Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule no 1 - Témoignages du 4 février 2016
OTTAWA, le jeudi 4 février 2016
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 10 h 36, pour étudier les relations étrangères et le commerce international (Sujet : Argentine : perspectives politiques, économiques et internationales).
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Honorables sénateurs, nous avons le mandat d'examiner toutes les questions liées aux relations étrangères et au commerce international susceptibles de se présenter. Dans le cadre de ce mandat, le comité entendra aujourd'hui, comme il l'a fait au cours des audiences d'hier, des témoignages sur les perspectives politiques, économiques et internationales de l'Argentine. Nous avons deux témoins : l'un comparaîtra par vidéoconférence et l'autre, ici même en personne. Nous allons d'abord entendre les témoignages, puis nous poserons des questions aux témoins.
Comme je l'ai indiqué hier aux témoins, je précise, aujourd'hui, que si notre étude porte plus précisément sur l'Argentine, nous sommes néanmoins très conscients que la situation de ce pays s'inscrit dans un cadre régional tout aussi important. Autrement dit, la situation des pays avoisinants a des répercussions sur l'Argentine qui, à son tour, influence la région. Par conséquent, toutes observations à cet égard seraient utiles.
Cependant, nous nous concentrons sur la compréhension et la mise à jour de la situation actuelle de l'Argentine, particulièrement du fait que le changement à la présidence qui vient d'avoir lieu aura vraisemblablement une incidence sur le Parlement aussi. Nous examinons la situation dans un contexte général.
Je souhaite la bienvenue aux deux témoins. Nous accueillons en premier lieu M. Pablo Heidrich, professeur de recherche auxiliaire à l'Université Carleton. M. Heidrich a déjà comparu devant le comité. Il se spécialise dans le commerce international et les politiques d'investissement dans les pays en développement qui exportent des produits de base, particulièrement les pays d'Amérique latine. Avant de travailler à l'Université Carleton, M. Heidrich était chercheur principal à l'Institut Nord-Sud à Ottawa de même que chercheur pour le Réseau latino-américain sur le commerce en Argentine.
M. Heidrich, nous commençons par vous. Je vous souhaite la bienvenue au comité. Je vous demanderais de faire votre exposé, après quoi, nous passerons à celui du prochain témoin.
Pablo Heidrich, professeur auxiliaire de recherche, Université Carleton, à titre personnel : Merci, madame la présidente. Je vous souhaite le bonjour et je vous remercie de votre invitation.
Je parlerai surtout de l'incidence éventuelle sur la situation économique de la transition politique actuellement en cours en Argentine. Je me concentrerai sur l'Argentine. Ce changement, dont la présidente a fait mention, pourrait être un précédent à des changements similaires dans d'autres pays d'Amérique latine au cours de cette année ou des deux prochaines.
Par ailleurs, l'ensemble de la région traverse une période de transition attribuable à une flambée des cours des produits de base qui a accéléré la croissance économique au cours de la dernière décennie, mais qui ne se poursuivra pas au cours de la décennie en cours. On note également une transition politique avec l'accession au pouvoir, dans plusieurs autres pays, de gouvernements de centre droit ou carrément de droite, en remplacement de gouvernements de centre gauche. Sous cet angle, l'Argentine pourrait, d'une certaine façon, tirer la sonnette d'alarme.
D'entrée de jeu, je parlerai de l'héritage que le nouveau président, Mauricio Macri, gère actuellement en Argentine. Ses prédécesseurs, le président Néstor Kirchner, puis son épouse, la présidente Cristina Fernández, ont été au pouvoir de 2003 jusqu'à l'an dernier. Sous leur direction, la politique économique de l'Argentine s'est graduellement dirigée vers la gauche.
Les administrations des Kirchner se sont succédé, mais sans se ressembler pour autant. Mentionnons en particulier que, lors de son deuxième mandat, Cristina Fernández a pris un tournant plus radical que lors de son premier mandat et que sa présidence a été très différente de celle de son époux. Mme Kirchner a opté pour un modèle politico- économique populiste. La présidente a introduit un nombre croissant de contrôles économiques et elle a conçu un système destiné à soutenir la croissance économique en Argentine. Elle a accéléré le rythme de ses interventions à cause de la crise de 2008-2009; elle cherchait à assurer une forte expansion du secteur public et à augmenter les subventions pour la consommation privée à l'échelle nationale de même que les subventions pour l'électricité et les transports. Finalement, elle a accordé des suppléments de rémunération à l'industrie manufacturière pour réduire les risques de licenciement. De plus, au chapitre du commerce, elle a mis en place des mesures protectionnistes de plus en plus strictes.
L'économie n'a pas très bien réagi à ces mesures, mais Mme Kirchner a tout de même réussi à maintenir une certaine croissance. Les politiques mises en œuvre sous sa direction n'ont pas donné les résultats escomptés; elles ont plutôt contribué, étant donné qu'elles ont été abandonnées, changement d'administration, ce qui explique dans une très large mesure le résultat des élections, en l'occurrence la défaite de son parti. Les réformes mises en place ont suscité une perte de confiance progressive de la part des principaux acteurs de la scène économique en Argentine. Cette insécurité a entraîné une fuite des capitaux qui a provoqué, à son tour, une baisse des réserves de la banque centrale, à laquelle Mme Kirchner a réagi en imposant des contrôles très stricts des devises, jumelés à une augmentation des mesures protectionnistes et des subventions gouvernementales pour soutenir l'économie et éviter la récession.
Comme vous pouvez l'imaginer, la situation était intenable à long terme et le gouvernement a eu recours à de plus en plus de mesures radicales pour soutenir l'économie. Voilà le contexte d'apparente accalmie économique qui a précédé les élections. Le taux de chômage se situait à environ 6 p. 100 et le niveau de pauvreté à environ 20 p. 100. Toutefois, pour afficher de tels niveaux, le gouvernement a dû forcer la main du bureau de la statistique, entre autres.
Le gouvernement Kirchner a perdu les élections aux mains du parti dirigé par Mauricio Macri, qui a proposé un plan assez différent. Le nouveau président a promis de conserver certains des vastes programmes d'aide sociale des régimes Kirchner-Fernández et de faire en sorte que l'État demeure propriétaire de grandes organisations nationales, notamment la compagnie de pétrole, la ligne aérienne et le système de pensions, comme s'y était engagée l'administration populiste de Cristina Fernández.
Cependant, Mauricio Macri a également promis d'apporter certains correctifs et il s'est mis à la tâche très rapidement, en démantelant le système de contrôles mis en place par les présidents Kirchner et Fernández. En premier lieu, il a éliminé le contrôle des devises, ce qui a immédiatement entraîné une dévaluation de 30 p. 100, qui est présentement en train d'atteindre 40 p. 100. Il a ensuite éliminé les mesures de contrôle du commerce, notamment les taxes à l'exportation. Ces mesures augmenteront le déficit du gouvernement d'approximativement 6 milliards de dollars ou de 1 p. 100 du PIB puisque deux importantes sources de recettes fiscales sont touchées. En outre, la dévaluation entraînera une augmentation de l'inflation.
D'autre part, le gouvernement a supprimé les subventions visant l'électricité, ce qui fait monter jusqu'à hauteur de 300 p. 100 les tarifs énergétiques pour les petites entreprises et les ménages.
En dépit de sa récente accession au pouvoir — approximativement 50 jours —, le gouvernement Macri a également sabré dans la fonction publique en remerciant environ 500 fonctionnaires par jour. Il a déjà congédié 25 000 personnes et il promet d'en congédier 50 000 de plus. Il a éliminé le financement du crédit pour la nourriture, les appareils ménagers et d'autres produits de consommation. Au cours du premier mois du gouvernement Macri, la consommation en Argentine a chuté de 20 p. 100. Selon le FMI, l'économie argentine devrait se contracter de 1 p. 100. Par ailleurs, certains analystes indépendants affirment que la contraction pourrait être de 3 p. 100. Seulement cette année, la pauvreté augmentera de 30 p. 100 et le taux de chômage grimpera à 9 p. 100.
Je pense que l'administration Macri procède très rapidement à ces changements parce qu'elle estime que la situation était intenable. Cependant, comme ces ajustements sont effectués de façon précipitée, la majorité de la population en fera les frais alors que certains groupes en bénéficieront énormément, notamment les exportateurs de produits de base et les banques qui auront nettement plus de marge de manœuvre pour leurs activités.
Le parti de Mauricio Macri est minoritaire au congrès et il essaie progressivement d'obtenir une majorité à cette assemblée. Pour ce faire, il doit négocier avec le principal parti politique de l'Argentine, en l'occurrence le Parti péroniste, qui dirige la plupart des administrations provinciales.
On prévoit que, pour atteindre son objectif, le nouveau gouvernement affichera pendant toute la période où il sera au pouvoir un déficit qui ne diminuera que graduellement. Les dépenses gouvernementales occasionnées par les déficits faciliteront l'établissement d'une alliance législative qui lui permettrait d'effectuer les réformes structurelles qu'il souhaite.
Pour ce qui est des relations avec le Canada, je crois que l'administration Macri aura une influence positive pour les intérêts économiques canadiens en Argentine. Les principales entreprises canadiennes qui ont des intérêts en Argentine évoluent dans le secteur minier, notamment Barrick Gold, et exploitent actuellement plusieurs mines et envisagent divers projets d'extraction.
Le gouvernement Macri a supprimé le contrôle des devises et les taxes à l'exportation, mesures qui augmenteront très substantiellement la marge de profit de ces entreprises. Il en sera de même d'autres compagnies canadiennes qui évoluent dans le secteur laitier, comme Saputo, et dans celui des importations agricoles, comme Agrium, dans la mesure où elles sont liées au marché des exportations en provenance de l'Argentine.
Comme je l'ai indiqué plus tôt, le marché intérieur se contractera considérablement.
Sous la direction du gouvernement Macri, sera-t-il plus facile de commercer avec l'Argentine? Vraisemblablement oui. Le président Macri a fait savoir que l'Argentine souhaite se joindre à l'Alliance du Pacifique et, lors de sa participation au Forum économique mondial de Davos, il a lancé des messages en faveur du commerce. Par surcroît, il souhaite lutter davantage contre le narcotrafic que l'administration précédente.
Par ailleurs, l'administration Macri affiche une forte réticence à l'égard de négociations avec les peuples autochtones de l'Argentine et elle n'est pas du tout intéressée à promouvoir la lutte contre le changement climatique en Argentine. Voilà d'éventuelles sources de discorde avec le gouvernement Trudeau.
Je pourrais plus tard présenter quelques suggestions quant à la politique que le Canada devrait adopter à l'endroit de l'administration Macri. Je prévois que pendant la présidence de Mauricio Macri, les politiques et les décisions économiques de l'Argentine susciteront passablement de différends. J'estime que la situation sera très difficile et que, de ce fait, le Canada doit prendre des décisions très prudentes.
Merci.
La présidente : Je vous remercie. Nous passons maintenant au prochain témoin : Mme Susan Kaufman Purcell, consultante indépendante dans les questions liées à l'Amérique latine. Mme Kaufman Purcell est établie à Miami, en Floride. Jusqu'à tout récemment, elle était directrice du Center of Hemispheric Policy à l'Université de Miami. Nous vous avons remis une biographie très détaillée. Je tenais néanmoins à souligner que Mme Kaufman Purcell était vice- présidente du Conseil des Amériques à New York, un groupe que nous connaissons bien. Auparavant, elle était fonctionnaire à la division de la planification des politiques au Département d'État américain et, à ce titre, elle a servi pendant la présidence de MM. Jimmy Carter et Ronald Reagan.
Je vous remercie, madame Kaufman Purcell, d'avoir bien voulu témoigner devant nous malgré un court préavis. Nous espérons que la vidéoconférence fonctionnera bien et que vous pouvez, dans un premier temps, nous faire part de votre point de vue à partir de Miami.
Susan Kaufman Purcell, ancienne directrice, Center for Hemispheric Policy, Université de Miami, à titre personnel : Je suis vraiment ravie d'avoir l'occasion de m'adresser au comité. J'allais parler de certaines choses dont M. Heidrich a déjà parlé, mais je vais m'efforcer de ne pas répéter ce qu'il a dit.
Comme nous le savons, Mauricio Macri a hérité d'une situation difficile. M. Heidrich a entre autres mentionné le contrôle des devises. Le taux d'inflation — qui se situe entre 20 et 25 p. 100 — augmentera, comme l'a indiqué M. Heidrich. Quand je travaillais au Mexique, dans les années 1970, j'avais dit à quelqu'un : « Il semble y avoir davantage de corruption qu'auparavant. » Mon interlocuteur m'avait alors répondu : « La corruption est relativement stable; elle correspond à un pourcentage de ce qu'il y a à voler. » Dans une certaine mesure, c'est ce qui se passait aussi sous l'administration Kirchner. Il y avait bien plus à voler lors de l'explosion des prix des produits de base, situation qui a énormément bénéficié aux principaux producteurs de produits de base de l'Amérique du Sud, en particulier.
Il n'y a presque pas eu d'investissement étranger après le défaut de paiement du gouvernement à l'égard des obligations et les discussions enflammées qui s'en sont suivi avec les détenteurs. Par conséquent, les investisseurs étrangers ont carrément boudé l'Argentine. Par surcroît, le protectionnisme n'a pas aidé, le déficit budgétaire représentait près de 7 p. 100 du PIB et l'ensemble du système de subvention était faussé. Je songe entre autres aux subventions pour l'électricité dont mes amis de la classe moyenne m'ont affirmé avoir énormément profité parce qu'il s'agissait de subventions globales qui ne ciblaient pas nécessairement les pauvres — une terrible perte d'argent dans ce sens.
Depuis son inauguration, le président Macri a agi très rapidement. La suppression du contrôle des devises a entraîné une dévaluation de 30 p. 100. C'est une conséquence sérieuse, mais qui favorise les exportations, surtout du fait que de nombreuses taxes sur les exportations ont été éliminées, notamment dans le secteur agricole, et que le système monétaire à deux pesos a été aboli, ce qui compliquait la situation. Comme l'administration précédente a puisé dans les réserves du pays pour maintenir le dollar artificiellement fort, lorsque Macri est arrivé au pouvoir, il ne restait pratiquement plus de réserves et il doit maintenant renflouer les coffres de l'État.
Néanmoins, Macri s'est entouré d'une équipe économique impressionnante. Les deux principaux membres de cette équipe sont le ministre des Finances, Alfonso Prat-Gay, qui a travaillé pour J.P. Morgan, et le nouveau ministre des Mines et de l'Énergie, Juan José Aranguren, qui a été PDG de la société Shell en Argentine pendant 20 ans. Cette nomination est également très intéressante.
Par ailleurs, l'Argentine possède d'énormes gisements de schiste. Si je ne m'abuse, le pays arrive au deuxième rang mondial pour ce qui est des gisements de gaz naturel et au quatrième rang pour ce qui est de l'huile de schiste. Ces ressources suscitent l'intérêt des investisseurs étrangers, en dépit de la faiblesse du prix du pétrole et du gaz, mais personne ne s'attend à ce que cela dure indéfiniment.
Le gouvernement a déjà amorcé des négociations avec des détenteurs d'obligations opposés au règlement, non seulement aux États-Unis, mais également avec des banques italiennes.
J'ai déjà mentionné que le nouveau gouvernement a levé les taxes à l'exportation dans le domaine agricole. La dévaluation du peso a contribué au renforcement du secteur agricole, l'un des rares secteurs de l'économie demeuré en grande partie entre les mains de producteurs indépendants. Le gouvernement a fait en sorte qu'il soit très difficile pour les agriculteurs argentins de participer à l'économie de marché parce que le marché argentin était fortement réglementé et déséquilibré.
Le président Macri est confronté à un autre problème : le principal partenaire commercial de l'Argentine dans l'hémisphère a jusqu'ici été le Brésil. Or, l'économie brésilienne est actuellement en déroute. L'Argentine a tout de même la chance de posséder énormément de ressources naturelles et de bonnes terres, mais la mauvaise gouvernance constitue un problème de taille pour l'Argentine.
Permettez-moi d'aborder certaines questions liées à la politique étrangère, notamment le commerce. À ce jour, le président Macri a indiqué que sa politique étrangère serait presque à l'opposé de celle de sa prédécesseure, l'ancienne présidente Cristina Fernández de Kirchner. Il ne va toutefois pas abandonner le dossier des îles Malouines parce qu'il ne peut pas se le permettre puisqu'il doit rallier davantage d'appuis au congrès et dans le pays. Néanmoins, il a explicitement déclaré qu'il ne poursuivra pas une politique de confrontation avec la Grande-Bretagne au sujet des Malouines et qu'il souhaitait la tenue de négociations respectueuses. Quoi qu'il en soit, je ne pense pas qu'il s'agisse d'un dossier très prioritaire pour le moment. Le président Macri a bien d'autres chats à fouetter.
L'Argentine réorientera entièrement ses partenariats, de façon informelle, pour se distancer des pays d'Amérique latine faisant partie de l'ALBA (Alliance bolivarienne des peuples de notre Amérique). Ce groupe qui était dirigé par Hugo Chávez se compose de dirigeants autoritaires populistes de centre gauche ayant une position antiaméricaine. Il y a une différence entre ce que je considère comme de vraies démocraties et des démocraties précaires. Ce n'est pas parce qu'un régime a été élu qu'il est démocratique. Les pays de l'ALBA sont dirigés par des gouvernements autoritaires. Cela ne veut pas dire qu'ils ne jouissent pas de la faveur populaire. Certains partisans semblent heureux sous un régime autoritaire. Malheureusement, ces régimes se servent des règles démocratiques pour miner la démocratie. C'est ce que faisait Mme Fernández de Kirchner. Elle n'était pas officiellement membre de l'ALBA, mais elle souscrivait aux politiques de ce groupe.
L'administration Macri souhaite se distancier des étroites relations qu'entretenait la présidente Fernández de Kirchner, notamment avec l'Iran, le Venezuela, la Chine et la Russie, et améliorer ses rapports avec les États-Unis. Mme Fernández de Kirchner était farouchement antiaméricaine, notamment à cause des détenteurs américains qui ont fait obstacle au règlement proposé à l'égard des obligations en défaut de paiement.
Le président Macri a fait connaître son intention de participer à l'Alliance du Pacifique, mais il a précisé qu'il souhaitait s'y joindre avec le Brésil, ce qui constitue un obstacle tant pour ce qui est de l'Alliance du Pacifique que pour le Partenariat transpacifique, pour des raisons que nous pourrons examiner plus tard. Il est intéressant de noter que le président Macri a délibérément indiqué qu'il ne voulait pas faire concurrence au Brésil et qu'il souhaitait se joindre à l'Alliance du Pacifique, qui comprend le Chili, la Colombie, le Pérou et le Mexique, en même temps que le Brésil.
Il s'est également dissocié d'à peu près tout ce que j'appelle les vrais démocrates en Amérique latine, qui n'ont pas dénoncé les mesures prises dans le cadre des régimes de Chávez et de Maduro. Ces démocraties ont eu tendance à favoriser la non-intervention dans les affaires d'autres pays et ont fait preuve de lâcheté lorsqu'il a été question de défendre les droits de la personne et la primauté du droit. Macri veut que Mercosur condamne les violations des droits de la personne commises par le Venezuela et il veut que l'on commence par libérer les prisonniers politiques bien connus dans ce pays, comme Leopoldo López et Antonio Ledezma. Il semblerait qu'il aspire au leadership des pays démocratiques d'Amérique latine, qui n'ont pas eu de leader actif, qu'il voit une occasion de jouer ce rôle et qu'il puisse être disposé à le faire — qu'il puisse en avoir très envie, même.
Pour ce qui est des perspectives — cela a déjà été mentionné —, il lui sera difficile de recueillir suffisamment de votes en faveur de certaines nouvelles mesures législatives qu'il souhaite adopter, car il a récolté seulement 30 p. 100 d'appuis avec sa coalition. Bien entendu, il doit maintenant composer non seulement avec la mauvaise économie que lui a laissée en héritage Fernández de Kirchner, mais aussi avec l'économie mondiale qui se porte plutôt mal.
Il y a toute la question de la chute des cours des produits de base en ce moment et la situation en Chine. J'ai lu l'article en manchette du New York Times ce matin; la Chine semble de plus en plus mal en point chaque fois que je lis un article la concernant. Il est maintenant question de son niveau élevé d'endettement. Selon eux, l'économie chinoise connaîtrait une croissance de 6,9 p. 100.
Premièrement, je ne fais jamais confiance aux données économiques de régimes autoritaires, qui ne font preuve d'aucune transparence. Certains analystes affirment que la croissance en Chine pourrait déjà être aussi faible que 4 p. 100. Je n'ai aucun moyen de le savoir. Quoi qu'il en soit, elle continuera à influer sur la demande de produits de base qui, selon moi, restera peu élevée pendant un certain temps. L'avenir du prix du pétrole soulève un important débat. Je devrais révéler que je suis directrice de la Valero Energy Corporation et que je suis la situation depuis un certain temps. Je ne parle pas au nom de la société. Je tire ma propre conclusion. Je ne prévois pas que le prix du pétrole augmente dans un avenir très proche, honnêtement. Je ne vois pas ce qui le stimulerait, à part peut-être un incident percutant au Moyen-Orient ou ailleurs.
Si on pense en termes d'offre et de demande, nous avons maintenant plus de pétrole et de gaz que nous en avons besoin. Vous observerez un ralentissement continu en Amérique du Sud. Dans un sens, l'Argentine a de mauvais voisins, pas que tous les pays le soient, mais l'économie ralentit en raison du fait que l'économie des pays sud- américains est désormais mieux intégrée dans l'économie mondiale, qui ne se porte pas très bien. Qui sait ce qui arrivera à l'économie américaine. Je ne sais pas plus que vous qui sera notre prochain président et quels types de politiques il mettra en œuvre, qui qu'il soit. Je pense que l'économie des États-Unis pourrait croître beaucoup plus rapidement que maintenant, mais elle a été extraordinairement surréglementée et continue de l'être, et c'est un problème qui pourrait être réglé ou pas, en fonction de la personne qui remportera la prochaine élection.
En gros, si je me fie à toute une gamme d'indicateurs, je pense que l'Argentine semble mieux se porter que du temps de Cristina Fernández de Kirchner; cela dit, je crois qu'elle a fait de son mieux pour laisser une économie en ruines à Macri. Comme je l'ai mentionné, l'économie mondiale connaît malheureusement un ralentissement et pourrait entrer en récession.
Pour terminer sur une note légèrement plus positive, lorsque Macri est arrivé au pouvoir, Moody's a changé les perspectives de l'Argentine de stables à positives dans l'expectative d'une « rupture importante avec les politiques de Cristina en faveur des marchés ». Jusqu'à présent, Macri a agi rapidement, et nous verrons à quelle vitesse il pourra continuer d'agir.
La présidente : Merci à nos deux témoins.
Le sénateur Downe : Les deux témoins ont mentionné la corruption, les niveaux élevés de pauvreté, le chômage. Je me demande quelle impression vous avez de l'atmosphère au pays, de l'état d'esprit de la population. Les Argentins ont connu ce problème de gouvernance terrible, comme un des témoins l'a aussi mentionné, ainsi que des gouvernements militaires de gauche et de droite. Les membres de la classe moyenne restent-ils au pays? Ont-ils un engagement spécial à l'égard du pays ou cherchent-ils à partir? Encourage-t-on les enfants à partir? Comment perçoivent-ils l'avenir de leur pays?
M. Heidrich : Il est très intéressant de faire de la recherche au sujet des perceptions d'avenir et de la question de savoir si les gens sont résolus à rester au pays ou s'ils souhaiteraient pouvoir partir. Aux États-Unis, le Pew Research Center a produit des statistiques très intéressantes là-dessus, dont un certain nombre se rapportent à des pays d'Amérique latine. Il s'agit de statistiques de 2014. En Amérique latine, l'Argentine est le pays où les gens sont le moins tentés d'émigrer; cela a beaucoup à voir avec le revenu. Les membres de la classe moyenne et de la classe moyenne élevée font partie des personnes les moins désireuses de partir. Ceux qui aimeraient aller vivre ailleurs préféreraient l'Europe à l'Amérique du Nord, par exemple.
Je pense que la perception de corruption est terrible. Les gens ont vraiment l'impression — à juste titre — qu'il y en a beaucoup. Si je pouvais résumer la perception, selon moi, qu'une majorité du public argentin avait du gouvernement de Cristina Fernández, je dirais : « Oui, nous sommes d'accord avec bien des choses qu'elle fait, mais elle les fait très mal. »
C'est une distinction très importante. Bien des gens ne s'opposaient pas aux politiques d'intervention musclée dans les marchés ou aux politiques sociales beaucoup plus généreuses que celles qui les ont précédées en Argentine; ils s'y opposaient simplement parce qu'elle était médiocre. Son gouvernement était incroyablement incompétent : pour corriger une erreur, il en commettait trois autres.
À part cela, comme Mme Kaufman Purcell l'a mentionné, les occasions de corruption ont augmenté avec la flambée des cours des produits de base, et surtout dans le secteur public, son administration est devenue de plus en plus corrompue, mais pas à un niveau sans précédent. Lorsque l'Argentine a instauré de nombreuses réformes néo-libérales et réformes du marché dans les années 1990, sous l'égide d'un autre gouvernement péroniste, mais cette fois de droite, les niveaux de corruption et de perception de la corruption étaient encore plus élevés.
Mme Kaufman Purcell : C'est très intéressant que bien des gens ne soient pas partis, ou que ceux qui voudraient partir n'aient pas les moyens de le faire. Bien des capitaux sont partis — des milliards et des milliards de dollars de capitaux. Le flux de capitaux à l'extérieur de l'Argentine a été très élevé, ce qui soulève la question de savoir si oui ou non une partie importante de ces capitaux reviendra.
J'ai tendance à penser que si les gens deviennent convaincus que Macri sera capable d'atteindre les objectifs qu'il vise ou de réorienter l'économie comme il souhaite le faire, les capitaux reviendront. Pas nécessairement tous. Je vis à Miami. Les gens sont moins venus aux États-Unis qu'ils sont allés en Europe. Il y a beaucoup d'Argentins à Miami, ainsi que des Brésiliens et des Vénézuéliens, et cetera. Les récentes statistiques sur l'économie de Miami, de la Floride, ne sont pas très bonnes. La raison étant que nous ne recevons pas autant de personnes qui pourraient partir en raison de la force du dollar américain.
L'autre chose concernant les politiques de Cristina Fernández est que je pense que, en raison du nombre de personnes défavorisées et des nombreuses différences de classe sociale en Amérique latine, le populisme trouve un vaste auditoire aujourd'hui, en particulier grâce aux nouvelles avancées technologiques, comme Twitter — même si vous n'avez pas d'iPhone ou d'ordinateur, vous pouvez vous rendre sur la place du village. Il y a des types de connexions. On le voit partout dans le monde maintenant. Presque quiconque veut tenter sa chance comme leader, élu ou pas, peut trouver des partisans assez rapidement. Ces types de choses ont commencé à influer sur la politique en Amérique latine.
Mais l'autre chose dont vous avez besoin pour être populiste, c'est de l'argent à distribuer, ce qui explique pourquoi l'espèce de marée rose qui a submergé une bonne partie de l'Amérique latine pendant la flambée des cours des produits de base a en quelque sorte baissé, car avec la chute des cours des produits de base, ces gouvernements autoritaires et populistes désireux de faire de grandes dépenses qui rendaient plein de gens heureux ont manqué de ressources. Au cours des dernières années du gouvernement de Cristina Fernández, la croissance économique était inférieure à 1 p. 100, et même moins que cela, car le modèle axé sur les dépenses élevées n'était pas viable sans l'explosion des prix des produits de base.
L'autre chose qui caractérise l'Amérique du Sud en particulier maintenant, car c'est là que la flambée des cours des produits de base a principalement eu lieu — et c'est l'un des traits regrettables que je ne peux vous expliquer —, est que pendant cette période, le seul pays qui ait dressé des plans officiels pour les jours sombres si l'argent venait qu'à manquer a été le Chili. Tous les autres ont dépensé sans penser au lendemain; en plus, ils ont profité des taux d'intérêt bas pour dépenser et emprunter encore plus d'argent. Et maintenant, l'endettement public et privé a grimpé puisque pendant l'explosion des prix des produits de base, les gens n'ont vécu que pour le moment présent, ont profité de la situation avantageuse et sont allés aussi loin qu'ils le pouvaient.
Je ne connais pas précisément la situation en Argentine, mais j'ai beaucoup étudié celle du Mexique, et en particulier celle du Brésil, et lorsque l'économie a commencé à décliner, une bonne partie de ce qu'on a entendu dire concernant la grande croissance de la classe moyenne en Amérique latine, en particulier au cours de la dernière décennie, a découlé de la flambée des cours des produits de base. Elle s'est construite sur les dépenses de consommateurs qui achetaient à crédit.
Lorsque j'étais au Brésil il y a environ deux ans, j'ai été étonnée. On pouvait acheter n'importe quoi à crédit — une paire de chaussures, une robe, n'importe quoi. Les voitures n'avançaient pas dans la rue, car il était possible de les acheter avec des prêts qu'il fallait des années pour rembourser. Je ne connais pas vraiment sur le bout de mes doigts les statistiques sur l'Argentine, mais je penserais qu'une bonne partie de la classe moyenne argentine, en particulier la classe moyenne inférieure, était en situation précaire et qu'elle a d'abord bénéficié de l'explosion des prix des produits de base et des politiques de Cristina Fernández de Kirchner. Je ne serais pas surprise qu'une bonne partie d'entre eux passe maintenant à la classe inférieure.
Le sénateur D. Smith : Il arrive que les mots « corruption » et « élections » se chevauchent légèrement, mais je veux les dissocier quelque peu, si possible. J'aimerais que vous me disiez comment se porte le processus démocratique.
Prenons, par exemple, la dernière élection. Dans quelle mesure estimez-vous que les règles qui l'ont sous-tendue aient été équitables? Y a-t-il eu beaucoup de corruption pendant l'élection? À titre d'exemple, comment la compareriez- vous aux normes de pays membres de l'OTAN, qui ont pas mal tous des élections démocratiques vraiment équitables? Quelle note donneriez-vous à la dernière élection en Argentine sur ce point?
M. Heidrich : Je lui donnerais une note moyenne de l'OTAN moins X — donc en deçà de la moyenne de l'OTAN, c'est clair.
Pour ce qui est de savoir si les règles du jeu étaient les mêmes pour tout le monde, le parti qui formait le précédent gouvernement, avec Scioli comme candidat, a bénéficié d'un avantage appréciable grâce à la propagande financée par le gouvernement. En outre, le gouvernement a financé ses propres groupes de médias supposément indépendants ou privés, mais subventionnés par l'État.
L'Argentine est une fédération qui compte 24 provinces. D'une province à l'autre, les niveaux de développement économique, politique et institutionnel varient grandement, surtout dans le nord-ouest du pays, où elles ont été gérées comme des chefferies. Le Parti péroniste, celui de Cristina Fernández, décrit un arc très large de la gauche, où se situait Cristina Fernández, à la droite, où se situaient nombre de ces chefs. Ils ont formé une alliance tactique pour tenter de défaire le candidat de droite, Mauricio Macri, mais en vain. La force de Mauricio Macri résidait dans l'appui que lui ont donné les deux plus importants conglomérats médiatiques en Argentine, qui contrôlent environ 70 p. 100 des médias non subventionnés par l'État. Alors, vous avez une image d'une société et de politiques très polarisées où personne ne joue vraiment franc jeu. Les règles électorales existent; cependant, je pense qu'on est loin de les respecter.
Dans le contexte latino-américain — ou pour être précis, le contexte sud-américain —, je n'ai pas l'impression que l'élection en Argentine a été plus corrompue que la moyenne. En fait, je pense que, de concert avec l'Uruguay et le Chili, l'Argentine a l'un des systèmes les plus honnêtes, beaucoup plus que ce que vous pourriez trouver au Brésil, par exemple, en Colombie ou au Mexique, assurément.
Mme Kaufman Purcell : Je suis d'accord avec la conclusion. Je pense qu'il s'est agi d'une élection très honnête, pour les raisons que Pablo a mentionnées, sauf que selon moi, les actes répréhensibles ont probablement été commis, en grande majorité, du côté péroniste.
Le Parti péroniste m'a été décrit par nombre d'Argentins comme une organisation mafieuse. N'oublions pas qu'il est au pouvoir presque sans interruption depuis quelques décennies, sauf pendant quelques brèves périodes où il a été remplacé par l'Union civique radicale, l'autre parti traditionnel, qui ne menait généralement pas ses mandats à terme, pour diverses raisons.
Personne ne s'attendait à ce que Macri remporte cette élection et, au bout du compte, il a fini par récolter plus de votes que Sergio Massa, péroniste dissident, et par récupérer la quasi-totalité de ceux de Massa qui, par le truchement d'un mécanisme, a suggéré à mots couverts qu'il serait heureux que ces votes soient accordés à une force pour le changement ou quelque chose du genre. Dans le contexte de l'élection, il s'agissait évidemment de Macri.
Si l'explosion des prix des produits de base n'avait pas pris fin, il est clair que Daniel Scioli, candidat péroniste et ancien coureur automobile qui était assez populaire, mais qui a mené une campagne médiocre, aurait pu remporter l'élection, mais peut-être pas Cristina Kirchner. Tout le monde le voyait gagnant, y compris le principal intéressé. Le grand changement, c'est qu'au second tour, après l'élimination de Massa, Macri a récolté la totalité de ses votes; il incarnait le changement : sa coalition portait même le nom, Cambiemos, qui signifie « Changeons ». Le fait est que la situation économique en Argentine se détériorait rapidement et n'était pas viable, et je pense aussi que Cristina Fernández était bipolaire — ce n'est pas quelque chose que j'écrirais dans un article, mais il en a été question en page couverture d'un magazine argentin. C'était un type de personne tout à fait imprévisible. Je pense que bien des gens ont perdu confiance en sa capacité de continuer à gouverner, en particulier lorsque l'inflation était hors de contrôle. Alors, je pense qu'elle a récolté les votes d'un certain nombre de personnes défavorisées.
C'est différent, mais semblable de certaines façons à la situation au Venezuela, où l'opposition a simplement été capable de gagner le contrôle du congrès puisque beaucoup de personnes défavorisées ont fini par voter contre les Chavistas en raison de l'économie qui se détériorait — et plus de gens affirment maintenant qu'elle pourrait même s'effondrer. Je parle du Venezuela et non de l'Argentine.
La sénatrice Ataullahjan : Ma question s'adresse aux deux témoins. Hier, un témoin a affirmé que le Canada devrait tisser des liens personnels avec l'Argentine à tous les échelons et a suggéré des visites des chefs politiques.
L'Argentine devrait-elle être une priorité pour le Canada à la lumière de ses antécédents d'instabilité sociale et politique? Le nouveau leadership changera-t-il les choses, ou le Canada devrait-il attendre de voir?
M. Heidrich : Cela dépend des autres options qui s'offrent au Canada dans la région. Ce serait mon premier point dans ce contexte. Ensuite nous pourrions classer l'Argentine comme une possibilité pour le Canada.
En ce moment, il est vrai que le voisinage ne s'en tire pas très bien. En fait, l'Argentine pourrait être une bonne possibilité. Je n'investirais pas trop de ressources diplomatiques dans une relation avec le gouvernement Macri car, comme je l'ai mentionné plus tôt, son mandat de quatre ans sera une période très difficile. Je ne suis pas particulièrement convaincu qu'il pourra faire face de façon efficace aux défis auxquels son gouvernement sera confronté. À mon sens, son expérience politique et ses capacités restent relativement limitées.
Je dois dire que, pour ma part, je n'ai pas l'impression que Mauricio Macri est très porté sur les relations étrangères — en fait, il s'y intéresse peut-être moins que Cristina Fernández. De plus, Mauricio Macri n'est pas quelqu'un qui aime les grandes déclarations diplomatiques. Il préfère prendre des mesures concrètes. Il fait très peu de discours et très peu de déclarations. Donc, si vous voulez un porte-parole local ou quelqu'un qui puisse accompagner les représentants du gouvernement du Canada dans la région, Mauricio Macri ne s'en occupera pas trop.
Cela dit, il y a des domaines où le Canada pourrait collaborer avec l'Argentine. Macri fait très attention au consensus politique actuel en Argentine, ainsi qu'aux relations étrangères. Abstraction faite du conflit aux Malouines — et je pourrai y revenir brièvement —, on observe un fort consensus en Argentine pour la défense des droits de la personne et de la démocratie dans l'ensemble de la région. C'est aux différents gouvernements d'interpréter le consensus qui règne au sein de la société. Je trouve que Macri a adopté une tactique très intéressante à cet égard : par exemple, il a affronté Maduro ouvertement en disant que son régime contrevient de façon brutale aux droits de la personne. Beaucoup d'Argentins partagent l'avis de Macri, et cela ne comprend pas seulement ses électeurs, mais aussi un grand nombre de personnes qui n'ont pas voté pour lui. C'est de bon augure.
L'Argentine pourrait être une bonne alliée, si le Canada voulait contribuer davantage aux efforts en faveur des droits de la personne et de la démocratie. C'est là un aspect positif.
Il y a d'autres questions en matière de libre-échange et tout le reste, mais il faut garder à l'esprit que l'Argentine est peut-être le pays qui se rapproche le plus du Canada au chapitre de son profil commercial. C'est donc dire que le Canada et l'Argentine sont, en grande partie, des concurrents commerciaux. Il n'existe pas un degré de compatibilité très élevé entre ces deux pays, comme c'est le cas, par exemple, entre le Canada et le Mexique.
La présidente : Madame Kaufman Purcell, avez-vous des observations?
Mme Kaufman Purcell : Je n'encouragerais pas les gens à investir tant qu'ils auront des doutes sur la validité d'une telle décision d'affaires. Mais les temps ont changé, et nous sommes en présence d'un autre type de régime. Donc, je ne pense pas nécessairement que les erreurs du passé vont se répéter.
Quand on a un président qui est attaché à la démocratie et aux droits de la personne — et on verra bien la suite des choses — et, dans une certaine mesure... en fait, c'est une région qui est divisée en deux depuis plus d'une décennie : d'une part, les économies prodémocratiques, aux aspirations occidentales ou axées sur le marché et, d'autre part, le bloc ALBA.
Quand on a un président qui est disposé à dire librement ce qu'il pense, même s'il ne l'a pas encore fait — c'est un nouveau président, après tout —, j'essaierais de me montrer aussi favorable que possible aux efforts visant à renforcer les institutions démocratiques de l'Argentine. Le Canada est doué dans ce domaine, comme en témoigne son bilan, notamment en matière de protection des droits de la personne. Je trouve qu'il serait utile pour Macri si un pays comme le Canada pouvait en quelque sorte agiter le drapeau pour faire passer le message que nous l'appuyons et que nous voulons lui prêter main-forte dans toute initiative en faveur de la démocratie et des droits de la personne — et je ne parle pas forcément d'initiatives coûteuses.
Le sénateur Housakos : J'ai quelques observations à faire pour donner suite à la question de ma collègue, la sénatrice Ataullahjan, au sujet des possibilités d'expansion en Argentine pour le Canada. Je dois avouer que je suis plutôt pessimiste, puisque l'Argentine est actuellement aux prises avec une économie très fragile. Le pays fait face à un certain nombre de problèmes de gouvernance, de quoi amener les entreprises et les investisseurs canadiens à, tout au plus, se mettre à l'abri.
Nous, les Canadiens, n'avons pas la réputation d'être des prospecteurs et des investisseurs à la manière de ceux du Far West. Nous préférons explorer des perspectives commerciales dans des endroits où règne une gouvernance solide et qui offrent des possibilités concrètes. Nous sommes une nation commerçante qui s'est taillé une solide réputation dans le domaine du commerce des produits de base et des ressources naturelles. En revanche, nous jouons un rôle moins actif comme investisseurs financiers sur les marchés mondiaux. Nous avons exploré les débouchés offerts dans l'Union européenne et chez notre plus grand partenaire commercial, les États-Unis, et nous continuons en ce sens dans les pays du Pacifique. Dans trois de ces cas, il existe des liens entre nos peuples, en plus des débouchés commerciaux.
Malheureusement, il y a très peu de rapports interpersonnels entre le Canada et les pays de l'Amérique latine, en particulier l'Argentine. D'où une stagnation des échanges commerciaux entre nos deux pays, ce qui ne va pas s'améliorer à court terme.
En tant que parlementaire, je commence à me demander ce que nous pouvons faire pour renverser la vapeur. À mon avis — et j'aimerais avoir votre point de vue là-dessus —, le plus grand défi consiste à trouver une façon de jeter des ponts entre l'Amérique latine et le Canada dans le domaine culturel. Notre désavantage, c'est qu'en temps de conjoncture économique axée sur le Nord, comme ce fut parfois le cas en Amérique latine, notamment au Brésil et en Argentine, les bénéficiaires nets sont toujours l'Union européenne et les États-Unis, en raison des liens étroits entre leurs peuples. Bien sûr, l'Argentine, comme le Canada, bénéficie des investissements tangibles en provenance de ces pays — par contre, le Canada ne joue pas un rôle important lorsqu'il s'agit d'investissement de capitaux.
C'est là un long préambule, mais au bout du compte, je me demande si le temps et les efforts que consacre le gouvernement valent la peine, du point de vue du secteur privé canadien : est-il réaliste de penser que les conditions préalables qui existent là-bas nous permettraient de jouer un rôle actif en Amérique latine, comme ce fut le cas — grâce au repérage de créneaux — en Europe et dans les pays du Pacifique?
Je sais que c'est une question générale, mais nos invités pourraient peut-être nous dire ce qu'ils en pensent.
M. Heidrich : Je crois que le Canada est devenu un acteur très important — en fait, le Canada est le principal investisseur dans le secteur minier argentin. L'Argentine n'était pas un pays d'exploitation minière moderne avant l'injection massive de capitaux canadiens dans les années 1990 et 2000. Je dois dire que les capitaux canadiens destinés à l'exploitation minière en Argentine se sont avérés très adaptables du point de vue politique.
D'ailleurs, vous pouvez parler à M. Munk et le questionner à propos de son amitié avec Mme Fernández. Les deux se connaissent. Ils sont des amis. Ils se sont invités l'un chez l'autre. Je suis sûr qu'ils ne s'entendent pas sur beaucoup de points politiques.
Sachez qu'il existe beaucoup de liens interpersonnels, et ce, non seulement entre les membres de l'élite. Des échanges importants se font grâce à la migration, par exemple. Les saisons en Argentine étant inversées par rapport à celles au Canada, un grand nombre de Canadiens y vont pendant l'hiver, malgré la distance.
Par ailleurs, contrairement à la plupart des pays d'Amérique latine, l'Argentine est un pays d'immigration; à preuve, si vous allez vous promener dans les rues de la plupart des villes du pays, vous verrez que les gens sont physiquement beaucoup plus semblables aux Canadiens que les habitants des autres régions d'Amérique latine. Il y a donc certaines similitudes lorsqu'on tient compte de la culture, des rapports entre les personnes et de la façon dont les gens se comportent.
En ce qui concerne les investissements futurs et la question de savoir si le Canada devrait multiplier les efforts, je crois qu'il y a des facteurs plus décisifs, et j'entends par là les prix des produits de base sur les marchés mondiaux. La plupart des investissements canadiens en Amérique latine visent les produits de base, surtout les ressources minières; compte tenu des faibles prix des ressources minières, une telle situation ne se produira pas. Ce n'est pas trop envisageable en Argentine ou n'importe où ailleurs. Toutefois, les sociétés minières qui sont là-bas poursuivront leurs activités. Les exploitants doivent recouvrer les coûts et, s'ils ont l'intention de vendre leurs produits, ils ne voudront pas absorber une perte.
Je crois qu'une bonne part de l'appui que le Canada peut apporter à l'Argentine dépend des actifs ou de la capacité des investisseurs canadiens. Le Canada, tout comme l'Amérique latine, a connu une hausse des prix des produits de base, et il en est sorti tout à fait changé. Il n'a pas la même capacité de fabrication que celle d'il y a 15 ans, et il compte un énorme secteur pétrolier, qui était beaucoup moins important avant. Aujourd'hui, le prix du pétrole varie de 25 à 30 $ le baril; la situation pose donc problème pour le Canada, car cela aura une incidence sur ses relations avec l'Argentine.
Le Canada disposait autrefois d'un programme qui, d'après mes observations, avait réussi à accroître la visibilité du Canada de façon positive; il s'agissait d'échanges universitaires destinés à soutenir les études canadiennes en Amérique latine, notamment en Argentine. Hélas, ce programme a été éliminé graduellement, et je trouve que cela a été une grande perte. En matière de réputation et de bonne volonté, ce programme s'est avéré très constructif.
Un autre aspect positif attribuable au déclin des prix des produits de base et des ressources minières, c'est que les Argentins associeront de moins en moins le Canada à des intérêts miniers. Le Canada a commencé à avoir la très mauvaise réputation d'être un pays dont les mineurs viennent causer beaucoup de conflits environnementaux et sociaux. Ce sera, nous l'espérons, de moins en moins vrai. Toutefois, cela ne veut pas dire que le Canada ne devrait pas faire plus d'efforts pour veiller à ce que les entreprises canadiennes respectent les droits de la personne et les règles environnementales à l'avenir.
Mme Kaufman Purcell : Je n'ai vraiment pas grand-chose à ajouter parce que je suis d'accord, en grande partie, avec Pablo. Je tiens à signaler que le Brésil tiendra des élections en 2018, et il y a de fortes chances qu'on se retrouve dans une situation semblable à celle de l'Argentine, parce que le Parti travailliste brésilien, qui est actuellement en perte de vitesse, souffre d'une réputation terrible. Quant au Chili, Bachelet est maintenant en mauvaise posture parce qu'elle avait emprunté la voie des grandes dépenses publiques, mais les progrès en ce sens ont été ralentis. Je le mentionne, parce que si vous cherchez à établir de nouveaux contacts, je pense que l'Argentine serait un endroit intéressant du point de vue des relations étroites qu'elle entretiendra. Je sais que votre pays et l'Argentine ne sont pas exactement des partenaires commerciaux idéaux, mais vous aurez accès à un très grand marché là-bas grâce aux pays de l'Alliance du Pacifique. Si le Brésil change de cap, vous profiterez d'un gros marché. Ce sera un groupe composé des plus grandes démocraties de la région et, bien entendu, la hausse des prix des produits de base ne durera pas éternellement. Donc, si vous être inquiets — et vous ne l'êtes peut-être pas — ou si quelqu'un fait remarquer que le Canada n'a pas beaucoup de contacts là-bas, il y a lieu de croire maintenant, avec l'arrivée au pouvoir de votre nouveau premier ministre, que c'est peut-être le moment idéal pour commencer à nouer des liens non seulement en Argentine, mais dans certains des pays voisins; ainsi, vous aurez déjà des contacts lorsque les choses commenceront à s'améliorer. C'est un endroit riche en ressources, qui compte aussi un niveau de scolarité très élevé par rapport à beaucoup d'autres pays de la région.
La sénatrice Cordy : Quand nous examinons les réformes proposées par le président Macri, je crois que nous sommes tous d'accord pour dire qu'elles sont bien plus avantageuses pour le pays. À cet égard, je me demande si les réformes ont influé sur les relations avec les autres pays d'Amérique du Sud.
Une des nouvelles ayant fait les manchettes, c'est le désaccord avec le Venezuela dans le domaine des droits de la personne, après que le président a réclamé la libération des prisonniers politiques vénézuéliens. Je sais qu'il y a eu des élections en décembre et que le gouvernement a changé, mais les relations sont-elles demeurées stables, ou y a-t-il eu des irritants en raison du rythme accéléré des réformes?
M. Heidrich : Je dois reconnaître que c'est Mauricio Macri qui a soulevé cette question des droits de la personne, et je crois qu'il l'a fait plus énergiquement que n'importe qui jusqu'ici. Mais il n'a pas été le premier. Les premières remises en question de la feuille de route de Maduro en matière de droits de la personne — je me souviens que cela avait été exprimé très clairement — sont venues de l'Uruguay, un régime de centre gauche, lui aussi, mais qui en a un jour eu assez de voir comment Maduro traitait les protestations et l'opposition. Les Uruguayens se sont opposés à ces tendances autoritaires.
Maduro a réagi très agressivement aux critiques de l'Uruguay. Le ministre uruguayen des Affaires étrangères a renchéri. Je crois en outre qu'il y a eu certains questionnements en provenance d'intervenants comme, par exemple, le parlement du Chili, qui, il y a quelques mois, a présenté un énoncé appuyé par une majorité de députés afin de condamner le gouvernement du Venezuela pour l'emprisonnement des chefs de l'opposition et d'autres choses du genre.
Macri n'est pas le seul à critiquer le Venezuela. C'est probablement le dirigeant le plus puissant et celui qui a le statut le plus important pour le faire. En fait, avec un pétrole à si bas prix, l'ALBA n'existe pas vraiment, parce que son existence dépendait des subsides que le Venezuela pouvait fournir aux autres membres de l'organisation. Or, Maduro n'est plus en mesure de maintenir ce soutien, alors les autres membres de l'Alliance commencent à le percevoir comme une nuisance. Maduro n'a pas reçu d'appui fort de Correa ou d'Evo Morales lors de la dernière réunion de la CELAC, à Quito, et tout le monde a ni plus ni moins tenté de l'éviter. C'est un changement très surprenant par rapport au temps de Chávez.
Les choses vont changer en Amérique latine, et comme je l'ai dit en commençant, il est important de faire une mise en contexte de ce qui se passe en Argentine. Ce qui se produit dans ce pays va se produire dans d'autres pays d'Amérique latine, avec des attributs différents. Nous pouvons tirer des leçons de ce qui se passe en Argentine. Certaines réformes que le pays compte mettre en œuvre vont avoir un coût social énorme. L'inflation va s'accélérer terriblement. Les inégalités vont s'accentuer à une vitesse vertigineuse. La pauvreté va augmenter et cela va provoquer des bouleversements sociaux.
En Argentine, 70 p. 100 de la population active est syndiqué — 70 p. 100. Au Canada, je crois que c'est environ 15 p. 100, et aux États-Unis, cette proportion doit être sous les 10 p. 100. Les syndicats n'accepteront pas facilement de voir les salaires réels diminuer si drastiquement. Dans cette optique, les pays qui sont sur le point de sortir d'une flambée des cours des produits de base vont observer très attentivement ce que Macri fera en Argentine afin d'apprendre de ses bons coups et de ses erreurs.
Mme Kaufman Purcell : Je suis tout à fait d'accord avec ce que dit Pablo. J'ajouterais que ce que vous jugez nécessaire de faire dépend de votre situation sur le plan idéologique. Je pense que tout le monde aimerait aider les pauvres. Je suis de ceux qui croient que vous ne pouvez pas les aider en vous contentant essentiellement de prendre aux riches pour donner aux pauvres en espérant que cela équilibre les choses. Je suis d'avis qu'il faut miser sur la croissance économique. Étant donné la situation actuelle de l'Argentine, je ne vois absolument pas comment l'économie pourrait trouver le chemin de la croissance sans la mise en œuvre de ces réformes fondamentales.
Pablo a raison : je conviens qu'elles feront mal aux pauvres. Dans cette optique, je veillerais à ce qu'il y ait suffisamment de politiques en place pour les aider durant cette période d'ajustement difficile, comme nous l'avons fait avec nos politiques axées sur la formation en emploi lorsqu'est venu le temps de soutenir l'expansion du libre-échange. Le problème, c'est que ces choses n'ont pas été ciblées. On a mis de l'argent à la disposition de tout le monde, et tout le monde s'est servi — dont les petits amis capitalistes, surtout dans les régimes étatiques.
Selon Prat-Gay, l'Argentine prévoit que la croissance sera négative en 2016, mais qu'elle sera de 3 p. 100 en 2017. Évidemment, ils peuvent se tromper, mais, par définition, une transition signifie que les choses ne peuvent pas rester pareilles. Je ne vois pas comment il sera possible de rendre cette transition facile et de faire en sorte que cela rapporte gros à tout le monde. L'économie a été complètement saccagée et elle est détraquée. Il faut la ramener dans un état où elle sera en mesure d'attirer les investissements étrangers et même d'inciter les Argentins à y réinvestir. Il faut en outre commencer à laisser les secteurs productifs de l'économie faire de l'argent. Le pays peut prévoir des impôts appropriés, mais je ne vois pas comment il pourra se tirer d'affaire sans des ajustements de ce type.
La sénatrice Johnson : Vous avez tous les deux fait allusion à ce que pourrait être l'approche de l'Argentine en matière d'affaires étrangères au cours des prochaines années, mais qu'en est-il du Mercosur et de l'appartenance du pays à des organismes tels que l'OEA, l'UNASUR, la CELAC et le Groupe de Rio? Dans quelle mesure la politique nationale et la politique étrangère du gouvernement Macri tiendront-elles compte de l'appartenance de l'Argentine à ces organismes régionaux?
M. Heidrich : Mes connaissances de cet aspect de la politique étrangère sont relativement limitées. Au sein de l'administration Macri, on semble convenir que le Mercosur n'est pas particulièrement utile, mais que la vie serait encore pire sans lui. L'Argentine va continuer de travailler avec le Brésil et d'autres partenaires du Mercosur, mais elle souhaite inciter le Mercosur à avoir des relations plus étroites avec l'Alliance du Pacifique ou à mener à bien un accord de libre-échange qui était en voie de négociation avec l'Union européenne. Sous Fernández, l'Argentine a en fait été un obstacle à la ratification de cet accord, mais ce ne sera plus le cas avec Macri. Je ne sais pas si cette volonté est partagée par l'Union européenne. Il y avait un autre accord en processus de négociation avec l'Inde.
En ce qui concerne la CELAC, Macri a récemment envoyé son vice-président à Quito à sa place dans une réunion, alléguant qu'il s'était fait mal au dos. Or, au même moment, son mal de dos ne l'a pas empêché de se rendre à Davos, en Suisse.
En ce qui a trait au Groupe de Rio, je n'ai rien à ajouter.
Pour ce qui est de l'OEA, permettez-moi de présenter les choses comme suit : l'OEA, c'est à Washington, D.C., et Buenos Aires est aussi loin de Washington, D.C. que l'est Moscou.
La sénatrice Johnson : Hier, un de nos témoins nous a dit que l'OEA était l'organisme où il était le plus important de travailler.
M. Heidrich : Et est-ce que cette personne est basée à Buenos Aires?
La sénatrice Johnson : Non, c'étaient des gens d'ici.
Mme Kaufman Purcell : Je ne vois pas les choses de la même façon. Depuis des années, je dis que le Mercosur est une organisation dysfonctionnelle. Tout d'abord, l'Argentine et le Brésil étaient toujours en train de s'imposer des tarifs entre eux, et ils n'étaient pas exactement de grands amis. Sur le plan idéologique, les deux cherchaient à encourager le commerce sud-sud plutôt que sur le commerce nord-sud. Cela peut sembler positif, mais le fait est qu'il y a beaucoup de chevauchements dans ce que produisent les pays du Sud, et que les échanges entre eux ne produisent pas une grande valeur ajoutée comparativement au commerce avec les États-Unis, l'Europe de l'Ouest et le Canada. La dynamique a dégénéré et elle est devenue très dysfonctionnelle sur les plans politique et économique; l'Uruguay s'y est senti piégé et a voulu s'en échapper. Puis, ils ont invité le renard dans le poulailler en demandant à Chávez de se joindre au groupe. Toute l'affaire est devenue une farce lamentable.
Avec l'économie du Brésil qui est si mal en point — lui qui occupe une place si importante au sein de l'organisation —, nous ne savons pas si le Mercosur peut être remis sur les rails à l'heure actuelle. En attendant que la situation se soit améliorée, je ne vois pas cela comme une grande priorité. Si je croyais que cela peut être utile, les choses seraient différentes, mais je ne suis pas certaine que c'est une issue possible.
Je suis très critique à l'égard de l'OEA. M. Insulza, l'ancien secrétaire général de l'OEA est un homme intelligent, mais il n'a pas accompli grand-chose. Surtout quand Chávez était là, il cherchait trop à obtenir l'approbation du Venezuela en particulier. Ce n'est pas entièrement de sa faute. Le problème est que l'OEA procède par consensus, et que ce consensus est impossible quand la région est divisée en deux.
Même s'il est de centre gauche, le nouveau secrétaire général s'est avéré très favorable à la démocratie et il est un des premiers à avoir dit que le Venezuela devait se conformer à la charte démocratique. Je réserve mon jugement au sujet de l'OEA, mais l'organisme ne sera d'aucune utilité tant qu'il n'aura pas abandonné la règle du consensus, et il se peut que cela soit impossible.
L'UNASUR, la CELAC et le Groupe de Rio faisaient tous partie du projet du Brésil de devenir un intervenant de taille dans la politique étrangère. L'exercice allait être lucratif : il avait tout son pétrole et il allait grimper les échelons à l'échelle mondiale. Il y a une mauvaise blague qui circule au sujet du Brésil et qui va comme suit : « Le Brésil est le pays de l'avenir et il le sera toujours. » Lula a dit : « Ce n'est pas vrai, l'avenir est chez nous. » Ils ont cru que l'explosion des prix des produits de base n'arrêterait jamais. Tous ces organismes ont été mis sur pied pour miner la direction que les États-Unis exerçaient dans les organismes de ce type, à un moment où la position des États-Unis avait déjà été mise à mal et que les Américains étaient nombreux à s'en moquer.
Je pense que l'Amérique latine compte trop d'organisations, que ces organisations ont trop de réunions et que la raison d'être de toute cette activité n'est pas claire. Alors, je crois que ce serait une bonne chose si certaines de ces organisations disparaissaient sans faire de bruit. Les membres pourraient en outre essayer de limiter ces réunions cérémonielles excessives et porter une plus grande attention à leurs économies respectives et aux façons de les raviver.
[Français]
Le sénateur Rivard : Le président Macri est à la tête d'un gouvernement majoritaire. Est-ce que le candidat Fernandez est bel et bien le fils des Kirchner? Quel était le résultat? Était-il deuxième ou troisième?
[Traduction]
Mme Kaufman Purcell : Non. Macri a remporté l'élection présidentielle au deuxième tour, mais il ne contrôle pas le congrès puisque les partis de sa coalition ne représentent que 30 p. 100 du suffrage. Il devra s'efforcer d'améliorer son appui au congrès.
La personne contre laquelle il s'est battu lors de l'élection, si je comprends bien votre question — non, ce n'était pas le fils de Fernández. Il a été vice-président lors du premier mandat de Fernández et il est membre du Parti péroniste. Fait intéressant, Macri et Scioli — l'autre candidat — sont tous deux issus de familles très riches du monde des affaires et étaient de vieux amis. Je ne sais pas où en est leur amitié maintenant. Non, le fils de Fernández n'a pas participé à l'élection.
[Français]
Le sénateur Rivard : On a parlé plus tôt de la dévaluation de la monnaie, de l'ordre de 30 p. 100, et on se souvient que ce n'est pas la première fois en 40 ans. Il y avait eu une dévaluation presque aussi importante il y a 15 ou 20 ans.
Pouvez-vous me décrire l'impact que cela peut entraîner du point de vue commercial? Je crois comprendre que les prêteurs prêtent soit en euros ou en dollars américains, ou se protègent en faisant un échange pour s'assurer qu'ils ne seront pas perdants du point de vue de la devise. Est-ce que cela a un impact sur le taux d'intérêt que les prêteurs consentent, ou quels sont les avantages d'une telle dévaluation pour la population locale?
[Traduction]
Mme Kaufman Purcell : La question s'adresse-t-elle à moi ou à Pablo?
La présidente : Nous allons commencer par Pablo, puis nous reviendrons à vous.
M. Heidrich : Je m'excuse, mais je vais devoir répondre en anglais.
La dévaluation était assurément attendue, car l'administration Fernández se servait du taux de change nominal comme point d'ancrage afin de diminuer les attentes en ce qui a trait aux futures dévaluations et à l'inflation.
Lorsque le gouvernement a ni plus ni moins laissé aller le taux de change, cette dévaluation de 30 p. 100 — qui, en fait, atteint maintenant presque 40 p. 100 — a déclenché une accélération de l'inflation. Cela se voit dans la diminution accrue du pouvoir d'achat de la majorité de la population. Cette dynamique aura-t-elle une incidence sur la compétitivité de l'Argentine ou de ses exportations? Peut-être. Cela dépendra des coûts de main-d'œuvre ou de l'ampleur de l'apport national qui entreront dans ces exportations comparativement aux produits importés.
L'Argentine était presque en situation de déficit commercial à la fin de l'administration Fernández, et ce déficit aurait été énorme sans les contrôles sur les importations. Ces contrôles sont en train d'être supprimés. Par exemple, tout ce qu'importait l'Argentine devait passer par un processus de certification qui agissait comme règle non tarifaire. Or, tous ces systèmes ont maintenant été éliminés. Alors, je crois qu'il y aura beaucoup plus de concurrence, ce qui risque de neutraliser l'effet habituellement engendré par une dévaluation.
Cependant, si l'économie ne connaît pas de croissance et que la réalité ne correspond pas vraiment aux attentes — par exemple, dans les négociations avec les obligataires qui refusent d'accepter d'autres ententes concernant la dette précédente —, la dévaluation du peso argentin se poursuivra peut-être. Nous verrons à quel point cela continuera de se traduire par une autre hausse de l'inflation.
Le gouvernement essaie de retirer le plus de pesos possible de l'économie; il a donc recours à des taux d'intérêt très positifs pour en absorber l'excédent. Cela se traduira tôt ou tard par une hausse très rapide des taux d'intérêt.
Par exemple, je viens de lire qu'en Argentine le taux d'intérêt pour les petites entreprises est passé de 20 p. 100 en novembre à 47 p. 100 en janvier — il est actuellement de 47 p. 100 pour les petites entreprises — et que le taux d'intérêt pour les particuliers s'élève à 64 p. 100, alors qu'il était de 28 p. 100. Il va sans dire que nous pouvons nous attendre à ce que de tels taux freinent très rapidement l'économie.
D'un autre côté, nous pouvons comparer cela avec ce qui se passe au Brésil, dont le gouvernement n'est pas de centre droit. Le gouvernement brésilien serait de centre gauche, mais il adopte les mêmes politiques.
La présidente : Madame Kaufman Purcell?
Mme Kaufman Purcell : C'est correct. C'était une réponse très complète.
[Français]
Le sénateur Rivard : Permettez-moi un dernier commentaire très court. J'ai vu un film sur le comportement des compagnies minières canadiennes en Argentine. Bien sûr, lorsqu'on voit ce reportage, on est triste. On a presque honte de la façon dont se comportent nos compagnies canadiennes au chapitre de la protection de l'environnement.
Par contre, si les autres pays se conformaient, le danger serait que le Canada suive les mêmes normes environnementales canadiennes qui s'appliquent au Canada, alors que ses compétiteurs ne respectent rien. Un juste milieu serait préférable, mais il est certain que, si le Canada est le seul à se comporter de façon correcte, il sera hors du marché. Partagez-vous mon opinion?
[Traduction]
La présidente : Comme vous êtes nouveau au comité, sénateur Rivard, j'aimerais mentionner que notre comité s'est déjà en fait penché sur la question de la responsabilité sociale d'entreprise et des mesures en ce sens du Canada. Il y a également des pressions sur la scène internationale pour s'assurer du respect des normes. Toutefois, nous savons que ce n'est pas le cas de certains pays et que le pays bénéficiaire n'en a pas la volonté, mais je crois qu'il y a un mouvement en vue de l'adoption de normes internationales, notamment en raison des travaux actuels de la société civile en ce sens. Ce sujet a fait l'objet d'un grand débat, et je pourrais vous communiquer certains de nos rapports dans lesquels il en a été question. Vous avez soulevé un enjeu sur lequel nous nous sommes déjà penchés.
J'aimerais également profiter de cette pause pour mentionner que j'ai présenté hier une demande concernant les activités minières canadiennes en Argentine, et j'ai reçu un petit tableau que nous ferons traduire avant de vous le remettre à titre d'information concernant les activités du Canada dans le secteur minier.
J'ai également l'intention de présenter une demande concernant l'immigration. Nous avons vu des tendances en matière d'immigration, comme au Manitoba, et cette information pourrait nous être utile.
La prochaine intervenante est la sénatrice Beyak.
La sénatrice Beyak : J'avais deux questions, mais M. Heidrich y a répondu dans sa réponse au sénateur Housakos, et Mme Kaufman Purcell a fait de même dans sa réponse à la sénatrice Ataullahjan. Donc, je vous remercie.
La présidente : Pour la deuxième série de questions, j'ai sur ma liste le sénateur Smith.
Le sénateur D. Smith : Avant d'aller plus loin, j'aimerais mentionner quelque chose. Vous ne le savez peut-être pas, mais nous avons un grand député canadien qui est né en Argentine — Pablo Rodriguez — et qui est arrivé au Canada à 7 ans. Je crois que c'est pertinent de le souligner.
Je suis curieux au sujet des exportations argentines au Canada. Quels sont ces produits? Je sais que j'ai déjà dégusté d'excellents filets mignons qui provenaient de bœuf argentin. Les exportations de vins chiliens au Canada sont considérables, et je remarque de plus en plus de vins argentins.
Est-ce un secteur en croissance des exportations argentines au Canada? Je vous le demande, parce que je m'intéresse beaucoup à l'Argentine et j'aimerais connaître des secteurs d'exportations argentines au Canada. Je vois de plus en plus de vins. Que pouvez-vous nous dire au sujet des possibilités de croissance pour les produits argentins au Canada?
La présidente : M. Heidrich aimerait peut-être vous répondre, étant donné qu'il est au Canada. L'État de Mendoza est réputé.
M. Heidrich : C'est exact. Je suis en fait de l'État de Mendoza. Nous pourrons parler de vins plus tard, si vous le voulez. Je serai ravi de vous conseiller en la matière.
Fait intéressant, en dépit d'un changement vers la gauche et le populisme en Argentine, en particulier sur le plan du commerce entre l'Argentine et le Canada, les échanges commerciaux argentins ont augmenté très rapidement dans les années 2000, et cela découlait des investissements d'entreprises canadiennes dans le secteur minier. L'or brut est de loin le produit le plus exporté par l'Argentine au Canada. Je crois que c'est suivi de l'argent, et nous retrouvons loin en troisième place le vin, en particulier le vin rouge, le malbec, mais il y a aussi d'autres types de vins rouges et quelques vins blancs.
Les exportations de fruits, comme les pommes et les poires durant la saison morte, sont importantes. L'Argentine est également un grand fabricant de véhicules et de pièces automobiles. Il faut comprendre que la majorité des usines en Argentine appartiennent à des entreprises européennes et asiatiques. Il y a peut-être quelques entreprises américaines, mais il n'y en a pas beaucoup. L'Argentine fait aussi le commerce de pièces automobiles.
Cependant, maintenant que Macri est au pouvoir, je m'attends à ce que les exportations canadiennes augmentent en Argentine. Il y avait énormément de protectionnisme commercial concernant les biens d'équipement et les produits intermédiaires. Ces secteurs pourraient donc connaître une croissance. Pour ce qui est des vins, nous y reviendrons plus tard.
La présidente : Madame Kaufman Purcell, aimeriez-vous ajouter quelque chose par rapport à la perspective canadienne ou y a-t-il un aspect de la perspective américaine qui pourrait nous être utile de savoir?
Le sénateur D. Smith : Avez-vous goûté les vins argentins?
Mme Kaufman Purcell : Oui. J'ai déjà bu du malbec. C'est le plus populaire dernièrement. Je sais que les vins rouges argentins sont meilleurs que les vins blancs, et je les aime. Les malbecs sont très populaires, et leurs prix, du moins, aux États-Unis sont très modestes comparativement à certains autres vins.
J'allais mentionner un autre secteur, qui n'est pas exactement une exportation, mais je pense que le tourisme pourrait s'avérer un bon secteur à examiner. Il faudra une sorte de renouveau économique, mais j'aimerais dire, pour ceux qui n'y sont jamais allés, que l'Argentine est un pays d'une beauté époustouflante.
Le sénateur D. Smith : Des vols d'Air Canada s'y rendent.
Mme Kaufman Purcell : J'espère en fait que cela augmentera, parce que ce serait avantageux pour les deux pays.
Le sénateur D. Smith : Notre voyage améliorera la situation.
La présidente : On me propose subtilement des idées de voyage.
J'aimerais poser une question aux deux témoins. Dans mes études sur la politique étrangère en Amérique latine, il était toujours question du Mexique en Amérique du Sud et du leadership qu'il essayait d'exercer, et il y est parvenu à certains moments. Ensuite, Lula est bien entendu arrivé beaucoup plus tard et a pris beaucoup de place. Il semblait être le porte-parole de l'Amérique du Sud à bien des égards, même si le Mexique lui offrait une saine concurrence sur ce plan.
Compte tenu des problèmes actuels en Argentine et au Brésil — et il y a beaucoup de problèmes internes au Mexique —, quel est l'état des relations entre l'Argentine et le Mexique?
Madame Kaufman Purcell, vous pouvez y aller en premier.
Mme Kaufman Purcell : Je dois avouer que je ne m'attends pas à ce que les relations deviennent très importantes à l'heure actuelle, notamment parce que le gouvernement mexicain n'a pas de raisons d'entretenir des relations étroites avec Fernández de Kirchner alors qu'il y a de nombreuses autres possibilités. À l'époque de Lula, il y a eu une tentative, et les pays de l'ALBA ont tenté de convaincre les gens que le Mexique fait vraiment partie de l'Amérique du Nord et que nous ne sommes donc même plus certains que le Mexique fait encore partie de l'Amérique latine, mais c'était une position idéologique.
Je suis d'avis que les relations réciproques entre le Mexique et l'Argentine augmenteront probablement durant les années au pouvoir de Macri, et il y aura peut-être même une augmentation du commerce, mais ce n'est qu'une supposition. Les États-Unis et le Canada sont évidemment le gros marché du Mexique. Par le passé, l'Argentine a davantage été portée à faire des échanges commerciaux avec — en plus du Brésil et de la région — l'Europe occidentale. D'un autre côté, les économies de l'Europe occidentale ne se portent guère mieux. Bref, personne ne peut dire exactement ce à quoi ressembleront les tendances commerciales, compte tenu des différents problèmes nationaux, régionaux et mondiaux.
La présidente : Monsieur Heidrich, avez-vous un commentaire?
M. Heidrich : Non. Je n'ai rien à ajouter à ce sujet.
La sénatrice Ataullahjan : J'aimerais simplement faire un commentaire pendant qu'il est question des vins argentins. Je crois que l'Argentine est l'un des principaux exportateurs de bœuf halal dans le monde après l'Australie. C'est un fait intéressant.
La présidente : L'Argentine exporte beaucoup de viande, et elle comprend évidemment le marché et son évolution. C'est donc intéressant.
Je crois que nous avons épuisé toutes les questions que nous avions pour vous. Je tiens à vous remercier de votre présence en personne et par vidéoconférence. La séance a été extrêmement utile. Vous avez chacun une perspective légèrement différente, ce qui a permis d'enrichir nos discussions.
Nous cherchons des points de vue différents en matière de politique étrangère. Nous avons connu un changement de gouvernement au Canada. Je crois que notre tâche a toujours été de trouver de nouvelles possibilités pour le Canada et d'évaluer la politique étrangère, et il semble que d'importants changements se produisent en Argentine. Ces changements seront peut-être positifs ou négatifs; nous n'en sommes pas encore entièrement certains. Nous voulons être en mesure de présenter des recommandations au gouvernement si nous cernons des possibilités concernant une nouvelle perspective en Amérique du Sud. Nous avons mené de grandes études par le passé sur le Brésil et le Mexique, à titre de porte d'entrée à certains égards. Nous tenons donc à enrichir nos études en nous penchant sur l'Argentine, et vous l'avez certainement fait pour nous aujourd'hui. Au nom du comité, je vous remercie tous les deux.
(La séance est levée.)