Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications
Fascicule 13 - Témoignages du 27 janvier 2015
OTTAWA, le mardi 27 janvier 2015
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui, à 9 heures, pour étudier les défis que doit relever la Société Radio-Canada en matière d'évolution du milieu de la radiodiffusion et des communications.
Le sénateur Dennis Dawson (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Honorables sénateurs, je déclare ouverte la séance du Comité sénatorial permanent des transports et des communications. Aujourd'hui, nous poursuivons notre étude sur les défis que doit relever la Société Radio-Canada en matière d'évolution du milieu de la radiodiffusion et des communications.
Nous recevons des représentants d'Entertainment One, aussi connu sous le nom d'eOne, un leader mondial dans le secteur culturel, ayant à son actif plus de 35 000 titres de films et de télévision, 2 800 heures de programmation télé et 45 000 pistes musicales.
Nous accueillons donc aujourd'hui Vanessa Steinmetz, vice-présidente, Financement de la production; et Mark Slone, vice-président exécutif, Distribution cinématographique. Nous allons d'abord entendre Mme Steinmetz, puis ce sera au tour de M. Slone.
Vanessa Steinmetz, vice-présidente, Financement de la production, Entertainment One : Mesdames et messieurs les membres du comité, bonjour. Je m'appelle Vanessa Steinmetz. Je suis ici avec mon collègue Mark Slone pour représenter Entertainment One. Merci de nous avoir invités à venir témoigner devant vous aujourd'hui.
Je vais vous parler des défis concernant la télévision, et Mark de ceux touchant le cinéma.
Je vous prie de noter qu'eOne est membre de l'Association canadienne de production de média et de l'Association canadienne des distributeurs et exportateurs de films. Les commentaires que nous allons formuler aujourd'hui respectent l'esprit et la lettre de leurs mémoires respectifs.
Entertainment One, dont le siège social est à Toronto, est un leader mondial de la création et de la distribution de contenu indépendant dans le domaine du cinéma, de la télévision et de la musique. eOne compte 1 700 employés un peu partout dans le monde, dont plus de 800 au Canada, et possède des bureaux dans huit pays. Dans la dernière année, eOne a investi plus de 500 millions de dollars dans du contenu cinématographique et télévisuel.
L'an dernier, notre division de production télé a produit plus de 200 épisodes de programmation originale, qui ont entraîné des dépenses de production d'au-delà de 215 millions de dollars au Canada. Nous prévoyons en produire presque le double cette année.
Lors de la dernière année financière, 74 p. 100 des dépenses annuelles de production d'eOne sont allées à du contenu canadien, et près de 70 p. 100 des revenus générés par notre division mondiale de production télévisuelle, soit quelque 300 millions de dollars, ont été réinjectés dans la production de contenu canadien.
Pour vous donner un peu de contexte, je note que nous avons recours au libre marché pour solliciter des investissements dans le contenu canadien. Grâce à notre partenariat avec le gouvernement du Canada, ses agences et les sociétés d'État, et à nos partenaires des gouvernements provinciaux et des municipalités, nous avons bâti une entreprise de production mondiale, qui a son siège ici, au pays.
Nous savons que le comité veut entendre parler de l'état général de la radiodiffusion au Canada et du contexte dans lequel évolue la SRC.
Il est nécessaire d'avoir un radiodiffuseur national spécialisé pour l'écosystème cinématographique et télévisuel du Canada afin de favoriser l'emploi, de développer des talents et de créer du contenu commercial acclamé mondialement. La SRC est un partenaire de notre succès. Comme dans tous les partenariats, il y a matière à amélioration.
eOne croit fermement qu'un solide environnement de production et de radiodiffusion est essentiel au succès continu de l'industrie canadienne de la télévision et du cinéma, de même qu'à l'atteinte de son objectif de créer et de produire une programmation télévisuelle et cinématographique et du contenu numérique non linéaire qui sont captivants et diversifiés et auxquels les Canadiens peuvent s'identifier.
De nos jours, les Canadiens ont accès plus que jamais à une vaste gamme de services de programmation et de contenu sur demande d'un peu partout dans le monde, qui s'arrachent tous le temps, l'attention et l'argent de l'auditoire. Il ne suffit pas d'avoir une infrastructure qui soutient un approvisionnement continu en contenu canadien. Il faut vouloir innover, surtout quand il est question de dramatiques à grand déploiement qui doivent générer des revenus considérables sur la scène internationale si on veut pouvoir soutenir les budgets de production qui ne cessent d'augmenter.
Nous pensons que la production cinématographique et télévisuelle canadienne est une industrie viable, et nous sommes prêts à risquer nos capitaux pour faire de ces histoires des succès commerciaux. Nous avons besoin de partenaires qui sont prêts eux aussi à prendre ce risque.
Une façon de veiller à la prospérité de l'écosystème de la production et de la radiodiffusion au Canada consiste à favoriser son évolution pour qu'il en soit un qui encourage la création de hits de chez nous que les Canadiens et le reste du monde réclament, et qui permettent ainsi aux industries canadiennes de radiodiffusion, de distribution et de production d'engranger des profits intéressants.
Les consommateurs canadiens sont sophistiqués et regardent du contenu canadien, non pas parce que c'est ce qu'ils ont à leur disposition, mais parce que c'est ce qu'ils veulent. C'est une programmation de classe mondiale qui a une sensibilité ou une saveur canadienne qui leur plaît.
En cette ère où l'auditoire a un appétit vorace, on constate que les gens sont curieux et friands d'être plongés dans des drames qui situent l'action dans des endroits bien précis. La SRC est la mieux placée pour offrir ce genre de contenu canadien qui ne devrait pas connaître de frontière. D'autres pays ont réussi à vendre leurs formats et à exporter leur contenu unique. Des séries comme The Fall et Broadchurch du Royaume-Uni, ou Top of the Lake de la Nouvelle-Zélande, ou encore The Bridge et The Killing de la Scandinavie, en sont de bons exemples. L'histoire unique du Canada, sa situation, son univers politique, sa culture et son rôle sur l'échiquier mondial devraient être tout autant captivants pour l'auditoire international.
Des « anciens » de la SRC occupent aujourd'hui des postes haut placés dans les secteurs canadien et américain de la production, de la radiodiffusion, du financement et de la réglementation au sein de l'industrie. La SRC peut véritablement être une pépinière et une vitrine pour le talent canadien. Nous encourageons la SRC à poursuivre activement son mandat visant à diffuser des histoires canadiennes et à favoriser des partenariats avec des producteurs et des distributeurs indépendants canadiens. La SRC devrait compter sur les producteurs indépendants pour présenter des projets de qualité et les réaliser, et s'allier avec des distributeurs qui sont prêts à prendre le risque de faire connaître des histoires canadiennes au monde entier.
J'aimerais en profiter pour souligner qu'afin que l'industrie puisse survivre et prospérer, le système doit protéger les intérêts canadiens pour que les profits qu'ils génèrent à l'étranger demeurent entre les mains de Canadiens.
Le développement de talents d'ici est vital à la croissance et au succès continus du contenu canadien diffusé dans un marché en constante expansion.
Mark Slone, vice-président exécutif, Distribution cinématographique, Entertainment One : Plus d'un siècle après son invention, le cinéma est toujours la forme la plus populaire et la plus abordable de divertissement hors domicile au Canada. Les Canadiens savent depuis toujours raconter leurs histoires par l'entremise du cinéma. C'est une expérience collective à la maison, et une façon de représenter notre culture à l'étranger. Du tapis rouge de Cannes à la scène des Oscar à Hollywood, mais surtout dans les cinémas de l'ensemble du pays, nos créations cinématographiques sont le reflet de la vie au Canada. Il suffit de penser à Dr. Cabbie, qui relate l'histoire d'un médecin immigrant qui établit une clinique dans un taxi quand il apprend que ses compétences ne sont pas reconnues, ou à La grande séduction, une comédie fantaisiste qui met en scène les résidents d'une ville de Terre-Neuve qui sont prêts à tout pour protéger leur mode de vie. Les films canadiens dont l'action se déroule au Canada suscitent de plus en plus l'intérêt de l'auditoire au pays et ailleurs. Le Canada anglais prend exemple sur le Québec, qui réussit à allier excellence artistique et succès commercial.
En 2014, eOne était derrière la sortie de 275 longs métrages à l'échelle mondiale, et bon nombre d'entre eux étaient canadiens. Nous avons également lancé Séville International, une petite entreprise de ventes internationales établie à Montréal, qui a comme mandat de dénicher et de représenter des films canadiens de langue française et anglaise en vue de les distribuer à l'étranger.
Bien que notre amour du cinéma perdure, les habitudes de consommation de l'auditoire ne sont plus les mêmes. Les ventes de billets de cinéma stagnent, tandis que les plateformes mobiles et à domicile gagnent du terrain. Le monde du cinéma est un monde difficile qui exige des années d'effort et des ressources considérables. Au Canada, le financement d'un film passe généralement par trois sources : les distributeurs, qui achètent les films pour les vendre aux particuliers au pays et à d'autres distributeurs à l'étranger; les organismes gouvernementaux, qui financent les crédits d'impôt et Téléfilm Canada; et les diffuseurs, qui acquièrent au préalable les droits télévisuels. C'est à ces trois piliers — les distributeurs, le gouvernement et les diffuseurs — de voir à ce que les films produits aient une vie après leur sortie en salle là où la majorité des Canadiens regardent le plus de films, c'est-à-dire à la télévision.
La théorie a toujours été que les contribuables participaient largement à la création des films, alors ils devaient pouvoir les voir aussi facilement que les longs métrages américains et étrangers. Aujourd'hui, les films que nous produisons sont meilleurs que jamais. eOne a vu sept de ses longs métrages canadiens dépasser le cap de 1 million de dollars au box-office en 2014. Mais même si nous produisons de plus en plus de films de qualité, ceux-ci ne trouvent pas nécessairement une vitrine à la télévision. Ce sont de très bons films, mais les diffuseurs n'en achètent tout simplement pas assez.
Pourquoi? Nous pensons que les diffuseurs se sont entichés des séries et de la télé-réalité bon marché. Les séries ont l'avantage inhérent d'attirer des téléspectateurs de semaine en semaine. C'est bien, mais les diffuseurs bénéficient quant à eux d'un énorme avantage — un accès privilégié aux ondes publiques. Vous et moi, nous ne pouvons pas lancer une station télé demain matin sans en faire la demande au CRTC, qui va tenir compte des répercussions que cela pourrait avoir sur les joueurs en place. Ils sont protégés. En échange de cette protection, ils ont une grande responsabilité à assumer : promouvoir la culture canadienne et investir dans l'industrie qui a le double mandat de raconter nos histoires et de créer des occasions économiques pour les dizaines de milliers de Canadiens qui travaillent dans le secteur du divertissement filmé.
Qu'en est-il de la SRC? Si on prend les données de vente d'eOne, par exemple, on constate que moins d'une dizaine de films sont vendus à la SRC chaque année, et il s'agit de titres moins récents et à petit budget. Les films québécois ne sont presque jamais présentés. Ceux qui sont achetés ne font jamais l'objet de promotion en ondes. L'époque où la SRC présentait des films canadiens importants comme Bon Cop, Bad Cop ou Maurice Richard est révolue.
Quelle est la solution? Il faut d'abord continuer à faire des films qui cadrent avec ce qui intéresse les marchés à la maison et à l'étranger. Il faut avoir des sociétés de ventes internationales qui disséminent nos histoires à l'échelle du globe. Il faut adopter de nouvelles technologies. Il faut respecter les consommateurs des plateformes numériques, qui veulent regarder ce que bon leur plaise, quand cela leur plaît, et sur différents écrans. Aujourd'hui, nous devons nous assurer que les Canadiens peuvent voir le cinéma canadien à la télévision, et de façon constante. Il faut également en offrir pour tous les goûts — familles, adolescents, adultes, jeunes et moins jeunes, rural, urbain. Je crois qu'il faut profiter de chaque occasion pour promouvoir les films que nous avons tous financés.
Le CRTC peut contribuer grandement à cela en apportant un changement mineur à la réglementation sur le contenu canadien : ajouter une nouvelle catégorie vouée aux films, à part des séries dramatiques télévisées. Peu importe si les conditions rattachées à son permis changent ou non, la SRC doit profiter des bouleversements qui passent pour promouvoir nos histoires. Le cinéma est un médium économique merveilleux quand nos moyens sont plus limités, et ce serait certainement plus économique pour les diffuseurs d'acheter des longs métrages canadiens que des gros titres de Hollywood.
Les diffuseurs nationaux des quatre coins du globe sont le premier choix des auditoires locaux pour voir leurs histoires racontées. Si les Allemands, les Français, les Italiens, les Mexicains, les Brésiliens et les Israéliens peuvent tous voir leurs films à la télévision, pourquoi ne le pourrions-nous pas, nous aussi? En fait, la SRC devrait aspirer à devenir la vitrine du cinéma canadien. Durant la dernière semaine de 2014, la SRC a dépensé une somme considérable pour présenter Histoire de jouets 3. Est-ce réellement le mandat d'un diffuseur national? Elle a perdu la soirée du hockey, maintenant elle doit se recentrer sur nos collectivités. Qu'elle diffuse les meilleurs films français et anglais de nos talentueux créateurs de l'ensemble du Canada. Serait-ce bien trop demandé de réserver une case horaire à heure de grande écoute à un nouveau film canadien? Pas selon nous. Les scénaristes et réalisateurs canadiens, qui connaissent un grand succès des deux côtés de la frontière, veulent travailler chez eux et veulent que leurs films aient non seulement une sensibilité canadienne, mais qu'ils mettent aussi en scène des villes et des histoires d'ici. Ils le font : Cronenberg, Egoyan, Vallée, Villeneuve, Dowse, Falardeau, pour n'en nommer que quelques-uns. Faisons en sorte que les Canadiens puissent voir ces films.
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, nous vous sommes reconnaissants de nous avoir invités à témoigner aujourd'hui. Notre entreprise se bat tous les jours pour obtenir des investissements du secteur privé afin de produire et de distribuer des émissions de télévision et des films canadiens, alors nous sommes très heureux de voir tout le succès qu'a connu notre industrie dans les dernières années. Nous souhaitons ardemment que plus d'histoires canadiennes se retrouvent sur nos écrans chaque jour.
Ce soir, nous allons présenter The Book of Negroes sur la Colline du Parlement. Ce serait fantastique si certains d'entre vous pouvaient assister à la présentation et voir un peu à quel point les cinéastes canadiens font du bon travail.
Merci, nous sommes disposés à répondre à vos questions.
Le sénateur Eggleton : Tout d'abord, je tiens à vous féliciter pour la belle réussite de votre entreprise et pour tout ce que vous faites, et pas seulement au Canada, mais partout dans le monde. Je suis ravi de savoir que votre siège social est situé dans ma ville d'attache, Toronto.
Vous contribuez grandement à la création de contenu canadien et à sa distribution, tant pour l'industrie du cinéma que pour celle de la télévision au Canada.
J'ai simplement quelques petites questions à vous poser.
Premièrement, vous avez dit que le CRTC pourrait apporter une légère modification à la réglementation sur le contenu canadien, en ajoutant une nouvelle catégorie pour les films, à part des séries dramatiques télévisées. Où se situe la limite entre les deux? Qu'est-ce qui distingue une série dramatique télévisée d'un film? Vous avez par exemple mentionné The Book of Negroes, qui sera présenté ici aujourd'hui. S'agit-il d'un film ou d'une série télé?
M. Slone : Je crois qu'il s'agit d'une série télé. La distinction selon moi est à faire entre ce genre de téléfilm et les films qui sont destinés aux salles de cinéma au pays et à l'étranger. Quand il est question d'agir comme ambassadeurs culturels, surtout en dehors du Canada, la réalité est que le cinéma est dans une ligue à part. Un film qui se rend au Festival de Cannes, par exemple, reçoit beaucoup plus d'attention que celui qui est présenté par un diffuseur à l'étranger. Nous pensons donc qu'en créant une catégorie distincte qui reconnaît les longs métrages comme des produits qui se distinguent des titres destinés à la télévision, cela nous permettra de mieux diffuser notre message à l'échelle internationale.
Le sénateur Eggleton : Vous avez également mentionné que vous vendiez à peine une dizaine de films canadiens à la SRC par année. Pourquoi donc? Est-ce que les diffuseurs privés en achètent plus ou est-ce moins de 10 dans leur cas? Pourquoi n'arrivez-vous pas à en vendre davantage à la SRC, notre diffuseur public?
M. Slone : Je ne veux pas répondre à sa place, mais je suis d'accord avec vous pour dire que notre diffuseur public devrait en acheter davantage. Les diffuseurs locaux s'éloignent des longs métrages de façon générale, mais surtout des films canadiens. Je pense que tout est une question de cotes d'écoute. Ils sont en quête d'annonceurs. Les séries permettent de fidéliser l'auditoire; il est ainsi possible d'atteindre plus de téléspectateurs de manière constante. Chaque fois qu'un long métrage commence, c'est une tout autre histoire. Quand c'est fini, il faut recommencer la semaine suivante. Lorsque les cotes d'écoute sont les seules à peser dans la balance, les séries deviennent un choix plus logique. Si l'objectif de la SRC pouvait aller au-delà des chiffres, les longs métrages pourraient y retrouver toute leur valeur, selon nous.
Le sénateur Eggleton : Qu'en est-il de la concurrence avec l'industrie américaine du divertissement? Vous avez dit que l'Allemagne, la France, l'Italie et d'autres pays avaient tous leur propre industrie cinématographique, mais ils travaillent aussi dans des langues différentes. Nous devons également nous mesurer à l'industrie américaine du divertissement. Que faites-vous à l'égard de ce facteur?
M. Slone : De bien des façons, le défi est bien plus grand pour nous, car l'avantage pour l'Allemagne, par exemple, c'est qu'il n'y pas d'autre pays qui y distribue constamment du contenu germanique. Il est important de comprendre qu'au Canada, 85 p. 100 du marché des salles de cinéma est dominé par des films américains et étrangers. Nous devons nous battre pour que les films canadiens aient une part de marché de 15 p. 100, et nous n'avons aucun des avantages dont profitent les films américains au Canada, c'est-à-dire l'énorme battage médiatique que peut s'offrir ce gigantesque pays au nord de sa frontière. Quand on lance un film canadien au Canada, tout repose sur nous. Nous ne sommes qu'un petit groupe de Canadiens pour tenter l'exploit. Quand Disney lance un gros titre, c'est à l'échelle de l'Amérique du Nord. Comme Internet ne connaît pas de frontière, la publicité faite aux États-Unis se retrouve aussi au Canada. Les États-Unis ont un énorme avantage promotionnel sur nous. Nous pensons que l'industrie a besoin d'un petit coup de pouce, comme c'est le cas dans tous les autres pays dont le marché est dominé par les films américains. Il faut avoir un peu d'aide pour que les règles du jeu soient plus équitables pour tout le monde. Elles sont loin de l'être en ce moment.
Le sénateur Eggleton : Vous avez aussi indiqué que les ventes de billets de cinéma stagnaient, et que les visionnements sur plateforme mobile ou à la maison continuaient d'augmenter. Il me semble que ce n'est pas la première fois qu'on entend cela. Il y a quelques années, les gens pensaient que les cinémas perdaient de leur popularité. J'y suis allé quelques fois récemment, et quand ce sont de bons films, les salles sont pleines à craquer. C'est le temps d'aller voir de bons films. Qu'est-ce qui vous fait croire que c'est réellement ce qui va se passer cette fois-ci?
M. Slone : Nous avons véritablement remarqué un ralentissement. J'insiste pour dire que les ventes stagnent. Je crois que tout le monde a encore besoin d'avoir des sorties, et le cinéma est un divertissement abordable, point. Cependant, nous avons maintenant une génération qui est très à l'aise avec l'idée de voir certains films en salle, mais qui ne jure que par le téléphone, la tablette, le portable ou la télévision à la maison pour voir d'autres contenus. Contrairement à l'époque du VHS, où tout le monde prédisait que le cinéma maison annonçait la fin des salles de cinéma, on reconnaît que l'expérience hors domicile est très importante. Cela dit, on construit très peu de nouvelles salles de cinéma en ce moment. C'est très cher et il y a un quasi-monopole du marché actuellement au Canada. Alors, comme le nombre de salles n'a pas augmenté, elles sont très achalandées. Mais cela veut probablement dire qu'il faudrait en construire de nouvelles, et ce n'est pas ce qui se produit.
Le sénateur Eggleton : Dans les dernières décennies, la SRC a connu plusieurs compressions budgétaires. Les partis politiques de toutes les allégeances ont imposé des coupes, mais je me demande si nous ne sommes pas allés trop loin dernièrement dans ces compressions.
Avez-vous des commentaires à formuler concernant les coupes imposées à la SRC? Comment le financement actuel de la SRC a-t-il influé sur vos relations avec elle?
Mme Steinmetz : C'est une période très difficile pour la SRC. Lorsqu'elle produit une émission, elle doit elle-même en faire la promotion et la commercialisation. Les diffuseurs privés ont la chance d'avoir la commercialisation en prime. Ils achètent des titres américains et, en quelque sorte, la promotion et la commercialisation ne leur coûtent rien. Avec les compressions, on remarque certainement qu'il est plus difficile pour la SRC de produire des émissions.
Il est plus difficile de lancer des séries comme « The Book of Negroes ». C'est une production d'envergure, puisque c'est une mini-série de six épisodes d'une heure. Il s'agit d'un événement télévisuel qui a demandé un tournage international. On a tourné en Afrique du Sud et en Nouvelle-Écosse. Pour cela, il faut avoir les fonds, et il faut ensuite payer la promotion. Alors je suis portée à vous répondre que oui, la SRC doit faire preuve de plus en plus de créativité et elle a besoin de partenaires comme nous pour participer au financement de ses productions.
Le sénateur Eggleton : Veuillez inscrire mon nom pour le deuxième tour.
Le sénateur Demers : Bonjour et merci pour votre exposé. Il y a quelque chose à signaler concernant les calendriers de sortie. J'étais aux États-Unis récemment, et on voit la même chose au Canada. Quand un film sort dans les cinémas, il suffit d'attendre une dizaine de jours, ou disons un mois, pour pouvoir le regarder de son salon. Vous auriez pu avoir quatre ou six personnes qui paient 15,99 $ ou 17,99 $. Qu'en pensez-vous? C'est tout un changement. Je n'ai jamais vu autant de gens rester à la maison. Cela met-il l'industrie en danger?
M. Slone : Pour revenir sur ce que je disais plus tôt, je pense que les choix se multiplient. Premièrement, les gens consomment du divertissement filmé plus que jamais, alors le nombre d'heures de visionnement a grimpé de façon exponentielle au cours de la dernière décennie, notamment en raison de la prolifération des écrans un peu partout. Tout le monde en traîne un dans sa poche de nos jours.
J'insiste sur le fait que les êtres humains ont besoin de sortir de chez eux pour découvrir le monde. Vous ne pouvez pas inviter une fille à sortir et lui demander du même souffle de venir écouter un film à la télé dans votre salon. Mes parents ont besoin d'aller quelque part la fin de semaine, et le cinéma est une sortie abordable. Les prix ont monté, mais si on compare cela aux autres divertissements extérieurs, c'est en fait un choix abordable qui nous permet de rencontrer des gens en dehors de chez nous. Il suffit de ne pas acheter trop de maïs soufflé. C'est une sortie qui mène à une expérience collective plus vaste. Les gens parlent du film qu'ils ont vu le lendemain au travail. Ils vont en ligne pour publier leurs commentaires. Cela incite les autres à aller au cinéma. Malgré toute la publicité que je fais dans le monde, il n'y a rien de tel que le bouche à oreille. Quand une personne pour qui on a du respect nous dit que tel film vaut la peine d'être vu, il y a plus de chances qu'on aille le voir.
Si on produit des films de grande qualité et qu'on garde les prix à un niveau raisonnable au moins pour le Canadien moyen, on va conserver un solide auditoire dans les salles de cinéma.
Le sénateur Demers : Au cours des dernières années, les diffuseurs privés et l'industrie des télécommunications ont convergé. La SRC, quant à elle, est purement et simplement un diffuseur. Qu'est-ce que cela signifie pour les gens comme vous? Vous avez parlé d'à peine une dizaine. À votre avis, est-ce que cette convergence a des répercussions sur la CBC/Radio-Canada? Qu'en pensez-vous? Elle n'a pas suivi le mouvement.
M. Slone : C'est vrai. La réalité fait en sorte que tous les droits revêtent une valeur d'exploitation peu importe la plateforme, que ce soit les DVD, la télévision ou les salles de cinéma. Autrement dit, on veut rentabiliser le plus possible chaque plateforme avant de passer à la prochaine. Par conséquent, lorsqu'on vend les droits à un diffuseur, il faut qu'il y ait une valeur monétaire de rattachée à cela s'il veut pouvoir profiter des droits accessoires auxquels vous faites référence, peut-être pour rediffuser le film sur Internet après sa diffusion télé.
Si la SRC est à un stade où les contraintes financières l'empêchent d'être tout pour tout le monde, à mon avis, c'est l'occasion de garder les droits de diffusion et de s'assurer que les films et les émissions de télé sont présentés dans les grands et les petits centres, et de vendre les droits accessoires à d'autres diffuseurs qui pourront les exploiter. Si on s'entend pour dire que le but n'est pas d'offrir les mêmes choses à différents endroits mais plutôt de diversifier l'offre, il serait peut-être préférable de permettre à la SRC de se concentrer sur ce qu'elle peut offrir, c'est-à-dire une diffusion qui se rend absolument partout au pays.
Le sénateur Demers : J'ai une dernière question à vous poser. Vos réponses sont excellentes. Qu'avez-vous constaté dans les autres pays concernant les effets de la convergence sur les diffuseurs publics? Comment voyez-vous cela?
M. Slone : Le Royaume-Uni en offre un bon exemple. Là-bas, le contenu en ligne est très couru, et le iPlayer — le service en ligne — est follement populaire. Ils bénéficient cependant d'un financement stable qui leur permet d'investir dans ce type d'infrastructure. Il faut faire un choix. Soit on a le financement et on va de l'avant, soit on se contente des fonds qu'on a sans tenter l'impossible. Ce serait une grave erreur d'essayer de tout faire avec des ressources limitées.
Le sénateur Plett : Merci à vous deux d'être ici. Nous allons au Royaume-Uni dans deux semaines, alors nous allons pouvoir examiner cela de plus près. Ma première question est purement à titre de culture personnelle. J'en aurai d'autres pour vous par la suite. Il paraît qu'on va diffuser bientôt une série produite à Grosse Isle, au Manitoba, appelée « The Pinkertons ». C'est ce que j'ai lu dans les journaux. Est-ce qu'eOne a participé à cette série?
Mme Steinmetz : Non, nous n'y avons pas participé.
Le sénateur Plett : Désolé d'apprendre cela; j'ai bien hâte de la regarder.
Mme Steinmetz : Nous avons par contre coproduit « The Don Cherry Story », dont l'action se déroule au Manitoba.
Le sénateur Plett : J'ai hâte de voir la série. Parlant de séries, vous avez mentionné The Book of Negroes. J'ai lu le livre. Je viens tout juste de le finir, en fait. Je l'avais déjà lu sous le titre de Someone Knows My Name. Quand j'ai commencé à lire The Book of Negroes, j'ai dit à mon épouse que je connaissais cette histoire. J'ai finalement appris qu'il s'agissait du même livre. J'ai donc hâte de regarder la série.
J'ai toujours détesté suivre des séries, parce que j'ai le temps de regarder un épisode une semaine, mais pas la semaine suivante. Évidemment, avec l'enregistreur personnel aujourd'hui, ce n'est plus un problème. Je ne vais pas sortir ce soir, parce que ma femme ne serait pas très contente. Nous avons enregistré les quatre semaines et nous avons convenu de les regarder ensemble le week-end prochain. J'ai bien hâte de voir les quatre épisodes.
Comment est-ce que cela influe sur vos activités et celles de la SRC? Nous ne serons pas les seuls à enregistrer les quatre épisodes. Nous allons les regarder pendant le week-end. Je vais sauter les commerciaux ou en profiter pour faire du maïs soufflé ou je ne sais quoi d'autre. Il est possible de l'arrêter quand bon nous semble. Comment est-ce que cela a changé votre univers, comme celui de la SRC et de tous les autres diffuseurs?
M. Slone : Je ne suis pas un diffuseur, mais j'imagine que l'avènement des enregistreurs personnels pose un défi. Bien des études démontrent que les consommateurs ont tendance à en écouter plus qu'ils n'en sautent, et qu'ils absorbent beaucoup d'information quand ils font l'avance rapide des commerciaux.
Pour revenir à ce que je disais tantôt, ce qui est merveilleux à bien des égards, c'est que le téléspectateur aurait très bien pu se passer complètement d'une série après avoir manqué un épisode ou deux. Si on manque l'épisode deux, à quoi bon revenir pour l'épisode trois? De cette façon, on peut regarder la série au complet.
Si on oublie un moment l'argument économique et qu'on parle de la façon dont on pourra participer à la dissémination de la culture, je pense qu'on devrait encourager ce que vous faites, c'est-à-dire trouver une façon de regarder le contenu. On doit s'assurer que vous y avez accès. Encore une fois, nous ne sommes pas là uniquement pour vendre du temps d'antenne à des annonceurs; le but est de faire une série magnifique à partir d'une œuvre magnifique de la littérature canadienne. Plus de gens la verront, mieux ce sera, peu importe le moyen utilisé.
La sénateur Plett : Parlez-moi un peu plus d'eOne, l'entreprise, si vous le voulez bien. Est-ce que vous travaillez principalement avec la SRC et d'autres diffuseurs à la production de films ou de séries pour la télé, ou est-ce que vous consacrez également beaucoup d'efforts à la présentation de longs métrages au cinéma?
Le sénateur Eggleton a parlé de ce que cela coûte d'aller au cinéma. Ma femme et moi y sommes allés ce dimanche, je crois, pour voir American Sniper. De toute évidence, le titre le dit, il ne s'agit pas d'un film canadien. Quoi qu'il en soit, je suis un de ceux qui ne sont intéressés qu'à voir un bon film. Je sais que je ne devrais pas dire cela quand nous sommes télévisés, mais je ne me demande pas vraiment s'il s'agit d'un film canadien, américain ou britannique. Je veux voir un bon film. American Sniper a récolté la somme record de 105 millions de dollars dès le premier week-end de sa sortie. Nous sommes allés le voir; c'est un très bon film. Les billets n'étaient pas très chers, mais il m'en a coûté autant d'acheter du maïs soufflé et une boisson gazeuse.
Il est évident que les gens ne vont pas au cinéma spécialement pour voir une production canadienne. Ils y vont pour voir quelque chose de divertissant.
M. Slone : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Je dis souvent que personne ne va payer 12 $ au cinéma par patriotisme. On y va pour se divertir. Notre but devrait toujours être de créer le genre de divertissement qui plaît aux gens. Je veux que vous alliez voir La grande séduction, parce qu'en voyant la bande-annonce et en en parlant avec des amis, vous vous dites que ce sera sans doute 12 $ bien investis, car ce sera un film drôle et qui vous fera vivre toutes sortes d'émotions. C'est la seule raison qui vous incite à y aller. Si on fait des films pour éveiller la fibre patriotique des gens, alors on fait vraiment fausse route. Les films qu'on fait aujourd'hui sont de bien meilleure qualité qu'ils ne l'étaient il y a des années. Nous devons encore nous battre pour renverser une perception qui est passée date depuis longtemps.
The Book of Negroes et toutes les autres productions que nous avons exportées à l'échelle mondiale trouvent acheteurs non pas parce qu'elles sont canadiennes, mais parce qu'elles sont bonnes. Aujourd'hui, nous pouvons affirmer fièrement que nous offrons des productions formidables, et les gens sont prêts à payer pour aller les voir pour la simple et bonne raison qu'elles sont divertissantes.
Mme Steinmetz : Avec la concurrence, on n'a pas le choix de sortir le grand jeu. Les Canadiens ont beaucoup investi au cours des 20 dernières années, depuis l'arrivée des crédits d'impôt. Nous avons bâti une industrie très solide, et nous ne voulons pas perdre ces investissements. Nous sommes devenus des experts dans le domaine de la production cinématographique et télévisuelle. Il ne faut pas laisser cette expertise se perdre. À Entertainment One, un vrai studio, nous tentons d'offrir tout le soutien nécessaire aux créateurs. Nous tâchons d'établir des partenariats avec eux le plus rapidement possible. Nous prenons part à leurs projets dès les premières étapes, et nous leur offrons du soutien opérationnel, juridique et financier pour que leurs créations fassent le poids sur le marché international, car c'est là où toute la concurrence se joue. Ce serait une grande perte si le Canada n'avait pas sa place dans ce marché.
Le sénateur Plett : Je suis d'accord. Hier — je raconte trop d'anecdotes personnelles —, j'ai découvert que ma femme fait preuve d'un plus grand patriotisme que moi. Elle me reconduisait à l'aéroport et nous écoutions la radio sur SiriusXM; je n'y prêtais pas trop attention. Elle s'est contrariée parce que la chaîne SiriusXM ne diffusait pas assez de musique d'artistes canadiens. Je la félicite de ce commentaire, même s'il aurait dû venir de moi.
Nous avons un organisme formidable, la Bibliothèque du Parlement, qui prépare des questions pour nous. En lisant la documentation, j'ai trouvé une question fort intéressante, et j'aimerais vous la poser. Dans le préambule de la question, on indique que dans le cadre des consultations Parlons télé, du CRTC, Entertainment One « a proposé d'assouplir le système de points de contenu canadien à l'intention des producteurs et des radiodiffuseurs canadiens pour un certain nombre annuel d'émissions de télévision à gros budget pourvu que les droits de distribution mondiale restent entre les mains d'exportateurs de contenu authentiques ayant déjà investi substantiellement dans des émissions à contenu canadien ».
Il y a deux questions à cet égard : d'abord, quels assouplissements proposeriez-vous d'apporter au système de points de contenu canadien actuel? Vous pourriez brièvement nous expliquer en quoi consiste ce système. Deuxièmement, dans quelle mesure CBC/Radio-Canada participerait-elle à la distribution d'émissions de télévision à gros budget?
Mme Steinmetz : Cela n'a pas été pleinement défini, mais l'idée qui a été proposée par John Morayniss lors des consultations Parlons télé était qu'on pourrait avoir, parallèlement au système actuel — le système des 10 points de contenu canadien sur 10, ou 6 sur 10 —, dans une situation où un exportateur de contenu authentique aurait déjà investi dans le système, un programme pilote pour accroître la collaboration — pas nécessairement toute canadienne — entre les personnes les plus compétentes pour la réalisation d'un projet et des Canadiens, dans le but d'obtenir une production de haute qualité, de classe mondiale.
L'idée découle de cela, en quelque sorte. Il faut également étudier la distribution et la politique en matière de distribution, essentiellement inexistante, car nous voulons que les revenus demeurent au Canada. Bon nombre de studios à l'étranger acquièrent les droits de distribution de la programmation canadienne à l'échelle internationale, ce qui est un problème.
M. Slone : J'ai brièvement parlé de la distribution internationale et de l'importance de faire savoir que notre programmation ne vise que l'auditoire canadien, qui représente 4 p. 100 de l'auditoire international, ou 9 p. 100 de l'auditoire nord-américain. L'idée dont nous discutons découle essentiellement de la théorie selon laquelle nous devons aussi contrôler les chaînes de distribution internationale. Nous devrons à l'occasion produire des choses exclusivement pour le marché canadien, qui a ses particularités, et nous l'acceptons. Toutefois, en général, si nous voulons un produit exportable, l'ancien système où des Canadiens produisaient du contenu à l'aide de subventions et d'investissements locaux dans l'espoir de les vendre un jour à une personne qui en fera la distribution à l'échelle internationale est archaïque et dépassé.
Il nous faut absolument un modèle qui nous permet d'adopter une perspective mondiale en tout temps, parce que le modèle de distribution est à l'ère de la mondialisation. Si Netflix peut, comme elle l'a fait l'an dernier, acheter les droits internationaux d'une série comme Trailer Park Boys, plutôt facile à vendre, nous devons alors nous assurer que tous nos projets puissent passer par ces mécanismes pour percer le marché international. Nous dépensons beaucoup d'argent et nous créons un excellent contenu. Nous devons donc nous assurer de le distribuer adéquatement au lieu de nous en remettre au hasard.
La sénatrice Greene : J'aimerais vous poser une question hypothétique. Si nous pouvions transférer au Fonds des médias du Canada l'ensemble du financement que nous versons actuellement à Radio-Canada, soit un demi-milliard, quelle serait l'incidence sur le contenu canadien et la programmation canadienne, qui sont essentiellement des histoires sur nous, les Canadiens?
M. Slone : Je dirais qu'au pays, la programmation se divise en deux catégories, en général, tant pour le cinéma et la télévision. Il y a ce que j'appelle le contenu propre au Canada, et ce qui est plus accessible, plus général, pour le reste du monde. Les diffuseurs privés ont très bien appuyé la production de contenu destiné à l'auditoire international. Ils cherchent les occasions de diffusion simultanée avec les États-Unis, ce qui est tout à fait logique sur le plan économique. Toutefois, je pense que le deuxième mandat — l'idée que nous avons des histoires vraies qu'il importe de raconter — est parfois risqué ou semble risqué d'entrée de jeu, du moins. Plus tôt, nous avons parlé du film Maurice Richard, qui a été facile à faire, mais d'autres histoires comportent leur lot de difficultés. Il y a quelques années, il y a eu un film autochtone, intitulé Atanarjuat. L'histoire se déroule dans le Grand Nord; le film a été tourné en langue autochtone. Il a été diffusé par CBC/Radio-Canada, avec sous-titres anglais et français. Ce fut un franc succès. Il fallait faire preuve de beaucoup d'audace pour tourner, dans une langue autre que l'anglais, un film dont l'histoire se déroule dans le Grand Nord. C'est un film historique, un film d'une grande beauté. Il a été présenté partout dans le monde. Un diffuseur ou un organisme privé aurait-il pu se lancer dans une telle entreprise, avec le risque inhérent d'échec que cela comporte? Je ne le crois pas, mais le fait que ce film ait été réalisé fait du Canada un meilleur pays. Lorsque l'on élimine l'aspect de conservation qui découle de la capacité de CBC/Radio-Canada de créer un contenu typiquement canadien, l'un des dangers est la possibilité de s'exposer à un risque sur le plan culturel.
Mme Steinmetz : Réaliser ces émissions coûte cher. Il est beaucoup plus facile d'acheter des émissions. La question est de savoir si on se lance ou non.
La sénatrice Greene : L'argent pourrait être versé au Fonds des médias du Canada, auquel vous auriez accès et qui serait considérablement bonifié.
M. Slone : Toutefois, ce n'est que la production, évidemment. Il y a l'aspect de la diffusion, et comme la population est dispersée sur un vaste territoire, je pense qu'il est d'autant plus nécessaire que les gens aient accès au même contenu dans les diverses régions du pays, de façon à unir le pays. Sur un territoire restreint, c'est bien plus facile, mais imaginez à quel point il serait difficile d'avoir une expérience collective si nous ne pouvions avoir ces moments en commun. Le fait que des gens de Halifax, de Vancouver et du Grand Nord puissent écouter la série The Book of Negroes au même moment est un élément important de ce qui en fait une expérience collective. Mettre en place une programmation sans avoir la possibilité de la diffuser partout ne constitue que la moitié de l'équation.
Le président : J'aimerais d'abord m'excuser de ne pouvoir vous accompagner ce soir; j'ai d'autres engagements. Toutefois, comme le sénateur Plett, je vais écouter The Book of Negroes. Je l'enregistre, alors dès qu'une bonne tempête de neige me confinera à la maison, je regarderai les épisodes de la série en rafale, ce qui est un phénomène nouveau. Lorsque vous produisez une série comme « The Book of Negroes », savez-vous que les téléspectateurs seront au rendez-vous? Comment faites-vous le calcul?
Mme Steinmetz : Oui. C'est comme la préparation d'un gâteau; c'est un exemple qui a été donné lors de la consultation Parlons télé. L'idée est d'avoir les meilleurs ingrédients. Si vous détenez des droits sur quelque chose comme le livre de Lawrence Hill, cela vaut de l'or, et vous essayez alors de miser là-dessus et d'en faire le meilleur produit possible. Peut-on évaluer les cotes d'écoute avec précision? Non; en fin de compte, personne ne le sait vraiment. Encore une fois, comme je l'ai indiqué précédemment lorsque j'ai parlé de la structure axée sur les studios que nous tentons de mettre en place, il faut d'abord chercher à optimiser la conception du projet pour accroître la probabilité d'obtenir les meilleures cotes d'écoute possible. C'est lié à la répartition des rôles, au matériel sous-jacent, à la qualité des scénaristes, des acteurs; tous ces facteurs entrent en compte. Nous sommes heureux des cotes d'écoute que nous avons obtenues le soir de la première de The Book of Negroes, soit près de 1,8 million.
Le président : À un autre niveau, 19-2 est une série policière présentée à Radio-Canada, en français. Elle connaît un vif succès; on parle de cotes d'écoute de 1,9 million, au Québec seulement. Toutefois, l'émission n'est pas diffusée à CBC. La série est réalisée par Radio-Canada, mais je crois qu'elle est diffusée à CTV. Comment un organisme comme CBC a-t-il pu rater cette occasion? La série connaît beaucoup de succès au Canada anglais. Comment a-t-on pu rater l'occasion d'en faire un projet commun de CBC/Radio-Canada plutôt que de laisser Radio-Canada faire cavalier seul et ensuite de vendre la série à CTV pour l'adaptation en anglais? Je sais que CBC aura un meilleur auditoire. Est-il possible d'avoir un produit que l'on pourrait vendre à Radio-Canada et à CBC, mais qui serait seulement acheté par l'un des deux?
M. Slone : Cela se produit constamment, c'est certain. Je pense qu'il existe une certaine réticence à diffuser des œuvres en version sous-titrée ou doublée sur la chaîne de l'autre langue. Je ne saurais dire pourquoi on ne décide pas de faire ces choses à l'interne.
Je crois que s'il existe un mécanisme du marché pour l'achat d'un projet, cela devrait être la première étape de toute programmation. Autrement dit, si le réseau CTV, un diffuseur privé, veut acheter et diffuser du contenu canadien et vendre de la publicité, il devrait probablement être le premier à pouvoir le faire. CBC a pour ainsi dire la responsabilité supplémentaire de combler les lacunes du système privé, soit de diffuser des choses qui ne le seraient pas ailleurs, des films québécois, par exemple. Je trouve qu'il est scandaleux qu'un film comme Mommy, qui est un phénomène à l'échelle mondiale et qui a été si bien accueilli en salle au Canada anglais ne soit pas diffusé en anglais à l'échelle nationale. Je trouve cela scandaleux. Nous avons contribué au financement. C'est un film formidable, le réalisateur a un talent indéniable, mais cela ne sera pas diffusé aux heures de grande écoute. Évidemment, nous ratons des occasions lorsque nous laissons d'anciennes façons d'aborder les questions liées à la langue et aux auditoires influencer les décisions sur programmation.
Le président : Pour la deuxième série de questions, j'ai le sénateur Eggleton, suivi du sénateur Plett.
Le sénateur Eggleton : Lorsque vous avez parlé de téléséries ou de films dans lesquels on raconte des histoires canadiennes, et de l'importance de les faire connaître aux Canadiens, vous avez également souligné l'importance de l'exportation, la nécessité de percer d'autres marchés. Je suppose que lorsqu'on y parvient, cela aide à rentabiliser les projets. Or, est-ce la responsabilité de la Société Radio-Canada, ou la vôtre? Je croyais que vous étiez le distributeur.
M. Slone : Nous sommes en effet chargés de la distribution à l'échelle internationale. Toutefois, par rapport au point que j'ai soulevé plus tôt, nous avons un système où l'accès au marché de l'exportation s'appuie sur une base solide, au pays, et une partie de cette base est le financement qui provient de la vente préalable de droits de diffusion, du moins en ce qui concerne la production cinématographique. Autrement dit, pour avoir un financement adéquat — et les budgets liés à la production cinématographique sont élevés —, l'appui du secteur de la radiodiffusion, des réseaux de télévision, est essentiel. S'il y a une entité capable de prendre les devants et de prendre un risque en misant sur le succès d'un projet, comme ce fut le cas pour The Book of Negroes, c'est bien la CBC, à mon avis. C'est un exemple parfait. La société a la capacité de dire que le risque en vaut la peine et de décider d'aller de l'avant. Il est possible de créer quelque chose de formidable et de l'exporter.
Je suis d'accord avec vous : l'exportation ne relève pas de la société, mais elle est chargée de la partie du financement qui vise à assurer l'excellente qualité du contenu.
Mme Steinmetz : Son rôle est aussi lié aux discussions associées à la collaboration avec un diffuseur. Ces discussions portent sur le budget, la contribution au financement, le niveau de risque acceptable, et le rôle que nous pouvons jouer pour commercialiser notre produit sur le marché international. Donc, il y a là un exercice d'équilibre. C'est une collaboration, qu'il faut absolument favoriser.
Le sénateur Eggleton : Madame Steinmetz, plus tôt, en réponse à une question, vous avez indiqué qu'il n'importe pas seulement d'avoir un bon produit : il faut aussi avoir la capacité d'en faire la promotion. Vous avez souligné le fait que les réseaux de télévision privés achètent de la programmation aux États-Unis, qu'il s'agisse de films ou de séries, et que cela s'accompagne d'outils promotionnels, ce qui est possible en raison de l'importance de ce marché. Comment pouvons-nous équilibrer les règles du jeu ici, pour les diffuseurs canadiens? Est-ce uniquement une question d'argent, ou y a-t-il autre chose que l'on pourrait faire pour veiller à ce que notre produit de qualité reçoive autant d'attention? Beaucoup de Canadiens écoutent des émissions américaines, sur des chaînes canadiennes ou américaines, selon l'endroit où ils habitent. Les outils promotionnels ont un important pouvoir de séduction. Si, comme vous le dites, la qualité du produit est comparable, comment pouvons-nous équilibrer les règles du jeu?
Mme Steinmetz : C'est un enjeu complexe. Les producteurs et les diffuseurs disposent d'outils limités. Par exemple, les producteurs n'ont pas les fonds et la plateforme nécessaires pour promouvoir les projets, tandis que les diffuseurs peuvent utiliser du temps d'antenne pour le faire. Je ne sais pas s'il faut revoir le mandat de base CBC/Radio-Canada, le budget lié à ce mandat et, peut-être, le budget de publicité. Si la société CBC/Radio-Canada se charge du marché canadien, la promotion de projets à l'échelle mondiale relève de nous, les distributeurs.
Le sénateur Eggleton : Je pense que c'est exactement cela.
Le sénateur Plett : Madame Steinmetz, vous avez indiqué que vous avez été partenaire de CBC/Radio-Canada.
Mme Steinmetz : Oui.
Le sénateur Plett : Est-ce un partenaire ou un client? Quelle est la distinction?
Mme Steinmetz : La société nous a acheté des droits pour un produit, mais nous avons tendance à considérer tous nos partenaires financiers comme des partenaires. Dans le domaine de la production, personne ne mène un projet de façon autonome. Tous ceux qui participent à la réalisation d'un projet collaborent pour que le projet connaisse le plus de succès possible. Donc, oui, nous la considérons comme un partenaire, comme tout autre diffuseur.
Le sénateur Plett : Vous avez parlé de financement et du fait que vous êtes en concurrence avec des sociétés américaines qui disposent de ressources plus abondantes. Comme le sénateur Eggleton l'a fait remarquer, à juste titre, au moins deux gouvernements ont imposé des compressions au fil des ans. Est-ce allé trop loin? Nous sommes aux prises avec cette question et nous aimerions avoir une réponse. Toutefois, je pense qu'on ne pourra jamais accorder à CBC/Radio-Canada ou à tout autre radiodiffuseur un financement comparable à celui qui est offert chez nos voisins du sud.
Je pense que dans bien des cas, ce n'est pas seulement lié au produit lui-même. Vous avez The Book of Negroes. Je vais regarder la série, mais je ne crois pas que des acteurs bien connus y jouent. C'est peut-être le cas, mais il n'y a personne qui attire l'attention des gens. Il y a d'excellents artistes canadiens. Ma femme a parlé de chanteurs. Nous avons des acteurs de talent qui sont reconnus au sud de la frontière. Hier, nous avons été nombreux à regarder les funérailles du gendarme David Wynn, un événement d'une grande tristesse auquel de formidables artistes canadiens ont participé. La famille Rankin y a chanté, tout comme Paul Brandt. Ensuite, un chanteur peu connu originaire de la Nouvelle-Écosse a chanté avec brio, mais il s'agissait essentiellement d'artistes qui se sont fait connaître aux États-Unis. Comment pouvons-nous être concurrentiels? Nous ne pouvons pas y consacrer autant d'argent.
Michael J. Fox, un acteur canadien. Si une personne aussi connue faisait partie de la distribution des rôles de la série The Book of Negroes, je pense que votre intérêt serait encore plus grand. En fin de compte, c'est simplement une question de cotes d'écoute. Nous en avons parlé et avons cherché à savoir si c'était le cas, mais si les gens ne veulent pas regarder la série, nous ne pouvons pas continuer à y mettre de l'argent.
Je sais que cela ressemble davantage à une observation qu'à une question, mais auriez-vous un commentaire à ce sujet?
M. Slone : Par rapport au dernier point, je suis évidemment d'accord avec vous pour dire qu'il est inutile de diffuser une émission si personne ne la regarde. Cela n'a aucun sens. Cela signifierait que nous n'avons pas une bonne programmation, et il faudrait corriger le tir. Cela dit, concernant mon commentaire précédent, je ne pense pas que c'est uniquement une question quantitative. Je pense que les cotes d'écoute constituent l'un des éléments importants dont il faut tenir compte pour déterminer si cela fonctionne ou non, mais à mon avis, en tant que contribuables, nous ne devrions pas nécessairement utiliser les fonds publics pour financer les choses qui nous permettraient d'obtenir des cotes d'écoute exceptionnelles. Ce mandat devrait aussi comporter d'autres aspects : l'aspect culturel, la qualité, le fait d'offrir un service dans des collectivités qui ne sont pas desservies par d'autres radiodiffuseurs. À titre d'exemple, toutes les émissions qui mettent en vedette des personnages des Premières Nations auront-elles les meilleures cotes d'écoute au sein des Premières Nations? Peut-être que non. Or, les Premières Nations sont-elles sous-représentées, voire absentes du paysage télévisuel? Si oui, avons-nous également la responsabilité d'établir un équilibre par rapport aux cotes d'écoute? Je pense que la réponse est « oui ».
En tant que producteurs de films et d'émissions télévisées, nous cherchons toujours à trouver des niches mal desservies. À titre d'exemple, pour le film The Grand Seduction, qui a connu beaucoup de succès, l'été dernier, nous avions décidé que la distribution des rôles et la conception même du film ne seraient pas faites en fonction des jeunes de 18 à 24 ans, la principale clientèle des salles de cinéma. Ils fréquentent les salles de cinéma plus que tout autre groupe. Nous avons constaté que pendant l'été, les salles de cinéma ne présentaient pas assez de films s'adressant aux gens de plus de 40 ans. Il y avait Spiderman 2 et Les Gardiens de la Galaxie, mais rien pour un public plus âgé. Nous l'avons distribué pendant la même période que tous ces autres films. Il est sorti en salle en mai, et il y est resté jusqu'en octobre. C'était la folie. C'était un auditoire mal desservi; j'ai pu le constater quand je suis allé dans un cinéma. Ce n'était peut-être pas l'auditoire le plus nombreux, mais les gens étaient heureux de voir le film. Ils l'ont vu en grand nombre, ce qui représente des millions de dollars de recettes au guichet. Je suis convaincu que si nous sommes prudents et que nous créons un produit adapté à des publics mal desservis, nous pourrons obtenir beaucoup de succès.
Le sénateur MacDonald : Merci d'être ici ce matin. Veuillez excuser mon retard. J'avais une autre réunion, et je devais y assister.
J'ai seulement deux ou trois brèves questions. Vous avez parlé de la série The Book of Negroes. Je viens de Louisbourg. C'est ma ville natale. C'est là qu'a eu lieu le tournage, il y a un an et demi. Au début du mois d'avril, il peut faire très froid, à Louisbourg. Ces gens sont arrivés pendant l'une des semaines les plus froides. Toute la semaine, les températures étaient tout juste au-dessus de zéro. Il faisait froid, c'était brumeux et humide. S'ils ont survécu dans ces conditions, rien ne pourra les abattre. Ils se tireront bien d'affaire. J'ai hâte de voir le reste de la série.
Vous avez mentionné que Netflix a acquis les droits de Trailer Park Boys. Le plateau est tout près de chez moi, à Dartmouth, et je connais beaucoup de ces gens. Ce fut un immense succès. Je me rappelle qu'au début, je pensais que c'était un documentaire. Je ne savais pas ce que c'était. Je suis resté rivé à l'écran, puis j'ai compris de quoi il s'agissait. Initialement, c'était diffusé sur Showcase, puis Netflix a acquis les droits. Pourquoi la CBC ne l'a-t-elle pas fait? Qu'est-ce qui justifie cette décision?
M. Slone : Comme je l'ai indiqué précédemment, si des diffuseurs privés ou d'autres entités veulent le diffuser, je pense que ce sont eux qui devraient s'en charger. Je pense que le rôle de CBC/Radio-Canada n'est pas d'être en concurrence pour ce genre de choses, de payer le prix fort pour un produit très recherché sur le marché. À mon avis, nous pouvons faire deux choses : la série Trailer Park Boys peut être diffusée par un diffuseur privé et nous pouvons nous assurer que la série The Book of Negroes est produite et diffusée. Nous desservons deux auditoires. J'estime qu'en raison de sa valeur commerciale élevée, Trailer Park Boys était une série coûteuse qui dépassait probablement les capacités financières de la CBC. Je n'y vois pas vraiment de problème.
Le sénateur MacDonald : Elle aurait peut-être dû essayer d'avoir...
M. Slone : Peut-être.
Le président : Je remercie les témoins de leur exposé. Comme les questions le révèlent, le sujet suscite un très grand intérêt. J'espère que vous suivrez nos travaux au cours des prochaines semaines et des prochains mois en vue de la préparation de ce rapport. Demain, nous accueillerons M. Alain Saulnier, l'ancien directeur général de l'information de Radio-Canada et l'auteur du livre Ici ÉTAIT Radio-Canada.
Chers collègues, la séance est levée.
(La séance est levée.)