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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule no 59 - Témoignages du 20 mars 2019


OTTAWA, le mercredi 20 mars 2019

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit aujourd’hui, à 16 h 20 pour une étude sur les relations étrangères et le commerce international en général.

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Chers collègues, soyez les bienvenus à cette séance du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Nous sommes réunis pour poursuivre l’examen de questions susceptibles de se poser dans le domaine des relations étrangères et du commerce international en général.

Conformément à ce mandat, notre comité entendra aujourd’hui une fonctionnaire d’Affaires mondiales Canada, qui fera le point sur la situation en Turquie depuis la publication par notre comité, en 2013, du rapport intitulé Jeter des ponts : les liens entre le Canada et la Turquie et leur potentiel et la réponse que le gouvernement lui a donnée.

Le comité a également demandé à des fonctionnaires le point sur la situation en Ukraine et sur les événements qui y ont des répercussions.

Je suis donc ravie d’accueillir la représentante d’Affaires mondiales Canada, Mme Alison LeClaire, qui est haute représentante de ce ministère pour l’Arctique et directrice générale des Affaires arctiques, de l’Eurasie et de l’Europe.

On vous a confié de lourdes responsabilités. Soyez la bienvenue.

Je demande à mes collègues de bien vouloir se présenter, mais avant, si le comité le souhaite, comme Mme LeClaire fera le point sur les deux pays, le comité souhaite-t-il vider chaque question séparément ou entendre d’abord les exposés respectifs, puis conclure par des questions?

Le sénateur Massicotte : Séparément.

La présidente : Séparément. Je pense avoir entendu le sénateur Sinclair. Effectivement, je l’écoute toujours.

Le sénateur Sinclair : Oui.

La présidente : Nous siégeons ensemble à trop de comités.

Les présentations, maintenant.

Le sénateur Housakos : Je suis Leo Housakos, de Montréal.

La sénatrice Coyle : Je suis Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.

Le sénateur Ngo : Thanh Hai Ngo, de l’Ontario.

Le sénateur Dean : Tony Dean, de l’Ontario.

Le sénateur Sinclair : Murray Sinclair, du Manitoba.

La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, du Manitoba.

[Français]

Le sénateur Massicotte : Paul Massicotte, du Québec.

Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, du Québec.

La sénatrice Saint-Germain : Raymonde Saint-Germain, du Québec.

[Traduction]

La présidente : Et je suis Raynell Andreychuk, de la Saskatchewan, présidente du comité.

Madame LeClaire, vous témoignez devant nous pour la première fois, mais je sais que vous l’avez fait devant des comités du Parlement. Soyez la bienvenue. Vous pouvez nous livrer votre exposé sur la Turquie, puis répondre à des questions avant de passer au sujet suivant. Soyez la bienvenue.

Alison LeClaire, haute représentante pour l’Arctique et directrice générale, Affaires arctiques, de l’Eurasie et de l’Europe, Affaires mondiales Canada : Merci, madame la présidente, mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis vraiment ravie d’être ici et j’espère que je pourrai combler votre appétit de savoir grâce aux points que je ferai sur ces deux pays très intéressants et très complexes. Je répondrai de mon mieux à vos questions.

Commençons par la Turquie, comme vous l’avez proposé, c’est-à-dire par une vue d’ensemble de nos relations avec ce pays, depuis, comme vous l’avez dit, madame la présidente, le dernier rapport de votre comité. Ensuite, je voudrais vous donner un aperçu de notre engagement, de nos priorités et du progrès de nos relations avec lui.

[Français]

Il s’est passé beaucoup de choses depuis 2012, la dernière fois que le ministre des Affaires étrangères a parlé de la Turquie devant ce comité. Le premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan, a été élu président en 2014 et réélu en juin 2018. À la suite d’un référendum constitutionnel approuvé de justesse en avril 2017, le président Recep Tayyip Erdogan a centralisé le pouvoir dans les trois branches du gouvernement sous une nouvelle présidence exécutive.

[Traduction]

Une tentative de coup d’État à Ankara, en juillet 2016, a fait plus de 200 morts et des milliers de blessés. Bien sûr, le pays, au cours de son histoire, a connu périodiquement des coups d’État qui ont laissé un traumatisme profond et durable dans la société turque. La tentative de 2016 n’y a pas fait exception. La réaction viscérale et tous azimuts du gouvernement a conduit à l’arrestation de plus de 78 000 personnes, au renvoi de plus de 150 000 fonctionnaires, à la fermeture de plus de 1 500 organisations de la société civile et à la surveillance accrue des médias et des journalistes.

Des pourparlers de paix visant à mettre fin à un conflit vieux de plusieurs décennies entre le gouvernement et le Parti des travailleurs du Kurdistan, ou PKK, sigle sous lequel il est mieux connu, ont commencé puis échoué, provoquant une recrudescence de la violence et de l’instabilité dans le sud-est de la Turquie, puis dans tout le pays en 2015, faisant au moins 4 000 morts et conduisant à l’emprisonnement des dirigeants du Parti démocratique populaire, prokurde et démocrate, connu sous l’appellation d’HDP. La reprise des pourparlers de paix semble peu probable, et le conflit continue de s’aggraver.

Bien sûr, les événements de Syrie ont beaucoup influé sur la situation de la sécurité. La révolution y a dégénéré en une guerre civile qui a fait des centaines de milliers de morts et entraîné le déplacement de millions de personnes. La Turquie héberge maintenant plus de 4 millions de réfugiés, dont 3,5 millions sont des Syriens, ce qui en fait, pour la quatrième année consécutive, le pays d’accueil de la plus importante population de réfugiés dans le monde.

Ce conflit a donné naissance à Daech, dont la violence s’est propagée à un certain nombre de villes turques, tuant des centaines de personnes, notamment à la gare d’Ankara, en 2015, lors de l’attaque de l’aéroport Ataturk, en 2016, et lors de la fusillade dans une boîte de nuit d’Istanbul, en 2017.

Vous vous rappellerez que ce dernier attentat a coûté la vie à un Canadien et a été la dernière attaque terroriste d’envergure à avoir lieu en Turquie.

[Français]

L’incertitude du paysage géopolitique et national, conjugué au rôle croissant que joue la Turquie dans le monde, nous a permis de mieux comprendre la nature et le potentiel de nos relations avec ce pays.

[Traduction]

L’année dernière, nous avons célébré le 75e anniversaire de nos relations diplomatiques, qui ont toujours été assez discrètes, mais ponctuées de périodes de coopération accrue et, parfois, refroidies par des frictions politiques. Ces relations sont d’abord et avant tout enracinées dans notre participation commune à l’institution qu’est l’OTAN, ce qui en fait donc des relations entre alliés.

Nous sommes également partenaires aux Nations Unies et dans le G20. Comme le Canada, la Turquie a aussi cherché à resserrer ses liens avec l’Europe. Vous savez, par les titres de l’actualité, que ça remonte à quelque temps et que, récemment, on apprenait qu’elle n’en faisait plus une priorité. La relation est certainement moins stable, mais la Turquie reste déterminée à atteindre cet objectif, comme elle le fait depuis 1959.

[Français]

Au cours des dernières années, nos relations ont été renforcées par une coopération plus étroite dans le cadre des missions de l’OTAN, comme en Afghanistan et en Irak, ainsi que par un intérêt mutuel à soutenir les réfugiés syriens, à diversifier nos liens commerciaux, à élargir nos liens culturels et à renforcer nos positions communes en réaction au meurtre du journaliste Jamal Khashoggi.

[Traduction]

Récemment, les relations se sont réchauffées grâce à un dialogue franc. Fin janvier, notre sous-ministre, Ian Shugart, s’est rendu en Turquie pour tenir des consultations fructueuses avec ses homologues turcs et rencontrer des personnalités de la société civile et de l’opposition ainsi que des universitaires.

Toujours en janvier, le ministère des Affaires étrangères de la Turquie a envoyé à Ottawa une délégation interministérielle pour discuter de coopération accrue en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme. J’avoue, ayant participé à cette consultation, qu’elle a offert une excellente occasion de compréhension mutuelle de nos points de vue sur les questions de sécurité. Je serai heureuse d’en dire davantage à ce sujet plus tard.

En 2018, nous avons accueilli des délégations de la direction générale de la gestion des migrations du ministère turc de l’Intérieur pour discuter de l’intégration des réfugiés.

Sur le plan commercial, la circulation de marchandises entre les deux pays a augmenté en valeur de plus de 1 milliard de dollars, passant de 2,4 à 3,6 milliards en 2018, ce qui est en pourcentage aussi une belle augmentation.

Des entreprises canadiennes sont désormais les principaux investisseurs étrangers dans l’industrie minière turque, leurs investissements, d’après certaines estimations, se situant à plus de 8 milliards de dollars en actifs.

Exportation et développement Canada a prêté plus de 11 milliards sur le marché turc au cours des huit dernières années, ce qui en fait l’un de ses principaux portefeuilles internationaux.

Le Canada devient également l’une des destinations qui a le plus la faveur des étudiants turcs à l’étranger : en 2018, ils étaient 4 400 au Canada, et les liens entre les établissements d’éducation supérieure et les centres de recherche des deux pays continuent de se multiplier.

En avril 2019, le Canada et la Turquie prévoient de conclure un protocole d’entente pour l’établissement d’un comité mixte de l’économie et du commerce, un CMEC, prometteur d’une collaboration plus régulière à haut niveau pour réduire les barrières commerciales et accroître le commerce et l’investissement entre les deux pays.

En 2018, nos missions ont organisé le forum inaugural Canada-Turquie sur les infrastructures et l’énergie, au cours duquel des entreprises de premier plan se sont réunies pour former des partenariats avec leurs homologues turques pour améliorer l’accès des entreprises canadiennes aux projets réalisés dans les marchés émergents. Pendant la même semaine, l’association canadienne Women in Renewable Energy a inauguré sa première section internationale à Istanbul, renforçant ainsi les liens entre les deux pays tout en promotionnant la participation des femmes aux postes de direction dans le secteur énergétique.

Au milieu de ces avancées, il se trouve, bien évidemment, des irritants. En 2006, la reconnaissance par le Canada de l’existence du génocide arménien a considérablement refroidi les relations. Depuis, un dialogue assidu et respectueux a permis un retour graduel à la normale. Au lendemain de la tentative de coup d’État de 2016, nous avons été parmi les premiers pays à la condamner.

Nous reconnaissons les menaces très réelles à sa sécurité qu’affronte la Turquie, mais, en même temps, nous soutenons que la liberté d’expression et une société libre et dynamique sont essentielles à toute démocratie. Voilà pourquoi nous avons exprimé notre inquiétude face au caractère excessif des arrestations et des licenciements de bien plus de personnes innocentes que de coupables de la tentative du coup d’État.

Pour nous, un engagement plus ferme est le moyen le plus efficace de faire passer ce genre de messages musclés susceptibles d’influer, nous l’espérons, sur l’attachement de la Turquie à l’Ouest, surtout que la Russie s’efforce de plus en plus de semer la discorde entre elle et ses alliés de l’OTAN.

C’est donc un réalisme poussé qui dicte notre engagement à l’égard de la Turquie. Nous reconnaissons nos différences et nos intérêts communs tout en acceptant l’importance à long terme de ce pays pour le Canada.

La Turquie joue un rôle géopolitique capital dans plusieurs des grandes questions les plus importantes pour le monde d’aujourd’hui, ce qui la place bien en vue sur la liste restreinte de nos préoccupations. Je les ai énumérées pendant mon exposé. Bien sûr, il y a la prospérité et la diversification de nos échanges commerciaux, mais aussi la lutte contre l’extrémisme violent, les migrations de masse, la sécurité énergétique régionale, les États en déconfiture, les démocraties non libérales et la nature et l’avenir de l’Europe.

La Turquie possède aussi une grande importance commerciale. C’est déjà une économie du G20, dotée d’une forte tradition entrepreneuriale, et sa population de 80 millions d’habitants est à 75 p. 100 urbaine. Elle est également très jeune : 30 p. 100 a moins de 20 ans. C’est l’une des populations les plus jeunes d’Europe.

J’ai l’impression d’en avoir beaucoup à dire encore et j’ai déjà pris beaucoup de votre temps. Je pense que je vais essayer d’accélérer un peu.

[Français]

Malgré le récent ralentissement économique, la Turquie reste une option prometteuse de relation bilatérale si nous voulons vraiment diversifier nos relations économiques. La signature d’un cadre économique bilatéral avec la Turquie favorisera non seulement les échanges et les investissements bilatéraux, mais encouragera également l’établissement d’un plus grand nombre de partenariats pour une meilleure compétitivité dans les pays tiers.

[Traduction]

Plutôt que de contester le droit de la Turquie de défendre fermement sa sécurité ou de préjuger de ses intentions, nous défendrons nos valeurs en montrant de l’empathie pour les problèmes redoutables qu’elle affronte par sa situation géographique et son histoire particulière.

Je m’arrête ici et je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions.

La présidente : Vous avez effectivement l’expérience des comités. J’apprécie le temps que vous nous accordez pour vous questionner.

De plus, si nous n’avons pas l’intégralité de votre mémoire, pourriez-vous nous communiquer ce qui nous manque pour que nous puissions le distribuer aux membres du comité.

Mme LeClaire : Bien sûr. Je vous remercie, madame la présidente. Je pense que le document a été communiqué à votre greffière. De toute manière, je serai heureuse de vous le communiquer.

La présidente : Merci.

[Français]

Le sénateur Massicotte : Merci d’être parmi nous. Vous nous avez fait un compte rendu de notre relation avec la Turquie. J’aimerais mieux comprendre quelle est sa stratégie. Avec l’OTAN, les Turcs ont démontré de l’intérêt, puis ils se sont retirés quelque peu, mais ils se disent cependant toujours intéressés. Dans leur relation avec les États-Unis, il y a eu un conflit, et ils se rapprochent de la Russie. Un conflit est survenu avec l’Arabie saoudite. Quelle est la direction stratégique que vise le président?

Mme LeClaire : C’est une excellente question. En termes de stratégie par rapport à l’OTAN, je dirais que c’est plutôt une stratégie par rapport à la région. La Turquie demeure un pays allié à l’OTAN. Il est hors de question que cette relation devienne vulnérable. En même temps, le pays veut garder sa marge de manœuvre au sein d’une situation très complexe avec des acteurs géopolitiques assez agressifs. Donc, selon nous, l’OTAN est une relation importante, mais il y a d’autres relations importantes qui peuvent être valables et utiles pour faire avancer leurs objectifs.

Donc, il y a une relation avec la Russie, ainsi que des dialogues avec d’autres acteurs régionaux. Les Turcs veulent se garder des options. Il y a aussi une situation politique à l’intérieur de la Turquie et l’effet de la guerre en Syrie et les relations avec les Kurdes. C’est compliqué, et c’est la raison pour laquelle je dirais que la Turquie n’a pas de stratégie vers l’OTAN ou vers la Russie, mais qu’elle se situe dans une scène très complexe. L’OTAN est un outil, une relation très importante, mais la Turquie croit qu’il est aussi valable et utile d’étudier la possibilité d’utiliser d’autres relations.

Le sénateur Massicotte : Est-ce faisable de jouer sur tous ces tableaux en même temps et à long terme? Ils ont déjà fait un achat militaire et c’est contre notre intérêt de travailler avec eux et de partager ces connaissances. Ils sont partout. Il y a évidemment une stratégie spécifique contre l’Ouest. Est-ce qu’ils peuvent continuer de jumeler tous ces intérêts sans préjudice pour leur avenir? Leur économie est difficile et leur devise a fortement diminué, l’économie tourne au ralenti et l’inflation est très élevée.

Mme LeClaire : Nous verrons. Je vous donne l’exemple de la situation à Idlib, où des négociations avec la Russie sont cruciales pour la Turquie afin de maintenir un niveau de stabilité et de faire avancer leur objectif contre Daech, pour aborder le problème du terrorisme et ne pas élargir le volume de réfugiés. Ils ont déjà 3,5 millions de réfugiés de la Syrie.

Afin d’éviter une autre catastrophe, une autre crise, il était nécessaire pour eux d’engager des négociations avec la Russie. Leur approche est basée sur leur évaluation de la situation et les outils disponibles. Est-ce durable à long terme? C’est une situation géographique très, très compliquée. On verra.

Le sénateur Massicotte : Merci.

La sénatrice Saint-Germain : Merci de votre présentation. Je souligne la qualité de votre français. Je sais qu’il est difficile de s’exprimer dans une langue seconde. Je vous félicite. Vous avez soulevé la complexité de l’enjeu de la Turquie : la situation stratégique géopolitique extrêmement importante, la zone d’influence vers l’Union européenne et le Moyen-Orient et les enjeux de droits de la personne qui sont de plus en plus préoccupants.

Ma première question est liée à la décision que vient de rendre l’Union européenne en mars, ce mois-ci, qui a adopté la suspension des négociations d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Dans un tel contexte, croyez-vous que la volonté de la Turquie de joindre l’Union européenne, au moment où il y a une incertitude avec le Brexit, est suffisamment forte pour qu’elle manifeste ou pose des gestes concrets qui vont dans le sens d’un plus grand respect des droits de la personne, des libertés civiles et des libertés politiques? C’est l’un des enjeux qui préoccupe énormément l’Union européenne et sur laquelle elle a basé sa décision de suspendre les négociations.

Mme LeClaire : C’est la première question?

La sénatrice Saint-Germain : J’ai fait un commentaire un peu long, je l’avoue. En d’autres mots, est-ce que la volonté de la Turquie de joindre l’Union européenne est suffisamment forte pour que le gouvernement turc fasse plus d’efforts en vue de respecter les libertés civiles, les libertés politiques et les droits de la personne, sachant que c’est la première considération qui fait que l’Union européenne vient de suspendre les négociations d’adhésion de la Turquie?

Mme LeClaire : Excusez-moi, madame. Je vous ai bien comprise, mais je ne savais pas si vous vouliez poser la deuxième question avant de répondre.

La sénatrice Saint-Germain : Non, j’y reviendrai après. C’est un autre sujet.

[Traduction]

Si cela vous est plus facile, répondez en anglais.

Mme LeClaire : Si vous n’y voyez pas d’objection, je relève avec plaisir le défi du français.

[Français]

Pour nous, la Turquie reste vraiment un pays de l’Europe. Son esprit est vraiment européen. En même temps, il est vrai que la Turquie a une partie européenne du point de vue géographique et asiatique. Je dirais que la volonté reste la même, mais elle n’est pas aussi importante maintenant pour le gouvernement que la stabilité du pays. L’impression de menace à l’intérieur du pays est vraiment profonde en ce qui a trait à l’unité, et le mouvement Gulen est une vraie menace pour le pays. Nous avons exprimé plusieurs fois nos préoccupations par rapport à leur réponse. En même temps, il faut reconnaître que le gouvernement se sent réellement menacé par ce mouvement. Pour eux, la priorité est vraiment d’aborder cette menace, qui est importante, tout autant que les priorités politiques du président et la dynamique politique à l’intérieur du pays. Voilà leurs priorités. S’il faut faire un choix, ce sera celui de la stabilité.

La sénatrice Saint-Germain : La stabilité intérieure.

Mme LeClaire : Oui.

La sénatrice Saint-Germain : Ma deuxième question porte sur les négociations d’un accord de libre-échange entre le Canada et la Turquie. Les négociations seraient rompues ou, en tout cas, évoluent lentement. Je comprends qu’elles ont commencé en 2013. J’aimerais savoir jusqu’où, dans la logique des négociations du point de vue d’Affaires mondiales Canada, on peut mener de front des négociations économiques tout en faisant des efforts pour assurer une coopération qui renforcera le système de justice et le respect des droits à tous les égards. Selon vous, est-ce que ces deux objectifs sont conciliables dans des négociations?

Mme LeClaire : Tout d’abord, il n’y a pas de négociations sur un accord de libre-échange avec la Turquie. Il y a maintenant des efforts pour renforcer notre coopération économique avec ce protocole d’entente en vue de créer une commission de coopération. Ce sera une plateforme pour les entreprises commerciales, soit le secteur privé, afin de se familiariser avec le pays et de créer des partenariats. Nous sommes d’avis que toutes les chaînes de coopération et de dialogue sont des occasions pour transmettre nos valeurs, y compris le respect des droits de la personne, de la liberté d’expression et de la liberté de la presse. Cette commission ferait intervenir les entreprises du secteur privé et le gouvernement. Cela ouvre toujours une porte pour faire progresser le dialogue sur toutes ces autres questions, parce que les entreprises réussissent mieux dans un contexte où règnent la stabilité, le respect de la loi et des règlements et les principes des droits de la personne. Donc, tout cela est pertinent pour la coopération économique.

La sénatrice Saint-Germain : Je comprends de votre réponse que, dans votre approche, il y a une ouverture à accompagner les efforts de coopération économique et commerciale d’une coopération plus institutionnelle du gouvernement, surtout par rapport aux enjeux liés au système de justice et au respect accru des droits. C’est bien ça?

Mme LeClaire : Pas de manière formelle.

La sénatrice Saint-Germain : D’accord. Sur les principes, mais pas dans la pratique.

Mme LeClaire : Oui. En même temps, ce n’est pas seulement dans le domaine de la coopération économique que nous cherchons à établir un meilleur dialogue et une plus grande coopération avec la Turquie. Pour nous, la Turquie est un pays d’influence. Il faut avoir des plateformes et approfondir nos relations pour discuter de nos priorités communes par rapport aux enjeux globaux, notamment le terrorisme, les réfugiés, l’immigration et les droits de la personne. C’est un dialogue constant pour ce qui est des fonctionnaires. Nous espérons trouver aussi des possibilités à des niveaux plus élevés.

La sénatrice Saint-Germain : Très bien. Merci.

[Traduction]

La sénatrice Coyle : La Turquie est un endroit complexe. La situation est très volatile, comme vous l’avez dit.

Vous avez abordé un sujet qui me préoccupe beaucoup et tous les Canadiens aussi, je crois. C’est la question des droits de la personne. Vous avez parlé de l’impact sur la société civile, les médias, les journalistes et certaines personnalités politiques. Vous ne vous êtes pas étendue sur les universités. Pourriez-vous nous éclairer sur les conséquences des diverses mesures de répression qui ont visé les universités turques?

Mme LeClaire : C’est une excellente question, et nous connaissons tous le rôle important des universités dans la circulation des idées et la stimulation du dialogue.

Sur les centaines de milliers de personnes arrêtées après la tentative de coup d’État dont j’ai parlé, beaucoup étaient des universitaires et des étudiants. En même temps que la société civile, ils ont affronté cet effet paralysant qui se répand dans la société. Dans le secteur judiciaire comme à l’université, nous constatons un rapetissement de l’espace démocratique, une contraction de l’espace accordé à la libre expression des idées. Ça fait partie intégrante de nos inquiétudes. Mais il paraît que le gouvernement turc révise soigneusement beaucoup de ces cas et que beaucoup de personnes ont pu réintégrer leurs fonctions; nous avons donc une ambassade très efficace.

Pendant que j’y suis — peut-être que vous le savez tous —, notre ambassade à Ankara est assez imposante, tout comme notre consulat général à Istanbul. Leur activité et leurs rapports nous permettent d’intervenir, de rester au courant, mais aussi de jeter des ponts, de nouer des relations et de garder le contact avec ces universitaires et ces étudiants.

J’ignore si je peux vous répondre autrement qu’en reconnaissant que, effectivement, cela fait partie de nos sujets de préoccupation.

La sénatrice Coyle : Je suis curieuse de savoir si des citoyens canadiens sont détenus. Qu’en est-il?

Mme LeClaire : Cinq Canadiens ont été détenus et reconnus coupables. Ils ont interjeté appel. Nous suivons leur situation de très près et nous avons offert, quand c’était possible, les services de notre consulat. Cela a été difficile parce que, comme vous le savez certainement, grâce au travail antérieur de votre comité, cela complique beaucoup, avec le gouvernement, la situation des Canadiens qui peuvent aussi être des citoyens du pays où ils sont détenus. Nous faisons de notre mieux pour suivre le cas des cinq Canadiens. Bien sûr, je ne peux pas en dire beaucoup plus, mais c’est comme ça, actuellement.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup.

Le sénateur Housakos : Merci, madame LeClaire, de votre présence et de votre exposé. Dire que nos relations avec la Turquie sont comme des montagnes russes est un euphémisme. Vous êtes bien polie. Je comprends les appréhensions de ma collègue, la sénatrice Coyle, devant ce qui se passe en Turquie.

De temps en temps, les événements survenant en divers endroits et en diverses circonstances en Turquie nous inquiètent. C’est arrivé il y a une cinquantaine d’années, quand elle a occupé illégalement une île de la mer Égée. Elle l’occupe toujours et elle a toujours fait mine de ne pas entendre les appels répétés des Nations Unies pour la quitter.

L’Ouest a toléré qu’elle y reste et il a accepté ses simagrées périodiques censées montrer son désir intense d’entrer dans l’Union européenne et de s’occidentaliser. Puis, soudainement, le Groupe des cinq et divers services de renseignement nous apprennent que, de temps à autre, elle s’adonne à des activités qui remettent en cause son appui aux valeurs occidentales ou qu’elle accorde son appui à des mouvements extrémistes au Moyen-Orient et dans le monde entier.

Tout en affirmant vouloir faire partie de l’Occident et adhérer à l’Union européenne, elle se retourne parfois et joue un rôle très négatif au Moyen-Orient. Nous avons assisté récemment à la suspension brutale des droits civils dans ce pays, une suspension qui n’a peut-être rien de comparable à ce qui se passe dans d’autres pays. En effet, des dizaines de milliers de personnes ont vu leurs droits civils bafoués. Pendant une campagne électorale, M. Erdogan a jeté de l’huile sur le feu en tendant la main aux islamistes extrémistes de son pays. Nous avons vu une partie des messages publicitaires qu’il a fait passer pendant ces campagnes électorales, en attisant encore les flammes de cet extrémisme.

Voilà des valeurs qui n’ont rien de canadien et, pourtant, nous continuons, nous les Canadiens, d’acquiescer. Notre gouvernance molle tolère mieux le comportement scandaleux de la Turquie dans ces régions que celui de certains de nos autres alliés.

Alors, pourquoi chouchouter ainsi cet allié plutôt que les autres, envers qui nous nous sommes montrés beaucoup moins patients pour ce type de comportement? Pouvez-vous dire en quoi diffère le traitement qu’a réservé à la Turquie le gouvernement Trudeau de celui du gouvernement Harper qui a précédé, d’après votre expérience dans votre ministère?

Mme LeClaire : Je répondrai d’abord à la deuxième question, parce que ce sera plus court. Vous comparez nos deux gouvernements, mais précisons que la Turquie d’il y a 5 ou 10 ans différait de celle d’aujourd’hui. Il faut en tenir compte.

J’occupe mes fonctions depuis près de trois ans, et ce, sous le gouvernement actuel. Je suis donc compétente pour ne parler que de ce gouvernement.

Le sénateur Housakos : Laissez-moi poser la question d’une autre façon, car j’ai une opinion là-dessus, mais ce n’est pas celle qui compte ici.

Est-il juste de dire que le gouvernement actuel a été extrêmement tolérant, compte tenu des circonstances actuelles en Turquie, de la violation et de la suppression brutale de droits civils? En tant que gouvernement, nous ne sommes vraiment pas intervenus pour la condamner vigoureusement. Nous avons seulement dit que cela nous préoccupe et que nous suivons la situation de près, et nous avons maintenu le dialogue diplomatique pour que les personnes concernées se ravisent. Est-il juste de dire que nous n’avons pas vraiment infligé de sanctions relativement à ces comportements et que nous nous sommes contentés de les condamner qu’en recourant aux voies diplomatiques?

Mme LeClaire : Vous allez entendre la ministre Freeland demain, et elle pourra parler plus en détail des discussions tenues, des préoccupations qu’elle a exprimées et de ses appels à l’action.

Le gouvernement a adopté une approche cohérente qui consiste à utiliser le dialogue pour faire part de nos préoccupations tout en transmettant nos valeurs dans le but d’exercer une influence. Je dirais que dans le travail que j’ai fait, et que j’ai vu la ministre faire, nous n’avons pas hésité à exprimer ces préoccupations. J’ajouterais aussi notre mission à Ankara.

Le sénateur Housakos : Puis-je poser une courte question, ou pouvez-vous me donner la parole au deuxième tour?

La présidente : Je crois que vous avez posé deux questions, et vous êtes passé à la deuxième. Je ne me souviens plus de la première. Vous en avez peut-être deux, sénateur Housakos. Voulez-vous répéter votre première question?

Le sénateur Housakos : Après tout, je suppose que je peux poser ces questions à la ministre. C’est elle qui a le pouvoir ultime d’y répondre. Vous avez répondu à mes questions en disant que nous avons recouru aux voies diplomatiques pour exprimer notre mécontentement et tout le reste. Je dis seulement que, compte tenu du comportement plus en plus flagrant du gouvernement, je crois que nous devons en faire plus que de lui dire, essentiellement, de se tenir tranquille.

Le sénateur Dean : Merci beaucoup pour ce survol riche et intéressant.

Du point de vue canadien, du ministère, lorsque vous examinez la situation très compliquée en Turquie, quelles sont deux ou trois facteurs de risque, tant sur le plan régional que géopolitique, qui vous préoccuperaient?

Mme LeClaire : Je dirais que la situation en Syrie est le plus grand facteur de risque puisque la suite des choses est liée à cela. Le deuxième est le total de 4 millions de réfugiés, dont 3,5 millions de Syriens. J’estime que la Turquie fait un travail remarquable en recevant ces réfugiés et en leur offrant des soins de santé et une éducation, ce qui atténue le risque qu’ils deviennent une génération perdue et, par conséquent, une menace terroriste.

Le terrorisme constitue une grave menace. C’en est toujours une compte tenu de la radicalisation et d’incidents; j’en ai mentionné trois importants qui ont eu lieu au cours des trois dernières années. Ces incidents ont d’énormes répercussions économiques. On peut voir la menace que le terrorisme fait planer sur la réussite future.

Je dois aussi signaler le rétrécissement de l’espace démocratique et tout ce qui en découle. La trajectoire de la Turquie nous préoccupe. La centralisation du pouvoir autour du président ainsi que les problèmes déjà soulevés en matière de droits de la personne, de liberté d’expression et de liberté de presse nous préoccupent également.

Le sénateur Dean : Merci beaucoup.

Le sénateur Sinclair : Je remplace aujourd’hui, en tant que visiteur, un membre permanent du comité. Certaines de mes questions seront plus simples que d’autres.

À la lecture du document d’information qu’on a fait circuler à l’avance et à l’écoute de votre exposé, j’étais intrigué par la question des bouleversements ininterrompus au sein du pays, par ce qui paraissait être des efforts militaires pour contrôler la population ainsi que par la réaction au coup d’État et ce genre de choses.

Qu’est-ce qui prouve que les États-Unis, le Canada ou les deux ont vendu des armes et de l’équipement militaire à la Turquie ou à un autre pays intermédiaire? Avez-vous des renseignements à ce sujet?

Mme LeClaire : Monsieur le sénateur, est-ce que vous considérez cela comme une question facile? Je ne suis pas certaine. J’ai l’impression de faire un sondage.

Non, je ne pense pas être en mesure de vous renseigner. En Turquie, les coups d’État militaires font partie intégrante de la culture. Je pense qu’il est probablement juste de dire qu’en Turquie l’armée joue un rôle particulièrement sacré et spécial en gardant la constitution, et elle a donc eu l’impression tout au long de l’histoire du pays de pouvoir renverser le gouvernement.

Cela s’est traduit par ce traumatisme dans la société. Je n’ai pas les chiffres devant moi, mais il s’est écoulé un certain temps entre le coup d’État de 2016 et le précédent. C’était un coup d’État perpétré par des personnalités militaires.

Cela dit, je ne sais pas si je considérerais la Turquie comme une société militarisée. Je pense que c’est ce que vous avez avancé, si je vous ai bien compris, à savoir que la population subit la présence écrasante de l’armée. Je ne pense pas être de cet avis.

Pour ce qui est de la vente d’armes, je suis désolée, car je ne peux pas en parler, mais je serais certainement heureuse de transmettre au comité l’information que je peux fournir. Je ne l’ai pas sous la main.

Le sénateur Sinclair : Merci.

La présidente : Je vais poursuivre dans la même veine. Ayant joué un rôle auprès de l’OTAN, je sais que l’armée du pays est très compétente. Elle vend plus de matériel qu’elle n’en reçoit. Elle a une relation spéciale avec des pays d’Europe et les États-Unis. On a souvent craint que son équipement militaire se retrouve peut-être quelque part dans les mains de personnes malveillantes. Le problème est là.

Je vais me permettre de poser deux ou trois questions. Depuis toujours, la Turquie, qui est partiellement en Asie et partiellement en Europe, a toujours dû composer avec ce paradoxe, qui consiste à avoir un pied en Asie, dans le monde oriental, et l’autre dans le monde occidental. Il arrive parfois que le pays penche plus d’un côté que de l’autre. Cela s’est avéré difficile. Lorsque les négociations avec l’Union européenne et l’OTAN échouent — il est plus question de l’Union européenne que de l’OTAN —, le pays semble aller ailleurs. C’est la dynamique observée. Cela n’a pas aidé que des pays d’Europe aient dit que la Turquie n’est pas européenne. Le débat s’est déroulé sur les deux fronts. Il est délicat.

Dans notre rapport de 2013, nous disons que nous comprenons cette longue lutte ininterrompue pour adhérer à l’Union européenne. La Turquie a ensuite dit récemment qu’elle n’est pas intéressée, mais elle très liée à l’Europe.

Le dilemme, c’est que nous avons le Brexit d’un côté, et des questions sans réponse partout. En 2013, nous disions que le pays avait déjà des accords commerciaux spéciaux avec l’Europe, et nous n’en avons pas tiré pleinement parti. Nous avons vu toutes les occasions tomber à l’eau, une à la suite de l’autre, à défaut d’y avoir accordé l’attention nécessaire. Lorsque nous nous sommes rendus sur place, c’était parfaitement vrai, cela ne faisait pas partie de nos priorités d’y donner suite, même si le pays a un solide système bancaire, un très bon tribunal du commerce pour faire des affaires et ainsi de suite. Nous devrions en tirer pleinement parti. Notre seule réserve était que cela dépendait entièrement de la gouvernance. Nous savons maintenant ce qu’il en est.

Y a-t-il des débouchés, et devrions-nous réfléchir davantage? Y a-t-il des occasions ou des obstacles compte tenu de la situation actuelle en Europe? La Turquie s’est tournée vers le monde. Elle fait figure de proue au Moyen-Orient. Elle se redécouvre en Afrique, où l’Égypte a laissé un vide, et ailleurs, et elle est très impliquée dans les dossiers au Moyen-Orient.

Le moment est-il venu pour nous de développer davantage notre relation, au-delà d’énoncés officiels et d’une participation à différents processus, à l’échelle internationale ou bilatéralement, pour renforcer le processus démocratique à son avantage ainsi que la primauté du droit et le respect des droits de la personne, ou devrions-nous évaluer la véritable direction prise par le pays, puisqu’il est actuellement en période de transition?

Mme LeClaire : Je vais commencer par dire que, oui, il y a des débouchés. Depuis votre dernier rapport, l’AECG est entré en vigueur. La Turquie a des liens économiques étroits avec l’Europe. Je crois qu’il est pertinent de déterminer les liens du pays quand nous pensons à son avenir. Ses liens sont avec l’Europe, ainsi que la majeure partie de sa collaboration économique. L’entrée en vigueur de l’AECG crée de nouveaux débouchés.

Le rôle grandissant de la Turquie dans différentes régions du monde crée des défis et des débouchés. D’un point de vue commercial, nous avons mutuellement cerné des possibilités de collaboration en Afrique. J’ai mentionné dans ma déclaration liminaire que des sociétés turques et canadiennes se complètent d’une façon qui peut profiter à tout le monde en Afrique sur le plan commercial.

Son rôle dans la région, son rôle grandissant à l’échelle mondiale, son statut de membre du G20 et sa grande population en croissance montrent tous que son influence à l’échelle régionale et mondiale augmente. Le pays est donc un acteur sur la scène internationale; des intérêts sont en jeu et nous devons en être conscients. Nous devons cerner nos différences et nos priorités communes.

Lorsqu’on demande où s’en va la Turquie à long terme, comme vous le dites, elle est en période de transition. De notre point de vue, nous voulons influencer cette transition. Nous voulons qu’elle soit ancrée dans les valeurs dont nous avons parlé. Je pense que c’est difficile. Je dirais que c’est ce que révèlent les indicateurs, et nous voulons jouer un rôle en collaborant à cette fin pour y parvenir à l’avenir. La Turquie fait sans aucun doute face à des défis, tant sur le plan régional que mondial.

La présidente : J’ai dit que je viens de la Saskatchewan, et nous avons des débouchés liés aux légumineuses et des possibilités d’association avec la Turquie; c’est le tremplin vers le Moyen-Orient. Nous avons changé une grande partie de nos activités agricoles en Saskatchewan à cause d’une entreprise dans la province. Elle a commencé à très petite échelle pour ensuite devenir dynamique et prendre de plus en plus d’expansion, en se servant de la Turquie comme base. C’est un commentaire. Vous n’avez pas à répondre.

Tout le monde a dit qu’un des obstacles était la langue turque. Il y a peu de locuteurs au Canada. Nous avons fait remarquer qu’il y a plus de débouchés commerciaux en anglais, et le milieu des affaires fonctionne donc ainsi, et les jeunes Turcs qui veulent venir étudier l’anglais au Canada sont davantage en mesure de le faire. On n’avait pas procédé ainsi. Il me semble que les chiffres sont maintenant meilleurs à cet égard. Il y a une chambre de commerce turco-canadienne. Des améliorations ont été apportées ici et là depuis 2013, mais les problèmes considérables de gouvernance et d’orientation persistent.

La sénatrice Bovey : Ces explications sont très intéressantes. Merci beaucoup.

Vous avez parlé des étudiants. Je n’ai pas compris le nombre d’étudiants turcs qui étaient au Canada, ou vous n’avez peut-être pas donné de chiffre précis.

Mme LeClaire : Il y en avait 4 400 l’année dernière.

La sénatrice Bovey : Sont-ils partout au pays?

Mme LeClaire : Je vais vérifier.

La sénatrice Bovey : Ce que je voulais demander, au sujet des étudiants, se rapporte à l’autre aspect de la question. Qu’en est-il des chercheurs canadiens en Turquie? Je sais qu’un certain nombre d’archéologues ont des projets en cours là-bas. Je crois avoir raison quand je dis que, en octobre dernier, l’Université de Toronto a annoncé la création d’un centre de recherche et d’un parc archéologique en collaboration avec le ministère turc de la Culture et du Tourisme, et c’est dans la vallée d’Amuq. Je pense que c’est en partie dans le but d’offrir de la formation pour préserver, protéger et célébrer le patrimoine culturel de cette région. Je crois qu’on parle de l’âge du fer. Je pense aussi avoir raison quand je dis qu’une autre importante découverte a été réalisée en janvier par des Canadiens dans le Sud de la Turquie.

Pouvez-vous nous dire quel est le lien entre ces ententes culturelles et ces importantes explorations archéologiques et le rôle du Canada auprès de l’UNESCO pour préserver des sites patrimoniaux? Quel est le lien avec toutes ces autres situations qui surviennent en Turquie?

Mme LeClaire : Je peux surtout vous parler de ce que nous voyons comme un secteur très intéressant pour développer notre coopération. J’ai entendu quelqu’un dire récemment que les chercheurs travaillent ensemble parce que c’est ce qu’ils veulent.

C’est un domaine en pleine croissance, mais qui a aussi ses complications. Pour prospérer, il faut le soutien et l’aide des bureaux gouvernementaux, compte tenu des exigences en matière de permis et d’utilisation des terres. C’est un exemple très intéressant, mais nous avons besoin de permissions du ministère de la Culture. Il importe d’avoir une relation de gouvernement à gouvernement avec le ministère de la Culture pour que cette collaboration non gouvernementale s’épanouisse. Espérons que ce sera une contribution à la grande préservation de l’histoire humaine, qui tombe dans le domaine de compétence de l’UNESCO.

Un autre exemple de collaboration entre les deux ambassades a pour but de commémorer la participation militaire canadienne à Gallipoli, plus particulièrement celle du Newfoundland Regiment. C’est un autre projet qui se déroule très bien et qui témoigne vraiment des liens interpersonnels que nous avons en Turquie. Nous pouvons les célébrer et contribuer à la préservation de notre propre histoire, en la racontant, ainsi qu’à l’expertise de nos propres établissements d’enseignement et de nos institutions mondiales, comme l’UNESCO.

La sénatrice Bovey : C’est une de ces importantes occasions où une approche douce permet d’intervenir fermement dans certaines des discussions plus approfondies en cours, selon toute vraisemblance. Merci.

Le sénateur Housakos : Vous avez dit dans votre exposé, et on l’a bien compris au fil des ans, qu’Affaires mondiales Canada voit la Turquie comme une force européenne ou comme une partie de cette région du continent. Pour le Canada, la Turquie a toujours fait partie de notre réseau pour élargir notre approche commerciale. C’est là-dessus que s’appuie la politique étrangère du Canada. Nous sommes un pays commerçant et nous saisissons toutes les occasions d’affaires qui s’offrent à nous. C’est mon humble opinion, mais je crois que nous en profitons parfois en dépit des violations d’autres valeurs et principes qui nous tiennent à cœur. Nous fermons les yeux. Nous l’avons vu à maintes reprises.

Le Canada est un pays qui croit en la primauté du droit. Nous croyons au droit international, aux droits civils. Nous sommes une société pluraliste. Or, la réalité, c’est que la Turquie n’en est pas une. Nous avons vu clairement qu’elle ne respecte pas les droits civils comme nous le faisons. Elle ne respecte pas la primauté du droit à l’échelle internationale. Nous l’avons vu à maintes reprises. Du moins, elle le respecte lorsque cela fait son affaire.

Voici ma question. Pouvez-vous, parmi les 28 pays qui forment l’Union européenne, me nommer 1 ou 2 pays qui sont comparables à la Turquie? Mis à part les aspects économiques comparables, quand on regarde les aspects politiques, les aspects sociaux et les valeurs sur lesquels repose notre société, quel pays d’Europe serait l’équivalent de la Turquie de nos jours?

Mme LeClaire : Voulez-vous dire pour ce qui est de ce genre de questions complexes, monsieur le sénateur?

Le sénateur Housakos : Je parle des valeurs structurelles de base d’une société, comme le soutien à la démocratie, aux libertés civiles et au principe du pluralisme. De nos jours, les pays européens sont tous essentiellement des États démocratiques pluralistes. C’est pourquoi la Turquie frappe un mur sur certains points chaque fois que l’Union européenne dit que, pour joindre l’union, elle doit satisfaire à certaines exigences. Il y a toujours des cases non cochées.

Ce que je dis, c’est qu’il est bien de notre part d’affirmer que nous devons entretenir une relation avec ce pays parce que son économie est en croissance. On observe toutefois sans cesse qu’elle n’adhère pas à l’ensemble de valeurs politiques et sociales que les pays européens et nord-américains chérissent et considèrent comme étant hautement importantes.

Pourquoi continuons-nous d’entretenir cette relation alors que les valeurs du pays n’équivalent pas aux nôtres? Ces deux principes sont diamétralement opposés. Ce pays n’est pas comme les autres pays européens. Il essaie de se joindre à l’Union européenne depuis des dizaines d’années, et il essuie sans cesse un refus à cause de ces obstacles. Pourquoi fermons-nous les yeux sur ces obstacles et ces entraves dans notre recherche de débouchés commerciaux?

Mme LeClaire : Je ne pense pas que nous fermons les yeux. Je pense que nous tenons un dialogue très franc à propos de nos différences et que nous exprimons nos préoccupations. Je pense que c’est vrai pour les pays européens également, dont un certain nombre d’entre eux ont des relations très difficiles avec la Turquie. Mais je pense que les pays européens, comme nous, reconnaissent que la Turquie est un acteur mondial avec lequel nous avons des priorités en commun.

Pour nous, il y a l’exemple remarquable de la réaction de la Turquie à la crise des réfugiés syriens, de ce qu’elle a fait en accueillant ces millions de réfugiés syriens et de l’aide humanitaire qu’elle a offerte. Pour revenir aux qualificatifs que vous avez attribués à la Turquie, notamment que c’est un pays non pluraliste qui applique la liberté de religion, je pense que chaque pays a ses propres circonstances et ses propres défis. Les défis particuliers de la Turquie sont étroitement liés à sa géographie et aux forces géopolitiques qui l’entourent.

Nous n’aimons peut-être pas comment le pays gère ces situations et nous exprimons notre point de vue en conséquence. La Turquie demeure une alliée de l’OTAN et continue de collaborer activement sur le plan économique et autrement avec l’Europe.

Bien entendu, les négociations sont tendues depuis de nombreuses années, mais en discutant avec les Européens sur l’accession, vous parlez de valeurs. Pour les Européens, c’est une façon de dialoguer avec la Turquie sur ces questions de valeurs pour faire bouger les choses, et c’est important.

La présidente : Merci. Nous avons dépassé le temps prévu. Je pense que nous avons exploré de nombreux sujets et que nous devons continuer de les explorer. Je pense que vous avez commencé par dire que la Turquie est un pays très complexe dans une région très complexe. Dans le cadre de nos discussions aujourd’hui, nous avons abordé divers sujets, mais nous avons obtenu davantage de renseignements sur la situation actuelle du Canada à l’égard de ses relations avec la Turquie, mais aussi à l’échelle régionale. Nous vous en remercions.

Avez-vous encore assez de souffle pour que nous passions directement au dossier de l’Ukraine?

Mme LeClaire : Absolument.

La présidente : C’est un dossier plus facile, car nous l’avons étudié plus souvent. Là encore, c’est une région où la situation est très difficile et complexe en ce moment. Vous avez accepté de continuer, et je vous en suis reconnaissante. Nous allons maintenant faire le point sur la relation entre l’Ukraine et le Canada.

Vous nous avez remis un excellent mémoire pour nous rappeler la relation que nous entretenons avec l’Ukraine depuis 1992, lorsque nous étions le premier pays occidental à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine, ainsi que les nombreux partenariats spéciaux que nous avons eus.

Nous avons tous été préoccupés par la situation dans la région de Donbass et en Crimée. Nous vous serions reconnaissants si vous pouviez nous parler de certains des enjeux plus récents auxquels sont confrontées la Crimée et l’Ukraine. Nous aimerions aussi que vous parliez de notre rôle dans le cadre de l’opération Unifier, dont on a récemment annoncé la reconduction, des élections qui approchent en Ukraine, ce qui sera critique, ainsi que de la participation de la Russie et des relations soutenues très difficiles entre l’Ukraine et la Russie.

Si vous pouviez axer vos déclarations sur l’un ou l’autre de ces enjeux qui, selon vous, est d’actualité et dont les parlementaires devraient être informés, je vous en serais reconnaissante.

Mme LeClaire : Je me ferai un plaisir de le faire. Je vais essayer de faire le point sur la situation. Je peux me concentrer sur l’année dernière, puis nous pourrons revenir en arrière encore davantage durant la période des questions, si vous le voulez. Mes remarques seront un peu saccadées, mais elles seront brèves.

Depuis les manifestations du Maïdan, notre engagement financier envers l’Ukraine est de l’ordre de 750 millions de dollars et prend plusieurs formes. C’est pour appuyer les efforts relatifs à la réforme.

En ce qui concerne la situation difficile en matière de sécurité, de nombreuses mesures sont prises. Plus récemment, dans le détroit de Kertch, je suis certaine que tout le monde a lu attentivement ce que la Russie a fait en novembre dernier, lorsqu’elle a mis en danger des vies et a incarcéré 24 soldats ukrainiens qui sont toujours en détention. C’est un autre exemple du comportement inquiétant de la Russie. Dans le cadre de notre appui indéfectible et soutenu à l’égard de l’Ukraine, nous continuons de prendre des mesures d’intervention en exprimant notre point de vue et en manifestant ouvertement notre solidarité dans le rôle que nous avons assumé l’an dernier à la présidence du G7.

Bien entendu, nous essayons toujours de faire cela, que ce soit en dénonçant la situation ou en examinant des mesures économiques. Nous réagissons en prenant des mesures économiques depuis 2014. Plus récemment, il y a eu l’annonce que nous avons faite la semaine dernière conjointement avec les États-Unis et l’Union européenne. Le Canada a annoncé des mesures économiques contre 109 individus et entités. Nous avons déjà pris des mesures économiques en réaction à la construction du pont Kertch et, la semaine dernière, c’était en réaction à l’incident du détroit de Kertch. Nous avons également ajouté à notre liste les fonctionnaires qui appuient les conseils gouvernementaux illégitimes dans le Donbass et en Crimée.

Autrement dit, nous voyons un appui soutenu, des comportements préoccupants de la part de la Russie et des insurrections permanentes dans l’Est de l’Ukraine. Bien entendu, cela continue de nous préoccuper, si bien que nous continuons d’offrir notre soutien intégral.

L’opération Unifier a été reconduite la semaine dernière. Nous avons maintenant formé plus de 10 000 membres des forces armées ukrainiennes. La reconduction est pour trois autres années.

En ce qui concerne les réformes, nous estimons que l’Ukraine fait des progrès. Nous travaillons en étroite collaboration avec l’Ukraine et des partenaires comme l’Union européenne et les États-Unis. Des progrès ont notamment été réalisés au chapitre de la santé, de la décentralisation, de la réforme des pensions, de l’égalité entre les sexes et de la réforme des services de police, où nous avons grandement aidé l’Ukraine.

Nous nous efforçons de promouvoir la participation politique des femmes, d’accroître la confiance du public envers les processus électoraux, de renforcer le système électoral, ainsi que de lutter contre la fraude, l’intimidation dans le cadre des élections et la violence. C’est très important cette année en raison des élections qui auront lieu en Ukraine. Donc, des élections présidentielles se dérouleront le 31 mars. Nous prévoyons qu’il y aura une seconde ronde. Ensuite, des élections parlementaires auront lieu en octobre.

Nous nous inquiétons beaucoup, bien entendu, de l’ingérence russe possible dans ces élections. Nous avons mis sur pied un programme d’aide pour offrir du soutien électoral à l’Ukraine. Il est évalué à 24 millions de dollars. Il inclut une mission d’observation électorale, à court et à long terme, multilatérale et bilatérale. Les parlementaires canadiens contribueront à la mission d’observation parlementaire de l’OSCE. Nous observons de très près ces élections cette année, tout en reconnaissant que nous devons travailler avec l’Ukraine pour maintenir le cap relativement aux réformes et en participant au processus démocratique pour assurer des élections libres et équitables à ses citoyens. Nous travaillons très fort en ce sens.

En juin, nous organiserons conjointement avec l’Ukraine une conférence sur la réforme, la troisième d’une série de trois conférences. La première a été organisée conjointement avec la Grande-Bretagne, et la deuxième, avec le Danemark. Elle aura lieu à Toronto en juillet. Dans le cadre de ces discussions sur la réforme, nous manifesterons notre solidarité à l’égard de l’Ukraine en faisant la promotion de réformes qui assureront la sécurité, la prospérité et la démocratie en Ukraine.

Je n’ai pas vraiment abordé l’aspect commercial, ce que je devrais faire. Il y a eu l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange Canada-Ukraine en 2017. C’est donc une autre assise de notre relation. Nous travaillons fort à établir cette relation commerciale, en reconnaissant que nous devons appuyer la réforme, assurer la prospérité, améliorer la gouvernance — ce sont là des éléments importants pour bâtir un avenir meilleur pour l’Ukraine et ses citoyens.

En reconnaissant que ce sont des défis de taille, l’Ukraine est aux premières lignes pour promouvoir la démocratie et se défendre contre les comportements inquiétants de la Russie dans la région et ailleurs. Dans le cadre des travaux que nous menons avec la Russie, nous examinons également des possibilités de soutenir la région dans ses efforts pour garantir un avenir démocratique, prospère et sûr à ses citoyens.

J’ai vraiment essayé de cibler mes remarques et de ne pas formuler des observations inutiles quant à l’appui que nous offrons à l’Ukraine afin d’aller droit au but. Merci.

La présidente : Merci. Vos observations étaient très opportunes, et il nous reste beaucoup de temps pour les questions.

[Français]

La sénatrice Saint-Germain : Merci de votre présentation. Les accords de Minsk II, qui ont été signés en février 2015, il y a déjà plus de quatre ans, contenaient plusieurs mesures que l’Ukraine n’a pas encore mises en place ou respectées de manière satisfaisante. Je pense à la réforme constitutionnelle et à l’amnistie des leaders séparatistes. Vous nous avez décrit une situation, en termes de gouvernance interne, qui paraît plus optimiste que les analyses que l’on peut lire dans certains médias.

J’aimerais que vous fassiez le lien entre cette situation, où le respect de la bonne gouvernance et des droits ne progresse pas aussi rapidement que les engagements qui ont été pris, et la décision récente de la ministre des Affaires étrangères de prolonger la mission militaire en Ukraine jusqu’en mars 2022.

Est-ce que, dans un tel contexte, il y a un lien entre la préservation de la sécurité intérieure et le maintien de la paix? Est-ce qu’on peut faire un lien entre cette situation intérieure, qui reste à améliorer de manière importante en termes de respect des droits et de réforme constitutionnelle, et la prolongation de la mission militaire canadienne?

Mme LeClaire : Je pense qu’il faut, pour commencer, reconnaître que nous n’avons pas une situation de paix en Ukraine. Ce n’est pas un conflit froid; c’est un conflit chaud. Il y a un cessez-le-feu, mais il y a des violations constantes sur la ligne de contact, et les accords de Minsk sont vraiment bloqués. Il n’y a pas de progrès.

Vous avez mentionné l’Ukraine comme acteur qui n’a pas encore mis certaines mesures en place. Par contre, les négociations sont bloquées. L’argumentation ukrainienne est qu’il est difficile, sinon impossible, de mettre en œuvre les obligations de Minsk sans avoir...

La sénatrice Saint-Germain : La coopération de la Russie?

Mme LeClaire : Oui. Donc, tout est bloqué, mais, en même temps, il faut continuer sur la voie de la réforme là où l’on peut.

La sénatrice Saint-Germain : Y compris la réforme constitutionnelle.

Mme LeClaire : Oui. La réforme de la gouvernance, y compris tous les éléments au sein de la société, doit être maintenue, et c’est dans ce domaine que le gouvernement peut faire avancer les choses. C’est la raison pour laquelle je parlais plutôt du côté des réformes, mais il est tout à fait certain qu’il y a des difficultés et de très grands défis. Rien ne laisse prévoir, par exemple, le retour de la Crimée dans l’avenir. Le conflit au Donbass se poursuit. La situation en ce qui a trait à la sécurité demeure très précaire. Quant aux forces militaires ukrainiennes, elles ont besoin d’assistance. Leur capacité n’est pas supérieure à la capacité russe.

La sénatrice Saint-Germain : D’accord. Est-ce que vous iriez jusqu’à dire, au fond, que si le Canada avait retiré son assistance militaire cela aurait compromis la sécurité intérieure en Ukraine? Cela aurait pu aller jusque-là, et c’est donc une raison importante qui justifie la prolongation de la mission jusqu’en 2022?

Mme LeClaire : Absolument.

La sénatrice Saint-Germain : Très bien, merci.

[Traduction]

La présidente : Puis-je poser une question complémentaire à ces questions? Après un certain nombre d’essais pour apporter des changements au niveau présidentiel et parlementaire — et nous y travaillons depuis 20 ans —, de nouveaux efforts ont été déployés par la communauté internationale, et plus particulièrement le Canada et les États-Unis, et ce, à un moment où régnait un climat d’optimisme, mais cela s’est fait en deux temps. D’une part, il y a cette solidarité avec l’Ukraine, sa souveraineté, son intégrité territoriale, mais des déclarations ont été faites voulant que cela ne peut pas être utilisé comme défense pour accomplir des progrès à l’interne et à l’échelle démocratique.

Plus récemment, les États-Unis et le Canada ne tiennent pas ces discours ou ne parlent pas de ce type d’approche à deux volets, pour être bien franche, mais j’entends ces déclarations en Europe. Sommes-nous plus préoccupés maintenant à propos de l’ingérence russe, non seulement en Ukraine mais dans le monde entier, si bien que nous avons édulcoré nos déclarations publiques sur le fait que l’Ukraine a besoin d’une réforme autant qu’elle a besoin de stabilité et du rétablissement de sa souveraineté?

Mme LeClaire : Je ne pense pas que nous considérons cela comme étant deux choses distinctes. Nous estimons qu’une réforme est essentielle pour assurer l’avenir de l’Ukraine. Je ne pense pas qu’on accepte que les pratiques relatives à la gouvernance qui seraient considérées comme étant inacceptables ici n’ont pas besoin d’être changées là-bas en raison de la situation en matière de sécurité.

Nous croyons qu’à long terme, la meilleure démarche vers la paix, la prospérité et la sécurité est par l’entremise d’une réforme. Je vais vous paraître un peu naïve. Il y a une mise en garde à apporter, et c’est que les gens vivent dans un territoire difficile. Une réforme est la voie la plus réalisable pour assurer la sécurité, la prospérité et la démocratie à long terme de l’Ukraine. Par conséquent, la réforme doit se poursuivre.

Les réformes sont difficiles, et nous sommes là pour soutenir cette réforme, et nous l’avons fait et continuerons de le faire de façon exhaustive. Nous le faisons en collaboration avec les États-Unis et l’Union européenne. Si l’on combine tous ces facteurs et si l’on reconnaît qu’une démocratie ukrainienne prospère constitue un défi de taille pour la Russie, l’Ukraine est alors aux prises avec un gros problème.

[Français]

Le sénateur Massicotte : D’ici quelques semaines, il y aura une élection en Ukraine, comme vous y avez fait référence. Je crois que nous avons une bonne équipe, sous la direction de M. Axworthy, pour vérifier et observer que le processus électoral est libre, démocratique et sain.

Vous savez qu’aujourd’hui les manipulations des choix électoraux ne se font plus de façon manuelle. C’est plutôt à l’aide des réseaux sociaux qu’on manipule les élections, en particulier la Russie, et il y aura d’autres moyens d’influencer les résultats. L’équipe qu’on envoie là-bas travaille-t-elle comme on le faisait par le passé? Est-ce qu’on envoie aussi des experts en informatique qui peuvent les aider à se protéger contre une manipulation qui pourrait être exercée par la Russie pour influencer les résultats électoraux?

Mme LeClaire : Si je comprends bien votre question, et je vous prie de me corriger s’il y a lieu, l’aide apportée par notre équipe inclut des programmes pour renforcer la résilience des Ukrainiens face aux efforts de manipulation et de désinformation qui prennent la forme d’une sensibilisation dans le domaine des médias sociaux, afin d’aider les médias ukrainiens et la société civile ukrainienne à reconnaître des efforts potentiels de désinformation. Donc, dans le cadre de ce programme d’aide, nous prévoyons avoir des observateurs le jour même des élections, mais aussi des observateurs à long terme qui pourront cerner les problèmes possibles. En outre, il y a aussi l’aide apportée par les ONG qui permet de renforcer la résilience face aux efforts de désinformation. Est-ce que je réponds à la question?

Le sénateur Massicotte : Oui, c’est bien. Merci.

[Traduction]

Le sénateur Dean : Pour l’observateur mal informé, la situation en Ukraine semble très calme à l’heure actuelle. Nous ne voyons pas d’images de conflit. Cependant, vous avez fait allusion aux insurrections permanentes dans l’Est de l’Ukraine.

Avant d’entendre vos remarques, j’allais vous interroger sur le fait qu’un port a été bloqué, que la Crimée a été annexée. Cette mission a-t-elle été accomplie pour la Russie? Des activités étaient-elles en cours? Pourriez-vous nous en dire plus sur les secteurs où les forces russes pourraient poursuivre leurs activités d’insurrection?

Mme LeClaire : Comme vous le savez sans doute, il y a une mission de surveillance le long de la ligne de front qui divise la région de Donbass, où les activités d’insurrection ont lieu, et le reste de l’Ukraine. C’est une mission de l’OSCE, et les participants produisent des rapports quotidiens et hebdomadaires sur les violations qui sont commises là-bas.

Je n’ai pas les données récentes devant moi, mais je reçois ces rapports tous les jours. Ils peuvent être plus ou moins importants et ne sont plus médiatisés, mais il y a des fusillades et des attentats à la bombe régulièrement sur cette ligne de front. Ce sont les activités d’insurrection auxquelles on se livre dans l’est du pays.

En ce qui concerne le détroit de Kertch, les marins sont encore en détention, et c’est un gros problème. Ils sont accusés de crimes et sont passibles de plusieurs années de détention. Nous suivons ce procès, et ils ont été transférés en Russie. C’est une violation — la détention arbitraire —, et il y a de nombreux problèmes connexes.

L’accès de l’Ukraine à la mer d’Azov par l’entremise du détroit de Kertch est encore entravé. Bien que je n’aie pas vu de signalements systématiques, on rapporte certainement diverses formes de harcèlement à l’égard des cargos qui passent par la mer d’Azov. C’est très important pour les Ukrainiens qui vivent le long de la côte. L’accès à ces marchandises est entravé et des violations sont régulièrement perpétrées sur cette ligne de front.

Le sénateur Dean : Merci beaucoup.

La présidente : Puisque nous sommes sur le sujet de la Crimée, qui fait toujours partie de l’Ukraine pour les Canadiens et le gouvernement canadien, le sort réservé aux Tatars continue de poser problème. Ils sont non seulement marginalisés, mais aussi victimisés, incarcérés, torturés. Il y a évidemment eu une résolution des Nations Unies, mais nous n’en entendons pas beaucoup parler maintenant, même si la situation est très difficile pour les gens en Crimée qui n’appuient pas totalement la position russe.

Y a-t-il quoi que ce soit que nous puissions faire de plus pour jeter de la lumière sur cette situation? C’est une question de droits de la personne. Les Tatars étaient retournés dans la région après la guerre. Nous avons des images de la façon dont ils ont été déportés dans des endroits horrifiques dans le Nord et de personnes qui sont décédées en chemin. Ils sont retournés dans la région, ont commencé à s’épanouir et à faire partie de la communauté et, maintenant, ils sont dans une situation désespérée.

Pouvons-nous avoir une idée suffisante des conditions de vie du citoyen moyen en Crimée, puisque nous ne pouvons pas franchir les frontières, et plus particulièrement du leadership et de la communauté des Tatars?

Mme LeClaire : Malheureusement, c’est très difficile. Nous sommes pratiquement dans le néant. Nous explorons certainement toutes les possibilités, et ce serait un exemple où nous pourrions tenir un dialogue avec la Turquie, car elle s’inquiète également pour les Tatars. Nous essayons d’obtenir les renseignements qui sont disponibles, mais c’est très difficile.

La présidente : La situation ne s’est pas du tout améliorée? C’est peut-être pire? Nous n’avons tout simplement pas l’accès dont nous avons besoin pour leur venir en aide?

Mme LeClaire : D’après les renseignements à notre disposition, la situation ne s’est pas améliorée.

La présidente : Dans un autre ordre d’idées, l’initiative de la Russie d’acheminer de l’essence en passant par le Nord, le projet Nord Stream 2, qui contournera l’Ukraine, la Pologne et les pays baltes, rendra l’Ukraine, les pays baltes et possiblement la Pologne beaucoup plus vulnérables. Nous constatons que l’Europe appuie cette initiative. Certains pays l’appuient à tout le moins, notamment l’Allemagne. Avons-nous participé à ces discussions, car si nous voulons assurer la sécurité en Europe et dans cette région, cette initiative déstabilisera davantage un pays déjà fragile?

Mme LeClaire : C’est un sujet très controversé. Comme vous le dites, l’Allemagne a adopté une position. Je pense qu’avec les pays baltes et nordiques, la situation est plus délicate et des discussions sont en cours. Le Canada n’a pas pris position sur le projet Nord Stream 2.

Je sais que les Américains sont très préoccupés, alors il y a des discussions en cours à ce propos. Ils s’y opposent. C’est tout ce que je peux vous dire, madame la sénatrice.

La présidente : Je pense que nous avons eu une bonne réunion sur la Turquie et un bon début de séance sur l’Ukraine. Je pense qu’il est difficile de vous faire témoigner aussi longtemps que vous l’avez fait. Je pense que les sénateurs sont très gentils à votre égard, sachant que vous avez répondu à des questions toute la journée. Par conséquent, je pense qu’il est opportun de conclure la séance. Nous tenons à vous remercier. Je sais que vous êtes ici à la table et que vous avez des gens qui vous accompagnent pour vous aider, alors nous sommes reconnaissants aux représentants du ministère d’avoir apporté ces mises à jour.

Je pense qu’il est très important de continuer de se concentrer sur l’Ukraine. Le Canada appuie l’Ukraine, dont il est un partenaire honnête et franc. Je pense que les démarches se poursuivront en ce sens pour faire ressortir les besoins des Ukrainiens sur le terrain et pour établir la distinction entre ces besoins et les initiatives du gouvernement. L’appui et la coopération du gouvernement sont sous surveillance. Je pense que ce sera une priorité du Canada, et j’entends souvent dire que c’est la diaspora au Canada. Ce n’est pas le cas. Je pense que les Canadiens — à la lumière d’autres missions de surveillance d’élections — sont saisis de cette question, et ils comprennent pourquoi l’Europe de l’Est est importante pour l’OTAN et pourquoi elle est importante pour notre sécurité d’un point de vue stratégique. Je vous suis reconnaissante d’avoir fait le point sur la situation. Je pense que nous voudrons en savoir plus au sujet des élections, l’issue et le suivi.

En ce qui concerne la Turquie, je pense que vous avez précisé à juste titre que ce n’est pas facile. Il y a des possibilités et des difficultés, mais ce n’est pas inhabituel. Le Canada devrait relever le défi de trouver une façon et une tribune pour dialoguer avec les deux pays, car je pense que c’est très important pour nous.

Merci de nous avoir communiqué ces renseignements supplémentaires.

(La séance est levée.)

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