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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule no 26 - Témoignages du 31 mai 2017


OTTAWA, le mercredi 31 mai 2017

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui, à 16 h 17, pour étudier les les relations étrangères et le commerce international en général (sujet : l'évolution récente en République bolivarienne du Venezuela).

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd'hui pour étudier les questions qui pourraient survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères et au commerce international en général. C'est en application de ce mandat que nous allons entendre aujourd'hui des témoins de la situation au Venezuela.

Nous espérions pouvoir entendre le témoignage de représentants du ministère, mais ils accompagnent la ministre dans un déplacement et ont eu à s'occuper de la question du Venezuela cette semaine. Nous espérons qu'ils nous feront un compte rendu de leur analyse la semaine prochaine.

En 2016, notre comité a déjà entendu des témoins sur la situation politique et le développement de la crise économique au Venezuela, et a publié un bref rapport sur ces questions en juin de cette même année. Nous avions alors indiqué que nous entendions continuer à profiter des occasions de nous tenir informés des développements dans ce pays, des difficultés auxquelles le peuple vénézuélien est confronté et des répercussions de cette crise dans la région. Nous continuons donc aujourd'hui à nous intéresser et à nous préoccuper de ce qui se passe au Venezuela.

Pour entamer l'audition des témoins, nous sommes ravis d'accueillir M. Eric Farnsworth, vice-président du Council of the Americas/Americas Society qui comparaît par vidéoconférence depuis Washington.

Les membres du comité disposent déjà des documents que vous nous avez fait parvenir et il n'est donc pas nécessaire de passer du temps à vous présenter. Nous sommes ravis que vous ayez pu accepter notre invitation à comparaître devant nous. Je suis convaincue que vous avez déjà eu l'occasion de témoigner. Je vous invite à commencer par nous faire part de vos commentaires préliminaires et, par la suite, les sénateurs auront des questions à vous poser.

Eric Farnsworth, vice-président, Council of the Americas/Americas Society : Je vous remercie de m'avoir invité à comparaître ainsi devant vous. Oui, j'ai déjà eu le plaisir de témoigner devant le Sénat canadien ainsi que devant la Chambre et le Sénat des États-Unis, et ce, plusieurs fois. C'est avec plaisir que je me joins aujourd'hui à vous pour témoigner à nouveau.

Permettez-moi, madame la présidente, de commencer par vous remercier, vous et les membres de ce comité, du leadership dont vous faites preuve en ce qui concerne le Venezuela. C'est une période très difficile pour ce pays, mais l'attention que vous apportez de façon soutenue à sa situation est pertinente et importante. Je tiens également à remercier le gouvernement du Canada du leadership dont il fait preuve en participant actuellement à Washington aux débats de l'Organisation des États américains sur ces questions très difficiles. Encore merci du leadership dont vous faites preuve.

Depuis la publication de votre rapport, il y a un an, la situation au Venezuela s'est encore dégradée. C'est malheureusement le constat fait au cours de la dernière année et la situation continue à s'y détériorer rapidement.

Le Venezuela avait l'habitude d'être le pays le plus riche d'Amérique latine, mais il semble maintenant que c'était il y a bien longtemps. Pourtant, dans le courant des années 1970, des publicités vantaient Caracas comme une destination séduisante pour les vols du Concorde à partir de Paris. Ces publicités ont maintenant disparu, et il en serait de même si le Concorde volait encore.

La spirale qui entraîne le Venezuela vers la catastrophe est malheureusement bien réelle. L'économie est en phase de dépression. Cela dépend vraiment de la personne à qui vous parlez, mais, en se fiant à des statistiques qui sont difficiles à vérifier, la contraction de l'économie d'une année à l'autre se situe entre 7 et 10 p. 100, et cela fait maintenant plusieurs années que l'économie souffre durement de cette situation.

Il est difficile de chiffrer avec précision l'inflation, mais certains estiment qu'elle atteint les 700 p. 100, voire plus.

Le système de soins de la santé se décompose littéralement. Des médicaments courants comme la pénicilline ou des solutions salines utilisées lors des accouchements sont très difficiles à se procurer, ce qui entraîne une vague de stérilisations volontaires. La situation est vraiment tragique dans le domaine des soins de la santé au Venezuela.

Dans certains cas, il est difficile de se procurer des aliments. On signale que de nombreuses personnes ont perdu du poids au Venezuela, pas volontairement, mais parce qu'elles ont du mal à trouver des aliments de base.

Je pourrais poursuivre cette énumération. Les statistiques décrivent une situation assez alarmante.

Les Vénézuéliens sont descendus dans la rue pour protester contre la détérioration de leurs conditions de vie. Si ces manifestations sont largement motivées par cette détérioration, elles visent également à protester contre les attaques très directes du gouvernement contre les institutions démocratiques, auxquelles il se livre depuis un certain temps. Mais la raison la plus récente qui a poussé les Vénézuéliens à descendre dans la rue à Caracas, et partout ailleurs au pays, tient aux tentatives de la fin mars du gouvernement, par l'intermédiaire de la Cour suprême, de déposséder l'Assemblée nationale, démocratiquement élue, des derniers pouvoirs qu'il lui reste.

Le peuple a estimé qu'il s'agissait là d'un pas de trop. Le gouvernement a alors reculé, mais les gens sont restés dans la rue. En vérité, depuis la fin mars, les manifestations ont été quotidiennes. Plus de 60 personnes ont malheureusement perdu la vie lors de ces manifestations, et rien ne laisse à penser que la situation va s'améliorer sous peu.

Pendant ce temps, au lieu d'écouter la population et les manifestants, le gouvernement de Nicolás Maduro a adopté une attitude encore plus autoritaire. Dans les faits, l'oppression s'accroît. Le gouvernement s'en prend par la force aux manifestants en n'hésitant pas à lancer des gaz lacrymogènes sur des manifestants pacifiques, et cetera.

Nous pourrions continuer longtemps à parler de cette situation, mais ce qui préoccupe de nombreuses personnes dans l'immédiat est que le gouvernement a convoqué une convention constitutionnelle en juillet qui aura pour objectif de réviser la constitution vénézuélienne. Celle actuellement en vigueur remonte à 1999. Elle a alors été adoptée à l'initiative de l'auteur de la révolution, Hugo Chávez. L'objectif de cette révision, si elle va de l'avant, serait de faire légalement du Venezuela un pays à parti unique dans lequel l'opposition n'aurait aucune garantie de pouvoir reconquérir le pouvoir. Le Venezuela deviendrait alors une dictature au plein sens du terme. C'est ce que nous craignons et c'est pourquoi quantité de gens continuent à affirmer que c'est la crise la plus grave à laquelle le Venezuela a été confronté, et que les semaines à venir vont se révéler très importantes pour voir les décisions que le gouvernement prendra.

Il ne s'agit donc pas simplement de protester contre la détérioration des conditions de vie et contre les circonstances tragiques des derniers mois, mais aussi de lutter contre l'attaque frontale contre la démocratie à laquelle se livre le gouvernement actuel.

Permettez-moi maintenant, pour terminer, de vous soumettre quelques idées pour l'avenir. Ce sont là des questions qui ne sont pas faciles. Le gouvernement a indiqué très clairement qu'il n'a pas l'intention de partager le pouvoir, en tout cas pas de son plein gré.

La communauté internationale s'efforce de trouver une solution pacifique qui ramènerait le Venezuela vers la démocratie. Quelques idées ont été évoquées pour y parvenir, mais aucune d'entre elles n'offre des probabilités très élevées de réussite. Il importe néanmoins de continuer à montrer au peuple vénézuélien les excès du chavisme ou, en d'autres termes, les cas de corruption flagrante des dirigeants du régime, les allégations de trafic de drogue tout à fait crédibles concernant certains d'entre eux, la façon dont le gouvernement mène ses affaires, que tout cela soit exposé aux yeux du peuple vénézuélien. Comme la presse n'est plus libre ni équilibrée, beaucoup d'habitants du Venezuela n'ont pas nécessairement accès à toute l'information pertinente sur ces questions.

Comme vous le savez, les États-Unis ont imposé un petit nombre de sanctions contre les dirigeants du régime. Il est possible que d'autres sanctions s'ajoutent contre des particuliers. L'imposition de sanctions additionnelles pourrait s'avérer utile si celles-ci sont effectivement appliquées. Je ne parle pas ici de sanctions contre l'administration, car ce n'est pas le milieu d'où je viens, mais de sanctions qui seraient appliquées de façon coordonnée par d'autres gouvernements et d'autres pays. Je crois que c'est une approche qui pourrait avoir des effets encore plus marqués à l'avenir.

Continuer à demander la libération des prisonniers politiques au Venezuela est fondamental. Les dirigeants naturels de l'opposition ont été jetés en prison sur la base d'accusations sans aucune crédibilité. L'objectif est tout simplement de s'assurer que des personnes comme Leopoldo López ou Antonio Ledezma ne sont pas en mesure de fédérer et diriger l'opposition. Il faut absolument les libérer.

L'aide humanitaire est absolument nécessaire bien que le gouvernement n'en veuille pas. Il prétend qu'elle serait inutile et que le parti au pouvoir s'en tire très bien. Son message est : « Merci de l'offre, mais ce n'est pas nécessaire. » Il est toutefois manifeste en voyant les milliers de personnes qui franchissent chaque jour les frontières pour se rendre en Colombie et au Brésil, ainsi que dans des îles des Caraïbes, comme Curaçao et Aruba, qu'il y a des problèmes très réels qui imposent de recourir à l'aide humanitaire. Je suis d'avis que c'est là un domaine de la coopération internationale qui mérite qu'on en discute.

Le dernier commentaire que j'entends vous faire est celui-ci : tout le monde ignore ce que va devenir le Venezuela, mais je crois que nous devons examiner soigneusement ce que les forces de sécurité vont faire si elles décident que la situation est allée trop loin et qu'elles veulent imposer un changement de gouvernement. J'ignore si cela va se produire ou non, mais je crois que c'est un scénario de plus en plus plausible alors que les divisions au sein du mouvement chaviste sont de plus en plus manifestes. Ce n'est pas là une prédiction. Je dis tout simplement qu'étant donnée la gravité de la crise, c'est une possibilité que toutes les personnes préoccupées par le sort du Venezuela devraient suivre attentivement, si elle devait se concrétiser.

Voilà. Je peux m'en tenir là pour mes commentaires préliminaires et je tiens à nouveau à vous remercier de cette occasion de témoigner. Je suis prêt à répondre de mon mieux aux questions que vous pourriez avoir.

La présidente : Je vous remercie.

À ce qu'il découle de votre analyse, vous pensez que les militaires appuient le gouvernement, n'est-ce pas?

M. Farnsworth : Actuellement, oui. Il me paraît passablement évident que les militaires appuient le gouvernement.

La présidente : La ministre de la Santé a publié quantité d'informations intéressantes, et je crois qu'on s'est débarrassé d'elle. Est-il exact que lorsqu'une personne membre de l'administration prend la défense de la population, elle est limogée ou mise de côté d'une façon ou d'une autre?

M. Farnsworth : C'est une question vraiment importante, et je vous remercie de l'aborder.

Il semble que, dans ce cas-ci, le régime n'ait pas été tant contrarié par la réalité que décrivaient ces statistiques, soit qu'il y a bien une crise du système de santé au Venezuela, mais par le fait que la ministre a publié des statistiques montrant ce qui se passe réellement. Alors, oui, dans les faits, elle a été congédiée. Ce qui est encourageant à mes yeux est qu'elle et d'autres ont décidé de montrer publiquement la réalité de la situation au Venezuela.

Une autre personne qui a eu le courage de se tenir debout et qui n'a pas encore été congédiée est la procureure générale qui, par ses déclarations, a manifesté son malaise face à l'approche constitutionnelle adoptée par le gouvernement dans certaines de ses décisions.

Je crois que nous allons voir de plus en plus de personnes qui s'éloignent du gouvernement ou qui le quittent parce qu'elles le jugent trop oppressif. Ce n'est pas encore une tendance, mais je crois que, le temps passant, il va y en avoir de plus en plus.

La présidente : Je ne sais pas quel est ce bruit de fond auquel nous avons droit maintenant.

J'ai une autre question à vous poser.

M. Farnsworth : Je crois, madame la présidente, que le bruit que nous entendons est celui du cortège motorisé du président.

La présidente : J'ai encore une question à vous poser. Les États-Unis ont imposé des sanctions, mais le Venezuela continue à exporter du pétrole. Je sais que c'est toujours là l'objet d'un débat : qui sera touché si on cesse d'acheter du pétrole vénézuélien? Bien évidemment, le vieux partenaire russe ne joue plus le même rôle, même s'il est encore impliqué dans ce commerce. Nous savons que Cuba n'a plus les moyens qu'elle avait, mais il semble que la Russie se soit fait une place sur ce marché et j'aimerais que vous m'en disiez un peu plus à ce sujet.

M. Farnsworth : Tout à fait.

L'économie du Venezuela est unidimensionnelle. Comme vous le savez, c'est le règne du pétrole. La quasi-totalité des recettes étrangères du pays provient du pétrole.

La production de pétrole vénézuélien a diminué. Elle est maintenant inférieure à deux millions de barils par jour. Cela s'explique par le manque d'investissements, de moyens humains et par une corruption flagrante à l'origine de la mauvaise affectation des ressources. Les niveaux de production diminuent donc. Bien évidemment, le prix diminue également, même s'il faut se rappeler que les prix en vigueur aujourd'hui sont à peu près trois fois plus élevés que lorsque Chávez a pris le pouvoir en 1999. Le diagnostic dépend de l'année de référence retenue pour déterminer les effets de la diminution des prix du pétrole sur le Venezuela. Néanmoins, il est évident que les baisses de la production et des prix depuis quelques années font mal au pays, et le feraient même dans les meilleures circonstances possibles, ce qui n'est pas le cas.

Il est intéressant de rappeler, comme vous venez de le faire à juste titre, que les États-Unis ont imposé des sanctions contre des personnes, mais n'ont rien fait contre le secteur de l'énergie. Les États-Unis sont le plus important et le meilleur client du pétrole brut vénézuélien. L'ironie de cette situation est que le secteur de l'énergie vénézuélien est pleinement intégré à celui des États-Unis, parce que nous sommes l'un des seuls pays ayant une capacité de raffinage suffisante pour traiter la production vénézuélienne de brut. On peut d'ailleurs faire un certain parallèle entre la situation des sables bitumineux canadiens qui peuvent également être raffinés sur la côte américaine du golfe du Mexique.

Pour des considérations économiques propres aux États-Unis et parce que personne dans les gouvernements américains précédents, que ce soient les administrations Bush ou Obama et maintenant l'administration Trump, n'a voulu interrompre le soutien économique au Venezuela, car cela aurait pour effet de faire du pays un vrai désastre humanitaire. Pour l'essentiel, les gens disent : « Oui, cela mettrait le Venezuela à genoux, mais nous ne voulons pas être responsables de la mutation d'une mauvaise situation en une situation intenable. » C'est pourquoi, jusqu'à maintenant, les sanctions économiques n'ont pas été privilégiées.

Le Venezuela dispose d'autres sources de revenus. Vous avez évoqué la Russie. Celle-ci est impliquée dans le secteur énergétique du Venezuela. Ce dernier a utilisé CITGO en garantie des prêts consentis par la Russie, et si CITGO devait ne pas tenir ses engagements, Rosneft se retrouverait à exercer le contrôle de quantités d'actifs aux États-Unis.

Tout cela est bien compliqué. Si cela devait se produire, le Trésor américain confierait l'analyse de la question au Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS) qui procède, pour l'essentiel, à l'examen d'investissements.

L'autre pays qui, à mon avis, serait en mesure d'intervenir dans ce débat est la Chine. Selon certains, celle-ci a accordé des prêts atteignant 60 milliards de dollars au Venezuela, garanti par des livraisons ultérieures de pétrole. Lorsque le prix du pétrole descend, le Venezuela doit livrer à la Chine une part accrue de sa production globale parce que la garantie n'est pas formulée en pourcentage des livraisons, mais est plutôt calculée en fonction du montant des prêts consentis.

À mon avis, la Chine doit participer aux discussions sur l'avenir du Venezuela. C'est là une grande nouveauté parce que, de façon traditionnelle, la Chine ne jouait aucun rôle de ce type dans l'hémisphère occidental, en particulier sur les questions stratégiques ou politiques. Tout cela implique donc quantité de changements.

La dernière chose que j'ai à vous dire est que nous commençons, à Washington, entendre demander la tenue d'une enquête sur les relations entre les États-Unis et le Venezuela dans le secteur de l'énergie. C'est une demande qui fait son chemin dans les deux grands partis et dans les deux chambres. Les deux chambres, celle des représentants et le Sénat, ont déposé des textes de loi. Ceux-ci n'ont pas encore été adoptés, mais ils prévoient plusieurs mesures concernant le Venezuela, dont l'une est de se doter pour l'avenir d'une nouvelle vision des relations entre les deux pays dans le secteur de l'énergie.

Si nous décidons vraiment de prendre des mesures pour réduire intentionnellement les importations de pétrole brut vénézuélien aux États-Unis, celui-ci devrait être remplacé normalement par le pétrole brut canadien. Ce ne serait pas une démarche simple, mais c'est une solution passablement évidente pour l'avenir dans la mesure où les États-Unis décideraient de retenir cette orientation.

La sénatrice Eaton : Je poursuis dans le prolongement de la question que vous a posée la présidente : voyez-vous un point de non-retour pour le Venezuela, point auquel les gens vont reprendre en main leur pays ou, au contraire, laisser le pays se déliter, et commencer à beaucoup ressembler à une dictature? Vous paraît-il possible que des changements interviennent?

M. Farnsworth : Il est toujours très difficile de répondre à ce genre de questions, mais je vous dirai que les six semaines à venir constituent une période très importante. Si le gouvernement parvient à convoquer l'assemblée constitutionnelle en question, et si celle-ci réécrit la constitution, ce qui serait aussi grave que de nombreuses personnes le craignent, le gouvernement serait alors doté des moyens nécessaires pour mettre en place une dictature, avec un gouvernement faisant preuve de tendances autoritaires. Je crois que ce serait là vraiment un point de non-retour, étant donné qu'avec les personnes actuellement au pouvoir, on ne disposerait plus de solutions permettant de revenir à la démocratie.

L'une des principales façons d'empêcher que cela se produise est que le peuple vénézuélien continue à exercer des pressions dans la rue, mais il faudra bien se demander pendant combien de temps encore il pourra continuer à le faire sans mettre en péril son avenir économique et sa sécurité. Jusqu'à quel niveau la population va-t-elle tolérer des morts lors des manifestations?

La sénatrice Eaton : Les personnes devant constituer cette assemblée constituante sont-elles toutes partisanes de la révision de la constitution? Sont-elles acquises à cette cause depuis longtemps? N'y a-t-il pas de crainte de rébellion, que les gens disent : « Non, nous refusons de prendre cette voie. »

M. Farnsworth : La Constitution actuelle du Venezuela impose au gouvernement d'organiser un référendum auprès de la population pour lui permettre de convoquer une assemblée constituante devant rédiger une nouvelle constitution. Il n'a pas organisé ce référendum. L'opposition et les spécialistes en droit constitutionnel du Venezuela affirment que les manœuvres pour rédiger une nouvelle constitution sont en elles-mêmes inconstitutionnelles, mais le gouvernement a décidé d'en faire à sa tête. Il feint d'ignorer ces critiques.

Les gens que le gouvernement prévoit d'inviter à cette assemblée sont, par définition, des supporters du régime. Ils ont bricolé le système pour choisir qui pourra compter parmi les 512 ou 513 candidats. De toute façon, ceux-ci seront choisis parmi les partisans chavistes, se verront dicter le nouveau texte et l'adopteront ensuite.

Je n'aime pas utiliser cette terminologie parce que cela nous emmène dans une direction dans laquelle je ne veux pas aller, mais c'est pratiquement la façon dont l'Union soviétique avait l'habitude de mener ses affaires. Le gouvernement faisait appel à des béni-oui-oui. Je ne dis pas que c'est ce qui va se produire, parce que nous n'en savons rien, mais la tendance va certainement dans cette direction.

La sénatrice Eaton : La Colombie a-t-elle fermé sa frontière avec le Venezuela?

M. Farnsworth : Non. La Colombie n'a pas fermé sa frontière. Celle-ci est en vérité l'un des poumons qui assurent la survie du Venezuela parce qu'il y a en permanence des gens mécontents qui la franchissent pour se procurer des aliments et des médicaments. La Colombie, pour des raisons qui lui sont propres, n'a joué aucun rôle actif ni public pour promouvoir une solution au Venezuela. Elle a en effet besoin du Venezuela pour la mise en œuvre des accords de paix colombiens signés avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie, les FARC. Un grand nombre des membres des FARC réside toujours au Venezuela qui est un des garants de ces accords de paix. La Colombie a ses propres objectifs. Il faut savoir que la frontière entre les deux pays constitue un espace très fluide et dynamique. Elle a déjà été fermée par le passé, mais par les Vénézuéliens et non pas par les Colombiens.

Le sénateur Dawson : Nous avons reçu, il y a quelques jours, la visite du président de l'Union parlementaire, l'UIP. Cet organisme a recueilli des témoignages de prisonniers politiques, d'un certain nombre de parlementaires arrêtés et jetés en prison. Je suppose que l'un des mandats de l'UIP est de tenter de découvrir ce qui se passe. Auriez-vous quelque chose à nous dire sur les parlementaires et la façon dont ils sont traités?

M. Farnsworth : Eh bien, je crois qu'ils sont traités fort mal. Je n'ai pas connaissance de parlementaires qui seraient actuellement incarcérés comme prisonniers politiques, même s'il peut y en avoir quelques-uns. Je ne peux donc rien vous dire à ce sujet, si ce n'est que j'ai vu des photos et des vidéos de parlementaires et d'autres participants aux manifestations de rue qui ont été bousculés, gazés, battus, et cetera. Il ne semble pas qu'on leur accorde un respect particulier ni une forme quelconque d'autorité. Je dois toutefois vous préciser que ce commentaire ne concerne que les participants aux manifestations et la façon dont ils sont traités lorsqu'ils se trouvent dans la rue.

Je crois que la façon dont les parlementaires sont traités lorsqu'ils siègent est encore plus scandaleuse. Ils ne sont plus en mesure d'accomplir les tâches que leurs électeurs attendent d'eux. Leurs budgets leur sont retirés, tout comme leurs prérogatives. La Cour suprême est aux ordres du gouvernement et a déclaré à titre préventif que toute législation adoptée par le Parlement vénézuélien serait inconstitutionnelle. On se trouve dans une situation bizarre avec une assemblée législative élue par le peuple qui est privée de ses pouvoirs et n'est plus en mesure d'assumer le rôle qui devrait être le sien.

La sénatrice Cordy : Nous avons tous entendu parler de ce qui se passe au Venezuela, mais la situation que vous nous décrivez est bien plus sombre que la plupart des gens n'en ont conscience.

Si je vous ai bien compris, vous nous avez dit que les leaders de l'opposition ont été emprisonnés. Savez-vous si, concrètement, ils peuvent travailler ensemble, s'unir pour apporter des changements, ou s'ils ont les mains liées? Vous nous avez dit que certains participent à des manifestations et sont battus et abusés, mais réussissent-ils à faire progresser leur cause?

Vous nous avez aussi parlé des médias, qui ont perdu leur liberté d'expression. Y a-t-il un moyen de transmettre des messages à la population? Comment les gens s'informent-ils? Utilisent-ils les médias sociaux? Comment s'y prennent-ils pour mettre sur pied une coalition?

M. Farnsworth : Permettez-moi de commencer par répondre à votre seconde question.

Les médias sociaux sont très populaires au Venezuela. Ce sont eux qui permettent d'organiser les manifestations et de communiquer les informations. Le gouvernement réussit fort bien à limiter l'information à laquelle sa population a accès, mais il n'a pas encore fermé les médias sociaux. C'est donc sur ceux-ci que l'information circule au Venezuela, et c'est sur ceux-ci que les gens s'informent.

Pour en revenir aux prisonniers politiques et aux leaders de l'opposition, oui, quelqu'un comme Leopoldo López serait un leader naturel de l'opposition s'il n'avait été condamné à une peine de prison de 14 ans pour avoir, et c'est bien le motif de son incarcération, transmis des pensées subliminales qui inciteraient la population à s'opposer violemment au gouvernement. Ce ne sont pas là les termes techniques de sa condamnation, mais vous voyez qu'on fait face dans ce pays à des choses vraiment étranges. Il a donc été incarcéré et, comme c'est une cause célèbre, il devrait être libéré. Il y a d'autres prisonniers politiques qui ne sont pas nécessairement des leaders de l'opposition.

Ce qu'il importe de savoir est que, d'un point de vue plus large, l'opposition n'a pas encore constitué de coalition autour d'une personne. Il y a un certain nombre de personnes qui pourraient combler ce rôle et qui souhaitent le faire, pour devenir le « leader de l'opposition ». Pour l'instant, l'opposition à des leaders, mais pas un leader.

Si nous prenons l'exemple de l'Afrique du Sud, le leader naturel était Nelson Mandela. D'autres leaders avaient été libérés de prison avant lui, mais tout le monde savait que lorsque Nelson Mandela serait libéré à son tour, il allait devenir tout naturellement le leader de l'Afrique du Sud.

Au Venezuela, il n'y a encore personne qui apparaisse comme leader naturel de l'opposition. Les observateurs recommandent d'ailleurs aux membres de l'opposition de trouver non pas le candidat idéal, mais la personne avec laquelle ils sont le plus à l'aise et d'aller ensuite de l'avant. C'est une tâche qui n'est pas facile pour l'opposition parce que, dès qu'un leader reçoit ce type d'appui, le gouvernement le capture et le jette en prison. Il a d'ailleurs, jusqu'à maintenant, été très efficace pour éliminer tout candidat prometteur en le dénigrant et le menaçant avant que l'opinion publique ne puisse se regrouper autour de lui.

Il faut aussi savoir que les leaders de l'opposition font fréquemment l'objet de vives critiques, que ce soit de la part de partisans du gouvernement ou d'autres personnes qui ont leurs propres motifs. Elles affirment que les leaders sont divisés et sont opposés à la démocratie. Je crois que nous devons admettre que l'opposition ne doit pas absolument constituer une coalition autour d'un seul leader, et que le fait qu'elle soit divisée ne la condamne pas nécessairement à un échec moral. Cela dit, l'opposition ne se trouve pas sur un pied d'égalité avec le gouvernement qu'elle essaie de renverser lors des élections. C'est un problème politique. Il ne s'agit pas là d'un problème moral ni, sous une forme ou sous une autre, d'un problème d'opposition à la démocratie qu'il la mettrait sur le même pied que le gouvernement. C'est là un argument que j'entends parfois dans le milieu des analystes de la situation.

La sénatrice Cordy : J'aimerais revenir sur ce que vous nous avez dit précédemment au sujet du pétrole vénézuélien et des États-Unis. Ces derniers importeraient celui-ci pour empêcher que l'économie vénézuélienne ne s'effondre complètement. Quelles sont les sanctions ou les mesures indirectes que les pays pourraient imposer au Venezuela, qui pourraient toucher le gouvernement sans nuire à la population? C'est la quadrature du cercle. Au début de vos commentaires, vous nous avez décrit en détail comment la situation se détériore à l'intérieur du pays. De ce point de vue, les États-Unis sont vraiment dans l'embarras. Doivent-ils stopper les importations de pétrole et laisser la situation s'aggraver, ou alors importer le pétrole et encourager le gouvernement corrompu à poursuivre sur la même voie?

Les gouvernements peuvent-ils imposer des sanctions ou prendre d'autres mesures? Dans le cas du Canada et des États-Unis, que peuvent-ils faire pour tenter de faire évoluer la situation dans le bon sens, ou cette situation nous échappe-t-elle complètement?

M. Farnsworth : Je suis d'avis que vous venez d'énoncer la question primordiale.

Pour de nombreuses raisons, toute la question du pétrole se révèle fort complexe et l'importance que nous accordons à notre propre sécurité énergétique n'est pas la moindre. Même si ce n'est plus vraiment un problème d'actualité, l'embargo pétrolier des années 1970 a laissé de mauvais souvenirs. Les Américains sont très réticents à l'idée de réduire volontairement leurs importations d'énergie étrangère. Si la réalité des marchés pétroliers et de l'énergie a évolué, la mémoire collective des Américains a été marquée par cette période.

Dès que vous parlez de restreindre les importations de pétrole brut vénézuélien, ou d'imposer un embargo sur celui- ci, les gens se souviennent immédiatement du début des années 1960 et de l'embargo que les États-Unis ont imposé à Cuba, et ils vous rappellent que cet embargo et d'autres mesures n'ont pas donné les résultats escomptés. Sans vouloir mettre dans le même panier ce qui s'est passé à Cuba et au Venezuela, il y a des différences fondamentales entre les deux cas, il s'avère que d'un point de vue politique ce sont des idées qu'il est très difficile de pousser de l'avant pour toutes les raisons que vous connaissez fort bien. Cela pose donc un certain nombre de problèmes.

Par contre, si vous voulez mettre le gouvernement actuel à genoux, vous allez devoir couper ses sources de financement. Concrètement, il y en a trois. La première, ce sont les recettes des exportations de pétrole brut vénézuélien au prix du marché vers les États-Unis. La seconde est constituée par les prêts consentis par la Chine au gouvernement vénézuélien, qui sont garantis par des livraisons de pétrole. Nous avons eu un exemple de la troisième source de financement lorsque, il y a quelques jours, des investisseurs américains ont acheté des obligations vénézuéliennes sur le marché de Wall Street. Ce sont là des revenus dont le gouvernement continue à profiter. Tous ces fonds vont au gouvernement ou dans les poches de personnes qui font partie du gouvernement. La question qui se pose alors est de savoir ce qu'ils font de cet argent.

Avec les orientations économiques que le gouvernement a prises, le secteur privé se trouve complètement émasculé. Dans une économie fonctionnant normalement, le secteur privé se procurerait des devises étrangères. Celles-ci lui permettraient d'importer des produits alimentaires. Il pourrait aussi importer des médicaments ou quoi que ce soit d'autre. Dans ce cas-ci, le gouvernement a pratiquement complètement bloqué l'accès aux devises étrangères, et tellement manipulé les taux de change et accaparé les moyens de production qu'il n'y a pratiquement plus de secteur privé au Venezuela. Comme dans le bloc soviétique autrefois, le gouvernement central vénézuélien est devenu le seul acteur économique. Les importations de produits alimentaires passent par lui. Si vous coupez les sources de financement du gouvernement, celui-ci n'aura plus d'argent pour importer de quoi nourrir sa population. On se trouve donc dans la situation où tout ce qu'on pourrait faire pour le bien du pays entraînerait inexorablement des conséquences catastrophiques.

Force est donc de se demander de quels moyens d'action les gouvernements étrangers disposent. C'est une question de toute première importance et c'est pourquoi les États-Unis, et nous ne sommes pas les seuls dans ce cas, ont tenté de prendre des sanctions contre des particuliers, ce qui a avant tout pour effet de faire savoir que ces personnes ont un comportement inacceptable et de limiter leur marge de manœuvre personnelle, et peut-être leur capacité à tirer profit de leur situation. Ces sanctions peuvent prendre la forme d'identifications et de saisies d'actifs, d'inculpations ou de confiscations de visas, et cetera.

Cela ne change pas la structure dirigeante du Venezuela. Dans ce pays, une personne inculpée peut encore être ministre de l'Intérieur. Les États-Unis considèrent maintenant que le vice-président du Venezuela est l'une des chevilles ouvrières du trafic de la drogue. Cela ne l'empêche pas d'être vice-président. La seule conséquence de cette accusation est de l'empêcher de sortir du pays.

Certaines des mesures à notre disposition peuvent nous donner le sentiment d'avoir fait quelque chose de bien. Elles peuvent également signaler aux autres que s'ils suivent la même voie, ils s'exposent à subir les mêmes sanctions. Cela ne modifie toutefois pas fondamentalement la situation sur le terrain au Venezuela. C'est là la difficulté. Nous tentons d'inciter, mais je ne sais pas si c'est le bon terme, le gouvernement du Venezuela à suivre une autre voie, à déclencher les élections demandées par le secrétaire général de l'OEA pour répondre aux manifestations dans les rues, et à adopter un autre modèle économique pour que la population puisse à nouveau se procurer des aliments, des médicaments, et cetera. Le gouvernement vénézuélien a malheureusement indiqué qu'il n'a pas l'intention de suivre cette voie qui ne cadre pas avec l'idéologie qui est la sienne.

Nous sommes rendus à un point auquel les outils traditionnels de la diplomatie n'ont tout simplement plus beaucoup d'effets, et je crois que la situation se dégrade. Face à cet état de fait, il faut alors demander au gouvernement pendant combien de temps il entend poursuivre dans le même sens au risque d'aboutir à une situation dont on ne mesure pas les conséquences.

La réponse n'est pas satisfaisante, mais je crois que c'est le point où en sont rendus tous nos chefs d'État.

La sénatrice Cordy : Merci beaucoup.

Le sénateur Gold : Je crois malheureusement que le témoin a déjà répondu aux questions que j'avais à lui poser.

S'il y en a, de quels moyens de pression dispose un pays comme le Canada, seul ou avec d'autres pays partageant le même point de vue? Je crains malheureusement de connaître la réponse. Pour le moins, quelle influence pouvons-nous exercer pour venir en aide aux citoyens vénézuéliens qui tentent de résister à cette glissade vers un régime autoritaire à parti unique? Selon vous, quelles recommandations pourrions-nous faire à notre gouvernement?

M. Farnsworth : N'étant pas citoyen canadien, je ne suis pas très à l'aise pour vous proposer des recommandations à faire à votre gouvernement. Je vous remercie néanmoins de m'offrir l'occasion de vous dire ce que j'en pense.

Il y a deux choses qui me viennent immédiatement à l'esprit. La première est de vous faire entendre. Vous avez un rôle d'autorité morale, en particulier aujourd'hui, et les gens vous écoutent. Lorsque le gouvernement du Canada s'exprime sur les principes et les normes de la démocratie, les gens l'écoutent. Quant à savoir si cela va modifier les comportements, c'est une autre question. S'il n'y a pas quantité de gens à parler de ces questions, des attentes en application de la Charte démocratique interaméricaine et des normes que le Canada et d'autres pays de l'hémisphère occidental ont adoptées, le gouvernement du Venezuela n'aura aucune raison de changer d'attitude. La première chose est donc de ne pas hésiter à faire connaître l'opinion d'un pays hautement respecté et considéré.

La seconde, qui n'est peut-être pas évidente au premier abord, est de profiter de l'implication de longue date du Canada dans les Caraïbes pour inciter les autres pays de la région à favoriser l'adoption d'une approche différente envers le Venezuela. Ce serait là un rôle très important pour votre pays.

Le Venezuela a profité de ses ressources pétrolières pour mettre en place une diplomatie du pétrole qu'il a utilisé de façon très stratégique. Dans le cadre d'un programme appelé PetroCaribe qui est en vigueur depuis plusieurs années, il fait pratiquement don de pétrole à des petits pays des Caraïbes et en vend à des tarifs réduits à certains autres pays d'Amérique centrale. Il ne demande rien en retour, mais compte sur leur appui par la suite. Le paiement de ce pétrole prend la forme d'un appui diplomatique dans la communauté internationale. Ce sont ces pays des Caraïbes qui, dans les années antérieures, ont défendu la démocratie et qui sont les fiers héritiers de traditions démocratiques. Le poids de leurs opinions a été beaucoup plus important que la taille de leurs économies dans le système interaméricain. Ils se sont auparavant levés pour défendre les principes démocratiques.

Au cours des dernières années, un certain nombre de ces pays ont adopté une approche différente. Ils sont devenus des défenseurs du Venezuela en expliquant que la situation dans ce pays leur avait rappelé la leur quand ils ont connu des difficultés économiques. Je crois que c'est vrai, mais cela revient à aller à l'encontre des principes et se traduit par un coût économique.

C'est ce que nous observons à l'Organisation des États Américains. En effet, au sein de celle-ci, chaque pays membre dispose d'une voie. Les possibilités d'action au sein de cet organisme à vocation hémisphérique y sont donc très limitées tant qu'on n'obtient pas un certain pourcentage des voix, qu'il est impossible d'atteindre sans la participation des pays des Caraïbes.

Personne ne demande à ces pays de prendre des mesures contre le Venezuela. On aimerait simplement qu'ils conviennent que leur histoire et leurs traditions démocratiques plaident en faveur d'une orientation différente, en particulier à l'OEA. Ce serait là une contribution des plus importantes. En toute franchise, c'est un domaine dans lequel les États-Unis n'ont pas brillé. Nous avons formulé beaucoup de vœux pieux, mais nous aurions pu et aurions dû faire beaucoup plus. Si nous avions eu cette vision il y a plusieurs années, notre poids dans la communauté internationale aurait peut-être pu, aujourd'hui, être sensiblement différent. Il ne s'agit là que de spéculations. Bien évidemment, il est impossible d'avoir des certitudes. Ce sont toutefois là quelques-unes des choses qu'il devrait être possible d'envisager.

On peut ensuite évoquer la mesure dans laquelle le gouvernement serait désireux de coordonner et de synchroniser avec les États-Unis ainsi qu'avec d'autres membres de la communauté internationale les sanctions contre des personnes membres du gouvernement du Venezuela. C'est là aussi une approche à envisager.

La sénatrice Bovey : Je tiens à vous remercier très chaleureusement de votre témoignage. Tout cela est fort intéressant, mais malheureusement bien triste. Il y a là un dilemme qui n'est pas facile à résoudre.

Vous avez parlé de l'OEA. Je me demande si vous êtes en mesure d'imaginer les résultats sur lesquels pourrait déboucher la réunion des ministres des Affaires étrangères et des membres de l'organisation qui se tient aujourd'hui. Qu'espérez-vous voir se dégager de ces discussions?

M. Farnsworth : Comme nous avons été déçus par le passé, je n'ai pas d'attentes très élevées, mais je continue à espérer. Je continue à espérer parce que les conditions sur le terrain, au Venezuela, sont devenues si difficiles pour un si grand nombre de personnes qu'il me semble qu'il est temps que les pays de l'hémisphère commencent à adhérer à l'idée qu'il faut faire quelque chose. Je ne parle pas uniquement du Canada et des États-Unis, mais de pays comme le Brésil, l'Argentine, le Chili et le Pérou, des pays qui n'avaient pas grand-chose à dire jusqu'à maintenant à cause de la solidarité latino-américaine, des questions de souveraineté et de toutes les approches traditionnelles qu'ils avaient adoptées. Il semble maintenant que les choses commencent à bouger.

Quant à vous dire maintenant ce que j'attends précisément des conversations d'aujourd'hui, j'aimerais que, pour le moins, un groupe de contacts de pays soit mis sur pied, essentiellement un groupe de pays partageant la même vision, mandaté par l'OEA pour engager des discussions avec le gouvernement vénézuélien afin de l'inciter ou de le pousser à suivre une nouvelle voie. Il est évident que cela ne serait pas en soi un gage de succès, mais on a déjà utilisé cette approche en Amérique latine par le passé, que ce soit pendant le processus de Contadora en Amérique centrale ou lors des transitions vers la démocratie dans d'autres régions de l'hémisphère. Il serait utile que des pays consacrent beaucoup de temps à ces questions, en s'intéressant précisément à ce qui se passe dans le pays et en ayant une vision commune de la façon de progresser.

Ce qui serait encore plus important et plus utile serait d'avoir plus des deux tiers des pays membres de l'OEA qui s'impliquent dans ce groupe de contacts afin de disposer d'assez de voix pour parvenir à faire quelque chose de significatif en ce qui concerne le Venezuela. Ses dirigeants sont très habiles dans leur propagande à crier victoire lorsque le nombre de voix nécessaires n'est pas atteint. C'est ce qu'ils ont déjà fait maintes fois. Ils prétendent alors que les pays membres de l'OEA ne veulent pas intervenir et ne parviennent pas à s'entendre entre eux, ce qui a pour effet de leur permettre de disposer d'un espace politique plus important et du temps nécessaire pour consolider leur démarche.

J'aurais du mal à vous dire quels pourraient être les résultats précis d'une telle démarche. J'aimerais toutefois qu'elle débouche sur un résultat précis à la suite d'une certaine forme de consensus, que les participants aient un certain sentiment d'urgence et que cela ne se limite pas à des discussions à la suite desquelles chacun retourne chez lui et continue comme si de rien n'était. J'espère donc qu'il va s'agir là du début réel d'un travail durable avec le gouvernement du Venezuela pour mettre en place une période de transition pacifique ou, s'il refuse d'apporter les changements nécessaires, pour que la communauté internationale décide d'un commun accord quelles devraient être les étapes à venir dans le cadre de l'OEA ou des Nations Unies, ou dans tout autre contexte qui nous permettrait de nous situer du bon côté de l'histoire.

La présidente : Si vous me permettez une parenthèse, l'initiative du Vatican est-elle définitivement morte?

M. Farnsworth : Je ne dirais pas que cette initiative est morte, mais plutôt qu'elle est au point mort depuis un certain temps. Cela s'explique par le fait que lorsque cette initiative a été lancée l'an dernier, certains ont prétendu que le gouvernement du Venezuela l'utilisait pour gagner du temps et retarder la nécessité de procéder à un référendum de destitution. Je pourrais vous entraîner dans les détails de cette mécanique, mais permettez-moi de vous dire simplement qu'en essayant d'obtenir une décision politique au cours de cette année civile, 2017, le gouvernement ne sera pas alors contraint d'organiser un référendum de destitution. L'opposition a prétendu que les discussions facilitées par le Vatican avaient concrètement pour effet de permettre au gouvernement de faire traîner les choses.

Cela dit, l'opposition est loin d'être convaincue que le rôle du Vatican dans ce cas-ci en est un qu'elle pourrait soutenir. Je ne pense toutefois pas que l'initiative soit morte. Je crois que le pape a indiqué clairement que si les parties conviennent de s'asseoir pour discuter et parvenir à une conclusion utile, il est tout à fait prêt à faciliter ces discussions.

La présidente : Monsieur Farnsworth, vous nous avez consacré beaucoup de temps et nous vous en remercions chaleureusement. Nous avons abordé avec vous quantité de sujets et ce fut à la fois très intéressant et très utile. Tout comme vous, nous sommes conscients du dilemme auquel nous nous heurtons pour aider le peuple vénézuélien avec nos moyens limités. Comme vous nous avez dit que ce qui importe est d'en parler publiquement, je vous remercie de nous avoir fait part de vos opinions aujourd'hui et de nous avoir communiqué tous ces renseignements.

Nous sommes maintenant ravis d'accueillir parmi nous Mme Maria Margarita Torres, membre honoraire de la Fondation d'engagement canadienne-vénézuélienne. Elle est née au Venezuela et est conseillère municipale de Montréal-Ouest.

Elle est accompagnée de M. Orlando Viera-Blanco, le président de la Fondation d'engagement canadienne- vénézuélienne et conseiller extérieur du Comité permanent des affaires étrangères de l'Assemblée nationale du Venezuela.

Je vous souhaite la bienvenue à tous deux. Je crois savoir, madame Torres, que vous allez prendre la parole en premier et que, ensuite, M. Viera-Blanco prendra le relais.

Maria Margarita Torres, membre honoraire, Fondation d'engagement canadienne-vénézuélienne : Je crois que c'est un patronyme portugais. Est-ce bien cela?

Orlando Viera-Blanco, président, Fondation d'engagement canadienne-vénézuélienne : C'est un patronyme espagnol qui était porté par des Portugais ayant déménagé en Espagne.

La présidente : Je vous souhaite la bienvenue à notre comité. La parole est à vous.

Mme Torres : Je vous remercie très sincèrement, mesdames et messieurs les sénateurs et tous les autres membres de ce comité, de nous accueillir. Nous vous sommes reconnaissants de cette occasion de vous faire part de nos points de vue sur la situation au Venezuela.

Je me permets de reprendre à mon compte les félicitations que M. Farnsworth vous a adressées pour le leadership que vous exercez sur la scène internationale dans la défense de notre pays. Il faut que vous fassiez tout en votre pouvoir pour lui venir en aide car la situation y est actuellement désespérée.

Je suis née au Venezuela, mais j'ai immigré au Canada il y a environ 40 ans. Depuis cette époque, j'ai conservé des liens étroits avec le pays dans lequel je suis née. La plupart des membres de ma famille résident encore au Venezuela, y compris ma mère qui a maintenant 93 ans et qui, comme beaucoup d'autres personnes âgées, souffre beaucoup des privations qui caractérisent ces temps difficiles.

Le mois dernier, j'ai eu l'occasion de présenter au Sous-comité des droits internationaux de la personne le rapport du Comité permanent des affaires étrangères et du développement international rédigé par l'Organisation des États Américains. Celui-ci expose avec force détails la crise vénézuélienne, en insistant en particulier sur la dégradation de l'ordre constitutionnel et démocratique. Je voulais alors faire prendre conscience aux membres de ce sous-comité de la situation désastreuse de la population vénézuélienne, qui souffre au quotidien, et leur expliquer les modifications dramatiques qui étaient alors prévues. Depuis ce moment, la situation s'est encore détériorée gravement.

L'article 350 de la Constitution vénézuélienne se lit comme suit :

« La population du Venezuela, dans le respect de sa tradition républicaine et de sa lutte pour l'indépendance, la paix et la liberté, devra rejeter tout régime, toute législation ou tout pouvoir qui viole les valeurs, les principes et les garanties démocratiques ou qui empiètent sur les droits de la personne. »

C'est dans cette optique que la population vénézuélienne, exerçant ses droits constitutionnels, a pris la rue pour protester contre le gouvernement Maduro. Cela fait maintenant 61 jours que des centaines de milliers de personnes, dans toutes les régions du pays, sont descendues dans la rue pour protester contre les abus du gouvernement, les violations continues des droits de la personne, du processus et des institutions démocratiques, contre l'absence de justice, le manque de sécurité personnelle, la rareté des aliments et des médicaments, et cetera. La liste des motifs de protestation ne fait que s'allonger.

Jusqu'à aujourd'hui, le soixantième jour de manifestations, 69 personnes ont été tuées pendant celles-ci, ou dans des activités qui y sont directement reliées, par les forces de l'ordre ou par des groupes armés comme ceux qu'on appelle les « colectivos » composés de civils armés par le gouvernement qui les autorise à massacrer ainsi les gens.

La plupart des manifestants décédés étaient des jeunes. Le Forum pénal vénézuélien indiquait hier après-midi que 3 000 manifestants ont été blessés et environ 2 800 arrêtés. D'entre eux, 80 p. 100 sont des jeunes, 60 p. 100 des étudiants et 1 351 sont toujours détenus. Je dois vous préciser que ce sont des civils et qu'ils ne sont pas poursuivis devant un tribunal civil, mais bien devant un tribunal militaire.

Les manifestants font face à une répression brutale, n'hésitant pas à tirer avec des armes à feu et faisant un usage excessif des gaz lacrymogènes. Dans certains cas, les tireurs de cartouches de gaz lacrymogènes ont visé directement le corps des manifestants, ce qui a provoqué le décès d'au moins une personne. Les passages à tabac, les arrestations illégales et la torture font partie des tactiques utilisées par les forces gouvernementales. De nombreux Vénézuéliens sont tués sans hésitation ou blessés gravement parce qu'ils s'opposent au régime Maduro et espèrent un Venezuela dans lequel les conditions de vie seront meilleures. Ce sont des gens qui manifestent pour l'amour de leur pays.

Malgré cela, le gouvernement n'est pas venu à bout des manifestations et les manifestants sont même davantage unis et décidés que jamais à poursuivre leurs protestations. Nous ne pouvons pas tolérer plus longtemps un mode de vie dans lequel ne manger qu'une ou deux fois par jour est acceptable, dans lequel la malnutrition, touchant en particulier les enfants, ne cesse d'augmenter. Nous ne pouvons pas non plus accepter que tant de personnes décèdent parce qu'elles n'ont pas accès à des médicaments ou parce que les hôpitaux sont devenus des lieux insalubres.

Comme M. Farnsworth vous l'a déjà dit, de nouvelles statistiques ont été publiées récemment et la ministre responsable de cette publication a été limogée deux jours après pour avoir tout simplement fait son travail. Elle avait annoncé, entre autres, qu'en 2016 le nombre des décès néonataux avait augmenté de 30 p. 100 par rapport à 2015. Au cours de la même période, le nombre de femmes décédant en couches avait, lui, augmenté de 60 p. 100.

Les Vénézuéliens que nous sommes ne peuvent accepter qu'il n'y ait plus d'emplois et, lorsqu'il y en a, que les maigres salaires versés ne suffisent pas à payer la nourriture, sans parler d'autres articles essentiels. En 2016, l'inflation a atteint les 800 p. 100 et, en 2017, devrait dépasser les 1 000 p. 100.

La sécurité des personnes n'est plus assurée non plus. D'après la procureure générale, 21 000 homicides ont eu lieu en 2016. Seulement 4 000 enquêtes ont abouti. Au cours des 18 dernières années, il y a eu environ 300 000 homicides dans le pays.

Je sais que je me répète, mais le Venezuela se trouve dans une situation désastreuse. Des gens sont tués; des étudiants et des prisonniers politiques sont torturés de façon horrible et systématique et leurs familles constamment humiliées. Les atrocités commises par ce gouvernement sont indescriptibles.

La censure ne parvient pas, grâce aux médias sociaux et à la presse internationale, à empêcher la diffusion d'images et d'histoires à faire peur. Vous pouvez demander aux gens de voir leurs pages Facebook ou Instagram et vous y verrez des photos et des vidéos horribles de la répression brutale de ce régime totalitaire et criminel contre sa population.

Nous nous trouvons aujourd'hui à un point de non-retour, mais nous nous demandons maintenant que faire dorénavant à la défense de notre cause. Maduro et son gouvernement s'accrochent énergiquement au pouvoir. Ils ont refusé de tenir des élections présidentielles après l'annonce d'un référendum de destitution conformément à la Constitution, et ne veulent pas non plus tenir des élections au niveau municipal ni à celui des états, élections qui auraient dû avoir lieu il y a quelques mois ou même il y a un an. Ils veulent remplacer l'Assemblée nationale démocratiquement élue par un gouvernement désigné par une assemblée constituante. Ce sont là tout simplement des artifices pour conserver le pouvoir, et même en accaparer encore plus, et pour affaiblir la démocratie et rogner les libertés.

Diverses organisations militaires ont lié des liens étroits avec ce régime totalitaire. Elles sont même parfois devenues des instruments de la répression au lieu d'instruments du maintien de la paix. Nous savons maintenant que des hauts dirigeants de l'armée et de l'appareil gouvernemental, dont le vice-président du Venezuela, sont accusés de participer au trafic de drogue. Certains d'entre eux ont été condamnés par les États-Unis et sont exposés à des peines de prison. Cela suffit en soi à rendre la situation très dangereuse.

S'ajoute à cela que de nombreux Cubains, Chinois, Russes et membres des FARC vivent sur le territoire du Venezuela. Les Vénézuéliens que nous sommes craignent le rôle qu'ils pourraient jouer lorsque le gouvernement Maduro sera renversé, ce qui doit se produire avant qu'un plus grand nombre d'entre nous soit tué et que ce régime totalitaire s'enracine encore plus profondément.

Nous espérons que cela va se produire le plus tôt possible et que le peuple vénézuélien aura alors l'occasion de remettre en place nos institutions démocratiques et de nous sortir de la pagaille dans laquelle nous nous trouvons après 18 ans d'une révolution corrompue qui a échoué. Nous n'y parviendrons pas tous seuls. Nous allons avoir besoin de l'aide internationale d'institutions comme l'Organisation des États Américains et les Nations Unies, et nous allons avoir besoin de l'appui de pays comme le Canada.

Je tiens, mesdames et messieurs, à vous remercier très sincèrement, ainsi que l'ensemble de la population canadienne, pour l'appui que vous nous avez apporté, y compris en nous donnant l'occasion de vous informer de la situation horrible dans laquelle nous nous trouvons. Encore merci.

La présidente : Je vous remercie.

M. Viera-Blanco : Je tiens tout d'abord à remercier le Parlement dans son ensemble et le Sénat en particulier d'avoir accepté d'entendre aujourd'hui, par notre intermédiaire, la voix du peuple vénézuélien.

Je suis résident au Canada depuis 2012. J'ai déjà eu maintes fois l'occasion, au cours des dernières années, de venir témoigner ici. Je suis conseiller du Comité des affaires étrangères de l'Assemblée nationale vénézuélienne et professeur de sciences politiques. Je peux vous dire que je suis déjà venu ici il y a un mois devant le Comité des droits de la personne et j'y ai essayé de décrire ce qui se passait alors au Venezuela, le type de régime qui est en vigueur, parce que cela fait maintenant quelques années que c'est un sujet de débat au Canada.

Il y a tout juste deux mois, je vous aurais dit que le Venezuela vivait sous un régime dictatorial, un nouveau genre de dictature. La décision de la Cour suprême correspondait effectivement aux critères d'un tel diagnostic. Mais si vous me demandez maintenant sous quel régime vit le Venezuela, je vais devoir vous répondre qu'il s'agit d'un régime totalitaire, ce qui est bien plus grave. Cela signifie que nous avons non seulement perdu la démocratie, mais aussi tout simplement la liberté. Nous avons perdu tout ce qui caractérisait notre état démocratique. La population, le territoire et les institutions ont été manifestement kidnappés par un régime criminel. J'observe là quelque chose de tout à fait nouveau. Je n'ai rien vu de tel jusqu'à maintenant dans toute l'Amérique latine.

La difficulté pour nous maintenant n'est pas seulement de recouvrer la démocratie, pas seulement de recouvrer la liberté, il s'agit de recouvrer la personnalité de l'État, les institutions, notre nation, notre identité et notre territoire qui ont été occupés par une sorte d'organisation criminelle.

Qu'entend-on aujourd'hui par totalitarisme? Il s'agit du totalitarisme « des institutions ». Ni la justice ni l'Assemblée nationale ne sont dorénavant reconnues par le gouvernement. Il ne s'agit pas d'un pouvoir moral parce que tous les pouvoirs moraux reconnaissent la nécessité d'un ombudsman et d'un procureur général, et que tous ont été remplacés récemment, comme tous les élus qui étaient au service de l'État. C'est un totalitarisme social. Seuls ceux qui manifestent leur approbation de la révolution ont le droit à des prestations et à certains privilèges.

C'est un totalitarisme politique parce qu'un seul parti peut s'épanouir actuellement au Venezuela. Les autres essaient de survivre, et c'est loin d'être facile.

C'est un totalitarisme civil qui ne reconnaît pas les droits de la personne ni les droits civils. Il rejette le pluralisme. Il refuse les élections. Nous avons tenté récemment d'organiser une élection au Venezuela, mais les parlementaires se sont vu refuser le droit, par quelques décisions criminelles de tribunaux criminels, de mener ce projet à bien.

C'est un totalitarisme économique, qui a procédé à quantité d'expropriations. Cinq millions d'acres de terres ont été expropriés au Venezuela. Ils ne sont pas consacrés à la production, ni à l'industrie, ni à l'économie. Ils sont contrôlés par l'État.

C'est un totalitarisme institutionnel, comme je vous l'ai dit, parce qu'il ne détient aucun pouvoir moral.

Au bout du compte, c'est même un totalitarisme technologique. Tous les médias de masse ont été censurés ou sont sous le contrôle du gouvernement.

Le Venezuela a été pris en otage par le régime. Tout juste hier, le député Henry Ramos Allup, autrefois président du Congrès, a décrit la situation au Venezuela comme celle d'un État terroriste. C'est un État terroriste. Un État totalitaire et terroriste.

Pourquoi un État terroriste? On observe au Venezuela un terrorisme sélectif, une détention sélective des personnes, la criminalisation de l'opposition. Des menaces d'exécution sommaire sont proférées de façon sélective. Des jeunes ont été tués d'une balle dans la tête.

C'est un État terroriste parce que nous voyons les militaires faire des incursions dans les hôpitaux sans en avoir reçu l'ordre ni avoir obtenu de mandat. Au cours des trois derniers jours, les militaires ont même reçu l'ordre du gouvernement de ne pas hésiter à pénétrer dans les domiciles privés sans mandat, d'intimider les habitants et de tout casser, sans aucun respect de la notion de justice.

Les juges des tribunaux criminels condamnent des gens à la détention, organisent des procès contre des civils. Les tribunaux militaires s'attaquent à des civils. Les prisonniers sont isolés, comme Leopoldo López et d'autres prisonniers vénézuéliens. Ils sont aussi torturés.

Le gouvernement n'hésite pas à intercepter les communications et les conversations privées.

Le député Gilber Caro et sa fiancée ont été emprisonnés parce qu'ils détenaient des armes. On voulait à tout prix les incriminer.

Que pouvons-nous faire dans une telle situation? C'est la question qui se pose, et j'ai quelques suggestions à vous faire.

À titre d'exemple, je suis très préoccupé par ce qui se passe aux Nations Unies, au sein de la bureaucratie des Nations Unies. Vous avez tous entendu parler du Statut de Rome de la Cour pénale internationale située à La Haye. Les États-Unis ont demandé récemment au Conseil de sécurité des Nations Unies d'intervenir et d'organiser des consultations sur ce qui se passe au Venezuela. Cela veut dire qu'on estime que la notion de justice mondiale, donc le respect des grands principes du droit, devrait s'appliquer au Venezuela. C'est un message important lorsqu'on tente de s'attaquer aux forces militaires. Dans une telle perspective de justice mondiale, il faut faire preuve de créativité pour venir à bout de la bureaucratie imposée par cette procédure du Statut de Rome.

Je vous prie de m'excuser, mais c'est du Haut Commissaire aux droits de l'homme que je parle. Je ne l'entends pas beaucoup parler de ce qui se passe au Venezuela. Pourtant, on peut facilement consulter quantité de vidéos, d'images et d'autres preuves manifestes de ce qui se passe dans ce pays. Jusqu'à maintenant, plus de 71 personnes sont décédées, des jeunes, à qui on a tiré dans la tête. C'est un pays dans lequel il y a beaucoup trop de répression et beaucoup trop de torture.

Vous me dites qu'il faut que je sois patient, que les procédures de la Cour pénale internationale de La Haye prennent énormément de temps pour bien documenter ce qui se passe au Venezuela. Cette cour pénale peut prendre des mesures allant jusqu'à ordonner la capture des oppresseurs. Si ce tribunal de La Haye a la volonté politique, non, ce n'est pas la volonté politique... Si le juge est décidé à faire aller de l'avant la procédure, ce sera peut-être la première fois que cette cour ordonne une intervention rapide au nom de la justice mondiale afin d'éviter ou au moins d'essayer de mettre fin à ce terrorisme de masse au Venezuela.

C'est pourquoi les Vénézuéliens ont, comme l'a dit Maria Margarita, décidé d'appliquer l'article 350 de leur Constitution, qui autorise le peuple vénézuélien, les civils que nous appelons la « rébellion légitime », à ne pas reconnaître le gouvernement. À mon avis, c'est un processus irréversible. En matière d'indignation, d'humiliation, d'agression et de violence, le peuple vénézuélien est rendu à un point de non-retour.

Encore une chose. L'assemblée constituante que Maduro a proposé de convoquer est totalement illégale. La Constitution vénézuélienne ne permet pas au président de convoquer une assemblée constituante. Vous pouvez prendre l'initiative, mais c'est au peuple que la décision appartient d'après une disposition très précise en la matière de notre Constitution.

Je vous remercie de votre attention.

La présidente : Je vous remercie de vos exposés et de nous avoir informés des choses importantes qui se passent au Venezuela.

Je crois que je peux m'adresser à vous deux. Dans ce comité, nous abordons souvent des questions qui ne le sont pas ailleurs. Le Venezuela n'avait pas vraiment retenu l'attention de l'ancien gouvernement ni de celui-ci. Je suis convaincu que ce sont là des choses que nos diplomates surveillent, mais ce n'était pas une priorité au parlement ni dans la population. C'est pourquoi ce comité a tenté d'attirer l'attention du public canadien sur la situation vénézuélienne. Il semble qu'elle se soit détériorée et continue à le faire.

Nous savons que notre gouvernement participe aux délibérations de l'OEA et nous espérons que celles-ci déboucheront sur quelque chose de concret, même s'il n'y a pas grand monde d'optimiste. Je sais aussi que le Secrétaire général suit ce dossier depuis longtemps, mais la difficulté est d'amener les membres des Nations Unies à voter sur ce problème.

Suivez-vous l'évolution des choses en Amérique du Sud? Il y a deux ans, le Venezuela comptait de nombreux partisans, et depuis cette époque il y a eu de nombreuses élections. L'Argentine accorde désormais une priorité élevée aux questions des droits de l'homme et de l'implication de l'OEA. Il y a également eu des élections dans d'autres pays. Il est inutile que je les énumère ici.

Percevez-vous une volonté collective plus forte de s'attaquer au problème du Venezuela dans le contexte actuel de l'Amérique du Sud?

Mme Torres : Oui, tout à fait. Cela fait 15 ans que nous n'avons pas été confrontés à ce type de problème. À mon avis, la Canadienne que je suis, qui vit ici, se rend au Venezuela une fois par année et j'ai observé la détérioration de la situation. Depuis le début, elle a été systémique. J'ai ainsi pu observer les effets de la censure, la destruction par le gouvernement de l'industrie privée. Il a commencé lentement mais sûrement par procéder à des expropriations ou par permettre l'invasion de propriétés.

Cela fait maintenant très longtemps que, d'une façon ou d'une autre, nous mettons ces questions de l'avant. Nous n'avons obtenu aucune reconnaissance sur la scène internationale. Nous pensions que c'était un pays riche et sans problème.

Mon plus jeune fils a fait des études à Montréal et a obtenu un diplôme en relations Nord-Sud. Avec ses condisciples, il a littéralement fait la comparaison entre la société nord-américaine et celle de l'Amérique du Sud. Mon fils m'a, par exemple, expliqué que Chávez est celui qui a imposé la gratuité de l'enseignement, alors j'ai moi-même bénéficié d'une éducation gratuite.

Il y avait des quantités de choses que les gens refusaient de croire sur le Venezuela. Nous n'avions pas de soutien international. Peu importe avec quelle énergie nous nous sommes battus et nous avons écrit. Nous avons essayé de montrer la réalité aux gens. Ce n'est qu'après 2014, si je ne me trompe, que nous avons commencé à être perçus un peu différemment, après le décès de Chávez.

Je ne crois pas que ce changement d'attitude soit dû au fait qu'il est décédé. Il nous a laissé un pays dans la pagaille, avec une mauvaise situation économique, mais son successeur n'est pas aussi charismatique que lui. Le gouvernement n'a plus d'argent pour convaincre les gens, et cela englobe les pays autour de nous, que son système fonctionne. Il a échoué et les gens ont commencé à en prendre conscience.

Beaucoup d'îles des Caraïbes recevaient des quantités importantes de pétrole ou retiraient d'autres avantages du Venezuela. Ce sont là des pratiques dont nous n'avons plus les moyens. Dorénavant, ces pays reçoivent probablement leur pétrole des États-Unis, ou des pays européens. Ils ne les appuient pas.

À titre d'exemple, nous avons commencé à soulever ces questions avec M. Almagro auprès de l'Organisation des États Américains, et si vous regardez comment les pays ont voté, vous constater qu'à un moment la Colombie, qui jusqu'à récemment ne nous appuyait pas a commencé à changer d'attitude. Il en est allé de même avec le Mexique, le Brésil et l'Argentine.

Vous observez maintenant que beaucoup d'entre eux nous apportent leur appui et que quantité d'autres s'abstiennent pour différentes raisons, ce qu'on ne voyait pas auparavant. Donc oui, le Venezuela est isolé. On constate sur la scène internationale une plus grande sensibilisation aux problèmes vénézuéliens.

M. Viera-Blanco : Je suis tout à fait d'accord. L'interdépendance entre les pouvoirs, même au sein de l'OEA, n'a plus les mêmes effets. Il y a un ou deux ans de cela, le nombre maximum de voix recueillies lors d'un vote à l'OEA pouvait atteindre 14 ou 15, alors qu'il approche maintenant les 20, et cela s'explique par la situation intérieure du Venezuela.

Tout ce qui s'est passé au cours des derniers jours montre bien que les événements survenus au Venezuela sont dorénavant considérés comme délicats, et si graves qu'il est difficile de continuer à appuyer le gouvernement. Actuellement, la Bolivie, le Nicaragua et quelques îles des Caraïbes continuent à appuyer Maduro et son gouvernement. Les autres pays de la région reconnaissent dorénavant que les droits de la personne sont totalement méprisés au Venezuela.

La présidente : L'un ou l'autre de vous deux s'est-il adressé au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies? Lorsque le Conseil siège, les ONG, y ont un rôle à jouer. Avez-vous envisagé de vous adresser au CDH? Coordonnez- vous d'une façon quelconque vos activités?

Il me semble que si nous tenons à retenir l'attention des Nations Unies et de ses organismes, il y a souvent intérêt à passer par des ONG et à faire entendre d'autres voies que celle des gouvernements. Le gouvernement peut bien évidemment prendre position, mais il y a maintenant un lieu où les ONG et les minorités peuvent s'exprimer et faire entendre leurs doléances.

Avez-vous déjà entrepris des démarches de ce genre à partir du Canada?

M. Viera-Blanco : Actuellement, l'un de nos membres honoraires coordonne en République tchèque la préparation d'un dossier et a fait état de plus de 600 incidents devant la Cour pénale internationale. Nous nous apprêtons à lancer une campagne sur le thème [Le témoin s'exprime en espagnol] dont l'objectif ne laisse aucun doute.

Nous mettons maintenant tout en œuvre pour promouvoir notre cause auprès du Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme, puisque c'est la voie à suivre. Hier, dans un discours, l'un des députés vénézuéliens à approuver ce choix. Je pense donc que c'est la meilleure à suivre pour demander justice et obtenir une décision concernant le Venezuela qui ne se limitera pas à ce qui s'est passé au cours des 60 derniers jours. Cela fait maintenant fort longtemps qu'il y a des problèmes au Venezuela et nous attendons d'obtenir justice. Les gens veulent obtenir justice. C'est ce qui va les motiver à participer à notre campagne [Le témoin s'exprime en espagnol.]

La présidente : J'ai une dernière question à vous poser. Lorsqu'il est arrivé au pouvoir, le président Chavez parlait de défendre les gens contre ce qu'il appelait l'élite qui contrôlait la terre et les ressources, et il y est certainement parvenu parce qu'il avait du pétrole. Maintenant, il n'y a plus de médicaments, plus d'aliments. Les gens doivent se rendre en Colombie, et cetera. L'attitude des gens a-t-elle changé parce que le régime Chavez avait encore, il y a un an, du prestige auprès de certains Vénézuéliens qui disaient : « Nous n'aimons pas ce gouvernement qui ne nous aide pas, mais nous n'aimons pas non plus la solution de remplacement. » L'opposition est-elle parvenue à diffuser un message ayant de l'écho chez les personnes qui étaient si mécontentes auparavant?

Mme Torres : Je crois que oui. C'est l'une des raisons pour laquelle il y a tant de gens à manifester dans la rue. Auparavant j'entendais dire au Canada que les gens qui manifestaient appartenaient à la classe moyenne et voulaient défendre leur mode de vie et leurs intérêts. Ce qui se passe maintenant est que les gens ayant les plus faibles revenus se trouvent dans la pire situation qu'ils n'aient jamais connue. Elle est maintenant bien pire qu'elle ne l'était avant la venue de Chavez et ils en ont pris conscience. Ils savent fort bien que ce n'est pas la faute des États-Unis. Beaucoup de gens se plaignent. Le gouvernement Chavez n'arrête pas de se plaindre des Américains, de l'impérialisme...

Les gens prennent maintenant conscience que tout cela est dû à la mauvaise gestion, à la corruption, aux activités criminelles, et cetera. Ils manifestent actuellement dans les rues et veulent voir des changements. Il est possible qu'ils ne veuillent pas retourner à la situation d'avant l'arrivée de Chavez, et il y a donc des choses dont il faudra parler à l'avenir, des questions sur lesquelles nous devrons travailler. Cela ne fait aucun doute. Leurs propres partisans semblent maintenant avoir changé d'avis.

Même au sein de l'appareil gouvernemental, il y a maintenant trois juges, à ce que je crois savoir, qui commencent à critiquer le gouvernement, et c'est quelque chose de nouveau. L'un d'entre eux a pris la parole hier, en tout cas plutôt cette semaine, pour dire que cela faisait des années que leur vote était manipulé. Il semble donc que la peur commence à disparaître.

Mme Ortega, la procureure générale, a aussi critiqué son gouvernement. Les partisans du régime chaviste commencent à parler en disant : « Cela ne fonctionne pas. Ce n'est pas constitutionnel. Nous ne voulons pas aller là où ils veulent nous emmener. » Cela m'amène à croire que le gouvernement commence à se heurter à une opposition, même parmi ses partisans.

La présidente : Au nom des membres de ce comité, je tiens à vous remercier d'être venus nous entretenir de ces questions.

Mme Torres : Avec votre permission, j'aimerais ajouter quelque chose. Quelqu'un a demandé ce que le Canada peut faire et quelle différence cela impliquerait immédiatement. M. Farnsworth vous a fait part de deux idées excellentes.

Le mois dernier, Mme Lilian Tintori a déclaré au Venezuela que ces gens sont prêts à sacrifier leur vie. Ils se sentent isolés face aux difficultés quotidiennes auxquelles ils sont confrontés, que ce soit pour acheter de la nourriture, pour manifester, pour se rendre au travail ou pour nourrir leurs enfants. C'est une bataille de tous les jours. Le fait de savoir qu'il y a des gens qui les appuient et que d'autres sont attentifs à leurs problèmes leur insufflera un peu d'énergie et même leur donnera peut-être un peu de paix intérieure. Lorsque les Canadiens que nous sommes leur manifestent leur appui ou que nous parlons en leur nom, ou que nous parlons de leur situation à la télévision ou dans la presse, ils ont le sentiment de ne plus être seuls.

Je vous remercie.

La présidente : Merci beaucoup, madame Torres. C'était là un commentaire bienvenu pour conclure. Je crois qu'en tenant ses audiences, nous manifestons notre solidarité envers le peuple vénézuélien. Nous espérons que la situation va changer. Je crois qu'il nous incombe de veiller à ce que notre gouvernement et notre Parlement fassent leur possible pour venir en aide à la population en cette époque fort difficile pour elle.

Madame Torres et monsieur Viera-Blanco, je tiens à vous remercier tous les deux d'avoir comparu devant ce comité.

Mesdames et messieurs les sénateurs, nous nous réunirons à nouveau demain. Nous entendrons un autre groupe de témoins qui continueront à nous parler du Venezuela. Ensuite, nous poursuivrons notre réunion à huis clos pour discuter de notre rapport sur le projet de loi C-44.

(La séance est levée.)

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