterminés à miner les valeurs canadiennes par peur d'être traités de racistes. C'est le temps de dire que nous allons nous lever et que nous ne craindrons pas d'être traités de ce nom, car nous nous levons au nom de ceux qui ne peuvent le faire eux-mêmes.

Oui, la définition du mot « barbare » renvoie à quelque chose de cruel, brutal et non civilisé, mais ces pratiques sont inacceptables et contraires aux valeurs qui, selon moi, représentent le Canada.

Il est compréhensif que les personnes qui s'opposent au projet de loi disent que les jeunes filles ne dénonceront pas leurs parents ou ne signaleront pas les mauvais traitements.

Il y a 32 ans, la mère de la sénatrice Frum m'a interviewée et m'a demandé ce que nous pouvions faire. J'étais la première femme d'Asie du Sud à parler à la télévision nationale des mauvais traitements infligés aux femmes dans la communauté sud-asiatique. L'effet a été énorme. Des menaces ont été proférées. On a dit : « Nous vénérons les filles. Nous avons des déesses. Nous ne battons pas nos filles. Il n'y a pas de violence conjugale dans notre communauté. »

Aujourd'hui, personne ne peut nier que la violence conjugale est présente partout dans le monde. Les femmes sont victimes de mauvais traitements à l'échelle mondiale, mais la manifestation de la violence dans les foyers est ancrée dans les pratiques culturelles. Les scénarios sur la façon de contrôler les femmes sont élaborés et se manifestent culturellement.

Je crois qu'il est temps que le Canada prenne position et dise que nous protégerons les personnes qui ne peuvent parler pour elles-mêmes, mes filles et d'autres qui ne sont pas en mesure d'être ici.

Pendant les trois dernières années, j'ai voyagé partout au Canada. Si vous consultez mon site web, la seule chose que je fais, c'est de former des agents de police, des juges de tribunaux de la famille et des travailleurs sociaux sur la distinction entre la violence fondée sur l'honneur et la violence conjugale. Ils doivent connaître 30 points avant de pouvoir procéder à une évaluation du risque. S'ils ne connaissent pas ces 30 points, l'évaluation initiale est faussée. Si tel est le cas, l'évaluation du risque est aussi faussée, tout comme le plan de sécurité, puis nous devons ensuite repêcher des femmes dans des canaux parce que des gens disent qu'ils n'ont pas eu connaissance de la situation.

Il est temps de reconnaître les pratiques barbares ancrées dans la culture. Il faut arrêter de se dire qu'on se fera traiter de raciste ou qu'on sera stigmatisé. Nous sommes canadiens, ces filles sont canadiennes, et elles ont le droit d'être protégées. Merci.

La présidente : Merci.

La sénatrice Ataullahjan : Aruna, que puis-je vous dire? Merci de votre honnêteté. Je vous remercie de votre témoignage convaincant. La vie que vous avez vécue, certains d'entre nous autour de la table et certains témoins ne peuvent qu'en parler, mais vous parlez par expérience.

Mme Hogben : Désolée, je ne vous entends pas bien.

La sénatrice Ataullahjan : Je vais rapprocher le microphone.

Dans votre rapport sur la violence à l'égard des femmes ancrée dans la culture, vous avez dit que les hommes et les femmes qui veulent immigrer au Canada devraient suivre obligatoirement une formation sur les valeurs canadiennes et l'égalité entre les sexes. Dans le rapport de Mme Hogben sur la violence contre les femmes, on affirme qu'il est important de mobiliser les hommes, surtout les jeunes hommes, pour combattre la violence conjugale. Pourquoi est-il si important que les hommes participent à la conversation, et pourquoi ne l'avons-nous pas encore fait?

Mme Papp : Je suis complètement d'accord avec ma collègue pour dire que les hommes devraient être mobilisés. On devrait les former et les éduquer très tôt dans les écoles. Tous les hommes, peu importe qui ils sont. La raison pour laquelle nous n'avons pu mettre l'accent sur les hommes tient à la façon dont les fonds du gouvernement ont été affectés. Pendant 30 ans, nous avons tenté d'obtenir du financement. Il est seulement possible d'obtenir du financement pour les programmes destinés aux femmes. Quand les hommes se présentent à des séances de counseling, ils doivent payer. La plupart du temps, ce sont les services de counseling qui les facturent. Dans les services que j'ai mis sur pied, les hommes n'étaient pas facturés pour les séances de counseling.

Beaucoup de rapports montrent que, 90 p. 100 du temps, les femmes retournent vivre avec leur agresseur dans la communauté d'immigrants. C'est pour cette raison que nous avons commencé à travailler auprès des hommes. On les rencontre et on leur demande pourquoi ils infligent de mauvais traitements. Si nous pouvons les aider à régler leurs problèmes liés à l'établissement, à obtenir ce dont ils ont besoin et à garder la famille ensemble, cela peut fonctionner. La médiation au sein des familles fonctionne, et c'est une des choses qui m'ont causé des problèmes, car les réalisations attendues du financement ne permettent pas les séances de counseling pour les hommes.

La sénatrice Ataullahjan : Alia, dans bon nombre de crimes d'honneur au Canada et ailleurs, l'islam est utilisé comme justification, alors que rien ne justifie les crimes d'honneur dans l'islam, le Coran ou la sharia. Pouvez-vous offrir quelques commentaires à ce sujet? Pourquoi mentionne-t-on l'islam alors qu'il n'y a aucun fondement à cet égard dans la religion?

Mme Hogben : Je ne crois pas que ce soit seulement une question de religion, et les gens parlent de pratiques et de valeurs culturelles. Nous devons établir une distinction entre ce que la norme est devenue et les valeurs les plus importantes des gens. Il n'y a absolument rien dans le Coran, ou comme vous le dites, dans les lois ou n'importe où ailleurs qui justifie le meurtre de femmes. Cependant, il faut que ce fait soit connu. Je sais que ce n'est pas le cas. En tant qu'organisation, nous insistons toujours sur le fait de ne pas mettre l'accent seulement sur les musulmans; la situation ne nous concerne pas uniquement.

La sénatrice Eaton : Merci à vous deux. Je ne sais pas si vous avez entendu les témoins précédents. Une de leurs plus grandes critiques du projet de loi est le fait que les femmes auront peur de signaler leur situation. Je crois que c'est comme encourager les femmes à continuer à être des victimes. Cependant, je n'ai jamais été dans votre position, Aruna, et je parle uniquement sur le plan intellectuel, n'ayant pas vécu la situation.

Mme Papp : Dans plusieurs pays d'Europe, les mariages forcés sont criminalisés. Il y en a maintenant trois — la Belgique, la Norvège et le Royaume-Uni — où le nombre de cas signalés a augmenté. Les jeunes filles sont de plus en plus nombreuses à signaler leur situation. Il y a 30 ans, tout le monde disait que les femmes immigrantes ne dénonceraient pas la violence conjugale. Eh bien, oui, elles la dénoncent. Elles la dénonceront. Cependant, il faut leur fournir des ressources pour les protéger. Une fois qu'elles ont signalé leur situation, qu'arrive-t-il?

À l'heure actuelle, dans les séances de formation que je donne aux agents de police et aux travailleurs sociaux, par exemple, ils me demandent : « Disons que nous nous rendons à un domicile où une fille âgée de 17 ou de 18 ans vit dans un mariage forcé. Nous la protégeons. Où pouvons-nous l'amener? » Eh bien, ne l'amenez pas dans un foyer de groupe. C'est l'endroit le plus horrible où on pourrait placer une adolescente d'une communauté sud-asiatique. Je l'ai vu si souvent. Elles grandissent dans un endroit très protégé. Le seul problème auquel elles sont confrontées, c'est qu'elles sont occidentalisées, car elles veulent aller à l'école et choisir leur mari, alors les parents arrangent leur mariage.

Ils ne connaissent pas la situation des jeunes gens dans les foyers de groupe. Par exemple, on amène les jeunes filles dans un foyer de groupe où les autres jeunes sont actifs sur le plan sexuel. Ils fument, boivent et ont des fréquentations. Ils les sortent au centre-ville de Toronto pour aller au cinéma ou dans un club. À ce stade, l'enfant ne peut pas revenir en arrière, car elle a maintenant un copain, et cela a été encouragé. Elle fume et est active sur le plan sexuel. C'est problématique.

Avant que le projet de loi entre en vigueur, nous devons, tout d'abord, former adéquatement les fournisseurs de services. Des procureurs ont participé à mes séances de formation et m'ont dit qu'il aurait fallu qu'ils connaissent ces 30 points et que tous les intervenants œuvrant dans ce service devraient les connaître afin d'être en mesure d'effectuer une bonne évaluation. Ensuite, nous devons compter sur un endroit sécuritaire et adapté à la culture et nous devons nous attacher à la médiation.

L'an dernier, des annonces ont été diffusées dans les écoles du Royaume-Uni pour faire savoir à toutes les filles que, si on les forçait à quitter le pays, elles devaient mettre une cuillère à café dans leur sous-vêtement. Pendant un mois à Heathrow, 1 800 filles ont été interceptées à l'aide des cuillères à café. Les garçons comptaient pour 18 p. 100. C'est le résultat. Imaginez si on disait aux filles canadiennes de placer des cuillères à café dans leur sous-vêtement. Où les amènerions-nous? C'est mon inquiétude.

Nous les plaçons donc dans des refuges. J'ai dû me rendre à Bradford, car une femme victime de mauvais traitements ne réussissait pas à s'intégrer dans le refuge destiné aux victimes de violence conjugale. Où pouvais-je l'amener?

La sénatrice Eaton : Vous dites que, en plus de nous occuper des femmes battues, nous devons maintenant tenir compte des victimes potentielles des mariages forcés.

Mme Papp : Absolument. En octobre, j'ai pris la parole devant 160 personnes qui se tenaient debout dans une petite église. Dans le stationnement, 17 enseignants de la région de Durham se tenaient dans le noir. Je leur ai demandé pourquoi ils étaient dans le noir. Ils ont dit qu'ils ne voulaient pas être reconnus et que j'ignorais complètement ce qui se passait à l'école; et ils ont ajouté qu'ils ne savaient pas quoi faire.

La sénatrice Eaton : Croyez-vous que ce projet de loi aura un effet préventif? Est-ce que les gens y réfléchiront à deux fois avant d'imposer un mariage forcé à leurs enfants?

Mme Papp : Nous devons faire deux choses simultanément. La première est d'informer la communauté que c'est la loi. Nous devons former les enseignants. Ce sont les premières personnes à qui les filles s'adressent. Je ne veux pas que les enseignants se sauvent en courant, ce qu'ils font à l'heure actuelle. Ensuite, il faut former les agents de police, les juges et les avocats pour qu'ils déterminent ce qui est de la violence familiale. Il y a des adolescents, j'en ai eu quatre, qui ont des problèmes d'adolescents normaux. On les punit quand ils n'ont pas fait ce qu'ils devaient faire. Tous les parents ayant un adolescent le font. Par exemple, « range ta chambre si tu ne veux pas être puni ».

Le type de punition en question est différent. Elles sont dans un groupe de soutien pour femmes qui ont survécu à des mauvais traitements. J'ai donné une conférence, et une mère se plaignait à propos de sa fille. Elle disait : « Ma fille me rend folle. Elle est enfermée au sous-sol depuis trois mois, et je ne lui permettrai pas — »; je lui ai répondu que c'était contraire à la loi. Mon groupe de soutien ne tenait plus. Elle ne savait pas qu'il était interdit par la loi d'enfermer sa fille pendant trois mois.

Nous devons sensibiliser ces gens ainsi que les fournisseurs de services pour qu'ils sachent la différence entre la discipline normale et la violence fondée sur l'honneur. Il y a une distinction claire, puisque dans un cas la vie est menacée.

La sénatrice Eaton : Avez-vous des commentaires à formuler?

Mme Hogben : Oui. Malheureusement, ce que nous entendons n'est pas tellement différent. Je suis une travailleuse sociale probablement depuis aussi longtemps qu'Aruna. J'ai travaillé dans le domaine de la violence à l'égard des femmes, mais pas auprès d'immigrantes. Je travaillais auprès non pas de nouvelles arrivantes, mais plutôt de Canadiennes de souche dans le sud-est de l'Ontario.

J'ai eu affaire à tout ce dont vous entendez parler aujourd'hui, et cela n'avait rien à voir avec des immigrants, des personnes à la peau brune ou des minorités visibles et, surtout, des groupes religieux. Ce genre de chose se produit partout. Si vous voulez que nous nous racontions des histoires, je peux vous en conter, mais là n'est pas la question.

La sénatrice Eaton : Le projet de loi vise seulement les pratiques barbares et non pas une communauté en particulier. Il vise la violence contre les femmes. Il ne vise aucune communauté.

Mme Hogben : Il vise les nouveaux immigrants.

La sénatrice Eaton : Non, aucunement.

Mme Hogben : Je suis vraiment désolée, mais j'ai entendu M. Alexander dire que le projet de loi faisait partie de l'immigration et de la protection des réfugiés.

La sénatrice Eaton : C'est pour que les autorités frontalières contrôlent les gens qui sont dans des mariages polygames.

Mme Hogben : Et la situation ici? Tout est correct. Je peux vous dire que je suis une femme qui vit au Canada depuis plus de 50 ans. Je me considère comme une Canadienne autant que n'importe qui d'autre. Les gens ne cessent de parler des valeurs canadiennes. J'ai des valeurs canadiennes, mais je suis musulmane. Je suis une femme d'une minorité visible, mais mes valeurs sont aussi canadiennes que celles de quiconque. Il faut arrêter de séparer...

La sénatrice Eaton : Ne croyez-vous pas que les femmes sont égales?

Mme Hogben : Absolument.

La présidente : J'aimerais vous poser des questions à toutes les deux. Je vous connais depuis très longtemps et je sais que vous travaillez dans le domaine de l'éducation.

Si vous élaboriez des programmes, comment vous y prendriez-vous pour sensibiliser la communauté? Pour sensibiliser les fournisseurs de services? Aruna en a parlé, et je commencerai donc par vous, Alia.

Mme Hogben : Si j'étais chargée de l'élaboration d'un programme, je verrais à ce qu'il soit universel et qu'il s'applique à l'ensemble des enfants, des filles et des femmes. Je n'établirais pas de distinction entre les groupes d'immigrants et les groupes culturels ou religieux. C'est mon premier point.

Ensuite, j'insisterais pour que chacun soit considéré comme une personne unique. Il faut tenir compte des besoins propres à chaque femme.

Je crois également qu'il faut former les gens à l'égard de ce que j'appelle la compétence culturelle. Cela signifie seulement que, si on quitte un pays, surtout à destination du Canada, on doit savoir que chaque femme est considérée comme différente en vertu de la Charte et de la Loi sur le multiculturalisme canadien.

Si je peux me le permettre, madame la sénatrice, j'aimerais aborder l'affaire Shafia. Je vivais à Kingston, et nous avons été très touchés par cette affaire. Le problème, c'est qu'à Montréal ces enfants n'étaient pas considérées comme des Canadiennes. On les considérait comme différentes, comme des immigrantes, et leur culture était aussi considérée comme différente. Des alertes AMBER ont été diffusées par la police pour ces enfants. Elles ont été prises en charge par des refuges et des services communautaires, mais ils les ont tous laissées tomber. La police les a laissées tomber, car elle considérait qu'elles étaient différentes des autres enfants canadiens. Bon nombre d'entre elles avaient moins de 16 ans à l'époque.

C'est le point que j'essaie de soulever. Si nous considérions tous nos enfants comme des Canadiens ayant les mêmes valeurs et que nous avions les mêmes attentes élevées envers chacun d'eux, tout irait bien. Nous ne pouvons pas classer les femmes et les enfants par catégorie.

Mme Papp : La formation que je fournis est répartie en deux modules. Tout d'abord, nous parlons de l'idéologie de la violence fondée sur l'honneur, qui n'est pas propre à une communauté ou à un groupe religieux en particulier. La violence fondée sur l'honneur existe dans 59 pays du monde. Elle est plus répandue dans l'hémisphère sud.

En quoi consiste cette idéologie? La violence fondée sur l'honneur existe depuis longtemps au Canada. Ce ne sont pas les immigrants qui l'ont introduite. De 1950 à 1970, 350 000 jeunes filles canadiennes de race blanche ont été institutionnalisées parce qu'elles étaient des mères célibataires et une honte pour leur famille. C'était un déshonneur. La violence fondée sur l'honneur existe depuis longtemps au Canada. Elle prend un aspect différent, car je suis différente. La culture de mon père était différente, et nous devons donc parler de la culture. Nous devons arrêter de dire que la violence fondée sur l'honneur est propre à un groupe. Elle existait déjà ici, mais elle est différente dans votre communauté et la mienne. Nous sommes tous des gens honorables. Parfois, la notion d'honneur est détournée. Nous passons beaucoup de temps sur ce point.

Nous parlons ensuite du patriarcat. Le patriarcat existe dans toutes les cultures. Les Anglo-Saxons de race blanche sont également patriarcaux. Cette structure semble différente dans leurs familles, dans la mienne et dans les communautés africaines ou espagnoles. Nous en parlons. Nous rendons le concept plus général. Les gens deviennent à l'aise dans les ateliers que je donne. Je leur demande quelle est leur culture. Bien souvent, ils me répondent qu'ils n'ont jamais parlé de leur culture, parce qu'ils sont blancs. Je leur demande pourquoi. Les gens de race blanche ont des cultures. J'ai été très surprise d'apprendre, en tant que nouvelle immigrante, que les Blancs avaient des cultures — les Polonais, les Russes, les Italiens, et cetera. Il existe toutes sortes de cultures, mais nous n'en parlons pas. Nous parlons seulement des gens à la peau brune et de leur culture.

Nous passons une journée sur ce sujet. C'est un atelier de quatre jours, et les deux jours suivants portent sur l'évaluation du risque. Seulement en Ontario, 27 outils servent à évaluer la violence conjugale. C'est ahurissant. Aucun de ces outils ne s'applique aux femmes immigrantes, pas un seul. Comment peuvent-ils donc s'appliquer à la violence fondée sur l'honneur?

Eh bien, c'est ce que nous avons; voyons voir comment cela fonctionne. Ce n'est pas une bonne question à poser à un immigrant. Il ne faut pas la poser. On ne se présente pas dans une maison où vivent des sikhs pour leur demander s'ils vont à la mosquée. Non, cela ne se fait pas. C'est un homme sikh, et il ne fréquente pas la mosquée. Il y a un manque d'information fondée sur le bon sens. Nous effectuons quatre journées de huit heures, et de nombreux participants continuent de revenir. C'est le module que j'ai créé après 30 ans de collaboration avec des collègues bien intentionnés qui souhaitaient faire quelque chose, mais qui ignoraient comment.

La présidente : Je sais que vous êtes travailleuse sociale depuis de nombreuses années, madame Hogben. Quand j'effectuais du travail d'appréhension, la plus grande difficulté était d'entrer dans la maison d'une jeune fille ou d'un jeune garçon et de sortir l'enfant de là parce qu'il subissait de mauvais traitements. On n'a pas le choix. Il faut le faire. Cependant, quand vous sortez l'enfant de cette maison, c'est lui qui quitte sa famille. C'est lui qui quitte sa communauté. C'est lui qui est déraciné.

Comme vous deux, j'ai travaillé sur ce dossier pendant des années. En ce qui concerne les mariages forcés, je suis contente que le ministre ait présenté le projet de loi et que nous en parlions, mais je suis préoccupée par la jeune fille âgée de 14, 15 ou 16 ans qui demandera de l'aide, comme il se doit. Quand elle demandera de l'aide, c'est elle qui sera retirée de sa famille. C'est elle qui sera retirée de sa communauté. C'est elle qui sera déracinée. Qu'arrive-t-il par la suite? Il n'y a pas de services.

Mme Papp : C'est bien ça.

La présidente : Je veux que cet enfant obtienne de l'aide. Honnêtement, selon moi, ce projet de loi hausse les attentes sans fournir les ressources nécessaires. Je suis très préoccupée pour l'enfant, et j'aimerais que vous formuliez des commentaires à cet égard toutes les deux. Je commencerai par vous, madame Hogben.

Mme Hogben : Merci. Puis-je revenir un peu en arrière? Quand nous parlions de ce qu'on appelle la violence fondée sur l'honneur, Aruna a dit avec raison qu'elle s'applique à tout le monde, que tout le monde a de l'honneur, et cetera. La chose à se rappeler, c'est que la question fondamentale au sujet de cette discussion est le patriarcat, qui est bien présent au Canada également. Nous le démantelons, Dieu merci, et nous faisons du bon travail, mais ce n'est pas qu'il n'existe pas. Je crois que nous pourrions tous parler du patriarcat plutôt que de la violence fondée sur l'honneur.

Au sujet des enfants, je pensais à un événement que j'ai vécu quand j'ai commencé à travailler. Lorsqu'une femme subissait de mauvais traitements à la maison et qu'on appelait la police, il y a de cela je dirais 20 ans, si elle retirait l'accusation et niait que son mari la battait, eh bien, au Canada, la police ne pouvait rien faire. Elle devait partir. Heureusement, la loi a changé, et les services de police sont maintenant responsables dans ces cas.

Aruna a un ensemble de statistiques sur le Royaume-Uni. J'en ai un autre qui indique que personne ne signale sa situation, que le processus ne fonctionne pas très bien et que cela soulève des préoccupations. Mais c'est récent. La loi au Royaume-Uni vient tout juste de changer. Je crois que nous ne devrions pas nous comparer à un autre pays, pas même le Royaume-Uni. Ce pays compte sur de très bons modèles; on peut indéniablement les utiliser, mais il ne faut pas se comparer. Au Royaume-Uni, la majorité des immigrants proviennent encore du Pakistan, et la relation que le pays entretient avec le gouvernement du Pakistan est très différente. Nous ne sommes pas comme ça. Nos immigrants proviennent de n'importe où, et nous devons donc considérer qu'il s'agit d'une question canadienne.

Pour ce qui est du déracinement des gens, il n'y a pas assez de services. Je crois qu'Aruna serait d'accord avec moi pour dire qu'il ne sert à rien de mettre en œuvre de nouvelles lois jusqu'à ce que nous sachions comment soutenir les personnes.

J'ai travaillé sur mon premier cas il y a environ 10 ans. Une jeune fille avait été renvoyée vers un autre pays, peu importe lequel. Elle allait avoir 16 ans. Nous nous sommes tous regroupés, y compris l'école et le psychologue, pour ramener l'enfant en vertu de la loi sur la protection de l'enfance puisqu'elle n'avait pas encore 16 ans, mais sa famille l'a rejetée. C'était il y a 10 ans, et la famille l'a maintenant acceptée.

C'est vrai que des services doivent être fournis, mais ils doivent être fournis à toute personne qui quitte le foyer. Comme je l'ai dit, la compétence culturelle peut s'appliquer à chacun de nous, pas seulement aux immigrants ou à certains groupes religieux.

Mme Papp : J'ai rencontré le ministre avant de venir ici et je l'ai averti. Je lui ai dit : « Si j'appuie le projet de loi, je veux que des ressources soient affectées, c'est très important. » Il l'a reconnu. Je crois que nous allons dans la bonne direction. Nous effectuons de la prévention et avons commencé à faire de la sensibilisation dans les écoles et à parler à tous les parents, et ce, dès l'école primaire. Les parents sont surpris quand leurs adolescentes arrivent à la maison et disent qu'elles veulent aller à l'école, qu'elles veulent choisir leur mari. Chez eux, l'expression des désirs n'est pas encouragée.

Avant de terminer, j'aimerais ajouter que ce ne sont pas tous les ressortissants de ces 59 pays qui maltraitent leurs filles et leurs femmes. Je parle uniquement des personnes qui sont mes clients, des gens que j'ai rencontrés. La majorité des immigrants s'intègrent bien. Ce sont de merveilleux Canadiens qui apprécient la vie et le pays, qui soutiennent les valeurs canadiennes et qui profitent des occasions qui leur sont offertes. Nous ne devons en aucun cas penser que tous les immigrants canadiens assassinent leurs filles, mais il y a suffisamment de cas pour que nous y prêtions attention et tentions de les prévenir. Nous espérons qu'un jour nous n'aurons plus besoin de services sociaux et de refuges. J'espère en être témoin.

La présidente : Eh bien, le problème, c'est qu'il n'y a pas suffisamment de refuges pour tout le monde, pas seulement pour un certain groupe. C'est donc une question de ressources. Pour être juste envers le gouvernement fédéral, beaucoup de ressources proviennent des provinces, et c'est donc un problème commun.

Comme c'est un point sur lequel nous pourrions nous pencher, j'aimerais que vous nous expliquiez toutes les deux ce que vous entendez exactement quand vous dites que des ressources doivent être disponibles. Disons que le projet de loi entre en vigueur. Ce ne sera pas demain, car il doit être examiné à la Chambre des communes, mais disons qu'il est adopté l'an prochain. Qu'est-ce qui devrait être en place selon vous? Quand nous haussons les attentes de la jeune fille en lui disant qu'elle obtiendra de l'aide, elle quitte son foyer et croit fermement qu'on l'aidera. À quoi peut-elle s'attendre?

Mme Papp : Je crois que si les enseignants sont formés pour cerner les cas de violence fondée sur l'honneur, et si les travailleurs sociaux et les agents de police reçoivent la même formation, nous pouvons effectuer de la prévention avant que la jeune fille ait besoin de partir. C'est mon objectif, et c'est pourquoi tant de gens prennent part à mes ateliers, afin que nous puissions faire de la prévention. Comment pouvons-nous soutenir la famille quand nous pensons qu'il y a des problèmes? De quel type de soutien la famille a-t-elle besoin? Le retrait de l'enfant du foyer est le dernier recours.

Je veux y retourner et parler aux élèves de 5e, 6e et 7e année. Nous parlons avec les parents. Nous parlons tout d'abord avec les enseignants. Si nous pouvons présenter les deux modules à tout le monde afin que les gens aient accès à l'information que j'ai recueillie pendant 30 ans, c'est un bon départ.

Mme Hogben : Je suis totalement et fermement en désaccord avec la qualification de violence fondée sur l'honneur. Je vous jure que tout ce que vous appelez violence fondée sur l'honneur est exactement la même chose que toute autre forme de violence. Si nous nommons les choses de cette façon, nous classons encore les femmes dans des catégories. La violence fondée sur l'honneur n'existe tout simplement pas. Elle a tout à voir avec le patriarcat, qui est ancré dans la culture. Une famille peut être plus patriarcale qu'une autre, c'est vrai, mais cela ne mène pas aux types de services ou de formation que nous devons offrir.

Si nous croyons vraiment en ce que nous appelons les valeurs canadiennes, quelles sont-elles? On dira que chacun doit être traité de façon égale aux termes de la loi, que les hommes et les femmes doivent être égaux, que tous nos enfants doivent être protégés, qu'ils soient noirs, verts, bruns ou jaunes, que les écoles doivent avoir les ressources et les fonds adéquats et qu'il doit y avoir suffisamment de services sociaux.

Cette séparation me rend si triste; juste parce qu'une enfant provient d'un groupe d'immigrants et qu'on considère qu'elle a été victime de violence fondée sur l'honneur, on ne devrait pas l'envoyer dans un foyer de groupe. Eh bien, changez les foyers de groupe. Ne séparez pas cette enfant de ses amis et de son école. Si nous continuons d'utiliser l'expression « violence fondée sur l'honneur », nous devons réfléchir à ce que nous accomplissons exactement et à ce que nous souhaitons.

Le sénateur Eggleton : Je veux vous poser quelques questions au sujet des engagements de ne pas troubler l'ordre public. Si une jeune fille sent qu'elle sera contrainte à un mariage forcé, obligée de quitter le pays ou peu importe, elle peut s'adresser à un tribunal. On parle d'une personne qui craint, pour des motifs raisonnables, qu'une autre personne commette une des trois nouvelles infractions. Elle pourrait s'adresser à un tribunal ou quelqu'un pourrait le faire à sa place. Dans quelle mesure cela est-il susceptible d'arriver si elle doit traîner ses parents en justice?

Mme Hogben : Ce n'est pas susceptible d'arriver. C'est pourquoi j'ai donné un exemple pour montrer ce qui avait changé. Avant, c'était à la femme de porter des accusations quand elle était victime de violence, maintenant c'est la responsabilité de la police. C'est un changement qui devrait être apporté afin que la responsabilité ne revienne pas à l'enfant, même si elle a 16, 17 ou 18 ans. Il faut déterminer qui est responsable d'assurer la sécurité de l'enfant. L'enfant ne devrait pas avoir à se battre pour assurer sa sécurité et sa protection.

Le sénateur Eggleton : Vous avez toutes les deux parlé des enseignants à un certain moment. J'imagine que vous parliez des enseignants dans le système scolaire. Sont-ils concernés par tout cela? Prêtent-ils attention ou s'en lavent-ils tout simplement les mains?

Mme Hogben : Comme vous le savez, la réponse de nombreux conseils scolaires, quand nous tentons de collaborer avec eux, est toujours la même : ils ont si peu de ressources et de fonds que les enseignants peuvent à peine faire leur travail et qu'ils ne sont pas formés pour assumer un rôle de travailleur social. C'est à cet égard que nous parlons de ressources adéquates. Il y a toutes sortes de lacunes dans le système qui doivent être comblées. Ce n'est pas seulement la responsabilité des enseignants.

Le sénateur Eggleton : C'est un des grands problèmes.

Je suis curieux au sujet de vos cours. D'où proviennent les participants?

Mme Papp : Ils m'appellent. Des gens qui ont déjà témoigné devant vous ont parlé de ce qui était survenu à Calgary et dit que le service de police de Calgary m'avait embauchée pour mener des ateliers. Le jeune homme qui a répondu au téléphone a secouru la fille. Le Calgary Herald a mentionné les ateliers que je tenais. Les trois personnes étaient assises quand quelqu'un a appelé pour dire qu'on retirait du pays une fille pour la contraindre à un mariage forcé. Elles se sont rappelé ce qu'elles avaient appris pendant l'atelier. Elles se sont rendues à l'aéroport et l'ont secourue. En deux mois, elles ont secouru trois jeunes filles, et le Calgary Herald a publié un article qui mentionnait les 30 indicateurs que je leur avais présentés. Je me suis promenée de Red Deer à Fort McMurray, et j'ai été dans tous les pays.

Le sénateur Eggleton : Est-ce que le service de police a aiguillé ces personnes vers vous?

Mme Papp : C'était plutôt grâce au bouche-à-oreille, aux travailleurs sociaux et aux responsables de refuge. Je suis en train d'élaborer un programme uniquement pour les personnes qui travaillent dans des refuges, car on y trouve des séances de counseling à long terme. Je travaillerai avec l'inspecteur David Kotowski du service de police de Calgary pour élaborer un programme uniquement pour la police, qui intervient dans les cas de violence fondée sur l'honneur.

Le sénateur Eggleton : Est-ce que des enseignants participent à votre programme?

Mme Papp : C'est très difficile d'implanter le programme dans les écoles, comme Alia vient de le mentionner, en raison des ressources. Elles n'ont pas le temps de le faire non plus. Les écoles sont les premières concernées; nous devons donc y aller, présenter le programme dès le premier cycle et ne pas nous adresser seulement aux enfants qui sont immigrants. Tout le monde doit savoir que les enfants peuvent demander de l'aide.

Mme Hogben : Je la connais depuis 100 ans.

Mme Papp : Je n'ai pas 100 ans.

Mme Hogben : C'est comme si j'avais 100 ans. Elle fait du très bon travail, il faudrait juste qu'elle arrête de mettre l'accent sur la violence fondée sur l'honneur. Elle montre à des agents de police ou des travailleurs sociaux à être sensibles à la culture d'une famille ou d'un enfant donné. Vous pourriez mettre l'accent sur cet aspect plutôt que sur une formation concernant la violence fondée sur l'honneur. Ce serait une tout autre formation; ce serait bien.

La sénatrice Frum : Je remercie Mme Papp de s'être souvenue de ma mère.

Madame Hogben, j'aimerais simplement revenir sur cette idée selon laquelle la violence fondée sur l'honneur ou les crimes d'honneur n'existent pas. Vous dites que vous venez de Kingston, où le crime d'honneur le plus médiatisé du pays a eu lieu. J'ai de la difficulté à comprendre pourquoi vous insistez pour dire que ce meurtre n'a pas été motivé par un code culturel ou l'honneur familial. Le crime a eu lieu parce que la fille ne s'habillait pas comme le père le voulait et qu'elle voulait choisir elle-même qui elle fréquenterait. Tout ça a été dit dans le témoignage.

Mme Hogben : Qui a déterminé que le crime était fondé sur l'honneur? Ce n'est pas la famille. C'est une expression qu'on utilise, parce qu'elle suscite les passions et qu'elle est exotique. C'est très étrange de l'appeler violence fondée sur l'honneur. Par conséquent, devrions-nous traiter ces enfants différemment? J'ai parlé du fait que, malheureusement, au Québec, elles avaient été traitées différemment. Pourquoi ne s'agissait-il tout simplement pas d'enfants canadiens avec lesquels les parents avaient de la difficulté? Pourquoi insistons-nous sur la motivation du père et tout cela? Pourquoi ne nous penchons-nous pas sur le fait que le père était contrôlant et manipulateur, tout comme le frère; parfois, les mères n'ont d'autre choix que de faire la même chose. Pourquoi ne nous penchons-nous pas sur ce qui est arrivé aux enfants plutôt que sur la violence fondée sur l'honneur? Qui l'a définie? Cette expression n'est jamais utilisée dans les tribunaux. Elle provient de nombreux journaux, entre autres, de Kingston. Les médias adoraient cette expression et ont continué de parler de violence fondée sur l'honneur. Savez-vous pourquoi? Parce que la famille était musulmane et venait de l'Afghanistan.

D'autres meurtres ont été perpétrés au même moment. Un homme a tué son médecin. Il est encore à Ottawa ou à Montréal, je ne me rappelle plus. M. Turcotte a tué ses enfants pour s'en prendre à sa femme. C'est autant un crime d'honneur que l'autre. C'est le contrôle d'une femme et le fait de la blesser de façon à lui causer vraiment du tort; le meurtre de ses enfants a eu cet effet.

Nous parlons d'un crime d'honneur parce que la famille était musulmane et venait de l'Afghanistan et que leur nom avait une consonance exotique.

Mme Papp : Les crimes d'honneur sont généralement perpétrés par les parents, qui tuent leurs filles. Les crimes d'honneur sont prémédités. Regardez l'évaluation du risque — c'est 90 p. 100 des victimes tuées. Au Canada, il y a eu 23 crimes d'honneur qui touchaient aussi des hommes. Les médias ont parlé de seulement 12 d'entre eux. Il y en a eu 23. Les crimes d'honneur surviennent, car le comportement des enfants a fait honte à la famille. Ils ont été occidentalisés. C'est pour cette raison que les crimes d'honneur surviennent. La majorité du temps, le crime est perpétré par les parents et il est prémédité, ce n'est pas une surprise. Beaucoup de gens dans la communauté connaissent la violence fondée sur l'honneur. Elle ressemble au crime organisé. Les gens tiennent des consultations à ce sujet et en discutent. Dans mon atelier, nous parlons des 30 points qui distinguent la violence fondée sur l'honneur des autres formes de mauvais traitements infligés aux enfants.

La sénatrice Frum : Encore une fois, ma mère dirait : « Si tu ne comprends pas un problème, tu ne pourras pas le régler. » Il faut appeler les choses par leur nom. On ne peut pas faire de progrès si on ne veut pas les envisager directement.

Mme Hogben : Il ne faut pas non plus leur donner le mauvais nom. Aruna a soulevé la question; ce n'est pas moi qui l'ai fait, mais c'est un aspect intéressant que vous avez soulevé. Lorsque j'étais une jeune travailleuse sociale, si une fille était enceinte et qu'elle n'était pas mariée, elle se cachait pendant toute sa grossesse. C'est fondé sur l'honneur, ça aussi. Pourquoi ciblons-nous la violence fondée sur l'honneur? Pourquoi ne pas nous concentrer sur la violence contre cet enfant ou cette femme en particulier? Bien entendu, vous devez tenir compte de mes antécédents et de ce qui est important pour moi selon ma culture et ma religion. Vous devez le comprendre, mais cela ne devrait pas vous pousser à me traiter différemment de vous-même ou de votre sœur. Cibler constamment la violence fondée sur l'honneur, c'est circonscrire le problème de façon trop étroite. C'est très raciste, et cela vise beaucoup un groupe de gens, qui ne sont pas des protestants ou des catholiques blancs anglo-saxons. Nous devrions arrêter de faire cela.

La sénatrice Andreychuk : Je m'excuse, mais j'avais une autre réunion de prévue avant celle-ci; je n'ai donc pas entendu la première partie de votre témoignage.

La première fois que j'ai entendu le terme « crime d'honneur », c'était à l'étranger où des groupes culturels et des pays parlaient de cette notion : « C'était dans notre culture, et voici comment nous évoluons. » Mais il y a un certain petit segment qui utilise cette culture d'autrefois ou qui en abuse et qui dit qu'elle est encore valide aujourd'hui. Il l'appelle « crime d'honneur ». Il s'agit donc de trouver l'origine de cette pratique. Aujourd'hui, lorsque nous rencontrons des organisations de femmes dans de nombreux pays — pas 59, mais un grand nombre —, elles utilisent le terme « crime d'honneur ». Elles disent : « C'est archaïque, et cela faisait partie de notre culture, comme bien d'autres choses, et nous voulons affranchir notre culture de cette pratique. » Et nous avons fait avancer notre culture, mais il y a un certain groupe puissant qui rabaisse les femmes, qui utilise sa culture ou qui en abuse à cette fin et qui appelle cela « crime d'honneur ». C'est là que je l'ai entendu pour la première fois. Par conséquent, si des gens arrivent dans notre société et proviennent de là-bas, ils ont emporté ce terme avec eux. Bon nombre des femmes à qui je parle disent qu'elles ne veulent pas de crimes d'honneur ici. Et comment pouvons-nous arriver à aider les femmes en Afghanistan, au Pakistan ou ailleurs? D'excellents livres et romans ont été écrits par des femmes qui en ont souffert dans leur communauté. Je ne sais pas comment nous pouvons éviter d'utiliser ce terme, si nous voulons nous en débarrasser. Je me demandais si vous pouviez m'aider à cet égard.

Mme Hogben : Je pense qu'en tant qu'organisation — le Conseil canadien des femmes musulmanes —, nous ne nions pas le fait que cela arrive à tous les autres, et ils peuvent utiliser le terme qu'ils veulent. Nous répétons sans cesse que nous sommes des Canadiennes, et quels termes et étiquettes voulons-nous utiliser? Nous sommes un pays d'immigrants, sauf pour les Premières Nations; par conséquent, nous devons établir notre propre terminologie et nos propres valeurs. Nous avons parlé des valeurs canadiennes. Je pense que nous disons que nous ne voulons pas utiliser ce terme ici. Nous n'irons pas en Jordanie pour parler aux Jordaniens des difficultés qu'ils connaissent. C'est tout fondé sur le patriarcat. Leur société est beaucoup plus patriarcale que la nôtre. Comme je vous l'ai dit plus tôt, pendant des années... C'est très patriarcal, mais nous sommes en train d'éliminer cela, au Canada. Les journaux regorgent d'articles sur la violence faite aux femmes... Jian Ghomeshi, Bill Cosby et tous ces gens. Cela n'a rien à voir avec les immigrants et avec l'honneur, mais c'est de la violence faite aux femmes. Donc, si nous devons étiqueter quelque chose, mais que nous ne le faisons pas bien... Lorsque quelqu'un arrive ici, nous devrions lui dire : « Ce sont des affaires canadiennes, et nous n'acceptons même pas l'étiquette ou le terme ''crime d'honneur''. » Ne pouvons-nous pas faire cela? Ne pouvons-nous pas en parler en tant que violence faite aux femmes et en tant que patriarcat et y faire face en ce sens? Ne pouvons-nous pas dire aux hommes qui arrivent au pays : « Ici, vous ne serez pas patriarcal; votre épouse ou votre fille a les mêmes droits que vous ».

La présidente : Je veux profiter de cette occasion pour vous remercier toutes les deux. Nous aurions pu continuer pendant une autre heure. Merci de votre présence, et nous vous sommes reconnaissants d'avoir pris le temps de présenter vos exposés.

Par vidéoconférence, nous accueillons Craig E. Jones, c.r., professeur de droit à l'Université Thompson Rivers. Nous accueillons également J. Michael Spratt, associé, Abergel Goldstein & Partners. Monsieur Jones, nous allons vous demander de commencer, s'il vous plaît.

Craig E. Jones, c.r., professeur de droit, Université Thompson Rivers : Merci, madame la présidente; je ne pense pas pouvoir me lever sans me retrouver hors champ.

La présidente : Veuillez rester assis. Merci. Les gens ne se tiennent pas debout devant nous.

M. Jones : Madame la présidente, et mesdames et messieurs les membres du comité, merci. C'est un grand honneur que d'être invité à vous parler aujourd'hui.

J'ai une déclaration préliminaire, et je serai heureux de répondre à toute question, si je le peux.

Je crois savoir qu'on m'a invité ici parce que le comité estime que je pourrais lui fournir un peu d'aide à l'égard des aspects du projet de loi qui concernent la polygamie. Ma connaissance de ce sujet tient aux recherches que j'ai effectuées en vue de la défense du renvoi relatif à la polygamie, il y a deux ou trois ans, en Colombie-Britannique. Dans cette affaire, j'étais l'avocat principal du procureur général de la Colombie-Britannique. Il s'agissait de l'arrêt Reference re : Section 293 of the Criminal Code of Canada, portant sur la constitutionnalité de l'article 293 du Code criminel, à savoir, bien entendu, la disposition pénale concernant la polygamie.

Je devrais clarifier dès le départ que je ne parle certainement pas au nom du procureur général de la Colombie-Britannique aujourd'hui. J'ai quitté le ministère il y a deux ans, lorsque j'ai accepté ce poste à l'université.

Je comprends que le projet de loi S-7 est axé sur la prévention... Sur l'exploitation des enfants et, plus particulièrement, celle des filles dans le cadre de mariages précoces et forcés. Les autorités d'immigration ont toujours été libres de refuser d'accorder un statut aux immigrants polygames au motif que la pratique de la polygamie est criminelle au Canada. À ma connaissance, il y a eu quelques cas où l'immigration a été refusée pour ce motif. Ces précédents, ainsi que les dispositions renforcées du projet de loi qui porte sur les fillettes données en mariage et sur le mariage forcé, pourraient mener certaines personnes à conclure qu'il est redondant ou inutile de s'attaquer à la polygamie en particulier. Je veux expliquer pourquoi je ne souscris pas à cette idée.

Dans le cadre des témoignages présentés relativement au renvoi concernant la polygamie... et nous avions un dossier de preuve complet de témoins experts et de gens qui avaient une expérience liée à la polygamie et aux communautés polygames, et, dans ces cas, la plupart des témoins étaient membres de l'Église de Jésus-Christ des Saints des derniers jours — des Mormons fondamentalistes — du Canada et des États-Unis. De nombreux experts ont témoigné, de même que des membres de communautés musulmanes de l'Ontario et de l'étranger.

Les éléments de preuve au sujet des méfaits de à la polygamie étaient extrêmement convaincants. J'ai pensé, au lieu de vous raconter ce que le tribunal a conclu dans cette affaire, que je pourrais en fait simplement vous lire quelques paragraphes du jugement rendu par le juge en chef Bauman, et voici ce qu'il a dit :

[6] En me fondant sur le dossier judiciaire le plus complet ayant jamais été produit sur le sujet...

Et là, je pense qu'il a raison

... J'ai conclu que le procureur général et les personnes intéressées et qui l'ont appuyé ont pleinement démontré le fondement de la crainte de préjudice à de nombreuses personnes dans notre société qui est inhérente à la pratique de la polygamie que j'ai décrite dans les présents motifs.

Il a ensuite abordé les préjudices qu'il était raisonnable de craindre, selon lui, à la lumière des éléments de preuve qui lui avaient été présentés :

[8] Les femmes se trouvant dans une relation polygame courent un risque élevé de préjudice physique et psychologique. Elles font face à des taux plus élevés de violence conjugale, y compris d'agressions sexuelles. La concurrence pour l'accès physique et affectif à un époux commun peut donner lieu à des relations hargneuses entre coépouses. Ces facteurs contribuent aux taux élevés de troubles dépressifs et d'autres problèmes de santé mentale auxquels font face les femmes se trouvant dans une relation polygame. Elles ont davantage d'enfants, sont plus susceptibles de mourir en couches et vivent moins longtemps que leurs homologues monogames. Elles ont généralement moins d'autonomie, leurs taux d'insatisfaction conjugale sont plus élevés, et elles ont une moins grande estime de soi. Elles se portent moins bien sur le plan des finances, puisque les ressources pourraient ne pas être réparties équitablement ou pourraient tout simplement être insuffisantes.

[9] Les enfants vivant dans une famille polygame font face à un taux de mortalité infantile plus élevé, même si la situation économique et d'autres facteurs pertinents sont pris en compte. Ils tendent à présenter davantage de problèmes affectifs, comportementaux et physiques et à moins bien réussir à l'école que les enfants de famille monogame. Ces résultats sont probablement dus aux taux élevés de conflit, de stress émotionnel et de tension au sein des familles polygames. Plus particulièrement, la rivalité et la jalousie entre coépouses peuvent causer des problèmes affectifs importants à leurs enfants. L'incapacité des pères de donner suffisamment d'affection et d'attention disciplinaire à tous leurs enfants peut réduire encore davantage la sécurité affective des enfants. Ils font également face à un risque accru de négligence et de violence physique et psychologique.

[10] Le mariage précoce des filles est courant, souvent avec des hommes beaucoup plus âgés. L'activité sexuelle, les grossesses et les accouchements précoces qui en découlent ont des répercussions négatives sur la santé des filles et ils limitent de façon importante leur développement socioéconomique. Les courts intervalles entre les accouchements posent un risque élevé de divers problèmes pour la mère et l'enfant.

[11] Le déséquilibre au chapitre du ratio hommes-femmes inhérent à la polygamie suppose que de jeunes hommes sont forcés de quitter les communautés polygames afin de soutenir la capacité d'hommes plus âgés d'accumuler davantage d'épouses. En conséquence, ces jeunes hommes et ces garçons reçoivent souvent une éducation limitée et doivent se débrouiller en dehors de leur communauté avec peu de compétences de vie et de soutien social.

[12] L'exposition à des stéréotypes sexuels préjudiciables et leur internalisation possible constituent un autre préjudice important pour les enfants.

[13] La polygamie a des conséquences négatives sur la société découlant des taux de fécondité élevés, de la taille importante des familles et de la pauvreté associée à la pratique. Elle génère une catégorie d'hommes non mariés et majoritairement pauvres qui sont statistiquement prédisposés à la violence et à d'autres comportements antisociaux. En outre, la polygamie institutionnalise l'inégalité des sexes. La hiérarchie patriarcale et le contrôle autoritaire sont des caractéristiques fréquentes des communautés polygames. Les personnes vivant dans ces sociétés ont souvent moins de libertés civiles que leurs homologues des sociétés qui interdisent la pratique.

[14] Les préjudices de la polygamie pour la société comprennent le fait crucial qu'un très grand nombre des méfaits qui s'y rattachent ne sont pas propres à une religion, à une culture ou à un contexte régional particulier. Ils peuvent être généralisés, c'est-à-dire qu'on peut s'attendre à ce qu'ils se manifestent partout où la polygamie a cours.

C'était un extrait des motifs du juge en chef Bauman. C'est une très longue décision, et je crois qu'elle s'étend sur 200 ou 300 pages. C'est un exposé approfondi, selon moi, des éléments de preuve. L'argument que nous tentions de faire valoir dans cette affaire, en tant que procureur général du Canada et de la Colombie-Britannique, c'était que les méfaits de la polygamie vont bien au-delà des préjudices subis par les participants aux mariages polygames et les membres de familles polygames et qu'ils s'étendent en fait de façon très générale dans l'ensemble de la communauté où la polygamie est pratiquée sur une échelle non négligeable.

Laissez-moi vous donner un exemple, puisque l'un des aspects que nous abordons, c'est le mariage d'enfants. L'un des effets mathématiques — si je puis m'exprimer ainsi — de la polygamie dans une communauté fermée ou plus ou moins isolée... Je ne veux pas réduire la question à des considérations bassement économiques, mais le manque d'épouses entraînera une sexualisation accrue des filles, et ce, à un âge de plus en plus précoce. Nous le constatons dans l'ensemble du spectre, partout où la polygamie est pratiquée. Là où je veux en venir, c'est qu'il s'agit d'un préjudice qui se manifestera tant dans les relations polygames que dans les relations monogames de cette communauté, simplement en raison de la réalité arithmétique qui découle de cette pratique. Si nous nous contentons de dire que nous allons cibler les collectivités polygames et les mariages d'enfants au sein des relations polygames, c'est un peu rater la cible, car les préjudices causés sont plus larges et plus généralisés que cela.

Je me considère comme une personne assez libérale sur le plan social, et, quand j'ai commencé mon étude de la polygamie, je voyais vraiment cela comme un choix personnel, un aspect auquel l'État ne devrait pas s'intéresser officiellement, un peu comme l'orientation sexuelle. Je ne crois plus cela.

Grâce à mes années d'étude et de réflexion, et ayant vu la preuve accablante qui a été présentée dans le cadre de la défense du renvoi relatif à la polygamie, j'ai conclu que la réduction des taux de pratique de la polygamie — ici et à l'étranger — est vraiment une préoccupation pressante si nous voulons protéger adéquatement les plus vulnérables d'entre nous, et j'entends par là principalement les femmes et les filles. Il convient de faire ce que nous pouvons pour nous assurer qu'aucune enclave polygame n'est établie au Canada.

Une réserve que j'exprimerais, c'est que nos lois concernant la polygamie devraient être appliquées d'une manière qui tient compte de la vulnérabilité des femmes et des enfants qui sont déjà dans de tels ménages. Cela me préoccupe, et je pense que le gouvernement fédéral devrait travailler avec les provinces pour s'assurer que les dispositions pénales en matière d'immigration interdisant la polygamie ne se retournent contre les personnes que nous tentons d'aider et que les règles relatives aux familles ne leur causent pas de préjudices.

Je pense que des efforts plus importants doivent être déployés pour sensibiliser les communautés où la polygamie est pratiquée, plus particulièrement les enclaves isolées, pour nous assurer que les personnes qui en souffrent reçoivent le soutien et l'aide nécessaires.

La criminalisation de la polygamie et, maintenant, l'adoption officielle d'une règle interdisant l'immigration de polygames — et peut-être d'une autre qui prévoit le renvoi des personnes faisant partie d'une famille polygame — pourraient isoler encore davantage les femmes et les enfants de ménages polygames, et les autorités fédérales et provinciales devraient en être conscientes. Là où je veux en venir, c'est simplement que le fait de cibler la polygamie pour tenter d'aider les membres vulnérables de notre société peut, dans certains cas, causer du tort aux personnes que nous tentons d'aider. Ce n'est pas une situation où tout le monde y gagne lorsqu'on s'attaque à la polygamie par une loi pénale ou, peut-être dans ce cas-ci, par une loi sur l'immigration.

Ma propre conclusion, c'est que, dans l'ensemble, les avantages de l'interdiction l'emportent sur ses effets préjudiciables; par conséquent, j'appuie l'inclusion des renvois à la polygamie dans le projet de loi dans le cadre d'un effort global visant à marginaliser et à finir par éliminer cette pratique. Cependant, comme je l'ai dit, ce n'est pas sans risque, et le projet de loi doit être équilibré et tenir compte d'un grand nombre des aspects que vos témoins précédents ont mentionnés en ce qui a trait à la sensibilisation communautaire et au travail social fructueux. Je peux comprendre qu'une femme malheureuse dans un ménage polygame soit très réticente à s'adresser aux autorités si elle croit que ses enfants et elle-même pourraient être expulsés à la suite de cette tentative d'échapper à la situation; je pense donc qu'il va falloir adopter une approche nuancée. Je crois savoir que ce n'est pas l'objet du projet de loi.

L'autre chose que je voulais dire pour conclure, avant d'avoir le plaisir de répondre à toutes vos questions, concerne l'autre aspect nuisible — selon moi — du projet de loi, à savoir l'utilisation dans le titre de l'expression « pratiques culturelles barbares ». Comme vous l'avez entendu, je m'oppose farouchement à la polygamie, et je pense qu'aucune personne sensée ne pourrait appuyer le mariage d'enfants ou le mariage forcé. Je peux comprendre le recours au terme « barbarie » lorsque nous sommes confrontés à des atrocités presque inimaginables, comme les soi-disant crimes d'honneur, mais je pense que, si nous souhaitons aider les femmes et les enfants qui cherchent des solutions de rechange à la polygamie, il n'est d'aucune utilité que de les étiqueter en tant qu'adeptes de la barbarie ou d'insinuer qu'ils sont membres d'une culture barbare. Je pense que cela risque de renforcer leur isolement et de les rendre moins susceptibles de faire appel aux autorités pour obtenir de l'aide. Manifestement, ce n'est pas une partie exécutoire de la loi, alors je me contenterai de terminer mes commentaires en vous le mentionnant. Merci de votre attention.

La présidente : Merci beaucoup pour votre exposé, monsieur Jones. Nous allons maintenant passer à M. Spratt.

J. Michael Spratt, associé, Abergel Goldstein & Partners, à titre personnel : Merci de m'avoir invité à prendre la parole au sujet de cet important texte de loi pénale. Je m'appelle Michael Spratt, et j'exerce le droit pénal ici, à Ottawa. Je suis associé au sein du cabinet d'avocats Abergel Goldstein & Partners. J'ai déjà siégé au conseil d'administration de la Criminal Lawyers' Association, je siège actuellement au comité législatif de cette organisation, et je suis vice-président de la Defence Counsel Association of Ottawa. Il m'arrive souvent de formuler des commentaires et de rédiger des textes sur de nouvelles mesures législatives et politiques de droit pénal. J'ai représenté des personnes accusées de meurtre, et j'ai plaidé dans des affaires où la provocation a été invoquée. Mon cabinet a également participé à des procès concernant des homicides qui étaient présumément fondés sur l'honneur. Même si je suis ici à titre personnel, avant de commencer mon allocution, je dirai que tous les criminalistes à qui j'ai parlé ont le même point de vue que moi sur ce projet de loi; cela dit, je vais vous faire part de mes opinions personnelles.

Je dois dire qu'il est étrange de témoigner devant le Comité des droits de la personne pour discuter d'un texte de loi qui concerne principalement des questions de droit pénal. Le titre du projet de loi, comme on l'a mentionné, a fait l'objet de critiques considérables et, selon moi, justifiables. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration a dit que toute la violence faite aux femmes est barbare. C'est vrai, et c'est regrettable. Toutefois, la violence faite aux femmes ne se limite malheureusement pas à des cultures précises. Le titre de ce projet de loi lie cette violence à des cultures particulières et, encore une fois, je dis que c'est regrettable. Je le dis parce que ce projet de loi aura des conséquences majeures sur notre droit pénal, mais il s'agit d'un projet de loi pénal qui est drapé dans des termes liés à la culture et qui est présenté par le ministre de l'Immigration. Ce n'est pas entièrement inattendu. Je pense qu'il s'inscrit dans la tendance des autres projets de loi présentés par ce gouvernement, c'est-à-dire — selon moi — qu'il est conçu pour occulter des changements législatifs majeurs et pour limiter le débat. Dans ce contexte, je pense qu'il est important de détailler avec précision les conséquences de ce projet de loi sur notre droit pénal. Ce faisant, je vais renvoyer à certains précédents jurisprudentiels et à certaines parties du témoignage du ministre que vous avez entendu.

En particulier, je veux parler de la provocation et des engagements de ne pas troubler l'ordre public. Actuellement, la provocation est régie par l'article 232 du Code criminel et prévoit la défense de provocation, qui réduit l'accusation de meurtre à homicide involontaire coupable si l'accusé a agi dans un accès de colère causé par une provocation soudaine. La provocation est une reconnaissance historique de la fragilité humaine par la common law qui est maintenant codifiée dans notre Code criminel. Il faut qu'il y ait eu une action injuste ou une insulte qui suffirait à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser et qui ferait en sorte que cette personne agisse sous l'impulsion du moment, avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang-froid. La provocation reflète une reconnaissance de circonstances atténuantes. Autrement dit, il s'agit d'une reconnaissance de la fragilité humaine selon laquelle un meurtre, même intentionnel, pourrait être atténué par la perte complète de sa maîtrise de soi et serait ainsi moins odieux qu'un meurtre intentionnel commis par une personne ayant des intentions plus rationnelles.

Mais il y a des limites à la provocation. Le ministre nous a dit que les mesures contenues dans le projet de loi S-7 modifieraient le Code criminel de sorte que la conduite légale d'une victime ne puisse pas être considérée, d'un point de vue juridique, comme de la provocation. C'est déjà le cas. Le Code criminel prévoit clairement qu'on ne peut pas, d'un point de vue juridique, être provoqué par une personne qui fait quelque chose que la loi lui permettait de faire ou que l'accusé l'a incitée à faire.

Le fait est que nos tribunaux ont rejeté à maintes reprises la religion et l'honneur comme fondements pour la provocation. Lorsqu'on lui a posé des questions au sujet de certaines affaires portées devant les tribunaux, le ministre a mentionné l'arrêt Stone de la Cour suprême. Cette affaire n'a rien à voir avec les crimes d'honneur et n'aborde que vaguement la provocation. Il s'agit d'un arrêt qui concerne des questions liées à l'automatisme sans aliénation mentale et à l'automatisme. Il n'est tout simplement pas applicable à notre discussion et, avouons-le, il n'est pas très récent.

Par contre, j'aimerais parler de certaines affaires qui portent sur les crimes d'honneur et sur la provocation dont le ministre n'était pas au courant ou dont il n'a pas jugé utile de discuter avec vous.

Le ministre a laissé entendre que les modifications apportées aux règles régissant les dispositions du Code criminel relatives à la provocation sont nécessaires pour arrêter les crimes d'honneur. Comme je l'ai dit, la provocation exige qu'un acte injuste ait été commis ou qu'une insulte ait été proférée qui suffirait à priver une personne ordinaire du pouvoir de se maîtriser et qui ferait en sorte que cette personne agisse sous l'impulsion du moment. Or, les crimes d'honneur ne répondent pas à ces critères. La provocation concerne le critère de la personne ordinaire. Il s'agit — la Cour suprême l'a confirmé — du Canadien ordinaire, et je pense que nous pouvons tous nous entendre pour dire que le Canadien ordinaire est dégoûté par les meurtres fondés sur la religion.

La Cour suprême l'a clairement affirmé dans l'arrêt Tran. Elle a expliqué que, dans un contexte de provocation, la personne raisonnable souscrit aux normes de comportement contemporaines, y compris à des valeurs fondamentales comme la recherche de l'égalité. L'arrêt Tran, 2010 CSC 58, a en fait confirmé la déclaration de culpabilité pour meurtre qui avait fait l'objet d'un appel, où l'accusé prétendait avoir été provoqué par la vue de son ex-épouse ayant des relations sexuelles avec un autre homme. Ce qui est clairement ressorti, dans cette affaire, c'est que le fait que la défense de provocation finisse par être présentée ou non devant un jury dépend de l'apparence de vraisemblance de cette défense, aspect que les tribunaux étudient attentivement.

Pourtant, le gouvernement soutient que ces changements sont nécessaires. Il a tout simplement tort. Le ministre s'est servi de l'affaire Shafia pour justifier cette modification de la disposition relative à la provocation. Bien entendu, on connaît très bien les faits de cette affaire, mais, ce qu'on sait aussi très bien, c'est que la provocation n'a pas été soulevée dans l'affaire Shafia et que M. Shafia a été reconnu coupable de quatre chefs d'accusation de meurtre au premier degré.

Fait important, en 2006, dans une affaire appelée Humaid, la Cour d'appel de l'Ontario a confirmé une déclaration de culpabilité pour meurtre au premier degré et dénoncé les crimes d'honneur dans des termes que même une personne n'ayant aucune formation en droit pénal et qui n'est pas le ministre de la Justice pourrait comprendre. La Cour a affirmé que le fait de présumer...Que les croyances religieuses et culturelles d'un accusé, si elles sont contraires aux valeurs fondamentales canadiennes, comme l'égalité des hommes et des femmes, ne sauraient satisfaire au critère de la personne ordinaire dans le cadre de l'enquête sur la provocation. De fait, la Cour d'appel est allée encore plus loin en déclarant que ces types de motifs, au lieu de justifier la provocation, sont la preuve d'un mobile.

La Cour continue... Et je féliciterais les membres du comité de tenir compte de cette affaire. On peut la trouver dans le 81e volume des Rapports de l'Ontario, troisième édition, page 456.

L'affaire Sadiqi, à Ottawa, un crime d'honneur présumé, s'est également rendue devant la Cour d'appel, laquelle a confirmé la décision qu'elle avait elle-même rendue en 2006. Dans cette affaire, l'accusé avait tenté d'invoquer la provocation relativement à une affaire de crime d'honneur. M. Sadiqi avait été reconnu coupable au premier degré. Des témoignages d'experts ont été acceptés lors du procès, et la défense a été rejetée.

Or, le projet de loi fait plus que limiter l'application de la provocation aux crimes d'honneur, situation qui ne se présente que rarement, voire jamais et qui, si elle se présente, n'est que rarement, voire jamais, acceptée par les tribunaux.

Ce projet de loi interdit également l'application de la provocation à un éventail d'autres cas où la défense a toujours été considérée comme ayant une apparence de vraisemblance. Les insultes racistes, les discours haineux, les erreurs de fait, toutes ces situations seront limitées du point de vue de la capacité de présenter une défense de provocation.

On peut imaginer diverses situations où, dans ces circonstances, la provocation pourrait être applicable, où elle pourrait avoir une apparence de vraisemblance. Imaginez le père d'une jeune fille qui s'est suicidée à cause de la cyberintimidation et du harcèlement en ligne. Ce père est ensuite confronté à l'intimidateur qui a amené sa fille à se tuer. Il dit les choses les plus abjectes et inhumaines au père, et crache sur la tombe de sa fille. Cette personne ne pourrait pas invoquer la provocation s'il agissait sous l'impulsion du moment, avant d'avoir eu le temps de reprendre son sang-froid.

Même si on associait des infractions comme la corruption des mœurs, le fait de rendre disponible du matériel sexuellement explicite, la corruption d'enfants, des actes indécents, l'exposition de ses organes génitaux devant une personne de moins de 16 ans, la violence contre des membres du clergé, le fait de troubler des offices religieux ou de funérailles, l'enregistrement et la distribution de renseignements, l'omission de remplir l'obligation de fournir les choses nécessaires à l'existence, l'administration d'une substance délétère, des menaces de mort contre des animaux, l'incitation à la haine ou la promotion de celle-ci, le vol, la fraude et les méfaits aux propos les plus abjects mais licites que l'on puisse imaginer, la provocation ne s'appliquerait pas. Ce projet de loi y ferait totalement obstacle.

Il témoigne peut-être de l'aveuglement du gouvernement à l'égard de la jurisprudence, d'un manque d'imagination de sa part ou tout simplement d'une absence de compassion, mais le fait de limiter la provocation afin de prévenir une situation qui ne se produit que rarement, voire jamais, retire la provocation de divers cas auxquels elle pourrait légitimement s'appliquer et, pour cette raison, ce projet de loi va tout simplement trop loin.

Je pense qu'il ne me reste plus trop de temps, mais j'aimerais parler de l'article sur l'engagement de ne pas troubler l'ordre public pour une minute.

Ces engagements existent déjà. On pourrait faire valoir que l'article 810 englobe déjà les aspects qu'on cherche à couvrir dans l'article 810.02 proposé dans le projet de loi. Je veux bien qu'on ajoute un autre article au Code criminel, mais il faut se rendre compte du fait que nous sommes tous censés connaître la loi. L'ignorance de la loi n'est pas une excuse, et, plus nous ajoutons d'éléments au Code criminel, plus il est difficile de savoir ce qu'il contient.

Mais, n'oublions pas que, même s'il n'est pas nuisible d'ajouter cet article, de clarifier cet article... N'oublions pas ce que suppose le processus d'engagement de ne pas troubler l'ordre public. Le gouvernement propose qu'une fillette de 14 ans, qu'un enfant ou qu'un enseignant prenne l'initiative de déposer un engagement de ne pas troubler l'ordre public contre sa famille ou la famille de l'enfant. Bien entendu, cela ne met pas fin à l'histoire. Lorsqu'on se rend devant le tribunal et qu'on prête serment sur les documents pour entamer ce processus d'engagement de ne pas troubler l'ordre public, cela ne signifie pas que l'engagement en question est imposé automatiquement. Nous avons encore une chose appelée l'application régulière de la loi. Une audience pourrait être fixée afin que l'affaire soit instruite. Il faudrait que la fille témoigne et qu'elle présente de l'information et des éléments de preuve à l'appui de ce qu'elle avance.

Je ne dis pas que c'est mal ou que cet article est mauvais. Il ne s'agit tout simplement pas d'une solution aux problèmes que ce projet de loi tente de corriger, et il ne permettra pas de limiter efficacement ces types de situations. Le projet de loi semble n'être rien de plus que de la poudre aux yeux, car son libellé actuel ne résistera pas à l'examen des tribunaux. Ce n'est pas une mesure qui sera utilisée couramment par un enfant de 14 ans contre ses parents. Et, à cette fin, même s'il s'agit d'une modification moins rebutante que celle qui est apportée à l'égard de la provocation, à mon avis, c'est quelque chose qui ne devrait pas être perçu comme une panacée ou comme une solution miracle en ce qui a trait à ce projet de loi.

La présidente : Monsieur Spratt, j'ai une question à clarifier. À l'article 7, le nouveau paragraphe (2) proposé, concernant la provocation, dit : « le comportement de la victime constitue, selon le Code, un acte criminel passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans ou plus ». Êtes-vous en train de dire que ce libellé modifie la défense concernant « l'impulsion du moment » que nous avions relativement à la provocation?

M. Spratt : Il retire l'acte ou l'insulte, et il limite l'éventail d'infractions auxquelles la provocation peut s'appliquer. Il limite le type de situation, de sorte que les insultes verbales les plus odieuses, les injures, les termes racistes ou les propos haineux ne pourront déclencher la provocation, mais il faut un crime très grave à la base de l'acte qui constitue la provocation.

La sénatrice Ataullahjan : Ma question s'adresse à vous, monsieur Jones. L'une des questions que j'entends de la part des gens de ma communauté consiste à déterminer si les résidents temporaires ou permanents qui vivent dans une relation polygame et qui viennent au Canada seuls, sans épouses, pourraient se remarier ici, au Canada. Le fait que la polygamie est déjà une infraction criminelle ici devrait les dissuader de le faire. Quelles sont vos réflexions à ce sujet?

M. Jones : Eh bien, je ne suis pas un expert du droit matrimonial international, mais je crois savoir que, s'ils sont légalement mariés dans un autre pays, qu'ils viennent au Canada et qu'ils cherchent à se marier légalement ici, ils devraient craindre non pas les dispositions relatives à la polygamie, mais plutôt les dispositions du Code criminel relatives à la bigamie, qui feraient obstacle à la célébration légale d'un mariage si la personne est déjà légalement mariée. Est-ce que cela répond à votre question?

La sénatrice Ataullahjan : Si l'homme vient seul, qu'est-ce qui l'empêche de se remarier? S'il ne dévoile pas le fait qu'il est déjà marié ou qu'il a dû laisser ses épouses dans son pays d'origine, peut-il venir ici et se marier de nouveau?

M. Jones : Eh bien, manifestement, c'est le danger, non seulement avec les polygames, mais... Si un homme vient ici seul et qu'il a laissé une seule épouse dans un autre pays, puis qu'il tente de se marier ici, techniquement, il commettrait une infraction criminelle... En fait, pas techniquement : il commettrait l'infraction criminelle que constitue la bigamie.

Le sénateur Eggleton : Laissez-moi commencer par m'adresser à M. Jones, encore une fois. En quoi considérez-vous que ce projet de loi est mieux que le droit actuel applicable au traitement des demandes d'immigration ou aux gens qui viennent dans notre pays? Il semblerait que les questions et la capacité de repérer les polygames existent déjà. En quoi considérez-vous que ce projet de loi apporte des améliorations à cet égard?

M. Jones : Oui, sénateur, je pense que c'est tout à fait exact. J'ai mentionné qu'il y a eu deux ou trois affaires — je n'ai pas les décisions devant moi — où des gens ont été refusés parce qu'ils avaient essentiellement admis avoir l'intention de commettre un crime au Canada, c'est-à-dire de pratiquer la polygamie une fois qu'ils seraient ici. Ainsi, en ce sens — c'est une question que j'ai soulevée plus tôt —, on pourrait affirmer que cette disposition, qui rend cela officiel, est un peu redondante.

Je ne suis pas spécialiste des politiques, c'est-à-dire que je reconnais que c'est la prérogative du Parlement que d'être redondant et catégorique, si je puis m'exprimer ainsi, et qu'il y a peut-être un certain intérêt à officialiser et à codifier cet aspect, même si ce n'est que du point de vue d'un genre d'avantage éducatif. Il n'est pas aussi facile de citer la jurisprudence aux gens que de leur indiquer un passage particulier.

Le sénateur Eggleton : D'accord. L'autre disposition sur la polygamie de ce projet de loi, et vous l'avez abordée un peu dans votre exposé, est celle qui porte sur l'homme et la femme et tout enfant concerné. Bien sûr, ce que nous entendons constamment, c'est que l'un des objectifs clés de ce projet de loi est la protection des femmes qui sont agressées. Pourtant, il y a une situation où, si elles sont déjà au pays, puis que, par la suite, par je ne sais quels processus, il est déterminé qu'elles ne devraient pas être ici, il ne semble pas y avoir quoi que ce soit qui protège les victimes, c'est-à-dire les femmes ou les enfants.

Auriez-vous tendance à penser qu'il faudrait des dispositions, que le ministre doit pouvoir tenir compte de leur situation, leur permettre de rester au pays, même si l'homme en cause pourrait être expulsé?

M. Jones : Je ne m'opposerais certainement pas à ce genre de pouvoir discrétionnaire. Il s'agit d'une difficulté avec laquelle nous sommes aux prises en ce qui a trait à l'article 293 également, puisque, bien entendu, il criminalise tous les participants à un mariage polygame, y compris les femmes. Je ne voudrais pas que nous pensions que c'est nécessairement une mauvaise chose, en soi, parce que nous avons vu des situations — et nous avons entendu des témoignages au sujet de ces situations — où les épouses actuelles plus âgées d'une relation étaient assez actives pour ce qui est d'amener, dans de nombreux cas, des épouses adolescentes dans le ménage polygame et de faciliter cela.

Si c'était moi qui rédigeais le projet de loi, je n'inclurais pas un genre d'exception générale pour les femmes. Nous devons être sensibles à la manière dont ces dispositions sont appliquées.

Je sais qu'aux États-Unis, dans l'Utah, lorsque les autorités poursuivent des personnes pour polygamie, elles le font en vertu d'une politique selon laquelle elles ne doivent poursuivre que dans les cas d'exploitation. À ce que je sache, leurs poursuites n'ont visé que des hommes, jusqu'ici.

J'aimerais qu'on puisse exercer un tel pouvoir discrétionnaire et un tel degré de nuance, mais je ne voudrais pas qu'on enchâsse dans la loi une exception générale pour les femmes.

Le sénateur Eggleton : Laissez-moi poser une question à M. Spratt au sujet de la provocation. Tout d'abord, vous dites qu'il n'y a aucun exemple de défense reposant sur la notion de crime d'honneur qui a été admise par un tribunal ou une cour d'appel, mais que vous craignez que le projet de loi aille au-delà des idées formulées par le ministre à ce sujet même et qu'il affecte des gens qui voudraient invoquer des aspects moins spécifiquement culturels de la provocation. Vous avez cité deux ou trois affaires.

Nous en avons toujours parlé comme si c'était l'homme qui utilisait la disposition relative à la provocation par rapport à la femme, mais y a-t-il des situations où la femme invoquerait la disposition sur la provocation?

M. Spratt : Il y a eu un cas, récemment, à Ottawa, où une épouse battue a invoqué la provocation pour justifier ses actes.

Dans un grand nombre de ces cas, il pourrait y avoir une infraction criminelle passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans ou plus qui entraînerait l'applicabilité de la provocation. Toutefois, il faudrait qu'il s'agisse d'une provocation soudaine, avant que la personne ait le temps de reprendre son sang-froid. Là où je veux en venir, c'est que cela pourrait limiter indûment l'applicabilité de la provocation, que l'accusé qui l'invoque soit un homme ou une femme.

L'exemple des règles générales ou des règles qui sont exagérément restrictives pour corriger une situation qui n'est pas vraiment un problème pourrait entraîner des conséquences imprévues. On n'a pas besoin de regarder plus loin que les interdictions de publication du nom des victimes de pornographie infantile. Cela semble être une excellente idée, et personne ne peut s'imaginer une situation où le nom d'une victime de pornographie infantile devrait être publié, alors imposons une interdiction obligatoire. Bien entendu, dans l'Est, nous étudions une affaire où il semble que l'intérêt public soit affecté par cette règle générale.

Les règles d'application trop large visant à empêcher quelque chose qui n'est pas vraiment un problème engloberont inévitablement — nous voyons tout le temps cette disposition législative relative à la peine minimale — un comportement auquel nous ne pensons pas en ce moment et entraîneront à mon avis des injustices.

Le sénateur Eggleton : Je présume que vous affirmez également que les tribunaux peuvent décider comment apprécier tous ces renseignements et qu'il ne faudrait pas que ça change.

M. Spratt : Ils le peuvent, et on peut observer l'évolution de ce type de réflexion dans notre common law. L'adultère ne peut plus être considéré comme une provocation. Dans le passé, nous avons vu ce genre de défense être invoquée dans un contexte sexuel. Dans les années 1980, on a fait l'essai des avances homosexuelles devant les tribunaux. On n'en voit plus beaucoup parce que les tribunaux ont déclaré de façon catégorique — comme l'a fait la Cour suprême dans l'arrêt Tran — qu'il doit y avoir une apparence de vraisemblance. La notion de provocation doit tenir compte du critère de la personne ordinaire, c'est-à-dire, bien sûr, la personne ordinaire qui respecte pleinement les valeurs d'égalité que respecterait un Canadien ordinaire.

La sénatrice Eaton : Monsieur Jones, a-t-on déjà poursuivi et condamné une personne, à Bountiful, qui pratiquait le mariage polygame? Si non, pourquoi pas?

M. Jones : De combien de temps disposez-vous, madame la sénatrice?

La sénatrice Eaton : Nous avons 15 minutes avant de devoir passer au vote.

M. Jones : La réponse courte, c'est qu'il y a en fait trois poursuites en cours à Bountiful concernant la polygamie et l'exploitation d'enfants. Je ne participe pas du tout à ces affaires. Elles se sont toutes produites après le succès de la défense du renvoi.

Comme vous le savez, il y a eu beaucoup de controverse et d'incertitude à l'égard de la constitutionnalité des dispositions relatives à la polygamie. Avant que cette question soit réglée par le juge en chef Bauman, je pense qu'on peut affirmer sans crainte que le service des poursuites de la Colombie-Britannique était réticent à entamer toute poursuite.

Quant à la question de savoir pourquoi nous n'avons vu aucune poursuite, par exemple, en Ontario, où, d'après ce que j'ai lu dans les journaux, des mariages polygames ont été célébrés ouvertement dans au moins une mosquée, je ne saurais vous dire.

Avant la controverse de Bountiful, si vous me permettez l'expression, je ne crois pas qu'il y ait eu de poursuites pour polygamie au Canada depuis le début des années 1900, et il n'y en avait eu qu'une ou deux à l'époque. Il est probablement exact de dire qu'il s'agit d'une disposition législative sous-utilisée ou inutilisée. Il me semble avoir déjà dit, sur d'autres tribunes, que je ne pense pas que ce soit nécessairement une raison de l'abroger.

La sénatrice Eaton : Pensez-vous que le projet de loi S-7, compte tenu de l'attention qu'il recevra, va, certainement à de nombreux endroits au pays, encourager les procureurs à traduire les polygames de Bountiful devant les tribunaux?

M. Jones : Oui. Je veux dire que j'espère que, de façon générale, la reconnaissance que nous avons observée, à commencer par le renvoi relatif à la polygamie et tous les éléments de preuve qui ont été présentés encourageront les gens à se rendre compte du fait qu'il s'agit d'une pratique préjudiciable et qu'elle nuit à la société, au-delà même des préjudices causés aux personnes vivant dans un mariage polygame et pour les familles mêmes.

Je ne pense que ce soit nécessaire d'intenter beaucoup de poursuites. Je pense que l'un des rôles du droit pénal — et peut-être du droit relatif à l'immigration, de concert avec le droit pénal est de rendre la pratique socialement anormale et d'exprimer quelque chose au sujet des valeurs fondamentales qui sont les nôtres. Qu'il y ait des poursuites ou non, je considère que le projet de loi a de la valeur à cet égard.

La sénatrice Frum : Monsieur Spratt, j'ai été heureuse de vous voir aux Affaires juridiques et ici, ce soir.

Je me demande si vous pourriez me donner des éclaircissements concernant votre crainte au sujet des modifications de ce qui constitue de la provocation et, plus particulièrement, de l'exemple que vous avez donné au sujet d'un père provoqué par la confrontation du cyberintimidateur qui a poussé sa fille à se suicider, qui tient d'autres propos, puis qui crache sur sa tombe.

Je ne suis pas certaine — car je ne suis pas avocate — de bien comprendre en quoi ce n'est pas exclu par le libellé actuel de la disposition relative à la provocation. Comme vous l'avez dit plus tôt, c'est encore de la provocation si on tue une personne qui a fait quelque chose qui constituerait un acte criminel passible d'une peine d'emprisonnement de cinq ans ou plus. Entraîner quelqu'un à se suicider par la cyberintimidation fera partie de cette catégorie. Je me pose simplement des questions au sujet de votre exemple particulier.

M. Spratt : On peut penser à de nombreux exemples. Vous avez raison; les tribunaux peuvent étendre la définition de la provocation en réaction à une situation comme celle-là et dire : « Eh bien, il n'est plus nécessaire que ce soit un acte qui attise les passions avant que la personne ait le temps de reprendre son sang-froid... Un acte contemporain. Il peut s'agir de quelque chose qui s'est produit dans le passé et qui pourrait attiser vos passions. » Mais changeons d'exemple. Ce n'est pas une personne qui a commis l'une ou l'autre de ces infractions, mais simplement quelqu'un d'autre qui s'adresse à ce père et qu'il lui dit qu'il est d'accord avec ce qui est arrivé et qui tient des propos vraiment horribles qui pourraient provoquer un accès de colère chez n'importe quel père normal et faire en sorte qu'il...

La sénatrice Frum : Commette un meurtre?

M. Spratt : Là où je veux en venir, c'est qu'il peut y avoir un cas, surtout lorsque la provocation est associée à certains des éléments prévus dans d'autres articles, mais qui sont passibles d'une peine d'emprisonnement de moins de cinq ans, comme la corruption des mœurs d'un enfant, le fait de s'exposer devant un enfant. Ce sont toutes des situations qui pourraient être exclues de cette définition de la provocation.

Il y a également eu d'autres cas de provocation qui étaient fondés sur une perception légitime et sincère, quoiqu'erronée, des faits. Par exemple, vous arrivez au coin de la rue et vous voyez votre épouse qui — vous le pensez — se fait attaquer. Elle est partiellement dévêtue. Quelqu'un est sur elle. Elle crie et se fait agresser. Vous pensez que cette personne agresse votre épouse, alors cela vous pousse à agir sous l'impulsion du moment, et la fragilité humaine s'enflamme. Si cette personne était non pas un agresseur, mais une personne qui lui portait secours, alors il y a une perception erronée des faits, vous n'auriez pas le droit d'invoquer la provocation. Il y a eu...

La sénatrice Frum : Je ne suis pas avocate de la défense. Vous l'êtes. Mais je ne suis pas certaine qu'on invoquerait la provocation; on invoquerait la croyance erronée.

M. Spratt : Cette croyance erronée ne justifierait pas un meurtre intentionnel, mais la provocation, si. J'ai plaidé une cause à L'Orignal qui était très semblable à une situation comme celle-là, où un jeune homme est retourné dans un bar pour aller chercher sa petite amie. Elle criait au viol, mais, en fait, les videurs étaient en train de la transporter dehors, et une confrontation s'en est suivie. Dans cette affaire, la provocation a porté fruit. Un jury a reconnu que, dans des circonstances extrêmes — lesquelles pourraient ne pas être prévues par ce projet de loi —, la provocation pourrait, à certains égards et dans certaines situations, avoir une apparence de vraisemblance et devrait être laissée à la décision du jury.

Le problème avec cet article, honnêtement, c'est qu'il est trop large. Il prévient l'utilisation d'un aspect qui — nous en convenons tous — ne devrait pas être considéré comme de la provocation, à savoir la violence religieuse fondée sur l'honneur, chose qui, selon la cour d'appel, est plus souvent un mobile qu'une forme quelconque d'excuse ou de justification. Nous pouvons tous nous entendre pour dire que cet aspect ne devrait pas être considéré comme de la provocation, et, aux termes de cet article, ce n'en est pas. Mais il y a d'autres actes qui pourraient tomber dans une zone grise, qui seraient exclus en vertu de cet article et qui seraient présentés à juste titre devant un jury pour qu'il en tienne compte. Au bout du compte, le fait que le défendeur gagne sa cause ou non dépend du jury. Mais le problème, c'est qu'un texte de loi trop large conçu pour remédier à un problème qui n'en est pas vraiment un, selon nos cours d'appel et la Cour suprême, pourrait avoir des conséquences imprévues.

La sénatrice Frum : Je suppose que la question devient alors : « La conséquence imprévue constitue-t-elle réellement un problème? » Je ne le sais pas. Je ne suis pas certaine d'en être convaincue, mais je vous remercie de votre réponse.

M. Spratt : Ce que j'ai appris, en exerçant le droit pénal, c'est qu'il y a des situations plus diverses qu'on ne peut l'imaginer. Nous le constatons avec les peines minimales. Le projet de loi C-10, quand le gouvernement a dit que, dans le cas d'une arme à feu à autorisation restreinte chargée, une peine de trois ans est bien sûr la peine d'emprisonnement appropriée. Toute peine moins longue que cela serait absurde.

Bien entendu, il y a eu des hypothèses : la disposition législative concernant la suramende compensatoire. Des hypothèses raisonnables ont rendu cette mesure législative injuste, et il pourrait y avoir des hypothèses raisonnables dans le cas de la provocation. Ma crainte est liée au fait qu'il s'agit d'une modification majeure de la disposition relative à la provocation. Il se peut bien que cette disposition doive être revue. Il se peut bien qu'il faille en débattre. Mais, j'exhorterais le gouvernement de ne pas placer ce qui devrait être un débat très important dans ce qu'on décrit comme un projet de loi en matière d'immigration qui porte une sorte de titre polémique qui pourrait étouffer ce débat.

La présidente : Monsieur Spratt, j'ai une question à l'égard de laquelle je voudrais des éclaircissements. Actuellement, si nous présumons — si nous présumons véritablement — et que nous acceptons que la préoccupation du ministre est que la provocation ne serve jamais à justifier des crimes d'honneur, en ce moment, c'est prévu, n'est-ce pas? Vous l'avez déjà dit, mais je ne fais que le confirmer : aucun tribunal au pays n'a dit qu'on pouvait recourir à la défense de provocation pour justifier un crime d'honneur.

M. Spratt : Pas que je sache. C'est plutôt le contraire; ce genre de raisonnement n'est pas ce que la personne ordinaire, le Canadien ordinaire, envisagerait, et cela indique davantage un mobile qu'une provocation.

La présidente : Monsieur Jones, j'ai trouvé vos propos intéressants. Vous avez souvent répété que la polygamie avait lieu dans des communautés et qu'elle faisait partie d'une communauté, comme Bountiful. C'est là que vous avez acquis la majeure partie de votre expérience. Ce que je prévois relativement aux dispositions du projet de loi S-7, c'est plus comme une deuxième épouse qui arrive dans la famille qu'une personne dans la communauté. Les commentaires que vous avez formulés, y a-t-il des aspects de cette situation qui changeraient? Je ne dis pas que c'est ce qui devrait arriver, mais comme vous avez dit cela souvent, je me pose la question : est-ce que votre opinion sur un aspect ou un autre changerait? Parce que je crois que ce serait comme une personne qui amène une deuxième épouse dans sa propre demeure, pas dans une communauté.

M. Jones : Oui, et je pense qu'on peut affirmer sans se tromper que les problèmes liés à la polygamie, dans la mesure où ils vont au-delà de la famille, vont se faire ressentir plus vivement, surtout si la communauté en question est isolée, puisqu'il s'agit d'un groupe distinct dont un nombre important de membres pratiquent la polygamie. Les préjudices individuels de la polygamie seront sans doute présents, qu'il s'agisse de familles isolées réparties dans l'ensemble du pays ou de quoi que ce soit qui ressemble à une enclave.

Le pays occidental ayant la plus grande expérience de l'immigration polygame, c'est la France, où, pendant une certaine période, afin de permettre la réunification de familles de gens qui, au départ, étaient venues en tant que travailleurs invités, principalement de l'Afrique du Nord francophone... Ce pays s'est retrouvé avec, je pense, 300 000 membres de ménages polygames sur une période de dix ans, et il a dû renverser la vapeur et mettre un frein à cette immigration parce qu'elle commençait à créer ces problèmes.

Les éléments de preuve présentés devant le juge en chef dans l'affaire du renvoi sur la polygamie indiquaient que les personnes les plus vulnérables, si les dispositions législatives relatives à la polygamie devaient être invalidées, seraient les membres des communautés isolées d'immigrants ou de collectivités isolées, comme Bountiful. Cette ville est une situation très particulière, une sorte de collectivité polygame faite maison. Mais l'expérience de la France et d'autres pays indiquerait que, si la polygamie doit s'étendre d'une façon non négligeable au Canada — quand je dis « non négligeable », c'est un peu le seuil du préjudice —, cela va se produire dans des communautés d'immigrants où les gens pourraient déjà être vulnérables et où ils pourraient déjà être isolés.

La sénatrice Andreychuk : J'ai une question supplémentaire concernant la provocation, monsieur Spratt. Je vais peut-être vous provoquer.

M. Spratt : J'espère que non.

La sénatrice Andreychuk : Vous avez dit que si nous modifions la disposition relative à la provocation, cela pourrait avoir des conséquences imprévues, et vous les avez expliquées. Mais ensuite, dans une réponse à la sénatrice Jaffer, où vous avez affirmé qu'il n'y avait eu aucun cas lié à un crime d'honneur, alors peut-être que, si nous ne prenons pas ces dispositions, maintenant, il pourrait y en avoir. Le simple fait que les tribunaux n'ont pas rendu de décisions en ce sens jusqu'ici, selon moi, ne signifie pas que la chose a été réglée de façon définitive par les tribunaux, et il pourrait y avoir des exemples de cas, à mesure que notre société change, où cette défense pourrait être utilisée et serait justifiable parce que la définition de l'homme ordinaire et raisonnable n'est pas coulée dans le béton. Elle évolue en fonction de ce qu'on considère comme une valeur culturelle, de ce à quoi ressemblent les sociétés, et cetera. Ainsi, le critère de l'homme raisonnable est mis à l'épreuve chaque fois qu'on intente un procès, à moins qu'une décision définitive soit rendue, et je ne vois pas encore de décision définitive. Il pourrait y avoir une conséquence inattendue. La question est de déterminer laquelle nous devrions prendre en considération. Est-ce exact?

M. Spratt : Je suppose qu'il pourrait arriver que, comme le dit la Cour suprême, la personne ordinaire qui a des valeurs canadiennes — peut-être à un certain moment dans l'avenir des valeurs canadiennes — adoptera la violence fondée sur l'honneur. Je ne pense pas que nous irions jusque-là. Je ne pense pas que les tribunaux nous laisseraient nous y rendre, et je ne pense pas que la société canadienne se rendrait jusque-là.

Il est certain que, si le navire pouvait voguer dans cette direction, il irait contre toutes sortes de vents. C'est quelque chose qui, selon moi, est très peu susceptible de se produire. Les cours d'appel et la Cour suprême ont affirmé de façon très définitive que ce n'est pas là que nous en sommes, et que ce n'est pas dans cette direction que nous allons. Sans ce projet de loi, un avocat de la défense ou un accusé qui se défend lui-même pourrait-il soulever la question? C'est possible. Bien des défenses farfelues sont invoquées.

La sénatrice Andreychuk : Vous n'êtes certainement pas en train de dire cela au sujet de l'association du barreau.

M. Spratt : Mais, plus la défense est farfelue, et plus elle s'écarte des valeurs des tribunaux et de la société, moins elle est susceptible d'avoir une apparence de vraisemblance et même de se rendre devant le jury.

La sénatrice Andreychuk : Mais, là où je veux en venir — s'il n'y avait pas d'allusion et que vous ne l'avez pas saisi —, c'est que, si le gouvernement, par une politique publique, veut dire : « N'allez pas par là » — qu'il s'agisse ou non d'une conduite déviante —, c'est une dénonciation qui va se faire sentir partout au Canada, par les avocats, l'appareil judiciaire et le public. Alors nous suivons la tendance, et le gouvernement dit que nous voulons être absolument certains que ce ne sera même pas invoqué parce que nous voulons être constants en disant que le crime d'honneur n'est pas une excuse et ne devrait pas être pratiqué au Canada.

M. Spratt : C'est assurément une raison de le faire. À mon humble avis, ce serait mettre exagérément l'accent sur la dénonciation et sur l'effet de dénonciation des déclarations par le truchement des lois. Comme nous ne l'avons pas encore adopté, peut-être que, dans 20 ans, nous prendrons du recul à ce sujet et nous dirons : « Bon sang, si seulement nous avions laissé la disposition relative à la provocation comme elle était », parce qu'un cas tragique s'est retrouvé devant les tribunaux et que, malheureusement, cette disposition est ensuite invalidée ou n'est pas appliquée dans une affaire où elle aurait dû l'être.

La sénatrice Andreychuk : Comme nous le savons, le droit pénal évolue; des lois sont adoptées lorsqu'on en a besoin, alors, comme c'est souvent le cas, peut-être que dans 20 ans nous allons réexaminer ce projet de loi. Ce pourrait être dans cinq ans. Si un gouvernement, qui a la responsabilité d'étudier les politiques publiques, fait un choix, il décide qu'il ne veut pas que cette disposition soit utilisée. La provocation ne devrait pas être une défense, et il y a peut-être un certain mérite à cela, du point de vue des politiques publiques, contrairement au point de vue de la défense juridique, à le faire aujourd'hui.

M. Spratt : C'est le type de justification qui est utilisé pour les affaires de peine minimale et les peines minimales obligatoires. Malheureusement, d'ici à ce que ces peines minimales ou cette disposition législative soient jugées inconstitutionnelles, un grand nombre de gens auront subi des conséquences qu'ils auraient autrement évitées en raison d'une loi injuste.

La sénatrice Andreychuk : Dites-vous que cet article est inconstitutionnel? C'est un problème différent des peines minimales qui pourraient être ou ne pas être inconstitutionnelles, mais un choix de politique publique n'est pas une affaire de constitutionnalité. C'est l'intervention du gouvernement qui fait de son mieux au nom des citoyens. Dites-vous maintenant que cet article est inconstitutionnel?

M. Spratt : Non, j'ai soulevé la comparaison avec les peines minimales pour illustrer l'argument selon lequel les règles générales et le fait de tenter de prévenir un problème qui est déjà réglé adéquatement ne sont pas justifiées. Lorsque nous examinons cette situation, nous avons souvent dit — cela a été dit aujourd'hui — que nous avons recours à un pouvoir discrétionnaire en ce qui a trait aux accusations portées par la police, aux poursuites intentées par les procureurs, afin que les victimes innocentes des relations polygames ne soient pas accusées. C'est quelque chose dont nous avons parlé aujourd'hui.

Tout ce que je dis, c'est que, pour nous assurer qu'il n'y aura pas d'autres conséquences indésirables, utilisons un certain pouvoir discrétionnaire et laissons les tribunaux, comme nous l'avons fait, s'assurer que cette mesure législative est applicable là où elle doit l'être, limitée là où elle doit l'être, mais, ce qui est encore plus important, ne limitons pas exagérément l'application de la disposition relative à la provocation par ce projet de loi, car, qu'il s'agisse des peines minimales, de ce projet de loi, de la suramende compensatoire ou des changements rétroactifs liés aux libérations conditionnelles, inévitablement, ce genre de processus législatif peut mener à certaines injustices.

La sénatrice Andreychuk : C'est un débat de politique publique.

La présidente : Je voulais clarifier une question parce qu'il y a des gens qui pourraient être en train de nous regarder, aujourd'hui. Le terme « crime d'honneur » n'est mentionné nulle part dans le projet de loi en soi.

M. Spratt : Non.

La présidente : Merci beaucoup, monsieur Jones et monsieur Spratt, d'avoir témoigné au pied levé. Vous nous avez certainement permis de mieux comprendre les enjeux.

Chers collègues, je vous signale qu'il ne nous reste qu'un témoin, malheureusement. Nous avons fait de notre mieux pour obtenir plus de témoins. Il n'y a pas de témoin de la Gendarmerie royale du Canada — le premier, le surintendant Jean Cormier, est absent —, à part le surintendant Tyler Bates, directeur des Services nationaux de police autochtones et de la prévention du crime. Il est également de la GRC, comme en témoigne son uniforme.

Nous vous souhaitons la bienvenue et vous remercions de votre présence aujourd'hui, et nous nous excusons de vous avoir fait attendre. Je crois savoir que vous avez une déclaration préliminaire à présenter.

Surintendant Tyler Bates, directeur, Services de police autochtones et Services nationaux de prévention criminelle, Gendarmerie royale du Canada : Merci pour l'invitation. Je vous remercie de me donner l'occasion de faire une certaine sensibilisation à l'égard de nos efforts de prévention relatifs à la violence fondée sur l'honneur et au mariage forcé ainsi que de certains progrès réalisés à l'échelle de l'organisation à cet égard.

Merci de me donner la possibilité de contribuer à la discussion sur le projet de loi S-7, la Loi sur la tolérance zéro face aux pratiques culturelles barbares. Je suis le surintendant Tyler Bates, et je suis directeur des Services nationaux de police autochtones et de la prévention du crime de la GRC.

Nous sommes responsables de diverses initiatives de prévention de la violence et d'intervention de la GRC, et nous en menons un certain nombre au sein de communautés ethniques. Nous sommes heureux aujourd'hui de décrire certaines initiatives nationales et provinciales de la GRC qui portent sur ces enjeux importants.

À l'automne 2013, dans le discours du Trône, le gouvernement a annoncé qu'il prendrait des mesures pour lutter contre la violence faite aux femmes au Canada. Il s'agissait notamment de s'attaquer au problème du mariage précoce et forcé. Les immigrantes au Canada font face à des difficultés uniques liées à la vulnérabilité, avant et après leur arrivée. On est particulièrement préoccupé au sujet des mariages précoces et forcés de citoyens canadiens ou de résidents permanents.

Tout mariage d'une personne qui n'a pas l'âge légal de se marier dans la province ou le territoire en question est considéré comme un mariage précoce, et un mariage est forcé lorsque l'une des parties ou les deux ne consentent pas au mariage. La prévention des mariages précoces et forcés et les interventions adéquates à cet égard touchent des aspects qui relèvent de tous les ordres de gouvernement, notamment la protection des enfants, l'éducation, l'application de la loi, les services aux victimes, l'immigration et les services frontaliers et consulaires. Par conséquent, toute intervention fédérale coordonnée exige un partenariat avec les principaux services provinciaux compétents et les groupes des communautés culturelles concernées.

Depuis 2007, la GRC travaille d'arrache-pied avec le groupe de travail interministériel sur les mariages forcés et les actes de violence perpétrés au nom de « l'honneur » afin de contribuer à la rédaction du projet de loi et d'élaborer une formation et des outils pour les travailleurs de première ligne. Le groupe de travail interministériel est composé de représentants d'organismes gouvernementaux, comme le ministère de la Justice, Condition féminine, Citoyenneté et Immigration Canada, l'Agence des services frontaliers du Canada et le ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement.

Actuellement, nombre d'actes de violence graves perpétrés au nom de l'honneur et de mariages précoces ou forcés pourraient ne pas être déclarés. Par conséquent, il est essentiel de sensibiliser les gens au sujet des mesures législatives actuelles ou proposées et de gagner la confiance des communautés et des personnes qui sont ou qui pourraient être vulnérables face à la violence familiale. L'intervention policière précoce peut servir à prévenir des tragédies. Actuellement, ces crimes sont détectés au moyen d'outils d'enquête standard et grâce à la capacité de communiquer efficacement avec les victimes et à la compétence culturelle de notre effectif diversifié.

La recherche indique que la majeure partie des actes de violence subis par les femmes sont commis par une personne qu'elles connaissent, souvent un membre de leur famille ou un partenaire intime.

Dans le cadre de l'Initiative de lutte contre la violence familiale du gouvernement fédéral, la GRC administre un programme de financement visant à favoriser la mise sur pied de projets communautaires appuyés par nos détachements qui facilitent la lutte contre la violence familiale. L'enveloppe de 450 000 $ finance des projets d'une valeur pouvant aller jusqu'à 25 000 $ chacun. Cette initiative de financement est un moyen de prévention utilisé par la GRC pour prévenir les mariages précoces et forcés. Par exemple, la campagne d'intégration culturelle Voisins, amis et familles, à London, en Ontario, est financée par l'Initiative de lutte contre la violence familiale. Cette campagne sert à élaborer des documents de sensibilisation communautaire à distribuer dans les communautés ethnoculturelles. Les documents sont présentés aux membres de la communauté et comprennent les renseignements nécessaires pour reconnaître les signes de la violence familiale ainsi que des stratégies d'intervention appropriées.

Les dirigeants de la campagne à London animent des ateliers de formation polyvalente avec les forces de l'ordre et d'autres fournisseurs de services et dirigeants de communautés ethnoculturelles visant à renforcer les capacités de prévention et d'intervention adaptées à la culture.

En ce qui concerne les enquêtes, les interventions de la GRC dans les affaires de violence familiale sont régies par les politiques et diffèrent de l'intervention à l'égard d'autres crimes violents à plusieurs égards importants. Dans les cas de violence familiale, les enquêtes doivent être construites autour d'éléments de preuve ayant en soi une valeur probante; en effet, on ne peut pas compter sur la victime, puisque, souvent, les victimes de violence familiale rétractent leur version des faits après l'incident initial.

S'il y a des éléments de preuve qui permettent de déposer des accusations quand même, les politiques prévoient que des accusations doivent être portées, que la victime le souhaite ou non. La formation en ligne de la GRC concernant la violence fondée sur l'honneur et les mariages précoces et forcés recommande la prise d'une déclaration sous serment, qu'on appelle souvent une déclaration « KGB », de la victime. Cette déclaration est entièrement enregistrée en format audio et vidéo, y compris la prise d'un serment d'avertissement, une affirmation solennelle ou une déclaration solennelle aux fins de la préservation du témoignage des victimes qui, croit-on, ont subi de la violence fondée sur l'honneur ou fait l'objet d'un mariage précoce ou forcé.

La partie 3 du projet de loi S-7 fournit de nouveaux outils aux forces de l'ordre. On pourra maintenant déposer des accusations pour mariage forcé en vertu de l'article 293.1 et pour polygamie aux termes de l'article 293.2. Les changements apportés à l'article 295 signifient également que non seulement les polygames, mais quiconque célèbre, facilite ou officialise un tel mariage ou y prend part est coupable d'un acte criminel. Le projet de loi S-7 formule de nouvelles conditions imposées par un juge de la cour provinciale sous le régime de l'article 810.02 du Code criminel, une tentative d'empêcher une personne de commettre une infraction dès le départ. Ces conditions sont susceptibles d'empêcher un défendeur de prendre des dispositions relativement à un mariage, au Canada ou à l'étranger, d'interdire à un défendeur de quitter la province; elles pourraient obliger le défendeur à remettre ses titres de voyage, lui interdire de communiquer avec des personnes précises ou de se rendre à des endroits précis, entre autres conditions possibles de ce processus d'engagement de ne pas troubler l'ordre public. Ces conditions fournissent aux organismes d'application de la loi de nouveaux outils pour protéger les personnes vulnérables face à la violence familiale.

Les policiers ont la double responsabilité d'assurer la sécurité des victimes et de mener des enquêtes qui tiennent les délinquants responsables devant la loi. La sécurité des victimes est la priorité initiale dans tous les cas. On recueille les renseignements nécessaires à l'évaluation du risque à partir du moment où on reçoit un appel. L'utilisation d'outils d'évaluation du risque normalisés favorise l'uniformité de la détermination du niveau de risque. Les renseignements recueillis dans le cadre du processus d'évaluation du risque faciliteront l'enquête visant à déterminer si on doit détenir ou libérer un accusé et l'établissement de plans de sécurité appropriés pour protéger la victime.

La planification de la sécurité de la victime est essentielle à la gestion des dossiers de violence familiale. Elle comprend le fait de trouver un logement sûr et les services de soutien aux victimes disponibles, l'imposition de conditions relatives à la libération et à la caution applicables et l'établissement de plans de communication au cas où les conditions de libération changeraient. Dans les cas à risque élevé, des partenaires comme le procureur de la Couronne, les services correctionnels, les services de probation, les services à l'enfance et à la famille, des foyers de transition et d'autres services communautaires pourraient contribuer à la planification de la sécurité, au soutien de la victime et à la responsabilisation du délinquant.

Une formation et des ressources en ligne à la disposition des agents de la GRC aux échelons national et divisionnaire permettent de s'assurer que les enquêteurs dans les affaires de violence familiale sont au fait des pratiques exemplaires, de la législation et des politiques. Les discussions sur la violence faite aux femmes doivent inclure le concept de crime d'honneur basé sur la famille. Afin que la GRC comprenne mieux ce genre de crimes et qu'elle améliore ses capacités d'enquête à cet égard, nous avons mis la dernière main à un cours en ligne traitant précisément de la violence fondée sur l'honneur et du mariage forcé. Ce cours est actuellement offert aux agents de la GRC de partout au pays et le sera à tous les services policiers dans les prochains mois.

Bien que nous reconnaissions notre responsabilité, à titre de policiers, d'appliquer la loi, nous sommes convaincus que des efforts considérables consacrés à des initiatives de prévention, d'intervention ainsi que d'information et de sensibilisation communautaires, combinés à une formation policière augmentée, permettraient de mieux protéger les femmes et les filles avant qu'elles deviennent victimes de violence fondée sur l'honneur ou de mariage précoce ou forcé.

Merci de m'avoir donné l'occasion de contribuer à vos travaux en discutant de certaines de nos initiatives. J'ai hâte de lire les constatations de votre étude. Je serai ravi de répondre à vos questions.

La présidente : Merci beaucoup. Je vais débuter. J'ai une question. Quand nous avons commencé à nous pencher sur la violence envers les femmes, c'était à elles de déposer les accusations, ce qui était problématique. Ensuite, il est devenu obligatoire que ce soit plutôt la GRC ou le corps policier qui les dépose. Pouvez-vous nous dire si c'est ce que vous prévoyez dans ce cas-ci? De plus, pouvez-vous nous dire comment fonctionnerait l'engagement de ne pas troubler la paix publique?

M. Bates : Absolument. Lorsque certains éléments probants permettent de supposer qu'il y a eu de la violence conjugale ou infligée par un partenaire intime, les autorités policières compétentes sont tenues d'agir et de porter les accusations qui s'imposent. En ce qui concerne la conservation de la preuve testimoniale, nous sommes parfois confrontés à des difficultés dans le cadre des enquêtes relatives à de telles infractions, car il est clair que la victime — comme je l'ai dit — peut retirer la déposition initiale qu'elle a faite à la police relativement à l'incident, et ce, pour diverses raisons, comme la pression exercée par ses pairs ou sa réconciliation avec l'être aimé.

Certains processus nous permettent de conserver cette preuve testimoniale. Comme je l'ai dit, il est possible d'obtenir les déclarations sous serment initiales — qu'on appelle couramment des « déclarations KGB » — et de les utiliser comme élément de preuve dans le cadre du processus judiciaire.

Le sénateur Eggleton : Ce nom me fait rire. Est-ce que l'acronyme « KGB » a une signification propre au Canada, ou est-ce qu'il désigne le KGB russe?

M. Bates : Je ne crois pas qu'il y ait une association directe à faire avec cela, mais il s'agit d'une déclaration pouvant être admise comme élément de preuve en l'absence de la victime.

Le sénateur Eggleton : C'était une digression de ma part. Je dois dire, tout d'abord, que j'ai été impressionné par tout le temps que vous avez pris pour parler de prévention, d'intervention, d'atténuation des risques et de sensibilisation. Je pense que vous faites de l'excellent travail, et je vous en félicite.

Vous avez parlé de la loi. Vous essayez d'appliquer la loi relative à l'âge minimum, mais elle varie en fonction des provinces et territoires. Cet âge peut être 18 ou 19 ans, selon la province. Le projet de loi mentionne l'âge de 16 ans, mais dans certaines provinces, c'est 18 ou 19 ans. Il y a une disposition autorisant les personnes de moins de 18 ans à se marier si elles sont veuves ou divorcées, avec le consentement de leurs parents ou de leur tuteur ou sur une ordonnance du tribunal. Comment démêlez-vous tout cela, tous ces âges différents appliqués d'une région du pays à une autre?

M. Bates : Je pense qu'il faut certainement tenir compte de la nature variable de l'applicabilité de la loi selon la région du pays, et nous devons aussi tenir compte de la loi provinciale.

Certes, quand l'applicabilité de la loi et l'âge légal soulèvent des questions, une consultation avec le procureur provincial est de mise afin d'obtenir un avis juridique en fonction de la province. Ce n'est pas une mince affaire.

Le sénateur Eggleton : C'est plus compliqué quand les gouvernements provincial et fédéral ont des lois applicables au même aspect, et ce, pour la même raison.

M. Bates : Effectivement.

Le sénateur Eggleton : Tout à l'heure, nous avons entendu parler d'une possible affaire de mariage forcé : une fille de 14 ans aurait été unie à une personne choisie par ses parents — et non par elle-même — et elle serait peut-être sur le point de se faire emmener hors du pays. L'engagement de ne pas troubler la paix publique semble être la solution pour les affaires de ce genre, mais je pense que nous avons entendu lors d'un témoignage précédent qu'il est peu probable que les jeunes filles dans cette situation poursuivent leurs parents devant les tribunaux pour essayer d'obtenir une ordonnance qui irait contre leur volonté.

Comment pourra-t-on gérer cela, selon vous?

M. Bates : Je suis fermement convaincu que notre organisation a beaucoup de travail de sensibilisation à faire. Assurément, il faut déployer beaucoup d'efforts de communication dans un certain nombre de milieux ethnoculturels et même dans les écoles pour faire comprendre que la violence fondée sur l'honneur et les mariages forcés ne sont pas compatibles avec nos valeurs canadiennes. De plus, il faut signaler aux gens qu'un soutien est disponible et que certains organismes peuvent protéger les jeunes susceptibles de se trouver en pareille situation.

À mon avis, l'engagement de ne pas troubler la paix publique est un outil intéressant pour la police; cela peut lui permettre d'intervenir à un stade plus précoce et — espérons-le — de faire cesser des activités en cours dont nous avons appris l'existence probable et qui peuvent déboucher sur le mariage forcé d'une personne ou sur son départ à l'étranger à cette fin.

Je pense qu'il est utile d'avoir de tels outils — de telles dispositions exécutoires —, mais je suis tout à fait d'accord avec vous : nous devons déployer des efforts pour veiller à ce que les éventuelles victimes connaissent les différents modes de soutien qui s'offrent à elles. Nous devons aussi travailler avec les communautés ethniques à cet égard pour les sensibiliser et offrir ce soutien important afin qu'elles aient le courage de défendre leurs convictions en s'insurgeant contre ces pratiques.

La sénatrice Ataullahjan : Monsieur Bates, je veux simplement revenir sur l'affaire Shafia. On nous a répété que, si ces filles avaient demandé de l'aide, les services de protection de la jeunesse auraient été tenus de communiquer avec leurs parents en raison de leur jeune âge, et ce, chaque fois qu'une déposition aurait été déposée. Y a-t-il des mesures particulières qui sont maintenant prévues pour les cas de ce genre?

M. Bates : J'espère sincèrement que la formation en ligne que nous prévoyons dispenser aux policiers de notre organisation et à ceux de partout au pays les sensibilisera à certains facteurs de risque et de vulnérabilité qui entrent en jeu. J'espère que nous serons en mesure de fournir aux divers organismes certains outils pour les aider à reconnaître les risques et que nous nous retrouverons avec moins de situations du genre grâce à la détection précoce et à la connaissance de ces facteurs qui nous ont peut-être échappé par le passé.

Voilà ce que j'espère. Pour ce qui est de la formation en ligne, elle constitue la première étape d'une série de rajustements apportés à la formation donnée à nos membres. Nous nous pencherons sur la possibilité d'ajouter une formation pertinente qui pourrait être fournie à l'intérieur même de l'École de la GRC. Cette formation serait axée sur la sensibilisation et sur des situations problématiques que les agents sont susceptibles de devoir gérer directement; elle serait adaptée aux circonstances et reconnaîtrait la violence fondée sur l'honneur et le mariage forcé comme des situations auxquelles ils seront peut-être confrontés au cours de leurs années de service pour les collectivités canadiennes.

Nous chercherons aussi à fournir de nouveaux outils aux policiers qui font des visites dans les écoles par l'intermédiaire de notre centre de prévention du crime. Le Centre de prévention du crime chez les jeunes dispose d'une myriade d'exposés que nous mettons à la disposition de nos policiers par le truchement de ce portail. À coup sûr, nous essaierons aussi de fournir du nouveau matériel axé sur cette priorité particulière qu'ils pourront peut-être utiliser pour accroître la sensibilisation dans les écoles et auprès de leurs partenaires d'autres organisations.

La sénatrice Ataullahjan : Ma prochaine question porte d'ailleurs sur la formation. Y a-t-il une sorte de formation axée sur la culture?

M. Bates : À l'heure actuelle, la formation en ligne est un cours d'introduction. C'est la meilleure description que je pourrais en faire; elle explique certains facteurs culturels et certains facteurs de risque que les agents sont susceptibles de devoir prendre en considération en ce qui a trait à la violence fondée sur l'honneur et au mariage forcé.

Nous devons travailler en étroite collaboration avec nos partenaires. Dans chaque division, il existe des conseillers culturels qui formulent des conseils à nos commandants. Le commissaire de la GRC s'appuie aussi sur un comité consultatif — dont les membres sont issus de diverses communautés — qui fournit des conseils et des commentaires sur la meilleure façon d'assurer nos services dans leur communauté.

Nous tirons parti de ces relations et nous nous assurons de progresser — sur les plans de la prestation des outils nécessaires aux policiers et des activités de sensibilisation que nous menons dans nos communautés — en nous appuyant sur les renseignements et les commentaires provenant de ces gens qui reconnaissent les problèmes touchant leur propre communauté ethnique, car ils peuvent vraiment nous aider à déterminer la meilleure voie à suivre.

Assurément, il faut élaborer d'autres outils de formation, en plus de ceux que nous avons déjà commencé à mettre en place. C'est un bon point de départ, mais, à mesure que nous irons de l'avant en ce qui concerne les initiatives menées dans les écoles et les projets communautaires pouvant recevoir un financement dans le cadre de notre Initiative de lutte contre la violence familiale, il y aura peut-être un grand nombre d'excellents projets communautaires qui nous seront proposés chaque année aux fins de notre approbation. Je parle d'initiatives communautaires soutenues par la police dans le cadre desquelles nous nous appuierions et miserions sur les connaissances de nos communautés ethniques en vue de faire un travail de prévention efficace. J'espère que leurs conseils et les initiatives de ce genre fourniront d'autres outils à nos ressources de première ligne.

La sénatrice Eaton : Monsieur Bates, je vois que vous faites partie des Services nationaux de police autochtones et de la prévention du crime.

M. Bates : C'est exact. J'en suis le directeur.

La sénatrice Eaton : Nous pourrions nous lancer sur un sujet complètement différent, mais je m'en tiendrai à celui qui nous occupe. Vous avez parlé d'outils d'intervention et de prévention. Le projet de loi S-7 pourrait-il être un autre outil qui permettrait de signaler à l'ensemble de la communauté que la polygamie est illégale? Est-ce que cela vous aidera? Pensez-vous qu'il améliorera les choses?

M. Bates : Absolument. En plus de nous offrir des possibilités sur le plan de l'application de la loi, certaines dispositions nouvelles — comme l'engagement de ne pas troubler la paix publique prévu à l'article 810, entre autres — nous autorisent à intervenir plus rapidement afin de prévenir les mariages forcés. Cela nous donne l'occasion de faire de la sensibilisation et d'informer les gens. Nous devons faire front commun avec des partenaires de nos communautés ethniques pour parvenir à notre objectif.

La sénatrice Eaton : Vous avez parlé d'outils d'intervention, et vous aviez certains programmes de ce type à London.

M. Bates : Oui. L'Initiative de lutte contre la violence familiale permet de financer une myriade d'initiatives communautaires.

La sénatrice Eaton : Pouvez-vous nous donner un exemple?

M. Bates : En ce qui a trait à la violence fondée sur l'honneur et au mariage forcé, il y a la campagne menée à London dont j'ai parlé. Je dirai simplement que de nombreuses initiatives liées à la violence familiale qui sont menées dans diverses communautés autochtones visent également des communautés à risque de...

La sénatrice Eaton : Après que vous avez fait une intervention dans une école ou que quelqu'un a fait part de son problème à un enseignant qui s'est tourné vers vous pour obtenir de l'aide et du soutien, y a-t-il un suivi adéquat? En d'autres mots, si un jeune aux prises avec des problèmes familiaux doit être séparé de sa famille, avez-vous les mécanismes nécessaires pour protéger cette personne? Sont-ils acceptables sur le plan culturel? Nous avons beaucoup entendu parler de cet aspect cet après-midi : il n'est guère souhaitable de placer ces jeunes dans un milieu inapproprié sur le plan culturel dans lequel ils auront l'impression d'être embourbés ou d'étouffer.

M. Bates : Votre question est vaste, mais je tâcherai d'y répondre de mon mieux. Un grand nombre de processus d'intervention et de déjudiciarisation sont considérés comme des pratiques exemplaires à l'échelle du pays; il y a notamment le programme d'intervention et de déjudiciarisation à l'intention des jeunes de la GRC, le programme Stark au Manitoba et le programme HUB à Prince Albert. Les processus de ce genre sont conçus pour examiner les situations où il y a un risque important. Une évaluation du risque est menée, et quand un jeune semble présenter un niveau de risque élevé, le regroupement de gens ou les intervenants qui participent au programme — qu'il s'agisse du programme HUB, du programme Stark ou d'un autre programme exemplaire — déterminent quelles interventions et quelles mesures de déjudiciarisation sont nécessaires pour protéger le jeune concerné et pour s'assurer de prendre les mesures qui s'imposent.

Dans certains cas, les jeunes ont besoin d'un refuge sécuritaire; ou il peut y avoir des problèmes de dépendance ou de maîtrise de la colère qui entrent en jeu. On effectue une évaluation du risque, et ensuite, on peut intervenir sur plusieurs plans complémentaires.

La sénatrice Eaton : Vous avez parlé de dépendance et de maîtrise de la colère. Ces programmes ne s'adressent pas vraiment aux personnes susceptibles de subir un mariage forcé. En d'autres mots, les connaissances que vous avez acquises grâce à ces programmes pourraient être appliquées au problème des mariages forcés.

M. Bates : Tout à fait. Pour ce qui est de l'évaluation du risque relatif à la violence familiale, il y a un certain nombre d'outils reconnus. Je devrais aussi mentionner que nous avons des unités spécialisées en violence familiale partout au pays qui ont pour spécialité d'enquêter sur les cas de ce genre. Nous fournissons une formation, des outils et du matériel de sensibilisation concernant cette tendance et cette priorité particulières, et nous tenons compte de ce type de risque et de certaines considérations relatives à la vulnérabilité lorsqu'ils sont susceptibles d'être présents dans un cas donné. Comme vous l'avez dit, nous devons offrir des mesures de soutien et des services d'aide aux victimes adéquats et adaptés sur le plan culturel qui tiennent compte des risques et des composantes culturelles susceptibles de contribuer au problème.

La sénatrice Eaton : C'est une tâche colossale.

M. Bates : En effet.

La sénatrice Frum : Dans votre déclaration préliminaire, vous avez mentionné l'article 293.2 proposé dans le projet de loi, lequel est ainsi libellé :

Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans quiconque célèbre un rite ou une cérémonie de mariage, y aide ou y participe sachant que l'une des personnes qui se marient n'a pas atteint l'âge de 16 ans.

Plus tôt aujourd'hui, un témoin a dit qu'une des raisons pour lesquelles les jeunes femmes mariées de force ne veulent pas dénoncer la situation, c'est qu'elles craignent les représailles possibles non seulement de la part de leurs parents, mais aussi de toutes les personnes qui étaient présentes à la cérémonie nuptiale. L'interprétation policière de cette disposition m'intéresse. Comment interprétez-vous cette inclusion de toutes les personnes qui ont célébré le mariage?

M. Bates : Pour déterminer le sens précis du terme « célébrer » dans le projet de loi, nous devrions solliciter l'opinion de nos partenaires du ministère de la Justice. Je comprends ce que vous dites et je comprends que les victimes éventuelles ont peur d'être ostracisées non seulement par leur famille, mais aussi par l'ensemble de leur communauté, et que cela peut aussi comporter des risques pour d'autres personnes.

La sénatrice Frum : Ce pourrait être du point de vue de la dénonciation... Le libellé est clair, tout comme celui du projet de loi contre la cyberintimidation. Si quelqu'un partage un message ou une image, il participe au crime. S'il assiste à un mariage forcé en toute connaissance de cause, il y aura des conséquences pour lui également. Vous avez peut-être une meilleure idée de l'application de cette disposition une fois que le projet de loi sera entré en vigueur.

M. Bates : À coup sûr, nous consulterions notre procureur de la Couronne concernant cette notion d'implication indirecte pour déterminer si elle s'applique dans un cas donné. Je peux voir comment elle pourrait plonger dans l'angoisse les personnes qui s'interrogeraient sur l'incidence de la décision de dénoncer une telle situation. Certes, ce sont des enquêtes difficiles. Il y a de nombreux obstacles potentiels et des barrières linguistiques relativement à la confiance en la police, tout dépendant de ce qu'ont vécu les victimes réelles ou éventuelles. Il y a peut-être des obstacles liés à la perception des forces de l'ordre et au niveau de confiance. Les personnes concernées ont peut-être eu de mauvaises expériences avec la police dans leur pays natal, et c'est pourquoi il faut peut-être bâtir des ponts pour les amener à avoir confiance et à être disposés à dénoncer ces situations avec la conviction qu'ils pourront recevoir du soutien.

Il y a beaucoup d'obstacles à surmonter. Au moment de dispenser des services et des mesures de soutien social aux victimes ou aux personnes qui pourraient en devenir une, nous devons être très sensibles au fait que ces personnes sont peut-être isolées ou qu'elles manquent peut-être de soutien au sein de leur famille ou de leur communauté ethnique.

Le sénateur Andreychuk : Je présume que les pratiques que je connaissais existent encore, en ce sens que toute nouvelle loi qui aura des conséquences pour vous donnera lieu à la prestation de séances de formation et à la formulation de directives d'interprétation pour assurer son application uniforme. C'est juste?

M. Bates : Oui, tout à fait. Nous sommes effectivement conscients du besoin de créer des outils de formation qui s'ajouteront au cours d'introduction en ligne qui a été dispensé à nos membres et qui le sera à l'ensemble des forces policières. Naturellement, nous examinerons notre actuelle politique en matière de violence conjugale afin de déterminer si ces directives devront être améliorées ou modifiées, et nous repenserons aussi la formation relative au travail de première ligne que nous dispensons au tout début de notre programme de formation à l'École de la GRC, ainsi que les outils de sensibilisation communautaire et les exposés que nous pouvons offrir dans diverses salles communautaires et divers lieux qui accueillent les jeunes.

Le sénateur Andreychuk : Le projet de loi mentionne « quiconque célèbre un rite ou une cérémonie de mariage, y aide ou y participe » en toute connaissance de cause. Dans nos cérémonies de mariage, on dit la phrase suivante : « Si quelqu'un a une bonne raison de s'opposer à ce mariage, qu'il parle maintenant ou se taise à jamais », mais cela a une dimension spirituelle et religieuse. C'est assez précis. Je lis cela et je me demande si vous faites la même lecture que moi. Si on participe sciemment à un tel mariage, on a commis un acte répréhensible. Il faut qu'un geste ait été posé; voilà donc le mens rea et l'actus reus. C'est un principe fondamental du droit.

M. Bates : Tout à fait.

Le sénateur Andreychuk : Il ne s'agit pas généralement de toute personne qui a assisté au mariage. Les personnes présentes ne pourraient pas toutes être accusées. Il faudrait qu'elles aient participé très sciemment et activement au mariage, n'est-ce pas?

M. Bates : Qu'elles y aient activement participé.

Le sénateur Andreychuk : Cela revient à dissimuler ou à appuyer le mariage forcé.

Vous avez utilisé le terme « violence fondée sur l'honneur ». Est-ce que cela fait partie de vos instructions et de vos orientations quand vous allez dans les communautés, ethniques ou non? Parlez-vous de violence fondée sur l'honneur? Vous avez utilisé ce terme à maintes occasions au cours de votre témoignage.

M. Bates : D'abord, ce type de violence n'est pas le propre d'une communauté en particulier. La notion s'applique à toute communauté. Il s'agit de violence destinée à protéger l'honneur familial et motivée par la perception qu'une personne a déshonoré la famille. Je trouve qu'il est complètement déshonorant d'agir ainsi et qu'il n'y a rien d'honorable dans ce type de violence. On peut seulement la décrire comme de la violence fondée sur le sexe, mais elle est ancrée dans des convictions et des valeurs culturelles. Elle n'a pas sa place dans la société canadienne. J'espère que l'utilisation de ce terme n'atténue pas le fait qu'elle est horrible et tout à fait déshonorante. Je ne voudrais surtout pas semer la confusion. Le terme est utilisé pour désigner le motif du crime.

Le sénateur Andreychuk : Ma question ne portait pas sur le motif. Quand vous rencontrez des gens de la communauté dans le cadre de votre travail, est-ce un terme que vous utilisez couramment?

M. Bates : Ce terme est couramment utilisé. Toutefois, je serais certainement d'accord pour dire qu'il est controversé, car il est question de violence conjugale, de violence familiale dans sa forme la plus pure, et que le terme a trait à la motivation derrière ces actes. À la base, cela demeure précisément de la violence conjugale, de la violence familiale, et elle est fondée sur le sexe dans la plupart des cas.

Le sénateur Andreychuk : Dans votre approche de la communauté, vous dites qu'il s'agit de violence, plus précisément de violence familiale. Dans le cadre de vos fonctions de policier et de votre travail auprès des communautés, pouvez-vous facilement vous adapter aux situations changeantes à mesure que surviennent des problèmes de violence envers des mineurs ou des situations de mariage forcé? Comprenez-moi bien : il n'y a pas si longtemps, on ne considérait pas comme de la violence conjugale le fait qu'un homme agresse son épouse. Il n'était guère facile de déposer des accusations. Il a fallu du temps et du travail communautaire pour sensibiliser les gens, leur faire reconnaître que de tels gestes sont inacceptables et obtenir un soutien très fort de la communauté. Nous examinions la situation des Autochtones pour — comme vous l'avez dit — veiller à ce que leurs communautés soient protégées et obtiennent les services dont elles ont besoin; et voilà qu'on parle de mariage forcé. Est-ce que tout cela s'intègre dans un continuum de lutte contre la violence et les comportements sexistes dans notre société ou dans un groupe donné?

M. Bates : Absolument, tout cela est lié. C'est une question de pouvoir, de contrôle et de domination envers les femmes. Dans le cas qui nous occupe, il faut savoir que la capacité de choisir son époux est un droit de la personne fondamental. C'est ce que nous considérons généralement en tant que Canadiens comme étant adéquat et approprié. Il en va de même lorsqu'il est question de pouvoir, de domination et de violence envers les femmes autochtones. Le problème touche d'autres communautés ethniques, mais c'est encore une question de pouvoir, de contrôle et de domination et une atteinte aux droits de la personne fondamentaux que devraient posséder toutes les femmes vivant dans ce pays.

Le sénateur Andreychuk : Le problème le plus fréquent est celui du pouvoir exercé sur les femmes et de leur incapacité de se sortir de cette situation ou d'obtenir l'égalité, mais il arrive que des hommes vivent la même situation; c'est exact? Abordez-vous ces cas différemment ou de la même façon?

M. Bates : La violence conjugale est gérée de la même façon, peu importe l'identité de la victime. Au Canada, nous n'avons aucune tolérance envers ce genre de crimes au moment de déposer des accusations. Quand il existe des éléments de preuve incriminants, la police doit en déposer. Certes, les hommes sont moins souvent victimes de ces crimes que les femmes, mais j'ai vu un certain nombre de cas du genre au cours de ma carrière, et les éléments de pouvoir et de contrôle ne sont pas différents et s'appliquent de la même façon.

La sénatrice Nancy Ruth : Je veux revenir sur certains mots, monsieur; je suis intéressée par votre utilisation des termes « pouvoir, contrôle et domination ». Le langage amène souvent ce genre de considérations. Tout l'après-midi, nous avons entendu des discussions au sujet de l'utilisation du terme « pratiques culturelles barbares », entre autres. Votre utilisation du terme « ethnique » m'intéresse. La GRC utilise-t-elle d'autres mots pour parler de « groupes ethniques »? Je vous pose cette question parce que nous parlons de pouvoir, de contrôle et de domination, et que le terme « ethnique » s'inscrit dans une perspective blanche, chrétienne, et cetera. J'aimerais que la GRC trouve un nouveau mot. Je n'ai malheureusement pas de suggestion pour vous, mais cette réflexion est dans la même veine.

Y a-t-il des discussions à ce sujet à la GRC?

M. Bates : À coup sûr, avec nos partenaires, nous discutons des termes les plus respectueux qu'il convient d'utiliser dans le cadre de notre travail auprès des diverses communautés canadiennes. Je ne sais pas si les termes sont toujours utilisés de façon uniforme ou si les opinions sont les mêmes, mais je ne voudrais vraiment pas que le langage utilisé nuise aux efforts de sensibilisation et de prévention que nous devons déployer au sein des communautés. Quand on offense les gens, cela peut certainement avoir ce genre d'effet néfaste.

Nous sommes sensibles à cette question et — certes — nous essayons de traiter avec le plus de respect possible les groupes auprès desquels nous intervenons. Il est difficile de s'entendre avec quelqu'un si on l'a offensé; et il m'est d'ailleurs arrivé à quelques occasions — plus de deux — de devoir m'excuser.

La sénatrice Nancy Ruth : Je ne doute pas que vous êtes respectueux dans les communautés, mais, si nous voulons vraiment être un exemple unique de société interraciale, nous avons du pain sur la planche.

M. Bates : Absolument.

La présidente : Cet après-midi, un témoin a parlé de l'importance de traiter tout le monde de la même façon. Cette personne a dit que les enfants Shafia avaient peut-être été traitées différemment. Elles n'étaient pas perçues comme des Canadiennes. Elles étaient perçues comme étant différentes — ce ne sont pas mes mots, ce sont les siens —, brunes et différentes, et n'ont donc pas été mises sur un même pied d'égalité.

Je ne doute pas que vous n'agissez pas ainsi, que vous traitez tout le monde de la même façon, mais il est parfois difficile de le faire, car on vous dit parfois que c'est une question de culture et que chaque communauté a des besoins qui lui sont propres.

Avez-vous une formation continue? Tout l'après-midi, nous avons entendu parler de la formation des agents de la GRC et de la police. Quand je jouais un rôle plus actif dans le milieu juridique, les agents de la GRC ne recevaient pas beaucoup de formation à cet égard; peut-être une heure à la fin du cours. Combien d'heures de formation sont consacrées aux interactions dans un contexte de diversité?

Je vous écoute et je me dis que, dans la province d'où je viens, on me voit comme une citoyenne ordinaire. Je viens de la Colombie-Britannique. Je ne pense pas que les gens là-bas diraient que je suis une ethnie, de nos jours. Je me trompe peut-être.

Les choses changent, la société évolue, et je me demande quel genre de formation vous donnez.

M. Bates : Je devrais recommuniquer avec vous pour vous fournir le nombre d'heures précis qui sont consacrées à la formation relative à la diversité à l'École de la GRC. Je peux certainement fournir ce renseignement au comité, mais, à la lumière de mes 22 années de carrière dans la GRC, je peux dire sans l'ombre d'un doute qu'il y a eu des progrès.

Très bientôt, il y aura une semaine de la diversité et de l'inclusion durant laquelle on va mener diverses activités d'information et de sensibilisation en vue de mieux faire connaître les différents groupes culturels d'une région ou d'une province données. Chaque division de la GRC participe activement à cette initiative; et, bien souvent, on sert de la bonne nourriture à l'occasion de ces activités, ce qui incite beaucoup de gens à se joindre à la discussion au sujet de certaines pratiques propres aux divers groupes ethniques qu'on côtoie au travail.

Nous avons hâte à notre semaine de la diversité et de l'inclusion — en janvier — qui réunira des gens de toutes les cultures afin de leur donner une voix. Nous avons aménagé des kiosques dans nos bureaux centraux pour que des gens puissent sensibiliser les personnes intéressées qui passent par là et leur fournir de l'information. Il y a donc beaucoup d'initiatives positives de ce genre à l'échelon local.

La semaine de la diversité et de l'inclusion est une initiative des responsables de l'équité en matière d'emploi de l'administration centrale qui vise à s'assurer qu'il y a un taux de participation élevé à l'échelle du pays, que les voix de représentants des communautés ethniques sont entendues et que les membres de notre effectif global sont au courant de certaines choses à célébrer. Mais je recommuniquerai avec vous pour répondre à votre question concernant l'École de la GRC. Par ailleurs, un grand nombre d'autres initiatives sont des initiatives locales.

La présidente : Ce qui m'intéresse, c'est la formation continue, car les choses évoluent. Je suis certaine qu'au cours de vos 22 années de carrière, vous avez vu de nombreux changements.

Depuis le dépôt du projet de loi — et, à coup sûr, depuis cet après-midi —, le mot « barbare » a beaucoup été utilisé. Je ne vous demanderais jamais de commenter son utilisation — ce serait injuste envers vous —, mais ce mot a aussi été utilisé pour désigner les Autochtones. Il serait négligent de ma part de ne pas profiter de cette occasion d'aborder la question avec vous, puisque vous êtes le directeur des services de police autochtones. Cela nous préoccupe, assez pour que certains exigent une enquête nationale. Je ne veux pas que vous commentiez cela, mais sommes-nous en train d'améliorer les services offerts aux femmes autochtones, surtout en ce qui a trait à la GRC?

M. Bates : Certes, nous nous demandons quelles sont les pratiques exemplaires dans le cadre de notre travail de prévention relatif aux communautés autochtones. Récemment, nous avons rencontré un groupe de commandants qui travaillent dans des communautés vulnérables pour examiner les pratiques exemplaires et dire quelles sont les meilleures pratiques reconnues en matière d'intervention et de déjudiciarisation, de prévention de la toxicomanie, d'exploitation sexuelle et de traite de personnes. Quelles mesures ont eu un effet notable? Quelles initiatives de lutte contre la violence familiale ont bien fonctionné ailleurs au pays? Nous avons eu ces discussions.

En ce qui concerne la planification visant à maximiser nos efforts dans les communautés les plus vulnérables, nous travaillons non seulement avec nos partenaires fédéraux, mais aussi — très étroitement — avec les divisions et les commandants de détachement qui travaillent dans ces communautés — avec des chefs de file communautaires, des organismes provinciaux et des ONG — pour accentuer au maximum les efforts de ceux qui contribuent à la réalisation de cette priorité.

Alors, absolument, je pense qu'il y a des progrès notables à ce chapitre. Je crois que la première étape de cette évolution était de définir la situation dans le contexte canadien général. Que disent les statistiques à cet égard, et quels sont certains risques et facteurs de vulnérabilité auxquels nous devons accorder une attention particulière?

Je pense que nous avons un bon point de départ et que nous déployons des efforts concrets et concertés pour améliorer les choses dans les communautés les plus vulnérables.

La présidente : Travaillez-vous aussi avec des groupes de femmes autochtones afin de trouver des solutions? En ce moment même, nous sommes en train de perdre des filles autochtones. Nous venons d'en perdre deux. Cela me brise le cœur. En tant que pays, nous pointons du doigt certaines personnes et nous les traitons de barbares, mais le Canada a aussi bien des comptes à rendre. C'est très préoccupant.

Travaillez-vous avec des groupes de femmes autochtones?

M. Bates : Tout à fait. L'Association des femmes autochtones du Canada est un de nos très proches partenaires. Nous partageons son inquiétude concernant le fait qu'un nombre anormalement élevé de femmes autochtones sont victimes d'homicide ou portées disparues, et nous sommes d'avis qu'en unissant nos efforts pour aider ces groupes vulnérables bien connus, nous arriverons à de meilleurs résultats, et il y a beaucoup de mesures qui peuvent être prises à cet égard.

Nous avons travaillé à des initiatives de sensibilisation et de prévention par le passé, par exemple une campagne d'affichage relative aux pratiques liées à l'autostop, à la prévention de la violence au foyer et à l'importance de signaler rapidement la disparition de personnes. Si quelqu'un manque à l'appel dans votre communauté, la police doit en être avisée très rapidement, car des éléments de preuve peuvent se perdre et des enquêtes peuvent piétiner si le temps passe sans qu'elle ait reçu d'appel à ce sujet.

Nous continuons à travailler très étroitement avec l'Association des femmes autochtones du Canada. D'ailleurs, elle continue nous épauler dans le cadre du travail que nous essayons de réaliser dans les communautés vulnérables où nous concentrons nos efforts.

La présidente : Je veux vous remercier d'avoir comparu aujourd'hui avec un préavis si court. Nous espérons que nous pourrons un jour parler plus en détail de votre travail concret, de vos tâches courantes. Merci beaucoup.

La séance est levée.

(La séance est levée.)


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