LE COMITÉ SÉNATORIAL PERMANENT DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET DU COMMERCE INTERNATIONAL
TÉMOIGNAGES
OTTAWA, le mercredi 4 octobre 2017
Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui à 16 h 48, pour faire une étude sur les relations étrangères et le commerce international en général (sujet : les enjeux du Brexit au Canada).
La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.
La présidente : Honorables sénateurs, nous poursuivons notre étude, conformément à notre ordre de renvoi général. Le comité est autorisé à examiner les questions touchant les relations extérieures et le commerce international de manière générale qui se présentent de temps à autre.
Selon ce mandat, le comité a invité le prochain témoin à lui présenter un exposé sur les enjeux du Brexit au Canada et tous les autres enjeux liés au Brexit qui pourraient avoir de l’intérêt pour notre comité.
Sans plus attendre, puisque nous n’avons qu’une seule heure, le comité a le plaisir d’accueillir M. Achim Hurrelmann, directeur de l’Institut des études européennes, russes et eurasiennes et professeur agrégé de science politique à l’Université Carleton. Il a témoigné récemment devant nous, alors il connaît très bien la procédure du comité.
Nous sommes très heureux que vous ayez pu accepter notre offre. Comme je l’ai déjà dit, nous ne nous étendons pas sur les biographies. Celles-ci sont remises aux sénateurs, et nous voulons consacrer notre temps à votre témoignage ainsi qu’aux questions et réponses.
M. Patrick Leblond, professeur agrégé et directeur adjoint de l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa, comparaîtra par vidéoconférence de Barcelone, en Espagne.
Merci d’avoir accepté notre invitation.
Nous nous occupons du Brexit, aujourd’hui, mais je sais que Barcelone suscite un certain intérêt. Nous nous efforcerons le mieux possible de ne pas perdre notre sujet de vue.
Nous allons entendre les témoins dans l’ordre où je les ai présentés; nous commençons donc par M. Hurrelmann.
Achim Hurrelmann, Institut des études européennes, russes et eurasiennes, professeur agrégé, Département de science politique, Université Carleton, à titre personnelMerci beaucoup de m’accorder encore une fois votre attention. Mon exposé se concentrera sur les processus juridiques et politiques du Brexit et leur signification pour le Canada. Je laisserai à M. Leblond le soin de parler des relations économiques, des échanges commerciaux et de tout le reste, puisqu’il est sur ces sujets davantage un expert que moi.
Pour commencer, revenons sur deux ou trois dates.
Le 23 juin 2016 avait lieu au Royaume-Uni un référendum à l’issue duquel 52 p. 100 des participants avaient décidé que la Grande-Bretagne devait quitter l’Union européenne. Ensuite, le 29 mars de l’année en cours, le gouvernement britannique a officiellement avisé l’Union européenne de son intention de se retirer de l’Union européenne. C’est le 19 juin qu’ont eu lieu les premières discussions sur le Brexit, et les négociations entre le Royaume-Uni et les États qui sont demeurés membres, qu’on appelle l’UE27, ont alors officiellement commencé.
J’aimerais vous rappeler brièvement quelle est la situation actuelle. Le Royaume-Uni, en tant que membre de l’Union européenne, fait partie du plus grand marché commun du monde au sens où il permet la libre circulation des biens, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre. L’Union européenne est dotée d’un régime de réglementation dense qui porte sur les produits, la santé et les normes environnementales, entre autres choses. Il s’agit d’une union douanière qui a le pouvoir exclusif de conclure des accords de commerce international, par exemple l’AECG conclu avec le Canada; tous les États membres sont assujettis à la législation contraignante de l’Union européenne, telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne.
Si je mentionne tout cela, c’est parce que le Brexit a pour objectif de se soustraire à quelques-uns de ces arrangements, mais pas à tous. Si le gouvernement du Royaume-Uni obtient ce qu’il veut, il pourrait mettre un terme à la libre circulation de la main-d’œuvre; remplacer la réglementation de l’Union européenne par des règles britanniques; quitter l’union douanière et conclure lui-même ses accords commerciaux extérieurs; et soustraire le Royaume-Uni à la compétence de la Cour de justice. Cependant, il voudrait que les biens, les services et les capitaux britanniques conservent leur accès au marché de l’Union européenne.
Du point de vue de l’Union européenne, cela équivaut à du picorage dans un marché unique global, et c’est pourquoi elle a déclaré que c’était inacceptable. L’Union européenne est d’avis que si le Royaume-Uni n’accepte pas l’ensemble des mesures s’appliquant à ce marché unique, elle ne lui accordera pas un accès illimité au marché de l’UE27. C’est l’objet actuel des négociations.
L’Union européenne est dans une position de force pour négocier, puisque l’économie du Royaume-Uni dépend, bien sûr, du grand marché de l’Union européenne. Les exportations du Royaume-Uni vers l’Union européenne représentent 13 p. 100 du PIB du Royaume-Uni, tandis que les exportations de l’Union européenne vers le Royaume-Uni ne représentent que 3 p. 100 environ du PIB de l’Union européenne. Ce déséquilibre manifeste se répercute sur la dynamique des négociations.
J’aimerais passer brièvement en revue les procédures s’appliquant aux négociations du Brexit. Elles se fondent sur l’article 50 du Traité sur l’Union européenne, lequel prévoit un délai de deux ans — qui nous amène en mars 2019 — pour négocier les modalités d’un retrait de même que le cadre des relations futures, comme l’article les désigne.
Si un accord est atteint, il devra être approuvé par une majorité qualifiée d’États membres de l’Union européenne — 72 p. 100 des États membres représentant 65 p. 100 de la population de l’Union européenne — et à la majorité par le Parlement européen. Au Royaume-Uni, Theresa May s’est engagée à laisser les deux chambres du Parlement britannique voter sur cet accord.
Le Royaume-Uni a mis en œuvre un processus parallèle, qu’on appelle le projet de loi sur le retrait, et vous avez peut-être suivi ce dossier, qui vise à intégrer des lois de l’Union européenne au droit britannique pour faire en sorte que certains règlements économiques et sociaux, qui jusqu’ici s’appliquent à l’échelle de l’Union européenne et à tous ses États membres demeurent en vigueur après le retrait du Royaume-Uni. Le Parlement britannique pourrait par la suite modifier ces lois, mais le milieu des affaires va probablement faire pression sur son Parlement pour maintenir une certaine correspondance avec les normes s’appliquant aux produits de l’Union européenne pour conserver son accès aux marchés de l’Union européenne.
Les négociations en cours se passent ainsi : le Royaume-Uni aurait aimé pouvoir discuter d’un seul bloc des modalités du retrait et des relations futures en permettant des concessions réciproques, mais l’Union européenne insiste pour suivre une approche séquentielle. Les premières questions qui sont maintenant débattues, parfois appelées « questions de divorce », ont trait au règlement financier — combien le Royaume-Uni doit-il encore à l’Union européenne — et aux droits des citoyens d’autres États — quel sort attend les citoyens de l’UE27 qui demeurent au Royaume-Uni et les citoyens du Royaume-Uni qui demeurent dans un autre pays de l’Union européenne? — sans oublier le point très épineux de la frontière entre l’Irlande du Nord et l’Irlande.
Selon le programme que s’est fait l’Union européenne, ce n’est qu’au moment où les discussions sur ces trois enjeux auront suffisamment progressé qu’elle sera prête à ouvrir des discussions sur les relations futures.
J’aimerais souligner que, si un arrangement futur consiste en un accord économique complet — l’AECG ou un accord plus important —, il ne sera probablement pas négocié en vertu de l’article 50, mais exigera des négociations distinctes qui exigeront fort probablement l’aval unanime des États membres de l’Union européenne et une ratification conforme aux procédures constitutionnelles intérieures, tout comme l’AECG. Nous voyons bien que cela prendra du temps.
C’est la raison pour laquelle nous entendons beaucoup ces derniers temps parler de périodes de transition, pendant lesquelles les règles de l’Union européenne continueraient à s’appliquer dans le Royaume-Uni, pendant un certain temps, au-delà du mois de mars 2019 et, idéalement, jusqu’à ce qu’un nouvel accord à long terme entre en vigueur. Mais les modalités d’une possible période de transition sont encore très floues, et les contestations sont extrêmement vives au sein du gouvernement britannique. Pendant le congrès du Parti conservateur, qui est en cours, plusieurs ministres ont fait des déclarations plutôt contradictoires sur la question de savoir si, pendant la période de transition, le pays serait membre à part entière du marché commun ou de l’union douanière, et ils se demandent de quoi exactement cela aura l’air. Si les ministres du Royaume-Uni ne peuvent même pas s’entendre entre eux, il s’ensuit évidemment que les négociations ne progresseront pas rapidement.
Pour terminer, j’aimerais parler brièvement des issues possibles des discussions actuelles. Il se peut qu’une entente sur le retrait soit conclue en mars 2019, sans période de transition. Il serait préférable, à mon avis, que l’entente sur le retrait s’accompagne d’une période de transition, de façon à éviter un réveil brutal en mars 2019. Dans les deux cas, il est probable que les discussions sur les relations futures se poursuivent après 2019. Il est très peu probable que la question des relations à long terme soit réglée avant cette date. Toutefois, on ne peut pas écarter la possibilité qu’aucune entente ne soit conclue, faisant en sorte que les activités commerciales futures devront se faire conformément au cadre général de la clause de la nation la plus favorisée de l’OMC.
Qu’est-ce que tout cela veut dire pour le Canada? De toute évidence, les modalités précises du retrait de la Grande-Bretagne, celles de la période de transition, de même que les relations futures, ont une très grande importance pour l’économie du Canada, en particulier vu l’AECG. Le Royaume-Uni est de loin le plus grand partenaire économique du Canada dans l’Union européenne. Je suis certain que M. Leblond en dira plus sur le sujet.
L’AECG ne s’appliquera plus au Royaume-Uni lorsque cet État aura quitté l’Union européenne, sauf si la période de transition prévoit que le Royaume-Uni reste membre de l’union douanière.
Pour le moment, il est très difficile pour les décideurs canadiens de faire des projets, étant donné que rien n’est encore décidé et que les négociations ne nous ont donné aucune certitude quant à la direction que prendront les choses.
La présidente : Merci.
Nous passons maintenant à M. Patrick Leblond. Vous avez la parole.
Patrick Leblond, École supérieure d’affaires publiques et internationales, Université d’Ottawa, à titre personnel : Merci beaucoup de m’avoir invité. Je vais faire ma déclaration préliminaire en français, mais vous pourrez, bien sûr, poser vos questions en français ou en anglais. Je me ferai un plaisir de répondre dans l’une et l’autre langue.
[Français]
Mon introduction suit celle du professeur Hurrelmann car, en fait, je veux parler de la situation qui prévaudra une fois que la Grande-Bretagne aura quitté l’Union européenne, et de ce qui va se passer après mars 2019.
Le professeur Hurrelmann a déjà commencé à discuter de différents scénarios; le meilleur scénario pour le Canada à court et à moyen terme serait, effectivement, que la Grande-Bretagne et l’Union européenne arrivent à s’entendre sur une période de transition qui pourrait durer de deux à trois ans, et que, dans le cadre de la négociation de cet accord sur une transition, l’Accord économique et commercial global, l’AECG, continue de s’appliquer. Donc, la Grande-Bretagne continuera de faire partie de l’accord entre le Canada et l’Union européenne, et la situation que les entreprises canadiennes connaissent aujourd’hui pour ce qui est de faire affaire avec la Grande-Bretagne se poursuivra au moins encore pendant quelques années.
Sinon, s’il n’y a pas d’entente semblable dans le cadre d’une transition où l’AECG continue de s’appliquer, la grande question est de savoir ce qui va arriver. Il y a deux scénarios possibles : le premier, c’est que le Royaume-Uni et le Canada s’entendent pour « copier-coller » l’AECG qui a été négocié entre le Canada et l’Union européenne et l’appliquer directement à la Grande-Bretagne, où on remplacerait l’Union européenne par le Royaume-Uni. Ce serait la situation la plus simple et la meilleure, autant pour les entreprises britanniques qui font affaire au Canada que pour les entreprises canadiennes qui font affaire au Royaume-Uni. Comme l’a dit le professeur Hurrelmann, c’est le marché européen qui est le plus important pour le Canada.
Néanmoins, même si on arrivait à transposer directement l’AECG entre le Canada et le Royaume-Uni, il y aurait quand même des choses à négocier. Premièrement, il y a la question des quotas commerciaux où on n’applique pas les tarifs douaniers. D’un côté, il y a les quotas de produits laitiers que le Canada a accordés à l’Union européenne. Quels seraient les quotas du Royaume-Uni? L’Union européenne accepterait-elle de donner une partie de ces quotas négociés en vertu de l’AECG au Royaume-Uni? Cela ferait partie d’une négociation entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. Ensuite, ce partage serait-il acceptable pour le Canada? Cela reste à voir. Si jamais l’Union européenne refuse, il faudra que le Canada et le Royaume-Uni négocient eux-mêmes de nouveaux quotas. À l’inverse, il y a les quotas que l’Union européenne a accordés au Canada pour l’exportation de bœuf et de porc sur le marché européen. Encore là, quelle serait la part des quotas que le Canada accorderait au Royaume-Uni? L’Union européenne accepterait-elle de réduire ses propres quotas?
On sait que ce sont deux enjeux qui ont été des dossiers chauds pour le Canada. D’une certaine manière, cela pourrait retarder la mise en œuvre de la signature de l’accord de libre-échange ou d’un accord commercial et global entre le Canada et le Royaume-Uni. C’est un exemple où il y aurait des négociations. Il y en a d’autres. Par exemple, il pourrait y avoir des questions d’exceptions que l’Union européenne a accordées au Canada ou que le Canada a accordées à l’Union européenne. Souhaitons-nous avoir les mêmes exceptions dans un contexte d’accord entre le Canada et le Royaume-Uni?
Le danger, ici, se pose lorsque nous ouvrons la négociation sur un aspect de l’accord. On risque de dire que si on négocie sur telle chose, pourquoi ne pas négocier sur telle autre chose. Les groupes de pression insisteront sur certains points, et le danger, c’est qu’en l’absence de cette période de transition où l’AECG s’appliquera entre le Canada et le Royaume-Uni, même si on essaie de « copier et coller » l’entente, on se retrouvera sans accord. On tombe dans un autre scénario dont le professeur Hurrelmann a fait mention, qui est celui du cadre des accords de l’Organisation mondiale du commerce.
Donc, on se retrouve avec l’application de tarifs et de droits de douane qui seraient ceux de l’Union européenne. Puisque le Royaume-Uni n’a pas la possibilité de négocier les tarifs à temps, il accepterait d’appliquer les tarifs de l’Union européenne à ses partenaires commerciaux. Donc, les entreprises canadiennes qui exportent sur le marché britannique verraient l’imposition de différents tarifs qui seraient ceux de l’Union européenne.
Ensuite, il y aurait d’autres éléments, parce que l’AECG ne s’appliquerait plus. Donc, l’accès aux marchés publics serait moindre pour les entreprises britanniques sur le marché canadien. Ce serait la même chose pour les entreprises canadiennes sur le marché britannique, parce qu’à ce moment-là, ce ne serait plus les règles de l’AECG qui s’appliqueraient, mais celles de l’accord plurilatéral sur les marchés publics négocié dans le cadre de l’OMC.
Comme vous pouvez le constater, le scénario du passage de l’AECG vers les règles de l’OMC ferait en sorte qu’on revienne au statu quo qu’on a connu jusqu’à tout récemment pour les entreprises canadiennes. De plus, étant donné cette incertitude, on peut se demander ce que les entreprises canadiennes feront en attendant, parce que si elles voulaient profiter de l’AECG pour faire du commerce sur le marché britannique, elles attendront de voir quelles seront les règles du jeu en matière de commerce et d’investissement. À l’inverse, ce sera la même chose pour les entreprises britanniques qui font affaire avec le Canada. Les entreprises britanniques qui aimeraient faire affaire avec le Canada, y investir et y faire du commerce, attendront-elles aussi de voir quelles seront les règles? Cette attente peut encore durer un an et demi, deux, trois, quatre ou cinq ans, peut-être même plus, le temps qu’on parvienne à négocier tous ces détails. Le principal danger auquel on fait face en ce moment, c’est l’incertitude, à savoir quelles seront les règles du jeu. Je m’arrête ici et je répondrai avec plaisir à vos questions en français ou en anglais.
[Traduction]
La présidente : Merci de ces deux exposés.
Je vais laisser le sénateur Woo poser la première question.
Le sénateur Woo : Je remercie les témoins de ces témoignages très éclairants.
La question des enjeux du Brexit au Canada concerne moins la relation entre le Canada et le Royaume-Uni que la relation entre le Canada et l’Union européenne en l’absence du Royaume-Uni. C’est ainsi que je vois les choses. Quand il aura quitté l’Union européenne, peu importe dans quelles conditions, le Royaume-Uni sera le demandeur et il cherchera à tout prix à négocier des ententes avec d’autres pays — dont le Canada — avant de commencer à négocier avec nous, ce que nous ne pouvons pas faire, bien entendu, tant que nous ne connaîtrons pas sa position.
Comme M. Hurrelmann nous l’a dit, l’Union européenne est un bien plus grand marché, et ce qui sera vraiment important, c’est la façon dont l’Union européenne sans le Royaume-Uni fera évoluer sa politique commerciale dans le monde, puisqu’elle a déjà négocié l’AECG avec nous.
Comment envisagez-vous l’évolution de la politique commerciale de l’Union européenne, puisque vous avez déjà vécu cette expérience très traumatisante avec le Royaume-Uni? Je crois que le TTIP ne verra jamais le jour — loin sans faut —, mais qu’est-ce que l’Union européenne peut demander en matière d’accords commerciaux qui pourrait nous priver de la préférence qu’on nous accorde aujourd’hui étant donné que nous avons déjà conclu un accord avec elle?
Comprenez-vous ma question? Vous pouvez tous les deux répondre.
M. Leblond : La réponse à cette question, quant à moi, c’est que je ne crois pas que la politique commerciale de l’Union européenne changera en raison du Brexit. En fait, en raison du Brexit, justement, l’Union européenne cherche à envoyer un message très clair disant qu’elle veut continuer à négocier des accords commerciaux ou de partenariat économique avec d’autres régions du monde.
On a mentionné le TTIP, le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement avec les Américains. Pour le moment, les négociations sont suspendues, mais ce n’est pas parce que l’Union européenne ne veut pas négocier avec les Américains; c’est parce que les Américains ne veulent pas négocier avec l’Union européenne. Nous connaissons tous l’opinion du président Trump sur le libre-échange, et c’est le motif de l’arrêt de ces négociations. Ce n’est pas l’Union européenne qui a décidé de stopper les négociations.
L’Union européenne a déjà pris contact avec le Japon. Il y a deux ou trois mois, on annonçait que l’Union européenne et le Japon en étaient arrivés à un accord de principe. Cela met encore une fois en relief l’engagement de l’Union européenne à l’égard de l’ouverture du commerce, et, à coup sûr, à l’égard du libre-échange.
Je ne laisserais pas tomber l’idée que l’Union européenne est engagée à l’égard du processus multilatéral, un peu d’ailleurs comme le Canada. À l’heure actuelle, étant donné que ce processus est au point mort, on a mis bien davantage l’accent sur les accords bilatéraux ou régionaux, un peu comme l’AECG. Mais à mon avis, certainement, vu que les Américains ne tiennent plus les rênes, dans bien des domaines, l’Union européenne se sent maintenant un peu obligée de prendre les choses en main avec ses autres partenaires comme le Canada. Je crois que l’Union européenne continuera à avancer, peu importe que le Royaume-Uni en soit membre ou non. La question est alors de savoir dans quelle mesure le Royaume-Uni sera prêt à devenir un partenaire de l’Union européenne dans nombre de ces dossiers, et aussi avec le Canada.
M. Hurrelmann : Je crois qu’en principe, je serais d’accord avec cette évaluation. Je suis moins optimiste à propos du partenariat transatlantique, étant donné qu’il a été très politisé et qu’il a suscité une forte opposition en Europe. La Commission européenne elle-même aurait beau négocier un accord, cela susciterait probablement une très forte mobilisation des opposants.
En ce sens, il est peut-être même utile, pour le programme commercial de l’Union européenne que les Américains aient gelé les négociations sur le TTIP et que cet accord très politisé ne soit plus à l’ordre du jour, pour le moment, puisque cela lui permet de poursuivre la négociation d’autres accords avec le Japon ou d’autres pays, et il est certain que l’Union européenne les fait progresser.
Le sénateur Marwah : Merci aux témoins de ces commentaires éclairants. Ma question pousse un peu plus loin que celle du sénateur Woo. Ma question s’adresse à vous, monsieur Leblond.
J’aimerais en connaître davantage au sujet des répercussions du Brexit sur le Canada. Étant donné que l’AECG est en vigueur — nos relations commerciales avec l’Europe sont assurées, et le Royaume-Uni fait cavalier seul —, est-ce que le Canada est dans une meilleure position pour négocier quelque chose avec le Royaume-Uni? Il aura un jour ou l’autre besoin d’amis. Allons-nous lui faciliter les choses ou nous borner à lui donner exactement ce que nous donnons à l’Union européenne? Devrions-nous faire pression pour améliorer l’accord avec l’Union européenne ou l’AECG? Que pensez-vous de la stratégie à adopter?
M. Leblond : Je répondrais que le Canada est en effet dans une bonne posture. Comme on l’a dit, le Royaume-Uni serait dans la position du demandeur, et cela nous donne un certain pouvoir. Oui, le Royaume-Uni se cherchera des amis. Il cherchera à maintenir le plus rapidement possible ses relations commerciales. Le fait qu’il y a déjà un accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne, signé par le Royaume-Uni, facilite les choses.
Je crois donc que la question est de savoir combien le Canada pense pouvoir tirer du Royaume-Uni en utilisant ce pouvoir de négociation et aussi de savoir s’il veut vraiment l’utiliser. Je crois que l’opinion générale — ce serait à tout le moins mon impression —, c’est que nous aimerions mieux que le Royaume-Uni reste au sein de l’Union européenne plutôt que de la quitter, mais qu’il reste un important partenaire économique et politique dans les dossiers du commerce, des investissements, de la sécurité, de la politique étrangère, et cetera.
Dans le cadre de ces relations, certains groupes vont probablement demander un peu plus que ce que nous avons obtenu des Européens ou vouloir en donner moins que ce que nous leur avons donné de façon, d’une certaine manière, à en recevoir un peu plus. C’est possible. Au bout du compte, je crois qu’il revient au gouvernement de décider combien de temps nous pouvons attendre afin de conclure le marché et de voir les règles de l’OMC s’appliquer, ce qui est possible, mais ce qui créerait de l’incertitude quant à notre relation économique la plus importante avec un pays d’Europe.
Nous devons nous attendre à quelques compromis, puisque ce que nous allons obtenir d’un côté, par la négociation, sera peut-être un peu plus que ce que nous pourrions obtenir avec l’AECG. Vous avez parlé d’un AECG amélioré avec le Royaume-Uni. Est-ce que cela veut dire que nous devrons attendre encore plus longtemps avant de pouvoir conclure cet accord? Cela veut dire qu’entre temps, il n’y aura pas d’investissements ni d’un côté ni de l’autre de l’Atlantique. S’il n’y a pas d’activités commerciales, c’est peut-être en raison de cette incertitude et des obstacles au commerce qui, en quelque sorte, pourraient de nouveau s’élever entre le Canada et le Royaume-Uni; pour le moment, bien sûr, l’AECG est en vigueur.
Je crois que ce sont les négociateurs qui auront à déterminer la direction que nous allons prendre et l’ampleur des gains que nous nous attendons à faire. Selon moi, il serait peut-être mieux d’accepter ce que l’AECG nous offre actuellement, de négocier les contingents et quelques autres choses — pour ainsi dire, les ajustements dont parlait M. Trump — et de nous assurer de conclure un accord le plus rapidement possible de façon que les choses telles qu’elles sont définies actuellement par l’AECG resteront en vigueur, ce qui assurerait la continuité des affaires entre les entreprises canadiennes et les entreprises britanniques.
La présidente : Monsieur Hurrelmann, avez-vous quelque chose à ajouter?
M. Hurrelmann : Je crois que ce serait une solution idéale pour dissiper cette incertitude et donner une idée de l’objectif que visent le Canada et le Royaume-Uni. Comme mon collègue l’a mentionné, on ne considère pas à l’heure actuelle qu’il est intéressant d’investir au Royaume-Uni, sachant que l’AECG est en vigueur, mais nous ne savons pas ce qui se passera après 2019.
Je crois que la principale tâche du gouvernement du Canada, à l’heure actuelle, consiste non pas à obtenir un accord juste un peu plus satisfaisant avec la Grande-Bretagne, mais de trouver le moyen de dissiper cette incertitude en faisant savoir clairement que nous avons l’intention de trouver une manière de faire en sorte que les règles de l’AECG continueront de s’appliquer, qu’il n’y aura pas de réveil brutal, que les choses pourraient peut-être s’améliorer, mais que, quoi qu’il en soit, les entreprises pourront compter sur l’application de règles comme celles de l’AECG. Je crois que ce serait très important.
[Français]
Le sénateur Pratte : Ma question s’adresse à M. Leblond pour commencer.
Vous avez évoqué les différentes parties de l’AECG, les quotas de produits laitiers en échange de quotas de produits du bœuf, et cetera.Qu’est-ce qu’on sait du rôle précis qu’a joué dans ces négociations le Royaume-Uni dans les différents compromis? Ce serait utile de le savoir quand on renégociera l’AECG modifié avec le Royaume-Uni. Quelles pourraient être leurs demandes, par exemple? Qu’est-ce qu’il pourrait y avoir de nouveau ou de différent par rapport à l’AECG actuel?
M. Leblond : C’est une bonne question. Il faudrait idéalement le demander aux négociateurs, ils le sauraient probablement mieux que moi. Mais il ne faut pas oublier qu’on en sait très peu, parce que c’est la Commission européenne qui négocie au nom de l’Union européenne. Donc, contrairement au Canada, où les provinces ont participé aux négociations dans le cas de la négociation de l’AECG, les États membres de l’Union européenne n’y étaient pas, c’est-à-dire qu’ils ont en fait donné un mandat relativement large à la commission pour négocier et, ensuite, il s’agissait simplement de décider de signer ou non.
On sait qu’il y a eu des lobbys qui ont tout de même fait pression sur l’Union européenne, sur la Commission européenne, certainement dans le contexte des quotas sur les exportations canadiennes de bœuf et de porc vers l’Union européenne. Cependant, à ma connaissance, c’était surtout les Français et les Irlandais qui voyaient un peu d’un mauvais œil l’arrivée d’une plus grande part de bœuf canadien sur le marché européen. Je pense que, dans une certaine mesure, il y avait aussi les producteurs britanniques, notamment en Écosse, qui y voyaient plus de concurrence et qui étaient un peu moins enthousiastes à cette idée. Par contre, de l’autre côté, les producteurs laitiers et les producteurs de fromage français, italiens et britanniques voyaient d’un bon œil les quotas d’exportation vers le Canada.
On risque de retrouver un peu la même dynamique sur ces aspects qui sont un peu plus sensibles. Dans l’ensemble, il faudrait voir dans les secteurs très spécifiques s’il n’y avait pas de demandes importantes de la part de la Grande-Bretagne dans le cadre des négociations. La Grande-Bretagne appuyait fortement l’accord avec le Canada. Certains lobbys ont fait part de leurs inquiétudes, mais, en fin de compte, c’était une décision de la Commission européenne qui évaluait dans l’ensemble le compromis pour l’Union européenne, et pas nécessairement pour des États membres en particulier. Surtout, il ne faut pas oublier que, au départ, l’accord a été négocié avec l’idée qu’il ne s’agirait pas d’un accord mixte, c’est-à-dire que l’accord n’aurait pas besoin d’être ratifié par les parlements des États membres, les parlements nationaux ou régionaux, mais seulement par le Parlement européen et par le conseil des ministres de l’Union européenne, avec un vote à majorité qualifiée.
Encore là, cela a influencé la dynamique. On sait que, à la fin, pour des raisons politiques et légales, l’AECG est devenu un accord mixte qui demande la ratification par les parlements nationaux et régionaux, ce qui a changé la dynamique. De prime abord, quand la commission a négocié, cela ne s’appliquait pas et cela enlevait du poids et un effet de levier aux États membres dans le cadre de la négociation.
C’est pour toutes ces raisons qu’il est difficile de répondre clairement ou de façon précise à votre question, et je m’en excuse.
[Traduction]
La présidente : Nous nous préoccupons bien évidemment du Canada, mais l’effritement des relations entre le Royaume-Uni et l’Europe a une incidence sur d’autres accords qui concernent l’Union européenne. Nous nous préoccupons des nôtres, nous comprenons ceux des États-Unis, mais il s’agit ici d’accords d’association, par exemple avec la Turquie, et cetera, et avec le flanc oriental.
Est-ce que cela doit préoccuper les membres de l’Union plus que le Canada? Nous avons bien vu que le Royaume-Uni s’est très souvent tourné vers nous à ce propos. Si c’est inhabituel, est-ce parce que nous avons toujours eu de meilleurs arrangements commerciaux avec lui? Où se trouvent les points d’équilibre et de déséquilibre de l’AECG, puisqu’on jongle avec de très nombreuses balles et que, pendant ce temps, les relations avec le Royaume-Uni s’effritent?
M. Hurrelmann : Le mieux, pour les pays de l’UE27, c’est que l’entente reste en vigueur. Toutes ces questions préoccupent bien davantage le gouvernement du Royaume-Uni que les autres États membres. Ces derniers sont satisfaits de l’AECG tel qu’il a été négocié, et ils pourraient même s’attendre à en tirer des profits supérieurs si le principal partenaire du Canada dans l’Union européenne se retirait et que les investissements et les activités commerciales du Canada se faisaient avec d’autres États membres de l’Union européenne.
À ce sujet, je ne crois pas qu’il y ait beaucoup à craindre quant aux relations économiques entre le Canada et les pays de l’UE27. Ces pays, comme vous l’avez dit, vont continuer à entretenir des relations commerciales et politiques, y compris avec des pays du flanc oriental. Je crois également que le Brexit n’aura que des effets relativement faibles sur les modèles des ententes qui sont en vigueur et resteront en vigueur.
L’un des gros défis de l’Union européenne concerne les politiques communes touchant les relations extérieures et la sécurité, étant donné que le Royaume-Uni est un joueur important et une des puissances militaires les plus solides d’Europe, qui a un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, et ainsi de suite. À ce chapitre, la perte du Royaume-Uni aura certainement des effets plus importants.
En même temps, les Britanniques se sont souvent opposés à des décisions d’un caractère un peu plus supranational dans des dossiers communs touchant la politique extérieure et la sécurité, et c’est pourquoi il est possible qu’un quartier général mixte de l’Union européenne et d’autres choses que les Britanniques jugeaient inacceptables puissent voir le jour. C’est un autre aspect des négociations du Brexit qui mérite notre attention. Quelle sera la nature des relations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne quand il sera question de sécurité et de la politique extérieure et dans quelle mesure le Royaume-Uni restera-t-il attaché à la structure de l’Union européenne, en ce qui concerne par exemple les politiques communes touchant les affaires étrangères et la sécurité?
La présidente : J’ai une autre question. La politique et la dynamique ont changé en Grande-Bretagne et dans le reste de l’Europe. Ce que je comprends de certains discours des parlementaires, c’est que tout cela change leur vie et que la Grande-Bretagne devra payer le prix de son départ de l’Europe. Pensez-vous que ce ne sont là que des mots ou vous attendez-vous à ce que cela se traduise dans les politiques des gouvernements?
M. Hurrelmann : Le Parlement européen, comme je l’ai mentionné, doit approuver tout accord sur le retrait, et il essaiera d’exercer ses pouvoirs de la façon la plus fructueuse possible. Le Parlement européen a toujours intérêt à bien asseoir la base de son pouvoir, et il y réussit. Les groupes majoritaires du Parlement européen essaieront en outre de protéger l’intégrité d’un marché unique et ce qu’ils considèrent comme l’intégrité de l’Union européenne. Ils seront probablement portés à adopter une ligne plus dure que certains des États membres quant aux types de compromis que l’Union européenne peut faire avec la Grande-Bretagne.
Donc, il ne s’agit pas seulement de mots. Il faut les prendre au sérieux, dans ces négociations. Bien sûr, leurs mots dépassent peut-être un peu parfois leurs pensées. Quoi qu’il en soit, je crois que les acteurs du Parlement européen ont un rôle très important à jouer dans ce processus.
La présidente : Monsieur Leblond, avez-vous quelque chose à ajouter?
M. Leblond : Oui. Je crois que cela reflète aussi le déséquilibre du pouvoir dont M. Hurrelmann a parlé, plus tôt, dans sa déclaration préliminaire. Oui, le fait que le Royaume-Uni quitte l’Union européenne aura des répercussions économiques et politiques. Toutefois, elles seront plus préjudiciables pour le Royaume-Uni que pour l’Union européenne, étant donné que le Royaume-Uni est un associé subalterne et qu’il dépend économiquement beaucoup plus de l’Union européenne. Je crois que les discours du Parlement et des autres dirigeants de l’Union européenne reflètent en bonne partie cette réalité.
Il est vrai que cela entraînera des retombées négatives sur le Royaume-Uni. Nous voyons déjà des conséquences économiques, qui sont à coup sûr bien plus importantes que les tenants du Brexit ne le prévoyaient. Elles sont probablement moins importantes que les opposants au Brexit ne l’affirmaient, mais elles restent tout de même une réalité. Je crois que tout ce qu’on en dit est un reflet de cette réalité.
N’oublions pas non plus que l’Union européenne doit se montrer inflexible pendant les négociations, puisque, bien sûr, elle veut montrer ce qu’il en coûte que de quitter l’Union européenne. Si on la voit agir de façon indulgente avec le Royaume-Uni, si elle lui dit par exemple que, même après avoir quitté l’Union européenne, il peut se confectionner un accord à la carte, comme le disait M. Hurrelmann, au début, elle n’enverra pas un signal très convaincant aux autres États membres qui pourraient envisager de la quitter, ou aux groupes au sein de ces États membres qui seraient peut-être en faveur de cette décision. C’est dans une certaine mesure semblable à ce que Marine Le Pen défendait, pendant sa campagne, comme le parti Cinque Stelle, en Italie, sans oublier ce qui se passe en Pologne et en Hongrie. Et c’est pourquoi l’Union européenne et ses institutions doivent montrer qu’il y a un coût à payer quand on veut quitter l’Union européenne, qu’elle agira en conséquence et qu’elle ne fera pas de concession au Royaume-Uni. Le Royaume-Uni devra négocier durement sa sortie.
La présidente : Dans ce cas, le Canada se fera-t-il prendre à devoir choisir un camp relativement à certains enjeux?
M. Leblond : Je ne le pense pas. Tout d’abord, ces négociations ne touchent pas le Canada. En réalité, elles concernent le Royaume-Uni et l’Union européenne. Je doute que les deux parties veuillent tenter de jouer le jeu du : « Vous êtes dans mon camp ou dans le leur, et, si vous n’êtes pas dans le mien, alors, l’ami de mon ennemi devient mon ennemi. » Je ne le pense vraiment pas. Encore une fois, il est dans l’intérêt des deux parties d’entretenir de bonnes relations avec le Canada. Bien entendu, le Royaume-Uni a une longue et profonde relation historique avec le Canada, et elle perdurera. L’Union européenne entretient également une relation de longue date avec notre pays. N’oublions pas que la première entente de partenariat qu’a signée l’Union européenne était avec le Canada, en 1976, si je me souviens bien, et cette relation se poursuivra.
De fait, pour répondre à votre question de savoir si le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne va réduire l’intérêt que porte l’Union européenne pour la collaboration avec le Canada et amoindrir l’importance de nos relations, je ne le pense pas. En effet, je pense que, grâce à l’AECG, cette situation entraînera une plus grande collaboration, et le Canada sera plus présent en Europe et dans l’esprit des dirigeants européens. Selon moi, pour l’instant, en raison de la situation aux États-Unis et de la position que le gouvernement a adoptée à l’échelon international en manifestant son désir de jouer un rôle de leadership à l’égard de plusieurs enjeux, y compris une approche plus progressiste à l’égard du commerce, l’Union européenne accueillera favorablement les partenariats et la collaboration relativement à ces enjeux.
Je pense que nous allons continuer d’entretenir de très bonnes relations avec les deux partenaires. Tout ce que nous pouvons faire, c’est les encourager à régler leurs problèmes le plus rapidement et le plus pacifiquement possible, et je pense que ce sera le cas. Je serais très surpris qu’on nous demande de choisir entre l’un ou l’autre, car personne ne profiterait d’une telle situation. Ce ne serait utile à aucune des parties, que ce soit le Royaume-Uni ou l’Union européenne, dans le cadre de leurs propres négociations.
Le sénateur Housakos : Ma question s’adresse à M. Leblond. Je m’excuse parce que je suis arrivé un peu en retard et que je manque donc peut-être un peu de contexte par rapport à vos commentaires.
Il y a quelques instants, si j’ai bien entendu, vous avez affirmé que, dans le cadre du Brexit — le départ du Royaume-Uni de l’Union européenne —, la partie perdante sera le Royaume-Uni, et non l’Union européenne. Vous avez également poursuivi en disant que nous voyons déjà des signes indiquant que l’économie britannique ressent les tensions du Brexit.
Cela dit, si vous examinez les éléments fondamentaux et les particularités techniques de l’économie britannique, vous serez d’accord pour dire qu’il s’agit de l’une des plus fortes de l’Europe. Si vous regardez la somme nette qu’il verse dans les divers programmes de l’Union européenne, le Royaume-Uni apporte une énorme contribution à la cagnotte de l’Union européenne. Certes, ce pays ferait partie des deux ou trois premières économies en importance, et ce serait lui qui subventionnerait les trois ou quatre pays dont l’économie est la moins importante de la communauté européenne, qui éprouvent des difficultés.
Pour en revenir à l’argument que vous avez formulé plus tôt, selon lequel l’Union européenne doit faire en sorte qu’il soit difficile pour le Royaume-Uni de partir, pourquoi devrait-on lui rendre la tâche difficile si on avait un partenaire qui n’apportait pas une grande contribution à l’Union européenne? Je pense que si l’Allemagne, la France et leurs partenaires rendent la tâche aussi difficile et coûteuse aux Britanniques qui veulent effectuer le Brexit, c’est que ces pays veulent envoyer un message aux autres membres; vous avez tout à fait raison. Mais, la deuxième raison, c’est le départ d’une économie très riche et puissante qui fournit des capitaux et qui a un énorme déficit commercial avec d’autres États de l’Union européenne. Le Royaume-Uni a toujours eu un énorme déficit commercial au sein de la communauté européenne, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il y a beaucoup d’agitation dans le pays. Pour que les accords commerciaux fonctionnent — que ce soit entre le Canada et les États-Unis, dans le cadre de l’ALENA ou de quoi que ce soit d’autre —, il faut que tout le monde y gagne.
Quand je voyage en Europe, j’ai l’impression que les économies nordiques, qui ont tendance à se porter un peu mieux, éprouvent du ressentiment à l’égard des économies du Sud parce que, dans l’Union européenne, il n’y a pas de paiements de transfert fiscal comme au Canada, entre les provinces riches et démunies. Ces paiements de transfert évoluent, et c’est ainsi que fonctionne notre fédération. L’Union européenne n’a jamais corrigé ce déséquilibre.
Ai-je bien compris, ou bien est-ce que je cite mal ou hors contexte les commentaires que vous avez formulés plus tôt?
M. Leblond : Je ne pense pas que ce soit le cas. Vous soulevez un élément important. Même si j’ai dit que le Royaume-Uni pourrait souffrir davantage que l’Union européenne, en général, du point de vue de sa relation commerciale, comme l’Union européenne est plus grande, que ses relations économiques sont plus diversifiées et qu’elle dépend moins de l’autre partie, vous avez raison en ce qui concerne les budgets. Je parlais davantage d’un point de vue commercial.
Toutefois, la contribution qu’a apportée le Royaume-Uni au budget et aux autres programmes de l’Union européenne a joué un rôle important et aura une incidence. De quelle façon le Royaume-Uni continuerait-il à participer à certains de ces programmes? Cela reste à voir. Nous entendons déjà dire qu’il pourrait en fait continuer à être membre sous une forme ou une autre d’Euratom, compte tenu de l’importance de l’énergie nucléaire, et ce n’est pas la seule possibilité du genre. La première ministre May a mentionné que le pays pourrait poursuivre le partenariat avec l’Union européenne sur les plans de la sécurité et de la défense, alors nous devrons voir quelle forme prendra ce partenariat. Ainsi, les discussions se poursuivront.
Selon moi, c’est aussi pourquoi les deux parties sont disposées à négocier un certain genre d’accord de partenariat commercial ou économique. Quelle forme prendrait cet accord? Cela reste à voir, quoique l’Union européenne utilise ses pouvoirs de négociation, sachant que le Royaume-Uni perdrait beaucoup s’il devait fonctionner selon les règles de l’OMS pour mener ses échanges commerciaux avec l’Union européenne sans accord de libre-échange. En ce sens, elle utilise ces pouvoirs pour négocier à l’égard des enjeux touchant la séparation. Cela comprend l’argent et la frontière entre l’Irlande du Nord et l’Irlande, comme l’a mentionné M. Hurrelmann.
Ce sont des questions difficiles, tout comme celles des migrants européens, les gens qui arrivent au Royaume-Uni en provenance d’autres pays, et ce qui arrivera aux citoyens britanniques qui se trouvent dans le reste de l’Union européenne.
On peut voir que les deux parties essaient d’insister sur leur importance auprès de l’autre. Il semble très clair que, dans le cadre de ces négociations, l’Union européenne a le gros bout du bâton par rapport au Royaume-Uni, mais, en même temps, elle n’a aucun intérêt à abandonner complètement le Royaume-Uni. Autrement, elle l’aurait déjà fait. Elle négocie durement, et les Britanniques aussi. Je pense que c’est de bonne guerre, mais, au bout du compte, les deux vont devoir faire des compromis parce qu’autrement, les deux vont perdre. Je pense que c’est la réalité.
Maintenant, nous commençons à voir de l’action. Pendant très longtemps, personne ne voulait vraiment bouger, mais, maintenant, comme le mois de mars 2019 arrive très rapidement, les deux parties se rendent compte qu’il vaudrait mieux qu’elles règlent cette situation et qu’elles commencent à négocier en vue de l’après-Brexit. Voilà pourquoi le Royaume-Uni a maintenant mentionné la question d’une transition. L’Union européenne semblerait être ouverte à une telle chose. Cela témoigne de la bonne volonté et de la reconnaissance de l’importance des deux parties.
Votre commentaire est exact, mais je ne négligerais pas le fait que, dans le cas du Royaume-Uni, cette transition va avoir un coût important. Actuellement, il y a la question de l’incertitude. Beaucoup d’entreprises n’investissent pas dans ce pays parce qu’elles veulent attendre de voir quel genre de relation il aura avec le reste de l’Europe.
Dans le secteur de l’automobile, le Royaume-Uni est une excellente plateforme pour l’exportation vers le reste de l’Union européenne, mais, s’il doit y avoir des droits de douane ou si les règles et la réglementation doivent être différentes, de nombreuses entreprises japonaises, par exemple, pourraient décider d’investir dans d’autres parties de l’Europe. Nous savons que, dans le secteur financier, beaucoup de banques n’attendent maintenant plus de voir ce qui arrivera. Elles ont déjà prévu de déplacer certaines de leurs activités, et elles prennent leurs précautions. Alors, le Brexit ajoute un coût à l’économie britannique. Je pense qu’il s’agit d’un message important qui commence à faire partie des négociations et qui explique que les deux parties soient disposées à trouver une solution le plus rapidement possible.
Le sénateur Woo : Je pense que vous avez répondu à ma question, mais, s’il y a quoi que ce soit à ajouter, j’accueillerais favorablement les commentaires de l’un ou l’autre de vous deux. Cela me ramène aux coûts qu’engage déjà le Royaume-Uni en raison de l’incertitude. Les marchés sont tournés vers l’avenir, et les entreprises n’attendront pas que les accords soient parachevés. Elles établissent des plans maintenant.
À part les exemples que vous nous avez déjà donnés du secteur de l’automobile, observez-vous des tendances au chapitre du déplacement de la production par rapport au Royaume-Uni, à l’Union européenne et au reste du monde, afin que nous puissions commencer à réfléchir à la position que pourrait adopter le Canada? Y a-t-il des tendances dans des industries particulières, qui prennent déjà leurs mesures dans l’intérêt de leur propre certitude ou parce qu’elles prévoient un résultat très défavorable? Vous avez peut-être déjà répondu à la question, mais tout ce que vous pouvez ajouter à ce sujet nous serait très utile.
M. Hurrelmann : J’ai l’impression qu’il n’y a pas eu de déplacements majeurs de la production ni quoi que ce soit de ce genre à ce jour. Cela se produirait si on craignait réellement qu’aucun accord ne puisse être conclu. Je pense que le milieu des affaires se rend compte — comme l’a affirmé M. Leblond — du fait que les deux parties ont fortement intérêt à faire des compromis et que, par conséquent, il n’a à envisager aucun coût potentiel lié à l’absence d’un accord.
Nous observons un certain mouvement dans le secteur financier, qui est très important pour le Royaume-Uni et qui fait face au problème de la perte éventuelle par la Ville de Londres de son passeport financier, comme on l’appelle, permettant les échanges commerciaux en euros, et nous voyons Francfort essayer très activement de courtiser les sociétés financières afin qu’elles s’y installent, peut-être pas complètement, mais avec certains de leurs employés. Alors, je continuerais de m’attendre à certains déplacements sur ce plan, peut-être plus que dans le cas de la fabrication.
M. Leblond : Je souscris à l’opinion de M. Hurrelmann selon laquelle nous n’avons observé aucun changement réel découlant du Brexit. J’ai mentionné le fait que c’est surtout une question d’incertitude, alors c’est un jeu de patience que jouent de nombreux fabricants, qui avaient peut-être prévu augmenter leurs investissements au Royaume-Uni, mais, maintenant, ils attendent. Dans certains cas, ils ont obtenu des garanties du gouvernement britannique. Dans le cas de certains des fabricants japonais, s’ils ont procédé à leurs investissements et subi des pertes en conséquence du Brexit, ils seront dédommagés par le gouvernement britannique. Toutefois, il y a des limites aux dédommagements de ce genre qui peuvent être offerts par le Trésor britannique, et, par conséquent, dans la plupart des cas, c’est un jeu de patience, et cela a eu une incidence sur l’économie du Royaume-Uni.
Une tendance que nous observons n’est pas tant un déplacement touchant une industrie ou un secteur qu’une fluctuation de la migration. De fait, le Royaume-Uni était un pays très attrayant pour de nombreuses personnes de partout dans l’Union européenne, des travailleurs agricoles peu qualifiés aux gens travaillant dans le secteur des services, dans la restauration et dans d’autres domaines. Maintenant, il semblerait qu’en conséquence du Brexit et de la crainte que ces personnes ne puissent pas rester au Royaume-Uni et, qu’elles soient renvoyées, beaucoup de ces industries ont de la difficulté à trouver des travailleurs, que ce soit des serveurs dans les restaurants ou des gens qui cueillent des fruits et des légumes dans les exploitations agricoles. Cette situation a une incidence économique négative sur le Royaume-Uni.
En ce sens, nous pouvons nous demander dans quelle mesure le Brexit va toucher les personnes ambitieuses et intelligentes qui se sont rendues au Royaume-Uni dans le passé, ont refait leur vie et ont contribué à l’économie britannique de toutes sortes de manières et qui ont créé des innovations. Si ces personnes partent et retournent dans leur pays et que d’autres ne viennent pas — et nous voyons déjà des signes de ce phénomène —, alors, elles vont rapporter leurs connaissances, leurs idées. Je pense qu’il s’agit de quelque chose de négatif pour le Royaume-Uni.
En ce qui concerne le Canada, on ne sait pas clairement quelles seront les conséquences. Peut-être que, comme l’a affirmé M. Hurrelmann, cela signifiera que les sociétés canadiennes… Au début, elles se sont dit : « D’accord, compte tenu de l’AECG, nous allons nous rendre au Royaume-Uni », car il s’agit du marché où il est normal d’aller en raison de la langue, de la culture et des affinités communes. Toutefois, peut-être que, maintenant, d’autres parties de l’Union européenne seront plus prospères, et cette situation fera en sorte que les sociétés, canadiennes et autres, souhaiteront davantage faire des affaires à l’échelle de l’Union européenne que de se limiter au Royaume-Uni.
La présidente : Merci. Nous sommes arrivés à la fin de notre période de questions. Je vous suis très reconnaissante à tous les deux d’avoir pu répondre à notre appel sur un court préavis, à distance, dans le cas de M. Leblond, et plus près de notre salle de séance, pour M. Hurrelmann.
Cette discussion a été très utile. C’est que j’ai compris de vos propos, c’est que l’incertitude est le vrai problème que nous devrions régler et que nous devrions encourager les deux parties à parvenir à une conclusion raisonnée, pour leur propre profit, mais aussi pour celui de leurs partenaires commerciaux et bilatéraux. Alors, la discussion a été extrêmement constructive, et je vous remercie tous deux au nom du comité.
Mesdames et messieurs les sénateurs, nous ajournons maintenant la séance jusqu’à demain. Nous tiendrons une séance d’information sur l’Asie, et nous accueillerons des représentants d’Affaires mondiales. Ensuite, nous tiendrons une courte séance à huis clos afin de discuter des travaux à venir. Nous avons deux points à l’ordre du jour, et nous les aborderons demain.
(La séance est levée.)