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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule no 49 - Témoignages du 19 septembre 2018


OTTAWA, le mercredi 19 septembre 2018

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 17, pour élire un vice-président; pour étudier l’impact de la culture et des arts canadiens sur la politique étrangère et la diplomatie du Canada ainsi que leur utilisation dans ces domaines, et d’autres questions connexes; pour étudier les relations étrangères et le commerce international en général; et à huis clos, pour étudier un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Note de la rédaction : Les interventions en espagnol sont interprétées en anglais.]

[Traduction]

La présidente : Bienvenue au Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Nous allons d’abord nous présenter, puis écouter nos témoins, et ensuite nous réunir à huis clos pour parler des possibilités relatives à nos travaux futurs.

La sénatrice Ataullahjan : Salma Ataullahjan, de Toronto.

Le sénateur Housakos : Leo Housakos, de Montréal.

Le sénateur Greene : Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Oh : Victor Oh, de l’Ontario.

[Français]

Le sénateur Massicotte : Paul Massicotte, du Québec.

Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, du Québec.

[Traduction]

La sénatrice Cordy : Jane Cordy, de la Nouvelle-Écosse.

[Français]

Le sénateur Cormier : René Cormier, du Nouveau-Brunswick.

La sénatrice Saint-Germain : Raymonde Saint-Germain, du Québec.

La sénatrice Miville-Dechêne : Julie Miville-Dechêne, du Québec.

[Traduction]

La présidente : Bienvenue à tous les sénateurs et à toutes les sénatrices.

Avant de nous tourner vers nos témoins, nous avons une affaire à régler : l’élection d’un vice-président. Comme la sénatrice Cools a pris sa retraite, le premier point à l’ordre du jour est l’élection d’un vice-président pour la remplacer.

Je suis prête à recevoir une motion à cet effet. Je vois que la sénatrice Saint-Germain lève la main.

[Français]

La sénatrice Saint-Germain : J’ai le plaisir, au nom de tous les membres du Groupe des sénateurs indépendants membres du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international de proposer la nomination du sénateur Massicotte.

[Traduction]

La présidente : Faut-il que quelqu’un appuie la motion? Non. D’accord.

Acceptez-vous la nomination de l’honorable sénateur Paul Massicotte au poste de vice-président?

Des voix : Oui.

La présidente : Sénateur Massicotte, vous êtes bien avec nous?

Le sénateur Massicotte : Est-ce que je prononce mon discours de 10 minutes maintenant ou plus tard?

La présidente : Beaucoup plus tard.

Je déclare la motion adoptée. Bienvenue au nouveau vice-président.

J’attendais impatiemment le troisième membre pour que le comité de direction puisse se mettre au travail.

Nous allons maintenant passer au prochain point à l’ordre du jour : l’étude de l’impact de la culture et des arts canadiens sur la politique étrangère et la diplomatie du Canada ainsi que leur utilisation dans ces domaines, et d’autres questions connexes. Nous sommes ravis et honorés d’accueillir M. John Ralston Saul, essayiste et romancier, pour ne nommer que ces deux titres.

Nous avons vos biographies. Nous ne les présentons pas durant la séance; nous les faisons circuler d’avance pour vous donner plus de temps.

Avant de vous céder la parole, je tiens à vous remercier. Vous étiez à l’horaire plusieurs fois, et nous avons dû annuler en raison de la tenue de votes dans la Chambre en juin. Vous avez eu l’amabilité de ne pas nous abandonner et de vous joindre à nous aujourd’hui. Je vous en suis très reconnaissante, et les membres du comité aussi.

J’ai lu beaucoup de vos observations sur le sujet. Vous vous y connaissez et vous comprenez probablement le Sénat et ses comités. Je vous invite à faire votre déclaration préliminaire, et nous passerons ensuite aux questions. Bienvenue au comité.

John Ralston Saul, essayiste et romancier, à titre personnel : Merci, madame la présidente.

Mesdames et messieurs, c’est un grand honneur pour moi d’être invité ici à nouveau, de faire la connaissance de certains d’entre vous et de revoir des sénateurs que j’ai rencontrés au fil des années. Je dois dire que la dernière fois que j’ai été invité, c’était en 1994; je ne sais pas ce que j’ai fait. À l’époque, le président était le grand Allan J. MacEachen. C’était un comité mixte, et le sujet était le même. On m’a d’abord demandé d’écrire un essai sur la culture et la politique étrangère en 1994. Je crois que vous l’avez reçu en juin, mais si vous ne l’avez pas, la greffière me dit qu’on peut vous en remettre une copie.

Cet essai était un des deux ou trois éléments qui ont mené à l’élaboration d’une nouvelle politique étrangère. Je pense qu’elle était intitulée « Les trois piliers de la politique étrangère : la politique, l’économie et la culture », et pour une politique canadienne, elle a été en place pendant assez longtemps. J’ai relu l’essai avant de venir ici. C’est horrible de relire son propre travail, car on ne peut s’empêcher de se remettre en question. L’essai est encore valable. Je l’ai rédigé en 1994, mais on peut extrapoler à partir de ce que j’ai écrit à l’époque, et je pense qu’il mérite d’être réexaminé. Permettez-moi donc d’en faire mon point de départ.

Je vais vous lire une liste de noms. Ces noms sont connus partout dans le monde. Je ne veux pas vexer les politiciens, les athlètes et les personnalités économiques, mais les personnes que je vais nommer sont les Canadiens les plus connus au monde; ce sont les personnalités qui conservent leur renommée et leur influence au fil des décennies. La majorité des gens ne savent pas que ces personnes sont canadiennes, à quelques exceptions près.

Douglas Coupland et Génération X, Alice Munro, Margaret Atwood, Robert Lepage, Patrick deWitt, Michel Marc Bouchard, Thompson Highway, Dany Laferrière, Malcolm Lowry, Antonine Maillet et Rohinton Mistry. J’ai nommé quelques personnes décédées, car leur influence est majeure. Les gens que je viens de nommer sont tous des auteurs.

En opéra : Robert Carsen, Michael Lavigne, Ben Heppner et Michael Schade, Adrianne Pieczonka.

En architecture : Douglas Cardinal, Arthur Erickson.

En musique et en danse : Édouard Lock, Maureen Forrester, Glenn Gould, John Vickers, Leonard Cohen, Rufus Wainwright et Drake.

Les cinéastes : Xavier Dolan, David Cronenberg, Atom Egoyan, François Girard, Jean-Marc Vallée et Denis Villeneuve.

Les penseurs : Charles Taylor, Marshall McLuhan et moi, je suppose.

Ces gens ont été traduits dans des dizaines de langues partout dans le monde; ils sont suivis par des millions de personnes qui s’accrochent à eux et qui les suivent tout au long de leur vie. C’est ce qui arrive dans le monde culturel.

Comme je l’ai dit en 1994, l’image du Canada à l’étranger est formée principalement par sa culture. Lorsque les non-Canadiens achètent et négocient, lorsqu’ils décident d’être nos alliés ou de ne pas l’être, leur attitude envers le Canada est fondée en grande partie sur la projection de notre culture sur la scène internationale. Les gens d’autres secteurs arrivent difficilement à saisir ce point fondamental. Les États-Unis, la France et le Royaume-Uni ont toujours compris que si l’on réussit à faire en sorte que les gens à l’étranger reconnaissent l’image culturelle d’un pays, le reste suit. Le message des personnalités culturelles n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que les gens sachent que ce grand danseur, cette grande écrivaine ou ce grand metteur en scène est Canadien. Voilà ce qu’est le Canada.

Ces gens — je ne vais pas m’inclure dans ce groupe — sont des mines d’or éprouvées. Leur valeur ne diminue pas; c’est une valeur sûre. Voilà la première chose que je voulais dire.

Le deuxième sujet que je veux aborder, c’est celui du monde numérique, du monde en ligne. Il s’agit du nouveau moyen de communication culturel. Aujourd’hui, à l’échelle mondiale, il existe cinq monopoles dans le domaine d’Internet, et ils sont tous américains. À une époque où la puissance économique et politique des États-Unis décline, ces cinq monopoles, tant qu’ils demeurent des monopoles, constituent l’élément clé qui pourrait permettre aux États-Unis de renouveler leur influence à l’échelle mondiale.

Je vous recommande donc de vous garder de prendre des engagements aujourd’hui relativement à des structures à long terme qui cèdent une partie de notre souveraineté ou de notre pouvoir à ces monopoles, et donc aux États-Unis, dans ce domaine. En ce moment, les États-Unis cherchent désespérément à conclure des traités et des ententes à long terme parce qu’ils savent qu’ils ne pourront pas conserver ces monopoles pendant très longtemps. Pourquoi? Parce que le développement d’Internet ne fait que commencer, parce qu’il explosera et parce que lorsqu’il explosera, les États-Unis perdront leurs monopoles. Ils tentent donc de fixer les règles à l’échelle internationale maintenant, pendant qu’ils détiennent le contrôle.

Dans cinq ans, et dans dix ans, partout dans le monde, les gens intelligents établiront des règles très différentes s’ils n’ont pas cédé leur souveraineté dans ce domaine en concluant des ententes contraignantes avec les États-Unis. Déjà, les Européens se dissocient sérieusement. Les Russes, bien entendu, ont rompu les liens, et les Chinois aussi. C’est ce qui est en train de se produire. Le temps est très mal choisi pour signer des traités ou des accords bilatéraux qui forcent le Canada à adopter leur définition du pouvoir et d’Internet et à céder le contrôle de nos données et de notre souveraineté. Conclure un tel accord aujourd’hui réduirait le Canada à un rôle passif.

Ce n’est pas une question de nationalisme canadien. En fait, c’est une question de nationalisme américain; les États-Unis cherchent à réaffirmer leur puissance économique internationale au moyen d’Internet. Ils répètent les combats que nous connaissons tous et qu’ils ont déjà menés, notamment dans les domaines du cinéma et de la télévision.

Enfin, la troisième chose que j’aimerais dire, c’est que la majorité des gens ne font pas immédiatement le lien entre la politique culturelle et l’immigration, les réfugiés, la citoyenneté, la diversité et les concepts d’appartenance. Aujourd’hui, ces éléments font partie des caractéristiques centrales du cadre culturel du Canada. À l’heure actuelle, nous sommes un des seuls pays au monde à voir la diversité et l’immigration d’un bon œil. Nous devons absolument présenter notre vision de la diversité et de son fonctionnement au reste du monde avec beaucoup de force, de précision et d’intelligence. Il s’agit d’une nécessité culturelle et d’un projet culturel. Je connais bien le dossier, car, comme certains d’entre vous le savent, je suis coprésident de l’Institut pour la citoyenneté canadienne. Notre troisième rassemblement international portant sur ce sujet, 6 Degrés, commencera lundi prochain, à Toronto.

On ne peut pas décrire le rassemblement de 6 Degrés comme étant une activité politique ou sociologique. Il s’agit d’une activité fondamentalement culturelle puisqu’elle touche tout ce que nous faisons au Canada. Nous rassemblons des gens de partout dans le monde pour qu’ils participent à cette discussion essentiellement culturelle sur la façon dont les gens venant de différents milieux peuvent vivre ensemble. Cela s’exprime par l’intermédiaire de la culture.

Enfin, bien sûr, j’ai fait ma déclaration préliminaire dans une seule langue.

[Français]

Je serai très heureux de répondre à vos questions en français ou en anglais.

[Traduction]

La présidente : Merci pour votre déclaration, monsieur Saul, et merci de m’avoir rappelé le travail accompli en 1994. Je faisais partie du comité. Je pense que je suis la seule qui reste. C’est vrai que nous avons abordé de nombreux points dans ce rapport, et certains éléments de base n’ont pas changé.

La liste d’intervenants est longue. Je demanderais à toutes et à tous de poser des questions brèves et de répondre succinctement, si possible.

Le sénateur Oh : Merci pour votre déclaration, monsieur Saul. Vous êtes cofondateur de l’Institut pour la citoyenneté canadienne, qui favorise l’inclusion des nouveaux citoyens. Vous savez que le gouvernement aime proclamer que la diversité fait notre force, mais en réalité, la diversité est un fait; ce qui fait notre force, c’est l’inclusion.

En vous fondant sur votre expérience au sein de l’Institut pour la citoyenneté canadienne, pouvez-vous nous parler de votre façon de promouvoir la diplomatie culturelle?

M. Saul : Je vais commencer par donner un exemple canadien. C’est quelque chose que nous avons créé et qui prend maintenant de l’expansion, probablement partout dans le monde. Nous avons créé le Laissez-passer culturel, qui sera renommé bientôt. À chacune des quelque 3 000 cérémonies de citoyenneté, le juge offre aux nouveaux citoyens de s’inscrire au Laissez-passer culturel. Grâce à la façon dont nous procédons, les inscriptions vont probablement tripler, pour atteindre environ 150 000 inscriptions par année. Avec le Laissez-passer culturel, les nouveaux citoyens et leur famille ont accès à 1 400 établissements culturels partout au Canada — y compris presque tous les musées d’histoire, les musées culturels, les parcs nationaux, la majorité des parcs provinciaux, et ils peuvent aussi voyager au pays à prix réduit avec VIA Rail, et cetera. Aussi, de plus en plus de salles de spectacles offrent des sièges gratuits tous les soirs aux nouveaux Canadiens — pour le théâtre, la musique, l’opéra, et cetera. Elles n’ont qu’à ouvrir une session dans notre système Internet, à signaler qu’elles ont 30 billets pour l’opéra ce soir-là, et au bout de cinq secondes, tous les billets sont envolés. Les gens disent : « Les immigrants sont trop occupés pour aller à l’opéra. » Je suis désolé, mais c’est très élitiste. En 5 à 20 secondes, tous les billets offerts sont réservés.

Avant, on disait aux immigrants : « Vous êtes arrivés, vous allez travailler fort, vos enfants vont travailler fort, et peut-être que dans trois générations, vous pourrez vous détendre et devenir des écrivains ou des politiciens. » C’est ridicule. Nous ne pouvons plus fonctionner de cette façon. Nous devons bien faire les choses. Les gens ont le droit de devenir des citoyens engagés dès leur arrivée, et une des routes les plus directes vers la citoyenneté est la culture. C’est un des endroits sûrs que les nouveaux Canadiens peuvent fréquenter avec leur famille.

Le Laissez-passer culturel a des répercussions énormes partout au pays et il n’existe nulle part ailleurs. Je peux maintenant vous dire que nous avons des discussions avec des gens de plusieurs autres pays sur la façon d’adapter le programme pour le mettre en œuvre ailleurs. Ce n’est là qu’un exemple.

Le sénateur Oh : C’est une très bonne façon de procéder. J’ai assisté à un grand nombre de cérémonies de citoyenneté, et c’est le programme le plus populaire.

M. Saul : Oui, c’est incroyable.

Avant l’avènement des applications, c’était plus difficile pour les gens de s’inscrire, mais nous sommes en train de mettre au point une application sophistiquée. C’est financé d’un côté par Patrimoine canadien et de l’autre, par une banque. Les gens pourront s’inscrire facilement et faire beaucoup de choses. Après, nous leur demandons s’ils veulent rester en contact avec nous. Plusieurs centaines de milliers de nouveaux Canadiens restent en contact permanent avec nous; nous pouvons donc continuer à les faire participer lorsque nous arrivons à Regina et que nous disons : « Nous faisons une activité culturelle et nous aimerions que vous y preniez part », et ils viennent.

Nous faisons aussi beaucoup d’activités semblables à l’échelle internationale. Nous organisons des versions spéciales de 6 Degrés ailleurs dans le monde. Lorsque les gens assistent à 6 Degrés, ils sont étonnés de découvrir qu’il ne s’agit pas d’un rassemblement d’universitaires, de politiciens ou de spécialistes quelconques. La culture est très présente puisqu’elle est essentielle à la compréhension de la façon dont les gens vivent ensemble.

[Français]

Le sénateur Dawson : Merci, monsieur Saul. Je dois dire que le Comité sénatorial permanent des transports et des communications étudie la question de la culture et de l’avenir. La dernière fois que nous avons modifié nos lois sur la télédiffusion et les télécommunications remonte à 1994.

Le monde a changé depuis et, malheureusement, le cadre législatif canadien n’a pas évolué aussi rapidement. Je suis heureux que vous ayez cette mémoire des choses. Je vais probablement me permettre de vous inviter à comparaître devant le comité afin que vous veniez répéter ce que vous avez dit concernant les quatre monopoles, car ce sera un point déterminant pour l’avenir. À mon avis, si nous n’agissons pas rapidement en établissant un cadre législatif et en faisant de la promotion gouvernementale, nous risquons d’être envahis.

J’aimerais vous poser la question concernant le Laissez-passer culturel. Veuillez excuser mon ignorance, c’est la première fois que j’en entends parler. Je crois comprendre que c’est pancanadien? Cela s’applique-t-il au Québec? Y a-t-il une composante québécoise francophone?

M. Saul : C’est national. Il y a cinq ou sept ans, nous avons débuté avec six institutions à Toronto. C’était une tentative, et aujourd’hui, les 1 400 institutions se retrouvent partout au Canada, y compris dans le Grand Nord. Dans la ville de Québec, tout le monde est membre; à Montréal, je crois que tout le monde est membre aussi.

Il faut savoir que les institutions ne se trouvent pas uniquement dans les grandes villes. Partout au Canada, il y a des institutions culturelles et des parcs, même dans les plus petites villes. Je peux vous fournir la liste de tout ce qui existe au Québec si cela vous intéresse.

Le sénateur Dawson : J’irai visiter votre site Internet.

M. Saul : Il y en a 1 400, ce qui représente donc de nombreuses institutions culturelles au Canada.

Le sénateur Dawson : Merci.

La sénatrice Saint-Germain : Monsieur Saul, merci de votre présence et de vos propos qui rejoignent plusieurs de nos enjeux. À l’origine, cette étude nous paraissait assez ciblée : la diplomatie culturelle au Canada, comment inventer et comment innover de nos jours. Nous nous sommes aperçus rapidement que certains enjeux étaient liés aux nouvelles technologies, et vous en avez parlé. Vous avez également parlé du fait qu’il y avait des enjeux en matière de concurrence internationale.

Cependant, l’un des enjeux qui demeurent très énigmatiques pour nous, c’est celui de l’évaluation du succès d’une diplomatie internationale qui tienne compte adéquatement de la culture et des arts. Plusieurs groupes ont indiqué qu’ils avaient peu de moyens, peu de contacts ou de leviers qui proviennent du gouvernement du Canada.

Ma question est la suivante. Si nous voulons réunir tous ces enjeux, comment pouvons-nous évaluer le succès d’une politique de diplomatie culturelle? Quels seraient les arguments modernes et contemporains susceptibles de convaincre le gouvernement qu’il faut faire davantage, mieux ou peut-être autrement?

M. Saul : Je vais prendre votre question, qui est excellente, et l’inverser. Je vous ai lu cette liste de noms, mais j’aurais pu vous fournir une liste trois fois plus longue. Le Canada a probablement l’une des plus longues listes d’écrivains jouissant d’une réputation internationale. C’est assez surprenant. Par rapport à nos amis de l’Allemagne, nous avons beaucoup plus d’écrivains à l’échelle internationale.

Même sans le système de distribution de livres français, nous avons une très importante présence internationale. En plus, la présence internationale de nos institutions est énorme. Ce que je suis en train de dire, c’est que nous jouissons déjà d’un succès culturel canadien à l’échelle internationale.

Par contre, une grande proportion des gens à l’étranger croient que Glenn Gould est un Américain, que Marshall McLuhan est un Américain. Pour ce qui est de Margaret Atwood, ils savent qu’elle est Canadienne, mais c’est parce qu’elle a construit sa réputation dans ce domaine. En ce qui concerne Robert Carsen, qui est l’un des trois meilleurs metteurs en scène au monde, la plupart des gens ne savent pas qu’il est Canadien, et c’est la même chose pour Michael Levine dans le monde de l’opéra.

S’il y a une chose que peut réellement faire la politique internationale, c’est d’assurer que les gens comprennent que c’est cela le Canada, que c’est cela la culture canadienne, parce que les Américains, les Britanniques, les Français et les Allemands le font, et c’est évident.

Puisque notre succès dépasse de loin l’identification de ce qu’est le Canada, il y a donc un travail d’évaluation très important à faire. Au fond, ce n’est pas le travail d’un danseur, d’un chanteur, d’un metteur en scène, d’un écrivain ou d’un philosophe de passer le clair de son temps à dire : « Et je suis Canadien. » Ce n’est pas notre travail, mais nous le faisons. Le gouvernement a un travail colossal à faire, il doit aider les gens à comprendre que c’est cela la culture canadienne, ou que c’est une partie de la culture canadienne.

Imaginez un instant que vous prenez cette liste, que vous y ajoutez plusieurs autres noms et que vous la publiez. Vous le faites dans les journaux, sur Twitter, sur Facebook, partout, « Boum, boum, boum : Canada », et cela aurait un impact énorme. Les gens n’ont pas vraiment l’habitude de penser que Glenn Gould, Margaret Atwood et Marshall McLuhan sont des Canadiens. Si nous arrivons à ce niveau, nous aurons déjà changé radicalement la manière dont les gens perçoivent le Canada à l’échelle internationale.

Le sénateur Cormier : Merci, monsieur Saul, pour vos écrits à travers lesquels vous nous révélez toute la complexité du Canada. Vous avez affirmé un jour, en faisant référence à une analogie avec le trouble dissociatif de l’identité, « Canada is a multiple personality order ».

Vous avez dit également que le Canada, sur la scène internationale, ne s’appuyait pas sur la bonne mythologie pour raconter ce qu’il est, et je suis plutôt d’accord avec vous sur ce sujet. Alors, dans le contexte où on vise à améliorer ce que le Canada fait sur le plan de la diplomatie culturelle, si vous aviez à rédiger une stratégie de diplomatie culturelle, quelles erreurs faudrait-il éviter, selon vous, en premier lieu? Et que contiendrait cette stratégie?

Vous avez parlé par exemple de la promotion des artistes qui sont déjà connus sur la scène internationale, mais quels seraient selon vous les grands axes d’intervention que nous devrions mettre de l’avant pour avoir une politique de diplomatie culturelle qui serve les artistes, mais également la diplomatie canadienne au chapitre gouvernemental?

M. Saul : Premièrement, la liste que j’ai donnée est celle des gens très connus, mais si vous pouvez établir dans l’esprit du reste du monde que ce sont tous des Canadiens, cela ouvre la porte beaucoup plus grande aux nouveaux. Pour promouvoir nos artistes émergents à l’échelle internationale, il faut commencer à établir dans l’esprit des gens que la théorie des communications internationales, c’est Marshall McLuhan et Doug Coupland. Les gens vont dire : « Doug Coupland, c’est un Américain? » Non, il est de Vancouver. L’invention de l’idée de la communication vient avec Doug Coupland. Et à partir de Doug Coupland, des dizaines, des centaines d’autres jeunes Canadiens pourront être introduits dans le monde par cette réputation de la culture du Canada. Je crois que c’est extrêmement important.

Il y a longtemps, j’avais indiqué dans un de mes livres qu’on disait depuis toujours que le Canada, c’était deux peuples fondateurs et un pays multiculturel. J’ai dit que ce n’était pas du tout vrai. Ce qui est vrai, c’est que c’est un pays construit sur trois piliers : autochtone, francophone et anglophone. Et sur cette fondation, nous avons construit la complexité. On a commencé par une complexité triangulaire, et on a continué avec de plus en plus de complexité. Donc, il est extrêmement important que l’élément autochtone soit au centre de la manière de nous présenter. Je peux vous dire que, avec ma femme, dans tout ce que nous faisons à l’échelle internationale, nous avons toujours avancé le rôle des Autochtones et leur puissante créativité, qu’il s’agisse de peinture, de pièces, de romans, et cetera. C’est un élément essentiel. Ce n’est pas pour dire que ce sont des gens qui sont d’accord avec la Confédération. Ce n’est pas une question politique, c’est une question de présence, et leur contribution est d’une énorme importance.

Je crois qu’il faut aussi trouver comment expliquer la complexité. Je vais essayer de ne pas me perdre dans les idées philosophiques, mais l’idée de l’État-nation moderne, comme je l’ai souvent dit, est une idée monolithique. L’idée est que l’État-nation, c’est un peuple, une langue, une religion, une mythologie, et cetera. Cela provient du XVIIe siècle, avec les traités de Westphalie, et du mouvement nationaliste européen et américain du XIXe siècle. Cette idée que l’État-nation est par définition monolithique a entraîné les guerres civiles, les guerres contre les minorités, l’exclusion des langues, et cetera.

Il faut dire que, au Canada, nous avons régulièrement joué le jeu européen — vous êtes Acadien, vous le savez très bien. Toutes les minorités du Canada ont connu ce problème d’une manière ou d’une autre — les Autochtones, les juifs, les Ukrainiens, et cetera. Mais la construction du Canada s’est faite avec la notion de vivre avec la complexité, et ça, c’est un message culturel qui se retrouve dans nos livres, dans nos pièces de théâtre, dans notre musique, dans nos films. Cette idée que nous ne sommes pas un État-nation de style américain ou européen et que nous sommes basés sur un concept de la complexité est centrale à l’idée culturelle du Canada. Donc, je trouve qu’il y a un énorme travail à faire pour vendre une idée très originale, à savoir comment on peut vivre ensemble, dans la complexité, avec un multiple personality order.

J’ai un dernier petit commentaire : même quand il n’y avait pas de budget dans les ambassades... Et je l’ai vu, car, pendant six ans, j’ai été président du PEN International, la grande organisation internationale des écrivains qui travaille pour la liberté d’expression. Presque 900 de nos membres sont en prison, et plus de 200 sont tués chaque année. J’ai donc passé six ans à m’asseoir devant des dictateurs et, comme je l’ai dit à certains de mes collègues, après six ans, tous les dictateurs se ressemblent et ne sont pas très intéressants, c’est le moins qu’on puisse dire. Cependant, ce que j’ai remarqué, c’est que, dans chaque pays où j’allais, même si l’ambassadeur n’avait pas un rond pour la culture, il ou elle trouvait de l’argent pour faire quelque chose de culturel, parce que tous les ambassadeurs savent que c’est à travers la culture qu’ils peuvent vendre le Canada. Il ne s’agit pas du volet commercial, mais les gens pourront comprendre ce qu’est le Canada, et après, on pourra aborder d’autres sujets, comme l’économie, la politique, et cetera.

C’était fait sans argent, mais avec de l’argent, les ambassades peuvent faire énormément de choses. Il faut faire confiance à nos ambassadeurs et à nos ambassades. J’ai toujours eu une énorme admiration pour ce système. Quand ils sont sur le terrain, dans les différents pays, ils savent très bien ce qu’il faut faire pour vendre l’idée du Canada. Derrière l’idée du Canada viennent les automobiles, les radios, les accords politiques, et cetera.

Le sénateur Massicotte : Merci, monsieur Saul, pour la contribution que vous apportez depuis des décennies à notre culture et à notre pays. Tous les Canadiens et Canadiennes vous sont reconnaissants pour vos efforts et votre contribution, qui sont très importants.

Votre message était très clair quant à notre relation avec les États-Unis. Le message, si je le comprends bien, est de dire qu’il ne faut pas signer d’entente à long terme, de traité ou quoi que ce soit, parce que c’est un faux principe que de penser que le pouvoir va demeurer tel qu’il est. Si possible, j’aimerais que vous nous donniez plus de clarifications. Est-ce que vous parlez seulement des règles liées à Internet — le concept de la neutralité du Net —, ou parlez-vous au sens technique? Parlez-vous de l’ALENA, des traités à long terme? Quel est votre avertissement, de quoi nous prévenez-vous exactement?

M. Saul : Je ne suis pas le plus grand expert au monde du côté technologique, mais je comprends le côté politique de la technologie. Concernant cette technologie qui est en train d’arriver, car elle n’est pas encore arrivée, nous sommes dans un roman de 15 chapitres, et nous sommes probablement au chapitre 2; ce n’est pas maintenant qu’il faut décider de la conclusion. Il faut faire très attention de ne pas décider de la fin alors que nous n’en sommes qu’au début. Comme dans un jeu de cartes, on ne joue pas toutes ses cartes au début.

L’un des éléments le plus importants, c’est le contrôle des données, de l’information, de l’accès. Comme vous le savez, les Européens sont en train d’adopter une série de lois pour contrôler les cinq monopoles américains. Ils ont mis en place une loi sur la vie privée très importante. On constate déjà que les monopoles sont en train de trouver des façons de contourner cette loi. Les Européens souhaitent créer d’autres lois pour ne pas céder leur pouvoir sur la vie privée, sur l’information, et cetera, par rapport à ces cinq monopoles.

D’une certaine manière, on perd l’idée de ce qui se passe, parce qu’on parle toujours de l’intrusion des Russes dans notre vie. Les Russes auront une influence sur nos élections. Je présume que c’est vrai, mais en montrant cette idée qu’on ne parle que des Russes, on oublie de parler des Chinois, qui sont en train de créer des murs, et on ne parle pas des États-Unis, qui sont en train de créer une structure internationale qui leur donne le pouvoir de prendre nos informations, tout ce qui appartient à la vie privée des Canadiens, pour leur utilisation économique et politique. C’est une question très complexe. À mon avis, il faudrait que nous soyons beaucoup plus sophistiqués que nous le sommes actuellement. Cela me dépasse. J’ai participé à certaines discussions à Ottawa au cours des deux ou trois dernières années avec des experts qui décident des politiques — je ne parle pas des politiciens. Leur discours était le même discours qu’on entendait il y a 10 ans. Il faudrait adopter une approche très sophistiquée. Il n’y a pas d’amis dans ce jeu. C’est un jeu de pouvoir. Toutefois, le nouvel accord avec les Européens est un allié et non un ennemi. Il faut regarder de très près la manière dont les Européens revoient cette approche dans ce domaine au cours des années à venir.

Le sénateur Massicotte : Vous faites référence aux monopoles américains, comme Amazon et Google, qui font affaire avec le monde entier. Vous parlez également des cinq conditions de l’Europe en ce qui concerne la protection et le partage d’information à l’échelle mondiale. Je crois qu’il s’agit d’un bon exemple pour le Canada. Nous devons nous assurer de protéger nos informations et de ne pas laisser les monopoles dicter les règles du jeu à l’échelle internationale.

M. Saul : La loi européenne est la première loi. Il y aura une vingtaine, une trentaine de lois. Les monopoles bougent autour de tout cela. Il y a des experts européens au sein de l’administration européenne, et également à l’extérieur, car ce sont des gens de l’extérieur qui ont forcé l’adoption de la loi en Europe. D’ici 10 ans, une vingtaine de lois européennes changeront complètement la structure du pouvoir dans ce domaine. Il ne faut pas que le Canada devienne un élément passif. Il n’y a pas de pouvoir à gagner en demandant qu’on nous donne 10 p. 100 du pouvoir. Il s’agit là d’une position coloniale. Il faut dire que nous avons inventé tout cela. Je fais référence à McLuhan. Il ne faut pas que le Canada devienne un personnage passif qui est heureux d’obtenir un petit pourcentage.

Le sénateur Massicotte : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Cordy : Je tiens à vous remercier pour votre contribution énorme à la culture au Canada. Je pense que la majorité des Canadiens savent qui vous êtes.

Durant votre déclaration préliminaire, vous avez parlé de l’image culturelle du Canada. Vous avez dit que nous voulons entendre les gens déclarer : « Ce grand pianiste est Canadien ou cette grande écrivaine est Canadienne; ils viennent du Canada. » Vous avez affirmé que notre présence sur la scène internationale est énorme. Comment faisons-nous la promotion de notre image culturelle, ou en faisons-nous la promotion? Est-elle fondée sur ce que nous faisons, ou en faisons-nous activement la promotion?

Les gens décrivent les Canadiens comme étant constants, forts, sympathiques et talentueux; ils comprennent cela. Or, en faisons-nous assez pour promouvoir la culture canadienne et le travail remarquable que les Canadiens accomplissent? Vous avez présenté une excellente liste au début de votre déclaration.

M. Saul : Je vais énoncer une évidence. Des groupes se manifestent et avancent qu’ils n’ont pas assez d’argent pour aller à l’étranger, ou quoi que ce soit d’autre, mais il faut savoir qu’au cours des deux dernières années les budgets du Conseil des arts du Canada, par exemple, ont été augmentés. Je pense que c’était une excellente idée. Donnez-leur plus d’argent et voyez ce qu’ils peuvent en faire. Les politiciens et les fonctionnaires ne peuvent dicter la forme que cela devrait prendre. Il faut permettre d’inventer des choses qu’ils ont la capacité de réaliser. Nous savons que ces organisations nationales ont à cet égard les mêmes capacités que 6 Degrés. Vous devez nous laisser tous libres de créer des choses et de nous démarquer le plus possible.

Il ne fait aucun doute cependant que le financement destiné à la culture pour la promotion de l’image du Canada à l’échelle internationale n’est pas aussi élevé qu’il devrait l’être. Nous avons un gigantesque et important festival de films, le Festival du film de Toronto, qui est connu partout dans le monde. Si vous consultez The Guardian pendant le festival, on ne voit que cela, comme c’est le cas pour celui de Cannes. Le festival de Toronto est l’un des deux ou trois plus importants au monde. Il a acquis une réputation. C’est le Festival du film de Toronto; il est connu de tous. Il y a d’autres exemples à Montréal, et cetera.

Nous n’en faisons pas la promotion, et c’est la chose la plus simple. Voilà ce que j’essayais de dire. Il s’agit simplement de faire connaître ce que nous faisons déjà. C’est une première étape importante et je pense qu’il y a des façons très simples d’y arriver. Il faut donner à nos ambassades et à nos institutions les capacités de faire plus. On pourrait aussi faire preuve d’une grande audace et d’originalité et faire des campagnes publicitaires choc, partout dans le monde pour promouvoir la culture canadienne. Les qualificatifs ne sont pas nécessaires. On n’a pas à dire : « Margaret Atwood est formidable », ou « Douglas Coupland est l’auteur de Génération X. » Des millions de gens le savent déjà, mais ils ne savent pas qu’il est Canadien. Il en va de même pour Xavier Dolan ou Robert Lepage. Il faut regrouper tout cela pour créer une image du pays.

La sénatrice Cordy : Merci.

[Français]

La sénatrice Miville-Dechêne : Bonjour et merci beaucoup de votre présentation. Si je peux me permettre, je me demande si vous feriez une différence entre la diplomatie culturelle québécoise et celle du Canada dans son entier. Je reviens de deux ans de diplomatie à l’étranger, et cette idée que les gens ne savent pas que Xavier Dolan est Québécois ou que Céline Dion est Québécoise ne me semble pas tout à fait correspondre à ce que j’ai constaté. Je ne prétends pas avoir fait des études scientifiques — vous êtes dans ce milieu depuis beaucoup plus longtemps que moi —, mais je me demande si on a réussi à faire un lien entre les artistes québécois, les auteurs et le fait français en Amérique du Nord, qui est plus original dans un sens, puisqu’il est lié à la langue française en Amérique du Nord. Croyez-vous qu’il y a une différente façon de mettre en marché le Québec par rapport au Canada dans son entier?

M. Saul : Vous avez tout à fait raison. Le fait de dire qu’on écouterait les francophones en Amérique du Nord, c’est évident, mais il faut aussi parler de l’Acadie et des millions de francophones partout au Canada. Comme vous le savez, il y a de grandes différences dans tout cela. Tout cela est en dehors de la politique. Il ne faut jamais se demander — je l’ai constaté dans les ambassades —, par exemple, quelle est la politique de cet écrivain. Ce n’est pas le travail du gouvernement canadien, de la Chambre des communes ni du Sénat. Ce qui manque, peut-être, c’est de savoir que Leonard Cohen et Jacques Godbout sont des Montréalais. Si vous ne comprenez pas les liens avec cette expérience, vous avez raté quelque chose d’absolument essentiel. C’est la même chose si vous ne comprenez pas les liens possibles entre Xavier Dolan et David Cronenberg, qui sont très différents, mais qui, en même temps, sont issus de la même expérience géographique et politique. Alors qu’ils se retrouvent du même côté ou sur des côtés opposés, ils font partie de la même expérience; vous voyez ce que je veux dire? Et c’est là où on rate l’affaire.

Être un francophone n’est pas la fin de quelque chose, c’est quelque chose d’absolument essentiel; je crois que Robert Lepage a été brillant d’exprimer la complexité à la fois de ces contradictions et de ces accords. Il y a beaucoup d’autres gens qui étaient un peu comme cela, par exemple Anne Hébert, qui était d’une autre génération que j’ai connue. Tous les écrivains font partie de cela. Par exemple, Édouard Lock n’est pas fermé dans une certaine identité; il en a plusieurs, et c’est sa force, si je puis dire.

La sénatrice Miville-Dechêne : Merci de votre intelligence.

[Traduction]

La présidente : Nous avons écoulé le temps imparti. Nous pourrions poursuivre; j’aimerais éventuellement en savoir davantage. Monsieur Saul, vous pourriez faire des observations sur l’enjeu qui me pose problème. Vous avez indiqué qu’il y a des Canadiens qui sont très célèbres et bien établis. Pour moi, la question est de savoir comment favoriser le développement de nouveaux talents et les intégrer dans l’équation.

Une autre question est de savoir quelle aide le gouvernement peut apporter. On parle beaucoup de petites entreprises, mais nous avons entendu que ces petites entreprises sont liées aux nouvelles technologies, comme les jeux et les vidéos qui plaisent aux jeunes et que je ne connais absolument pas.

Il y a une toute nouvelle culture et de nouvelles technologies. Comment pouvons-nous en tenir compte? Vous pourrez peut-être réfléchir à cela. Je sais que vous nous avez souvent écrit dans le passé. Vous voudrez peut-être nous écrire encore.

M. Saul : Si vous parvenez à faire comprendre que tout cela est canadien, il sera alors beaucoup plus facile d’inclure une dimension internationale au processus de développement des nouveaux talents au Canada. On assiste en effet à l’émergence de nouveaux écrivains créatifs et prêts à expérimenter : francophones, anglophones, Autochtones et nouveaux Canadiens. Et soudain, les gens disent : « Oh! Vous êtes Canadien. Vous faites partie de cela. » Qu’on veuille même s’en défaire ou changer cela d’une façon ou d’une autre ne change rien : vous en faites toujours partie. L’important, pour les nouveaux artistes et écrivains, c’est de diffuser ce message. Cela aiderait.

On peut favoriser leur éclosion au pays de bien des façons, mais ce n’est jamais assez, mais si nous ne faisons pas mieux connaître le Canada à l’étranger, il est très difficile de promouvoir pleinement nos créateurs à l’échelle internationale.

La présidente : Je vous remercie de votre patience malgré les nombreuses tentatives pour trouver un moment pour vous accueillir. Vous avez enrichi notre discussion. Si vous pensez à d’autres sujets que nous pourrions examiner ou si vous avez des recommandations concrètes, nous vous en serions très reconnaissants. Merci de nous avoir fait part de vos expériences et de vos réflexions. Cela se reflétera peut-être dans un autre rapport du Sénat.

[Français]

M. Saul : Merci, madame la sénatrice. Merci, sénateurs.

[Traduction]

La présidente : Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international est autorisé à étudier les questions susceptibles de survenir occasionnellement se rapportant aux relations étrangères et le commerce international en général. Dans le cadre de ce mandat, le comité entendra aujourd’hui des témoignages sur la situation au Venezuela. En 2016 et 2017, le comité a accueilli des témoins pour discuter de la situation politique et de la crise économique croissante dans ce pays. Deux rapports ont été publiés, l’un en juin 2016 et l’autre en juillet 2017, ce qui a mené au dépôt au Sénat, le 20 mars 2018, d’une réponse du gouvernement.

Le comité avait indiqué qu’il saisirait les occasions d’être mis au courant de l’évolution de la situation au Venezuela, des défis auxquels la population du pays est confrontée et des répercussions pour la région et la communauté internationale.

J’ai donc le plaisir d’accueillir, au nom du comité, M. Diego Enrique Arria Salicetti, ancien représentant permanent du Venezuela à l’ONU, Mme Tamara Sulay Suju Roa, directrice exécutive de l’Institut Calsa, en République tchèque, et M. Antonio José Ledezma Diaz, ancien maire de Caracas, au Venezuela.

Vos biographies respectives ont été fournies au comité. Nous savons que vous avez peu de temps, il en va de même pour nous. Tout le monde a pu consulter les biographies; nous passerons donc directement aux exposés.

Permettez-moi de rappeler que vous tiendrez à la fin une conférence pour attirer l’attention sur cette situation, qui devrait être mieux connue dans notre hémisphère. Nous sommes heureux de pouvoir entendre votre point de vue aujourd’hui.

Qui est le premier intervenant? Je ne sais pas si vous ferez chacun un exposé ou s’il n’y en aura qu’un.

[Français]

Diego Enrique Arria Salicetti, ancien représentant permanent du Venezuela à l’ONU, à titre personnel : Je suis honoré de cette invitation à participer à cette réunion qui est tellement importante pour notre pays. J’aimerais également souligner l’apport important du Canada dans le cadre de la relation entre le Canada et mon pays.

[Traduction]

Vous avez probablement déjà entendu que certains diplomates réfléchissent à deux fois avant de ne rien dire. Puisque je ne suis plus diplomate, je vais essayer de m’exprimer comme si j’écrivais des gazouillis : je serai donc très bref.

Permettez-moi d’ajouter que j’admire M. Saul. Vous avez organisé au Canada deux des plus importants événements culturels au monde, qui portaient sur l’environnement et les établissements humains. Maurice Strong, un Canadien, a mis l’enjeu de l’environnement au centre des discussions sur la scène internationale. J’ai codirigé la Conférence sur l’habitat, à Vancouver. C’est à cette occasion que Maurice Strong a mis de l’avant l’enjeu des établissements humains. C’est l’une des contributions importantes du Canada au reste du monde.

Mesdames et messieurs, j’aimerais établir le contexte pour la situation qui prévaut dans mon pays. Premièrement, nous n’avons pas de gouvernement. Le Venezuela s’est transformé en narco-État, et le régime est dirigé par des groupes criminels. Je pense que c’est un aspect très important, parce que nous faisons figure d’exception dans le monde sur le plan de l’évolution politique. Par exemple, Pablo Escobar — dont vous avez tous entendu parler, j’en suis certain — ou « El Chapo » Guzman, n’ont jamais été à la présidence de la Colombie ou du Mexique, mais leurs équivalents exercent cette fonction au Venezuela. Le vice-président et le président ont tous les deux été accusés de trafic de stupéfiants, de corruption et de trafic d’armes, même par le secrétaire du Trésor des États-Unis.

Le président de la Cour suprême légitime du Venezuela a subi un procès pour deux accusations de meurtre. Cela vous donne une idée du genre de régime que nous avons.

Le pouvoir discret du Canada sur la scène mondiale revêt une grande importance pour nous et notre région. Vous seriez probablement surpris de l’influence qu’exerce le Canada, que l’on perçoit toujours comme un intermédiaire indépendant. C’est exactement ce qu’il nous faut aujourd’hui : un intermédiaire indépendant acquis aux droits de la personne.

Le Canada a été témoin de trop de souffrance humaine. J’ai rencontré de courageux soldats canadiens à Srebrenica ainsi qu’au Rwanda. Le Canada a une profonde connaissance de la souffrance humaine. Et c’est précisément cette souffrance observée au Rwanda et à Srebrenica qui a incité l’ONU à élaborer la doctrine de la responsabilité de protéger, ou R2P, dans le but de se repentir à la suite de l’intervention de certains Canadiens. À titre d’exemple, la contribution du général Dallaire a été de démontrer l’inadéquation des interventions des Nations Unies lors de telles situations dans le monde. Cette responsabilité de protéger, qui n’est pas très respectée actuellement, est l’une des importantes contributions du Canada.

Nous vivons dans un monde d’attrition. Lorsque nous avons rédigé le Statut de Rome, nous n’avions jamais imaginé qu’un gouvernement ferait une guerre d’attrition contre son propre peuple. Les gens meurent en raison de la violence, du manque de médicaments et de nourriture, de tout, en somme. C’est la réalité. Aujourd’hui, nous avons perdu près de 10 p. 100 de notre population. Plus de 5 000 ingénieurs vénézuéliens sont au Canada, plus précisément à Calgary, dans l’industrie pétrolière. Nous avons connu un exode des cerveaux, ce qui aura pour notre pays de considérables et graves répercussions.

Le Canada nous a beaucoup aidés ces dernières années pour l’atteinte de nos objectifs.

[Français]

Nous avons encore plus besoin de ce soutien.

[Traduction]

Nous vous prions de poursuivre en ce sens, car cela encourage l’ensemble de la région. Le discours du ministre canadien des Affaires étrangères à l’OEA a été une inspiration pour toute la région. Le Canada a l’admiration et le respect de tous.

Je suis très reconnaissant de l’occasion d’être ici aujourd’hui. Je suis certain que mes collègues vous donneront plus de précisions, et c’est avec plaisir que je répondrai à vos questions. Merci.

La présidente : Qui est le prochain intervenant?

[Traduction de l’’interprétation]

Tamara Sulay Suju Roa, directrice exécutive de l’Institut Casla, République tchèque, à titre personnel : Honorables sénatrices et sénateurs, merci de l’invitation.

Aujourd’hui, le Venezuela est un énorme camp de concentration, une prison en plein air, un régime qu’on accuse de se livrer au trafic de stupéfiants et au blanchiment d’argent. Même les proches du président lui-même sont emprisonnés aux États-Unis. La Charte démocratique interaméricaine a été invoquée contre le régime, un régime qui, actuellement, ne protège pas les droits fondamentaux de base des Vénézuéliens comme le droit à la vie, à l’intégrité physique et à la sécurité alimentaire et sanitaire.

La situation du pays a été examinée par la Cour pénale internationale en raison de possibles crimes contre l’humanité, notamment les assassinats, la détention arbitraire, les actes de torture les plus horribles, la violence sexuelle et les disparitions forcées. Le pays a été accusé de corruption et de détournement des institutions d’État à des fins de démantèlement de la primauté du droit, de persécution et de répression des dissidents et de l’opposition. Par leurs comportements, les dirigeants du pays se moquent de la communauté internationale, rompent leurs engagements internationaux et menacent désormais la paix et l’ordre mondial.

Le Venezuela est un État voyou. Quatre-vingt-sept pour cent des Vénézuéliens vivent dans la pauvreté, dont 61 p. 100 dans l’extrême pauvreté et 56 p. 100 depuis tout récemment. Il y a pénurie pour 80 p. 100 des médicaments, et ce taux est de 90 p. 100 pour les médicaments de traitement du cancer. Seulement 7 p. 100 des urgences et 8 p. 100 des salles d’opération du pays sont fonctionnelles. Tous les jours, 63 personnes meurent du cancer, la plupart du temps en raison du manque de médicaments pour les soins à long terme.

Des greffés du rein et du cœur meurent chaque semaine. La moitié des médecins ont quitté le pays. Les médecins et les infirmières préfèrent démissionner plutôt qu’être responsables de gens qui mourront en raison d’un manque de médicaments et de conditions sanitaires précaires dans les hôpitaux.

La semaine dernière, j’ai discuté avec une mère dont la fille de quatre ans est récemment décédée du cancer. Pouvez-vous vous imaginer, chacun d’entre vous, que votre fils ou votre fille ne peut non seulement obtenir des traitements médicaux pour ce cancer, mais finit par mourir dans la douleur en raison d’un manque de médicaments pour alléger ses souffrances? Cette mère a tenu les propos suivants : « Docteur, n’est-ce pas de la torture que les malades souffrent et meurent parce qu’ils ne peuvent recevoir des traitements? C’est de la torture. »

Aujourd’hui, le taux de décrochage scolaire au Venezuela est de 45 p. 100, et la plupart de ces enfants manquent tout simplement de nourriture et s’évanouissent à l’école. Selon Codevida, 55 p. 100 des enfants de moins de 15 ans souffrent de malnutrition. Pouvez-vous imaginer cela, honorables sénateurs? Que se passerait-il si votre enfant pleurait jusqu’à s’endormir d’épuisement tous les soirs parce qu’il n’a pas assez à manger? Soixante-dix pour cent de la population du Venezuela mange seulement un repas par jour.

Aujourd’hui, au moment même où je vous parle, plus de 340 personnes sont des prisonniers politiques et plus de 8 000 personnes subissent un procès simplement parce que ce sont des dissidents.

Beaucoup de ces personnes sont victimes de torture et de mauvais traitements. Les crimes que sont la détention arbitraire et la torture s’étendent aux proches de ceux qui font l’objet de persécutions. Les agences de sécurité et les milices progouvernementales kidnappent les femmes, les enfants, les cousins et les grands-parents, puis leur font subir de la torture et des mauvais traitements des jours durant pour les obliger à révéler l’endroit où se cache la personne qu’ils recherchent. Puis ils les libèrent, mais en les menaçant d’abord de représailles s’ils devaient parler. Les récits que j’ai entendus récemment sur les incidents de torture étaient semblables aux récits de l’holocauste nazi ou du règne de Staline. Ils soulèvent les ongles et donnent des décharges électriques. Des gens meurent noyés dans leurs propres excréments. D’autres se font briser les os du pied et reçoivent des décharges électriques sur les organes génitaux. Ces actes sont commis dans des installations de torture clandestines par des civils armés, avec la complicité des agences de renseignement de l’État. Actuellement, 147 officiers des forces armées — des généraux et des sous-officiers — sont détenus pour conspiration et rébellion. Soixante-dix pour cent d’entre eux ont subi de la torture ou des mauvais traitements.

La communauté internationale dispose de mécanismes pour alléger leurs souffrances, pourvu que la protection des droits de la personne ait préséance sur l’État. L’obligation des gouvernements de protéger la population, les Vénézuéliens... Nous ne pourrons y parvenir seuls. L’un des mécanismes est l’isolement économique par l’imposition de sanctions supplémentaires et de restrictions visant les personnes. Nous remercions le gouvernement du Canada d’en faire usage. L’appui que nous avons du Canada pour dénoncer cette situation devant la Cour pénale internationale donne aux victimes de ces crimes contre l’humanité espoir que ces criminels feront face à la justice. Les procédures entreprises par les États civils devant la Cour pénale internationale entraîneront la chute du régime, puisque beaucoup de hauts dirigeants des forces armées et du gouvernement ne voudront pas être accusés devant la cour. Les membres du gouvernement du Venezuela sont conscients de ce qui les attend et ne veulent pas faire l’objet d’accusations.

J’aimerais demander au gouvernement du Canada, au nom de la population du Venezuela, d’appuyer la plainte devant la CPI, d’en être un État partie et de dénoncer le gouvernement du Venezuela pour crimes contre l’humanité. Merci beaucoup.

Antonio José Ledezma Diaz, ancien maire de Caracas, à titre personnel : Je pourrais profiter de l’occasion pour vous parler de ma situation. En tant que maire, j’ai été kidnappé à deux reprises et j’ai été détenu pendant plus de 1 000 jours dans des conditions inhumaines. Je pourrais demander d’appliquer le principe d’aide humanitaire pour aider plus de 30 000 Vénézuéliens qui ont été enlevés dans mon pays.

Je pourrais implorer la communauté internationale. Pourquoi est-ce que je fais cela? Parce que nous sommes tous victimes de la déroute de l’État au Venezuela. Nous n’avons même pas une dictature traditionnelle. Le Venezuela est opprimé par la tyrannie des trafiquants de stupéfiants. Si la DEA faisait une descente là-bas, il ne resterait plus personne au cabinet, parce que tous les membres sont impliqués. Je ne dis pas cela à la légère. Tout est consigné. Nous avons des preuves à cet effet. De plus, certains dossiers établissent un lien avec les hauts fonctionnaires du cercle interne des mafias qui gouvernent le Venezuela. C’est du terrorisme international. Mme Suju et l’ambassadeur Arria ont tous deux parlé des crimes contre l’humanité, dont sont responsables les membres de la dictature des narcotrafiquants. C’est pourquoi nous vous demandons d’offrir une aide humanitaire dans ce climat de grande adversité.

Les dernières élections concurrentielles ont eu lieu en décembre 2015. La dictature des narcotrafiquants a complètement effacé le parlement et a chassé son président. C’est comme si le président du parlement était entouré de militaires qui avaient pris le contrôle et que les parlementaires devaient sortir par un tunnel, où des activistes armés les harcelaient et leur disaient qu’ils avaient fait une fausse révolution en toute impunité. C’est ce qui se passe au Venezuela.

Les membres de notre parlement sont assiégés par ces gens. Avec l’appui de Sa Sainteté le pape François, ils minent la vertu du dialogue. Nous n’avons pas pu discuter. Ils nous ont poussés dans un gouffre. Nous présentons le taux d’inflation le plus élevé au monde, qui frôle un million pour cent annuellement.

En ce qui a trait à la crise humanitaire, avec 300 000 enfants, l’OEA a été témoin de cas de malnutrition. Il y a 18 000 patients souffrant de problèmes rénaux qui ne reçoivent pas de dialyse; 70 000 patients atteints du VIH qui ne reçoivent pas de médicaments et des gens qui souffrent de la famine en pleine pénurie de soins médicaux, de traitements et de médicaments.

Nous vous implorons d’appliquer le principe de l’humanité, et ce, en raison d’une répression massive et systémique. Et les Vénézuéliens qui ont été enlevés au pays, que ce soit pour leurs actions ou leur inaction selon le régime actuel, ne reçoivent pas de nourriture ou de soins de santé.

La sécurité publique est absente. L’année dernière seulement, plus de 28 000 Vénézuéliens sont morts aux mains de simples criminels, qui ne sont pas punis. Cette dictature des narcotrafiquants tente d’enrôler les dissidents et criminalise ceux qui refusent de le faire. Le Venezuela est envahi par des forces étrangères. Il y a plus de 30 000... Il y a des Cubains qui prennent part à cela et qui contrôlent la vie des Vénézuéliens qui ne sont pas du côté du régime. Nous ne voulons pas que les organisations internationales qui sont forcées de protéger la vie de millions de personnes regardent à distance la tragédie qui est en train de se produire au pays.

Nous ne voulons pas recevoir de condoléances. Nous ne voulons pas de déclaration posthume. Nous voulons seulement que des mesures préventives soient prises. Comme l’a fait valoir Luis Almagro de l’OEA, il ne s’acquitte pas uniquement de son poste; il tente aussi de protéger des millions de Vénézuéliens et d’en prendre soin, dans un pays qui est en train de perdre sa liberté et sa démocratie. Par conséquent, nous croyons que cette intervention est plus que justifiée pour des raisons humanitaires, ce concept de responsabilité de protéger que l’on a expliqué plus tôt. Merci beaucoup.

[Traduction]

La présidente : Dans notre rapport précédent, nous avons fait état de la situation au Venezuela, de la crise humanitaire et de la difficulté d’y envoyer de l’aide humanitaire. Nous avons parlé des tentatives du Mexique et du détournement vers l’armée plutôt que vers la population. Nous avons aussi souligné le statut du Venezuela dans l’hémisphère jusqu’à l’actuelle administration et les difficultés auxquelles les gens sont confrontés. Nous avons mis l’accent sur un règlement politique, mais nous nous préoccupons également de l’effet sur la population, comme vous l’avez souligné aujourd’hui.

Je vais vous poser une première question, mais je ne sais pas si vous pourrez me répondre. Je sais ce qu’a fait le secrétaire général de l’OEA, et nous nous réjouissons de l’appui du Canada à cet égard. Or, selon ce que je comprends, l’OEA tient actuellement des réunions et les membres ne s’entendent pas sur la mesure dans laquelle l’OEA peut s’interposer sans une intervention armée. Y a-t-il autre chose que nous pourrions faire? Nous faisons appel à l’ONU et nous invoquons la responsabilité de protéger. Nous l’avons fait. Que pouvons-nous faire d’autre, s’il n’y a pas d’intervention armée? C’est là-dessus que les membres de l’OEA ne s’entendent pas pour le moment.

[Interprétation]

Mme Suju : Je tiens à réitérer que le Canada fait partie d’un bloc de pays qui poursuivra le gouvernement du Venezuela devant la Cour pénale internationale. C’est important, parce que depuis la création de la Cour, c’est la première fois qu’un ou plusieurs États déposent une poursuite contre le gouvernement vénézuélien. C’est important parce que le gouvernement vénézuélien croit que le bras de la justice n’est pas assez long pour l’atteindre. C’est pourquoi il continue de violer massivement les droits de la personne et commet des crimes contre l’humanité.

La poursuite devant la Cour pénale internationale par ces pays aura... Elle réduira aussi les délais associés à l’ouverture d’une enquête. Lorsque le gouvernement vénézuélien verra la justice internationale se tourner vers lui, il demandera : que pouvons-nous faire? Personne ne veut subir un procès devant la Cour pénale internationale et nous savons que le gouvernement vénézuélien craint ce moment.

Cette annonce faite par les cinq pays — l’Argentine, le Pérou, la Colombie, le Chili et le Paraguay — est très importante parce qu’elle mènera le Venezuela au point de rupture.

Quelle est l’importance pour le Canada de se joindre à ce groupe de pays? Le Canada a une histoire de robustesse institutionnelle en matière de démocratie. Le Canada est en soit une institution au sein de la Cour pénale internationale et il a amené le principe d’intervention humanitaire au sein du système de l’ONU. Les institutions et la démocratie robustes du Canada doivent appuyer ces pays d’Amérique latine devant la Cour criminelle internationale pour qu’il n’y ait plus qu’un seul bloc de pays latino-américains; il y aura un autre pays de l’hémisphère, avec une autre langue et d’autres particularités, qui montre son appui. Ce sera un signe du caractère réel des crimes contre l’humanité au Venezuela.

[Traduction]

M. Arria : Voulez-vous que je réponde aux questions précises au sujet des légers désaccords à Washington au sujet de l’OEA?

La présidente : Oui, si vous le pouvez.

M. Arria : Je suis certain que vous avez vu bon nombre de ces résolutions. Elles font toujours référence aux deux parties à titre d’équivalents moraux; les deux parties sont égales. Le dernier document — ou la dernière résolution — a été préparé par le Groupe de Lima. D’une certaine façon, on dit : « Il faut que les parties se parlent. » C’est ce que j’ai vu au Conseil de sécurité, mais pendant qu’on faisait cela, 200 000 Bosniens ont été tués, 500 000 personnes au Rwanda, 2 millions au Congo et tant d’autres au Cambodge. On passe par la représentation diplomatique et le rassemblement des parties. Pendant ce temps-là, nous souffrons.

La présidente : Nous allons passer aux questions.

La sénatrice Ataullahjan : Nous vous remercions pour vos déclarations.

Ma question est fort semblable à celle de la sénatrice Andreychuk. Certains pays demandent toujours la résolution diplomatique. Est-ce que le Venezuela a dépassé cette étape? Est-ce qu’on pourrait entreprendre un dialogue? Le Canada a réduit ses relations diplomatiques avec le Venezuela et restreint ses engagements auprès du pays. Nous avons sanctionné certains représentants. Que voudriez-vous que le Canada fasse d’autre?

[Traduction de l’interprétation]

M. Ledezma : Il est bon de se rappeler que le 20 mai dernier, la dictature des narcotrafiquants a commis une fraude électorale, qui a entraîné une réaction quasi unanime de la part de la communauté internationale. À l’exception du Nicaragua, de la Bolivie et de la Russie, le Canada, les États-Unis et tous les autres pays ont jugé ce processus électoral illégitime. Donc, nous parlons ici d’un gouvernement illégitime en soi. Nicolás Maduro a été condamné à 18 ans de prison par la Cour suprême légitime du Venezuela qui a dû légiférer en exil parce que ses membres étaient victimes d’une chasse aux sorcières politique dans le pays. Lorsque vous êtes non seulement responsable de crimes contre l’humanité, mais aussi de corruption, cela mène à la malnutrition et à la famine auxquelles j’ai fait référence. L’argent qui devait servir à la nourriture, aux médicaments et à l’équipement médical pour des salles d’opération au Venezuela se trouve maintenant dans des paradis fiscaux partout dans le monde.

La communauté internationale a déjà réagi à cela par l’entremise de l’OEA. Les dernières résolutions ont obtenu le vote favorable de 19 représentants. Seulement trois représentants ont voté contre. Donc, les efforts de M. Maduro ont donné lieu à une réponse positive de la part des divers gouvernements représentés.

Il n’est pas question de la position personnelle de M. Maduro, mais bien de la position institutionnelle d’une organisation qui vient de publier un rapport qui est maintenant devant la Cour pénale internationale et qui est appuyé par les principaux membres du Groupe de Lima qui ont déjà dit — comme l’ont fait l’Argentine, le Paraguay, le Chili, la Colombie et le Pérou — qu’ils se rendront jusqu’à la Cour pénale internationale pour montrer leur appui à l’égard de ce rapport de sorte que les poursuites suivent leur cours et que les auteurs de ces crimes contre l’humanité soient accusés.

Nous songeons aux façons d’aborder ce conflit de façon constitutionnelle, mais la primauté du droit n’existe pas au Venezuela. La constitution a donc été bafouée à un point tel qu’on a créé une assemblée nationale constituante. Pour vous donner une idée de l’ampleur de la tragédie, c’est comme si quelqu’un ici au Canada décidait d’établir un parlement parallèle sur la terre de ce parlement souverain. C’est ce qui s’est passé au Venezuela. La dictature a créé une assemblée nationale constituante, qui est inconstitutionnelle; la primauté du droit n’existe donc plus. Au Venezuela, nous ne dépendons pas de la primauté du droit, mais bien de l’humeur du dictateur. C’est notre tragédie. Nous ne pouvons pas attendre une solution négociée alors qu’on ne respecte même pas le dialogue.

Nous avons une police paramilitaire. Nous avons les soi-disant milices. Nous avons des « para » syndicats et les responsables du contrôle des prisons. D’autres travaillent en Colombie, comme les FARC et l’ELN; ces groupes se démobilisent et vont au Venezuela.

C’est une véritable tragédie, et les gens sont tués dans l’impunité. Nous ne voulons pas que la solution vienne du ciel; nous ne sommes pas là, les bras croisés, à attendre que d’autres règlent nos problèmes. Non. L’année dernière, 137 jeunes sont morts. Ils se sont placés dans la trajectoire des balles des dictateurs pour défendre la liberté.

Il y a des prisonniers politiques. J’en ai fait partie, simplement parce que j’ai signé un document qui critiquait le régime. On est venu me chercher dans mon bureau. J’étais maire en fonction; j’avais été élu par 800 000 voix dans ma ville et on m’a jeté en prison. J’ai eu une seule audience et on m’a condamné à 26 ans de prison pour avoir signé un document public. C’est le destin des entrepreneurs, des étudiants, des professeurs, des médecins, des journalistes et des parlementaires comme vous qui se font attaquer dans le parlement simplement pour avoir critiqué le régime. C’est pourquoi nous demandons l’aide de la communauté internationale.

Il est tout à fait raisonnable d’appliquer le principe d’intervention humanitaire pour mettre fin à ce massacre. Tout comme Hitler a massacré des millions de juifs à Auschwitz avec du gaz toxique, Maduro tue la population du Venezuela par la famine. C’est la politique de l’État. Pour Maduro, il est très pratique de voir les gens continuer de fuir le Venezuela dans la peur parce qu’au bout du compte, il veut contrôler le territoire, qui contient du pétrole, du fer, du charbon et des ressources minérales qui sont utilisées par les narcotrafiquants et les terroristes internationaux.

Mme Suju : J’aimerais compléter les interventions de l’ambassadeur et du maire. La sénatrice a parlé des deux rapports rédigés par le Canada, en 2016 et en 2017. Nous vous demanderons de mettre à jour votre rapport sur les droits de la personne au Venezuela afin qu’il reflète ce qui s’est passé entre 2017 et 2018 et aussi d’imposer plus de sanctions aux représentants vénézuéliens qui ont violé les droits de la personne. La Cour pénale internationale a une liste de 170 représentants réputés avoir commis des crimes contre l’humanité. Nous vous demandons aussi de prendre plus de mesures contre eux. De plus, nous demandons au Canada d’intercéder en notre nom devant l’OEA afin de changer la position de certains pays anglo-saxons.

[Traduction]

Le sénateur Dawson : Tous les gestes comptent. La sénatrice Ataullahjan et moi avons participé aujourd’hui à une réunion du comité de l’Union interparlementaire au nom du Canada. Nous tiendrons une conférence internationale à Genève dans un mois. S’il y a une chose que l’association parlementaire doit faire, c’est bien de défendre les parlementaires. Ce qui s’est passé dans votre pays en est un très bon exemple.

Je crois que ce serait l’occasion d’ajouter un point urgent à l’ordre du jour. Je suis certain que la sénatrice Ataullahjan m’aidera afin que le Canada encourage les autres pays à soulever le débat devant l’Union interparlementaire; ce sont 170 pays qui y sont représentés.

Le Venezuela a été l’hôte de l’Union interparlementaire il y a bon nombre d’années. Je ne crois pas qu’il se présentera cette année, bien sûr, mais c’est une occasion d’exposer le problème et je crois qu’une délégation canadienne pourrait y participer. Il serait important que votre groupe rencontre les représentants des autres pays et qu’ils se joignent à nous pour soulever la question et en débattre à l’assemblée générale de l’Union interparlementaire. L’occasion se présentera le mois prochain.

Comme je l’ai dit, tous les gestes comptent. Voilà ce que j’ai à offrir. C’est plutôt un commentaire et non une question, mais j’espère que vous pourrez rencontrer les parlementaires d’autres pays. Je suis certain que la sénatrice Ataullahjan et moi allons faire notre travail ici au Canada, mais nous avons besoin de l’appui des autres pays.

M. Arria : Pourrais-je ajouter quelque chose au sujet de ce dernier point? L’influence du Canada dans les pays anglo-antillais est considérable, alors que nous n’avons aucun pouvoir de persuasion dans les Antilles. La plupart des 13 pays de la région ont voté contre le Venezuela et la liberté de ce pays. Je pense que le Canada pourrait jouer un rôle très important. Je suis d’accord avec ce que vous dites, sénateur, et considère qu’il est très important de prendre ce point en compte.

Le sénateur Massicotte : Je ne peux que vous remercier beaucoup de votre exposé. À l’évidence, nous ne vivons pas dans les mêmes conditions que vous, mais je peux vous dire que les renseignements que vous nous avez fournis correspondent en tout point à ce que nous dit la presse internationale. Nous sommes parfaitement au fait des immenses défis que votre pays et votre population doivent relever. Nous nous préoccupons fort de votre situation.

J’aurais les mêmes questions : que pouvons-nous faire? Que pouvons-nous faire de plus? Je pense que vous avez déjà répondu à ces questions et je vous en remercie. Je comprends tout à fait les difficultés que vous traversez et je vous sais gré de nous faire part de la situation. Merci.

La présidente : J’ai suivi le changement de devise, tout comme les membres du comité, je pense; je ne comprends pas tout à fait comment on l’appelle maintenant. Ce changement a eu une incidence catastrophique en provoquant une dévaluation généralisée dans le pays. Malheureusement, certains pays, que je n’ai pas besoin de nommer, ont aidé le Venezuela dans cette situation. Cela a-t-il aggravé le problème?

À cela s’ajoute le problème qui se pose directement à la frontière entre la Colombie et le Venezuela en raison de la migration de masse. Devrions-nous faire autre chose à cet égard?

M. Arria : D’une certaine manière, c’est un retour à la guerre froide. Si vous examinez ce qu’il se passe au sein du conseil de sécurité, on assiste à une répétition de ce qui s’est passé dans les années 1960. Mais maintenant, la Chine se joint à l’ancienne Union soviétique, par exemple, pour opposer son veto concernant tout ce qui a trait à la liberté dans mon pays ou au Nicaragua ou en Syrie. Notre région subit donc les contrecoups de la confrontation entre les États-Unis et la Chine et la Russie, dont nous sommes les premières victimes, comme l’Amérique centrale l’a été à une époque. Nous revivons ces terribles expériences. Ces pays s’adonnent à un petit jeu, considérant le Venezuela et le régime comme un partenaire stratégique pour confronter les Américains.

Comme je vous l’ai déjà indiqué, ce n’est plus un problème vénézuélien : nous constituons une menace régionale à la stabilité de la région. Nous représentons vraiment un danger manifeste et présent. Imaginez si vous étiez assis sur la plus grande réserve de pétrole du monde et tout près de cette région du continent. Jusqu’à présent, on nous voit comme le pauvre Venezuela. Non. Ce pays constitue une menace pour les Américains. Je suis certain que vous en êtes conscients. J’insiste de plus en plus sur ce point.

[Traduction de l’interprétation]

M. Ledezma : Permettez-moi d’ajouter quelque chose. Votre question est très importante, et il est crucial que vous ayez une idée de la catastrophe qui se déroule au Venezuela.

Ces dernières années, notre devise, le bolivar, a perdu huit zéros parce que les autorités jonglent avec elle, tentant de résoudre le problème d’inflation. Jusqu’à il y a quelques jours, un billet comme celui-ci équivalait au salaire mensuel d’un Vénézuélien. Ce sont des salaires de misère. Voilà pourquoi la famine fait rage et que la perte de poids moyenne est de plus de 12 kilos dans la population vénézuélienne. Voilà pourquoi mon pays — qui dispose de la plus grande réserve de pétrole du monde — se trouve devant un paradoxe parce que les gens vont au lit sans souper. Et nous parlons devant vous alors que des enfants meurent de malnutrition, et d’un manque de calories et de protéines. Ils meurent aujourd’hui.

Des femmes atteintes du cancer du sein meurent en l’absence de services de chimiothérapie. Et le régime tente de monétiser le déficit, car il a transformé la banque centrale en une imprimerie où il imprime quotidiennement de l’argent sans valeur. Le régime a inventé une devise appelée le petro. Et je profite de votre question pour aviser les gouvernements de la Russie et de la Chine que toute opération financière qu’ils effectuent avec cette dictature est sans valeur et invalide. Sans l’aval du parlement national, le peuple vénézuélien ne peut être hypothéqué.

L’argent que fournissent la Russie et la Chine actuellement n’apaisera pas notre faim; il ne fera que renforcer la dictature. L’inflation est actuellement supérieure à l’hyperinflation qui a touché l’Allemagne en 1923. La chute de notre PIB atteint les 50 p. 100, un taux bien plus élevé que celui observé pendant la grande dépression qui a frappé les États-Unis après 1929. Sénateur, quand Chávez a pris le pouvoir en 1999, notre production de pétrole était de 3 545 000 barils par jours et la société pétrolière nationale, PDVSA, comptait 40 000 employés.

Aujourd’hui, plus de 140 000 employés produisent moins d’un million de barils de pétrole, une diminution énorme parce que le régime a politisé notre société pétrolière. Comme l’ambassadeur l’a souligné en ce qui concerne les pays insulaires qui entretiennent depuis longtemps une relation très étroite avec le Canada, la vérité est que... Je ne veux offenser la dignité de personne, mais les régimes de Chávez et de Maduro ont utilisé le pétrole pour coloniser les gouvernements qu’ils humilient en leur donnant du pétrole, alors qu’il commence à manquer. Le pays n’en produit pas suffisamment pour continuer d’imposer son soutien à l’Organisation des États américains dans la lutte contre la tragédie que je dépeins ici.

[Traduction]

La présidente : D’après les questions et les observations, je pense que vous pouvez comprendre que le comité s’est intéressé très tôt à la question du Venezuela, que nous avons portée à l’attention de notre gouvernement et des parlementaires. Je pense que vous avez entendu aujourd’hui que nous tentons de trouver des manières et des moyens qui permettraient au Canada et à nos parlementaires de soutenir la population du Venezuela.

Il ne nous appartient toutefois pas de recommander de solution de manière interne. Nous nous employons plutôt à utiliser les mécanismes internationaux et régionaux et notre pouvoir de persuasion pour braquer les projecteurs sur la situation critique de la population vénézuélienne.

Je vous assure aujourd’hui que nous continuerons de surveiller la situation et de voir ce que nous pouvons faire. Nous réfléchirons à ce que vous avez dit. Nous continuerons d’écouter des voix et de voir si nous pouvons contribuer à améliorer la situation au Venezuela.

Je sais que votre temps parmi nous est compté, car vous avez une conférence publique prévue à 18 h 30 au Centre des congrès d’Ottawa. Je vous remercie d’être venus et d’avoir pris le temps de nous rencontrer.

Sénateurs, nous devons nous réunir brièvement à huis clos.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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