Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne
Fascicule 15 - Témoignages du 5 février 2015
OTTAWA, le jeudi 5 février 2015
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd'hui, à 8 h 1, afin d'étudier, pour en faire rapport, la façon dont les mandats et les méthodes de l'UNHCR et de l'UNICEF ont évolué pour répondre aux besoins des enfants déplacés dans les situations de conflits contemporains, en prêtant une attention particulière à la crise qui secoue actuellement la Syrie.
La sénatrice Mobina S. B. Jaffer (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bienvenue, honorables sénateurs, à la vingt-septième réunion de la deuxième session de la quarante et unième législature du Comité sénatorial permanent des droits de la personne.
[Français]
Le Sénat nous a confié la mission d'examiner les questions liées aux droits de la personne au Canada et à l'étranger. Je m'appelle Mobina Jaffer et je suis présidente de ce comité. J'ai l'honneur de vous souhaiter la bienvenue à cette réunion.
[Traduction]
Avant de poursuivre, j'aimerais que les autres membres du comité se présentent, en commençant par la vice- présidente.
La sénatrice Ataullahjan : Sénatrice Salma Ataullahjan, de l'Ontario.
Le sénateur Ngo : Sénateur Thanh Hai Ngo, de l'Ontario.
La sénatrice Nancy Ruth : Sénatrice Nancy Ruth, de Toronto.
La présidente : Le 6 mai 2014, le Sénat a adopté l'ordre de renvoi suivant : Que le Comité sénatorial permanent des droits de la personne soit autorisé à étudier, pour en faire rapport, la façon dont les mandats et les méthodes de l'UNHCR et de l'UNICEF ont évolué pour répondre aux besoins des enfants déplacés dans les situations de conflits contemporains, en prêtant une attention particulière à la crise qui secoue actuellement la Syrie.
[Français]
Le conflit syrien a donné lieu à l'une des crises humanitaires et de réfugiés les plus effroyables de l'histoire moderne. Ce qui est particulièrement alarmant, ce sont les conséquences de cette situation sur les enfants. On évaluait à 3 millions le nombre d'enfants déplacés à l'intérieur des frontières syriennes et à 1,2 million le nombre d'enfants réfugiés à l'étranger. Des millions d'enfants ne vont plus à l'école, sont séparés de leur famille et ont besoin de protection et de soins médicaux, tant physiques que psychologiques.
Les enfants déplacés sont aussi particulièrement menacés par la pauvreté, la maltraitance, la négligence, la violence, l'exploitation, le trafic, les mariages forcés et l'enrôlement contre leur gré dans des groupes armés.
[Traduction]
Le Canada est un important bailleur de fonds du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et du Fonds des Nations Unies pour l'enfance (UNICEF). Ces deux organisations travaillent sur le terrain et viennent au secours de millions de Syriens frappés par ce conflit.
Ces organisations ont dû recourir à leurs ressources limitées afin de répondre aux besoins humanitaires en évolution découlant d'un conflit contemporain prolongé. Par conséquent, leurs mandats et méthodes ont dû évoluer également.
Nous étudions donc l'évolution de leurs mandats.
Nous avons ce matin divers témoins et nous commencerons par la représentante du Conseil norvégien pour les réfugiés, Emma Bonar, qui est directrice du Programme pour la jeunesse et qui témoignera d'Amman, en Jordanie.
Est-ce que vous nous entendez, madame Bonar?
Emma Bonar, directrice, Programme pour la jeunesse, Conseil norvégien pour les réfugiés : Oui, parfaitement.
La présidente : Nous sommes prêts à entendre vos remarques.
Mme Bonar : Bonjour tout le monde. Je m'appelle Emma et je travaille pour le Conseil norvégien pour les réfugiés en Jordanie. Merci de me donner l'occasion de parler de notre expérience sur le terrain. Le conseil travaille avec plus d'un million de Syriens déplacés dans la région et emploie 1 300 personnes. Nous travaillons en Syrie même, mais aussi dans les pays voisins.
Mon travail consiste à gérer les programmes d'éducation de la jeunesse dans les camps de réfugiés de Jordanie. Je suis en contact quotidien avec des jeunes gens et jeunes femmes âgés de 16 à 32 ans.
Je parlerai de la Jordanie et en particulier des défis que l'on doit surmonter dans la région. Comme vous le savez peut-être, l'éducation est l'un des secteurs humanitaires les moins financés, même s'il s'agit d'un droit humain fondamental et l'une des priorités absolues au dire même des réfugiés.
Je suis sûre que d'autres intervenants vous parleront de façon plus détaillée de la protection cruciale à apporter aux enfants en Syrie même, mais je me concentrerai sur les personnes déplacées en dehors du pays.
J'aborderai aujourd'hui quatre points clés. Le premier concerne la jeunesse, qui est laissée pour compte dans le contexte humanitaire. Cela s'explique en partie par le fait que ni l'UNICEF ni le HCR n'ont le mandat d'offrir des programmes d'éducation aux enfants de ce groupe d'âge, si l'on met à part le nombre minime de bourses accordées aux jeunes par le HCR. Les jeunes de plus de 18 ans n'ont pas autant de services.
Dans n'importe quelle société, les jeunes sont un groupe vital. Ils sont pleins de potentiel, d'idées, de motivation et d'énergie. Ils sont à l'âge où leur personnalité mûrit. Nous devons leur trouver des débouchés positifs et des activités constructives. Comme vous le savez certainement, le gros du débat que l'on a tenu dans cette région sur les jeunes Syriens a été très négatif, puisqu'axé sur la violence et l'extrémisme.
L'identité qu'ils avaient en Syrie leur a été complètement enlevée à un moment crucial de leur vie.
C'est ce groupe qui reviendra en Syrie et reconstruira le pays très bientôt, nous l'espérons tous. C'est également ce groupe qui a le plus d'influence sur les enfants de la collectivité. En effet, les enfants se tournent davantage vers les jeunes que vers les adultes et cela est vrai dans toutes les communautés. Nous devons pouvoir donner à ces jeunes des compétences, des programmes de formation et un enseignement supérieur.
Les jeunes eux-mêmes doivent se reconnaître comme un segment différent de la population. Ils ont des besoins différents, dont doivent s'occuper certaines agences de l'ONU de façon à ce que les activités menées sur le terrain puissent être coordonnées et classées par ordre d'importance dans le secteur de l'éducation.
Mon second point concerne l'éducation proprement dite. On s'intéresse énormément à l'élargissement des systèmes d'éducation officielle afin d'accommoder les réfugiés qui arrivent en Jordanie et dans d'autres pays. Mais on ne s'intéresse pas assez à des solutions de rechange.
Le gouvernement de la Jordanie et tous les gouvernements de la région ont accompli un travail extraordinaire pour essayer d'accueillir le plus grand nombre possible d'enfants syriens dans leurs écoles et dans les camps de réfugiés. Malheureusement, dans leur vaste majorité, ces enfants ne sont toujours pas scolarisés.
Étant donné l'ampleur de la crise syrienne, il est impossible d'élargir rapidement le système d'éducation officielle afin de pouvoir accueillir tous ces enfants. La construction d'infrastructures et l'embauche de ressources humaines prendraient des années. D'autres possibilités d'enseignement doivent être trouvées pour pouvoir scolariser les enfants en évitant ainsi d'avoir une génération perdue. Des cours accrédités peuvent être coordonnés avec les ministères de l'Éducation. Les ONG peuvent les mettre en œuvre rapidement et sont prêtes à se mobiliser.
Le second point est qu'il est crucial d'appuyer, en priorité, les ministres de l'Éducation des pays hôtes afin qu'ils puissent offrir un enseignement officiel aux réfugiés. Nous devons toutefois trouver des solutions à court et moyen terme pour que les enfants n'aient plus à attendre. En ce moment, par exemple, notre programme dans les camps accueille des enfants qui ont perdu plus de trois ans de scolarité. Or, la politique menée dans le pays empêche, quelles que soient les circonstances, l'entrée dans le système scolaire officiel à tout enfant qui a manqué trois années d'école. Si nous ne mettons pas sur pied d'autres programmes d'éducation, ces enfants se retrouveront devant rien.
Mon troisième point concerne la coordination et la complémentarité des mandats des agences de l'ONU. Dans n'importe quel pays, le système d'éducation comporte une série globale de services qui sont offerts à partir de l'enfance, jusqu'à l'adolescence pour finir à l'âge adulte. Si nous devons offrir des services d'éducation, ils doivent être complets.
C'est d'autant plus important lorsque l'on passe d'une situation d'urgence à une crise prolongée, ce qui, comme vous le savez, est en ce moment le cas dans la région. Dans le camp, les jeunes et les enfants me posent toujours la même question : « À quoi ça sert de suivre l'école élémentaire s'il n'y a pas ensuite d'école secondaire pour nous accueillir? À quoi sert de suivre des études si je ne peux pas aller à l'université pour faire les études de médecine dont j'ai toujours rêvé. Autant travailler et appuyer ma famille. » Si nous devons offrir un enseignement quelconque, il doit couvrir toutes les étapes de développement des enfants et des jeunes. Le fait est qu'il est crucial que les mandats de l'ONU soient complémentaires de façon à offrir toute la gamme des services d'éducation nécessaires.
Dernier point, toutes les agences de l'ONU sont ici. Elles ont une influence certaine que n'ont tout simplement pas les ONG, petites ou grandes, comme le Conseil norvégien pour les réfugiés. Elles doivent donc se servir de leur influence pour changer les politiques et faire en sorte que leurs employés sachent exactement quels sont les besoins que des gens comme nous, qui pratiquons sur le terrain, ont pu établir. Les ONG ont l'expertise technique pour mettre en œuvre et développer d'excellents programmes, mais nous n'avons pas l'influence qu'ont les agences de l'ONU. Nous avons besoin de gens qui défendent vigoureusement cette cause et de leaders. Les agences doivent œuvrer de concert pour régler les problèmes sur le terrain et représenter non seulement des gens comme moi et le conseil, mais aussi toutes les autres agences et les jeunes de la communauté.
Je parle aujourd'hui au nom du Conseil norvégien pour les réfugiés et pour les milliers de jeunes Syriens, dont 3 000 ont été accueillis dans nos programmes au cours des deux dernières années. J'ose espérer bien comprendre ce qu'ils ressentent dans cette situation. Leurs rêves ont volé en éclats. Ils nous demandent quotidiennement des choses que nous ne pouvons pas leur offrir.
Pour récapituler les quatre points que j'ai soulevés, il faut, premièrement, reconnaître les jeunes comme un groupe distinct, avec des besoins qui leur sont propres, il faut leur offrir davantage de possibilités d'apprentissage et aujourd'hui, personne n'a le mandat de s'en occuper.
Deuxièmement, nous devons mettre en place d'autres systèmes d'éducation, car on ne peut pas s'attendre à ce que les ministères concernés puissent rapidement accueillir tous les réfugiés au sein du système officiel. Davantage d'appuis s'imposent.
Troisièmement, il faut un enseignement global. On ne peut tout simplement pas se contenter d'un enseignement élémentaire. Il faut pouvoir passer à autre chose et les gens doivent voir l'utilité de l'enseignement.
Quatrièmement, il faut renforcer la coordination, le leadership et la promotion au sein des agences de l'ONU, et en particulier de l'UNICEF et du UNHCR, étant donné le mandat qui est le leur dans le domaine de l'éducation, afin qu'elles puissent relever les défis, combler les besoins, et cetera, que nous avons constatés sur le terrain.
La présidente : Merci beaucoup, madame Bonar. Nous allons maintenant entendre M. Stephen Cornish, directeur exécutif de Médecins Sans Frontières. Bienvenue, monsieur.
Stephen Cornish, directeur exécutif, Médecins Sans Frontières : Merci de tenir aujourd'hui cette séance des plus importantes. Pour Médecins Sans Frontières, il ne fait aucun doute que le système humanitaire mondial lutte pour combler les besoins d'hommes, de femmes et d'enfants dans bon nombre des zones de conflits les plus graves du monde, que ce soit en République centrafricaine, au sud du Soudan ou en Syrie, ce dernier pays étant l'objet de notre débat d'aujourd'hui.
Les populations ont désespérément besoin d'aide en raison des défis que doit relever le système, y compris les grandes ONG, les organisations telles que MSF et les agences de l'ONU, et dont nous débattrons aujourd'hui. Malheureusement, le système n'est tout simplement pas en mesure d'offrir les éléments vitaux de base souhaités.
Mon organisation, Médecins Sans Frontières, participe à ce système mondial et elle a récemment publié un rapport intitulé Where Is Everyone? qui examine un certain nombre de lacunes dans la réponse de la communauté de l'aide internationale aux crises humanitaires. L'étude signale malheureusement les échecs systématiques d'un système quelquefois trop lent, souvent allergique au risque et quelquefois incapable de mobiliser des capacités de pointe et de réagir rapidement pour aider les plus vulnérables. En l'occurrence, la situation en Syrie a été qualifiée de la pire crise humanitaire à survenir depuis la Seconde Guerre mondiale. En tout cas, elle a fait les manchettes des médias. Malheureusement, toutes les actions menées par le groupe dont nous avons parlé ne viennent pas à bout de l'extrême misère qui s'est abattue sur le terrain et il ne semble y avoir aucun secours tangible en vue.
Comme vous le savez — et vous en avez parlé, madame la présidente —, la Syrie a connu un exode massif. Un tiers de sa population a été déplacé ou a cherché refuge dans des pays voisins. Malheureusement, le système n'est pas en mesure de réagir face à l'ampleur de la crise. De grandes ONG, des États membres et des agences de l'ONU font tous partie de ce système et doivent relever les mêmes défis. Il faudrait peut-être réexaminer les mandats pour faire en sorte que les agences de l'ONU soient équipées pour répondre aux conflits interétatiques d'aujourd'hui, mais les Nations Unies et ses agences resteront néanmoins l'élément central pour le fonctionnement du système. Nous, à Médecins Sans Frontières, convenons certainement de l'utilité de ces examens et sommes très heureux d'y participer aujourd'hui. Mais nous estimons essentiel de se pencher sur les défis pratiques fondamentaux auxquels fait face aujourd'hui le système d'aide.
L'un des premiers défis dont je veux parler concerne le statut des particuliers. Le système humanitaire est fondé sur une série de catégories qui dicte le niveau d'aide que quelqu'un reçoit. Ce niveau d'aide dépend de la façon dont est désignée la personne, à savoir s'agit-il d'une personne déplacée, d'un réfugié ou, dans le cas des nombreux pays voisins de la Syrie aujourd'hui, seulement de personnes en situation précaire, ce qui signifie qu'on ne parle pas réellement de réfugié lorsqu'on utilise ce terme.
En fait, les permissions obtenues de pays voisins par ceux qui fuient la Syrie ne sont généralement valables que pour six mois. Ils doivent se battre pour obtenir ces permissions. Lorsqu'ils arrivent pour la première fois dans un pays voisin, ils peuvent devoir attendre des mois pour être inscrits dans le système et commencer à recevoir de l'aide. En attendant, les familles sont forcées de mendier, de vendre leurs possessions ou de recourir à n'importe quel autre moyen pour survivre. Lorsque les six mois se sont écoulés, les gens doivent faire renouveler leur statut. Pendant le renouvellement, ils n'ont plus accès à certains services et sont donc à nouveau vulnérables. Nous avons ainsi soumis beaucoup de gens que nous pensions protégés et aidés, à de nombreux cycles de vulnérabilité tous les six mois, au cours des quatre dernières années. Il faut faire quelque chose.
Nous constatons en outre que les niveaux d'assistance varient en fonction des désignations que l'on donne à ces gens. Il me semble très étrange que le principe déterminant de l'aide est la catégorie dans laquelle sont classés ces gens, plutôt que leurs besoins réels ou leur vulnérabilité. C'est en partie fonction, semble-t-il, de mandats juridiques et de la bureaucratie; mais dans un cas comme dans l'autre, les gens qui reçoivent cette aide dépendent de la catégorie dans laquelle ils se trouvent, catégorie qu'ils ne peuvent pas changer, en dépit du fait que tous les gens ont besoin des mêmes éléments vitaux de base pour survivre et s'épanouir, pour prendre soin de leurs enfants et d'eux-mêmes.
Le deuxième facteur déterminant que nous avons constaté dans le cadre d'études est que la majeure partie de l'aide et du savoir de la communauté internationale a été mobilisé dans le cadre de camps de réfugiés et de travaux menés principalement en Afrique subsaharienne, alors qu'aujourd'hui, nous avons de plus en plus affaire à des cadres urbains et à des pays à revenu moyen, ce qui présente divers défis.
Dans le contexte syrien, par exemple, un certain nombre de personnes déplacées ont trouvé refuge, non pas dans des camps mais, comme en Jordanie, dans la population. Soixante-dix à 80 p. 100 des réfugiés en Jordanie vivent parmi la population. Il est donc difficile de les identifier et de répondre à leurs besoins. Malheureusement, le financement est toujours réservé aux camps dans lesquels il est beaucoup plus facile d'aider les réfugiés, que lorsque ces derniers vivent dans la population locale.
Encore aujourd'hui, ceux qui sont inscrits auprès de l'UNHCR reçoivent généralement une aide plus importante et meilleure, ce qui en soi est évidemment positif, mais qui est aussi regrettable quand on pense au nombre de gens qui sont en dehors de ce système et que nous devons davantage aider.
Le troisième et peut-être le plus grand défi que je veux souligner est l'accès limité à la population syrienne. Cela s'explique en partie par le phénomène des réfugiés s'installant en dehors de camps dans les pays voisins, mais surtout par la difficulté d'atteindre, en Syrie même, les gens qui ont des besoins criants.
Nous saluons certainement la récente résolution de l'ONU sur l'accès à l'aide humanitaire transfrontalière. Cela fait très longtemps que nous voulions qu'elle soit renforcée parce que, comme vous le savez, le gros de l'aide provenant du système de l'ONU et de celui de la Croix-Rouge — qui accomplissent tous deux un travail vraiment extraordinaire dans des conditions très difficiles — doit être acheminé par l'entremise du gouvernement syrien. Par conséquent, ils ont quelquefois accès à certaines régions, mais pas toujours. La majorité des gens qui ont les besoins les plus criants se retrouvent aujourd'hui dans des zones qui sont sous le contrôle de l'opposition, où il est plus difficile de faire parvenir l'aide. Si nous sommes satisfaits de cette résolution, nous ne l'avons pas encore vu se traduire par un renforcement massif de l'aide dont on aurait besoin dans les zones les plus difficiles à atteindre.
Cela s'explique en raison de divers problèmes, certains bureaucratiques, mais beaucoup à cause de restrictions de sécurité auxquels doit faire face notre organisation et qui nous empêche d'atteindre ces régions. À cela s'ajoutent d'autres obstacles qui font qu'aucune aide humanitaire ne parvient dans certaines régions de la Syrie.
Votre étude, qui porte essentiellement sur les conséquences du conflit sur les enfants, intéresse bien sûr au premier chef l'UNICEF. Je dirais à ce sujet que tant que nous n'arriverons pas à offrir aux familles les nécessités vitales, la situation restera très difficile. Je pense que l'UNICEF et les autres agences ont dû faire des choix éthiques difficiles. Ce qui explique en partie les lacunes sur le plan de l'éducation.
Il est encore très difficile d'offrir des accouchements sécuritaires, non seulement en Syrie, mais même au Liban, où les familles doivent verser une quote-part afin d'avoir accès à un hôpital. Beaucoup de femmes reviennent dans les zones de guerre pour accoucher parce qu'elles n'ont pas d'argent pour payer l'hôpital. La plupart des Syriennes enceintes n'ont pas de soins prénataux ou postnataux. En Syrie, où la nourriture était autrefois abondante, on constate des cas de malnutrition chez les enfants de moins de six mois parce que le lait maternisé est extrêmement cher ou, dans bien des cas, impossible à trouver.
Nous n'arrivons même pas à offrir les nécessités vitales. Les soins de santé sont inadéquats. Quatre ans après le conflit, il y a encore des enfants et des familles qui vivent au Liban dans des tentes au sol boueux et par temps froid. Lorsque les gens arrivent dans nos cliniques, nous les traitons pour des maladies respiratoires et autres, mais c'est bien trop peu et bien trop tard alors que nous les laissons vivre dans la misère depuis quatre ans.
Nous connaissons les chiffres, et l'éducation est certainement importante. Selon l'UNHCR, quelque 500 000 enfants réfugiés n'ont pas accès à l'éducation et en Syrie même, il y en a 2,3 millions. Il ne fait aucun doute que c'est un immense problème auquel il faut continuer de s'attaquer, mais étant donné que les agences de l'ONU qui font appel à l'aide internationale reçoivent très peu de fonds, elles doivent faire des choix très difficiles.
Ce ne sont que quelques-unes des énormes difficultés auxquelles le système est confronté. Cela donne une indication des faiblesses et des raisons. Les organismes des Nations Unies et les ONG importantes sont peut-être au cœur du système, mais l'état déplorable de la situation humanitaire en Syrie à l'heure actuelle ne peut s'expliquer que par des examens de mandat ou des accusations. Il incombe aux parties belligérantes d'ouvrir l'accès; et si elles respectent les droits humanitaires internationaux, leurs propres populations souffriront moins.
Bien entendu, ce sont les pays voisins de la Syrie, qui font un travail remarquable et qui subissent un terrible fardeau, qui accueillent des populations de réfugiés sur leur territoire. Tous ont, à un moment donné, fermé leurs frontières à des nouveaux arrivants. Le Liban et les Nations Unies ont établi un système utilisateur-payeur, dont je viens de parler, pour les soins de santé au Liban; il s'inspire du modèle de l'ONU. Ils ne voulaient pas avoir deux choses différentes dans la même population, ce que l'on peut comprendre, mais une personne qui vit dans un camp au Liban depuis 20 ans est certainement plus en mesure de payer des frais d'utilisation qu'une famille syrienne vulnérable qui vient de franchir la frontière. Nous avons vu récemment que, selon Human Rights Watch, la Jordanie a renvoyé de force dans la zone de guerre des réfugiés syriens vulnérables, dont des hommes blessés et des enfants non accompagnés. Ces cas de violations d'obligations internationales que commettent des membres des Nations Unies menacent le système humanitaire international en premier lieu.
Cependant, nous ne pouvons pas tout simplement laisser aux pays voisins le fardeau des soins. Les mesures et l'inaction de nos gouvernements — des gouvernements occidentaux — ont d'énormes répercussions. Les écoles surpeuplées et les services gouvernementaux insuffisants pour les réfugiés et les pays hôtes découlent de l'insuffisance budgétaire des pays qui doivent payer la facture pour des centaines de milliers de Syriens qui sont à leur porte. Les pays riches n'ont pas su assumer une juste part du fardeau des réfugiés, fournir suffisamment d'aide financière et accueillir eux-mêmes assez de réfugiés pour alléger le fardeau.
Nous voyons maintenant de plus en plus de Syriens désespérés prendre le risque de traverser la Méditerranée dans des conditions dangereuses pour essayer de s'en sortir. Plutôt que de les accueillir, les gouvernements européens leur ferment la porte et préfèrent laisser les Syriens à leur sort.
La situation en Syrie est un désastre, et nous avons tous une responsabilité. Il est vraiment inacceptable que les gens qui sont touchés par le conflit en Syrie soient dans une situation aussi désespérée depuis si longtemps. Le système onusien dépend de la volonté politique de ses États membres, dont le Canada. En tant que citoyens, nous sommes également responsables de ce que vivent les familles syriennes. Nous jouons un rôle de premier plan dans la communauté internationale, ce qui fait que nous avons notre part de responsabilité. L'ONU demeure un acteur essentiel à cet égard, mais ses faiblesses constituent notre problème à tous. Tant que des enfants syriens vivront dans le désespoir, auront faim, seront mal logés, auront froid et seront malades, nous devons tous prendre la résolution de faire mieux.
Merci.
La présidente : Je vous remercie beaucoup de votre exposé. Nous entendrons maintenant les représentants du Comité international de la Croix-Rouge et de la Croix-Rouge canadienne. Je crois comprendre que c'est M. Elsharkawi qui commence.
Hossam Elsharkawi, directeur, Opérations d'urgence et rétablissement, Opérations internationales, Croix-Rouge canadienne : Mesdames et messieurs les sénateurs, merci beaucoup. Nous sommes vraiment ravis de pouvoir vous parler de notre expérience et de vous donner le point de vue de la Croix-Rouge.
La Croix-Rouge canadienne et bien d'autres organismes de la Croix-Rouge dans le monde, dont le Croissant-Rouge arabe syrien, sont intervenus durant la crise ces quatre dernières années. Je vais essayer de dresser un tableau de ce qui se passe sur le terrain, des situations dont nous avons été témoins et des mesures que nous avons prises et que nous continuons à prendre, en collaborant avec le Croissant-Rouge syrien.
Je vais essayer de faire valoir trois messages essentiels. Le premier concerne les besoins humanitaires, le deuxième, le travail qu'effectue le Croissant-Rouge syrien et le rôle qu'il joue pour répondre aux besoins et combler les lacunes, et le troisième, notre préoccupation quant aux conditions qui se détériorent sur le plan de la santé.
Je vais également faire des observations inspirées d'un certain nombre de missions que j'ai effectuées en Syrie et dans la région au cours des quatre dernières années. Nul doute que ce que nous constatons en ce qui a trait aux réfugiés — la situation au Liban, en Turquie, en Jordanie et celle des populations déplacées en Syrie —, c'est qu'ils luttent chaque jour pour leur survie. Ils luttent chaque jour pour manger, boire de l'eau potable et se loger.
Je fais partie du mouvement de la Croix-Rouge depuis plus de 25 ans. J'ai travaillé dans plus de 30 pays en guerre et dans des situations désastreuses. Je croyais avoir vu beaucoup de choses, mais le présent conflit rend notre travail plus difficile, car il nous expose aux pires conséquences humanitaires et aux pires souffrances que nous avons vues depuis des années.
Lors d'une récente visite dans un camp de réfugiés, un endroit qui ressemble à un quartier pauvre, au nord du Liban, où l'on voit très bien les collines syriennes, juste à côté la frontière, nous avons rendu visite à une population de familles qui avaient traversé la frontière séparant la Syrie du Liban il y a quelques mois. Bien entendu, parce que nous faisons partie de la Croix-Rouge, les gens se sont regroupés autour de nous et voulaient nous raconter leurs histoires et leur expérience. Nous voulions les écouter et comprendre quels étaient leurs besoins.
Dans cette situation, de nombreux enfants se précipitent vers nous et veulent nous parler et nous toucher. Ils sont curieux. Ce qui m'a frappé, c'est qu'une femme est venue nous voir avec un enfant gravement sous-alimenté et elle nous a dit « Je ne peux pas sauver cet enfant; emmenez-le au Canada. » C'est le type de situations auxquelles nous sommes confrontés.
En raison de ce que nous avons vu au Liban, la Croix-Rouge canadienne, en collaboration avec le Comité international de la Croix-Rouge et la Croix-Rouge libanaise, a créé des cliniques mobiles, avec l'appui du gouvernement canadien. Le réseau de cliniques mobiles a vu plus de 87 000 patients jusqu'à maintenant, dont 65 p. 100 étaient des femmes et des enfants. Toutefois, cela demeure une goutte d'eau dans l'océan compte tenu des besoins de la population; et je ne parle ici que du Liban.
Il est également important de souligner que dans ce contexte, une grande partie de l'aide fournie aux populations déplacées provient des communautés d'accueil. Cela ne s'appuie pas sur des documents. Il est difficile de fournir des chiffres, mais cela fait quatre ans, et la capacité des communautés d'accueil d'aider ces populations est complètement épuisée. Elles ont maintenant besoin d'aide, qu'il s'agisse des communautés turques, libanaises ou jordaniennes.
Je vais m'arrêter ici et céder la parole à mon collègue du CICR. Plus tard, je parlerai du Croissant-Rouge syrien.
Rob Young, délégué principal, Comité international de la Croix-Rouge : Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie d'avoir invité le Comité international de la Croix-Rouge à comparaître devant vous. Je veux en profiter pour remercier le gouvernement et les Canadiens de l'appui qu'ils donnent chaque année au Comité international de la Croix-Rouge, ce qui nous permet de travailler dans des situations comme celle de la Syrie, du Liban et de la Jordanie, année après année, aux prises avec des difficultés énormes sur le plan humanitaire.
J'ai pensé simplement vous parler des activités que mène le Comité international de la Croix-Rouge sur le terrain et de notre compréhension des besoins humanitaires, ce qui, nous l'espérons, vous sera utile dans le cadre de votre étude sur certaines questions, surtout en ce qui a trait aux mesures prises par l'ONU sur le terrain pour répondre aux besoins de la Syrie et de la région.
Il vaut peut-être la peine de mentionner — et je suis certain que la plupart d'entre vous le savent — que le CICR est le plus vieil organisme humanitaire au monde. Nous travaillons dans environ 80 pays avec un budget qui augmentera au cours de la prochaine année, malheureusement, et qui frôle 1,4 million de dollars américains. Nous avons 13 000 employés. Notre mandat est simple : protéger et aider les victimes des conflits.
La Syrie est devenue l'endroit au monde où nous menons notre plus importante intervention. Parmi tous les endroits où il y a une situation de conflit et où nous travaillons, la Syrie est devenue l'endroit plus important. Ajoutez à cela notre intervention dans les pays limitrophes — comme M. Elsharkawi l'a dit, la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge interviennent dans chacun d'entre eux — et on est devant une situation humanitaire presque difficile à décrire de par son ampleur. Intervenir dans cette crise constitue une tâche énorme pour nous tous — les mouvements de la Croix- Rouge et du Croissant-Rouge, l'ONU, les ONG et les gouvernements.
Si je peux le décrire de façon simple, le principal problème auquel sont confrontés nos collègues et les populations sur le terrain, c'est avant tout le non-respect du droit humanitaire international. Les règles de base de la guerre qui sont acceptées par les cultures, les civilisations et les gouvernements partout ne sont tout simplement pas bien respectées dans le conflit en Syrie. Pour cette raison, les besoins humanitaires sont immenses.
Le non-respect du droit humanitaire, qui est très important, est causé en partie par le manque d'accès humanitaire, c'est-à-dire que les gens ne peuvent pas se déplacer librement et répondre à leurs propres besoins. Les travailleurs de l'aide humanitaire ont donc le fardeau de trouver les gens et d'essayer de répondre à leurs besoins et, surtout, de comprendre leurs besoins.
Ces grands obstacles à l'accès existent d'une part, parce que les parties belligérantes ne respectent pas leurs obligations légales, et d'autre part, en raison des contraintes relatives à la sécurité qui sont imposées à nous tous, les gens qui travaillent sur le terrain, à cause de la façon dont se déroule le conflit.
Les besoins humanitaires sont donc immenses, et il vaut la peine de souligner que comme dans tous les conflits, les femmes et les enfants sont les personnes les plus vulnérables en Syrie. Les règles du droit humanitaire incluent une disposition spéciale visant à protéger les femmes et les enfants parce que nous savons qu'ils sont vulnérables. Or, comme je l'ai dit, ces règles ne sont pas bien respectées, ce qui met les femmes et les enfants en danger à divers égards.
Comment intervient le Comité international de la Croix? Comme je l'ai dit, c'est vaste et inadéquat. Je pense que tous les travailleurs humanitaires doivent reconnaître que tous nos efforts sont loin d'être suffisants pour combler les besoins. Votre étude arrive à point nommé, et j'espère qu'elle nous interpellera pour que nous en fassions davantage et que vous nous aiderez en ce sens.
Je veux mentionner certains aspects de notre intervention. Très brièvement, je vais commencer par parler de notre intervention en tant que telle. Nous avons quatre bureaux en Syrie : à Damas, à Tartous, à Alep et à Homs. Nous collaborons très étroitement avec le Croissant-Rouge arabe syrien. Chaque jour, des camions du CICR et du CRAS, des ingénieurs-hydrauliciens et du personnel médical passent par les postes de contrôle et doivent négocier pour avoir accès. Il s'agit d'un travail important, long, fastidieux, dangereux, mais essentiel. Nous avons 52 membres du personnel international. Depuis la semaine dernière, en Syrie, plus de 300 collègues syriens collaborent étroitement avec nous. Nous avons une aire d'entreposage dans trois villes pour l'aide alimentaire, qui est acheminée surtout par le Croissant- Rouge arabe syrien.
Je voulais vous parler en particulier de notre volet lié à l'eau, car je crois que les besoins en eau de la population illustrent les difficultés, mais aussi les possibilités d'aider la population en Syrie.
Comme c'est le cas pour la plupart des services en Syrie, l'état de l'infrastructure servant à fournir de l'eau s'est grandement dégradé en raison du long conflit actuel. Les installations municipales d'approvisionnement en eau ne conviennent pas et se brisent. Heureusement, avec l'accord des autorités syriennes et, de plus en plus, de l'opposition, le CICR a été en mesure de fournir de l'aide à cet égard. Qu'est-ce que cela veut dire concrètement? Il s'agit de fournir des tonnes de produits chimiques pour que l'eau continue de se purifier. Il s'agit de transporter par camion des centaines de milliers de litres d'eau jusqu'aux camps de personnes déplacées à l'intérieur de la Syrie, où des populations, dont des femmes et des enfants, se réfugient.
Quelque 172 000 personnes ont reçu de l'eau en bouteilles au cours de la dernière année — un nombre ridicule de bouteilles vides —, mais c'est une solution importante à court terme.
Le CICR travaille à plus de 450 projets d'approvisionnement en eau en Syrie. Nous pouvons dire qu'au cours des six derniers mois de 2014, nous avons été davantage capables de nous faire accepter par les parties belligérantes — pas de façon révolutionnaire, mais de façon importante —, de nous rendre dans les communautés et de nous assurer que les ingénieurs-hydrauliciens, les ressources en eau et les pièces de rechange peuvent être transportés jusqu'aux différentes communautés.
Si je parle de l'eau, c'est qu'une fois que les choses fonctionnent sur le plan de l'approvisionnement en eau dans les villes assiégées, celles que nous connaissons — Homs, Alep, et cetera —, l'eau ne fait aucune distinction entre l'opposition et le gouvernement. La population qui a besoin d'eau ne se préoccupe pas des allégeances politiques ou d'autres types d'allégeance. Les gens sont préoccupés par les besoins de leurs familles. Lorsque les réseaux d'alimentation en eau fonctionnent, et que les parties nous permettent de faire notre travail, alors il est possible de répondre aux besoins les plus fondamentaux des gens.
Je ne veux pas vous donner l'impression que c'est satisfaisant. Comme je l'ai dit, les besoins sont largement supérieurs à notre capacité d'intervention. De façon similaire, sur le plan de la santé, le CICR, qui collabore avec le Croissant-Rouge arabe syrien, est en mesure de fournir à un nombre de plus en plus grand de cliniques et d'hôpitaux les ressources et l'équipement d'urgence qu'il faut pour les accouchements et les soins postnataux, étant donné que les parties sur le terrain acceptent qu'il s'agit d'une aide humanitaire neutre et indépendante. C'est loin d'être significatif, mais ce travail et cette capacité de négocier un moyen entre les parties augmentent et constituent certainement un élément de la solution. C'est difficile pour nous tous de pouvoir faire cela.
En outre, le CICR est capable de réaliser autre chose. Au cours des derniers mois, nous avons été en mesure d'annoncer que nous avons commencé à visiter des prisons contrôlées par les autorités syriennes, à effectuer le travail que nous faisons habituellement dans le milieu de la détention. Nous voyons cela comme un progrès important pour ce qui est de reconnaître la nécessité de travailler de façon neutre et indépendante, et aussi comme une possibilité de mieux comprendre les besoins de la population et d'agir en tant qu'intermédiaire entre des gens détenus et les membres de leur famille, qui sont souvent déplacés et se demandent où ils se trouvent.
Dans un certain nombre de cas, le CICR a été capable de jouer son rôle d'intermédiaire neutre dans les négociations entre les parties à l'échelle locale. Par exemple, dans le cas de Barzeh. Les deux parties ont convenu qu'un programme de soins de santé primaires peut reprendre, et le CICR et le CRAS peuvent fournir des ressources.
Je pourrais vous donner bien d'autres exemples. Il serait peut-être plus important de répondre à vos questions. En conclusion, je veux remercier une fois de plus le Canada pour son appui. Les besoins sont toujours immenses. Nous devrons en faire plus. Au nom de notre humanité commune, nous devons en faire plus, surtout pour les femmes et les enfants syriens.
La présidente : Merci, monsieur Young. Monsieur Elsharkawi, auriez-vous quelque chose à ajouter en terminant? Je vous demanderais d'être bref, car les membres ont beaucoup de questions à poser.
M. Elsharkawi : Oui. Il est important de souligner que c'est le Croissant-Rouge syrien qui fait le gros du travail dans l'acheminement de l'aide en Syrie, puisque 60 p. 100 de l'aide offerte par les organismes de l'ONU lui est envoyée. Tout comme les bénévoles de la Croix-Rouge canadienne qui sont répartis un peu partout au Canada, les bénévoles du CRAS sont répartis dans divers bureaux à l'échelle de leur pays. Ce sont eux qui reçoivent l'aide, qui la distribuent et qui font rapport de la situation. Ils connaissent les collectivités, ils sont sur les premières lignes et travaillent dans les centres de contrôle. À ce jour, 47 bénévoles et membres du personnel du CRAS ont perdu la vie dans l'exercice de leurs fonctions.
Pendant plusieurs mois, l'organisation a tenté d'avoir accès à une région située à 60 kilomètres au nord de Damas. Elle a finalement obtenu l'autorisation sur un préavis de 24 heures. Les responsables ont réuni 15 camions, les ont chargés de médicaments, de nourriture et d'autres fournitures et sont partis. Au premier point de contrôle, établi par l'armée syrienne, des soldats ont fouillé les camions et ont autorisé le convoi à poursuivre sa route. Au passage, l'officier syrien a salué le Croissant-Rouge. Au point de contrôle suivant, établi par les rebelles, l'officier de l'armée rebelle a fouillé les camions, les a autorisés à poursuivre et, au passage, a salué le Croissant-Rouge.
Il est difficile de jouir d'un tel respect et d'une telle crédibilité dans un pays aussi fragmenté que l'est en ce moment la Syrie, et c'est parce que l'organisation a choisi de respecter les principes fondamentaux humanitaires que sont la neutralité, l'impartialité et l'indépendance. Ce n'est pas facile. L'organisation n'a pas accès à toutes les régions, mais grâce au soutien de nombreuses unités de la Croix-Rouge, elle continue à jouir de ce respect et de cette crédibilité. Les camions transportaient des fournitures et de la nourriture fournies par l'ONU et des médicaments fournis par le Comité international de la Croix-Rouge. Certains camions ont été achetés par d'autres unités de la Croix-Rouge, y compris la Croix-Rouge canadienne. Les bénévoles et membres du personnel du Croissant-Rouge arabe syrien étaient aux premières lignes. Il est important de le souligner.
Tous ces intervenants — Médecins Sans Frontières, le CICR, l'ONU et les diverses unités de la Croix-Rouge — qui forment ce réseau officieux sont nécessaires pour aider les Syriens là où ils se trouvent et lorsque l'accès aux régions concernées est accordé. La situation demeure difficile et l'aide doit être accentuée, car les fournitures médicales diminuent.
Je vais vous donner un exemple. Avant le conflit, la Syrie était, en grande partie, autosuffisante en matière de médicaments et de fournitures médicales. Un inhalateur pour l'asthme coûtait 1 $. Aujourd'hui, un tel inhalateur coûte 20 $. Ceux qui en ont besoin ne peuvent se les permettre, sauf si nous leur fournissons. Sans notre aide, les étagères de nombreuses cliniques et pharmacies ayant survécu au conflit seraient vides.
La présidente : Merci pour vos exposés. Vous nous avez donné beaucoup de matière à réflexion. La sénatrice Andreychuk, qui a proposé la tenue de cette étude, sera notre première intervenante.
La sénatrice Andreychuk : Nous avons peu de temps, alors je vais me limiter à quelques questions.
Cette étude n'était pas censée porter sur l'aide ou servir à évaluer si la contribution des gouvernements est suffisante. Elle devait porter sur la situation désespérée en Syrie qui, comme en Afrique, découle d'un conflit interne. On avait espoir de régler ce conflit par la voie politique, mais cela n'a pas été concluant. La situation politique ne s'améliore pas; elle dépérit. On n'entrevoit aucune résolution du conflit tant que quelque chose ne viendra pas changer la dynamique des trois groupes impliqués pour les inciter à mettre fin à cette agression, que ce soit l'EIIL, l'opposition ou le régime Assad, lui qui est à la source de ce conflit.
Nous savons que vous êtes limités dans votre mandat, et c'est un des problèmes. Le temps n'est-il pas venu de réaliser que les conflits avec lesquels nous devrons composer ne seront pas du type conventionnel, le genre de conflits ayant mené à la participation de la Croix-Rouge, de l'UNICEF et du HCNUR? Le droit humanitaire est important, mais il faudrait parler de changements.
Ma première question s'adresse à M. Young. Les lois tiennent-elles compte de la situation au Liban et en Jordanie? On s'attendait, dans ces pays, à accueillir 20 p. 100 des réfugiés, et non 80 p. 100 comme c'est le cas en ce moment. Dans bien des cas, ces réfugiés ne se sont pas rendus dans ces pays sous les auspices de la communauté internationale. Ils se sont rendus là, certains grâce à des ressources, d'autres sans ressources. La Jordanie craint une déstabilisation du pays, ce qui ajouterait au conflit.
Comment tenir compte de ces changements ou modifier les mandats ou le droit international?
M. Young : Je vais tenter d'être bref. Vous ne serez pas surpris d'apprendre qu'en tant que représentant du CICR, je crois que le droit humanitaire demeure essentiel, important, pertinent et utile. Les règles en vigueur dans les années 1800 ont été adaptées et demeurent pertinentes aujourd'hui, même dans des contextes complexes et que l'on appelle asymétriques. Ce n'est pas la première fois dans ce centenaire que nous avons affaire à un conflit auquel participent des groupes d'opposition armés composés de forces irrégulières. Donc, la loi est tout à fait pertinente. Le défi reste le même, soit convaincre les parties, différentes de ce à quoi nous sommes habitués, de respecter la loi. Le CICR assure la prestation de programmes auprès des forces de l'opposition armées dans les zones de conflit en Syrie et principalement en Jordanie avec l'accord des autorités locales.
Pour répondre à votre autre question, le débat porte sur les Nations Unies et la réponse humanitaire de l'organisation. Ayant passé quatre ans et demi à titre de représentant du CICR à New York au sein de notre délégation d'observateur permanent, j'aimerais vous faire part de quelques observations. Les pressions irréalistes exercées sur le système humanitaire de l'ONU découlent de ce que vous avez souligné, soit de l'incapacité de notre système multilatéral à résoudre ce conflit par voie politique. Ayant assisté à je ne sais combien d'heures de débat au Conseil de sécurité et à l'Assemblée générale, je dirais que, malgré qu'il soit essentiel de revoir les mandats humanitaires, ce qu'il faut, c'est un meilleur effort pour ranimer ce système multilatéral et accroître sa capacité à prévenir les conflits et à les résoudre plus rapidement, et je crois que le Canada pourrait jouer un rôle important à ce chapitre. Sans cela, les besoins humanitaires augmenteront sans cesse dans le genre de conflits complexe entre plusieurs groupes armés qui sévit actuellement en Syrie.
La sénatrice Andreychuk : Avant, il y avait le régime Assad et ceux qui s'y opposaient. Depuis l'arrivée de l'EIIL, la dynamique est très différente. Les gestes horribles que pose ce groupe dépassent la compréhension du droit et ne respectent pas le droit. J'ai un peu de difficulté à comprendre comment vous pouvez avancer que le droit international est respecté. Il ne l'est tout simplement pas. Comment la Croix-Rouge fait-elle pour travailler dans ce genre de situation et dans les régions contrôlées par l'EIIL?
M. Young : Je conviens que le droit international n'est pas respecté à la lettre, mais, sauf votre respect, je ne suis pas d'accord avec vous lorsque vous dites qu'il n'est tout simplement pas respecté. C'est grâce au fait que le gouvernement Syrien, les groupes de l'opposition, l'EIIL et d'autres groupes armés ont une connaissance du droit, des besoins humanitaires et des principes humanitaires que, cette semaine — et, nous l'espérons, au cours des prochaines semaines, comme l'a souligné le Dr Elsharkawi —, le Croissant rouge arabe syrien et le CICR ont pu franchir les différents points de contrôle pour apporter, en toute sécurité, des fournitures médicales et de l'eau à ceux qui en avaient de besoin et évacuer des blessés.
Ce que je dis, c'est que, dans une certaine mesure, elle est respectée. Le défi consiste à trouver des façons d'inciter les groupes concernés à la respecter davantage. C'est un défi énorme. Depuis la création du droit humanitaire moderne, il est difficile de le faire respecter. À chaque fois que l'on réussit, on améliore le sort d'un enfant, d'une femme ou d'un prisonnier.
M. Cornish : J'aimerais dire une chose sur la déstabilisation qui semble tous nous préoccuper. Dans le cadre du conflit en Syrie, certaines choses connaissent du succès, mais il y a aussi l'absence de succès. En Jordanie, que bon nombre de pays occidentaux considèrent comme un allié, beaucoup d'aide a été acheminée aux réfugiés, mais aussi à la population locale et au gouvernement. Pour des raisons politiques, au Liban, où les besoins étaient les plus criants, au début, de nombreux gouvernements n'étaient pas impartiaux dans l'aide fournie. Les gens craignaient une déstabilisation, mais ne sollicitaient pas l'aide de conseillers, ne se rendaient pas sur place et n'essayaient pas de fournir la même aide pour satisfaire aux besoins au Liban. Nous comprenons cette crainte de déstabilisation, mais nous pouvons constater aujourd'hui les conséquences de ne pas avoir insisté sur le respect du droit humanitaire pour satisfaire aux besoins des réfugiés et sur l'impartialité de l'aide. C'est peut-être une chose qu'il faudra retenir dans le cas d'autres conflits.
Le sénateur Eggleton : Merci pour vos exposés. Ces gens vivent dans les conditions les plus inimaginables. J'ai retenu un commentaire du représentant de Médecins Sans Frontières : « Où est tout le monde? » On peut parler du Canada et d'autres pays occidentaux qui ont contribué aux efforts et qui agissent, mais je crois qu'il reste encore beaucoup à faire. Comme l'a souligné la sénatrice Andreychuk, la dynamique évolue continuellement et on ignore pendant combien de temps ces gens devront vivre dans ces conditions. Je crois qu'il faudrait accueillir un plus grand nombre de ces réfugiés au Canada. Nous avons ouvert nos frontières à un nombre beaucoup plus élevé de réfugiés vietnamiens dans les années 1970 et de réfugiés hongrois dans les années 1950 comparativement aux réfugiés syriens. Il est temps pour le gouvernement, les citoyens canadiens et les gouvernements d'autres pays de prendre leurs responsabilités.
Il faudrait modifier ces organisations de l'ONU et les mandats, notamment, afin d'améliorer les activités et la coopération, certes, mais notre expérience nous apprend que lorsqu'il est question des organismes de l'ONU, une telle modification peut prendre une éternité. La crise sévit déjà.
J'aurais quelques questions à poser aux témoins. Premièrement, quelles sont les deux ou trois recommandations que vous feriez à ces organismes internationaux de l'ONU pour améliorer leur fonctionnement?
Ma deuxième question s'adresse à Mme Bonar du Conseil norvégien pour les réfugiés. Vous avez parlé de l'éducation et souligné que les jeunes glissent entre les mailles du filet. J'imagine que lorsqu'ils atteignent l'âge de 18 ans, ils n'ont plus accès à un soutien à l'éducation. Peut-être qu'il n'y a aucune aide à l'éducation secondaire, seulement à l'éducation primaire, ni d'aide à l'éducation postsecondaire, à l'enseignement supérieur ou à la formation en compétences, ce qui ne semble pas être offert souvent.
Vous avez parlé de solution de rechange. J'aimerais avoir plus de détails à ce sujet. Par exemple, l'électronique et Internet pourraient-ils être utiles à cet égard? Ces technologies sont disponibles partout dans le monde. Peut-être que certains organismes, comme le vôtre, pourraient fournir ce genre d'aide à l'éducation.
Ce sont mes deux questions. J'en aurais d'autres à poser, mais notre temps est limité.
Mme Bonar : Merci. Ce sont des questions très intéressantes. Je vais d'abord répondre à votre question sur le rôle de la technologie en éducation. La situation actuelle est fascinante. Le niveau de scolarité chez les réfugiés syriens est très élevé. Nous étudions la possibilité d'utiliser une technologie gratuite fondée sur Linux à l'intérieur et à l'extérieur des camps de réfugiés, en collaboration avec diverses universités un peu partout dans le monde, pour offrir des possibilités d'études supérieures aux jeunes afin qu'ils n'aient pas à quitter leurs collectivités.
Un des principaux problèmes, c'est que les bourses d'études, un produit merveilleux que j'appuie totalement, éloigne les jeunes — qui, encore une fois, forment un des groupes les plus importants de la collectivité — de leurs familles, de leurs structures, de ce qu'ils connaissent et de l'endroit où ils ont besoin d'être.
Il est clair que la technologie a un rôle à jouer. Toutefois, il y a quelques obstacles. L'enseignement en ligne n'est pas reconnu en Jordanie. À ma connaissance, personne dans cette région ne souhaite financer ce genre d'activité. La réaction humanitaire habituelle est de fournir une éducation de base — un peu d'éducation au niveau primaire, un peu d'éducation au niveau secondaire. Partout dans le monde, des formations professionnelles en ligne certifiées sont déjà offertes et la Jordanie dispose de l'infrastructure et des connexions Internet nécessaires pour les offrir. Nous avons des laboratoires informatiques. Nous sommes prêts à aller de l'avant. Mais, je le répète, nous avons besoin du soutien du leadership pour changer les politiques dans ce pays afin de mener ces activités sur le terrain.
M. Elsharkawi : Je crois que vous soulevez de très bons points au sujet des recommandations. À mon avis, les humanitaires comme nous font ce qu'ils peuvent pour satisfaire aux besoins des réfugiés, mais la solution doit être politique. Par conséquent, on doit mener des efforts parallèles pour trouver une solution politique. La plupart des réfugiés à qui nous avons parlé dans le cadre de nos évaluations des besoins, ce que nous faisons régulièrement, ne nous parlent pas de leurs besoins et ne nous disent pas qu'ils veulent aller à l'étranger. Ils nous disent qu'ils veulent rentrer chez eux. Pour cela, il faut une solution politique.
La sénatrice Ataullahjan : Merci pour vos exposés. D'abord, monsieur Cornish, vous avez demandé, plus tôt : « Où est tout le monde? » Vous soutenez que les intervenants de la société civile en Jordanie sont efficaces et qu'ils sont en mesure d'atteindre les réfugiés urbains les plus vulnérables, mais qu'ils n'ont pas la capacité nécessaire pour coordonner leurs efforts avec les organismes de l'ONU, y compris participer à des réunions ou satisfaire aux exigences en matière de rapport. Ma question s'adresse à tous les témoins. Cette situation ressemble-t-elle à ce que vous avez vécu et que peut-on faire pour améliorer la coordination avec l'ONU?
Aussi, lors d'une séance précédente, un témoin a dit que 75 p. 100 de l'aide fournie va aux réfugiés et l'autre 25 p 100 à la population locale en raison du mécontentement qui s'accentue. Êtes-vous d'accord?
M. Cornish : Les organisations locales sont confrontées à plusieurs obstacles. Outre l'accès à du financement et à de meilleurs processus de coordination, il est difficile pour elles de mener leurs activités dans un système en plein effondrement, comme c'est le cas en Syrie, en République centrafricaine ou dans le Soudan du Sud.
Plusieurs choses nous empêchent, en tant qu'agences externes, de renforcer ces capacités nationales et groupes locaux, y compris la formation, la capacité de recherche et la capacité de nous assurer que ces organisations disposent des compétences et capacités techniques nécessaires pour mener leurs activités. Mais, dans un système qui est en plein effondrement, nous avons aussi besoin d'être accompagnés. C'est évident lorsqu'on regarde la façon dont le Croissant rouge arabe syrien et le CICR mènent leurs activités en Syrie.
Il y a également un élément de protection dont il faut tenir compte, ce que bien des organismes ne font malheureusement pas souvent. Si nous n'incluons pas ce genre de choses aux budgets de façon préventive, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les ressources locales se débrouillent seules sans protection.
C'est malheureusement un peu la direction que nous prenons. C'est peut-être important pour votre comité, car avec la venue du Sommet humanitaire mondial, on insiste beaucoup sur le fait que « les besoins sont si grands dans le monde qu'on ne peut simplement pas tous les combler. Que peut-on faire? Renforcer la résilience. Les ressources et les gouvernements locaux régleront les problèmes. » Cette approche peut donner de bons résultats à la suite d'une violente tempête ou dans la période annuelle de faim, mais n'est guère efficace en présence d'un effondrement total ou d'une guerre civile, où le seul fait qu'une personne appartienne à un groupe ethnique, à une communauté ou à une région puisse la mettre en danger et l'empêcher de vaquer à ses activités.
Nous devons absolument accompagner ces groupes, un accompagnement qui fait également partie des formations et de l'orientation des instances locales qui leur permettront de remplir des rapports et ce genre de choses. On peut également s'attarder à l'autre bout du spectre et tenter de tout simplifier, mais cela pourrait prendre un peu plus de temps.
La présidente : Nous sommes à court de temps, mais je vais prolonger quelque peu cette partie de la séance.
Dans le rapport dont la sénatrice Ataullahjan vient de parler, vous avez dit qu'une des choses que vous avez constatée en République démocratique du Congo, de même qu'au Soudan et maintenant en Syrie, c'est que l'ONU est au cœur du problème. Des mandats historiques et des positions institutionnelles ont créé un système de frontières artificielles au détriment de ceux qui ont besoin d'aide et de protection. Comment pourrions-nous améliorer ces systèmes? Qu'est-ce qu'il faudrait?
M. Cornish : Un des principaux défis, c'est que nous sommes arrivés dans un grand nombre de ces zones de conflit à un moment où nous voulions consolider la paix ou reconstruire l'État. Nous avons créé un seul secrétaire de l'ONU pour toutes les fonctions, tant politiques qu'humanitaires, en plus de charger l'ONU des rôles de coordonnateur, de bailleur de fonds et d'exécuteur; voilà qui place l'organisation dans une position très délicate pour ce qui est d'apprendre et d'aller de l'avant.
En ce qui concerne le problème double des volets politique et humanitaire, nous nous attendons à ce que les forces qui remplissent un mandat politique de renforcement du gouvernement fonctionnent aussi en temps de crise. C'est là que les choses se corsent. La plupart des organismes et grandes organisations ne peuvent plus travailler à moins que l'ONU n'ouvre la voie. Quand l'ONU va bien, tout se passe bien. Mais lorsque ce n'est pas le cas, c'est un dur coup. Nous l'avons constaté au Soudan du Sud, où les deux parties belligérantes se méfiaient de l'ONU. La situation a empêché le système d'aide de fonctionner pendant un certain nombre de mois. Depuis, l'ONU s'est rétablie et a accompli un travail formidable, mais nous devons vraiment isoler la fonction humanitaire de la fonction politique. Si nous le faisions, je pense que nous commencerions déjà à rebâtir les pierres d'assise du respect envers une aide humanitaire internationale et impartiale.
La présidente : Madame Bonar, vous avez parlé de la conséquence de ne pas fréquenter l'école pendant trois ans et du décrochage, puis avez mentionné les programmes de rechange. Je suis persuadée que vous offrez ce genre de programmes. Que proposez-vous, et quels résultats constatez-vous?
Mme Bonar : Nous offrons des programmes très semblables dans tous les pays de la région. Quand je parle d'éducation de rechange, je pense vraiment aux enfants qui viennent nous voir, mais qui ont manqué de l'école. Même s'ils n'ont manqué que six mois, ces enfants ne sont pas en position de fréquenter une salle de classe avec les élèves de leur âge en raison de tout ce qu'ils n'ont pas appris. Il arrive donc que des enfants de 10 ans se retrouvent dans la classe d'enfants de huit ans, et ils abandonnent inévitablement. Cela ne fonctionne pas.
Ce que nous offrons actuellement, c'est un programme de rattrapage. Ces enfants peuvent ainsi rattraper leurs pairs et réintégrer le système scolaire officiel, où qu'ils soient au pays. Le programme fonctionne si le système officiel a suffisamment de place pour les accueillir une fois qu'ils ont terminé. Ainsi, en plus de les aider à se rattraper, le système de rechange doit aussi demeurer fonctionnel jusqu'à ce que le système officiel soit prêt à accueillir tous les élèves.
Le programme n'est pas reconnu à l'heure actuelle. Nous collaborons d'ailleurs avec le ministère jordanien de l'Éducation, le Conseil norvégien pour les réfugiés, UNICEF et le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ou HCR, afin que le programme soit accrédité et que les enfants puissent recevoir un certificat à tout moment, lorsqu'ils s'en vont. Nous pouvons leur remettre un certificat de façon à ce qu'ils puissent réintégrer le système et que leur éducation soit reconnue lorsqu'ils retourneront en Syrie ou iront dans une autre région de la Jordanie. Nous espérons que le programme sera approuvé d'ici l'été 2015. Voilà le genre de programme accrédité qui a fonctionné dans bien d'autres contextes humanitaires et que nous aimerions faire adopter par les ministères de la région.
La présidente : Merci beaucoup. Les sénateurs ont tellement de questions à vous poser. Nous espérons visiter la région. À notre retour, je suis persuadée que nous aurons encore plus d'interrogations, et j'espère que nous pourrons vous inviter à nouveau. Je vous remercie infiniment de vos témoignages.
Le deuxième groupe se compose de deux experts qui témoigneront à titre personnel : James Milner, professeur agrégé au Département de science politique à l'Université Carleton; et François Audet, professeur au Département de management et technologie à l'Université du Québec à Montréal. Nous allons commencer par vous, monsieur Milner.
James Milner, professeur agrégé, Département de science politique, Université Carleton, à titre personnel : Merci, et bonjour. C'est un plaisir pour moi d'être ici ce matin et de contribuer à vos travaux sur ce sujet des plus important.
Mon témoignage s'inspire de mes propres recherches sur les politiques du régime mondial de protection des réfugiés et l'évolution du mandat et des actions du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ou HCR. L'information sera en grande partie tirée d'un livre que j'ai récemment corédigé avec deux collègues du Centre d'études sur les réfugiés, à Oxford. J'en ai laissé un exemplaire à la disposition des membres du comité, qui pourront en prendre connaissance plus tard. N'ayez crainte, il n'y aura pas d'examen.
En répondant à vos questions, je tenterai de parler des besoins particuliers des enfants réfugiés et de la crise actuelle en Syrie, mais je précise d'emblée que je ne suis pas un expert de l'un comme de l'autre. Je serai heureux d'y faire référence. Mon témoignage sera plutôt un aperçu global des changements que nous avons observés dans la portée des travaux du HCR depuis 60 ans, de certains défis auxquels l'organisme est confronté aujourd'hui, ainsi que des mesures qu'il pourrait prendre pour s'assurer de pouvoir intervenir.
Comme vous le savez, le HCR a été créé par l'Assemblée générale des Nations Unies en décembre 1950. Ses origines étaient, dit-on, de mauvais augure. Les États membres de l'ONU lui ont accordé un mandat très temporaire, précis et limité. L'organisme a été créé intentionnellement avec plusieurs contraintes structurales, dont bon nombre continuent de lui nuire.
Tout d'abord, le HCR était doté d'un mandat non politique et devait travailler sous l'égide de l'Assemblée générale. C'est donc dire que le HCR était, et est toujours, contraint par les intérêts des États.
Ensuite, le HCR n'a reçu aucun financement permanent pour remplir son mandat et devait compter sur des contributions volontaires pour y arriver. Il s'agit aujourd'hui de la plus grande contrainte puisque 98 p. 100 du budget du HCR est composé de contributions volontaires. Les donateurs ont ainsi une grande influence, surtout si l'on considère que les 10 plus importants donateurs versent 80 p. 100 des contributions. Comme on peut le constater dans l'histoire du HCR, si les grands donateurs ne s'entendent pas sur le travail de l'organisme, et s'ils réagissent en suspendant leurs contributions, l'organisme cesse de fonctionner.
Enfin, le haut-commissaire avait le mandat de s'occuper uniquement des personnes déplacées à la suite de conflits s'étant produits avant 1951, ce qui limitait ses activités aux personnes déplacées en Europe dans la foulée de la Seconde Guerre mondiale.
Malgré les contraintes, l'histoire du HCR en est une de croissance et d'adaptation. En fait, en 60 ans, le HCR est passé d'un petit organisme technique à une véritable organisation mondiale complexe. On raconte que les 30 membres du personnel du HCR se sont réunis à Genève pour leur premier Noël en 1951. Ils chantaient tous autour du haut- commissaire qui jouait des airs de Noël au piano. Aujourd'hui, le HCR compte 8 600 employés dans 126 pays. Comment expliquer cette incroyable croissance, surtout après un départ de si mauvais augure?
C'est attribuable à la pertinence. Depuis sa création, le HCR a su prouver sa pertinence dans les nouvelles dynamiques et les cas de migration forcée. Sa croissance a été progressive et décousue. Par conséquent, non seulement la taille de l'organisme n'est plus la même, mais son mandat, en plus des réfugiés, comprend les personnes déplacées à l'intérieur de leur pays, les apatrides, les rapatriés et même certaines victimes de catastrophes naturelles.
Cette croissance a été accompagnée de politiques plus restrictives de la part des États, qui limitent la capacité du HCR à remplir son mandat de base, qui est de protéger et d'aider les réfugiés. Le HCR ne peut forcer les États à s'acquitter de leurs obligations internationales, et ne peut les forcer à offrir des solutions durables aux réfugiés.
Le HCR dépend aussi des États, non seulement pour les contributions volontaires, mais aussi pour la permission d'intervenir dans leurs territoires. Comme les États du Nord et les États du Sud sont de plus en plus réticents à protéger et à aider les réfugiés, le HCR a de la difficulté à s'acquitter de son mandat.
Cela ne signifie pas pour autant que le HCR est passif et qu'il n'a pas son propre programme. En fait, l'organisme a influencé les interventions internationales à la suite de déplacements à grande échelle grâce à d'autres pouvoirs, comme l'expertise et l'autorité morale. Malgré ces capacités, le HCR doit s'adapter à un monde changeant. Son travail est touché par des dynamiques hors de son contrôle, comme la nature changeante des conflits, la complexité des changements climatiques, l'urbanisation, les pressions plus vastes de la migration et l'indice de fragilité des États qui, comme Steve Cornish l'a dit ce matin, sont tous de nouveaux moteurs de déplacements et de défis qui peuvent nuire aux efforts visant à trouver des solutions.
Compte tenu de la nature changeante du cadre dans lequel il œuvre, le HCR devra s'adapter et réinterpréter son mandat. Comment composer avec les défis à venir? Permettez-moi de prendre la minute et demie qu'il me reste pour décrire certaines des possibilités. On peut tirer de nombreuses leçons de l'histoire du HCR par rapport aux changements. Par le passé, l'adaptation est parfois venue du fait que certains États l'ont invité à s'adapter de façons particulières. À d'autres moments, l'organisme s'est adapté afin de remplir son mandat initial dans un monde changeant. Certaines décisions prises lors de grands tournants peuvent être qualifiées de « succès » et d'autres « d'échecs », en raison de leurs conséquences.
Selon mes travaux de recherche pour le livre, il y a au moins cinq grandes leçons à tirer de l'histoire qui pourraient guider l'évolution du HCR. Premièrement, l'organisme doit accorder davantage de pouvoirs à son personnel. Les gens qui représentent le HCR ont toujours joué un rôle central dans l'histoire de l'organisme. Selon de récentes évaluations, l'organisme étouffe souvent les débats internes et les initiatives individuelles. Il est essentiel que le HCR soit en mesure de créer un environnement institutionnel qui offre au personnel la possibilité d'être innovateur, créatif et politisé.
Deuxièmement, il doit plus systématiquement assumer son rôle de direction. Par le passé, le HCR a été le plus efficace lorsqu'il était proactif, confiant et engagé politiquement, et moins efficace lorsqu'il adoptait un rôle plus passif ou bureaucratique.
Troisièmement, il doit maintenir son autorité morale. Bien que le HCR doive être proactif et engagé politiquement, il doit éviter de compromettre l'autorité morale qui découle de son mandat principal en faisant des compromis pour répondre aux intérêts des États à court terme.
Quatrièmement, il doit investir dans des partenariats. Le HCR peut souvent faire plus en faisant moins. Dans la mesure du possible, il devrait investir dans des partenariats et rechercher les chevauchements complémentaires avec d'autres institutions internationales, plutôt que seulement essayer d'étendre son propre domaine d'intervention. Il est important de reconnaître que les réfugiés ne sont pas l'exclusivité du HCR, mais qu'ils représentent un défi pour l'ensemble des Nations Unies et de la communauté internationale.
Enfin, il doit être indépendant des intérêts des États. Ses meilleurs succès, le HCR les a connus en maintenant une certaine indépendance par rapport aux intérêts des États et en étant sûr de pouvoir remplir son mandat et offrir une vision stratégique et claire sur la façon de mettre en œuvre cette vision dans un monde changeant.
Pour conclure, au moment où le HCR se prépare à affronter de nouveaux défis de déplacement, il est important de se rappeler que l'adaptation et le changement ont marqué son histoire. Comme le montrent les leçons tirées depuis six décennies, ce n'est qu'en apprenant de ses erreurs que le HCR sera en mesure de pleinement réaliser son mandat visant à protéger les réfugiés et à trouver une solution à leur malheur.
Merci. Je suis prêt à répondre à vos questions.
La présidente : Merci, monsieur Milner. Je vous remercie infiniment de nous avoir remis votre livre. Nous le lirons certainement avec grand intérêt.
Monsieur François Audet.
[Français]
François Audet, professeur, Département de management et technologie, Université du Québec à Montréal, à titre personnel : Je viens témoigner aujourd'hui à titre de professeur chercheur et aussi d'ancien travailleur humanitaire. Mon exposé comporte un ensemble de recherches et d'entrevues pour ce témoignage.
Ma présentation se divise en deux sections. Je m'assurerai de respecter le temps. Une partie de mon exposé portera sur les constats et l'autre sur les recommandations. Je tiens à préciser, à moins d'avis contraire, que mon exposé portera sur deux organisations : le HCR et l'UNICEF.
En termes de constats, de manière générale, la mission de ces deux organisations depuis la Deuxième Guerre mondiale a énormément évolué et les évaluations de leurs pertes...
La présidente : Vous parlez très rapidement et c'est difficile pour l'interprétation.
M. Audet : Je suis désolé pour les interprètes. Je vais parler un peu plus lentement. Par contre, je ne veux pas que ce soit imputé à mon temps.
La présidente : Je vous accorde 10 minutes.
M. Audet : Je présenterai d'abord les constats et ensuite les recommandations. Premièrement, j'aimerais vous faire part brièvement de sept constats. Le premier — et cela rejoint certains des propos du professeur Milner — est celui de la temporalité de leur mission. La réponse humanitaire ou la mission de ces organisations est à court terme. Aujourd'hui, le statut d'un réfugié est d'une durée moyenne de 17 ans. Comment peut-on confier une mission à court terme à des organisations, même si on espère que ce sera à court terme, alors qu'on sait pertinemment qu'au lendemain d'un conflit, cela perdure au-delà de 10 ou 20 ans? Certaines populations vont naître, vivre et mourir dans des camps de réfugiés.
Le deuxième constat concerne la cohérence de la mission du HCR, qui veille à la protection des réfugiés. Comme vous l'avez mentionné, il s'agit d'une agence essentielle. Malheureusement, en devenant également une agence d'assistance humanitaire, notamment l'aide à la distribution de denrées, elle faillit trop souvent à sa mission de protection en voulant préserver sa survie institutionnelle et son financement. Elle se fait trop souvent discrète sur le plan de sa mission, qui est la protection des réfugiés.
Troisièmement — et c'est particulièrement en lien avec la Syrie et avec bon nombre de conflits —, j'aborderai la paralysie opérationnelle, qui frappe toutes les organisations humanitaires depuis l'après-septembre 2001. Autrement dit, ce sont des théâtres humanitaires qui ont tous en filigrane la lutte contre le terrorisme, ce qui fait en sorte que les grandes organisations humanitaires contemporaines, notamment la Croix-Rouge, n'ont plus accès aux victimes. Ainsi, elles ne sont plus en mesure de remplir leur mission et n'ont plus leur raison d'être.
Quatrièmement, j'aimerais parler de la volonté politique. À mon avis, il importe d'éviter tous les tabous. Les actions et les mandats de ces organisations sont à la hauteur du pouvoir de financement et des mandats des pays occidentaux, des donateurs, et des pays membres onusiens. Autrement formulé, on constate dans la documentation que les moyens octroyés aux agences onusiennes vont de pair avec l'intérêt des membres à bien vouloir leur donner un espace de travail et un pouvoir d'action.
Cinquièmement, c'est l'attention spécifiquement aux enfants — je sais que vos travaux portaient particulièrement sur ce sujet. Tant le HCR que l'UNICEF, et cela est indéniablement documenté, portent une attention particulière aux enfants. Néanmoins, on constate chez ceux dont les parents sont présents ou ceux qui n'ont pas de problèmes de santé particuliers qu'ils ne reçoivent pas de traitement distinctif. Il faut que l'enfant soit non accompagné ou malade pour qu'il puisse avoir un droit spécifique ou recevoir un soutien de protection particulier.
Sixièmement, il s'agit de l'offre éducationnelle. Si ces organisations veulent accorder la priorité aux enfants, on devrait voir parallèlement une offre d'éducation de qualité dans les scénarios de déplacement forcé et dans les camps de réfugiés. Malheureusement, cette offre est sous-financée, médiocre ou carrément inexistante.
Le septième constat est celui de la coordination. La concurrence et le modèle entrepreneurial et d'affaire de ces organisations, qui sont en mode de recherche de financement, font en sorte qu'elles ont souvent très peu d'intérêt à collaborer avec d'autres organisations. Notamment, on constate, dans les scénarios de réfugiés, que le HCR détermine qu'une population est la sienne et, à ce moment-là, il écarte très rapidement les autres organisations et d'autres possibilités de collaboration, un peu comme vous le mentionniez.
Ces sept constats m'amènent à quatre grandes recommandations. Évidemment, et vous le comprenez bien, ce sont des situations bien complexes, et je n'ai pas de solutions simples à vous proposer.
Premièrement, il y a le problème de temporalité de l'action, c'est-à-dire que les organisations ont des mandats à court terme, alors que les scénarios sont à long terme. On préconise dans les projets pilotes la possibilité pour les jeunes de sortir des camps afin d'avoir accès à des occasions intéressantes pour eux à l'extérieur des camps, parce que, lorsqu'ils sont contraints à demeurer dans les camps de réfugiés — c'est bien décrit et prouvé —, leurs droits sont bafoués et les systèmes d'éducation inexistants.
Deuxièmement, il y a les besoins des enfants en situation de déplacement prolongé. Il faut améliorer l'offre éducative et l'accès à une éducation plus que primaire, c'est-à-dire également secondaire et éventuellement technique. On la limite souvent à l'école primaire, car c'est ce que garantit la Convention relative aux droits de l'enfant. Or, on le sait, l'éducation contribue à faire en sorte que les enfants deviennent des acteurs productifs dans leur milieu d'accueil ou d'origine, et on devrait insister davantage sur cette éducation dans les situations d'urgence.
Troisièmement, la cohérence des mandats. En ce qui me concerne, je crois que le HCR ne devrait s'intéresser qu'à la protection des réfugiés, comme le stipule d'ailleurs son mandat, et non à l'assistance directe. On pourrait alors laisser à d'autres organisations, à des ONG et à l'UNICEF, le soin de faire de l'assistance humanitaire, et restreindre le HCR à son mandat de protection.
Enfin, quatrièmement, dans la catégorie des enfants, il y a une clientèle particulière qui est oubliée, celle des adolescents et des jeunes âgées de 12, 18 et 20 ans. Un jeune dans un camp de réfugiés qui a 17, 18 ou 19 ans n'a pas les mêmes besoins que les jeunes enfants ou les adultes, ce qui fait en sorte que ces jeunes sont souvent très désœuvrés et se retrouvent à commettre de petits crimes et — cela est bien documenté —, qu'ils seront certainement les premiers à être recrutés par des milices et des groupes terroristes.
Voilà donc ce qui conclut ma présentation. J'espère que cela facilitera votre étude et que les interprètes et les sténographes n'ont pas trop souffert de la vitesse de mon allocution.
La présidente : Merci, monsieur Audet.
[Traduction]
J'aimerais vous poser une question à tous les deux. Vous avez parlé du HCR, et quelque peu d'UNICEF aussi. Nous savons tous que les garçons et les filles vivent les conflits très différemment. Malheureusement, les filles subissent une violence fondée sur le sexe, et parfois les garçons aussi, comme des agressions sexuelles et des mariages précoces. Les garçons risquent davantage de devoir travailler pour soutenir la famille ou d'être recrutés par des groupes armés.
À la lumière de votre étude, comment le HCR et UNICEF pourraient-ils selon vous répondre à ces besoins changeants et particuliers?
M. Milner : C'est une excellente question. C'est d'ailleurs un sujet assez pressant au sein du HCR. Puisque c'est l'organisation que je connais le mieux, je vais limiter ma réponse au HCR. Au cours des 45 dernières années, le HCR a beaucoup changé sa façon de répondre aux besoins particuliers des réfugiés de sexe masculin et féminin. De façon générale, cela s'est fait parallèlement aux discussions qui se déroulaient au sein de la communauté du développement international et du milieu humanitaire sur le fait d'isoler les besoins des femmes plutôt que de les inscrire dans le courant dominant.
Ce qui est plutôt encourageant, c'est que, au cours des six dernières années, le HCR a mis à l'essai un nouveau programme visant à intégrer la problématique de l'âge, du sexe et de la diversité. L'objectif est de veiller à ce que tous les volets du travail de l'organisation comportent des protections tenant compte des sexospécificités, de façon à ce que la responsabilité de répondre aux besoins particuliers des femmes ou aux questions de genre n'incombe plus à un ou deux collègues sur le terrain, mais bien à l'ensemble du personnel.
Cette nouvelle approche a été mise à l'essai dans 12 ou 14 pays, je crois, avec plus ou moins de succès. Dans certains cas, où l'approche jouit d'un puissant appui de l'organisation, où il existe des possibilités de formation et un engagement de la part de tous les membres du personnel, l'approche a donné d'excellents résultats. L'Inde se démarque particulièrement en tant que cas convaincant où l'approche a permis non seulement de répondre aux besoins des filles et des femmes réfugiées, mais aussi de relever des défis sur le plan de la sensibilisation des hommes réfugiés à l'égard de l'égalité entre les sexes et des problèmes de violence envers les femmes, par exemple. Dans les pays où l'approche ne jouit pas d'un appui aussi puissant de la part des dirigeants du pays et où moins de mesures ont été mises en place pour inciter les membres du personnel à faire ce travail — comme c'est le cas de tant de politiques sur les réfugiés dans le monde —, l'approche a donné de moins bons résultats.
La réponse toute simple, c'est que les méthodes de travail de l'UNHCR évoluent constamment. L'approche actuelle, qui a été élaborée à l'échelle internationale à Genève, est réellement très encourageante. Elle est très nuancée et elle tient compte de la plus récente compréhension de la manière de réagir à ces genres de problèmes liés à l'égalité entre les sexes. Là où nous éprouvons des difficultés, c'est au chapitre de l'homogénéité de la mise en œuvre de cette nouvelle approche dans les plus de 120 pays où l'UNHCR travaille.
J'aimerais attirer l'attention du comité sur certaines évaluations qui ont établi une comparaison entre certains de ces pays pilotes et entre les bons et les mauvais résultats obtenus. Je dirais que les trois facteurs les plus importants qui ressortent de ces évaluations sont, premièrement, l'engagement de la haute direction de l'UNHCR au pays, deuxièmement, les possibilités de formation et, troisièmement, la mise en place d'incitatifs pour veiller à ce que les membres du personnel mettent en œuvre cette politique.
[Français]
M. Audet : Je n'ai pas beaucoup de choses à ajouter. Je suis tout à fait d'accord avec ce que l'on vient de mentionner. La principale critique est liée au fait que ce programme, le AGDM, est arrivé très tard dans l'histoire du HCR. C'est une tragédie, car pour chaque nouveau camp de réfugiés, cette problématique se répétait. C'est un dossier en évolution et c'est une question d'impulsion politique au siège social.
Les politiques doivent être mises en œuvre au Canada comme ailleurs. Il y a une politique, ici, et il faut qu'il y ait une impulsion politique pour qu'il y ait mise en œuvre jusque sur le terrain, dans les camps de réfugiés, et cela passe par les capacités des chefs de projet, des chefs de mission et des camps de réfugiés eux-mêmes.
[Traduction]
C'est un processus continu.
La sénatrice Nancy Ruth : Est-ce qu'une formation est offerte aux garçons et aux hommes sur les torts qu'ils causent? Existe-t-il une formation axée sur les torts causés?
M. Milner : Oui. La plus grande évolution dans le travail de l'UNHCR au chapitre de la violence fondée sur le sexe a été de mettre au point un programme qui vise non seulement à protéger les femmes, mais aussi à sensibiliser les hommes. Ce programme a obtenu de très bons résultats surtout dans les camps de réfugiés somaliens au Kenya et dans les camps de réfugiés burundais en Tanzanie. Cela rejoint ce que M. Audet a dit concernant l'importance de porter une attention particulière aux personnes âgées de 16 à 21 ans. Par exemple, l'UNHCR a constaté que, en Tanzanie, les taux d'agressions sexuelles et de violence fondée sur le sexe étaient très élevés parce que les hommes qui commettent cette violence sont tombés entre les mailles des programmes offerts et aussi parce que l'oisiveté est la mère de tous les vices, à défaut d'une meilleure expression.
Encore une fois, il y a tant de fluctuations dans la manière dont ce type de formation a été propagé.
Ce qui est irréfutable — et cela rejoint quelque chose que M. Audet a dit —, c'est que, quand l'UNHCR intervient dans une nouvelle situation, il tend à mener ses activités comme d'habitude. Il est très lent à intégrer les leçons qu'il a tirées de la Tanzanie et à les appliquer directement en Jordanie. L'UNHCR devrait être capable d'intégrer ces nouvelles connaissances.
La réponse simple, c'est que la formation et le manuel sont axés autant sur l'éducation des garçons que sur l'éducation des filles. Il ne s'agit pas seulement d'offrir une éducation au sujet des torts causés et de leur incidence sur les collectivités, mais il s'agit aussi de veiller à offrir des programmes qui captent l'attention de la population masculine, qui est souvent le groupe le plus susceptible de commettre des agressions sexuelles. Toutefois, cette méthode de travail n'est pas appliquée aussi systématiquement qu'il le faudrait à l'échelle internationale.
La sénatrice Ataullahjan : Je suis en train de regarder l'exposé que vous avez donné à l'École de la fonction publique du Canada en octobre 2008. Vous avez dit que l'ampleur et la nature du problème des réfugiés dans le monde ont beaucoup changé au cours des dernières années. Il y a moins de réfugiés qu'il y a 10 ans, mais les gens sont des réfugiés pendant de plus en plus longtemps, et les enjeux sont de plus en plus politisés et de plus en plus complexes.
Dans le même exposé, vous avez dit que la durée moyenne d'une situation de réfugiés était de 9 ans en 1993, mais qu'elle est maintenant de 18 ans. Cela veut dire que la majorité des réfugiés dans le monde devront vivre dans une situation précaire pendant 18 ans.
Vous avez également déclaré que beaucoup d'États donateurs hésitent à fournir de l'aide dans ces situations de réfugiés prolongées et choisissent d'envoyer leur argent ailleurs. Est-ce que c'est aussi le cas dans la crise actuelle?
M. Milner : Oui. Je serais ravi de vous parler plus longuement à ce sujet.
Oui, malheureusement. Cela revient à quelque chose que M. Audet a dit dans son exposé. Nous sommes confrontés à un phénomène de réfugiés en situation d'exil prolongé. La crise syrienne change les chiffres un peu à cause du très grand nombre de Syriens en exil en Turquie, au Liban et en Jordanie.
En 2009, les Canadiens ont fait preuve de leadership au sein du comité exécutif de l'UNHCR et ils ont joué un rôle important dans l'adoption d'une conclusion sur les situations de réfugiés prolongées. La conclusion a notamment stipulé que les populations de réfugiés qui sont en exil pendant cinq ans ou plus, et ce, sans perspective immédiate de solution durable, sont dans des « situations de réfugiés prolongées ».
De 66 à 75 p. 100 des réfugiés dans le monde se trouvent dans de telles situations. Selon l'avis le plus répandu, la crise syrienne donnera lieu à une situation semblable. En effet, rien ne permet d'entrevoir qu'il y aura une solution durable à la crise syrienne une fois qu'elle aura atteint son cinquième anniversaire.
L'exposé que j'ai fait en 2008 était inspiré par un projet dont j'ai assuré la codirection avec l'Université des Nations Unies, qui a examiné 18 situations de réfugiés prolongées pour tenter d'en expliquer les causes et de trouver des solutions possibles. Nous sommes arrivés à la conclusion que — et ceci rejoint encore une fois ce que M. Audet a souligné — depuis la fin de la guerre froide, et certainement depuis les événements du 11 septembre, la nature de l'aide humanitaire évolue. De nos jours, elle remplace souvent des efforts visant à résoudre les causes fondamentales des déplacements.
Si nous examinons les situations comme celle des Afghans au Pakistan, des Somaliens au Kenya et des Karens qui restent en Thaïlande, cela veut dire que la solution à ces déplacements comprend le fait de prendre l'engagement de rebâtir le pays d'origine de manière à ce que le retour des réfugiés soit une option viable. Traditionnellement, dans toutes les crises de réfugiés d'envergure, cela a été une des pièces importantes du casse-tête. Même dans le cadre de la crise indochinoise, qui a provoqué le déplacement de 3 millions de réfugiés, dont 2 millions se sont établis dans des pays occidentaux, 1 million de personnes sont tout de même retournées au Vietnam, au Laos et au Cambodge.
Dans le cas des réfugiés d'Amérique centrale dans les années 1980, dans la foulée de l'adoption des mesures recommandées par la CIREFCA, nous avons vu que, pris ensemble, l'intégration locale et le rapatriement sont très importants. Certaines des interventions dans ces situations de réfugiés prolongées ont seulement été des opérations de longue durée visant à fournir aux réfugiés des soins et le nécessaire vital. C'est ce que l'on fait grosso modo pour les Syriens en Jordanie et au Liban — on leur fournit une aide vitale dans l'espoir que, à la longue, la crise sera résolue.
Le côté tragique de la fragilité des États et des défis que posent les efforts de consolidation de la paix — surtout dans le monde d'après les événements du 11 septembre —, c'est que les projets de reconstruction d'États comme la Somalie et l'Afghanistan et, un jour, la Syrie, s'inscrivent dans une perspective à extrêmement long terme. Ce que nous avons découvert dans le cadre de nos interventions dans les situations de réfugiés prolongées, c'est qu'elles sont causées par des impasses. Il s'agit d'impasses dans les pays d'origine, mais aussi dans les pays d'accueil des réfugiés, qui manifestent de plus en plus de réticence à offrir aux réfugiés des possibilités de parvenir à l'autosuffisance et de trouver des solutions locales. Récemment, la Tanzanie a accordé la citoyenneté à 162 000 réfugiés burundais qui sont sur son territoire depuis 1972. Il s'agit d'un exemple sans précédent de solution à une situation de réfugiés prolongée. Voilà le genre de solution qu'il faut envisager, encourager et promouvoir ailleurs.
Les répercussions des situations de réfugiés prolongées présentent des défis non seulement sur le plan des droits de la personne des réfugiés, mais aussi sur le plan du bien-être des habitants des collectivités d'accueil et de la stabilité des États et des régions.
Nos interventions dans des situations de réfugiés prolongées visent surtout à répondre aux besoins des réfugiés à l'extérieur d'un silo humanitaire et à intégrer ces objectifs à nos efforts sur le plan du développement, de la consolidation de la paix, de l'engagement politique et aussi à chercher et à favoriser des occasions pour les réfugiés de parvenir à l'autosuffisance à l'échelle locale afin qu'ils ne soient pas obligés de dépendre de l'aide internationale. De cette manière, quand des solutions durables auront été trouvées, les réfugiés auront les compétences et les aptitudes nécessaires pour participer à la vie active et contribuer à la mise en œuvre de ces solutions.
La solution ne consiste pas à élaborer des programmes à long terme visant à fournir indéfiniment aux réfugiés des soins et le nécessaire vital. La solution consiste à les traiter comme des êtres humains qui sont capables de trouver une solution qui leur convient.
La sénatrice Ataullahjan : Vous avez mentionné l'Afghanistan et le Pakistan et, en tant que personne qui connaît très bien cette situation — je sais que vous avez parlé de 3 millions de personnes, mais certains disent qu'il y en a eu jusqu'à 5 millions. La plupart de ces réfugiés ne sont pas retournés en Afghanistan; ils sont restés au Pakistan. Cela crée d'énormes pressions à tous les égards sur les habitants de la région. Cela pousse les gens à éprouver de la rancœur. Cela a eu des répercussions sur le Pakistan, qui était déjà fragile. Le pays était déjà aux prises avec des problèmes.
Récemment, le gouvernement du Pakistan a fait savoir qu'il avait très hâte que les réfugiés retournent chez eux. Or, quand on regarde la situation actuelle en Afghanistan, il est évident que la plupart de réfugiés ne veulent pas y retourner, d'autant plus qu'ils se sont établis au Pakistan. Ils y ont fondé des entreprises.
Il doit bien exister une façon pour la population locale d'interagir avec les réfugiés et de trouver une solution. La plupart des personnes à qui l'on parle disent qu'ils sont très mécontents. Ils sentent que les choses se sont passées de façon relativement pacifique, mais que, depuis cette situation, ils ne maîtrisent plus la situation. Je sais qu'il n'existe pas de solution facile.
M. Milner : Je vous remercie, sénatrice, d'avoir parlé de ce cas. Cela me ramène à ce que j'ai dit en répondant à la question de la sénatrice Nancy Ruth concernant la manière de lutter contre les inégalités entre les sexes et la capacité d'apprentissage de l'UNHCR. Il s'agit d'un cas qui illustre parfaitement l'importance pour l'UNHCR de s'engager sur le plan politique, de donner plus de pouvoirs aux membres de son personnel et de faire preuve de leadership. Une excellente chose que l'UNHCR a faite au Pakistan a été d'effectuer un recensement des réfugiés afghans en 2004-2005. Il a découvert que, parmi les 2,1 millions de réfugiés qui s'y trouvaient à ce moment-là, seulement 18 p. 100 ne retournaient pas en Afghanistan à cause d'une crainte de persécution persistante. Par conséquent, cela veut dire que 82 p. 100 des réfugiés restaient au Pakistan notamment en raison de mariages mixtes ou d'un sentiment d'appartenance à la collectivité, pour des raisons économiques ou encore parce qu'ils avaient fondé une entreprise et qu'ils faisaient la navette entre l'Afghanistan et le Pakistan pendant la saison des récoltes.
L'UNHCR a fait preuve d'une grande perspicacité en créant une fondation empirique à partir de laquelle il pouvait engager la conversation avec le Pakistan concernant la situation réelle des réfugiés, et demander : « Que pourrions- nous faire pour régulariser la situation de ces réfugiés, vu qu'il s'agit non seulement d'une situation de réfugiés, mais aussi d'une migration et d'une question de développement économique? »
Dans le cadre de ce dialogue que l'UNHCR a engagé avec le gouvernement du Pakistan, il a été question de RAHA, l'initiative d'aide aux régions d'accueil des réfugiés. L'initiative est tout à fait conforme à ce que l'on propose de faire aujourd'hui avec les collectivités d'accueil en Jordanie. Nous voulons veiller à ce que le fait d'accueillir des réfugiés ne devienne pas un fardeau, que ce soit en Jordanie ou dans un endroit comme Peshawar, où l'aide que reçoivent les réfugiés peut être symbolique ou minime, mais c'est tout de même plus que ce dont jouit la population de la région. Que pourrions-nous faire pour éviter que la population éprouve du ressentiment à l'égard des réfugiés? Que pourrions-nous faire à l'échelle locale pour imposer aux chefs de police, aux maires, aux aînés des collectivités et au milieu des affaires la condition préalable selon laquelle ils s'engagent à créer un climat propice à un échange sur le fait d'accorder aux réfugiés le droit de travailler?
Malheureusement, le financement ne s'est pas poursuivi dans le cadre du programme de RAHA au Pakistan. La direction de l'UNHCR au Pakistan a changé, et c'est un des tragiques exemples où la haute direction d'une équipe de l'UNHCR, qui est très engagée, très au courant et très avisée sur le plan politique, est remplacée dans un pays, en raison de l'évolution du contexte politique au Pakistan, un fait que je crois impératif de souligner.
Quand l'UNHCR adopte un rôle plus passif et plus bureaucratique en se contentant de faire ce qu'elle a à faire, les occasions s'amenuisent. Voilà des exemples de situations où le HCR est très au courant des faits et très engagée à l'échelle locale dans ce genre de quiproquos qui sont nécessaires pour créer l'espace et les occasions qui favorisent l'autonomie des réfugiés, leur permettent d'assurer leur subsistance et, au final, constituent pour eux des solutions. Mais tout part vraiment du fait qu'on sait que tous les réfugiés ne sont pas pareils. Les besoins ne sont pas les mêmes pour les 2,1 millions d'Afghans au Pakistan. Il en va de même pour tous les réfugiés syriens en Jordanie, au Liban et en Turquie. Il faut avant tout posséder une connaissance approfondie, intelligente et attentive du contexte local et de la diversité de la population, puis trouver des solutions créatives grâce à cette compréhension.
La sénatrice Andreychuk : J'ajouterais que nous suivons les réfugiés depuis un bon bout de temps. Dans un contexte africain que je connais, ils obtenaient des ressources et avaient une éducation et des normes minimales dont ils n'auraient pas bénéficié dans leurs propres villages s'ils y étaient retournés; ils avaient donc tendance à ne pas vouloir rentrer. Il existait aussi une tension entre les villageois sans instruction et ceux qui se trouvaient dans les camps.
Si je vous comprends bien, monsieur Milner, vous nous dites qu'il faudrait pouvoir former les jeunes pour qu'ils fassent partie de la solution? Est-ce la solution que vous proposez dans ces pays? Quand il est question de la Syrie, par exemple, on nous affirme que la réponse ne viendra pas de l'extérieur tant que les Syriens n'auront pas déterminé leur avenir. Compte tenu du nombre substantiel de réfugiés à l'extérieur du pays, certains étant instruits, d'autres moins, devrions-nous les considérer comme une partie de la solution politique au lieu d'une simple charge? Comment devrions-nous nous y prendre pour que les institutions internationales qui les hébergent ne subissent pas de conséquence fâcheuse?
[Français]
M. Audet : Petite réaction rapide. Mes propos rejoignent ceux du professeur Milner. Je pense que votre question est pertinente et met en relief des exemples assez rares, malheureusement, où le HCR a eu la possibilité de s'adapter de façon ingénieuse et de soutenir des situations. Je pense qu'il copie souvent la recette d'entretenir un système artificiel, comme votre question le suggère, ce qui donne des services supérieurs à ce qu'il n'a jamais eu auparavant et à ce qu'il n'aura jamais après. Donc, cela maintient un système artificiel, et ces systèmes artificiels, il y en a partout, il y en a même chez nous. Ce n'est pas propre aux populations de réfugiés.
Pour en revenir à la Syrie particulièrement, en ce qui concerne le système de transition, il est clair que, compte tenu de la durée — et on parle de décennies, dans le cas de la Syrie —, compte tenu du nombre de réfugiés syriens, compte tenu aussi — puisque vous en faites mention — de l'éducation, du niveau des capacités locales, il n'y a pas d'autres solutions qu'à travers cette population de réfugiés elle-même. La solution, de toute façon, est politique. Ce n'est pas le HCR qui va régler ce problème, ce n'est pas la Croix-Rouge ni les Nations Unies, et ce n'est malheureusement pas le Canada non plus. C'est aux Syriens, comme vous l'avez bien dit, à s'organiser pour trouver une solution. Cependant, en attendant, il y a des massacres, il y a des gens qui meurent, il y a des enfants qui sont déplacés. Or, cette population qui s'en est sortie, qui est maintenant réfugiée, doit faire partie de la solution, sinon, dans ce cas, je crois que l'on va simplement maintenir un système artificiel supplémentaire, alors qu'on a l'occasion, dans le cas syrien, de pouvoir, entre autres — on le voit avec le Liban et la Turquie, notamment, qui sont des pays très ouverts —, recevoir des réfugiés et de les intégrer localement pour leur donner des projets d'avenir et pour qu'ils ne soient pas en zone de transition pendant des décennies et des décennies.
[Traduction]
M. Milner : Je pourrais ajouter quatre choses très précises que l'UNHCR peut faire exactement pour répondre à ce genre de question. Cela s'inspire d'un projet que je réalise actuellement sur le rôle des réfugiés dans les processus de consolidation de la paix.
Si nous imaginons qu'il y a un processus diplomatique du volet un dans le cadre duquel les parties en conflit négocient et s'efforcent de nouer le dialogue et d'en arriver à une réconciliation, au cours du processus de volet deux, on peut faire beaucoup pour faire participer les réfugiés à cette étape, principalement pour que le résultat de la paix négociée soit considéré comme légitime par la population déplacée. Comme nous l'avons vu, le processus de paix au Burundi offre, par exemple, des occasions de trouver des dirigeants communautaires élus au sein des camps de réfugiés, lesquels peuvent agir à titre de représentants ou d'observateurs dans les pourparlers de paix comme tels. Cela jette un pont entre la population réfugiée et le processus officiel.
À part ce processus, il y a trois choses qu'on peut faire. Dans le cas des habitants du Soudan du Sud réfugiés au Kenya, par exemple, quand un mouvement de reconstruction et d'indépendance s'est mis en marche au Soudan du Sud, on a procédé à un sondage pour connaître les besoins dans cette région, lequel a permis de constater le manque criant de médecins, d'infirmiers et d'enseignants. L'UNHCR a alors pu commencer à offrir des programmes de formation pour que les réfugiés du camp de Kakuma, dans le Nord-Ouest du Kenya, reçoivent une formation en sciences infirmières pour combler ce besoin dans leurs pays d'origine.
En outre, l'UNHCR a, encore de manière très fragmentée, sans retenir de leçons à l'échelle mondiale, commencé à mettre en œuvre des programmes de coexistence dans des situations de tension et de mésentente entre communautés qui sont souvent au cœur de bien des conflits qui se perpétuent fréquemment dans des conditions d'exil. Les réfugiés acquièrent des compétences en résolution de conflit et en coexistence qui deviennent les pierres angulaires de la reconstruction quand ils retournent dans leur pays d'origine.
Enfin, il y a le très important processus d'enregistrement et de participation aux processus politiques quand les personnes sont en exil. L'enregistrement des naissances est également crucial pour que les gens aient une identité; de même, l'inscription des électeurs est essentielle pour que les gens puissent participer aux référendums lors des élections qui se déroulent après le conflit.
Ce sont des démarches très simples dont nous pouvons assurer la mise en œuvre systématique. Si elles sont effectuées correctement, elles peuvent avoir une incidence notable en favorisant le bien-être des réfugiés et en contribuant à une paix durable.
La sénatrice Nancy Ruth : Dans le cadre des processus de consolidation de la paix dans les camps, quelle attention porte-t-on aux résolutions des Nations Unies, comme la résolution 1325 ou toutes les autres qui portent sur la participation des femmes aux processus de paix? Si elles ne sont pas là, les décisions ne sont pas bonnes. Je m'inquiète à ce sujet, car quand vous dites qu'il y a des représentants élus venant des camps, nous vivons dans des cultures qui n'encouragent pas la participation des femmes en politique.
M. Milner : Je répondrai très brièvement, car je sais que M. Audet voudra dire quelque chose à ce sujet également. La réponse très simple, c'est qu'elles sont censées être présentes, mais ce n'est pas toujours le cas. Dans le système des Nations Unies, il y a depuis 2006 une commission de consolidation de la paix qui s'intéresse à 10 pays, il me semble. C'est un processus très officiel des Nations Unies qui tente de favoriser la consolidation de la paix dans le cadre de ces processus.
La résolution 1325 est une composante essentielle du travail de cette organisation quand la consolidation de la paix s'effectue de façon descendante et que des organismes internationaux interviennent. Elle exige très clairement la participation des femmes.
Je considère que c'est plus encourageant et plus durable dans les situations comme celle des réfugiés karens en Thaïlande. Il s'agit d'une société très patriarcale, comme nous l'avons vu dans le dossier ethnographique.
Quand j'ai rencontré l'organisation de femmes karens lors de mon dernier séjour en Thaïlande, les femmes m'ont clairement indiqué que pour modifier le déséquilibre homme-femme dans leur communauté, elles avaient pu accomplir des choses qui auraient été impossibles si elles étaient restées au Myanmar, en Birmanie, tout ce temps. Dans certains cas, si l'expérience de l'exil, la création de comités de femmes et l'insistance pour que les femmes soient représentées au sein des comités du camp de réfugiés se traduisent par une éducation généralisée sur l'égalité des sexes dans le camp, alors c'est un grand succès qui peut être durable. Quand cette démarche est vue comme une opération de plus à indiquer sur le rapport mensuel, elle reste purement symbolique et ne prendra pas racine.
Est-ce là officiellement? Oui. Le potentiel est-il réalisé dans chaque cas? Malheureusement pas.
M. Audet : C'est une situation où on fonctionne beaucoup au cas par cas. L'approche est tellement descendante que c'est très difficile, particulièrement parce qu'on procède au cas par cas.
[Français]
En fait, je dirais que la coexistence et l'équilibre social dans les communautés de réfugiés sont particuliers; il faut les aborder au cas par cas. Il est presque impossible de faire une application de l'ensemble des politiques, et notamment de la résolution 13.25, parce que ce qu'on voit, c'est la répétition des groupes de cohésion de réfugiés qui se déplacent de manière très homogène, et il y a très peu de possibilités de fractionner ou de modifier cette cohésion sociale qui est très fragile.
Pour en rajouter un peu, il s'agit réellement d'un traitement au cas par cas, et nonobstant la volonté politique de les imposer, les approches féministes ne sont malheureusement pas souvent favorisées.
[Traduction]
Le sénateur Eggleton : On discute beaucoup des camps et des services qui y sont offerts ou pas. Cependant, bien des gens ne se réfugient pas dans des camps, mais sont assimilés dans diverses communautés. Je crois comprendre que c'est particulièrement le cas au Liban. Quelle sorte de soutien les organismes des Nations Unies, les autres organisations ou les ONG offrent-elles à ceux qui ne sont pas dans des camps, mais dans des communautés? Ces personnes sont-elles totalement laissées à elles-mêmes?
[Français]
M. Audet : C'est une excellente question, et vous ouvrez la porte à la problématique des populations qu'on appelle les « IDP », donc les déplacés internes. La situation en Colombie en est un excellent exemple. On parle de 5 millions de personnes déplacées en raison du conflit à l'interne. D'une perspective juridique dans le cadre de relations internationales, comme vous le savez, le HCR, notamment, n'a pas le mandat de supporter ces populations qui sont à l'intérieur de leur propre territoire car, évidemment, l'État est lui-même le premier responsable de la protection de sa population. Alors, comment faire quand l'État est lui-même responsable des violations des droits de la personne? Et comment faire, justement, pour que le HCR, étant donné les dimensions juridiques, puisse obtenir le pouvoir d'agir pour ces populations déplacées?
C'est là, évidemment, que les ONG — vous en aviez quelques-unes ici, plus tôt — remplissent un rôle indéniable de soutien à ces populations, tant les IDP, les Internally Displaced People, que les populations qui sont réfugiées, mais qui ne font pas partie du territoire du camp. Le camp, c'est une espèce de catch-22, c'est une impasse. Aller au camp procure des avantages, mais je pense qu'il y a beaucoup d'opportunités, il y a des scénarios et des histoires de vie fascinantes de la part de réfugiés qui, notamment — vous parliez du Liban, donc des réfugiés syriens —, ont traversé les frontières, ne se sont pas inscrits et ne sont peut-être même pas recensés dans les chiffres de déplacements, mais qui ont réussi à trouver des occasions de faire leur vie, grâce à des réseaux personnels ou simplement grâce à un leadership individuel. Dans ces cas, il est très difficile de faire des recensements parce que, comme l'a mentionné le professeur Milner, tout est question d'identifier ces gens, dès la naissance, lorsque possible, ou de pouvoir faire le suivi de la trajectoire de ces populations qui sont en constants déplacements et qui espèrent toutes, un jour, revenir dans leur territoire d'accueil.
Donc, ces scénarios sont encore beaucoup plus complexes. Il n'y a pas de réponse facile, mais c'est là où les organisations non gouvernementales, particulièrement, et à l'aide d'autres organisations comme la Croix-Rouge, offrent des services à ces populations déplacées.
[Traduction]
M. Milner : La question des personnes déplacées à l'intérieur de leur propre pays est quelque chose d'important dont nous n'avons pas discuté. Votre question est absolument essentielle. Dans ma brève introduction, j'ai indiqué que l'urbanisation est une des grandes tendances qui représentent un défi pour l'UNHCR. L'un de ces défis est l'urbanisation de tout le monde, pas seulement des réfugiés.
C'est intéressant dans le cas de la Jordanie, où nous constatons de plus en plus que les familles répartiront le risque. Certains membres de la famille resteront dans un camp, alors que les autres iront dans une ville pour avoir des options à leur disposition. On observe ce comportement au Kenya, où certains réfugiés somaliens restent dans le camp et d'autres vont à Nairobi.
En Jordanie et au Liban, l'UNHCR a vraiment fait preuve d'innovation en aidant les réfugiés à sortir des camps en utilisant les téléphones cellulaires pour émettre des attestations et des subventions en espèces. Ce qu'il se passe là-bas est très encourageant.
Je ferais remarquer que c'est un véritable problème pour l'UNHCR depuis 15 ans. En 1999, la politique de l'UNHCR concernant les réfugiés urbains cadrait avec les points de vue restrictifs de nombreux États accueillant des réfugiés. Les pays du Sud mondial, qui hébergent 80 p. 100 des réfugiés du monde, ont indiqué qu'ils veulent que les réfugiés soient confinés dans des camps. Ils refusent d'appuyer une politique autorisant les réfugiés à vivre à l'extérieur des camps.
Les ONG et les chercheurs ont joué un rôle très actif en critiquant la politique de l'UNHCR. Cette dernière a adopté en 2009 une nouvelle politique sur la protection en zone urbaine, ce qui illustre à quel point une politique peut changer. En 2014, l'UNHCR a présenté une nouvelle politique sur les occasions qu'ont les réfugiés de vivre à l'extérieur des camps, laquelle comprend une disposition problématique : les réfugiés devraient être encouragés à assurer leur subsistance à l'extérieur des camps quand les conditions locales le permettent. Les pays hôtes et les communautés locales ont ainsi beau jeu de dire « L'environnement ne permet pas aux réfugiés de vivre hors des camps. »
Nous pouvons intervenir en marge afin de venir en aide à ceux qui vivent clandestinement dans des endroits comme Nairobi afin qu'ils se voient offrir de la protection, de l'aide et des solutions. Cela nécessite un cadre stratégique nous permettant de faire preuve de bien plus d'imagination en ce qui concerne non seulement le bien-être des réfugiés qui vivent à l'extérieur des camps, mais aussi la manière dont la présence de ces réfugiés peut contribuer au développement et à la consolidation de la paix dans les régions frontalières. Il faudrait toutefois que les autorités locales soient disposées à autoriser ces activités.
La présidente : La situation à Nairobi est tragique. Les gens ont été forcés d'aller dans des camps et de vivre dans des conditions misérables. Mais je ne peux pas poser de question parce qu'une autre séance doit avoir lieu ici.
Je vous remercie tous les deux de nous avoir donné beaucoup de matière à réflexion. Il y a bien d'autres questions que nous voulons poser, mais peut-être trouverons-nous un autre moyen de le faire.
(La séance est levée.)