Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international
Fascicule N° 2 - Témoignages du 24 février 2016
OTTAWA, le mercredi 24 février 2016
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 20, pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général (sujet: accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux: perspectives pour le Canada).
La sénatrice Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Bonjour, et bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Notre comité est autorisé à étudier les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères et au commerce international en général. Conformément à ce mandat, nous allons aujourd'hui, poursuivre nos audiences et accueillir un groupe de trois témoins sur le sujet des accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux: perspectives pour le Canada.
Nous avons convoqué les témoins d'aujourd'hui étant donné que nous avons examiné un certain nombre d'accords commerciaux ces dernières années. Bien sûr, les deux qui se profilent à l'horizon sont le partenariat transpacifique, ou PTP, et l'accord de libre-échange entre le Canada et l'Europe, ou AECG. Étant donné que le comité reçoit moins de travaux de la Chambre, nous avons cru bon de demander à des spécialistes qui ont participé activement aux enjeux commerciaux de venir nous faire part de leur point de vue et de leur expertise. Nous aurons quelques questions à leur poser après leurs exposés.
Je suis très heureuse d'accueillir Mme Debra P. Steger, professeure titulaire à la section common law de la faculté de droit de l'Université d'Ottawa. Elle enseigne et effectue des travaux de recherche dans les domaines du droit commercial international, du droit international des investissements et du règlement des différends et de l'arbitrage international. Elle a pratiqué le droit commercial international, le droit des investissements et le droit sur la concurrence au sein de grands cabinets d'avocats canadiens, en plus d'avoir occupé divers postes de direction. Elle a été la négociatrice principale du règlement des différends et de la création de l'Organisation mondiale du commerce, ou OMC, pendant le Cycle d'Uruguay, et a été avocate principale du Tribunal canadien du commerce extérieur, pour ne nommer que quelques-unes de ses réalisations et expériences.
Notre deuxième spécialiste est M. John Weekes, conseiller principal d'affaires pour le commerce international chez Bennett Jones Ottawa. Entre 1971 et 1999, il a travaillé au sein du gouvernement fédéral et a notamment occupé les postes de négociateur en chef de l'Accord de libre-échange nord-américain, ou ALENA, et d'ambassadeur à l'OMC. D'ailleurs, c'était lui qui accueillait à Genève les délégations en visite dont je faisais partie, et je me souviens qu'il donnait le cours Commerce 101 chaque fois que nous y allions. C'était apprécié.
Notre troisième témoin, M. John Curtis, est agrégé supérieur de recherche à l'Institut C.D.Howe et au Centre international pour le commerce et le développement durable, à Genève, et membre exécutif de l'École de politique publique à l'Université de Calgary. M. Curtis a travaillé 35 ans au sein de la fonction publique du Canada, et il est l'économiste en chef fondateur du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international, qui s'appelle désormais Affaires mondiales Canada. Auparavant, il a également occupé un certain nombre de postes liés à la politique économique au sein de divers ministères.
Comme vous pouvez le constater, chers sénateurs, nous avons tout un éventail de talents et d'expériences à la table des témoins, et nous en sommes très reconnaissants.
J'ignore si vous souhaitez suivre un ordre particulier. Sinon, je vais simplement demander à Mme Steger de commencer. Nous avons votre discours liminaire. Nous vous écouterons tous les trois, après quoi nous passerons aux questions.
Je vous souhaite la bienvenue à notre comité.
Debra P. Steger, professeure titulaire, faculté de droit- Section common law, Université d'Ottawa, à titre personnel : Madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs, c'est un grand plaisir et un honneur de comparaître devant vous cet après-midi pour parler des accords commerciaux bilatéraux, régionaux et multilatéraux. C'est un honneur particulier pour moi de faire partie de ce groupe aux côtés de l'ambassadeur John Weekes et de John Curtis, deux anciens collègues avec qui j'ai travaillé dans le domaine du commerce au sein du gouvernement canadien. Je suis ravie de dire que je les connais depuis 30 ans, et que nous sommes de très bons amis.
L'OMC et l'ALENA, les deux piliers de la politique commerciale canadienne, ont déjà 21 et 22 ans. Bien des choses ont changé depuis le milieu des années 1990. Les chaînes de valeur mondiales ont modifié la façon dont les entreprises font des affaires. La dynamique de l'économie mondiale a évolué parallèlement à l'ascension rapide des économies émergentes. Les principaux intervenants du système commercial sont désormais les États-Unis, la Chine, l'Union européenne, l'Inde et le Brésil.
Quel rôle le Canada devrait-il jouer dans cette économie mondiale en évolution constante? Quelle est la meilleure façon de faire valoir et de protéger nos intérêts économiques? Les accords commerciaux multilatéraux ou régionaux sont-ils la meilleure option pour le Canada? Ces deux sortes d'ententes sont-elles complémentaires ou incompatibles? Devrions-nous continuer à négocier des accords commerciaux régionaux et des accords sur la protection des investissements étrangers dans le monde, comme nous l'avons fait ces dernières années? Ou bien devrions-nous réorienter nos efforts vers le système commercial multilatéral et l'OMC?
Je souhaite aujourd'hui, vous présenter quatre points importants.
Tout d'abord, l'OMC n'est pas chose du passé, loin de là. Jusqu'à récemment, le multilatéralisme a toujours été au cœur même de la politique commerciale canadienne, et cela doit revenir. Les règles et le système de règlement des différends de l'OMC sont essentiels à l'infrastructure du système commercial. Il y a des enjeux qui ne peuvent être négociés qu'au sein de l'OMC, comme l'agriculture et les subventions. La direction des pays développés est nécessaire au sein de l'OMC. Nous pouvons travailler avec des alliés comme l'Union européenne, qui a toujours appuyé fermement le multilatéralisme. La commissaire Malmström a récemment présenté une liste de sujets qu'elle aimerait négocier au sein de l'OMC, après le cycle de Doha. Doha est terminé. Il est temps de donner suite au nouveau programme, qui englobe l'investissement et les subventions, deux sujets qui font partie de la liste de la commissaire. Nous pouvons collaborer avec l'UE sur ces enjeux, de même qu'avec les 22 participants de l'Accord sur le commerce des services. Le Canada doit ratifier l'Accord sur la facilitation des échanges de l'OMC, qui a été adopté lors de la réunion ministérielle à Bali il y a un peu plus de deux ans. Soixante-sept membres de l'OMC, y compris pratiquement tous les pays développés et de nombreux pays en développement, ont déjà ratifié cette entente, mais pas le Canada.
En deuxième lieu, les accords commerciaux régionaux représentent beaucoup plus que le commerce de biens, de services et de propriété intellectuelle. Ils vont au-delà de l'OMC. Les nouvelles ententes, comme l'AECG entre le Canada et l'Union européenne et le PTP, s'immiscent dans des questions de réglementation nationale qui n'étaient pas touchées par l'ALENA et l'OMC. Je parle de sujets comme le travail, les politiques en matière de concurrence et d'environnement, les ressources naturelles, les compétences professionnelles et la sécurité alimentaire. Voilà quelques exemples seulement de sujets qu'abordent ces nouvelles ententes, qui sont plutôt des questions de réglementation économique. Les effets directs de ces ententes ne peuvent pas être mesurés en chiffres. Il faut maintenir l'équilibre précaire entre l'élimination des obstacles pour les entreprises— non seulement à la frontière, mais surtout après qu'elles ont investi dans les pays— et l'atteinte à la liberté des gouvernements qui souhaitent réglementer dans l'intérêt de la population. Au bout du compte, je suis d'avis que les nouvelles ententes commerciales régionales comme l'AECG et le PTP, que j'ai examinées de très près, ne limitent pas la souveraineté des gouvernements en matière de réglementation. Au contraire, elles contribuent au respect des principes de justice, de non-discrimination et d'application régulière de la loi lorsque les pays réglementent ces domaines.
En troisième lieu, les accords sur l'investissement soulèvent des enjeux semblables et ont donc fait l'objet de critiques. Il a récemment été proposé, plus particulièrement par l'UE, de réformer le règlement des différends entre investisseurs et États au moyen de la création d'un tribunal doté d'un mécanisme d'appel. Je suis d'avis que ce serait préférable au système en place. De plus, il est important selon moi que le Canada emboîte le pas à l'Union européenne dans la négociation de rôles d'investissement multilatéraux au sein de l'OMC.
Quatrièmement, je crois que nous devrions en fin de compte adopter une approche stratégique dans l'élaboration d'une politique commerciale pour le Canada. Il ne s'agit pas d'un choix dichotomique, c'est-à-dire qu'il ne faut pas trancher entre l'OMC et les accords commerciaux régionaux. Nous avons besoin des deux. L'OMC devrait être le pilier central de notre politique commerciale. Nous devrions toutefois aussi examiner les accords régionaux en matière de commerce et d'investissement lorsque c'est dans notre intérêt économique, politique et social. Comment pouvons-nous le déterminer? Nous devons réaliser des examens exhaustifs avant d'entreprendre la négociation d'ententes commerciales bilatérales ou plurilatérales. Cela devrait comprendre des études économiques et des consultations auprès non seulement du milieu des affaires, mais aussi de la société civile et du public, en tenant compte des intérêts économiques, des intérêts des consommateurs, des répercussions environnementales, des préoccupations sociales, de la politique étrangère et d'autres considérations. Je tiens à préciser une chose très importante au bout du compte, à savoir la transparence— non seulement après la fin des négociations, mais surtout avant et pendant celles-ci. D'autres entités, comme les États-Unis et l'Union européenne, ont des comités consultatifs officiels qui servent tout au long des négociations, et même avant qu'elles ne commencent. Nous devrions aussi envisager d'adopter des mécanismes semblables dans le but de démystifier les ententes relatives au commerce et à l'investissement, et de véritablement contribuer au processus de négociation.
Je serai ravi de répondre à vos questions après les exposés de mes amis. Merci beaucoup, madame la présidente.
John Weekes, conseiller principal d'affaires, Commerce international, Bennett Jones Ottawa, à titre personnel : Je suis ravi d'être ici. Mesdames et messieurs les sénateurs, je souhaite féliciter le comité d'entreprendre une étude sur ces sujets, qui sont selon moi particulièrement importants. Je pense qu'il est bien de commencer par des considérations générales plutôt que par les particularités des diverses ententes.
Si je devais vous répondre en quelques mots au sujet des trois types d'accords commerciaux et des perspectives qu'ils représentent pour le Canada, je vous dirais que, selon moi, les trois types présentent certains avantages dont nous devrions tirer parti dans la mesure du possible.
Je vais commencer par les accords multilatéraux entre autres parce que je crois que les négociations régionales et bilatérales ont beaucoup plus retenu l'attention récemment. Afin d'équilibrer un peu les perceptions, et bien que Debra l'ait déjà fait, je vais vous parler des accords multilatéraux.
Commençons par les résultats de la conférence ministérielle qui s'est tenue à Nairobi en décembre. À la suite de cette réunion, des observateurs ont essentiellement affirmé que les négociations dans le cadre de l'OMC étaient désormais— je ne sais trop quel qualificatif employer— vaines et futiles. Je ne souscris pas à cette analyse.
Je vous rappelle qu'en 1989, deux ans après le lancement du cycle de négociations de l'Uruguay, dans le cadre du GATT, négociations qui ont donné lieu à la formation de l'OMC, Lester Thurow, ancien doyen de l'école de gestion Sloan du Massachusetts Institute of Technology, a déclaré à quelques reprises que le GATT était mort.
John Curtis, agrégé supérieur de recherche, Institut C.D. Howe et Centre international pour le commerce et le développement durable et membre exécutif, École de politique publique, Université de Calgary, à titre personnel : C'est seulement une école technique, toutefois.
M. Weekes : Évidemment, le GATT a servi par la suite de cadre pour conclure le plus important accord de l'histoire des négociations en matière de commerce international. Donc, je ne pense pas qu'il faille oublier l'OMC trop rapidement.
L'OMC a encore une grande importance et, comme Debra l'a souligné, c'est la base du système de commerce international.
Sur le plan institutionnel, l'OMC a une grande importance. C'est l'OMC qui est appelée à trancher les différends les plus difficiles en matière de commerce international, y compris celui qui a opposé le Canada et le Mexique aux États- Unis à propos de la règle exigeant la mention du pays d'origine dans l'étiquetage. En fin de compte, vu la décision de l'OMC, le Congrès des États-Unis a dû abroger sa loi en décembre dernier. Cette décision a une grande incidence sur ce qui se passe actuellement au Canada.
L'OMC s'est en outre montrée très utile pour surveiller l'évolution du commerce international. On peut dire que cette surveillance, qui s'est intensifiée après la crise financière de 2008, a grandement aidé la communauté internationale à résister aux sirènes du protectionnisme, auxquelles des États auraient pu aisément succomber pendant cette période difficile.
Par ailleurs, on ne se rend pas toujours compte que les accords régionaux et bilatéraux s'inspirent fortement du cadre établi par l'OMC. Vous n'avez qu'à lire un peu les dispositions du PTP pour vous apercevoir qu'elles renvoient très souvent à celles des accords conclus sous la bannière de l'OMC ou qu'elles les citent. Mieux encore, bien que les négociations du cycle de Doha soient nettement terminées, l'OMC est toujours au cœur d'un certain nombre d'autres négociations. Des pays se joignent à l'OMC, qui en compte un nombre de plus en plus grand. Depuis la formation de l'OMC, trois pays du G20 y ont adhéré: la Chine, la Russie et l'Arabie saoudite.
D'importants accords conclus entre les pays membres de l'OMC ont été améliorés récemment. L'Accord sur les technologies de l'information, qui prévoit l'élimination des droits de douane sur les produits des technologies de l'information, a été achevé à la conférence ministérielle de Nairobi. L'Accord sur les marchés publics a été amélioré et élargi au cours des deux dernières années. Des négociations auxquelles la Chine participe sont en cours à l'OMC pour éliminer les droits de douane sur les produits verts. L'Accord sur la facilitation des échanges, dont on estime les retombées économiques dans le monde à une somme pouvant atteindre 1 billion de dollars, est en cours de ratification. Bien que les négociations visant à conclure l'Accord général sur le commerce des services, que Debra a mentionné, se déroulent hors du cadre de l'OMC, à Genève, elles ont essentiellement pour but d'améliorer l'accord sur les services de l'OMC.
Debra vous a bien indiqué, et je crois que la chose mérite d'être soulignée, que certains sujets se prêtent mal aux négociations des accords bilatéraux ou régionaux. C'est le cas en particulier du sujet très important des subventions, notamment les subventions pour l'agriculture. On se rend compte de plus en plus que les subventions massives accordées au secteur agricole dans d'autres pays restreignent les perspectives du secteur canadien de l'agriculture.
Les subventions avantagent disproportionnellement les pays ayant d'énormes marchés intérieurs. Mais elles constituent un instrument beaucoup moins efficace entre les mains de pays comme le Canada. Il est tout à fait dans l'intérêt du Canada de relancer les discussions en vue de soumettre les États à une discipline plus rigoureuse concernant ces pratiques.
La décision prise à Nairobi d'interdire les subventions à l'exportation des produits agricoles est importante, mais cette interdiction n'est pas intégrée aux accords de l'OMC comme tels. Elle ne peut pas être invoquée dans une procédure de règlement de différend à l'OMC.
Les accords régionaux ou bilatéraux peuvent en outre difficilement inclure des dispositions sur les recours commerciaux, c'est-à-dire les droits correcteurs et les droits compensateurs. Les droits compensateurs constituent une grande partie des problèmes que nous éprouvons dans la vente de bois d'œuvre aux États-Unis. Je souligne qu'aucune disposition de l'ALENA, de l'Accord économique et commercial global ou du PTP ne traite utilement de la question des recours commerciaux ou des subventions privilégiant les entreprises nationales. Ces sujets sont abordés uniquement dans le cadre de l'OMC.
La conférence ministérielle de Nairobi nous a permis de constater que les négociations du cycle de Doha ne nous conduiraient pas à un accord, dans leur forme initiale. Franchement, il y a un bout de temps que ce constat est clair. Je pense que la communauté internationale ne s'était pas bien préparée pour le cycle de Doha. Cela pourrait en soi faire l'objet d'une discussion, une autre fois, mais on peut dire que le cycle de Doha a été lancé avec le capital intellectuel qui avait été constitué au début des années 1980 pour le cycle de l'Uruguay. Les négociations reposaient sur une analyse de l'état du monde en 1980, et non sur ce que le monde est devenu au XXIesiècle.
Je pense que les membres de l'OMC ont aujourd'hui la chance de rectifier la situation. Ils devraient préparer en conséquence le programme des négociations de l'OMC pour les dix prochaines années, et le Canada devrait jouer un rôle prépondérant dans ce dossier. Beaucoup de questions devraient être abordées. Certaines sont mentionnées par la commissaire MalmströM. Nous devrions dresser notre propre liste. Permettez-moi de vous donner quatre grands thèmes sans entrer dans les détails, pour que vous ayez une idée de l'étendue de ce qui pourrait être discuté. Au début du cycle de Doha, on n'avait pas encore bien apprécié l'importance des chaînes de valeur mondiales. Les effets sur le commerce des efforts visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre est un sujet d'actualité important qui a beaucoup de ramifications. Comment devrait-on adapter les règles commerciales dans un système où l'on doit se discipliner pour réduire les émissions de gaz à effet de serre? Comme l'a indiqué Debra, les répercussions des réglementations nationales sur le commerce international sont soulevées dans les négociations des nouveaux accords régionaux et bilatéraux, mais il serait certainement avantageux d'en discuter lors des négociations visant les accords multilatéraux. À l'OMC, on se penche de plus en plus souvent sur les restrictions à l'exportation et sur la sécurité de l'approvisionnement en produits industriels et agricoles. Les différends sont de plus en plus nombreux sur ces deux questions. Je dirais qu'il est plus facile de traiter les quatre thèmes que je viens d'indiquer lorsque tous les membres de la communauté internationale sont représentés.
Évidemment, des questions anciennes comme la réduction de l'aide financière des États à leurs producteurs agricoles et les recours commerciaux devraient figurer également au nouveau programme des négociations.
Je vais maintenant vous parler d'un argument que je qualifierais de mythe. On entend souvent dire que l'OMC compte trop de membres pour que les négociations puissent y être efficaces. C'est faux. Si le cycle de Doha n'a pas abouti, c'est principalement parce que les plus grands joueurs du commerce international, soit les États-Unis, la Chine et l'Inde, n'ont pas été capables de s'entendre.
Parlons maintenant des accords régionaux et bilatéraux. Je vais considérer les deux types ensemble pour ne pas prendre trop de temps. Nous vivons dans un environnement international de libéralisation des échanges commerciaux reposant sur la concurrence. Des pays dont les producteurs font concurrence aux producteurs canadiens sur les marchés mondiaux s'emploient à négocier des accords de libre-échange et, dans un certain nombre de cas, sont en avance sur le Canada. Les Canadiens doivent au moins bénéficier d'un environnement où tout le monde est sur un pied d'égalité, et il serait même préférable qu'ils aient une longueur d'avance lorsque de nouveaux marchés sont ouverts. Il est plus facile d'éliminer ou de réduire les barrières tarifaires dans les accords régionaux ou bilatéraux que dans les accords multilatéraux, quoique les taux d'utilisation soient très faibles dans le cas de nombreux accords de libre- échange, probablement à cause des difficultés résultant des règles d'étiquetage rendant obligatoire la mention du pays d'origine. Il faudrait examiner cette question.
Selon moi, le Canada devrait maintenant se concentrer sur les possibilités de libéralisation découlant des accords de libre-échange avec l'Inde et la Chine.
Comme Debra l'a dit, les négociations visant les nouveaux accords, comme l'Accord économique et commercial global et le PTP, ont permis aux parties d'aborder des problèmes nouveaux, qui caractérisent le commerce au XXIe siècle. Nous devons faire partie de ces discussions.
Je m'en voudrais de ne pas parler de deux dernières questions, concernant l'information qui est transmise aux négociateurs commerciaux canadiens et qui doit s'améliorer. Commençons par les statistiques, qui d'ailleurs ne concernent pas uniquement les négociateurs commerciaux canadiens, mais également les Canadiens en général, qui doivent être en mesure de discuter des enjeux réels des négociations commerciales et de ce qui est dans l'intérêt du secteur commercial et du monde des affaires au Canada.
Selon moi, on se fie trop aux anciennes statistiques, qui portent uniquement sur le commerce des produits, dont l'importance relative diminue dans le total des échanges commerciaux du Canada avec l'étranger. Le Conference Board du Canada a fait du travail très utile à ce sujet, et j'attire particulièrement votre attention sur un rapport publié en août dernier qui s'intitule Spotlight on Services in Canada's Global Commerce.
Entre autres constatations méritant d'être soulignées dans ce rapport se trouve une statistique qui indique que les services constituent 44 p. 100 des exportations canadiennes— je répète, 44 p. 100— lorsqu'on tient compte adéquatement de l'apport de ces services dans les chaînes d'approvisionnement mondiales, au moyen des statistiques sur la valeur ajoutée. De plus, les services constituent 43 p. 100 de la production canadienne vendue par des sociétés étrangères affiliées à des sociétés canadiennes.
Laissons maintenant le cas du Canada et transposons-nous brièvement à l'échelle mondiale pour parler un peu du rôle des investissements et de la raison pour laquelle ils sont très importants. Vous pourrez ainsi voir les données statistiques qui sous-tendent ce dont Debra vous parlait.
Je voudrais vous citer quelques observations contenues dans l'édition 2014 du World Investment Report, où l'on peut connaître la valeur des ventes faites par les sociétés étrangères affiliées à une société donnée. En 1990, ces ventes constituaient 21 p. 100 du PIB mondial. Donc, 21 p. 100 de l'ensemble des ventes dans le monde étaient faites par des sociétés étrangères affiliées aux multinationales. Voilà qui est très frappant : 21 p. 100. En 2013, la proportion avait atteint 46 p. 100, c'est-à-dire 46 p. 100 de tout ce qui est produit dans le monde, sous forme de biens ou de services. Quant à la proportion que représentaient les exportations de produits et de services dans le PIB mondial, elle était seulement de 18 p. 100 en 1990. C'est une proportion tout de même importante, mais elle est de beaucoup inférieure à celle des ventes par les sociétés étrangères affiliées. En 2013, les exportations représentaient 31 p. 100 du PIB mondial.
Je suis d'avis que les Canadiens et les négociateurs qui nous représentent ont besoin de données à jour d'une meilleure qualité pour pouvoir comprendre les nouvelles réalités du commerce mondiales et leurs incidences sur les entreprises canadiennes. Je pense que le gouvernement devrait voir avec Statistique Canada comment le travail de cet organisme peut être adapté aux besoins actuels.
Enfin, je souligne ce que Debra a dit au sujet de la nécessité de jeter un sérieux coup d'œil à la structure que donne le gouvernement canadien aux consultations entourant les négociations commerciales.
Je pense que le système actuel devrait être examiné et renforcé pour devenir plus efficace. Il a besoin d'être structuré et déployé de manière à encourager les entreprises et les autres acteurs à donner leur avis du mieux qu'ils peuvent. Le public devrait avoir l'assurance que les positions des négociateurs sont déterminées à partir de la meilleure information qui soit. C'est pourquoi les consultations doivent être transparentes. Les gens doivent savoir qui le gouvernement consulte.
Merci, madame la présidente.
La présidente : Merci, monsieur Weekes. Nous allons céder la parole à M. John Curtis.
M. Curtis : Merci, madame la présidente et chers membres du comité. Je suis enchanté d'être présent parmi vous aujourd'hui.
J'ai lu les témoignages que vous ont livrés la semaine dernière des amis à moi, soit l'ancien premier ministre du Québec ainsi que Dan Ciuriak et Eugene Beaulieu. J'ai écouté avec joie mes deux collègues qui viennent de s'adresser à vous. Je ne vous dirai jamais assez combien c'est révolutionnaire. Et je peux vous dire aussi, du point de vue d'un ancien négociateur commercial, que les statistiques sont importantes. C'est incroyable, mais c'est un instrument très utile. Le monde est en marche et il est en train de changer.
Je sais que, la semaine dernière, le comité a entendu mes deux amis économistes, et je suis moi-même économiste. Ils vous ont parlé des prévisions et des répercussions des prévisions. Je voudrais simplement prévenir les membres du comité pour qu'ils comprennent bien que nous, les économistes, rivalisons avec les astrologues pour être les meilleurs à prédire l'avenir. C'est un art qui est sujet à caution et vous devez en être bien conscients.
J'ai l'intention d'adopter un angle légèrement différent en raison des témoignages que vous avez déjà entendus cet après-midi et la semaine dernière. À n'en pas douter, et comme mes collègues l'ont confirmé, le commerce international et les investissements déterminent largement la structure et le rendement de l'économie canadienne, et ce, depuis que les Européens ont débarqué sur la côte Est du Canada. Mais comme je viens de la côte Ouest, je dirais que des gens venus d'Asie y ont vraisemblablement débarqué. Le commerce international fait partie intégrante de l'histoire du Canada.
Mais le monde est en constante évolution, comme John et Debra vous l'ont dit. Le monde change dans les faits et il change aussi dans la perception que le public en a. Je pense que nous ne sommes pas assez à l'affût des changements qui se produisent. Dans l'univers des sciences économiques, il existe une variable que les gens de ma profession appellent «l'élasticité des échanges» et qui se définit comme la croissance économique induite par le volume du commerce international. Or, il semble que cette variable diminue au fil du temps. Nous ne savons pas pourquoi. Nous ne savons pas si c'est attribuable à l'achèvement progressif de l'intégration et de la mondialisation, si c'est une conséquence de la récession de 2008-2009 ou si c'est le fruit du protectionnisme, dont mes deux collègues ont parlé. Nous n'en sommes pas certains. Mais nous savons toutefois que l'accroissement du commerce international a moins d'effet aujourd'hui, sur la croissance des économies nationales que c'était le cas pendant l'après-guerre.
Ce qu'on vous a dit la semaine dernière, soit que le commerce est formidable et qu'il contribue à la croissance canadienne, c'est très bien, mais c'était la situation dans les années 1980 et 1990. Ce n'est pas ce qui s'est passé durant la dernière décennie et ce qui se passe au cours de la présente décennie; le commerce ne contribue pas à la croissance économique. C'est un peu inquiétant.
De plus, la perception du public évolue au fil du temps. Cela se reflète, je crois, dans la baisse du nombre de cours sur le commerce international offerts dans les universités canadiennes ces dernières années. Cela m'inquiète. Les milieux d'affaires au Canada ne réclament pas autant de nouveaux accords commerciaux qu'ils le pourraient. On met l'accent sur tel pays ou tel accord, mais les acteurs du secteur privé n'exercent pas beaucoup de pressions, car leurs priorités ont probablement changé. Ils se disent probablement qu'ils ont de l'argent en banque et qu'ils n'ont pas à se préoccuper du commerce international, de l'OMC, du PTP, de l'AECG et des autres choses dont les gens se préoccupent.
Je remarque également que vos collègues politiciens, mes anciens collègues fonctionnaires du gouvernement et représentants internationaux, le milieu des affaires et les médias se concentrent davantage, de nos jours, sur les questions nationales, économiques, culturelles, sociales et politiques. La perception du public a tout simplement changé. Le commerce n'est plus ce qu'il était dans les années 1980.
Lorsqu'on dit qu'on travaille sur les accords commerciaux et que c'est important, les gens répondent que c'est bien, mais qu'ils s'intéressent à autre chose. Les changements climatiques ont probablement écarté le commerce international des priorités du public. C'est encore une priorité, mais pas autant qu'auparavant.
On met l'accent sur l'économie nationale. Il est un peu inquiétant, non seulement pour le Canada, mais aussi pour le G20, le Fonds monétaire international, la Banque mondiale, tout organisme— à l'exception notable de l'Organisation mondiale de la Santé, heureusement, et peut-être du terrorisme et du blanchiment d'argent international, qui sont encore multilatéraux—, que l'attention du public et du gouvernement soit principalement tournée vers les questions nationales.
Cela préoccupe tous les gouvernements. Mon but n'est pas de nous critiquer ni de critiquer les autres, mais il y a un léger changement d'orientation. Le problème, c'est que cela crée un espace, un vide. Il est vrai que toutes les activités qui ont lieu à Genève et les divers groupes de négociation de la région du Pacifique ont permis d'achever le PTP, mais ils laissent la porte ouverte à d'autres initiatives, en particulier de la part des Chinois.
La Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures et l'initiative Une ceinture, une route occupent une place là où l'ensemble du système multilatéral— pas seulement le commerce, mais tout le système— ne fonctionne pas ou ne semble pas fonctionner avec autant d'efficience et d'efficacité que dans le passé.
J'ai seulement quatre recommandations à formuler, puis je terminerai, si vous le permettez, madame la présidente, par quelques réflexions, notamment sur le fait que mes collègues et moi convenons que le Canada a depuis longtemps l'habitude de faire plus que sa juste part, si je puis dire— parfois en fonction des statistiques—, à l'occasion.
Permettez-moi de les passer en revue très rapidement. Premièrement, il ne fait aucun doute pour moi— et le comité pourrait très bien le recommander— que nos deux accords à conclure, soit l'accord économique global avec l'Union européenne, l'AECG, ainsi que le PTP devraient être mis en œuvre par le Canada le plus rapidement possible. Cela ne signifie pas qu'ils sont parfaits, mais comme dans toute chose, en politique publique, le mieux est l'ennemi du bien, et vice versa. Je pense que ce sont des accords fondamentalement importants pour le Canada. Chacun a des lacunes. Je ne sais pas si le comité veut que nous en discutions aujourd'hui, mais le fait est que si nous n'agissons pas, nous serons marginalisés par nos partenaires les plus importants des secteurs du commerce et de l'investissement, soit l'Union européenne, les États-Unis et le Mexique.
Nous devons éviter d'être marginalisés. C'est le premier point. Mettons en œuvre ces accords après avoir fait toutes les consultations nécessaires. Au bout du compte, ces accords ne seront pas parfaits, mais ils fourniront un cadre prévisible de règles, de règlements, de pratiques et de comportements. C'est en grande partie une question de comportement. Ce sont les pratiques des entreprises du secteur privé qui établissent des relations entre elles et avec lesquelles le Canada pourra tracer notre avenir.
Deuxièmement, je propose que nous disions très clairement— et le professeur Beaulieu, je crois, en a parlé la semaine dernière— que nous devons mieux nous occuper de résoudre les problèmes liés à nos relations économiques avec les États-Unis que dans le passé. À certains égards, les problèmes qui existent à la frontière, par exemple les retards et la difficulté à franchir la frontière et à envoyer des biens aux États-Unis, éliminent une bonne partie des avantages de l'ALENA. Nous avons accès à toutes sortes d'instruments. Nous avons notamment le Conseil de coopération en matière de réglementation, mais au fond, les relations entre le Canada et les États-Unis ne sont pas aussi solides qu'elles devraient l'être. Par conséquent, notre compétitivité et notre productivité en souffrent. À ce sujet, je pense que nous devrions envisager sérieusement l'élaboration d'un cadre de coopération économique avec la Chine plutôt qu'un accord de libre-échange. Nous devrions faire ce qu'ont fait les Australiens avec la Chine. Toutefois, je dirais qu'étant donné la taille de notre pays, qui est relativement petit comparativement aux autres, en misant sur les traditions qu'ont créées Bethune et Trudeau père, notamment, nous pouvons faire bien plus avec la Chine que conclure un simple accord comme rcial. Je pense que nous pouvons travailler ensemble plus activement au sein du G20, nous pencher sur les questions de gouvernance, sur les questions financières internationales, puisque les Chinois veulent lentement internationaliser leur monnaie, le renminbi. La Chine est un aspect important, en particulier parce qu'en renforçant les relations entre le Canada et les États-Unis, nous devons être conscients, selon moi, que le grand enjeu du siècle en matière de politique étrangère, ce sont les relations entre les États-Unis et la Chine. Si nous pouvions aider les deux parties à notre façon, dans notre propre intérêt, pour améliorer les relations économiques avec la Chine, je pense que le monde s'en porterait mieux.
Troisièmement, nous devons améliorer la collaboration entre le secteur public et le secteur privé, en particulier dans le domaine de l'innovation. On l'a mentionné la semaine dernière. Permettez-moi de parler plus particulièrement d'un domaine où nous ne somme s pas à la hauteur en matière d'innovation, et ce n'est pas en R-D ni dans un autre domaine dont on vous a déjà parlé, mais plutôt sur le plan de l'immigration des travailleurs hautement qualifiés. Des gens me font part de situations: des avocats en immigration de Toronto; mon propre beau-fils, qui a suivi une formation à Toronto, mais qui n'a pu rester au Canada pour occuper un emploi dans la haute technologie; et son cousin des États- Unis, qui voulait venir s'installer au Canada. Il y a toutes sortes d'exemples. Je connais des médecins canadiens qui se sont mariés avec des Américains; les offres ont tellement tardé à arriver et le processus d'immigration était tellement difficile qu'ils pratiquent maintenant à l'Université de l'Arizona au lieu de pratiquer au Canada. C'est épouvantable. Quelle perte pour notre pays. C'était mon troisième point: les secteurs public et privé.
Enfin, ma fixation, c'est que j'espère que pour le long terme, bien au-delà du mandat du gouvernement actuel et des autres, le comité exhortera le gouvernement du Canada à annoncer et à lancer, le plus tôt possible, une grande initiative indépendante de recherche en politiques publiques, une commission d'enquête sur l'avenir économique à long terme du Canada. Pas seulement sur la croissance— et je sais que le ministre des Finances a annoncé la mise sur pied d'un comité consultatif—, mais une commission Macdonald 2.0 complète. S'il y en a parmi vous qui sont plus vieux que moi, alors c'est une commission Gordon 3.0. Beaucoup d'entre nous avons connu ces premières commissions d'enquête sur l'économie. Ce type de commission permet de regrouper tout le monde: les universitaires, les entreprises, les groupes religieux, les immigrants. Tout le monde peut participer dans le but d'examiner la réalité de notre pays et de mieux comprendre notre place dans le monde, car le monde a changé. La technologie, la renaissance de l'Asie... et, bien franchement, nous sommes si complaisants que nous regardons en quelque sorte le train passer.
Merci.
La présidente : Vous avez abordé un large éventail de sujets. Nous avons une certaine communauté d'intérêt, mais il y a des secteurs et des orientations moins partagés; je pense que vous avez suscité l'intérêt d'une longue liste d'intervenants.
La sénatrice Johnson : Vous avez mentionné Dan Ciuriak; il était ici la semaine dernière. Il a soulevé des questions pertinentes. Il a mentionné que lorsque les jeunes entreprises innovantes atteignent une masse critique, elles sont avalées, avec leurs brevets, par de grandes sociétés étrangères. Pourriez-vous nous parler de l'état de la PI au Canada et de la meilleure façon de favoriser la multiplication des entreprises canadiennes novatrices? J'aurai ensuite une question complémentaire au sujet des États-Unis.
M. Curtis : Il est toujours risqué de s'en prendre à Jim Balsillie, sans parler de Dan Ciuriak, qui a travaillé avec moi à ce qu'on appelle maintenant les Affaires mondiales. La propriété intellectuelle n'est qu'un aspect de la question. L'innovation est non seulement liée à la propriété intellectuelle, mais elle est aussi un élément essentiel de l'ensemble de notre système.
Il a raison de porter à l'attention du comité le fait que de véritables débats sous-jacents ont lieu, en particulier aux États-Unis, même si les États-Unis sont en faveur du renforcement des droits de propriété intellectuelle et de leur application. Il y a un débat aux États-Unis sur la question de savoir si trop de propriété intellectuelle freine l'innovation, ce que nous appelons la «chasse aux brevets». Les Néo-Zélandais, dans une certaine mesure, se sont penchés sur la question de la prolongation du droit d'auteur, qui a été proposée dans le PTP, et ils ont constaté que le fait de passer d'une période de protection de 50 ans à une période de protection de 70 ans coûterait à chaque Néo- Zélandais 10$ par année pour le reste de sa vie.
Certes, la propriété intellectuelle entraîne des coûts, mais procure-t-elle des avantages à la société? Autrement dit, vaut-il la peine de payer davantage, sous forme de redevances et de licences, pour avoir accès aux livres et aux technologies en question? C'est une question d'équilibre. La société doit trouver un juste équilibre, et les discussions à ce sujet demeurent très vives.
Si on regarde le bilan du Canada, on voit que nous sommes surtout des consommateurs de la propriété intellectuelle internationale. Je ne crois pas qu'il faille prendre une attitude de comptables et déplorer ce déficit, car il est parfois plus économique d'acheter de la technologie et des films que de tout créer nous-mêmes. Du point de vue financier, cette option a des avantages évidents à court terme.
Il est néanmoins important d'avoir une certaine production ici même au Canada, surtout que la concurrence internationale porte, de plus en plus, non pas sur les pierres, les billots de bois et les automobiles, mais sur les idées. Et qui dit idées, dit propriété intellectuelle.
Nous avons du pain sur la planche. Le gouvernement doit réfléchir sérieusement à des façons d'améliorer le cadre de propriété intellectuelle au Canada, afin d'éviter que les entreprises spécialisées en technologie de pointe, dont 250 sont établies dans cette ville-ci, soient rachetées parce que le régime fiscal ne les soutient pas ou que leur idée n'a pas retenu l'attention.
J'ai aussi beaucoup à dire au sujet de l'immigration, si je peux me permettre un dernier point. Nous devrions envisager d'élaborer une loi sur l'innovation au Canada, qui prévoirait notamment des visas pour l'innovation. Ainsi, on accorderait à des experts en technologie, à des travailleurs spécialisés, à des investisseurs en capital de risque et à des entrepreneurs des visas d'une durée de 10 ans qui ne seraient pas liés à une entreprise précise. On accorderait ces visas simplement parce que ces gens compétents contribueraient au capital intellectuel du Canada. Rappelons que la concurrence internationale se joue surtout à ce niveau, plutôt que du côté des pierres, des billots de bois et des automobiles.
M. Weekes : J'aimerais aborder la question sous un angle un peu différent. Je parlerai d'abord de JimBalsillie, puisque tout le monde est probablement au courant de ses réflexions à ce sujet. Après avoir lu et écouté plusieurs de ses interventions, je crois qu'il a cerné des failles importantes dans la stratégie d'innovation du Canada. Il n'établit toutefois aucun lien avec le partenariat transpacifique. Je ne vois nulle part, dans son analyse, comment certaines dispositions du PTP pourraient empêcher le Canada d'avoir une stratégie d'innovation.
Quand Anna Maria Tremonti l'a interviewé pour l'émission radiophonique The Current, il lui a dit avoir rencontré la ministre Freeland à plusieurs reprises, je crois. Je me suis dit qu'il devrait plutôt rencontrer le ministre Navdeep Bains et lui parler des pistes à suivre pour améliorer la stratégie d'innovation du Canada.
Le Partenariat transpacifique n'est pas le premier accord à aborder la question de la propriété intellectuelle, loin de là. En fait, les dispositions du PTP dans ce domaine n'ajoutent pas grand-chose aux dispositions de l'OMC, de l'ALENA et de l'Accord économique et commercial global. Certes, John a mentionné une prolongation du droit d'auteur et quelques différences touchant les brevets. Mais un nombre infime de ces différences nécessiterait une modification des lois canadiennes.
M. Curtis : C'est exact.
M. Weekes : Toute stratégie d'innovation doit s'appuyer sur une solide protection de la propriété intellectuelle. Sinon, personne ne se donnera la peine de créer et d'élaborer de nouveaux produits et de nouvelles idées.
C'est une question d'équilibre, comme l'a dit M. Curtis. La société doit trouver un juste équilibre, qui se reflétera ensuite dans nos accords commerciaux. C'est déjà le cas, selon moi.
Mme Steger : Je suis d'accord avec ce que M. Weekes vient de dire. J'ai écouté les commentaires de M. Balsillie sur la chaîne CBC, et j'ai lu ses textes. J'ajouterais que M. Michael Geist, professeur à notre faculté de droit, a aussi beaucoup parlé de ces questions dans le contexte du Partenariat transpacifique. M. Geist s'opposait au chapitre sur la propriété intellectuelle inclus dans l'Accord économique et commercial global, au départ. Mais la version finale de ce chapitre, telle que négociée par le Canada, lui a finalement paru acceptable.
M. Balsillie et M. Geist s'opposent au Partenariat transpacifique pour une seule et unique raison : le contenu du chapitre sur la propriété intellectuelle. Je suis pourtant d'avis, comme John, qu'il n'existe pas de différences importantes entre les obligations prévues dans le PTP ou l'AECG dans ce domaine, et ce que prévoient l'OMC et les lois canadiennes actuelles.
Deuxièmement, si on regarde l'ensemble du PTP, on voit qu'il comprend 20 ou 25 chapitres en plus de celui sur la propriété intellectuelle. L'évaluation de l'accord ne peut donc pas se borner aux seules dispositions sur la propriété intellectuelle, n'en déplaise à certains. On ne peut pas, non plus, se fonder sur ce seul chapitre pour évaluer les incidences du PTP sur la politique d'innovation du Canada. C'est une autre faiblesse de l'analyse que M. Balsillie et M. Geist font du PTP.
Le sénateur Dawson : Madame la présidente, on pourrait voir comme une innovation le fait de faire comparaître le ministre de l'Industrie devant le comité. En effet, nous pensons toujours aux ministres des Affaires étrangères et du Commerce international, mais les objectifs du ministre de l'Industrie et de son ministère sont tout aussi importants que ceux des Affaires étrangères.
Quand toutes ces discussions ont commencé, les produits que voici n'existaient pas encore. D'où viennent-ils? Où ont-ils été fabriqués? Les chaînes de valeur internationales évoluent à une vitesse telle qu'il faut trouver de nouvelles façons de décrire les produits et les pays d'origine. J'aimerais avoir vos réflexions à ce sujet. La plupart des produits que nous utiliserons dans 10 ans ne sont probablement pas encore sur le marché.
Je lisais la version française du texte, monsieur Curtis.
[Français]
Une ceinture, une route.
[Traduction]
J'espérais mieux comprendre en lisant la version anglaise. Il est question des Chinois et de leur initiative «Une ceinture, une route». Pourriez-vous nous en dire davantage? C'est la première fois que j'en entends parler. Je suis peut- être le seul à tout ignorer de la question, mais vraiment, cela m'échappe.
M. Curtis : Bien sûr. Voici un bref aperçu. Pour cette initiative, non seulement la Chine utilise-t-elle sa Banque d'investissement pour les infrastructures, mais elle revendique aussi les eaux territoriales de la mer de Chine méridionale. Elle vise ainsi à profiter du détroit de Malacca pour y faire transiter son pétrole. Essentiellement, le gouvernement chinois compte ainsi affirmer sa souveraineté territoriale et ses droits juridiques internationaux. C'est un premier aspect de cette initiative.
Un autre volet vise la construction d'une autoroute et de voies ferrées qui partiront de l'Ouest de la Chine et du Tibet, puis traverseront l'Afghanistan, le Nord du Pakistan et l'Iran pour se rendre jusque dans les zones orientales et centrales de l'Europe. On peut y voir une version moderne de la route de la soie. Cette innovation d'une grande importance pour la Chine est maintenant en cours.
J'ajouterais, si je puis me permettre, que ce projet forcera la Chine à composer avec la politique intérieure de ses voisins plus que jamais auparavant. La Chine, qui n'aime pas voir d'autres nations se mêler de ses affaires, se retrouvera empêtrée dans les procédures de tous ces pays.
M. Weekes : J'aimerais revenir sur les chaînes de valeur. Vous avez tout à fait raison. C'est un aspect important de la question, qui mérite notre attention. Nous n'avons pas vraiment examiné avec tout le soin voulu toutes ses incidences sur l'accord comme rcial, mais il y aura sûrement des incidences sur les règles concernant le pays d'origine. Moi qui ai été négociateur en chef pour l'ALENA, quand j'ai entendu parler du PTP, des problèmes concernant l'entente que les Américains avaient prise avec le Japon, puis de la réaction du Canada et du Mexique, je me suis dit : «C'est inacceptable. Comment les Américains ont-ils pu agir ainsi sans consulter le Canada et le Mexique?»
Voilà ma première réaction. Ensuite, j'ai réfléchi à la profonde transformation qu'ont connue les chaînes de valeur internationales des entreprises de l'automobile depuis les négociations de l'ALENA. Quand nous avons négocié l'ALENA, en 1992, la société Ford du Canada souhaitait, si je me souviens bien, imposer une règle d'origine concernant le contenu nord-américain des automobiles. Il s'agissait du seuil à respecter pour qu'une automobile soit exempte de droits de douane quand elle passerait d'un pays de l'ALENA à un autre. Ford souhaitait imposer un seuil de 75 ou de 80 p. 100.
Dans le cadre du PTP, les pays viennent de convenir d'un seuil de 45 p. 100 pour tous les pays de l'accord. C'est une immense différence. Bien que certaines entreprises expriment leur mécontentement, le simple fait qu'un changement de cette envergure soit possible montre combien les choses ont évolué.
Cela me ramène à mes observations précédentes à propos des données. Si nous ne recueillons pas de données pertinentes, si nous ne produisons pas de statistiques qui nous renseignent sur ce qui se passe dans le monde, nous aurons du mal à défendre nos intérêts dans une négociation.
Le sénateur Dawson : Parmi les produits de l'avenir, on peut penser aux voitures intelligentes. Elles seront dotées d'un système informatique qui vaudra probablement davantage que le moteur et les pièces. Nous n'en sommes pas encore là dans nos discussions; dans le cadre de nos accords avec les États-Unis, nous parlons des voitures et des camions qui traversent la frontière. Nous oublions qu'un nombre croissant de voitures sont dotées d'ordinateurs et que le Comité des transports et des communications devra peut-être étudier les voitures intelligentes un jour. C'est un aperçu de l'avenir, mais nous ne sommes pas encore là.
M. Weekes : Je crois savoir que la tablette iPad d'Apple est conçue en Californie et fabriquée en Chine. Dans les faits, bien que le produit soit importé de Chine, la plus grande partie de sa valeur vient des États-Unis, car elle est liée à la propriété intellectuelle et à la conception du produit. Il faut donc réfléchir à ce que les statistiques nous disent, au juste. Des statistiques valides indiquent que la tablette iPad et sa pleine valeur sont des importations provenant de la Chine. Pourtant, la majeure partie de sa valeur, exportée des États-Unis vers la Chine, vient de la propriété intellectuelle et des États-Unis. L'évaluation de tous ces aspects n'est pas une mince affaire.
On m'a aussi dit qu'une grande partie des composantes utilisées dans la fabrication des iPad, en Chine, viennent d'autres pays du Sud-Est asiatique.
M. Curtis : De la Malaisie.
[Français]
Le sénateur Rivard : Ma question concerne l'accord de libre-échange avec l'Union européenne.
On sait que, à l'heure actuelle, il y a un grain de sable dans l'engrenage qui retarde la ratification ainsi que la mise en œuvre de ce traité, soit le mécanisme de règlement des différends entre investisseur et État.
Dans le cadre des autres traités économiques que le Canada a signés, que ce soit l'ALENA ou le PTP, qui est à venir, et dans d'autres négociations, n'y a-t-il pas un mécanisme qui permet de régler les différends, ou est-ce tout à fait nouveau?
[Traduction]
M. Weekes : L'ALENA a été le premier accord commercial important à comporter des dispositions sur le règlement de différends entre investisseurs et États. Nous avons déjà accepté des dispositions de ce genre par le passé. Cet aspect suscitait certaines préoccupations quand nous avons signé l'ALENA. Nous nous demandions comment les choses se dérouleraient concrètement.
J'ai lu dans un article, dernièrement, ce que le négociateur en chef du Canada, Steve Verheul, a déclaré à propos de l'état d'avancement de ce dossier quand il a témoigné devant un comité de l'autre endroit. Il a dit que les négociations étaient terminées, si je me souviens bien. Il a toutefois ajouté qu'on cherchait à préciser davantage la question du règlement des différends entre investisseurs et États.
Comme Mme Steger l'a dit plus tôt, il ne s'agit peut-être pas seulement d'apporter des précisions, mais aussi de voir s'il serait possible, dès l'entrée en vigueur de l'AECG, de mettre en œuvre certaines tâches futures prévues dans cet accord. Ce serait logique, en fait. Il est bon d'éliminer tout doute sur le droit de réglementer du gouvernement, de sorte que la population soit bien rassurée à ce sujet et ne craigne pas que le gouvernement renonce à son droit légitime de réglementer quand il approuve un accord.
Je ne suis pas avocat, mais il m'apparaît pertinent d'établir un organisme permanent et professionnel pour régler ces questions. Et comme il se produira inévitablement des erreurs, il est essentiel de prévoir un processus d'appel qui permettra de vérifier si la première décision était bien fondée.
Bien que cet aspect ne soit qu'un grain de sable dans le processus d'approbation de l'AECG, nous avons l'occasion de proposer des améliorations. Le gouvernement agit correctement, selon moi. Il faut éviter de parler de «réouverture del'accord», car une réouverture aurait de multiples conséquences. Il est bon d'utiliser un terme comme «précision» ou «clarification», qui décrit mieux le travail à accomplir à cette étape-ci du processus, une étape pendant laquelle on ne renégocie pas, mais on peut clarifier.
Mme Steger : Il y a des dispositions sur le règlement de différends entre investisseurs et États dans tous les accords de libre-échange que le Canada a conclus depuis l'ALENA. Dans le cas de l'AECG, c'est le Canada qui demandait ces dispositions. Les Européens n'en voulaient pas au départ, mais nous les avons finalement obtenues.
Je dois souligner qu'à mon avis, le chapitre de l'AECG consacré aux investissements montre vraiment la voie de l'avenir. Il prévoit des protections considérables, supérieures à celles de tout autre accord d'investissements et supérieures à toute autre protection en vigueur dans le monde, pour ce qui est de la liberté du gouvernement de réglementer de façon à protéger l'intérêt public. Je n'entrerai pas dans les détails, mais ce chapitre protège admirablement la liberté du gouvernement de réglementer, grâce à cinq ou six principes de fond et à des procédures. Il s'agit d'un nouveau modèle superbement équilibré, tout à fait dans l'intérêt du Canada.
Auparavant, les accords d'investissement et les dispositions investisseur-État étaient surtout critiqués parce que, comme dans l'ALENA, elles favorisaient nettement l'investisseur et ne comportaient pas suffisamment d'obligations et de procédures concrètes en faveur des gouvernements, qu'ils soient fédéraux, provinciaux ou municipaux. En revanche, l'équilibre dans celui-ci est tout à fait approprié. Là-dessus, les Européens et les Canadiens sont sur la même longueur d'onde, et c'est ce qui fait qu'on a ici un très bon modèle.
Le Partenariat transpacifique, par contre, n'est pas de la même eau. Il s'inspire du modèle américain de 2012, et c'est pourquoi il n'offre pas la même latitude aux gouvernements pour prendre des règlements dans l'intérêt public. J'y ai jeté un œil pas plus tard qu'hier, en prévision de ma comparution, et le texte ne va pas aussi loin que celui de l'AECG. Les procédures ne sont pas les mêmes que dans l'AECG; là encore parce qu'il s'inspire du modèle américain. Il est quand même mieux que l'ALENA. Les gouvernements ont tiré des leçons des litiges et contestations s'étendant sur des années, alors oui, il constitue une nette amélioration par rapport à l'ALENA, mais il est loin d'être aussi bon que l'AECG, à mon avis.
Dans mon exposé, je parlais de la proposition européenne, qui souhaite créer un tribunal assorti d'un mécanisme d'appel au lieu de privilégier l'arbitrage, qui a été critiqué de toutes parts. Les Européens ont inclus une disposition semblable dans l'accord qu'ils viennent de signer avec le Vietnam, et si on en croit ce qu'on lit dans les journaux, ils auraient proposé la même chose au Canada. Le négociateur en chef du Canada pour l'AECG, SteveVerheul, a laissé entendre que le Canada y songeait. C'est le seul point de l'AECG qui est fait actuellement l'objet de précisions ou de discussions.
L'AECG n'est pas encore signé. Il n'est pas rendu à la même étape que le PTP. La question pourrait faire l'objet de discussions, mais on n'en sait trop rien.
Personnellement, je crois que ce serait une bonne idée. Il s'agirait du premier accord, après celui entre l'Union européenne et le Vietnam, à explorer cette avenue et à faire appel, pour régler les différends entre les investisseurs et l'État, à un tribunal neutre auquel siégeraient de vrais juges et qui serait assorti d'un mécanisme d'appel au lieu de se fier à un processus d'arbitrage administré par des avocats spécialisés en droit commercial. Il s'agirait d'une nouveauté fantastique, mais comme je le disais à l'instant, cela ne figure pas dans le PTP.
La sénatriceCordy : Vos exposés étaient très intéressants. À la conférence de l'OMC, à Nairobi, la ministre Freeland et le négociateur commercial des États-Unis ont parlé du cycle de négociations de Doha.
Monsieur l'ambassadeur Weekes, vous avez dit qu'il s'agissait d'un processus élaboré dans les années 1980, ce qui veut dire qu'il date d'une trentaine d'années, et que beaucoup de choses avaient changé depuis. Mme Freeman et M. Forman ont tous deux affirmé que nous avions besoin de nouvelles approches. De quelles approches auriez-vous besoin, en 2016 ou dans les années à venir? Le Canada devrait-il prendre les devants et modifier sa façon de négocier?
M. Weekes : Excellente question. Je crois en effet que le Canada a l'occasion de se démarquer. Nous l'avons déjà fait, et notre pays a pris part à un grand nombre de négociations commerciales. Nous ne manquons pas d'idées, ni de partenaires. Et notre approche est très respectée, parce que, si une proposition vient des grosses pointures que sont les États-Unis, l'Union européenne ou la Chine, les autres pays peuvent être quelque peu nerveux, car ils craignent qu'on la leur impose, mais si l'idée vient de nous, elle a plus de chances d'être perçue comme une suggestion constructive que comme une attaque en règle. C'est important. Je crois que nous avons un rôle bien réel à jouer. Chose certaine, nous avons déjà eu beaucoup d'influence, comme lors du cycle de négociations de l'Uruguay dans le cadre de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, dans les années 1980 et 1990.
Alors oui, je crois qu'il y a des éléments qui sont devenus importants en 2016 qui ne l'étaient pas vraiment quand a commencé le cycle de Doha, en 2001, ou lorsque nous avons jeté les bases du système commercial que nous voulions avoir, dans les années 1980. Ce ne sont pas les idées qui manquent sur les nouvelles façons de faire. Certaines se retrouvent même dans le pouvoir de promotion commerciale que le Congrès américain a adopté et que le président Obama a signé, en juin dernier. Il y avait beaucoup de choses dans les déclarations faites par les ministres présents à la conférence de Nairobi.
Au lieu de nous lancer immédiatement dans un processus de négociation, nous devrions réfléchir aux points à négocier, et il faudrait qu'une discussion de cette nature s'étende au-delà de l'OMC. Pour des considérations d'ordre pratique, il faudrait probablement quelques années avant que nous puissions vraiment entamer les négociations.
Vous avez aussi parlé du processus de négociation, et il y a une chose que m'a apprise l'expérience du cycle de Doha; selon moi, il faudrait à tout prix éviter que les prochaines négociations de l'OMC se fassent selon le principe de l'engagement unique. Le cycle de Doha reposait sur le principe de l'engagement unique, ce qui veut dire que tout le monde devait s'entendre— tous les pays, y compris les moins développés, tout le monde— et accepter de mettre en œuvre tout ce qui était convenu pendant les négociations.
Cette décision a été prise à la fin du cycle de l'Uruguay; quand tout le monde savait ce qui avait été négocié, il a été convenu d'en faire un engagement unique et de confier le tout à un nouvel organisme, l'OMC. C'était très différent, car on était à la fin des négociations, et non au début.
Le principe de l'engagement unique a fait peur à bon nombre de pays pendant le cycle de négociations de Doha. Parce qu'ils redoutaient la teneur de ce qu'ils seraient tenus d'accepter à la fin du processus, ils refusaient d'explorer de nouvelles idées, options ou possibilités.
Il faut donc proscrire cette façon de faire et revenir à une approche semblable à celle qui avait été utilisée lors du cycle de l'Uruguay: nous avions annoncé, au début des négociations, sur quoi elles allaient porter et prévenu les gens qu'à la fin du processus, nous allions tout regrouper et passer en revue les éléments convenus.
Sauf qu'à ce moment-là, personne ne s'imaginait que tout le monde allait souscrire aux résultats. En fait, si mes souvenirs sont bons— parce que j'y étais, les gens étaient convaincus que c'était impossible. Mais comme les négociations se sont poursuivies sur six ou septans, les circonstances n'étaient plus les mêmes.
À mon avis, le processus de négociation serait beaucoup plus constructif, d'autant que les pays et leurs négociateurs pourraient être beaucoup plus créatifs, si on abandonnait le principe de l'engagement unique.
La sénatriceCordy : C'est facile à dire— et à faire— quand c'est écrit noir sur blanc. Excellent point.
M. Weekes : D'une certaine façon, mon expérience comme ambassadeur à l'OMC— nous prenions alors part à plusieurs négociations de moindre envergure et non à un cycle de grande ampleur— m'a permis de constater qu'il est à peu près impossible d'organiser une discussion à l'OMC relativement à la manière dont celle-ci exerce certaines de ses fonctions. Autour de la table, voilà le seul endroit où il était possible d'avoir une vraie bonne discussion. Les gens craignaient— les pays craignaient— qu'en prenant part à une discussion, ils se fassent entraîner dans une négociation. Et à la manière dont le régime de règlement des différends avait commencé à fonctionner, ils craignaient en outre que tout ce qu'ils pourraient dire dans le cadre d'une éventuelle discussion puisse être retenu contre eux si un jour ils étaient impliqués dans une procédure de règlement des différends.
Il faut aborder le processus de négociation de manière un peu moins rigide afin qu'il ne semble pas trop intimidant. Les choses iraient bien mieux dans un environnement multilatéral comme l'OMC.
Le sénateur Housakos : Merci à nos invités d'être ici ce soir. Que c'est intéressant.
Vous avez dit haut et fort que les années 1990 ont été fastes pour le Canada en matière d'activité économique et de croissance commerciale, et je suis d'accord. Nous avons vu les avantages nets que nous ont permis d'obtenir tous les accords commerciaux que nous avons signés, et plus particulièrement en ce qui concerne l'ALENA et les relations du Canada.
Il me semble toutefois— corrigez-moi si je me trompe— que, bien souvent, ce n'est pas tant le contenu de tel ou tel accord qui va faire qu'il sera un succès ou un échec, mais plutôt le fait que le pays concerné traverse ou non une période de forte croissance économique. Rappelons-nous à quoi ressemblaient les années 1990 aux États-Unis: la croissance économique était fulgurante, et les gens s'arrachaient nos matières premières. Il y a quelques années, la Chine connaissait à son tour une croissance exponentielle, et là aussi, nos matières premières se vendaient comme des petits pains chauds.
Quand, au contraire, l'économie se met à tourner au ralenti partout sur la planète, et plus particulièrement chez nos partenaires commerciaux, nous en subissons les contrecoups. Depuis 150 ans, la santé commerciale du Canada a toujours été tributaire des ressources, et c'est encore le cas aujourd'hui; c'est ce qui m'amène à la question que je voulais vous poser.
J'aimerais avoir votre point de vue sur la compétitivité de notre économie, sur le marché intérieur, notamment en ce qui concerne les investissements dans l'innovation dont vous avez brièvement parlé, ainsi que dans les technologies, dans la recherche, mais surtout dans l'enseignement postsecondaire.
Je regarde ce que font certains de nos partenaires commerciaux, surtout les plus gros d'entre eux, et je constate qu'ils investissent des sommes importantes dans l'innovation, la recherche-développement et l'enseignement postsecondaire. Comment demeurer concurrentiels dans l'économie du XXIesiècle lorsque les meilleurs établissements d'enseignement du pays— que je compare toujours aux universités américaines, dont les fonds de dotation atteignent des dizaines de milliards de dollars— ne disposent que de quelques centaines de millions de dollars?
J'aimerais donc avoir votre point de vue sur l'enseignement postsecondaire, sur nos investissements dans la recherche et les technologies et sur notre compétitivité relative par rapport à nos partenaires commerciaux.
M. Curtis : Nous devrions peut-être vous nommer président d'honneur de l'Association canadienne d'économie pour l'année à venir, parce que vous avez tout à fait raison: la croissance que connaît un partenaire commercial influe beaucoup plus sur la croissance de nos échanges commerciaux avec lui que n'importe quel accord commercial ou taux de change. Beaucoup d'études le confirment. On peut attribuer environ la moitié de la croissance des échanges commerciaux à la vigueur économique du partenaire commercial avec qui se font ces échanges.
Votre question portait d'abord et avant tout sur l'enseignement postsecondaire. Je suis loin d'être convaincu que ce secteur est sous-financé. D'accord, le secteur privé ne contribue pas autant, proportionnellement, que le secteur public, mais le secteur de la R-D publique se porte relativement bien par rapport à ce qu'on observe dans les autres pays.
Notre problème, c'est que nous sommes incapables de les garder ici, comme je le disais plus tôt. Nous ne réussissons pas encore parfaitement à commercialiser les projets de recherche et les idées que produisent nos universités. L'Université de la Saskatchewan, par exemple, et celle de Waterloo, font un boulot incroyable. Or, bon nombre de leurs idées sont commercialisées aux États-Unis, souvent parce que l'idéateur canadien va décider d'émigrer là-bas. Je sais qu'il est beaucoup question des réfugiés ces jours-ci, mais n'oublions pas que 80000 Canadiens quittent notre pays chaque année. La plupart d'entre eux sont hautement qualifiés. C'est incroyable: bon nombre d'entre eux ont reçu leur formation dans une université canadienne.
Alors, ce n'est pas l'éducation en tant que telle, le problème, mais ce qu'on en fait. Nous devons être plus accueillants pour ceux qui mènent ce genre de travaux.
Vous avez peut-être vu, sénateur, que le dirigeant de Google— un immigrant russe qui a décroché d'une université américaine bien connue— s'est fait demander où il trouvait la plupart de ses recrues. Était-ce dans l'université voisine, Stanford, ou alors dans les autres grandes universités américaines, comme UCLA ou Caltech? Voici ce qu'il a répondu : «Pas du tout. Au second rang des universités où nous trouvons nos recrues arrive l'Université Waterloo, au Canada.»
Le problème, ce n'est donc pas le financement des universités ni ce qui s'y passe du côté des professeurs; le problème c'est l'usage qu'on fait de nos atouts: nous sommes incapables d'attirer des gens et de commercialiser nos idées dans le secteur privé.
Le lien est peut-être ténu, mais il s'agit d'un réel problème, selon moi. Voilà pourquoi il m'arrive parfois d'aborder un sujet délicat, celui de l'immigration des gens de talents et des entrepreneurs. C'est tout à fait sérieux.
Mais revenons à nos moutons. Pour prendre un exemple personnel, mon gendre, qui travaille dans la haute technologie, à Boston, dit que tous les employés qu'il recrute, que ce soit à Boston, à Houston ou en Californie, pour travailler dans le domaine de la haute technologie énergétique sont des Canadiens.
Le sénateur Housakos : Parce que les entreprises canadiennes n'investissent pas dans les perles rares que nous avons ici? Ou est-ce parce que les banques ne soutiennent pas assez énergiquement l'innovation?
M. Curtis : Probablement plus la deuxième réponse, mais c'est loin d'être le seul facteur.
M. Weekes : La seule réponse que je puisse vous faire, je ne devrais pas vous la faire, parce que ce serait à vous de faire cette réflexion, mais à écouter ce qui se dit depuis tantôt, il me semble que ce serait logique d'interroger le ministre de l'Innovation, des Sciences et du Développement économique.
Mme Steger : Au sujet des universités, tout ce que je peux vous dire, c'est que, d'après ce qui se passe dans mon établissement— et je connais bien aussi l'Université de Waterloo, parce que j'ai entretenu des liens avec le Centre pour l'innovation dans la gouvernance internationale—, depuis 10 ou 15 ans, nos universités s'améliorent sans cesse du point de vue de la recherche, et c'est dû aux professeurs qu'elles embauchent. C'est très certainement vrai à la faculté de droit à laquelle j'appartiens. Les professeurs sont fantastiques, les meilleurs du monde. Les étudiants au doctorat en droit de notre université sont tout simplement fabuleux.
Cependant, nous avons de la difficulté à attirer les meilleurs diplômés parce que nous n'offrons pas de bourses. C'est probablement à cela que vous faisiez référence. Nous n'avons pas les bourses d'études et d'entretien nécessaires pour empêcher les meilleurs diplômés de fréquenter les universités américaines, qui ont assez d'argent pour attirer les meilleurs étudiants au monde.
Mais avons-nous les meilleurs professeurs? Oui. Avons-nous les meilleurs étudiants de premier cycle? Oui. Menons- nous des recherches de première qualité au Canada, comme le disait M. Curtis? Il y a certainement des recherches de calibre mondial qui sont effectuées au pays.
Nous n'avons pas la capacité financière nécessaire, à l'exception de quelques endroits ici et là. Je pense notamment à l'Université de Waterloo, qui possède beaucoup de fonds privés, ou à l'Université de Toronto. Il se peut qu'il y ait quelques endroits qui possèdent beaucoup de fonds privés. Toutefois, les autres universités publiques n'ont pas autant d'argent pour attirer les diplômés les plus compétents. C'est un enjeu sur lequel les sénateurs pourraient se pencher : où pouvons-nous trouver plus d'argent pour les diplômés?
La sénatrice Ataullahjan : Je vous remercie de cette conversation très intéressante.
Je vais prendre un peu de liberté. Nous entendons sans cesse parler de la Chine et de la façon dont elle se débrouille sur la scène commerciale. Monsieur Curtis, je veux vous demander des précisions au sujet du corridor commercial entre le Pakistan et la Chine. Bénéficiant d'un investissement de 46 milliards de dollars, ce corridor est considéré comme un changeur de destin. Des montagnes à la mer, il donne à la Chine un accès à la mer d'Oman, par l'intermédiaire du port de Gwadar. Quelles répercussions aura-t-il sur le commerce mondial? La Chine s'inquiète parce qu'elle importe 60 p. 100 de son pétrole et que ce dernier est transporté dans des navires passant dans ces eaux. Alors, quelles seront les répercussions du corridor sur le commerce mondial et l'influence de la Chine dans le monde?
M. Curtis : Les tentacules de la Chine s'étendent au fil du temps. Elle est en voie de devenir une superpuissance rivale de la république au sud de notre pays. Quant au corridor, il n'aura pas plus d'effets sur le flux des échanges commerciaux que l'ouverture par la Russie d'un passage du Nord-Est pour faire concurrence à notre passage du Nord- Ouest. Les répercussions seront minimes.
Le corridor permet à la Chine d'accroître sa présence à l'échelle mondiale et de mieux défendre ses intérêts. Comme je l'ai dit, cela lui permettra de se pencher sur les politiques et la politique étrangère dans ces domaines. Le corridor entraînera des coûts pour la Chine, mais cela lui permettra de diversifier ses risques, ce qui est une stratégie commerciale raisonnable. En effet, il faut, dans la mesure du possible, diversifier les risques. Si le passage du détroit de Malacca est bloqué et que le Canada ne parvient pas à acheminer son pétrole par voie maritime— sur la côte du Pacifique ou de l'Atlantique—, la Chine aura alors une autre option.
Ce corridor est donc important, mais pas sur le plan du volume des échanges commerciaux.
La sénatrice Poirier : Je vous remercie de votre présence ici, de vos excellentes citations et de nous avoir fait part des différentes options qui s'offrent à nous.
Il y a un document qui a été publié en novembre, et ma question s'adresse à M. John Weekes et à Mme Steger. Je souhaite poser des questions sur deux recommandations. Je vais poser les deux questions en même temps, et vous pourrez y répondre à tour de rôle.
Dans ce document récent dont vous êtes les coauteurs, vous avez formulé un certain nombre de recommandations sur la stratégie que le Canada doit adopter au XXIesiècle.
Dans la deuxième recommandation, vous mentionnez l'Accord économique et commercial global entre le Canada et l'Union européenne, ou AECG, et précisez qu'il contient la disposition la plus transparente— de tous les accords commerciaux récents— sur le règlement des différends entre les investisseurs et les gouvernements. Tout récemment, certains pays de l'UE avaient des inquiétudes à l'égard de ce processus. Voudriez-vous vous prononcer sur leurs inquiétudes et indiquer si elles pourraient faire dérailler l'accord? Voilà ma première question.
Ma deuxième question concerne la recommandation 14. Si j'ai bien compris, vous avez suggéré d'établir un marché commun libre de toute entrave au Canada afin de pouvoir profiter pleinement des nouveaux débouchés commerciaux. Le secteur des affaires a-t-il exprimé verbalement son appui à l'établissement d'un tel marché au Canada, et qu'est-ce que le gouvernement fédéral peut faire pour éliminer ces entraves?
Mme Steger : Pour ce qui est de l'AECG et du règlement transparent des différends, nous parlions de la disposition de l'accord sur le règlement des différends entre les investisseurs et l'État, mais cela s'applique aussi aux règlements de différends d'État à État.
L'AECG établit vraiment un nouveau modèle en ce sens qu'il prévoit des audiences publiques, ce qui est nouveau sur tous les plans, non seulement pour le règlement des différends entre investisseurs et États, mais également pour le règlement des différends interétatiques. Il prévoit que tous les documents déposés dans le cadre d'un règlement des différends sont rendus publics. Les acteurs de la société civile et d'autres parties intéressées, le public, peuvent alors exposer leurs vues. Dans tout accord commercial, les normes en matière de transparence sont très élevées.
C'est nouveau. Nous n'avons jamais vu cela auparavant. Selon les dispositions relatives au règlement des différends entre investisseurs et États de l'ALENA, les parties peuvent décider si elles veulent autoriser l'accès à des audiences ou permettre à des groupes de la société civile, par exemple, de présenter des doléances. Les parties ont alors une grande latitude. En fait, dans la plupart des cas, y compris ceux qui touchent l'ALENA, l'investisseur requérant peut choisir l'instance. Il peut— et c'est ce qui s'est passé dans des causes environnementales très récentes— décider que le processus se déroulera à huis clos. Par conséquent, il est possible que les ONG environnementales ou d'autres groupes d'intérêt ne puissent pas assister à l'audience et savoir ce qui se passe. Personne ne peut obtenir de documents dans ce cas. Il peut être impossible d'obtenir une copie de la décision au final. C'est ce qui se passe dans certains cas de règlements de différends entre investisseurs et États, selon l'instance choisie.
L'AECG établit un tout nouveau modèle, en ce sens que dès le début, tout doit être complètement accessible au public. C'est incontestable. C'est ce que prévoient les règles.
C'est vraiment très important. Nous venions tout juste d'indiquer qu'il s'agit d'un excellent nouveau modèle. Le processus n'est pas laissé à la discrétion des parties et ne dépend pas de l'instance à laquelle on a recours. Il n'est pas possible de choisir une instance dont le processus se déroulera entièrement à huis clos, et il n'appartient pas au demandeur de décider qu'il se déroulera à huis clos.
J'ajouterais qu'il en est de même pour le PTP. Les normes en matière de transparence sont très élevées, et les audiences sont ouvertes au public. Dès qu'un document est déposé dans le cadre de la procédure de règlement, le grand public peut y avoir accès, et les mémoires d'amicus curiae— soit les observations soumises par d'autres parties intéressées, et non seulement les parties au différend— peuvent être soumis.
Il s'agit là d'une nouvelle norme. Nous n'avons jamais rien vu de tel auparavant dans les accords de commerce et d'investissement. C'est un élément nouveau, et c'est une bonne chose.
M. Weekes : Je suis d'accord avec Debra. Elle en sait plus que moi à ce sujet.
En ce qui concerne le commerce intérieur, ces questions se posent depuis que le Canada existe, compte tenu de notre Constitution. Au moment où nous concluons des accords de commerce internationaux de plus en plus complexes qui constituent davantage une ingérence dans les affaires internes des États, nous nous retrouvons dans une situation où nous pourrions donner à nos partenaires étrangers des droits plus importants quant aux avantages de certaines provinces par rapport à ceux dont profitent les Canadiens des autres provinces.
Cela fait en sorte que les gens ont été forcés d'examiner la situation. Les gens du milieu des affaires ont été parmi les premiers intervenants à dire que si les entreprises entrent en concurrence à l'échelle mondiale, il faut s'assurer qu'au moins, dans leur marché national, elles peuvent mener leurs activités comme s'il s'agissait d'un marché unique.
Presque tous les milieux d'affaires sont pour cela. J'imagine que les secteurs pour lesquels la séparation des marchés au Canada est avantageuse, comme ceux qui sont soumis à la gestion de l'offre— dans l'industrie agricole, par exemple—, ont un point de vue différent.
De toute évidence, il s'agit d'une question très importante alors que nous sommes en train de conclure de nouveaux accords commerciaux. Ce matin, j'ai parlé à une personne qui m'a dit avoir récemment participé à une rencontre sur l'accord sur le commerce intérieur, car le gouvernement précédent avait entrepris un processus visant à déterminer la façon de négocier et de moderniser cela, de sorte que la démarche se poursuit.
J'espère que cette fois-ci, le processus se déroulera de manière à ce que l'on obtienne des résultats tangibles et que les entreprises canadiennes puissent être plus concurrentielles dans le marché national, afin qu'elles s'imposent dans les marchés mondiaux de façon plus efficace.
Mme Steger : Je veux ajouter très brièvement quelque chose à ce que vient de dire M. Weekes concernant le marché commun au sein du Canada. C'est un aspect très important, car les accords de libre-échange, comme l'AECG et le PTP, indiquent que les entreprises ou les exportateurs européens obtiendront le meilleur traitement qui existe dans n'importe quelle province canadienne.
Il est vrai que le traitement que se verrait accorder une entreprise européenne dans le cadre de l'AECG pourrait être meilleur que celui dont bénéficie une entreprise néo-écossaise en Colombie-Britannique, par exemple. J'ignore si les normes de la Colombie-Britannique sont inférieures à celles de la Nouvelle-Écosse. Ce n'est qu'un exemple que je donne. Il ne s'agit peut-être pas d'un bon exemple. John et moi venons de la Colombie-Britannique. Je voulais simplement prendre notre province d'origine comme exemple.
C'est vrai. C'est regrettable. C'est l'une des raisons pour lesquelles si nous ratifions l'accord avec l'UE, le PTP et l'accord avec le Japon— et nous avons déjà l'ALENA—, il est essentiel que nous créions un marché commun au sein du Canada.
La sénatrice Johnson : Je voulais parler brièvement des relations économiques entre le Canada et les États-Unis. Je préside le Groupe interparlementaire Canada-États-Unis. Je suis encore allée à Washington. Je ne ferai aucune observation sur l'état d'esprit actuel des Américains concernant ce qui se passe, mais l'atmosphère est très explosive, lourde et incroyable. J'effectue ce type de travail aux États-Unis depuis longtemps au nom des parlementaires, et nous rencontrons des membres du Sénat et de la Chambre des représentants chaque année à l'occasion de nos visites. Dans quelle mesure les Américains veulent-ils continuer à travailler avec nous? Dans quelle mesure pouvons-nous collaborer pour améliorer les choses? Nous discutons avec les législateurs élus, et nous constatons que leurs idées sur le Canada sont plutôt limitées lorsque nous leur parlons là-bas de tous les sujets dont nous sommes en train de discuter.
Vous avez également parlé de la Chine, et nous n'avons pas eu le temps d'entrer dans le détail aujourd'hui, concernant l'aide du Canada. Or, les relations entre le Canada et les États-Unis sont très importantes et les choses ne progressent pourtant pas comme elles le devraient.
[Français]
Le sénateur Rivard : Peut-être que la réponse sera courte. Monsieur Curtis, dans vos remarques d'ouverture, vous avez fait un lien entre l'astrologie et l'économie. J'ignore si je m'adresse, dans ma question, à l'astrologue ou à l'économiste. Vous savez que le 23 juin prochain, en Angleterre, il y aura une décision à prendre à savoir si la Grande- Bretagne demeure au sein de l'Union européenne. Quel sera l'impact sur l'accord de libre-échange Canada-Europe si l'Angleterre décide de se retirer de l'Union européenne? L'impact sera sans doute le même avec l'Écosse et l'Irlande. Croyez-vous que la Grande-Bretagne va décider de demeurer dans l'Union européenne? Si, toutefois, elle se retire, quel pourra en être l'impact?
[Traduction]
M. Curtis : Sénateur, si vous voulez visiter le Royaume-Uni au cours des prochains mois, je vous dirais d'acheter des livres sterling maintenant, même si le dollar canadien est relativement faible. La livre se déprécie rapidement.
À long terme, si le Royaume-Uni se retirait de l'Union européenne, cela aurait notamment des répercussions sur la situation en Écosse, qui pourrait devenir plus instable. Mes collègues s'étant occupés de l'aspect juridique des négociations commerciales pourraient peut-être mieux répondre à cette question que moi, mais j'ai l'impression que le Royaume-Uni devrait renégocier tous ses accords, plus particulièrement ceux avec l'UE— ce qui pourrait prendre des années—, puis avec tous les autres pays individuellement. Ce serait donc un processus long et fastidieux. L'énergie, l'attention et l'argent seraient transférés de Londres à Francfort, comme cela a déjà commencé à arriver au cours des dernières années.
Rappelez-moi l'autre question, madame la sénatrice.
M. Weekes : Les relations entre le Canada et les États-Unis.
La sénatrice Johnson : Un détail mineur.
M. Curtis : Pour répondre à votre question, je vais vous rappeler que l'ancien ambassadeur Gotlieb avait dit que le Canada occupait le quatrième rang dans l'ordre des priorités des États-Unis, et qu'il n'était même pas considéré comme une priorité très importante.
Cela reflète ce que j'ai dit plus tôt sur l'attitude observée par tous les pays, qui se replient de plus en plus sur eux et se préoccupent moins des intérêts étrangers. Pour une fois, la Réserve fédérale a dû s'inquiéter des perturbations internationales, et elle hésite donc à hausser les taux d'intérêt pour une deuxième fois le mois prochain. Cependant, les États-Unis ont beaucoup de mal à reconnaître qu'ils font partie de la communauté internationale et qu'ils devront y participer de plus en plus. Ils commencent à accepter cette réalité, mais ce n'est pas le cas des sénateurs et des membres du Congrès. Le fait de savoir que leur pays est peut-être encore le plus puissant au monde, mais qu'il a de la concurrence, les rend un peu mécontents. Cela les rend mal à l'aise.
C'est très difficile pour nous, notamment parce que nous pensons que nous sommes en partie Américains nous- mêmes. Nous sommes un peu schizophrènes. Cela nous agace de devoir montrer notre passeport à la frontière américaine, et nous disons aux Américains qu'ils sont comme nous. Cependant, si les Américains nous disent que nous sommes exactement comme eux, cela nous énerve. Je le répète, nous sommes un peu schizophrènes.
Ce que je tente de dire, c'est qu'il est très important que les parlementaires des deux chambres, sans parler des journalistes, des membres du milieu universitaire et des gens d'affaires, fassent comprendre très clairement que nous avons nos propres intérêts. Bon nombre d'entre eux coïncident avec ceux des États-Unis, surtout quand il s'agit de rendre ce continent plus concurrentiel, et ces derniers devraient donc collaborer avec nous au besoin.
Nous devons mettre l'accent sur nos intérêts nationaux pour pouvoir faire affaire avec les États-Unis et la Chine. Nous ne devons pas adopter une attitude de soumission. Nous devons faire part aux États-Unis de nos désirs et de nos intérêts, et déterminer si nous pouvons conclure une entente avec eux, même si nous sommes un plus petit acteur qu'eux.
M. Weekes : C'est un grand défi. Après la conclusion de l'ALENA, j'ai passé quelque temps à tenter d'aider à gérer les relations entre le Canada et les États-Unis. C'est la récompense que l'on m'a donnée pour avoir négocié l'ALENA.
Lorsque nous nous occupons d'un grief que nous percevons comme légitime ou d'une chose que nous croyons être dans l'intérêt du Canada, nous nous rendons à Washington, et les gens là-bas agissent comme si nous plaidions en faveur d'intérêts spéciaux et que nous n'avions pas vraiment le droit de soulever un enjeu aussi complexe.
Bien sûr, ils signalent habituellement que la question que nous avons soulevée est importante pour certains des électeurs qu'ils représentent. Toutefois, elle ne revêt pas une grande importance pour les intérêts des États-Unis, mais ce sont des problèmes qui existent lorsque deux pays partagent une frontière.
Pour reprendre un peu ce que John a dit, nous avons beaucoup d'intérêts communs avec les États-Unis, bien que comme vous l'avez signalé, madame la sénatrice, il est difficile de savoir quels sont leurs intérêts en ce moment, mais tout deviendra clair en temps et lieu.
Nous devrions tenter, bien sûr, de continuer à nous pencher sur ces questions, quand nous devons soulever des enjeux qui nous intéressent à juste titre, mais nous devons le faire en cherchant comment nous pouvons travailler avec les États-Unis dans le contexte nord-américain et le contexte mondial parce que nous partageons bien des intérêts et des valeurs. Comment pouvons-nous les exporter? Comment pouvons-nous nous aider à propager ces idées à l'échelle internationale? Nous sommes des alliés sur le plan de la défense, et je crois que, dans la mesure où le Canada peut être perçu comme un allié utile, il devient plus facile pour lui de soulever des questions épineuses et d'obtenir une audience impartiale.
Il est intéressant de constater que le premier ministre Mulroney a réussi à attirer l'attention du président Reagan sur de nombreuses questions qui étaient importantes pour nous, comme les pluies acides et la souveraineté dans l'Arctique. C'est quelque chose qu'il est parvenu à faire en partie parce qu'il était considéré comme une personne qui, bien sûr, veillait aux intérêts canadiens, mais qui partageait aussi l'avis des États-Unis sur de nombreux autres enjeux politiques.
Vous devriez donc intégrer certaines des questions épineuses dans un contexte plus vaste où vous partagez des valeurs.
Mme Steger : Quant au retrait possible du Royaume-Uni de l'Union européenne, espérons qu'il ne se produira pas. Cependant, dans le cas contraire, il s'agit, d'un point de vue juridique, d'une question interne qui concerne l'Union européenne, une question de droit européen plutôt qu'une question de droit international. En fin de compte, l'AECG devrait être ratifié par les États membres de l'UE et, si le Royaume-Uni n'en est pas membre, je suppose qu'il ne pourrait pas le ratifier. Cependant, il s'agit d'une question interne qui n'aurait pas une grande incidence sur nous.
Nous allons devoir attendre pour voir si cela causerait une crise et si cela empêcherait l'UE de signer des accords internationaux parce que l'AEGC n'a pas encore été signé. Nous ne savons pas ce qui se passera.
Il se peut que le Royaume-Uni décide de quitter l'UE. Si cela se produit, comme je l'ai dit, nous n'aurions pas à craindre qu'il ne ratifie pas l'accord. C'est peut-être une façon positive d'envisager la situation. Je ne sais pas. Je pense que, si cela se produit, il y aurait tellement de chaos et de bouleversements au sein de l'UE, que les chances que l'accord soit signé, aille de l'avant et soit approuvé par le conseil et le Parlement européens seraient probablement relativement minces, ce qui serait un problème pour nous.
Pour ce qui est des États-Unis, nous devons attendre que la poussière retombe après les élections pour voir qui sera au pouvoir et quelle sera sa politique commerciale parce que ce que nous entendons maintenant des deux côtés est déprimant. Ils adoptent tous les deux une position anti-commerce ferme, et j'espère qu'ils n'érigeront pas des murs le long de la frontière canado-américaine, y compris de notre côté, parce que, comme je l'ai dit, nous entendons beaucoup de remarques contre les échanges commerciaux des deux bords.
Nous devons attendre que la poussière retombe et qu'un président soit élu parce que les deux candidats démocrates dans les primaires de 2008 avaient eux aussi dit qu'ils s'opposaient à l'ALENA. Le président Obama et Hillary Clinton ont dit qu'ils s'opposaient à l'ALENA. Il est clair que le président Obama ne s'y oppose plus puisqu'il négocie des accords de libre-échange.
Ce qui est dit dans des primaires et ce que le président va faire peuvent être deux choses différentes, et je suis optimiste que cela peut se reproduire. Nous devrons attendre pour voir.
La présidente : Madame Steger, monsieur Weekes et monsieur Curtis, je vous remercie d'être venus. Vous avez vu les échanges que vous avez eus avec les sénateurs présents. Je ne vous ai pas posé de questions mais, si je commençais à vous en poser maintenant, je viderais la salle, et j'aurais mon propre colloque privé.
Il y a beaucoup d'autres domaines que nous aimerions aborder. Nous allons poursuivre notre étude, et nous aurons peut-être à vous convoquer de nouveau pour un débat plus approfondi sur les sujets dont vous avez parlé.
Vous avez abordé la question du commerce sous un angle intéressant: celui de nos relations avec les autres pays. Nous ne pouvons pas avoir de succès sur le plan commercial si nos relations avec les autres pays ne sont pas bonnes, et notre réussite dépend de leur situation économique autant que de la nôtre.
Nous devons réfléchir à ces nouveaux secteurs et à ces nouvelles initiatives, plutôt qu'aux relations commerciales pures et dures que nous avons eues avec d'autres pays.
Je vous remercie des observations que vous avez faites aujourd'hui. Je sais qu'elles seront bénéfiques pour le comité. Nous espérons que certaines de vos bonnes idées— pas celles sur l'astrologie, monsieur Curtis, mais toutes les autres— se retrouveront dans notre rapport et notre étude.
Sénateurs, notre prochaine réunion aura lieu demain. La séance est levée.
(La séance est levée.)