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SECD - Comité permanent

Sécurité nationale, défense et anciens combattants

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense

Fascicule 16 - Témoignages du 27 avril 2015


OTTAWA, le lundi 27 avril 2015

Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd'hui, à 13 heures, pour étudier la teneur du projet de loi C-51, Loi édictant la Loi sur la communication d'information ayant trait à la sécurité du Canada et la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, modifiant le Code criminel, la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et apportant des modifications connexes et corrélatives à d'autres lois.

Le sénateur Daniel Lang (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bienvenue à la séance du Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense du lundi 27 avril 2015. Avant d'accueillir nos témoins, j'aimerais commencer par présenter les personnes qui prennent place autour de la table. Je m'appelle Dan Lang, et je suis un sénateur du Yukon. Immédiatement à ma gauche se trouve le greffier du comité, Adam Thompson. J'aimerais faire un tour de table et inviter chaque sénateur et sénatrice à se présenter et à dire quelle région il ou elle représente, à commencer par notre vice-président.

Le sénateur Mitchell : Grant Mitchell, de l'Alberta.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Sénateur Jean-Guy Dagenais, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Stewart Olsen : Carolyn Stewart Olsen, du Nouveau-Brunswick.

Le sénateur Kenny : Colin Kenny, de l'Ontario.

Le sénateur Runciman : Bob Runciman, de Mille-Îles et lacs Rideau, en Ontario.

Le sénateur Day : Joseph Day, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Beyak : Lynn Beyak, de Dryden, dans le nord-ouest de l'Ontario.

La sénatrice Jaffer : Mobina Jaffer, de la Colombie-Britannique.

Le président : Avant d'accueillir notre témoin, je me dois de prendre un moment pour rendre hommage à notre ancien collègue, l'honorable Pierre Claude Nolin, Président du Sénat, décédé dans la soirée de jeudi dernier. Le sénateur Nolin a siégé à notre comité pendant de nombreuses années et orienté nos études, nos délibérations et nos recommandations de façon incommensurable. Il a toujours été le champion des hommes et femmes de nos forces armées et des forces de réserve. Il appuyait activement la participation du Canada à l'OTAN et il a occupé la fonction de leader parlementaire en chef au sein de cette organisation.

Quand des principes de base étaient en jeu, P.C., comme nous l'appelions, n'hésitait jamais à poser des questions difficiles aux ministres et aux représentants du gouvernement. Il lui arrivait d'aller à l'encontre de la majorité; ainsi, il a fièrement appuyé le droit des membres de la GRC d'être représentés par un syndicat, droit maintenant confirmé par la Cour suprême du Canada.

Le sénateur Nolin a été un mentor pour bon nombre d'entre nous. J'ai sollicité régulièrement ses conseils pour le comité et pour remplir mon rôle de sénateur.

Au nom de tous les sénateurs et sénatrices du comité, je souhaite exprimer nos profondes condoléances à la famille du Président Nolin et, plus particulièrement, à sa femme, ses enfants et ses petits-enfants. Nos condoléances aussi à Anne Charron et Jules Pleau, merveilleux employés ayant contribué à une bonne part de son succès.

Pour revenir au sujet de nos audiences, chers collègues, le Sénat nous a renvoyé le projet de loi C-51, Loi édictant la Loi sur la communication d'information ayant trait à la sécurité du Canada et la Loi sur la sûreté des déplacements aériens, modifiant le Code criminel, la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité et la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et apportant des modifications connexes et corrélatives à d'autres lois.

Dans le cadre de notre étude du projet de loi C-51, nous accueillons aujourd'hui le conseiller à la sécurité nationale auprès du premier ministre, M. Richard Fadent, qui, avant d'assumer son rôle actuel, a été directeur du SCRS, ainsi que, plus récemment, sous-ministre du ministère de la Défense nationale.

Monsieur Fadent, nous sommes heureux de vous revoir. Félicitations pour votre nouvelle nomination comme conseiller à la sécurité nationale.

Richard Fadent, conseiller à la sécurité nationale auprès du premier ministre, Bureau du Conseil privé : Bonjour. Je vous remercie de m'avoir invité à témoigner au sujet du projet de loi C-51.

C'est avec plaisir que je me trouve devant vous tous pour la première fois à titre de conseiller à la sécurité nationale. Comme vous le savez, je suis le conseiller auprès du premier ministre en ce qui concerne les questions de sécurité et de renseignement ainsi que les politiques étrangères et de la défense. De plus, bien que je n'occupe pas un rôle opérationnel, une partie importante de mes fonctions vise la coordination des efforts du milieu de la sécurité nationale. Pour cette raison, si on me demande des explications détaillées sur des programmes, je ferai référence aux témoignages antérieurs de mes collègues des ministères et des organismes concernés. Je commenterai principalement la situation dans son ensemble.

[Français]

Comme vous l'avez déjà entendu, bien que le terrorisme existe depuis longtemps, les efforts canadiens en matière de sécurité nationale mettaient l'accent principalement sur le contre-espionnage au cours de la deuxième moitié du siècle dernier. Assurément, l'espionnage, l'ingérence étrangère et d'autres nouvelles menaces à la sécurité nationale, comme celles qui apparaissent dans le cyberespace, posent toujours un risque réel et, dans certains cas, un risque grandissant. De plus, nous devons avoir un aperçu global de la sécurité nationale et tenir de plus en plus compte des intérêts des Canadiens dans le cadre des événements et des tendances observées à travers le monde, surtout en ce qui concerne les récents événements survenus en Europe de l'Est, en Irak, en Syrie, ainsi que dans d'autres régions du Moyen-Orient et de l'Afrique.

Nos priorités, toutefois, ont changé de façon considérable à la suite des attentats sur les tours jumelles à New York. Nous avons depuis fait face à un effort concerté de la part d'Al-Qaïda et d'autres groupes terroristes affiliés visant à s'en prendre aux intérêts occidentaux. Al-Qaïda a réussi à attaquer bon nombre de nos alliés, par l'entremise, entre autres, des attentats à la bombe dans le train de Madrid en 2004 et des attentats suicides coordonnés de Londres en 2005. À plusieurs reprises, Al-Qaïda a publiquement identifié le Canada comme étant l'une de ses principales cibles. Bien que le groupe n'ait pas réussi à nous attaquer, il a inspiré des tentatives. En 2006, les organismes canadiens d'application de la loi et du renseignement ont collaboré afin de prévenir des attentats inspirés d'Al-Qaïda pour les 18 de Toronto, ici même au Canada.

[Traduction]

Les efforts déployés par les pays occidentaux pour contrecarrer Al-Qaïda ont été, pour la plupart, fructueux. La capacité d'Al-Qaïda de lancer des attaques a systématiquement diminué. Toutefois, la menace terroriste mondiale se poursuit : elle a évolué, et la question est devenue encore plus problématique.

La longue guerre civile en Syrie et l'instabilité persistante en Irak ont permis à de nouveaux groupes terroristes de se former et de prospérer. Parmi ces groupes, le plus important est l'État islamique en Irak et au Levant, ou EIIL. Il agit beaucoup plus brutalement et systématiquement que la plupart des autres groupes terroristes.

Toutefois, la question la plus préoccupante est le recrutement d'Occidentaux, particulièrement des jeunes, par l'entremise des médias sociaux et d'autres moyens. La propagande de haute qualité vise l'utilisation de vidéos, de Twitter, de Facebook et d'autres outils de communication.

L'EIIL a encouragé les recrues à dénoncer leur terre natale et à se rendre en Syrie pour se joindre à ses djihadistes et à son califat autoproclamé. Nous avons été témoins de la croissance fulgurante du phénomène des combattants étrangers ou voyageurs extrémistes. Les Canadiens et autres Occidentaux qui se sont rendus en Syrie pour combattre aux côtés de l'EIIL représentent une menace redoutable, étant donné que ces personnes peuvent se fondre plus facilement dans le décor de la société occidentale, voyager librement et potentiellement rentrer au pays pour radicaliser les autres encore davantage, ou pire encore, commettre des attentats au pays.

En réalité, l'EIIL et d'autres groupes de ce genre ont encouragé des adeptes à mener des attaques dans leur pays. En octobre dernier, cette menace théorique s'est concrétisée au Canada, ici même sur la Colline du Parlement, au cœur de la démocratie canadienne. Nos alliés ont également été touchés : les Australiens ont été confrontés à une prise d'otages en décembre dernier, et à Paris, le journal hebdomadaire satirique Charlie Hebdo a été ciblé.

À l'heure actuelle, le Canada possède d'excellents organismes d'application des lois et services du renseignement. La GRC et le SCRS forment une force incomparable. À ce jour, ces services ont réussi, dans l'ensemble, à s'adapter à cette menace croissante en évolution. Ils ont empêché de supposés voyageurs extrémistes de quitter le pays pour se joindre à I'EIIL. Des arrestations ont été effectuées. Le mois dernier justement, deux hommes ont été condamnés pour avoir comploté diverses attaques contre des trains de VIA Rail. La semaine dernière, deux étudiants de Montréal ont comparu devant un tribunal; ils sont accusés de plusieurs infractions liées au terrorisme, dont la possession d'une substance explosive et la tentative de quitter le Canada afin de participer à des activités terroristes. Plus tôt cette année, six jeunes hommes d'Ottawa ont été accusés d'infractions liées au terrorisme. Il est inquiétant de constater que de telles activités occupent régulièrement la une des journaux, mais cela témoigne également de l'efficacité de nos services du renseignement et de nos organismes d'application de la loi.

Par contre, pour chaque cas qui illustre nos réussites et qui est publié dans les journaux, il y a toujours un grand nombre de cas posant des menaces, même si notre appareil de sécurité nationale tente de les désamorcer. Malgré des efforts concertés, des Canadiens radicalisés, entre autres, passent entre les mailles du système. En janvier dernier, comme on a pu le voir dans les médias, six jeunes de Montréal se sont rendus en Syrie. Nos alliés sont confrontés aux mêmes difficultés.

L'efficacité et la rapidité avec lesquelles les auteurs des menaces communiquent leur plan, diffusent la propagande ou le savoir-faire terroriste et radicalisent les autres sont plus importantes que jamais. Au fil des ans, les terroristes ont appris à protéger leurs communications, ce qui complique les choses pour ceux qui cherchent à découvrir leurs plans. Le complot d'un attentat peut être réalisé avec peu d'avertissements, voire aucun. Comme le directeur du SCRS l'a annoncé au comité la semaine dernière, « la menace terroriste visant les intérêts du Canada en matière de sécurité nationale n'a jamais été aussi directe ou immédiate ».

[Français]

À mesure que la menace évolue, il doit en être de même pour l'approche du gouvernement. C'est pour cela que le Canada continue d'épurer ses lois et ses outils de lutte contre le terrorisme tout en respectant les valeurs fondamentales qui nous sont chères en tant que Canadiens et qui sont inscrites dans la Charte canadienne des droits et libertés.

À cet égard, vous aurez remarqué le financement supplémentaire prévu dans le budget : on recommande au Parlement d'octroyer ces fonds au Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité pour accroître sa capacité et pour veiller à ce que les activités de renseignement observent la loi et respectent la politique gouvernementale.

[Traduction]

Le projet de loi C-51 est un important pas en avant. S'il est adopté, il permettra d'améliorer les principaux outils de prévention à la disposition des organismes de renseignement et d'application de la loi. Par exemple, le SCRS se verra confier un nouveau mandat consistant à réduire les menaces posées à la sécurité nationale, et ce, grâce à une autorisation du tribunal, au besoin. Plus précisément, il permettrait au SCRS de prendre d'importantes mesures préventives face aux signes avant-coureurs de la radicalisation menant à la violence ou à d'autres activités terroristes. Cela sert de complément au mandat de la GRC lié à la perturbation des menaces en offrant au gouvernement un plus large éventail d'options pour faire face aux menaces qui n'atteignent pas le seuil établi en droit criminel, mais qui représentent, malgré tout, des menaces.

Un certain nombre de commentateurs ont noté que si l'on confie un tel mandat au SCRS, il y aurait chevauchement avec les pouvoirs actuels de la police. À mon avis, ce ne serait pas le cas, compte tenu de la nature de leur mandat respectif. Le SCRS est très souvent au courant des menaces potentielles avant qu'elles ne soient criminalisées. De plus, quand il s'agit de menaces, il est toujours préférable d'intervenir dès que possible.

Prenons un autre exemple : le projet de loi prévoit des mesures pour aplanir les obstacles à l'échange de renseignements pour des raisons de sécurité nationale, comme le préconise le Plan d'action en réponse à la Commission d'enquête sur l'affaire Air lndia de décembre 2010. Ainsi, les organismes pourront échanger des renseignements se rapportant à la sécurité nationale, sans toutefois y être contraints. Il est important de souligner que le projet de loi ne crée pas de nouveaux pouvoirs de collecte de renseignements.

Par ailleurs, nous ne sommes pas les seuls. Ces améliorations législatives sont semblables aux pouvoirs dont disposent déjà nos plus proches alliés, notamment le Royaume-Uni et l'Australie.

Pour terminer, je tiens à souligner que les droits des Canadiens, y compris leur droit à la vie privée, ont été au premier plan de toutes nos délibérations relatives à la politique, ce qui a permis d'orienter les propositions du gouvernement. Il y a un juste équilibre à atteindre, mais comme je l'ai dit tout à l'heure, nos ennemis ont continué d'affiner leurs méthodes et de s'adapter. Nous devons en faire autant.

[Français]

Je vous remercie de cette occasion de vous faire part de mes observations, et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup, monsieur Fadent.

Nous allons commencer par le vice-président, le sénateur Mitchell, puis nous enchaînerons avec le sénateur Runciman.

Le sénateur Mitchell : Merci, monsieur Fadent. C'est la première fois que vous témoignez dans vos nouvelles fonctions, et nous vous en remercions. Vous avez occupé des postes immensément importants. Je suis convaincu que vous continuerez sur votre lancée.

Je m'intéresse beaucoup au thème qui revient comme un leitmotiv dans nos réunions : celui de la surveillance. Vous avez indiqué clairement ne pas avoir de fonction opérationnelle, en tant que conseiller à la sécurité nationale. Cela suggère un éventuel rôle de coordination, sans autorité hiérarchique. Certains estiment toutefois que le rôle d'un conseiller à la sécurité nationale va plus loin : il s'agit, en fait, d'assurer une surveillance, par opposition à un examen. D'autres pensent qu'il faudrait un conseiller indépendant en matière de sécurité nationale, chargé de surveiller tout le fonctionnement des services du renseignement au sein du gouvernement.

Pourriez-vous réagir à ma première observation? Ensuite, expliquez-nous pourquoi nous n'avons pas de fonction de surveillance indépendante du cabinet du premier ministre et du Bureau du Conseil privé. En avons-nous besoin ou non?

M. Fadent : Eh bien, je souhaite d'abord clarifier mon propre rôle. C'est un rôle de coordination, et non pas un rôle opérationnel. Pour être honnête, je dois dire cependant qu'à titre d'agent du premier ministre dans ce dossier, le conseiller à la sécurité nationale peut jouir d'une certaine influence. Nous nous soucions non seulement de l'efficacité opérationnelle, mais aussi de l'équilibre que j'ai évoqué plus tôt.

En ce qui a trait à la surveillance, je tiens à faire une précision. Au Canada, on a un peu tendance à interchanger les mots « surveillance » et « examen ». Le mot « surveillance » vient du système de gouvernance des États-Unis et signifie que les autorités législatives ont préalablement le pouvoir de traiter des enjeux de sécurité nationale, tandis que l'« examen » se fait après le fait. D'après ce que je comprends de notre système de gouvernement, en général, le Parlement n'a pas préalablement le pouvoir d'examiner le travail du gouvernement, donc de l'exécutif. Quant à savoir si c'est une bonne ou mauvaise chose, comme disent les Américains, ce sera à des personnes mieux qualifiées que moi de le déterminer. D'autres pays du Commonwealth qui ont des systèmes semblables au nôtre ont mis à l'essai ces pouvoirs — certains, de façon très restreinte et d'autres, non.

Je vous rappelle que, en vertu de notre système de gouvernement, tous les organismes représentés ici ont un ministre de la Couronne. Ainsi, ils rendent des comptes au ministre, qui, à son tour, en rend à vous. Je trouve curieux que l'on tende à faire fi de la responsabilité des ministres dans tout ce débat sur la surveillance et l'examen. Je dois dire que, lorsque j'étais directeur du SCRS, je n'ai jamais vu mon ministre comme quelqu'un qui allait acquiescer à toutes mes demandes. Donc, je dirais que, avec le CSARS, le commissaire du CST, les ministres et la Cour fédérale qui se voit confier un rôle un peu plus important, il y a déjà pas mal d'examens qui se font.

Pour ce qui est de la question plus générale de la surveillance parlementaire, vous me pardonnerez de ne pas vraiment danser de joie.

Le sénateur Mitchell : Bien, je vous pardonne, mais je ne peux m'empêcher d'approfondir un peu cette question parce que vous en parlez dans votre mémoire, quand vous dressez la liste des nouveaux pouvoirs qui seront accordés, par exemple, au SCRS et à la GRC. Pour défendre ces nouveaux pouvoirs, vous dites que certains de nos plus proches alliés, « dont le Royaume-Uni et l'Australie », jouissent déjà de ces pouvoirs. Le Royaume-Uni et l'Australie ont des ministres qui ont des comptes à rendre. Ces deux pays ont aussi un mécanisme de surveillance parlementaire.

Pourrais-je vous demander d'approfondir votre réponse et d'expliquer les raisons pour lesquelles vous citez ces pays à titre de précédents, alors que vous ne semblez pas prêt à reconnaître qu'une surveillance parlementaire puisse avoir une certaine valeur?

M. Fadent : Bien, je crois que tous nos partenaires du Commonwealth ont chacun de petites variantes du système de Westminster. Les contrôles internes sur les organismes de sécurité et de renseignement en Australie et au Royaume-Uni sont légèrement différents de ceux au Canada. Tout ce que j'essaie de dire, c'est que la plupart des mesures proposées, sinon la totalité, existent déjà ailleurs.

Cela dit, je suis ici. Mes collègues sont venus aussi. Vos collègues du Comité des finances peuvent demander des prévisions. Vous pouvez faire comparaître des membres du CSARS ou le commissaire du CST. Donc, il y a dans une certaine mesure une surveillance parlementaire. Je me contenterais de dire qu'elle existe en partie. Ce n'est simplement pas la même chose qu'aux États-Unis, par exemple, ou ailleurs.

Je vais essayer de ne pas en dire plus.

Le sénateur Mitchell : Je ne vous en demanderai pas davantage.

Vous avez soulevé un point important au sujet du SCRS, qui pourra prendre des mesures préventives, par exemple, des techniques de perturbation. Il y a aussi toute la question de la réadaptation et de la déradicalisation avant qu'un crime ne soit commis. Ce n'est pas le SCRS qui ferait cela. Est-ce que ce serait à la collectivité ou aux forces policières d'assumer cette responsabilité?

M. Fadent : En gros, je crois que vous avez raison. Le SCRS peut le faire incidemment, mais je crois que cette responsabilité incomberait à la Sécurité publique ou aux autres ministères qui transigent généralement avec les gens, comme Patrimoine canadien ou le ministère de l'Immigration pour les nouveaux Canadiens.

Je dirais aussi que les provinces et les municipalités ont un rôle à jouer. Par exemple, la Ville de Montréal a élaboré un programme de lutte assez sophistiqué contre la radicalisation, comme l'ont fait un bon nombre d'autres villes. À un certain niveau, je pense que la clé consiste à trouver l'organisation ou l'ordre de gouvernement qui est le plus proche des personnes les plus susceptibles d'être radicalisées. Je pense aussi qu'il ne s'agit pas toujours forcément du gouvernement fédéral. Il faut donc que diverses parties entrent en jeu pour essayer d'intervenir auprès des personnes visées.

Le président : Je veux faire écho aux observations du témoin sur la procédure parlementaire. Ce type d'audiences permet, en partie, de tenir des discussions publiques et d'informer les Canadiens au sujet du rôle exact des organisations comme celle à laquelle appartient M. Fadent, de leur fonctionnement et des moyens que nous utilisons pour nous assurer qu'elles font le travail escompté.

Le sénateur Runciman : Monsieur Fadent, je vous souhaite la bienvenue. Je suis heureux que vous soyez là et j'ose espérer que vous pourrez revenir témoigner lorsque le projet de loi nous sera effectivement renvoyé, parce que nous pourrions passer toute une séance à entendre votre témoignage.

Dans votre déclaration préliminaire, vous avez mentionné l'attaque contre le magazine français. Je sais que la semaine dernière, il y a eu un autre incident en France qui aurait pu se traduire en terrible tragédie, mais heureusement, les choses n'en sont pas arrivées là parce que l'individu impliqué s'est tiré lui-même dans la jambe. Le premier ministre français a dit que la menace terroriste en France était à un niveau sans précédent. Il a parlé de 1 573 personnes ayant été recensées depuis la semaine dernière comme ayant des liens avec des réseaux terroristes, et ce, uniquement en France.

Que faisons-nous comme processus d'identification ici au Canada? Existe-t-il un processus semblable? Vous est-il même possible de citer des chiffres, ou bien serait-il inapproprié pour vous de le faire?

M. Fadent : Oui, nous essayons de déterminer les personnes les plus susceptibles d'agir ainsi. Je pense que le directeur du SCRS, lors de son témoignage devant le comité la semaine dernière ou il y a deux semaines, vous a donné un chiffre. Je pense qu'il y a environ 150 personnes qui, selon nos estimations, ont quitté le Canada pour participer au djihad en Syrie ou ailleurs dans le monde. Et une infime partie d'entre elles sont rentrées au Canada. Ce sont ces personnes qui préoccupent le SCRS puisqu'elles ont participé directement à une forme quelconque de radicalisation violente. Je pense que la GRC dispose d'une liste légèrement différente, même si les deux se chevauchent en grande partie.

Donc, oui, nous essayons d'assurer un suivi et nous le faisons par divers moyens. Parfois, les parents ou les amis nous mettent sur une piste. D'autres fois, il s'agit de communications transmises grâce aux médias sociaux et à l'occasion, comme je l'ai mentionné dans ma déclaration préliminaire, nous apprenons que certaines personnes ont quitté le pays pour se rendre en Syrie. Dans cette lutte contre le terrorisme, nous essayons le plus efficacement possible de collaborer avec d'autres pays, y compris la France.

Il est surprenant de voir que, en vue de se rendre dans des pays où les gens s'adonnent au djihad ou à des activités semblables, les individus doivent passer par d'autres pays. C'est pourquoi chaque pays fait le suivi des ressortissants dans la mesure du possible.

Le sénateur Runciman : J'aimerais vous poser une question concernant une partie du projet de loi qui a probablement suscité la plus grande controverse; il s'agit de la partie 4, qui propose des modifications à la Loi sur le SCRS. C'est à l'article 42 du projet de loi, qui porte sur les pouvoirs de réduction de la menace accordés au SCRS.

Je pense avoir déjà dit à des témoins qu'il y a un certain nombre d'activités qui violeraient la Charte si elles avaient lieu sans mandat, mais avec un mandat il ne s'agit pas de violation. Nous avons parlé d'écoute électronique et de ce genre d'activités. La question a été examinée par la Cour suprême l'an dernier dans la décision Spencer, et, à ma grande surprise, deux professeurs ont avoué, la semaine dernière, ne pas être au courant. Cette décision portait sur l'accès à des renseignements sur les abonnés d'un fournisseur de services Internet.

Par conséquent, il en va de même pour l'autorisation judiciaire en vue de la perturbation des menaces; ce n'est pas une violation à la Charte si vous disposez d'un mandat. Cela a été confirmé par le sous-ministre adjoint du ministère de la Justice ainsi que par M. Plouffe, qui assure une surveillance du CST. Toutefois, ceux qui s'opposent au projet de loi, et nous le voyons constamment dans les nouvelles et les médias, persistent à dire que le projet de loi permettrait de violer la Charte. Pourriez-vous profiter de l'occasion pour répondre à cette question.

M. Fadent : Je pense que, par définition, si le service suit la procédure établie dans la loi et qu'il obtient un mandat judiciaire, il agit en fonction de la loi et se trouve par conséquent protégé par elle.

J'aimerais aussi signaler que ce n'est pas unique à ce secteur d'activité. Le Code criminel accorde des pouvoirs semblables au service policier depuis longtemps. Des agents de police désignés peuvent se présenter devant un tribunal et demander l'autorisation de s'adonner à des activités criminelles mineures. Par définition, ces activités criminelles mineures comprennent souvent une violation, du moins en principe, de la Charte.

Selon nous, ou plutôt, selon moi, tant et aussi longtemps que vous suivez les règles établies dans la loi, vous obtenez sa protection.

Par ailleurs, la Cour suprême a été très claire, par exemple, en disant que le pouvoir d'expression, qui pose souvent problème, n'est pas toujours pleinement respecté lorsqu'il s'agit de violence.

Par conséquent, si on regroupe tous ces éléments, je pense que le projet de loi précise, de façon assez claire, qu'il existe des circonstances où le service doit être en mesure de faire certaines choses qui, selon la Constitution et la loi, ne lui seraient pas permises, mais maintenant, c'est autorisé.

Je serais prêt à parier qu'une fois que cela se produira à quelques reprises, les tribunaux et un certain nombre de nos collègues des services juridiques s'emploieront à examiner les limites de ce qui est permis.

Nous croyons très fermement que le projet de loi rend légal ce type d'activités, tant et aussi longtemps que la Cour fédérale y consent.

Le sénateur Runciman : J'allais poser une question relativement à votre carrière et à vos fonctions directement liées aux questions de sécurité nationale et, bien sûr, le projet de loi C-51 porte là-dessus. Le président devra peut-être vous interrompre, mais pourriez-vous nous présenter les raisons opérationnelles légitimes qui sous-tendent les changements proposés dans chacune des cinq parties du projet de loi C-51?

M. Fadent : Sénateur, permettez-moi de commencer par les activités de réduction de la menace.

Selon l'interprétation actuelle de la loi, le SCRS peut uniquement recueillir des renseignements. Donc, si je recueillais de l'information sur le sénateur Kenny parce que je pensais qu'il allait enfreindre la loi, et je vous prie de m'en excuser, aux termes des règles actuelles, je ne pourrais pas essayer de le dissuader de faire quoi que ce soit. Il s'agit d'une interprétation très stricte fondée sur ce qui s'est produit il y a quelques décennies. Je ne pourrais pas rencontrer les membres de sa famille ou ses amis pour qu'ils essaient de le convaincre que ce n'est pas une bonne idée.

Même à ce niveau d'intervention très simple, selon l'interprétation de la loi actuelle sur le SCRS, tout ce que je peux faire, c'est recueillir de l'information. Je ne peux pas parler à ses parents ni à un imam ni à ses amis. Donc, même à ce chapitre, je pense que le projet de loi sera un outil très utile.

En ce qui concerne la mesure législative portant sur la communication d'information, comme vous l'avez noté, dans une vie antérieure, j'étais directeur du SCRS. Une des choses qui, bien honnêtement, m'empêchaient de dormir la nuit — et peut-être parfois figurativement ou directement, comme ma femme peut en témoigner —, c'était la pensée que si quelque chose de terrible se produisait et que, deux jours plus tard, nous apprenions que le gouvernement du Canada avait de l'information qui aurait pu le prévenir, je n'aurais pas été en mesure d'expliquer cela à mon ministre. Je ne pense pas non plus que j'aurais pu vous l'expliquer.

Ainsi, la Loi sur la communication d'information ne fait qu'expliquer aux fonctionnaires, en général, que s'ils détiennent de l'information pouvant aider les organismes de sécurité nationale à contrer ces menaces et que la loi les régissant ne les en interdit pas la communication, ils pourront communiquer l'information. Il existe toute une série de critères à cet égard.

Je pense que cette mesure est très nécessaire parce que, comme vous le savez pour avoir reçu des témoins des divers ministères et organismes, toutes ces entités mettent sur pied leur propre culture, leur propre façon de faire, si bien qu'il n'est pas facile de toujours communiquer des renseignements. En plus de tout le reste, je pense que la communication d'information vise à envoyer un signal au secteur public pour lui indiquer, que, en l'absence d'une interdiction — ce que le projet de loi ne modifie pas, sauf dans trois ou quatre exemples —, nous incitons les fonctionnaires à transmettre de l'information aux fins de la sécurité nationale.

Les changements apportés à l'engagement assorti de conditions et à l'engagement de ne pas troubler l'ordre public — je pense qu'on s'apprête à m'interrompre — reconnaissent la demande faite par de nombreux services de police qui voulaient simplement réduire un peu le seuil. Je dirais que même si le seuil était révisé à la hausse ou à la baisse, la magistrature ferait toujours partie intégrante de ces changements.

Une partie du message qu'envoie implicitement le projet de loi, c'est qu'il ne s'agit pas ici des normes de droit criminel au-delà de tout doute raisonnable, parce que personne n'ira en prison. Nous disons seulement que, devant un risque jugé imminent, que nous allons légèrement restreindre votre liberté afin de permettre aux policiers d'avoir des motifs raisonnables de croire qu'il y a une menace terroriste.

Si vous me le permettez, je vais m'arrêter là.

La sénatrice Stewart Olsen : Merci, monsieur Fadent, de ce qui est probablement l'un des meilleurs exposés que j'ai entendus sur le projet de loi. Vous avez répondu à la plupart de mes questions. Il reste peut-être un élément avec lequel je ne suis pas à l'aise, à savoir la perturbation.

Vous nous avez déjà donné des exemples de ce que pourrait représenter la perturbation. Pouvez-vous nous parler davantage de ce point? Et si vous voulez terminer votre réponse à la question du sénateur Runciman, n'hésitez pas à le faire.

M. Fadent : Si nous revenons à la question de la perturbation ou de la réduction des menaces, la principale raison pour laquelle nous croyons que c'est très important, c'est que lorsque le Parlement a mis sur pied le SCRS, il lui a donné un mandat et un seuil inférieur pour examiner les menaces à la sécurité du Canada, comparativement au seuil que doivent respecter les policiers. Par conséquent, il arrive souvent que le SCRS soit au courant de choses qui pourraient tourner mal, et ce, bien souvent avant les services policiers.

Si le Parlement adopte le projet de loi, ce sera la première fois que le SCRS sera en fait en mesure d'agir, sauf dans les circonstances où l'on se dirige vers le centre du spectre, car les activités deviennent criminelles; dans ce cas-là, le SCRS fait intervenir la GRC, qui peut elle-même mener des activités de perturbation.

Je pense que la question à savoir où l'on se trouve sur le spectre temporel est vraiment importante. Les deux organismes sont très occupés, et les policiers ne peuvent pas toujours intervenir, en raison de la nature de leur travail, s'ils ne perçoivent pas d'éléments concrets en matière d'activité criminelle; sinon, nous nous retrouverions dans un État policier.

Le SCRS peut, en raison d'un seuil légèrement rabaissé, examiner ce qui se passe. Si vous donnez ce pouvoir au SCRS, nous espérons que, dans bien des cas, il n'aura pas à s'adresser à la Cour fédérale parce qu'il sera en mesure de convaincre les gens de ne pas agir. Le simple fait de parler aux parents d'un individu et de leur faire savoir qu'il fait l'objet d'une enquête peut être utile. Aux termes des règles actuelles, le SCRS ne peut pas dévoiler qu'il fait enquête parce qu'il ne s'agit pas d'une activité de collecte d'information. Mais le fait de dire clairement à un jeune de 23 ans que quelqu'un le suit pas à pas pourrait suffire pour le dissuader d'agir et si ce n'est pas suffisant, à ce moment-là, on se dirige vers une intervention de la GRC, qui se met à avoir recours à ses propres pouvoirs.

C'est aussi très utile dans d'autres secteurs d'activité, par exemple les armes de destruction massive. Un certain nombre de pays dans le monde essaient très fort d'obtenir de la technologie à double usage, et ils essaient au Canada. Il est concevable que, dans certaines circonstances, le service ou la police puissent en être conscients. S'il y avait une façon de modifier la technologie, de l'altérer ou de la détruire lors de son transport au Canada, ce genre de mesure pourrait être très utile. S'il est impossible de le faire, cela signifie essentiellement que des appareils hautement technologiques seront transportés d'un bout à l'autre du pays et qu'ils se retrouveront ailleurs, où ce sera d'autres responsables qui devront faire face au problème.

Quant à la perturbation des menaces, je pense qu'il est aussi important de se rappeler que dans la Loi sur le SCRS et ce qui est proposé au Parlement, les gens doivent tenir compte du fait qu'il s'agit d'une menace à la sécurité nationale. Un certain nombre de personnes dans les médias et ailleurs ont dit qu'on sera en mesure d'intervenir partout et que, bientôt, ce sera au tour du mouvement des guides. N'oublions pas qu'il faut qu'il y ait une véritable menace à la sécurité nationale. C'est défini dans la Loi sur le SCRS et, encore une fois, dans le projet de loi à l'étude.

C'est quelque chose de très sérieux. Le CSARS se penche régulièrement là-dessus. S'il est nécessaire de se présenter devant la Cour fédérale — et je parle d'expérience —, c'est pris très au sérieux. Par conséquent, les choses semblent pires qu'elles ne le sont en réalité.

Toutefois, au fil du temps, les gens auront recours à ces pouvoirs. Les tribunaux imposeront des balises. Vous et vos collègues de l'autre Chambre aurez votre mot à dire. Le message principal de ma déclaration préliminaire, c'est que la nature de la menace a véritablement changé. Les pouvoirs dont disposait le SCRS en 1984 étaient parfaits pour l'époque lorsque nous nous préoccupions essentiellement d'espionnage. Mais, aujourd'hui, c'est une autre paire de manches. Les terroristes sont de plus en plus habiles à se faufiler dans nos sociétés, et je pense que le gouvernement estime que certaines de ces mesures permettront de lutter contre eux.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur Fadent, pour votre présentation. Afin que l'on comprenne mieux votre rôle, pourriez-vous nous donner une idée de ce que vous faites dans le cadre de la coordination quotidienne ou hebdomadaire avec les agences nationales de sécurité?

M. Fadent : Une fois par semaine, je réunis les chefs de toutes les agences qui s'occupent régulièrement de questions de sécurité nationale. Cela nous donne la chance de coordonner nos activités et de nous mettre au courant des grands événements de la semaine ou du jour. Chaque matin, je reçois une communication sur ce qui se passe dans le secteur. Je communique au besoin avec les chefs des agences.

Il y aussi quelques comités permanents dans le cadre desquels les chefs des agences se réunissent pour discuter des questions de politique, d'un côté, et de questions opérationnelles, de l'autre. À l'appui de ces comités — que je préside, généralement —, il y a des comités de sous-ministres adjoints qui traitent davantage des aspects opérationnels et qui s'assurent que les services frontaliers sont sur la même longueur d'onde que la GRC. Nous favorisons l'échange d'information et nous veillons à ce que le centre où je travaille soit au courant de ce que font les gens. Si nous croyons qu'une question est particulièrement délicate, nous insistons à ce que le ministre responsable de l'agence en soit informé, ou nous en informons le premier ministre.

Le sénateur Dagenais : Monsieur Fadent, vous savez sûrement que 683 cas de financement d'incidents terroristes ont été relevés par nos agences. Ne trouvez-vous pas inquiétant que les informations recueillies n'aient donné lieu à aucune accusation criminelle de la part du procureur général ou de la Gendarmerie royale du Canada?

M. Fadent : Je suis toujours déçu quand il y a des possibilités de mise en accusation, mais il est difficile pour moi d'exprimer une opinion spécifique sur les décisions du procureur général ou de la Gendarmerie royale du Canada. Dans la mesure du possible, si nous pouvons aider ces derniers, nous tentons de le faire en coordonnant les activités des diverses agences.

[Traduction]

La sénatrice Beyak : Merci beaucoup, monsieur Fadent. À l'instar de la sénatrice Stewart Olsen, je vous félicite, moi aussi, d'un exposé très rassurant et très informatif pour ceux qui nous regardent à la maison et qui suivent ces questions de près. C'était excellent. Je vous en remercie.

Ma question remonte à plusieurs années, à l'époque où vous étiez directeur du SCRS. Vous aviez dit au ministre de la Sécurité publique de l'époque, M. Toews, qu'il y avait des problèmes relativement à des gouvernements étrangers et à d'autres intérêts qui visaient des politiciens canadiens de renom et de toute allégeance politique pour les inciter à faire du trafic d'influence à l'échelle provinciale et fédérale. Est-ce toujours une préoccupation, et la situation est-elle pire aujourd'hui en raison de la radicalisation et de la menace terroriste?

M. Fadent : Il est très difficile à dire si les choses ont empiré. Je dirais que, en général, ces préoccupations demeurent. Je ne serais pas honnête si je ne vous disais pas que le terrorisme accapare une plus grande partie de notre temps que jamais auparavant. En l'absence de dossiers très clairs, il serait difficile pour moi de vous dire si la situation est pire, si elle s'est améliorée ou si elle est demeurée inchangée. Mais je suis tout de même conscient du fait que, comme je l'ai dit à l'époque, cela se produisait dans d'autres pays, et je suppose que la situation n'a pas changé. Mais il est plus difficile pour moi de me prononcer sur la gravité.

La sénatrice Beyak : Ce projet de loi contient-il des mesures qui vont faciliter l'identification de ce genre d'activité?

M. Fadent : C'est une bonne question, monsieur le président. Une de ces dispositions serait la communication d'information. Soyons clairs. Depuis longtemps, beaucoup pensent que, sans que ce soit un scénario de 1984 où tous les renseignements sont entrés dans un ordinateur géant — ce qui n'est pas le cas —, la possibilité d'échanger des renseignements entre divers ministères nous aiderait à cerner plus de problèmes et je pense que ce serait également utile dans ce cas-ci.

Le sénateur Ngo : Merci, monsieur Fadent. Plusieurs témoins nous ont dit qu'il faut effectuer un examen élargi de nos agences de sécurité et permettre au CSARS et au commissaire du CST de partager des renseignements opérationnels, d'effectuer des examens conjoints et collaborer davantage pour ce genre de renseignements. Que pensez-vous de la nécessité de nous assurer de donner donne davantage de pouvoirs législatifs ou réglementaires à nos agences d'examen pour qu'elles puissent effectuer les examens qu'elles jugent nécessaires, compte tenu des pouvoirs accrus du SCRS?

M. Fadent : Permettez-moi tout d'abord de vous dire que, malgré ce que certains affirment, il y a déjà un certain niveau de coopération entre le CSARS et le commissaire du CST. Ce dernier affirme en effet dans deux ou trois de ses rapports annuels et je le cite :

Il existe quand même une certaine possibilité de collaboration en vertu de la législation actuelle... Je peux renvoyer au CSARS certaines questions pertinentes concernant le SCRS.

C'est le commissaire du CST qui le dit. Le CSARS a dit la même chose même dans une formulation légèrement différente.

Je ne crois pas que ce soit à moi de dire si oui ou non nous avons besoin d'une nouvelle loi pour nous parler et tout partager entre nous. Cependant, en vertu du droit administratif, à moins que ce soit interdit, on peut justifier l'échange de renseignements dans une certaine mesure lorsqu'on travaille dans des domaines étroitement liés et qui sont pertinents pour le travail en question.

Je n'essaie pas de vous mettre des bâtons dans les roues, mais ce serait à des gens plus haut placés que moi pour dire si oui ou non nous avons besoin d'une loi. Je crois qu'il y a déjà de la collaboration entre les commissaires. Le gouvernement recommande au Parlement d'augmenter la capacité du CSARS. Je crois qu'ils ont proposé que son budget soit presque doublé. Je crois qu'il serait important d'attendre quelques années pour voir comment cela évolue. Le gouvernement et les parlementaires décideraient ensuite de l'opportunité de promulguer une loi spécifique.

Le sénateur Kenny : Bienvenue, monsieur Fadent.

Le juge Major a comparu deux fois devant ce comité cette année. Et les deux fois il a fait valoir que les communications entre le SCRS et la GRC sont à son avis insuffisantes ou inadéquates. Il a suggéré précisément que quelqu'un ayant votre titre soit chargé d'assurer que ces communications fonctionnent. Il a ajouté que c'est l'absence de ce genre de communication qui aboutit à des événements comme l'affaire Air India.

Laissez-vous entendre que vous êtes en train de mettre en œuvre les suggestions du juge Major ou s'agit-il de quelque chose qui dépasse votre mandat?

M. Fadent : Je vous dirais d'emblée — et je le dirais aussi à M. Major s'il était ici — que les choses se sont beaucoup améliorées depuis qu'il a fait ces constatations. À une certaine époque, les communications entre le service et la GRC n'étaient certainement pas idéales. Cela tient en partie au fait qu'il y avait une querelle de famille lorsque le SCRS a été créé. Je crois que la situation s'est beaucoup améliorée. Est-elle parfaite? Non, elle ne l'est pas.

Je pense qu'une partie de ce dont M. Major a parlé est accomplie par d'autres qui ont les mêmes pouvoirs que moi, mais également par les divers comités que j'ai mentionnés en réponse à la question du sénateur Dagenais.

À mon avis, on peut dire que je n'ai quasiment pas de pouvoir. Je jouis par contre de pas mal d'influence au plan de la sécurité nationale. J'ai aussi la possibilité, en cas de réel problème, d'avoir accès au premier ministre et aux ministres. Je pense donc que M. Major avait à l'esprit quelque chose d'un peu plus mordant, qui soit encadré par des lois et soit doté de pouvoirs clairement établis. Je le répète, il incombe au gouvernement et au Parlement de décider, mais je pense que mes prédécesseurs et moi sommes arrivés à mettre au point un mécanisme assez semblable à celui que proposait M. Major.

Lors de mon travail pour la communauté, je n'ai pas constaté de résistance face aux problèmes à régler. Lors des rares occasions où cela est arrivé, mon prédécesseur ou moi avons porté le fait à l'attention de nos maîtres politiques, ce qui, en soi, n'est pas une mauvaise façon de résoudre le problème.

Le sénateur Kenny : Merci.

Je voudrais également revenir à l'aspect perturbation et réduction des menaces, qui semble être, de nos jours, un sujet très en vogue. Plus précisément, certains s'inquiètent du libellé de l'article 42 de ce projet de loi. L'article 12.2 stipule : « causer, volontairement ou par négligence criminelle, des lésions corporelles à un individu ou la mort de celui-ci, », puis « tenter volontairement de quelque manière d'entraver, de détourner ou de contrecarrer le cours de la justice » et enfin « porter atteinte à l'intégrité sexuelle d'un individu. » Quand on songe à ces interdictions, on se dit : « Mon Dieu, il manque encore bien de choses. » À quoi pense-t-on?

Vous avez pris l'exemple le plus bénin, qui consiste à dire à un jeune qu'il fait l'objet d'une enquête ou le dire à ses parents. Vous savez que cela fait des années qu'on fonctionne ainsi au SCRS. Les agents vont dans les mosquées. Ils interpellent des gens et parlaient déjà aux parents bien avant que ce projet de loi ne soit envisagé.

Dire à ce comité que les tribunaux vont résoudre l'affaire au fil du temps m'inquiète. C'est comme si vous disiez que dans deux ou trois ans, ces vastes lacunes vont vous parler dans ce projet de loi, ou du moins celles que j'ai moi-même identifiées, vont être comblées par les tribunaux qui décideront alors de la teneur de nos lois. Il me semble qu'une loi devrait dire ce qui est permis et ce qui est proscrit. Que peuvent-ils faire compte tenu des trois exceptions dont j'ai parlé?

M. Fadent : Permettez-moi tout d'abord de préciser que nos lois établissent très clairement que toute mesure entreprise doit être raisonnable et proportionnée à la situation, à la nature de la menace et à la capacité raisonnable d'utiliser d'autres moyens pour réduire ladite menace. Si vous avez affaire à une bureaucratie, à un ministre de la Couronne qui doit donner son approbation auprès d'une Cour fédérale, nous aurons alors, à mon avis, des limites considérables par rapport à ce qui est admissible.

Je ne veux pas dire par là que, au bout du compte, les tribunaux auraient une liste définitive de ce qui est et ce qui n'est pas permis. Je pense que cette liste va continuer à évoluer. Je ne pense pas que l'on puisse intégrer dans une loi une liste réaliste de mesures possibles, car je pense que la situation évolue trop rapidement. Les rédacteurs ont donc pris une approche différente en stipulant les interdictions absolues et en disant que, pour le reste, on s'attendait à ce que les gens agissent de manière raisonnable. On s'attend à ce que les mesures que vous prenez correspondent au niveau de la menace. Voilà la position du gouvernement. En fonction de mon expérience opérationnelle, je dirais qu'on finira probablement par avoir un système plutôt raisonnable.

S'il survient quelque chose de très grave, je pense que le service ferait intervenir la police, après quoi on invoquerait la common law et les dispositions du Code criminel, et cetera.

Je me rends compte que tout le monde n'est pas du même avis que moi, mais je dirais qu'il est impossible de créer une liste de ce qui est permis et de ce qui ne l'est pas. L'éventail des possibilités est tout simplement trop vaste. Je sais que les quelques pays qui ont adopté une législation semblable n'ont pas non plus dressé de liste.

Le sénateur Kenny : Le critère s'applique cependant à des terroristes qui commettent les actes les plus répréhensibles que l'on puisse imaginer. Le fait même que ces gens soient sur le point de commettre des actes atroces, de mettre fin à la vie d'autrui signifie que selon ces dispositions, il y a une certaine forme de latitude, car le critère s'applique à ces actes répréhensibles.

M. Fadent : À mon avis, cela est justifiable en certaines circonstances. Toutefois, je reviens à ce que je disais tout à l'heure, car si le service peut appliquer convenablement cette mesure, les menaces potentielles à la sécurité du Canada seront enrayées dès le départ avant qu'il y ait un risque de voir le Parlement ou la Place Ville Marie bombardés.

Je comprends votre inquiétude concernant les graves conséquences d'activités terroristes, mais je suis convaincu que le service va intervenir très tôt, si possible, avant même le dénouement que vous craignez.

Est-ce là la solution parfaite? Je n'irais pas jusqu'à dire cela, mais je prétends qu'il s'agit là d'un compromis raisonnable en l'occurrence, compte tenu du contexte législatif général au Canada.

Le sénateur Day : Je me joins à mes collègues pour vous souhaiter la bienvenue. Vous avez abordé de nombreux sujets qui m'intéressent et j'aimerais avoir des précisions sur certains d'entre eux.

Permettez-moi de vous demander tout d'abord comment un membre du grand public pourrait prendre connaissance de votre mandat. Aucune disposition législative ne le définit. Se trouve-t-il quelque part afin que nous puissions en prendre connaissance?

M. Fadent : Non. En fait, monsieur le président, j'ai découvert récemment qu'il était difficile de trouver une définition de notre mandat. Jusque-là, je n'étais pas au courant de cela. Il n'y a rien à cet égard de légiféré. C'est établi en vertu de la prérogative, si bien qu'il n'y a pas de véritable définition.

Je pense qu'on peut en trouver une certaine définition dans les rapports sur les plans et priorités et les rapports ministériels sur le rendement du Bureau du Conseil privé. Je dois reconnaître que je n'en sais rien, mais c'est quand même bien connu, j'en conviens.

Le président : Ainsi, si je posais ma candidature à votre poste, je ne saurais pas comment m'y prendre, n'est-ce pas?

M. Fadent : Il vous faudrait contacter une personne appelée Harper, à mon avis.

Le sénateur Day : Merci de ces explications. C'est très utile.

Vous avez fait un commentaire à propos des pouvoirs. Vous avez dit qu'on devrait attendre quelques années pour voir le résultat de ces dispositions. Préconisez-vous un examen comme ce que l'on a prévu après 2001?

M. Fadent : En tant que responsable, je pense que ce n'est pas une mauvaise chose que de revoir des dispositions législatives générales. Toutefois, il vous appartient à vous et au gouvernement de prendre une telle décision.

Je pense que ce qui est essentiel toutefois, c'est de réfléchir à ces dispositions législatives et de leur donner assez de temps pour qu'elles soient appliquées de façon effective avant de procéder à un examen.

Il m'est difficile de me prononcer à cet égard, car en fait c'est une question de politique. Je sais que l'examen s'est révélé très utile dans le cas de certaines lois et dans d'autres cas, sans que le mécanisme ne soit prévu, le Parlement a revu certaines dispositions législatives.

Le sénateur Day : Ma dernière question porte sur un sujet dont vous avez parlé à l'occasion d'une question du sénateur Runciman, mais je pense qu'il vaut la peine d'y revenir. La question était posée dans le contexte de vos remarques liminaires. Vous avez dit que le Canada continue de peaufiner ses lois et les outils dont il dispose pour contrer le terrorisme tout en respectant les valeurs de base qui sont chères aux Canadiens et qui sont exprimées dans la Charte. Mais il y a le nouveau paragraphe 12.1(3) qui permet au SCRS de passer outre la Charte si un juge l'autorise à le faire en vertu d'un mandat.

N'est-ce pas aller trop loin? Vous avez dit que le Code criminel autorisait un tel mandat, mais auparavant, les mandats autorisés par le Code criminel ne concernaient pas une violation de la Charte.

M. Fadent : Je vous dirais que la Constitution elle-même dispose que les divers droits qui y sont précisés sont assujettis à ce qui est raisonnable dans une société libre et démocratique. En voilà un exemple.

Sauf le respect que je vous dois, je ne suis pas d'accord. Les droits prévus dans le Code criminel permettent à la police d'enfreindre la loi et de détruire des biens, par exemple — un droit qui figure dans la Constitution — et il lui est possible de blesser quelqu'un quelque peu. C'est un droit qui est prévu dans la Constitution. Sénateur, vous devriez sans doute poser la question au sous-procureur général. Toutefois, d'après ce que je comprends, si le Parlement édicte des dispositions législatives, il le fait en tenant compte, de façon générale, d'approches adoptées antérieurement et du principe directeur selon lequel la Constitution n'est pas un texte absolu. Dans une société libre et démocratique, le Parlement peut faire de petits rajustements.

Je vous l'ai dit, je ne suis pas avocat si bien qu'il faut prendre mes propos avec un grain de sel.

Le sénateur Day : À cet égard, un membre de l'Association du Barreau canadien est venu témoigner et a qualifié cela d'une disposition de dérogation générale.

M. Fadent : Je ne pense pas que ce soit le cas.

Le sénateur Day : Vous n'êtes donc pas d'accord, n'est-ce pas?

M. Fadent : Je me reporte à ce que le procureur général du Canada et ministre de la Justice a dit quand il a témoigné dans l'autre endroit. Il a dit que les fonctionnaires du ministère et lui-même avaient soigneusement revu ces dispositions législatives. Ils étaient convaincus qu'elles étaient constitutionnelles et ils sont prêts à réfuter vigoureusement toute contestation. Je ne peux pas être en désaccord avec le premier conseiller juridique de l'État.

Le sénateur Day : Merci beaucoup. Je vous remercie d'être venu témoigner.

La sénatrice Jaffer : J'ai trouvé vos remarques liminaires très intéressantes, monsieur Fadent. Je suis on ne peut plus d'accord avec vous en ce qui a trait à la radicalisation des jeunes. Cela nous préoccupe tous. Nous devons faire passer un message à ces jeunes. Le président du comité est particulièrement inquiet de leur nombre et il nous faut faire un travail de proximité auprès d'eux. Je ne siège pas d'habitude à ce comité. Ce qui me contrarie, c'est que nous parlons de radicalisation, mais il n'y a aucune disposition dans ce projet de loi à cet égard ou sur la façon de faire du travail auprès des jeunes gens et en ce qui concerne ces menaces. Pourtant, tout votre exposé portait là-dessus. Rien dans ce projet de loi n'aborde cet aspect.

M. Fadent : Je suis d'accord avec vous, sénatrice. La radicalisation des jeunes est un des problèmes majeurs en ce moment. Je vais vous dire deux choses à cet égard.

Premièrement, si quelqu'un pouvait trouver le moyen de contrer cette radicalisation de façon claire et sans ambiguïté, nous serions tous très riches. Ici comme à l'étranger, on a fait beaucoup de recherche sur la façon de contrer cette radicalisation, mais je ne pense pas qu'il y ait une seule façon de s'y prendre.

Deuxièmement, je ne pense pas que ce soit le genre de problème qui se prête à des dispositions législatives. La radicalisation violente est interdite par la loi. Je n'arrive pas à imaginer des mesures législatives qui permettraient vraiment de lutter contre la radicalisation des jeunes.

Étant donné que dans la société en général, on s'accorde à croire que la radicalisation est répréhensible, le gouvernement et la société civile, tous les paliers de gouvernement, doivent instaurer des programmes pratiques plutôt qu'adopter un modèle législatif. Je ne dis pas ça pour manifester mon désaccord. J'ai cependant du mal à imaginer le genre de disposition législative que nous pourrions adopter.

La sénatrice Jaffer : Vous étiez directeur du SCRS. Je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'un de vos rôles, au Canada et à l'étranger, était de recueillir du renseignement de sécurité. Toutefois, il y a chez nous une communauté, qui est maintenant assez nombreuse, qui estime que ses droits sont menacés, qui estime qu'elle est surveillée et qui, dans les aéroports, fait subitement l'objet de vérifications aléatoires. Le travail du service du renseignement de sécurité souffre si une grande partie de la communauté estime que la cueillette de renseignements de sécurité ne la vise pas parce qu'elle est menacée.

Vous avez évoqué d'éventuelles dispositions législatives. Il nous faut faire un travail de proximité auprès de gens qui se sentent menacés par quelques individus. Je tiens à être précise. Ceux et celles qui sont radicalisés ne sont pas nécessairement des musulmans de naissance, mais la radicalisation les attire et je crains que ce projet de loi ne soit pas équilibré.

M. Fadent : Sénatrice, il ne m'appartient pas d'être en accord ou en désaccord avec vous. Je me bornerai à dire que ceux d'entre nous qui ont travaillé à ce projet de loi ont fait de leur mieux pour aboutir à un équilibre raisonnable. De façon générale, cependant, qu'on estime que le projet de loi soit équilibré ou non, il sera important du point de vue des activités du personnel du SCRS, des agents de la GRC et des agents de l'immigration.

Pendant toutes les années que j'ai passées dans le domaine de la sécurité nationale, je n'ai rencontré personne qui estimait que tous ceux qui appartiennent à la communauté musulmane étaient de mauvais citoyens. En fait, je pense que bien des gens s'évertuent à ne pas donner cette impression, parce que ce n'est pas le cas.

Ce projet de loi va permettre au service, à la GRC et à d'autres agences d'utiliser des outils de précision pour découvrir ceux qui fomentent des actes interdits par la loi plutôt qu'une approche d'enquêtes généralisées sur tout un chacun, partout et tout le temps.

Quand j'étais directeur du SCRS, il est arrivé que nous frappions à une porte et que nous posions des questions sur ce dont vous parlez. Les gens étaient enthousiastes de voir un agent du SCRS et ils étaient ravis de collaborer. Dans d'autres cas, on nous claquait la porte au nez, parce qu'on estimait que c'était là une insupportable atteinte à la vie privée et la manifestation du genre de préjugé auquel vous faisiez allusion.

Je ne sais pas comment résoudre ce problème sauf par de bonnes politiques opérationnelles, une bonne formation et un dialogue, qui, à mon avis de citoyen privé, devrait être plus soutenu. Il semble qu'il y a polarisation des gens des deux côtés du débat. Je ne songe pas ici à un débat national, mais à ce qu'on peut faire au sein des collectivités.

D'autres pays ont essayé consciencieusement de procéder ainsi dans le cadre de leurs programmes pour lutter contre la radicalisation, je l'ai dit dans mes remarques liminaires, certaines villes ont déjà commencé dans ce sens. Je dirais que les commissions scolaires devraient en faire autant.

Je m'en tiendrai à cela.

La sénatrice Jaffer : Pourquoi ne le faisons-nous pas?

M. Fadent : Nous aurions tort de dire que nous ne faisons absolument rien. La GRC a un assez bon programme de sensibilisation. Il varie d'une province à l'autre en raison du fait que le contrat des agents dépend de la province. Je pense que le SCRS fait certaines choses à cet égard et au sein du gouvernement il est question de réunir tous les acteurs en cause pour aboutir à de meilleurs résultats.

Je crois fermement qu'une partie du problème vient du fait qu'on ne voit pas de solution facile. Les gens éprouvent une certaine crainte face aux moyens concrets à mettre en œuvre. Peut-être que je ne rends pas justice à certains de mes collègues ou encore aux ministres pour lesquels je travaille, mais cela fait partie du problème. On en est arrivé au point où on a peur de parler du problème. Quand on considère tout ce qui se passe de par le monde, et j'y ai fait allusion dans mon témoignage, il devient important que les agences opérationnelles recherchent quotidiennement cet équilibre. Il sera différent à Montréal, à Calgary ou en Colombie-Britannique et en Nouvelle-Écosse. Je pense que des efforts sont consentis. Je conviens avec vous que nous pourrions mieux faire.

Le président : Chers collègues, je voudrais poser quelques questions. Nous sommes près de la conclusion.

Tout d'abord, je voudrais revenir sur la question des mandats soulevée par plusieurs membres du comité. Une des critiques qu'on a adressées à propos du projet de loi C-51 est le fait qu'une fois qu'un mandat est émis, le juge ne sait pas nécessairement dans quelles circonstances la demande de mandat a été faite. Selon moi, cette critique est tout à fait légitime. Je sais que le juge peut ordonner qu'il y ait une demande de rapport à la conclusion de l'affaire. Que pensez-vous d'imposer à l'agent du SCRS, par une politique ou un règlement, l'exigence d'inclure dans la demande de mandat en tout temps les circonstances du rapport qui sera présenté au juge afin de combler cette lacune?

M. Fadent : Je crains qu'il n'y ait pas de réponse facile à cela, monsieur le président. D'ordinaire, l'appareil judiciaire n'intervient pas dans l'application des ordonnances rendues. C'est le cas pour les tribunaux au pénal et également pour les juges en matière de sécurité nationale à la Cour fédérale.

Vous avez raison de dire qu'un juge pourrait, dans certains cas, demander un rapport. Mais si cette pratique se généralise, cela changera fondamentalement le rôle du juge. Selon les lois adoptées par le Parlement quant au rôle de la Cour fédérale, notamment dans la Loi sur le SCRS actuellement et je pense, selon ce que l'on prévoit dans ce projet de loi, le juge doit prendre en compte tous les arguments, le pour et le contre, et décider si telle ou telle activité est légale.

Si une agence partage des renseignements avec un juge concernant le qui, que, quoi, donc, où de l'exécution du mandat, cela dépasse ce que j'appellerais la fonction judiciaire traditionnelle.

J'exprime mon point de vue par rapport aux politiques. Parce que si le gouvernement voulait faire ceci, ce ne serait pas anticonstitutionnel ou quoi que ce soit, mais je pense que ce serait en dehors du rôle habituel du système judiciaire.

Autre point, il y a beaucoup de rapports concernant les activités du SCRS et l'examen dont il fait l'objet de la part du CSARS. Ceci constituerait une exigence additionnelle. D'autres pourront vous dire s'il s'agit d'une bonne ou d'une mauvaise idée, mais à mon avis cela dépasse le rôle normal du système judiciaire.

Le président : J'aimerais aborder l'autre crainte que suscite l'expansion, dans le monde entier et pas seulement au Canada, de la doctrine djihadiste islamique extrémiste. Nous savons que le projet de loi -C-51 permet au gouvernement de surveiller Internet et au moins de tenter d'arrêter la circulation de cette doctrine sur Internet. Comme vous le savez, nous étudions le terrorisme. On s'inquiète de ce qui se passe sur Internet, mais on s'inquiète aussi des millions de dollars qui rentrent au Canada en provenance de l'Arabie saoudite, du Qatar, pour soutenir l'interprétation djihadiste islamiste extrémiste du Coran, prônée par les salafistes et wahhabistes.

J'aimerais vous poser une question d'ordre général. En tant que conseiller à la sécurité nationale, est-ce que ceci vous préoccupe? Comment pouvons-nous, en tant que gouvernement et en tant que population, aider la grande majorité de la communauté musulmane à résister à ce genre d'endoctrinement?

M. Fadent : C'est une question très difficile. Sans citer de pays en particulier, je dirais qu'il y a de l'argent qui provient de ces pays qui défendent cette approche. Nous sommes confrontés au même problème que l'Agence du revenu, parce que nous devons déterminer si une activité donnée constitue une œuvre caritative ou non. Je crois que beaucoup de cet argent rentre au Canada apparemment à des fins de charité ou d'éducation ou de quoi que ce soit, et en fait c'est très difficile de savoir où aboutit finalement cet argent. Je crois que beaucoup de cet argent est à des institutions religieuses ou quasi religieuses. C'est très difficile dans ce pays d'examiner ce qui se passe au sein des institutions religieuses parce que nous avons beaucoup de respect pour la liberté de religion.

Je pense que c'est un problème. C'est un problème dont nous prenons de plus en plus conscience. C'est un problème que nous partageons avec plusieurs de nos alliés occidentaux, et à ma connaissance, personne n'a encore trouvé de solution systémique. Souvent si on peut prendre connaissance d'un cas précis, on peut régler le problème, mais la difficulté c'est de prendre connaissance de ces cas précis.

On pourrait filtrer les sommes d'argent qui entrent au Canada, mais ça, ce n'est pas de mon ressort. Je pense que ce serait difficile d'avoir un tel système parce que même si on surveille l'argent qui entre dans le pays et qui en sort jusqu'à un certain point, c'est très difficile d'évaluer la destination finale de cet argent.

Je ne m'exprime pas aussi clairement que je le voudrais parce que je ne pense pas qu'il y ait de solution facile à cette question. Je pense que c'est un problème. Nous, les fonctionnaires, en avons discuté et nous en sommes au courant, et nous avons parlé à certains de nos alliés proches des solutions possibles.

En fait, dans mon poste précédent, j'ai parlé de ce sujet avec des représentants de certains des pays qui sont peut-être impliqués, et je leur ai dit que cette situation n'était pas utile. La difficulté dans bien des cas, c'est que l'argent ne provient pas de gouvernements. L'argent provient d'institutions ou de particuliers riches dans ces pays. Donc c'est deux fois plus difficile de suivre la trace de cet argent. Je ne dis pas que vous avez tort de soulever ce point. Je dis simplement que je n'ai pas de solution facile à proposer.

Le président : Merci, monsieur.

Notre temps est écoulé, chers collègues. J'aimerais remercier M. Fadent d'avoir passé ce temps avec nous. Nous sommes très reconnaissants de votre franchise et du fait que vous avez partagé ces informations avec nous.

Pour notre prochain panel, nous allons accueillir par vidéoconférence M. N.M. Berger, chercheur hors faculté du Brookings Institution à Washington, et Haras Rafiq, directeur général de la Quillai Fondation au Royaume-Uni. Bienvenue.

Vous avez tous les deux des remarques liminaires. Monsieur Berger, je vous invite à commencer, et vous serez suivi de M. Rafiq.

N.M. Berger, chercheur hors faculté, Brookings Institution : Merci de m'avoir invité. On m'a demandé de parler du rôle des médias et de la propagande terroriste, et je vais vous donner un bref survol de ce sujet.

Les médias terroristes ont trois fonctions principales. La première fonction est le recrutement. Dans le cas récent de l'EIIL, ce recrutement se fait entre pairs. Quelqu'un, qui fait partie d'un groupe terroriste, prend contact avec quelqu'un d'autre dans l'intention de le recruter.

La deuxième fonction est la propagande. On fait passer un message, généralement un message radicalisé, qui représente l'image et le point de vue politique du groupe.

La troisième fonction, c'est la manipulation et la provocation. Ce troisième élément est souvent oublié lorsqu'on parle des médias terroristes. L'objectif du terrorisme est de manipuler les organismes politiques et les populations pour qu'ils agissent de la manière souhaitée par le groupe terroriste. L'action désirée n'est pas forcément l'action présentée dans les médias terroristes.

Essentiellement en raison de l'impulsion donnée par l'EIIL, qui a une présence extrêmement bien structurée dans les médias sociaux, la portée des médias sociaux terroristes a beaucoup évolué ces dernières années. Dans une étude que j'ai menée pour la Brookings Institution, nous avons tenté de mesurer la taille du réseau social sur Twitter. À l'automne dernier, nous avions pu évaluer à environ 40 000 le nombre de comptes qui, sous une forme ou sous une autre, faisaient la promotion de l'EIIL sur Twitter.

La situation a changé depuis. Twitter a entamé un programme de suspension, fondé sur les rapports d'utilisateurs, et ces suspensions ont un certain effet sur les réseaux. La taille actuelle du réseau est entre 20 000 et 30 000 comptes, probablement plus près des 20 000. Environ 10 000 de ces comptes sont en rotation constante, c'est-à-dire que Twitter suspend le compte et l'utilisateur ouvre un nouveau compte après la suspension, et le compte est à nouveau suspendu.

L'EIIL a pris des contre-mesures pour essayer de contourner ces suspensions. Certaines de ces mesures sont plutôt efficaces, d'autres le sont moins, mais il y a une résistance. Le succès de la vague initiale de suspension a quelque peu diminué. De manière générale, la pression que subit l'EIIL sur Twitter a diminué son efficacité.

Twitter est souvent au cœur des discussions, car il s'agit d'une des plateformes les plus faciles à mesurer. On peut y recueillir des sommes importantes de données sur les utilisateurs au moment opportun et procéder à une analyse bien plus facilement que sur d'autres réseaux.

L'EIIL, à l'instar d'autres extrémistes, est présent sur d'autres réseaux sociaux, comme Facebook, Instagram, Tumblr ou YouTube. Chacun de ces réseaux a des caractéristiques et des qualités qui lui sont propres, mais ils sont plus difficiles à mesurer. Il est plus facile de discuter de cette question sur Twitter, ce qui ne signifie pas qu'il s'agit du principal ou du seul réseau touché par le problème.

Quand vient le temps d'aborder le problème de l'utilisation des médias sociaux et des médias en ligne par les terroristes aux fins de recrutement, de radicalisation et de provocation, un certain nombre de préoccupations surgissent, et ce, dans les secteurs tant privé que public. Les médias sociaux comme Twitter ou Facebook sont, d'une certaine manière, un dispositif de communication entre pairs qui s'apparente au téléphone. C'est comme faire un appel téléphonique : on peut appeler un ami et lui parler. Dans le cas des médias sociaux, on peut s'adresser à un groupe d'amis en même temps.

Les réseaux sociaux ont toutefois un élément de diffusion, et c'est là que le débat public tend à devenir acrimonieux. En plus de simplement les utiliser comme moyen de communication entre personnes, on peut aussi y diffuser un message à l'intention d'un grand nombre de gens.

Aux États-Unis, la loi s'applique actuellement aux entreprises de réseaux sociaux comme s'il s'agissait de compagnies de téléphone. C'est l'utilisation entre pairs qui détermine actuellement la responsabilité et le rôle du gouvernement au chapitre de la réglementation des médias sociaux. Ces lois sont toutefois écrites pour les téléphones. Elles ont été rédigées principalement pour les communications entre deux personnes et visent à décharger les compagnies de téléphone de toute responsabilité si quelqu'un décroche le téléphone pour contacter un tueur et commander un meurtre.

Les lois actuelles ne sont pas vraiment à jour. Il y a beaucoup de problèmes extrêmement complexes en ce qui concerne les entreprises. Elles pourraient devoir assumer une certaine responsabilité pour avoir publié du contenu terroriste sur leurs plateformes. Les réseaux comme Twitter ou Facebook sont toutefois ouverts au public et comptent chacun des centaines de millions d'utilisateurs. Il est extrêmement difficile d'y assurer un contrôle.

Les entreprises pensent en outre qu'elles sont obligées d'assurer la liberté d'expression, considérant que leurs plateformes sont là pour faciliter la communication. Elles voient le bien qu'il peut y avoir à favoriser la liberté d'expression sur ces plateformes, et considèrent que notre intervention pourrait entraîner des complications. Si nous voulons évincer les partisans de l'EIIL de Twitter, il ne faut pas oublier que nous avons déjà vu des journalistes, des analystes et des chercheurs qui luttent contre l'EIIL se faire prendre à leur propre jeu et voir leurs comptes suspendus. Bon nombre de ces problèmes rendent complexe l'élaboration d'une réaction cohérente concernant les préoccupations des secteurs privé et public à ce sujet.

En ce qui concerne le présent projet de loi, nous pourrions traiter d'un certain nombre de points qui pourraient vous donner une idée de ce que le gouvernement devrait faire. Sachez d'abord qu'il y a certainement une limite à la liberté d'expression en ce qui concerne la promotion de la violence, un concept à l'interprétation typiquement très restreinte et très précise. Le projet de loi dans sa forme actuelle traite de la préconisation et de la fomentation du terrorisme, une question bien plus large qui devient complexe en raison de l'aspect politique du terrorisme. Comme les hauts dirigeants de Twitter l'ont fait remarquer, le terroriste des uns est le combattant de la liberté des autres, et même si c'est, dans une certaine mesure, une simplification, puisque personne ne pense que l'EIIL n'est pas une organisation terroriste, certains groupes se retrouveront en zone grise quand nous commencerons à nous pencher sur la question.

Deuxièmement, il y a l'activité organisationnelle par opposition à l'activité privée. L'EIIL est habile à entretenir la confusion entre les deux. Il y a des milliers d'utilisateurs qui appuient l'EIIL et qui sont plus ou moins organisés hiérarchiquement et qui exécutent des tâches précises pour aider le réseau à promouvoir sa propagande. Le plus facile à comprendre, c'est que, lorsque l'EIIL publie quelque chose, il y a environ 2 000 comptes qui s'activent à transmettre très rapidement et à répétition le message sur Twitter afin qu'il atteigne le plus grand nombre de personnes possible. Ces personnes travaillent dans le cadre de l'organisation de l'EIIL, alors que d'autres personnes qui mettent en ligne du contenu extrêmement semblable le font de leur propre initiative. C'est peut-être quelqu'un qui a vu le message et s'est dit : « C'est cool, je veux que d'autres le voient. » C'est très difficile de reconnaître les deux approches; on peut y faire parvenir à force d'analyse, mais l'analyse n'est pas entièrement fiable. On ne peut pas faire l'analyse d'un réseau social et obtenir une solution parfaite à ce problème.

J'aimerais terminer par quelques réflexions sur l'expérience américaine suite au 11 septembre en ce qui concerne l'ajout de nouveaux pouvoirs gouvernementaux. Premièrement, et fondamentalement, je pense que ce projet de loi tend à criminaliser l'expression. Je pense que c'est un pas grave pour une démocratie. Il faut y réfléchir sérieusement et calibrer ces pouvoirs si c'est ce que vous décidez de faire. C'est un pas grave. Ce n'est pas une décision à prendre à la légère.

Deuxièmement, je pense qu'il y a lieu de se demander si le projet de loi, dans sa forme actuelle, fait la distinction entre le fait d'exprimer une opinion et le fait de travailler pour aider l'EIIL à atteindre ses objectifs. Je ne sais pas si quelqu'un qui dit : « Je pense que l'EIIL, c'est une bonne chose » tombera sous le coup de cette loi ou s'il faut en plus qu'il fasse partie de l'organisation de l'EIIL et fasse la promotion d'un objectif particulier ou d'un aspect violent particulier de l'EIIL. Par exemple, l'EIIL a récemment diffusé une vidéo pour recruter des médecins. Elle ne préconise pas la violence, mais elle appuie une organisation terroriste. Je ne sais pas de quelle manière une telle vidéo serait traitée en vertu de ce projet de loi.

Troisièmement, vous devez vous rappeler que tout ce que nous faisons en réponse à l'EIIL — et il me semble que ce projet de loi est certainement motivé par les actions de l'EIIL — s'appliquera également à d'autres groupes, qu'ils soient ou non des groupes terroristes nationaux ou étrangers. Lorsque vous créez un précédent, il va s'appliquer à d'autres problèmes que celui que l'on cherchait à régler au départ et je pense qu'il est bon de s'en souvenir.

Enfin, pour en venir à l'exemple américain après les événements du 11 septembre, nous avons adopté de vastes pouvoirs gouvernementaux pour lutter contre le terrorisme, y compris la Patriot Act et nous avons élargi les activités de surveillance de la NSA. Dix, quinze ans plus tard, je pense que nous repensons à ce que nous avons fait et que nous éprouvons le remord de l'acheteur. Vous devez vous demander ce qui adviendra de ces pouvoirs lorsque le problème immédiat aura été réglé — et il ne risque pas de l'être de sitôt — et quelle sera l'opinion du public et du gouvernement plus tard. C'est plus facile de créer ces pouvoirs que de les abroger, d'après moi.

Merci.

Le président : Merci, monsieur.

Nous passons maintenant à M. Rafiq. À vous la parole.

Haras Rafiq, directeur général, Quillai Fondation : Merci, monsieur le président et honorables sénateurs. J'aimerais vous parler un peu de notre expérience ici au Royaume-Uni. J'ai été membre du groupe de travail ministériel sur la prévention de l'extrémisme violent en 2005-2006. J'aimerais vous parler des différents éléments de la lutte contre l'extrémisme violent, la répression et la persuasion, voir quel rôle ce projet de loi pourra jouer, examiner les processus de radicalisation et ensuite je ferai des observations générales sur certains aspects du projet de loi.

Il y a 15 ou 20 minutes, on a parlé un peu de la radicalisation. Soyons clairs : j'ai travaillé pendant 11 ans dans ce domaine en tant que professionnel et conseiller du gouvernement et maintenant directeur général de Quillai, un groupe de réflexion qui se spécialise dans le domaine, et je peux vous dire que ce projet de loi ne combattra pas la radicalisation. Je ne pense pas que ce projet de loi vise à combattre la radicalisation.

Il y a deux éléments très distincts dans la stratégie de lutte contre l'extrémisme violent. Le premier élément découle de l'identification d'une personne qui a manifesté de la sympathie, de l'empathie ou un appui direct aux groupes tels que l'État islamique, Al-Qaïda, Boko Haram et cetera. De plus, il faut avoir une sorte de perturbation, d'interruption ou une sorte d'intervention. Ce projet de loi particulier ne fournit que les premiers des deux éléments, mais ne fournit pas d'autres types d'intervention.

L'autre élément de la lutte contre l'extrémisme violent est la manière dont le Canada, en tant que société, empêche les gens de devenir des extrémistes islamistes radicalisés en premier lieu. Le président Obama a prononcé un discours excellent il y a quelques mois. Il a même dit qu'il y avait une idéologie extrémiste en jeu, mais il a refusé de nommer cette idéologie extrémiste. Moi, je veux certainement la nommer : c'est un islamisme en tant qu'idéologie politique appuyé par une théologie wahhabite et salafiste. Si vous ne jouez pas un rôle de chef dans l'identification de cette idéologie, d'autres le feront, et cela créera plus de polarisation dans nos sociétés et communautés.

Le problème est de savoir comment empêcher les gens de se radicaliser. Comment est-ce que nous renforçons la résilience? En fait, c'est ça l'élément principal dans la lutte contre l'extrémisme violent. Examinons certaines de ces voies. Il n'y a pas une voie unique pour le recrutement. Comme l'a mentionné un autre témoin, Internet est un aspect important. Donc le processus de recrutement ne se fait plus dans les mosquées et au coin des rues, comme nous l'avons vu dans les années 1990 et après le 11 septembre. Maintenant le recrutement se fait en utilisant les médias sociaux. Les voies sont toujours très similaires. Il faut avoir un type de grief global, partiel ou perçu comme tel, qui doit être manipulé par des recruteurs charismatiques, en ligne et hors ligne, qui examinent les aspects idéologiques intellectuels, sociaux, émotionnels et spirituels de la narration et les conditions de ces griefs et qui essaient ensuite de fournir à ces gens, à travers une lentille, quelques solutions.

Très souvent, ces solutions s'inscrivent dans la croyance en un califat islamiste utopique, la lutte pour établir ce califat et la croyance que ce califat pourrait résoudre les griefs auxquels font face ces individus. Le tout est étayé par la théologie salafiste qui dit : « Non seulement Dieu veut-il que vous fassiez cela, vous ne pouvez être un musulman que si vous faites cela et Dieu vous récompensera d'avoir fait cela. »

Et là, bien sûr, nous avons des troubles de santé mentale et la vengeance aussi.

Ce projet de loi est axé sur l'issue finale la plus difficile, au moment où les gens acceptent les solutions, les activités, la sympathie et l'appui, et il vise ensuite à perturber ces activités et à intervenir.

Nous n'arriverons jamais à éradiquer la radicalisation et à renforcer la résilience au sein de nos communautés sans une évaluation idéologique, une réhabilitation et une déradicalisation qui va au-delà de ce projet de loi. C'est un élément qui manque dans les stratégies que j'ai constatées au Canada, en Amérique du Nord et aussi dans des régions de l'Europe de l'Ouest.

Pour revenir au projet de loi même, je crois qu'il comporte des aspects intéressants et encourageants. Par exemple, dans la partie 1, le partage des renseignements entre les institutions publiques. L'un des problèmes les plus graves que nous ayons constatés au cours des 10 ou 11 dernières années est que chaque ministère du gouvernement, les diverses agences gouvernementales et les divers gouvernements autour du monde ne partagent pas les renseignements comme ils devraient le faire. Nous avons constaté que dans certains cas, une agence gouvernementale pourrait parler aux mêmes gens qui incitent la radicalisation et l'extrémisme, tandis qu'une autre agence gouvernementale pourrait être en train d'essayer de trouver suffisamment de preuves pour les arrêter et les poursuivre devant les tribunaux.

Je pense qu'il y a certains problèmes concernant les libertés civiles. Il y a des problèmes concernant la liberté d'expression, comme mon collègue l'a dit. Il faut faire attention de ne pas demander aux fournisseurs d'Internet de faire des choses qu'on ne ferait pas dans le monde réel. Nous avons une admirable tradition de liberté d'expression, la capacité d'être radicales, si on peut dire. C'est en ayant été d'une certaine façon radicales que les femmes ont obtenu le droit de vote et que certaines minorités ethniques ont obtenu des droits civils dans certaines parties des États-Unis.

Je pense qu'il faut faire attention de ne pas aller vers une police de la pensée. Je pense qu'il y a certains aspects du projet de loi qui peuvent commencer à empiéter sur ce secteur.

Il faut que ce projet de loi, ou toute loi que nous utilisons, ne donne pas d'armes à ceux qui veulent l'utiliser comme un outil qui s'ajoutera à leurs doléances pour manipuler et radicaliser les personnes et les jeunes partout dans le monde, surtout au Canada dans ce cas.

Il y a déjà des gens qui essaient d'utiliser ce projet de loi pour instiller dans les communautés musulmanes — et je dis « les communautés » plutôt que « la communauté » parce qu'il y a plus qu'un genre de communautés musulmanes, que ce soit au Canada ou ailleurs dans le monde. Déjà, les gens essaient de l'utiliser comme outil et dire : « Eh bien, l'Occident ne veut pas de vous. Le Canada ne veut pas de vous. Personne ne vous comprend. On vous calomnie. Venez vous joindre à notre groupe ummat musulman mondial et nous allons vous offrir toutes les choses que vous méritez vraiment et que vous n'obtiendrez qu'en rejoignant notre groupe. »

Quand j'ai parlé à certains policiers canadiens au cours des dernières semaines pour mieux comprendre le projet de loi, j'ai vu qu'ils ont peur qu'il n'y ait peut-être pas suffisamment de condamnations, ce qui ajoute de l'eau au moulin des recruteurs islamistes qui disent que le projet de loi empiète sur les libertés civiles.

Enfin, avant de répondre à des questions avec mon collègue, j'aimerais dire que la solution à ce problème pour le Canada et le reste du monde n'est pas une loi. Les lois sont importantes. Bien sûr, il faut de nouveaux projets de loi pour combattre cette nouvelle menace qui évolue très rapidement, mais cela doit aller de pair avec toutes les autres choses que nous devons faire ensemble dans les sociétés occidentales pour prévenir la radicalisation et donner le plus de chance possible à nos jeunes, une fois qu'ils se sont engagés dans cette voie, de revenir et de devenir des membres positifs et à part entière de notre société.

M. Runciman : Monsieur Rafiq et monsieur Berger, merci de témoigner devant notre comité aujourd'hui.

Monsieur Rafiq, vous avez parlé de combattre la radicalisation et d'un certain nombre d'initiatives qui pourraient être productives. Vous avez parlé de l'importance de l'intégration comme outil pour contrer l'islamisme, je l'ai vu sur votre site web, et je ne l'ai peut-être pas entendu si vous l'avez mentionné aujourd'hui. Pourriez-vous nous en parler un peu? Aussi, quelles recherches a faites votre organisation pour déterminer le succès de ces efforts d'intégration qui sont en place au Royaume-Uni et en France, par exemple?

M. Rafiq : J'ai mentionné les doléances que les recruteurs charismatiques utilisent. Il y a un problème qui existe maintenant et qu'on ne voyait pas dans ma génération — j'ai eu 50 ans la semaine dernière et je suis né au Royaume-Uni. Lorsque j'étais plus jeune, j'allais à l'école et je vivais dans un quartier où nous n'étions que 5 p. 100 de la population, et nous n'étions jamais surveillés ou jugés à cause de notre religion. La politique identitaire fondée sur la religion n'existait pas quand j'étais plus jeune.

Malheureusement, les gens habitent dans ce que j'appellerais des ghettos. Dans certaines écoles, 99 p. 100 des élèves sont des Asiatiques musulmans. À l'université, le plus clair des étudiants sont également des Asiatiques musulmans. Ils travaillent pour l'entreprise familiale, et les clients sont surtout musulmans ou asiatiques si bien qu'ils ne savent pas du tout comment s'intégrer à la société au sens large.

Ils s'aperçoivent ensuite que la société a peur de certaines personnes qui pourraient causer des problèmes, mais ils ne comprennent pas pourquoi ils sont tenus à l'écart. Je ne crois pas qu'ils soient véritablement isolés des autres, mais leur sentiment c'est qu'ils le sont.

L'intégration, c'est très important, mais je souhaite écarter une idée reçue. Certains croient que le manque d'intégration et le manque d'éducation poussent les gens vers la radicalisation. Selon une étude effectuée par la Société Henry Jackson au Royaume-Uni, 47 p. 100 des terroristes islamistes reconnus coupables dans ce pays avaient fait des études supérieures. Près de la moitié des musulmans avaient été intégrés à la société.

Je pense que l'intégration peut poser problème pour certains, mais ce n'est pas tout. Nous avons essayé d'accorder moins d'importance aux activités interreligieuses. On parle beaucoup de l'interconfessionnel. Si vous me permettez d'être franc, j'assiste à des forums interconfessionnels depuis 11 ou 12 ans et j'ai parfois l'impression qu'on est assis autour d'une table pour dire à quel point nous sommes merveilleux sans que rien ne se passe par la suite.

Nous obtenons les meilleurs résultats quand nous privilégions l'interculturel. Quand on réunit des gens de différentes religions et avec différentes origines ethniques, quand ils travaillent ensemble, jouent de la musique, s'adonnent à l'art, jouent au football, quand on réunit à la fois des musulmans et des non-musulmans, c'est très difficile d'éprouver de la haine pour son prochain si on le connaît et qu'on mène une activité ensemble.

Le sénateur Runciman : Vous nous avez parlé des ghettos, mais je ne suis pas certain que vous nous ayez expliqué quoi faire. Ce ne sont pas que les musulmans qui se tiennent ensemble. Dans les grandes régions métropolitaines, d'autres communautés vivent ensemble également. On peut penser au quartier chinois de Toronto et à bien d'autres communautés. Dans certains pays, ce sont toutefois les communautés musulmanes qui causent des problèmes.

Cela fait bien des années que le Royaume-Uni, la France et d'autres pays européens ont des populations musulmanes importantes. Sur le plan de l'intégration, les initiatives qui ont été entreprises n'ont manifestement pas eu les résultats escomptés.

Vous avez également parlé des écoles. J'imagine que vous avez entendu parler du projet « Cheval de Troie » au Royaume-Uni.

M. Rafiq : Absolument.

Le sénateur Runciman : À propos de la radicalisation dans les écoles, certains centres d'apprentissage au Canada ont fait l'objet d'allégations.

Vous avez fait de bonnes propositions au comité et au gouvernement. Comment proposez-vous que nous traitions ces difficultés particulières?

M. Rafiq : Premièrement, il faut s'attaquer de front à l'idéologie. Vous avez dit que certaines communautés ethniques ne causent pas de problèmes. Vous avez raison. Selon l'idéologie islamiste, les fidèles ont pour devoir de participer à cette oummat musulmane mondiale, de combattre l'autre, de haïr l'autre, de décapiter l'autre et de rejoindre des groupes comme l'État islamique parce qu'il est de leur devoir religieux et politique de le faire. C'est une idéologie qui existe bel et bien.

Lorsque les gens entretiennent ce type de doléances et qu'ils ne sont pas suffisamment intégrés, différentes facettes de cette idéologie entrent en jeu. À la base, il se prépare quelque chose appelée al-walla' wa-I-bara, qui constitue une loyauté et une hostilité pour l'amour de Dieu. Il s'agit d'une forme d'endoctrinement salafiste qui prescrit que quiconque pratique l'islam différent du vôtre ou n'est pas musulman, doit être combattu. Si vous n'êtes pas capable de les combattre, vous devez en débattre avec lui.

Le sénateur Runciman : Mais comment les combattre? Nous comprenons tous, mais comment ce combat se réalise-t-il?

M. Rafiq : Eh bien, c'est ce qu'ils affirment. Ils affirment que vous devez vous battre contre quiconque n'est pas musulman, et si une bataille n'est pas possible, vous devez en débattre avec eux, et si cela n'est toujours pas possible, vous vous devez de les haïr.

Le sénateur Runciman : Nous comprenons cela. Je parle du problème de la radicalisation dans les écoles par exemple. Comment composer avec cette réalité? Comment un pays et un gouvernement peuvent-ils s'attaquer à ce problème? Comme vous l'avez laissé entendre, il y a possibilité de froisser les sensibilités, et nous offensons encore plus de gens en essayant de nous ingérer dans ces domaines. Comment un gouvernement peut-il s'y prendre pour composer avec des enjeux très sensibles?

M. Rafiq : Tout d'abord, il faut traiter le problème comme s'il n'était pas religieux. Vous devez comprendre que l'islamisme constitue une idéologie totalitaire et politiquement fasciste. Il faut aborder l'islamisme comme on aborderait le fascisme ou le racisme.

Dans nos écoles, on sait comment se comporter si quelqu'un est raciste, sexiste ou homophobe. Les écoles constituent d'excellents sites d'intervention primaire.

Le sénateur Runciman : Il faut donc que l'intervention soit fondée sur une plainte. Vous ne proposez pas que le SCRS envoie des représentants dans des centres d'apprentissage, par exemple. Dans une école publique, si un étudiant se plaint d'un enseignant, il en parlera à ses parents qui, à leur tour, feront connaître leurs doléances aux autorités responsables. Or, ce type d'intervention ne se produit pas dans les centres d'apprentissage et autres lieux similaires.

Encore une fois, cela nous ramène à la question de l'intégration, c'est-à-dire de faire participer davantage la communauté pour lutter contre cette idéologie. Nous n'y arriverons pas seuls. Nous devons faire en sorte que la communauté joue un rôle plus proactif.

M. Rafiq : C'est certainement le cas ici au Royaume-Uni. Il y a davantage d'incidents qui sont déclarés. Je suis intervenu dans une école il y a quatre ans de cela, où un groupe d'enfants de neuf ans, dont la moitié était musulman et l'autre non, avait reçu comme message qu'il devait se battre contre les non-musulmans. Ils ne savaient pas pourquoi. Tout ce qu'ils savaient, c'est qu'ils devaient se battre contre les kouffar. C'est ainsi qu'ils les appelaient. Nous avons été appelés à remodeler la pensée critique de ces jeunes grâce à du mentorat.

Au Royaume-Uni en ce moment, on vient d'adopter un nouveau projet de loi de sécurité et de lutte contre le terrorisme. Cela signifie que toutes les écoles ont désormais l'obligation légale d'être la première ligne de prévention et d'intervenir de façon similaire par rapport aux incidents racistes. Voilà ce qui a été fait, même si une composante n'a pas été bien établie. Le gouvernement n'a pas dit aux écoles comment s'y prendre. Je présume qu'il nous revient à nous, et à bien d'autres personnes, de le faire. Néanmoins, le coup d'envoi a été lancé, et au Royaume-Uni on commence à comprendre qu'il y a un problème au cœur de la société en général.

Le sénateur Runciman : Est-ce que cette obligation vise également les écoles privées?

Le président : Sénateur Runciman, je dois céder la parole au sénateur Mitchell et ensuite au sénateur Dagenais.

Le sénateur Mitchell : Je vous remercie tous les deux. Vous avez fait d'excellentes déclarations. Je sais que le sénateur Runciman a surtout posé des questions à M. Rafiq. Ma question s'adresse aux deux témoins, car vous avez tous deux fait allusion à cet enjeu, et j'aimerais que vous me présentiez des solutions. Je crois que M. Berger s'est exprimé à peu près ainsi lorsqu'il a dit que nous devrions faire attention à la criminalisation de la liberté d'expression. M. Rafiq a abondé dans ce sens lorsqu'il a fait référence au danger du concept de police des idées. C'est là un élément de controverse et une source de débat relativement à ce projet de loi, car on se propose d'élargir la portée de termes comme « terrorisme » en général et de sévir contre la défense et la promotion d'« actes terroristes probables » plutôt que d'actes terroristes certains. La certitude, quel qu'en soit le degré, ne constituerait plus un critère.

Je sais que c'est une question difficile, mais je voudrais savoir quel libellé vous avez employé dans votre loi équivalente pour éviter la criminalisation de la libre parole ou la création d'une police de la pensée.

M. Berger : Aux États-Unis, nous n'avons rien de comparable. Par contre nous avons une loi qui parle de la fourniture d'un appui matériel au terrorisme. Cet appui inclut tout service, y compris les services de soi-même à titre de membre ou de soldat d'un groupe terroriste, c'est-à-dire une organisation terroriste désignée et incluse dans la liste officielle.

Nous avons eu une affaire dans laquelle cette loi a été appliquée à un discours. Mais je pense que c'était abusif. Il s'agissait d'une personne nommée Tarek Mehanna, qui vivait à Boston. Il avait menti au FBI dans le cadre d'une enquête. On lui avait posé une question au sujet d'un collègue qui était membre d'un groupe terroriste. Comme il avait menti au FBI, il s'était exposé à des poursuites.

Mais le gouvernement a choisi, pour quelque raison d'État, d'ajouter l'accusation de promotion de terrorisme à l'inculpation de soutien matériel. Par exemple, Mehanna et ses amis avaient traduit des vidéos d'Al-Qaïda et d'Irak et les avaient réaffichées sur Internet.

Je ne pense pas que cette approche était tout à fait nécessaire. Pour ma part, j'estime que la participation à une activité organisée à la demande d'une organisation terroriste devrait être un seuil suffisant pour justifier une enquête criminelle et une accusation d'activité criminelle.

M. Rafiq : Je suis d'accord avec l'essentiel de ce que vient de dire M. Berger. Au Royaume-Uni, il y a la Loi sur le terrorisme de 2006, qui stipule très clairement que quiconque prépare ou affiche du matériel au soutien soit d'une entité terroriste proscrite soit d'un geste terroriste a enfreint la Loi de 2006 sur le terrorisme.

De plus, il y a également l'incitation à la haine. Personne n'a encore été poursuivi en vertu de cette loi sur la haine. Plusieurs organisations ont été proscrites, mais la seule proscription ne fonctionne pas. Ces organisations se réinventent tout simplement sous un nouveau nom, comme vient de le dire M. Berger, sur Twitter et d'autres espaces médiatiques sociaux. Nous n'avons pas trouvé la bonne solution au Royaume-Uni, mais nous travaillons sur les organisations proscrites et nous prouvons un soutien matériel soit pour l'entité proscrite soit pour l'activité terroriste.

Le sénateur Mitchell : Ma prochaine question est très délicate. En fait, il est difficile même de la poser. Elle s'adresse à M. Rafiq en particulier, mais j'aimerais également avoir le point de vue de M. Berger.

Vous avez fait très attention de cerner une idéologie en particulier, le salafisme. J'aurais donc une question à deux versants. Premièrement, vous dites que malgré tout, il faut éviter de désigner des groupes, de les isoler, car cela incite au geste de revanche et au sentiment d'isolement qui mène à la radicalisation.

L'autre versant concerne la prévalence de l'impact de l'idéologie. Je dirais ce qui suit, et pardonnez-moi si je ne suis pas très clair : Êtes-vous en train de dire que tous les salafistes, par exemple, sont des radicaux, ou dites-vous que tous les radicaux sont des salafistes, ou ni l'un ni l'autre? Il s'agit de groupes de différentes tailles dans les trois cas.

M. Rafiq : Premièrement, pas tous les salafistes ne sont des terroristes. Pour commencer. Mais tous ceux qui ont participé à des groupes terroristes islamiques ont été des salafistes en termes de théologie. La raison est que, d'après notre expérience en matière de déradicalisation et d'analyse des voies vers la radicalisation, nous avons constaté que les personnes qui sont issues de milieux salafistes en Occident trouvent habituellement leur place dans la société vers le milieu de la vingtaine. À ce moment-là, soit ils sont opposés à la société — c'est-à-dire qu'ils ont des points de vue avec lesquels vous et moi ne serons pas d'accord, mais c'est leur droit d'avoir ces points de vue. Donc, ils s'isolent. Ils s'habilleront d'une façon particulière, ils refuseront de voter, ils refuseront de participer à de nombreux aspects de la société. Mais cela ne veut pas nécessairement dire qu'ils sont violents ou des terroristes.

Ensuite il y a ceux qui abandonnent leur foi; et ensuite il y a ceux qui sont un mélange des deux — un à la maison, un à l'extérieur.

Le problème que nous avons et le problème que nous avons constaté est que la grande majorité des gens au Royaume-Uni et dans la plupart de l'Occident que nous avons étudiés, les gens qui deviennent des terroristes islamistes sont des gens qui se convertissent à l'islamisme comme idéologie politique. Qu'est-ce que c'est l'islamisme? L'islamisme cherche à appliquer une version particulière de la charia sur quelqu'un d'autre; et le djihadisme est de le faire par la force, en créant un État islamique; et la justification théologique du salafisme est les gens qui s'y convertissent à partir d'autres types d'islam ou d'autres fois complètement.

En aucun cas la grande majorité des musulmans n'est composée d'islamistes ou de salafistes; ils semblent simplement faire le plus de bruit.

M. Berger : En 2013, j'ai publié une étude sur l'utilisation de Twitter par les suprématistes blancs. Une des choses qu'on a remarquées dans cette étude est que la majorité du contenu que ces gens discutaient et échangeaient par gazouillis en ligne concernait la politique conservatrice aux États-Unis — le Tea Party et le Parti républicain. Cela n'a pas mené à un débat sur la question de savoir s'il fallait s'attaquer à ce problème de racisme idéologique découlant de l'identité conservatrice de ces gens. Je pense que c'est utile de s'en rappeler quand on en parle d'un point de vue religieux et idéologique.

Ce que je pense, surtout à propos de l'EIIL — et il y a une variété de groupes extrémistes dont on peut parler — c'est que nous avons affaire à un groupe millénariste, c'est-à-dire un groupe qui cherche à bâtir une société utopique, parfaite qui vient à la fin de l'histoire; et que c'est un groupe identitaire, basé sur l'exclusion des gens qui ne partagent pas son identité donnée, qui dans ce cas est musulmane.

De la même façon, on ne parle pas du Ku Klux Klan comme d'un problème qui doit être attaqué au niveau des gens blancs. On en parle comme d'un sous-ensemble. C'est relié aux enjeux généraux, le racisme dans la société et les libertés civiles, mais ce n'est pas nécessairement la manière la plus utile d'en parler.

Je pense que si on peut donner une définition étroite à un groupe, on peut être plus précis au sujet de sa dynamique de groupe, de ses interactions et de son mode de recrutement. Quand on examine les groupes millénaristes, tous ces groupes historiques qui, au cours de milliers d'années, ont cru que le monde arrivait à sa fin et qu'un règne de paix de 1 000 ans sous une idéologie particulière allait se produire, il y a beaucoup plus en commun entre ce que fait l'EIIL et ce que font ces groupes qu'il y a entre ce que fait l'EIIL et ce que font les autres musulmans ou même les groupes islamistes. Je préconise une interprétation plus étroite.

Le sénateur Mitchell : C'est intéressant. J'ai beaucoup plus de questions, mais je sais que nous manquons de temps.

[Français]

Le sénateur Dagenais : J'ai deux questions pour M. Rafiq. Tout d'abord, pourriez-vous nous donner des exemples de ce que vous savez du financement étranger en Grande-Bretagne qui vise à appuyer les actions du djihad et de groupes comme les Frères musulmans?

[Traduction]

M. Rafiq : Une des choses que nous avons remarquées depuis des décennies maintenant est que surtout des organisations islamistes telles que les Frères musulmans reçoivent de l'argent des pays du Moyen-Orient, comme l'Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar, et cetera. On voit maintenant que des pays comme l'Arabie saoudite et le Koweït ont arrêté de financer directement beaucoup de ces organisations, non pas parce qu'ils ont eu une révélation spirituelle, mais parce qu'ils constatent que ces groupes menacent leur légitimité dans leur propre pays.

Une partie du financement provenant de l'étranger a diminué, mais si on pense à des gens dans certains de ces pays, notamment le Qatar, il y a encore des sommes qui sont transférées par le biais de diverses ONG et d'œuvres de bienfaisance, et qui sont destinées non pas à ces organisations islamistes, mais plutôt aux groupes salafistes théologiques.

Des groupes comme l'EIIL, qui dans le passé ont reçu l'appui de tiers dans des guerres sectaires menées par certains pays du Moyen-Orient, ne reçoivent pas d'appui direct — du moins, on n'en a pas encore eu de preuve — par bon nombre de ces pays moyen-orientaux. Ils se financent eux-mêmes ou sont financés par des gens qui vivent au Moyen-Orient et ailleurs dans le monde.

[Français]

Le sénateur Dagenais : En raison de l'importance de ces activités, comme le financement, entre autres, quelles interventions sont faites lorsque cela devient connu?

[Traduction]

M. Rafiq : La réalité, c'est qu'il n'y a pas assez de lois. Je ne dis pas qu'il n'y a pas suffisamment d'activités. Ces fonds sont souvent transférés par le biais d'ONG et d'œuvres caritatives. Plusieurs de celles-ci font l'objet de vérifications pour découvrir si elles perpétuent cette idéologie et si elles ont reçu du financement d'autres pays, mais notre Charity Commission en Grande-Bretagne ne semble pas avoir beaucoup de pouvoir. Je ne sais pas comment ça se passe aux États-Unis, mais chez nous, il ne semble pas y avoir de bons procédés pour empêcher ce genre d'activité.

À vrai dire, il y a aujourd'hui autant d'argent transféré par d'autres méthodes et mécanismes liés aux ONG que par le passé, et ces fonds ne sont pas nécessairement destinés à l'EIIL, mais à d'autres organisations, car parfois les gens pensent à tort que les extrémistes non violents sont les mieux placés pour combattre les extrémistes violents. Sauf que le problème, c'est que les extrémistes non violents ne forceraient jamais — mais jamais — les gens à renier leur idéologie ou leur théologie.

La sénatrice Beyak : Merci, messieurs.

Monsieur Rafiq, j'ai apprécié votre description de l'islamisme. Cela aide beaucoup à mieux comprendre le côté politique de ce que certains appellent une religion.

Dans votre document, vous avez dit que la déclaration d'un califat sous l'État islamique, avec Abou Bakr al-Baghdadi comme chef, mettrait les islamistes en mauvaise posture. Que voulez-vous dire par là? Comment définissez-vous « islamistes »? Pouvez-vous nous en dire un peu plus par rapport à ce que vous avez donné en réponse au sénateur Mitchell? Et pouvez-vous nous parler davantage de la capacité du califat de recruter encore plus de gens?

M. Rafiq : J'en avais parlé dans un article que j'ai écrit peu de temps après que l'EIIL ait déclaré son État islamique. C'est parce que, pendant des décennies, diverses organisations islamistes ont prêché la doctrine d'un califat islamiste utopique. Cela inclut des groupes comme Hizb ut-Tahrir, les Frères musulmans, Jamaat-e-Islami et beaucoup d'autres. Je ne dis pas que nous devrions prohiber ces groupes. Je dis qu'ils ont répandu leur doctrine sans que jamais quiconque ne s'y oppose.

Quand Abou Bakr al-Baghdadi a annoncé ce califat-ci, ainsi que le soi-disant État islamique, beaucoup y ont cru après avoir été endoctrinés pendant des décennies. Donc, ces personnes se demandent quoi faire. Devraient-elles quitter la Grande-Bretagne, la France ou le Canada pour se rendre dans ce califat, puisqu'il avait finalement été déclaré? Je crois que certaines personnes sont parties pour cette raison. On se rappelle du cas récent des trois filles qui vivaient à Londres, à Bethnal Green, et dont le père de l'une d'elles ressentait un remords profond, et il voulait qu'elle revienne. Il pleurait. Il tenait l'ourson en peluche de sa fille et la suppliait de revenir. Mais ce qu'on a appris par la suite, c'est qu'il existe une vidéo de cet homme qui, lorsque sa fille avait 13 ans, l'a amenée pour participer à des marches visant à endoctriner les gens pour qu'ils croient à ce califat islamiste utopique. La fille est partie à l'âge de 15 ans.

À l'époque, l'article examinait ce que proposeraient de faire les autres organisations islamistes. Nous avons vu ce qu'elles ont fait par la suite. L'EIIL n'a pas surgi de nulle part; l'organisation trouve ses racines dans Al-Qaïda et dans d'autres groupes.

Aujourd'hui, nous constatons que le discours islamiste existe encore, mais on ne s'entend pas sur qui devrait être à la tête du califat et de quelle tactique user pour aboutir à ce califat musulman utopiste.

Tous ces califats islamistes veulent manifestement accomplir trois choses. D'abord, ils veulent créer un califat islamiste utopique et gouverner selon leur interprétation étroite de la charia. Selon cette interprétation, on peut lapider les apostats, lapider et tuer les adultères, et tuer ceux qui ne sont pas comme nous.

Ensuite, ils veulent étendre le califat à l'échelle du monde, car ils croient qu'un jour le califat islamiste retrouvera sa gloire d'antan, et ils veulent que le royaume de Dieu — si je peux l'exprimer ainsi — existe partout à travers le monde. La seule différence, c'est que mon califat est meilleur que le tien, ou comment y parvenir?

La sénatrice Beyak : Merci beaucoup. C'est excellent.

La sénatrice Jaffer : Merci beaucoup à vous deux pour vos présentations, qui, je suis sûre, auront été très utiles pour nous tous.

Ma situation est un peu unique du fait que j'ai la citoyenneté britannique. J'ai donc une question pour vous deux. J'ai encore beaucoup de parenté en Angleterre, et je connais très bien les programmes pour immigrants et la façon dont on les intègre dans la société d'aujourd'hui. Malheureusement, ce genre de programmes n'existe pas ici au Canada, et beaucoup de nouveaux arrivants n'arrivent pas à tisser des liens, et c'est vraiment difficile. Et cela vaut aussi pour les jeunes qui ne se rendent pas en Syrie ou qui ne rejoignent pas l'EIIL.

Chez nous, on récite le serment de citoyenneté. Impossible de le faire avant d'enlever son hidjab, et dans certains cas, les fonctionnaires ont dit aux musulmans de rentrer chez eux.

Vous en avez parlé tous les deux. Ce que je trouve problématique dans ce projet de loi, c'est qu'il n'est pas équilibré. Il aborde les menaces, mais ne fait rien pour un groupe important qui sent qu'il est ciblé. Bon nombre de musulmans qui vivent ici se sentent très vulnérables aujourd'hui, et j'aimerais savoir ce que vous en pensez.

M. Berger : En règle générale, lorsqu'on parle de ces questions, je dis toujours qu'il faut faire ce qui s'impose — non parce que c'est la bonne chose à faire, mais parce que c'est une façon de contrer l'extrémisme violent. Pour ce qui est de l'intégration et des libertés civiles des musulmans, nous devons faire ce qui s'impose parce que c'est la bonne chose à faire. Nous devons créer un environnement accueillant pour les gens qui ont diverses croyances et les gens issus de divers milieux culturels et raciaux. C'est une bonne approche pour contrer l'extrémisme violent.

Mais si nous agissons par peur de l'extrémisme violent, cela mine tout. Le message qu'on leur envoie dans ce cas-là, c'est : « Eh bien, comme nous avons peur de vous, nous allons tenter de vous apaiser. » Je crois qu'il est important d'avoir ce débat, je l'appuie entièrement, mais il n'a rien à voir avec celui qui vise à trouver des façons de contrôler ces mouvements violents.

Vos observations au sujet de l'ampleur du mouvement sont pertinentes. J'ai ce que j'appelle la « règle de Berger sur la radicalisation », selon laquelle environ 15 p. 100 des citoyens sont des abrutis, mais moins de 1 p. 100 sont des abrutis violents. Il existera toujours un petit pourcentage de gens qui sont prêts à commettre des actes violents au nom de leur identité ou au nom d'une cause quelconque. Nous devons adapter nos réactions en conséquence.

Ce qui est difficile à l'heure actuelle, c'est que nous vivons à une époque où la technologie permet à des particuliers d'avoir une influence disproportionnée. Quelqu'un muni d'un fusil peut créer énormément de peur et énormément de chaos, et faire la manchette des journaux. À Boston, où j'habite, on a vu que deux types munis de bombes fabriquées à partir d'information téléchargée d'Internet ont été capables de semer le chaos dans la ville pendant une semaine.

Nous nous adaptons entre autres au fait qu'une toute petite minorité peut causer plus de dommage qu'auparavant. En fin de compte, c'est pour cela que nous discutons de ce problème. Ces mouvements se sont engagés à utiliser des événements faisant de nombreuses victimes pour faire avancer leur cause. Ils ont la capacité d'utiliser très peu de ressources et de mobiliser une poignée de gens pour faire la une des journaux et faire des hécatombes.

M. Rafiq : Je trouve que c'est une très bonne question. Je fais écho au point soulevé par M. Berger. Il a tout à fait raison; on n'a pas besoin de beaucoup de personnes ou de beaucoup de ressources pour faire du terrorisme à grande échelle dans ce village planétaire dans lequel nous vivons. Deux personnes ont mené les attaques contre Charlie Hebdo parmi les millions de musulmans qui habitent en France.

Ce qui est très important, notamment, c'est de cesser d'envisager ce fléau comme étant un problème musulman canadien ou un problème musulman britannique ou un problème musulman occidental. Depuis 10 ans, j'entends parler de cette situation comme étant un problème musulman britannique ou un problème musulman occidental. Vous avez tout à fait raison quand vous dites que cela mène, entre autres, à la polarisation de la population. Cette façon de voir les choses fait en sorte qu'un groupe de la population en particulier, des gens musulmans en l'occurrence, se sent menacé, pendant qu'un autre groupe de la population, la majorité non-musulmane, se sent encore plus menacé.

Un nombre très limité de musulmans sont islamistes et salafistes. Ils diront que l'Occident est en guerre contre l'islam. Pendant ce temps, l'extrême droite peut utiliser ce même argument, mais inversé, en déclarant que l'islam est en guerre contre l'Occident. Si nous ne faisons rien pour régler la situation, cette polarisation va s'empirer et finira par pousser davantage de jeunes musulmans vers des recruteurs islamistes.

Je crois qu'il est très important de s'assurer que nous avons la bonne formule avec le projet de loi C-51. Il est important de ne pas simplement penser aux communautés musulmanes du Canada purement en termes d'extrémisme, de radicalisation ou de terrorisme, mais plutôt de se pencher sur les autres aspects de la société, parce que c'est la bonne chose à faire. Ce sont des aspects tels que la cohésion sociale, l'intégration, l'emploi et l'éducation.

Je ne sais pas quel genre de programme vous avez là-bas au Canada, mais à un moment où vous avez un peu plus de temps, je me ferais un plaisir de vous parler en privé de ces enjeux, d'en discuter avec vous ou n'importe qui d'autre. Toutefois, je crois qu'il faut arrêter de présenter cette situation comme étant purement un problème musulman canadien.

Le président : Notre réunion tire déjà à sa fin. J'aimerais toutefois poser une question complémentaire à la question de la sénatrice Jaffer. La question est pour vous, monsieur Rafiq. C'est par rapport au programme de prévention du Royaume-Uni. J'aimerais vous entendre là-dessus, parce que le programme a été mis en place il y a plusieurs années et je comprends qu'on est en train d'y apporter plusieurs changements. Peut-être qu'on pourrait terminer là-dessus.

M. Rafiq : Au Royaume-Uni, le programme de prévention de l'extrémisme violent a été conçu en 2006. À l'époque, le nombre de personnes qui appuyaient le terrorisme islamiste, ou qui manifestaient de la sympathie ou de l'empathie à la cause, était très petit. Le programme de prévention de l'extrémisme violent a été conçu pour empêcher que des individus ne deviennent des extrémistes.

Vers 2007-2008, nous avons commencé à regarder de plus près l'extrémisme, à mettre l'accent sur les mesures à prendre à l'égard des gens, une fois qu'ils sont radicalisés : lutter contre la radicalisation ou les déradicaliser? Depuis les cinq ou six dernières années, le Royaume-Uni n'a pas vraiment eu de politique ou de stratégie gouvernementale officielle en matière de prévention de l'extrémisme.

Nous avons connu un manque de cohérence, un manque de direction, les divers ministères du gouvernement ne savent pas ce qu'ils font. Nous refaisons les mêmes débats politiques au Royaume-Uni qu'il y a 10 ou 11 ans lorsque j'ai commencé, mais je crois voir la lumière au bout du tunnel.

Du côté de la prévention, la secrétaire de l'Intérieur a déclaré au Parlement, avant que celui-ci soit dissous, qu'elle et le Parti travailliste s'étaient mis d'accord pour revoir le dossier et expliquer la situation au grand public, parce qu'on n'a pas bien présenté les choses, on ne l'a pas bien fait.

Le président : Chers collègues, nous arrivons à la fin du temps prévu pour cette partie. Je remercie les témoins de nous avoir consacré du temps, malgré leur horaire chargé. J'aimerais vous remercier tous les deux d'avoir comparu.

Se joignent maintenant à nous pour discuter du projet de loi C-51, M. John Bennett, directeur exécutif du Sierra Club du Canada; Pamela D. Palmater, professeure agrégée et présidente du Centre pour l'étude de la gouvernance autochtone de l'Université Ryerson, et M. Marc-André O'Rourke, directeur exécutif du Conseil national des lignes aériennes du Canada.

Je crois comprendre que vous avez chacun une déclaration préliminaire à faire. J'inviterais M. O'Rourke à commencer, suivi de M. Bennett et de Mme Palmater.

Marc-André O'Rourke, directeur exécutif, Conseil national des lignes aériennes du Canada : Merci, monsieur le président, et merci au comité de m'avoir invité à comparaître afin de vous transmettre les observations du Conseil national des lignes aériennes du Canada sur le projet de loi C-51, mais plus précisément sur la partie 2 du projet de loi, la loi proposée sur la sûreté des déplacements aériens.

Je m'appelle Marc-André O'Rourke. Je suis le directeur exécutif du Conseil national des lignes aériennes du Canada. Notre conseil représente les quatre plus grands transporteurs aériens de passagers du Canada, à savoir Air Canada, Air Transat, Jazz et WestJet. Nous militons en faveur des déplacements aériens sûrs et respectueux de l'environnement afin de nous assurer que tous les Canadiens profitent, à prix concurrentiel, de la meilleure expérience possible en avion, au Canada même et à l'étranger.

Collectivement, nos membres déplacent plus de 50 millions de passagers par année et emploient directement plus de 46 000 personnes. Nos membres ont pris l'engagement inconditionnel de fournir aux passagers les meilleures conditions de sûreté et de sécurité. Nous reconnaissons que des déplacements aériens sûrs sont d'une importance critique pour tous les Canadiens et un élément vital de notre sécurité nationale globale.

Le projet de loi C-51 et la loi proposée sur la sûreté des déplacements aériens concernent au premier chef le Programme de protection des passagers, qui est une initiative clé afin d'assurer la sûreté du transport aérien au Canada. En vertu de ce programme, les lignes aériennes comparent les noms de passagers à la liste des personnes précisées. Si le nom d'un passager correspond à un nom sur la liste, la ligne aérienne vérifiera l'identité du voyageur et informera Transports Canada de la correspondance. Une fois avisé, Transports Canada indiquera si le passager peut ou non monter à bord de l'aéronef.

À l'heure actuelle, seuls les particuliers soupçonnés de poser une menace à la sécurité de l'aviation peuvent figurer sur cette liste. Le projet de loi C-51 prévoit également l'élargissement du Programme de protection des passagers de façon à ce qu'un particulier figure sur la liste des personnes précisées s'il y a des raisons de croire qu'il voyage dans l'intention de commettre un acte terroriste.

Depuis ma comparution devant le Comité permanent de la Chambre des communes sur la sécurité publique et nationale, à la fin mars, le projet de loi C-51 a été amendé pour préciser l'article 9 de la nouvelle loi proposée sur la sûreté des déplacements aériens. Cette disposition porte sur les directives que peut donner le ministre aux lignes aériennes. Nous remercions le gouvernement d'avoir ainsi répondu à nos préoccupations.

Actuellement, nos membres doivent demander à leurs agents qui sont en contact avec les passagers de leur annoncer la décision prise par le gouvernement du Canada. Ce sont donc eux qui leur annoncent qu'ils ne pourront pas embarquer, en vertu du programme. En élargissant le mandat du Programme de protection des passagers, on peut s'attendre à ce que la liste des personnes précisées s'allonge aussi. Nos agents seront donc plus souvent appelés à annoncer cette décision à un passager visé par un refus de transport. Vous pouvez vous l'imaginer, c'est une situation difficile, délicate, voire risquée. En effet, la décision est annoncée à une personne dont on a estimé qu'elle représentait un risque trop grand pour la laisser monter en avion.

Pour protéger les agents des lignes aériennes ainsi que le public, nous continuons de demander au gouvernement de revoir le processus d'annonce de la directive. Nous recommandons que dans la mesure du possible, la directive soit annoncée par un agent de la paix ou un représentant du gouvernement. Nous souhaitons aussi une présence policière et un soutien accrus lorsque l'annonce est faite aux passagers refusés.

La sécurité aérienne est intrinsèquement liée à la sécurité publique et nationale. Le conseil et ses membres sont en faveur de la modernisation du Programme de protection des passagers, compte tenu de l'évolution des menaces et nous continuons d'appuyer le programme dans le cadre de la nouvelle Loi sur la sûreté des déplacements aériens.

Je vous remercie du temps que vous m'avez accordé et je répondrai volontiers à vos questions.

Le président : Merci.

Monsieur Bennett.

John Bennett, directeur exécutif, Sierra Club du Canada : Monsieur le président et mesdames et messieurs les membres du comité, au nom du Sierra Club Canada, de nos membres et de nos sympathisants, je vous remercie de cette occasion que vous nous offrez de vous parler.

Tout d'abord, je tiens à souligner les terribles incidents qui ont eu lieu l'automne dernier ici à Ottawa et au Québec, et exprimer notre profonde solidarité pour les familles des victimes. Nous sommes très conscients des menaces qui existent et nous sommes en faveur de mesures appropriées pour protéger les Canadiens. Nous craignons toutefois que le projet de loi C-51, par sa trop grande portée, mine les libertés qu'il est censé protéger.

Le Sierra Club Canada a été fondé en 1892, ce qui en fait probablement le plus vieil organisme de conservation de l'Amérique du Nord. Il a des activités au Canada depuis plus de 50 ans et compte de nombreux groupes et chapitres partout au pays. Nous sommes une organisation axée sur le bénévolat et la démocratie. Nos membres élisent un conseil d'administration dans le cadre d'élections annuelles et nos bénévoles travaillent avec le personnel pour la préservation et la protection de l'environnement naturel.

Nous recourrons à diverses tactiques pour signaler des questions importantes à l'attention du public, mais nos politiques sont claires, toutes nos activités sont légales. Que je sache, depuis un siècle, personne n'a enfreint la loi au nom du Sierra Club.

J'ai moi-même plus de 30 ans de participation au mouvement écologiste, dans le cadre d'activités locales, provinciales, nationales et internationales. Je me suis attaqué à de nombreuses questions, me concentrant surtout dans ma carrière sur les questions énergétiques, ce qui m'a amené partout au Canada. J'ai des liens de travail et d'amitié avec des militants écologistes et des sympathisants partout au pays.

Comme participant aux campagnes de Greenpeace, j'ai moi-même fait de la désobéissance civile pour attirer l'attention sur des questions d'importance. En fait, la première activité de ce genre était destinée à attirer l'attention sur le manque de sécurité des installations nucléaires et a eu pour résultat une meilleure protection de ces installations.

Je connais très bien le mouvement écologiste canadien. Je ne connais personne dans ce milieu ni aucune organisation qui représente une menace à la sécurité des Canadiens. Il peut toutefois se produire que des jeunes expriment leurs frustrations d'une manière qui soit mal comprise et qui cause des démêlés avec le projet de loi -C-51. Nous craignons aussi que puisqu'il est nécessaire de déclarer sa participation à une discussion qui pourrait être considérée comme du terrorisme, cette déclaration puisse servir pour discréditer notre mouvement. Quelqu'un pourrait venir à l'une de nos rencontres qui sont pratiquement toujours publiques, prendre la parole et faire en sorte que le projet de loi C-51 s'applique à nous.

Des organisations comme le Sierra Club, qui compte un siècle d'engagements non violents et de recherches de solutions démocratiques pourrait se retrouver dans une enquête secrète et subir une ingérence dans ses activités licites. À mon avis, non seulement serait-ce une erreur, ce serait aussi un gaspillage de ressources importantes qui devraient être consacrées à lutter contre le problème réel.

Vous allez sans doute me demander pourquoi je me fais du souci, puisque la fondation du Sierra Club du Canada est une organisation respectueuse des lois. C'est parce que, en fait, cela s'est déjà produit.

Je porte à votre attention un article du Globe and Mail du 17 février 2015, intitulé « 'Anti-petroleum' movement a growing security threat to Canada, RCMP say » (Le mouvement anti-pétrole est une menace croissante pour la sécurité du Canada, d'après la GRC). C'est tiré d'un document de la GRC intitulé « Critical Infrastructure Intelligence Assessment : Criminal Threats to the Canadian Petroleum Industry » (Évaluation des renseignements relatifs aux infrastructures essentielles : menaces criminelles au secteur pétrolier canadien). Le Sierra Club est cité deux fois dans ce document, d'abord au paragraphe 4 de la page 2. Comme le premier ministre Harper, nous croyons que les changements climatiques sont la plus grave menace qui existe pour le Canada et voilà pourquoi, j'ouvre les guillemets :

Des recherches et analyses faites dans le cadre d'enquêtes criminelles de la GRC permettent de constater que le mouvement de lutte contre l'exploitation pétrolière au Canada a intérêt à attirer l'attention du public et à faire reconnaître la menace environnementale qui est perçue et attribuable à la consommation de combustibles fossiles.

Où est le problème? Pourquoi sommes-nous l'objet d'enquêtes criminelles dans ce cadre-là? On l'apprend ensuite. Cela « a mené à une couverture médiatique importante et souvent négative du secteur pétrolier canadien ».

Nous sommes donc cités dans un rapport sur le renseignement criminel parce que nous voulons agir contre les changements climatiques. Cela fait que le projet de loi C-51 s'applique à nous.

Vous croyez que je plaisante? Je voudrais bien. Au début, on en a bien ri. Ce qui me préoccupait davantage, c'est que la GRC nie l'existence de changements climatiques et refuse de comprendre qu'il y aura des conséquences pour le travail policier. En Alberta, avec les inondations d'il y a deux ans, la GRC a eu du mal à confisquer des armes à feu faute d'avoir une méthode à employer dans ce cadre-là, résultat d'un événement lié au changement climatique. C'est à cela que la GRC devrait songer, au sujet des changements climatiques, et non se soucier de ce que je dis aux médias.

Ce document est décousu. C'est une sorte de collage de ce qui se trouve sur des sites web et dans des articles de journaux. Il reste que le titre comporte les mots « menaces criminelles ». L'auteur ne fait aucun effort pour dire que le Sierra Club n'a participé à aucune activité illégale et n'en fait pas non plus la promotion. L'auteur ne justifie aucunement l'inclusion du Sierra Club dans le rapport, sauf pour dire que nous sommes pour l'action contre les changements climatiques, comme des douzaines d'autres organisations et de nombreux gouvernements.

La GRC a préparé ce rapport dans le secret. Aucune tentative n'a été faite d'entrer en communication avec le Sierra Club ou pour démontrer le moindre lien entre nos activités et quelques activités illégales ou actes violents. Je dirais que notre nom a servi de terme générique pour désigner une « organisation environnementale ». Et c'est cela qui me préoccupe.

Nous avons demandé à la GRC de nous fournir des assurances que le Sierra Club ne sera pas emporté dans une enquête autorisée par le projet de loi C-51 en conséquence de ce rapport, et nous nous sommes heurtés à un mur de silence. J'en déduis donc que c'est une possibilité.

Dans un pays libre où il n'existe pas de police secrète détenant le pouvoir de secrètement perturber les opérations d'une organisation ou de détenir des personnes sans porter d'accusation, ce rapport de police serait tout simplement un irritant. Il y a eu d'autres rapports de ce genre, et c'est ainsi que nous les avons perçus. Cependant, dans un pays qui confère à des organismes comme le SCRS le pouvoir de secrètement faire enquête et de perturber les opérations d'organisations respectueuses de la loi, c'est une grave menace.

Dans le monde de style McCarthy que crée le projet de loi C-51, on peut raisonnablement s'attendre à ce que le Sierra Club devienne la cible d'enquêtes secrètes rien que ce que parce que notre nom a été cité dans ce rapport de l'évaluation sur les renseignements portant sur les infrastructures essentielles et les menaces criminelles contre l'industrie canadienne du pétrole. Il pourrait certainement être le fondement d'arguments visant à convaincre un juge d'émettre un mandat permettant à des enquêteurs de s'infiltrer dans une organisation et de la manipuler, de s'introduire dans notre base de données confidentielle ou de se servir de nous comme outil pour faire enquête sur d'autres. Nous avons recensé cette possibilité et avons demandé à la GRC de corriger le tir et, comme je l'ai dit, elle ne l'a pas fait.

Les groupes environnementaux ne sont pas les seuls à remettre en question l'industrie pétrolière du Canada. Je suis sûr que la plupart d'entre vous sont membres d'organisations ou ont soutenu des causes à un moment ou à un autre. Pensez-vous que vos dossiers devraient être ouverts à des manipulations secrètes? Nous avons le droit de libre expression et d'association dans les limites de la loi. L'État ne devrait pas s'ingérer dans ces droits.

Donc, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous pose la question suivante : voulez-vous adopter une loi qui pourrait faire de citoyens engagés comme moi des criminels?

Je vous remercie.

Le président : Merci.

Madame Palmater.

Pamela D. Palmater, professeure agrégée et titulaire d’une chaire de recherche en gouvernance autochtone, Université Ryerson, à titre personnel : Je vous remercie. Je suis Pam Palmater. Je viens de la nation souveraine des Mi'kmaw de l'Est. Je tiens d'abord à souligner que nous sommes sur le territoire traditionnel de la nation algonquine, l'une des nombreuses nations souveraines auxquelles le Canada était lié et qui est déterminée à maintenir la paix dans son territoire. C'est la seule raison qui fait que nous pouvons être ici aujourd'hui. Ces traités et d'autres ententes sont constitutionnellement protégés et font partie intégrante de la fondation du Canada en tant que tel, sur le plan politique, militaire et juridique. Le projet de loi C-51 va au cœur de cette relation.

Le Canada a déjà déterminé, par l'entremise de ses ministres et d'autres, que les Premières Nations sont des « insurgées » et des « menaces à la sécurité nationale ». C'est l'une des raisons pour lesquelles je suis venue témoigner aujourd'hui. Outre les présentations que j'ai faites à la Chambre, dont j'ai attaché copie en annexe au document que je présente aujourd'hui, je vais me concentrer sur la nature de ces traités et ce qu'exactement le projet de loi C-51 met en jeu.

Ces traités ne portaient pas seulement sur une question de respect mutuel, du respect de notre droit de nous gouverner et d'avoir nos propres lois. Ils portaient aussi sur les avantages mutuels, mais plus important encore, et aux fins de la discussion d'aujourd'hui, de protection mutuelle. Ces traités portaient sur les alliances militaires et les obligations juridiques de se protéger mutuellement et de défendre ces territoires. La majorité de ces traités était fondée sur deux grands principes, soit le règne de la paix sur ce territoire, la défense de la terre, la protection des Premières Nations et des colons, et l'alliance militaire et politique contre tous les autres agresseurs. Cette responsabilité n'est pas assumée de façon unilatérale par le Canada. C'est une responsabilité conjointe protégée par la Constitution, qu'enfreint ce projet de loi.

Les Premières Nations se sont battues aux côtés du Canada dans les guerres qu'ils livraient à cause de ces traités. Les Premières Nations ont contribué à protéger ce territoire et nos frontières contre d'autres nations à cause de ces traités. La défense nationale, la sécurité publique et la sécurité nationale ont été a priori une responsabilité des Premières Nations dans ce territoire depuis des temps immémoriaux et cela ne va jamais cesser. Les traités le confirment.

Des dispositions particulières du traité comme celui de 1752 avec la nation mi'kmaw portaient sur les devoirs de se protéger mutuellement, l'alliance militaire et le fait que la Couronne devait approvisionner les Mi'kmaw chaque année en munitions à cette fin.

Il en est de même du traité de Niagara : alliance militaire, protection mutuelle et fourniture de munitions. Dans le traité no 6 des Cris, il était question de maintien de la paix sur le territoire d'alliance militaire et d'achats pour 1 500 $ par année de munitions à fournir aux Premières Nations aux fins de défense de ces territoires. Il n'est pas question que de pêche et de chasse dans les traités, mais aussi d'alliances militaires.

Nous nous sommes entendus, entre nations, pour que ce territoire soit pacifique. Nous avons convenu d'assurer notre sécurité mutuelle, et en dépit des nombreuses agressions du Canada contre nos peuples, nous avons maintenu la paix. En dépit des lois sur le scalpage, des viols, de la torture et des meurtres commis dans les pensionnats, des stérilisations forcées, nous avons préservé la paix.

Le Canada a tourné la police nationale — la GRC — et l'armée contre les Premières Nations. Nous avons maintenu la paix. Dans sa lutte contre la terreur, le Canada n'a pas plus grand allié que les Premières Nations du pays. Elles ont montré qu'elles sont prêtes à souffrir avant les citoyens canadiens.

Nous ne sommes pas l'ennemi, et pourtant, le ministre Valcourt a dit publiquement que nos chefs sont des menaces pour la sécurité nationale. Le ministère de la Défense nationale nous a qualifiés d'insurgés et dispose d'un guide d'instructions pour composer avec nos activités dangereuses.

Ce projet de loi ratisse trop large. Il enfreint nos droits fondamentaux, les droits ancestraux et les droits issus de traités, ainsi que les libertés civiles. Dans la décision Nolet, la Cour suprême du Canada a dit qu'aucun objectif législatif valide, même fondé sur la sécurité publique, ne peut justifier les violations de la Charte. Et pourtant, ce projet de loi envisage d'enfreindre la Charte avant même qu'on sache quel crime est allégué.

Le Canada n'a pas d'allié plus solide que les Premières Nations, et nous avons sacrifié nos vies pour le prouver. Et pourtant, par ce projet de loi, le Canada a omis de nous consulter en vertu de notre droit fondamental et inhérent, lequel est confirmé par traité, de gérer conjointement la défense nationale. À cette fin, j'ai plusieurs recommandations qui s'ajoutent à mon témoignage antérieur.

Tout d'abord, le projet de loi est foncièrement vicié et doit être retravaillé afin que soit intégrée une consultation appropriée des Premières Nations.

Deuxièmement, il doit y avoir un organe indépendant devant faire rapport de la vaste surveillance dont font l'objet les Premières Nations du pays et la façon dont nous sommes traités comme des terroristes plutôt que comme des partenaires de traité.

Troisièmement, il doit y avoir un avocat spécial ou un défenseur des Premières Nations pour faire en sorte que les droits issus des traités et les droits en vertu de la Charte soient défendus lors des procédures judiciaires secrètes visant les demandes de mandat et les écoutes électroniques.

Quatrièmement, il faut mener une étude nationale conjointe sur le racisme et la discrimination dans le système judiciaire, problèmes qui ont été recensés par des commissions, dont la commission royale, la Commission Donald Marshall, la Commission d'enquête sur Ipperwash et la Commission de justice du Manitoba, toutes commissions qui traitent de la maladie du racisme dont est atteint l'ensemble du système judiciaire et qui aura des conséquences sur le projet de loi C-51, s'il est adopté.

Cinquièmement, les ministères de la Sécurité publique et de la Défense nationale doivent prévoir une instance des Premières Nations pour assurer des consultations et des prises de décision conjointes sur toutes les questions de sécurité publique, de préparation aux situations d'urgence et de défense nationale. Le représentant des Premières Nations doit être nommé par celles-ci et un représentant des Premières Nations devrait faire partie de tout organe de surveillance lié aux services de renseignement.

Dans la prochaine version du projet de loi C-51, il faudra un préambule qui reconnaît les traités et la souveraineté des Premières Nations, et qui énonce précisément notre mandat constitutionnel de participation à la défense nationale du pays, de même que des clauses décrivant en détail le processus décisionnel et la reddition des comptes aux Premières Nations sur tous les aspects traités dans le projet de loi C-51, des énoncés précisant clairement que la lutte contre le terrorisme ne vise pas les Premières Nations, ni leur gouvernance et leurs activités.

L'assurance doit être donnée qu'aucun renseignement sur des particuliers ou des collectivités des Premières Nations ne sera désormais transmis au secteur privé ou à des gouvernements étrangers; il faut préciser que la communication de renseignements ne peut concerner que la lutte contre le terrorisme, et non pas cette menace générique inconnue et mystique pour la sécurité nationale.

Les ministères auxquels il est permis de communiquer des renseignements doivent faire l'objet d'exclusions précises : Affaires indiennes, Santé Canada, Pêches et Océans, l'Agence environnementale, RNCan et l'ARC doivent être exclus du partage de renseignements, puisque c'est avec eux, surtout, que traitent les Premières Nations.

Toutes les infractions doivent être décrites. Il ne peut y avoir d'infraction générique portant sur quoi que ce soit qui ne peut, possiblement, être connu.

Une attention particulière doit être portée à la restriction de toute activité de surveillance électronique généralisée.

Toute nouvelle loi doit comporter un élément lié à la santé mentale.

De plus, il faut faire un emploi optimal des lois en vigueur et s'y référer plutôt que de faire double emploi ou compter sur l'adoption de lois inconnues.

Je vous remercie.

Le sénateur Mitchell : Nous vous remercions tous les trois. Vous avez fait des exposés très convaincants, et je les apprécie.

Ma première question s'adresse à M. O'Rourke. Quand vous parlez de travailleurs de première ligne, s'agit-il par exemple du préposé aux billets à qui je remets mon bagage? Cette personne pourrait donc être la première à devoir dire à un voyageur dont les déplacements sont restreints et qui pourrait voyager dans le but de commettre des actes violents, ou qui peut-être est violent, qu'il ne peut monter à bord de l'avion?

M. O'Rourke : Oui, exactement, ou le préposé au comptoir d'enregistrement. C'est là où se fait l'échange avec le passager.

Le sénateur Mitchell : C'est un problème tout à fait nouveau, puisque ce projet de loi envisage de ne pas permettre à des gens de quitter le pays à des fins criminelles.

M. O'Rourke : C'est nouveau, et il se pourrait très bien que cela arrive plus souvent.

Le président : Vous le faites déjà.

M. O'Rourke : Oui, nous le faisons. Cela arrive.

Le sénateur Mitchell : Mais cela est très désagréable.

M. O'Rourke : Oui, cela arrive.

Le sénateur Mitchell : Je devrais probablement adresser ma prochaine question à Mme Palmater et M. Bennett. À l'origine, il était question dans le projet de loi de défense illégale d'une cause, et je pense qu'il n'en est plus question. Mais je pense tout de même qu'il y a une différence, dans le sens où on peut faire quelque chose d'illégal qui n'a rien à voir avec une activité terroriste. De fait, l'écart, c'est qu'il y a des actes tout à fait acceptables de désobéissance civile au sein d'une société démocratique, qui caractérisent une société démocratique, dans la mesure où on est prêt à subir les conséquences de nos actes en vertu de la loi. Pourriez-vous nous en parler?

Mme Palmater : Je suis heureuse que vous ayez posé cette question. Elle est excellente.

Le fait qu'ils comptent — ça n'a pas encore été adopté, à ce que j'ai compris — supprimer le terme « illégal » ne règle rien à la question de toutes ces autres activités visant la perturbation de l'économie, par exemple, lorsqu'une Première Nation adopte une stratégie très ciblée en partenariat avec d'autres pour faire en sorte qu'un oléoduc ne soit pas construit sur leurs terres, par des moyens de désobéissance civile, par l'exercice de leurs droits internationaux — toutes ces choses qui ne pourraient pas être qualifiées de protestation ou de dissidence, parce que très souvent, le terme « protestation » est défini de façon très étroite.

La formulation pose problème, et les avocats de Justice Canada le savent très bien. Le libellé est déficient. Il ne résume pas toutes les façons par lesquelles nous sommes criminalisés. Pensez au nombre de gens qui surpeuplent déjà les prisons, qui sont accusés, arrêtés, agressés, et le projet de loi C-51 n'a même pas encore été adopté.

Mon témoignage à la Chambre était très précis sur ces questions et non pas seulement sur la portée de la surveillance, mais pensez au nombre de personnes qui sont considérées comme étant des criminels pour les activités qu'elles mènent maintenant. Le ministre Valcourt a déjà dit que nous sommes des menaces pour la sécurité nationale, et le ministère de la Défense a considéré que nos activités de défense de nos droits constituent de l'insurrection, tout cela avant même que le projet de loi C-51 ne soit adopté.

À moins qu'il y ait dans le projet de loi quelque chose qui porte précisément sur les activités des Premières Nations, nous serons englobés dans toutes ces mesures.

Le sénateur Mitchell : Les répercussions du traité m'ont frappé il y a quelques années quand quelqu'un a dit qu'un traité signifiait que personne n'était vaincu. C'était une entente entre nations de ne plus lutter l'une contre l'autre. C'est un concept très fort.

J'ai une autre question que j'emploierais comme exemple, lequel s'applique au cas autochtone. Monsieur Bennett, vous parlez notamment de la généralisation de la capacité d'obtenir des renseignements. Je pensais à une situation, que vous voudrez peut-être commenter, où le ministère du Revenu pourrait faire une recherche de tous les donateurs au Sierra Club et dire que lorsque quelqu'un du Sierra Club a déroulé une bannière sur le toit d'un quelconque immeuble public — cela ne s'est pas fait —, il faudrait voir qui soutient ce genre d'organisation. Est-ce que c'est ainsi que vous voyez cela?

M. Bennett : Je le pense. Mais je pense aussi à une autre situation. Lorsque des protestations et des démonstrations sont organisées, il y a souvent une tête brûlée qui va se lever et dire : « On devrait faire sauter tout ça, ou faire quelque chose de violent » — et tous les autres répondront : « Ne fais pas cela. » Mais en vertu de cette loi, dès que quelqu'un commence à avoir ce genre de discours, on ferait désormais tous partie du complot. Cela pourrait être mal interprété. Ce pourrait être un provocateur envoyé là justement pour ça. Une compagnie pétrolière, par exemple, qui veut nous empêcher de protester et jeter sur nous le discrédit pourrait envoyer quelques jeunes infiltrer nos rangs et dire des choses qui nous rendront suspects, et nous pourrions nous retrouver dans cet énorme filet.

Le projet de loi ratisse tout simplement trop large. C'est tuer une mouche avec un marteau.

Le sénateur Runciman : Monsieur O'Rourke, je sympathise beaucoup avec le personnel aérien de première ligne. Comme l'a dit le sénateur Mitchell, il doit confronter quelqu'un qui pourrait être très dangereux et lui dire qu'il ne peut pas monter dans l'avion.

Quand on pense aux lignes aériennes et au vol d'Air India, aux hommes à la chaussure ou aux sous-vêtements piégés et, évidemment, aux événements du 11 septembre, les gens que vous représentez jouent certainement un rôle essentiel dans la prévention de ce genre de situation.

En vertu du Programme de protection des passagers actuel, vous avez parlé de communiquer avec le ministère des Transports si vous repérez quelqu'un. Avez-vous des rapports en temps réel avec la police? Comment est-ce que cela fonctionne? Si vous n'en avez pas, j'aimerais savoir pourquoi.

M. O'Rourke : Ce que je sais, c'est que s'il y a correspondance, la première chose à faire est de vérifier les documents du passager, puis d'avertir Transports Canada.

Une fois la décision de Transports Canada rendue, si, au bout du compte, la directive consiste à refuser l'embarquement, je pense que la situation variera d'un aéroport à l'autre, en fonction de la présence policière et de son accessibilité, le cas échéant. Je pense qu'il n'existe pas de normes. Nous aimerions peut-être revoir cette question et, ensuite, lorsque c'est possible, garantir une présence policière ou nous assurer que ce sont les policiers qui avisent la personne concernée.

Le sénateur Runciman : Je pense que vous ne proposez pas d'amendements au projet de loi. Cela pourrait se faire grâce à des politiques ou au règlement.

M. O'Rourke : Oui, tout à fait.

Le sénateur Runciman : Je suis d'accord avec vous et le comité voudra peut-être formuler une observation à ce sujet. Je pense qu'il s'agit d'un rôle essentiel. Laisser cette responsabilité entre les mains des employés que vous représentez est problématique; c'est le moins qu'on puisse dire. Selon moi, c'est un point essentiel et j'imagine que la plupart des Canadiens seraient de mon avis.

Votre organisation participe-t-elle avec l'ASFC, l'Agence des services frontaliers du Canada, à ce que celle-ci appelle le programme de ciblage avant l'arrivée? Ce programme concerne les passagers des vols en direction du Canada, et nous permet de les empêcher d'embarquer et d'arriver au pays.

M. O'Rourke : Je ne sais pas si nous parlons du même programme, mais nous tenons constamment des consultations avec l'ASFC au sujet des différents programmes qu'elle crée. Un programme interactif de renseignements sur les passagers est élaboré actuellement. C'est peut-être de cela que vous parlez.

Dans le cadre de certains programmes, le gouvernement exige que les compagnies aériennes fournissent de l'information sur les passagers avant que ceux-ci n'arrivent au Canada. Dans le cadre de ces programmes, nous travaillons en étroite collaboration avec l'ASFC.

Le sénateur Runciman : En vertu du processus actuel, quelqu'un arrive avec un billet et vous l'entrez dans un ordinateur, qui signale que la personne figure sur la liste d'interdiction de vol. Est-ce que c'est comme cela que ça fonctionne?

M. O'Rourke : Oui.

Le sénateur Runciman : Je crois qu'un individu qui faisait partie du groupe des 18 de Toronto a récemment quitté le pays. Son passeport a été confisqué. Je pense qu'il figurait sur une liste d'interdiction de vol, et tout le monde se demande comment cette personne... je pense que cela s'est fait au moyen de faux papiers. D'après votre organisation, existe-t-il toujours une faiblesse au sein du système? J'imagine que les responsables de la sécurité...

M. O'Rourke : Je ne suis pas au courant de cet incident. Mais je ne pense pas qu'il s'agisse d'une préoccupation majeure, non. En vertu du système actuel, lors de l'enregistrement, les compagnies aériennes font une vérification sur la liste.

Le sénateur Runciman : Si la personne avait des documents de voyage contrefaits, c'est de cela que je parle.

M. O'Rourke : Non, exactement. Si on utilise un autre nom et que les documents semblent légitimes.

Le sénateur Runciman : Je veux en venir à la question de savoir si, peut-être, une technologie de reconnaissance faciale serait nécessaire. Cette technologie est utilisée dans des pays comme Israël de sorte qu'on ne dépend pas d'une fenêtre qui apparaît à l'écran, et la personne est toujours clairement reconnue, même si elle détient des documents contrefaits.

M. O'Rourke : Absolument.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à M. Bennett. Le ministre, le SCRS, et toutes les personnes qui en ont l'autorité ou qui sont touchées par le projet de loi C-51 ont confirmé que cette loi ne vise aucunement les groupes environnementalistes. On parle ici d'enquêtes sérieuses qui visent les personnes qui représentent une menace à la sécurité du pays et de ses citoyens, et qui ont pour objectif de lutter, entre autres, contre les djihadistes et d'autres terroristes. Pourquoi continuez-vous de dire que cette loi est une menace pour des organismes comme le vôtre et pour vos membres?

[Traduction]

M. Bennett : Sénateur, je vous exhorte à lire le rapport de la GRC portant sur les menaces criminelles au secteur pétrolier. Je pense que la loi fait référence à des menaces aux infrastructures économiques canadiennes. Le secteur pétrolier ferait partie de ces infrastructures, et la GRC a indiqué que le Sierra Club, Greenpeace et la Fondation Tides font partie de cette menace criminelle. Je n'invente rien. Cela fait partie du rapport. Trouvez un exemplaire de ce rapport. C'est avec plaisir que je vous en ferai parvenir un après la réunion.

Le rapport établit clairement qu'étant donné que nous défendons l'action menée pour lutter contre les changements climatiques, nous sommes considérés comme une sorte de vague menace pour les infrastructures. C'est écrit noir sur blanc. C'est une menace criminelle pour laquelle nous serions visés par le projet de loi C-51.

Je rappellerais aussi au sénateur que des ministres du présent gouvernement ont accusé les groupes écologistes de faire du blanchiment d'argent, ce qui est aussi étroitement lié au terrorisme. Des ministres nous ont accusés d'accepter des paiements douteux de fondations étrangères et, soit dit en passant, rien de cela n'est vrai.

Donc, lorsque l'on met les choses en contexte, il faut examiner la façon dont le projet de loi pourrait être appliqué et pas la façon dont les ministres du moment ont l'intention de l'appliquer. On n'adopte pas un projet de loi pour les six prochains mois; une fois qu'un projet de loi est adopté, c'est pour toujours. Il pourrait être appliqué de la façon dont l'entend un gouvernement, et cela laisse la place aux erreurs. Je crois vraiment que cette loi finirait par nous concerner en raison d'une erreur policière, mais je pense que ce genre d'erreur peut se produire sans être remarquée tout en causant des torts considérables.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Vous savez, monsieur Bennett, que, autant à la GRC, au Service canadien du renseignement de sécurité et à la Sûreté du Québec, à l'époque, il y avait des comités de déontologie. Les corps policiers et tous ces gens sont soumis à l'examen de sérieux comités de surveillance.

En tant qu'organisme, vous mentionniez la GRC et le SCRS. Avez-vous porté plainte à l'un ou l'autre de ces comités, parce que vous vous sentiez visé, que ce soit avant ou après ce projet de loi? Avez-vous déjà porté plainte auprès de ces organismes?

[Traduction]

M. Bennett : Nous avons fait une plainte à la GRC. J'ai écrit au commissaire et au directeur des enquêtes criminelles. Je leur ai demandé d'indiquer clairement si une enquête pourrait faire que nous sommes visés par le projet de loi C-51, et ils n'ont pas dit que cela ne serait pas le cas. On leur a donné l'occasion de le faire, mais ce n'est pas ce qu'ils ont dit.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Vous avez porté plainte auprès de ces comités, mais vous dites que vous n'avez pas eu de réponse. Avez-vous été bien traité? A-t-on au moins reçu vos plaintes? Les a-t-on traitées?

[Traduction]

M. Bennett : J'ai reçu une belle lettre du directeur des enquêtes criminelles dans laquelle il laissait entendre qu'il était tout à fait acceptable de nous mentionner dans un rapport de renseignements criminels en raison des événements qui se sont déroulés au Nouveau-Brunswick et avec lesquels nous n'avons rien à voir.

Non, je crois qu'on nous a traités avec politesse, mais qu'on ne nous a pas pris au sérieux. Rappelez-vous que cette loi ratisse large. Dans deux ou trois ans, quelqu'un peut très bien sortir un rapport qui mentionne le Sierra Club dans son rapport sur les menaces criminelles, ce qui pourrait être utilisé pour obtenir un mandat secret. Que ce soit le cas ou non, c'est une question différente.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Vous avez porté plainte à ces organismes de surveillance, et je comprends qu'ils vous ont donné une réponse, mais ce n'est peut-être pas la réponse que vous vouliez entendre. Est-ce que cela vous permet pour autant de dire que vous n'avez pas été pris au sérieux?

[Traduction]

M. Bennett : Eh bien oui, car je leur ai clairement proposé de leur parler, particulièrement en matière de changement climatique et pour ce qui est des répercussions sur les activités policières entourant le changement climatique, et on m'a totalement ignoré. Lorsque je leur ai demandé d'indiquer clairement si oui ou non cela pourrait être utilisé pour nous faire relever du projet de loi C-51, ils n'y ont pas répondu.

Le président : Avant de passer à la sénatrice Jaffer, j'aimerais faire suite à ce que vous venez de dire.

Je pense que la question du sénateur Dagenais visait à savoir si vous avez porté plainte auprès de l'organisation de surveillance responsable, pas strictement auprès d'un membre de la force elle-même. Est-ce exact?

M. Bennett : Cela ne date que des quelques derniers mois. Nous ne sommes pas allés suffisamment loin. Normalement, lorsque l'on porte plainte, on le fait tout d'abord auprès du directeur de la police avant d'aller plus haut si c'est nécessaire.

Le président : Avez-vous terminé, sénateur Dagenais?

[Français]

Le sénateur Dagenais : C'est la réponse de M. Bennett.

[Traduction]

La sénatrice Jaffer : J'ai des questions pour chacun d'entre vous, et je vais commencer par Mme Palmater.

Nous sommes tous bien au fait du cas de Mme Blackstock — j'irais même jusqu'à dire que c'est du harcèlement. Même sans ce projet de loi, qu'en est-il de la situation pour vous et pour votre organisation pour ce qui est des questions que vous défendez? À quels obstacles vous heurtez-vous déjà?

Mme Palmater : C'est une excellente question qui fait l'objet de mon mémoire à la Chambre. Ce dont nous parlons, abstraction faite de ce projet de loi, c'est que nous sommes déjà surreprésentés en milieu carcéral. Même si dans l'affaire Gladue, la Cour suprême du Canada a déclaré qu'on devait cesser d'incarcérer les membres des Premières Nations, loin d'avoir diminué, l'incarcération de nos membres augmente.

Lorsque la Cour suprême du Canada, dans l'affaire Marshall, a reconnu que nous jouissions de droits issus de traités nous permettant de pêcher et de vendre le produit de notre pêche, le MPO et la GRC sont intervenus, ont chargé nos navires, nous ont battus à coups de matraque, de bâton, avant de nous arrêter et de nous envoyer en prison.

Il suffit de mentionner Listuguj. C'est hautement problématique, particulièrement au Québec. On a envahi Listuguj deux fois. À Oka, à Ipperwash, un gardien non armé a été assassiné. Gustafsen Lake a connu l'un des plus importants assauts de la GRC visant une population civile; il y a aussi Esgenoopetitj. Il y a Elsipogtog, Caledonia. Et la liste se poursuit pour ce qui est d'illustrer la façon dont l'armée a été utilisée contre les membres des Premières Nations. Il y a aussi le système de justice lui-même, dans lequel nous sommes plus à risque d'être arrêtés, incarcérés, et ce genre de choses.

La sénatrice Jaffer : Je vais devoir vous interrompre, car j'ai deux autres questions à poser.

Monsieur O'Rourke, des hauts fonctionnaires de la Sécurité publique ont indiqué à ce comité qu'il n'y a que de très rares confrontations avec les passagers énumérés sur la liste des personnes désignées. Cela est-il ce qu'a observé la compagnie aérienne jusqu'à ce jour, et prévoyez-vous la possibilité d'une recrudescence de ce type de confrontation?

M. O'Rourke : Nous prévoyons un accroissement possible étant donné qu'il se pourrait que la liste se rallonge. Pour être honnête, je pense que jusqu'à ce jour, les choses se sont déroulées relativement sans encombre — nous croisons les doigts — pour ce qui est des avis. Je n'ai pas vraiment idée de la fréquence de ces confrontations. Je pense que c'est rare. C'est ce que je crois comprendre. Je pense, relativement parlant, que les choses vont pour le mieux à l'heure actuelle, mais c'est un domaine dans lequel nous pouvons nous améliorer.

La sénatrice Jaffer : Monsieur Bennett, je dois vous dire que j'ai été particulièrement troublée en vous écoutant. Je viens de la Colombie-Britannique, où le travail de votre organisation est très bien connu, et, je crois, respecté. Il est certain que je respecte ce que vous faites.

Nous avons d'immenses défis à relever dans le cadre du pipeline Enbridge, par exemple, et je commence maintenant à m'inquiéter lorsque vous organisez des manifestations contre le pipeline d'Enbridge. Cela pourrait être perçu comme une nuisance à notre bien-être économique, et ce projet de loi peut avoir des répercussions terribles sur les manifestations. J'aimerais que vous nous fassiez part de vos observations à ce sujet.

M. Bennett : Exactement. Comme je l'ai indiqué plus tôt, si des provocateurs ont l'occasion de se présenter à des rassemblements et de dire des choses qui pourraient nous causer du tort, cela pourrait dissuader nos donateurs et nos partisans, car leurs noms pourraient finir sur une liste quelque part dans le cadre d'une quelconque enquête. Nous ne savons pas ce qui va se passer.

Nous avons une opinion différente de la façon dont l'économie devrait fonctionner, ce qui peut être vu par ceux qui ont une opinion contraire comme une menace envers les infrastructures. Nous sentons vraiment que c'est une possibilité. Nous ne pensons pas être la cible visée, mais il est certain que nous pourrions en être victimes si un gouvernement ou une force policière décidait d'aller dans ce sens.

Nous savons que les forces policières prennent des décisions de manière très subjective. Je vous dirais que ce qui est arrivé avec les Micmacs du Nouveau-Brunswick il y a deux ans n'aurait jamais eu lieu si c'était moi à la tête de cette manifestation, assis là pendant quatre ou cinq mois de manière entièrement pacifique. Je doute qu'il y aurait eu un raid, avec des policiers armés de mitraillettes et accompagnés de chiens, mais parce que c'était une manifestation des Premières Nations, c'est comme cela que la police a choisi d'intervenir. Je demeure convaincu qu'une manifestation pacifique a tourné à la violence à cause de l'intervention policière, et non pas à cause de ce que les manifestants eux-mêmes faisaient. Et tout cela pourrait bien s'aggraver avec les enquêtes secrètes et les opérations d'infiltration.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Madame Palmater, corrigez-moi si je me trompe, vous avez fait allusion à la fameuse crise d'Oka des années 1990 ou de quelque chose du genre. On ne parle pas du tout de la même situation. Il y avait, appelons cela une espèce de guérilla entre votre communauté et le village d'Oka concernant l'obtention d'un terrain de golf. Il faut faire attention. J'étais policier de la Sûreté du Québec. J'étais présent lorsque la Sûreté du Québec est intervenue. N'oublions pas qu'un policier est mort dans de le cadre de cette intervention, parce qu'on cherchait à protéger autant votre communauté que le village d'Oka. Je vous demanderais de faire attention.

La Sûreté du Québec a été présente pendant un an à Akwesasne pour y maintenir l'ordre et protéger la communauté, parce qu'il y avait des gens de la communauté mohawk qui y faisaient le commerce de la drogue et qui s'étaient entretués. J'espère que vous avez tous les détails de cette question. Il faut faire attention quand on accuse les policiers d'abuser de leurs pouvoirs. J'y étais, et je l'ai vu de mes yeux.

[Traduction]

Mme Palmater : Toutes les commissions d'enquête dans l'histoire de ce pays, toutes les études, tous les rapports onusiens au sujet des pratiques canadiennes envers ces peuples autochtones confirment le fait — non pas l'accusation, mais bien le fait — d'un racisme flagrant, manifeste et systémique, et d'une application de la loi disproportionnellement négative contre les personnes issues des Premières Nations. Vous pouvez aller lire n'importe lequel de ces rapports, n'importe quand, et vous verrez que je n'invente rien.

De dire qu'il y a des Mohawks narcotrafiquants et qu'ils le sont donc tous serait comme dire que tous les Canadiens sont des tueurs en série parce qu'il y a déjà eu des tueurs en série canadiens. Cela ne fait que propager davantage de racisme envers les Premières Nations, comme si nous étions tous des criminels en plus d'être des terroristes, et cela est inacceptable.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Je ne veux pas faire un débat avec vous. À l'époque, on a demandé aux policiers de la Sûreté du Québec de protéger vos communautés. La Sûreté du Québec était là, parce que vous n'aviez plus de corps de police pour vous protéger. Vous savez, les Nations Unies, c'est autre chose, mais parfois, elles auraient intérêt à venir sur les lieux pour constater ce qui s'y passe.

[Traduction]

Le président : Chers collègues, c'est tout le temps que nous avons pour ce panel.

Je vous remercie tous de votre participation.

(La séance est levée.)


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