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AEFA - Comité permanent

Affaires étrangères et commerce international

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires étrangères et du commerce international

Fascicule no 63 - Témoignages du 9 mai 2019


OTTAWA, le jeudi 9 mai 2019

Le Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international se réunit, aujourd’hui, à 10 h 32, pour mener une étude sur les relations étrangères et le commerce international en général. Le sujet de la réunion est une mise à jour sur les élections présidentielles en Ukraine.)

La sénatrice A. Raynell Andreychuk (présidente) occupe le fauteuil.

[Traduction]

La présidente : Mesdames et messieurs les sénateurs, je déclare ouverte la réunion du Comité sénatorial permanent des affaires étrangères et du commerce international. Avant de commencer, je vais demander aux sénateurs de se présenter.

Le sénateur Greene : Stephen Greene, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Ataullahjan : Salma Ataullahjan, de l’Ontario.

Le sénateur Dean : Tony Dean, de l’Ontario.

La sénatrice Busson : Bev Busson, de la Colombie-Britannique.

La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, du Manitoba.

[Français]

La sénatrice Saint-Germain : Raymonde Saint-Germain, du Québec.

Le sénateur Dawson : Dennis Dawson, du Québec.

[Traduction]

La présidente : Je m’appelle Raynell Andreychuk. Je viens de la Saskatchewan.

Nous allons accueillir à nouveau un témoin qui était là hier, mais il y a eu des problèmes techniques. Je crois savoir que tous les problèmes ont été réglés. Le comité accueillera donc trois témoins, dont deux par vidéoconférence. Je rappelle aux témoins que nous avons leurs biographies et que nous les avons distribuées par souci d’efficience et pour que vous ayez plus de temps, et pour que les sénateurs puissent poser leurs questions.

Aujourd’hui, le comité est autorisé à examiner des enjeux tels que ceux pouvant survenir, de temps à autre, relativement aux relations étrangères et au commerce international de manière générale. Dans le cadre de ce mandat, le comité est heureux d’accueillir des experts qui lui présenteront une analyse des élections présidentielles de 2019 en Ukraine et lui diront ce à quoi il faut s’attendre en Ukraine et dans la région et relativement au Canada.

Le comité a reçu des représentants d’Affaires mondiales en mars dernier pour discuter de la situation générale en Ukraine avant les élections. Nous aimerions maintenant en savoir un peu plus au sujet de la dynamique en Ukraine en ce moment et avoir une idée de ce qui pourrait se produire à l’avenir dont la politique étrangère canadienne devrait tenir compte. C’est en effet là notre rôle d’examiner la politique étrangère du Canada et de formuler des suggestions ou des commentaires.

Je suis très heureux d’accueillir, par vidéoconférence, M. Sergiy Kudelia, professeur agrégé en science politique de l’Université Baylor, au Texas.

Nous entendrons aussi par vidéoconférence M. Frank Sysyn, directeur du bureau de Toronto de l’Institut canadien d’études ukrainiennes de l’Université de l’Alberta.

Puis, en personne, nous recevons Mme Marta Dyczok, professeure agrégée en science politique et en histoire de l’Université de Western Ontario. Bienvenue à vous tous.

Monsieur Kudelia, puisque vous étiez là hier et que vous avez à peine eu le temps de commencer, je propose que nous commencions par vous, afin que vous puissiez nous présenter une déclaration suffisante et que nous lancions la discussion. Cependant, je vous rappelle que nous avons des limites de temps ici, et que nous voulons réserver le plus de temps possible aux questions et réponses.

Bienvenue à nouveau devant le comité.

Sergiy Kudelia, professeur agrégé, Science politique, Université Baylor : Merci, madame la présidente, et merci, mesdames et messieurs les membres du comité, de me donner une deuxième chance.

Dans ma brève déclaration, je vais revenir sur l’élection en tant que telle et sa signification. Durant la période de questions et de réponses, je serai heureux de vous parler des perspectives futures pour l’Ukraine.

Les élections présidentielles en 2019 ont eu trois résultats politiques singuliers. Premièrement, l’élection a été menée librement et elle était, en grande partie, équitable, malgré les tendances autoritariennes grandissantes sous la présidence de Petro Poroshenko et les risques continus pour la sécurité associés au conflit armé dans le Donbass.

Deuxièmement, le président sortant a été défait par la deuxième marge en importance de l’histoire électorale de l’Ukraine, malgré le fait que ce dernier avait mis fin au ralentissement économique majeur en Ukraine et avoir adopté une série de réformes qui ont été largement saluées dans l’Ouest.

Troisièmement, le nouveau président, Volodymyr Zelensky, a reçu le plus important pourcentage de votes jamais obtenu par un président gagnant en Ukraine, malgré le fait qu’il n’ait aucune expérience politique antérieure et qu’il ait mené la plus courte campagne électorale de tous les principaux candidats.

Je vais maintenant en dire plus sur l’importance de chacun de ces trois résultats pour l’avenir de l’Ukraine.

Le régime politique ukrainien a été classé comme étant libre — ce qui est une source de fierté — durant les cinq années de la présidence de Poroshenko. Il a utilisé des instruments de coercition pour freiner l’opposition politique, intimider des journalistes et poursuivre des militants de la société civile. Il a emprisonné certains de ses opposants politiques, exercé des pressions sur des médias indépendants ou les a éliminés et a fait l’objet d’allégations continues de corruption émanant de sa garde rapprochée.

Il y a eu peu de responsabilisation relativement aux constantes violations des droits de la personne des organismes gouvernementaux, et les attaques contre les journalistes et des militants de la société civile sont souvent restées impunies. Dans ce contexte, la faisabilité d’élections démocratiques en 2019 a toujours été extrêmement incertaine, surtout puisque le soutien populaire de Poroshenko est passé sous la barre des 10 p. 100.

La tenue en temps opportun des élections est attribuable en grande partie à l’immense pression exercée par les gouvernements occidentaux, qui ont clairement communiqué à Poroshenko le caractère inadmissible de toute violation du processus démocratique et de toute suspension du vote.

Le poids exercé par l’Occident sur Poroshenko était particulièrement marqué en raison de l’agression russe continue et du fait que l’Ukraine s’appuie sur du financement externe pour répondre à ses besoins économiques. La position de principe de l’Occident n’a laissé à Poroshenko aucun autre choix que d’honorer l’engagement relatif aux élections. On se souviendra probablement de Poroshenko comme d’un chef politique à qui l’on doit de grandes réalisations politiques, mais qui, au bout du compte, c’est du moins mon avis, a été victime de ses propres préjugés personnels et insécurités sur le plan politique.

Durant sa présidence, l’Ukraine a signé des accords d’association avec l’Union européenne et a établi un régime sans visa des pays de l’espace Schengen. Le pays est devenu une composante cruciale de la sécurité européenne en résistant à l’invasion militaire russe et en créant une large alliance internationale afin de sanctionner le leadership russe pour son agression contre l’Ukraine.

Au sein du pays, Poroshenko a lancé une série de réformes institutionnelles qui ont mené à la délégation du pouvoir du centre vers les régions et créé de nouveaux instruments pour lutter contre la corruption des élites. Cependant, bon nombre des politiques internes de Poroshenko, particulièrement en ce qui a trait à la langue, à l’éducation, aux relations entre l’Église et l’État, ont accentué les divisions sociétales et aliéné de grands segments de la population.

Ses politiques dures concernant des bastions séparatistes dans l’Est de l’Ukraine ont miné les perspectives de paix dans le Donbass. Ses accords commerciaux avec de grands oligarques, particulièrement dans le marché de l’énergie, ont imposé de lourds fardeaux financiers aux Ukrainiens ordinaires. La nomination de personnes qui lui étaient loyales depuis longtemps à des postes clés au sein de la garde rapprochée de Poroshenko a favorisé la corruption et l’impunité, ce qui a renforcé le ressentiment du public à l’égard des nouvelles élites.

Dans ce contexte, un candidat de l’extérieur qui ridiculise depuis longtemps les riches et les puissants sur scène offrait l’occasion de punir la classe politique et de perturber un système politique vicié et dysfonctionnel. C’était cette promesse d’insuffler du sang frais dans le système qui a séparé Volodymyr Zelensky des autres candidats de l’opposition possédant plus d’expérience.

L’ouverture qui a mené à la montée de Zelensky, cependant, a commencé en 2015, il y a quatre ans, lorsque Poroshenko a engagé un conflit avec l’oligarque milliardaire Igor Kolomoisky. À ce moment-là, Kolomoisky était gouverneur de l’oblast de Dnipropetrovsk. Poroshenko l’a retiré de ce poste, a pris le contrôle de certains de ses actifs commerciaux, a jeté en prison certains de ses proches associés et a banni Kolomoisky du pays. Le poste de télévision de Kolomoisky, 1+1, l’un des médias les plus populaires d’Ukraine, est alors devenu essentiellement une plateforme pour Zelensky, où ce dernier jouait un président fictif avant de devenir un réel candidat présidentiel.

Même si des ressources de l’extérieur ont assurément renforcé la candidature de Zelensky, c’est son style politique nouveau, l’accent porté sur la démocratie inclusive et la participation citoyenne qui lui ont permis de créer une coalition gagnante dès la première ronde électorale.

La campagne de Zelensky s’appuyait sur des messages unificateurs liés à la tolérance interculturelle, à l’habilitation des particuliers et au respect de l’autonomie personnelle, en vif contraste avec le programme ethnonationaliste du président Poroshenko. Par conséquent, la base de soutien très diversifié de Zelensky a réussi, ce qui était remarquable, à transcender les habituelles divisions ethniques, culturelles et régionales.

Zelensky a fait la promotion du dialogue avec les gens vivant dans des territoires contrôlés par des séparatistes et a éliminé le recours à la force militaire pour les ramener dans le giron national.

Zelensky a aussi attiré les jeunes électeurs en leur promettant des changements générationnels radicaux. En fait, durant le premier tour, la moitié de ses électeurs, 52,7 p. 100 d’entre eux pour être précis, avaient moins de 40 ans. Cette participation électorale exceptionnellement élevée a propulsé Zelensky dans un face-à-face avec le président sortant et, au bout du compte, lui a assuré la victoire aux élections présidentielles ukrainiennes.

Cette course présidentielle extrêmement inhabituelle a mis en lumière plusieurs caractéristiques importantes de la société ukrainienne contemporaine. Malgré des conflits et des problèmes économiques constants, les électeurs ukrainiens ont rejeté les politiciens misant sur des slogans paternalistes et ethnonationalistes. Ils ont plutôt choisi de soutenir une personne prônant le respect de la diversité, la liberté de choix et une gouvernance honnête.

Ensuite, les Ukrainiens ont prouvé à nouveau qu’ils considèrent les élections comme un mécanisme de responsabilisation essentiel à l’égard de ceux qui détiennent le pouvoir et qui faillissent à la tâche. Il s’agit d’un rejet fondamental de l’héritage soviétique, soit la passivité politique et l’acceptation du pouvoir politique, encore bien présentes dans d’autres États postsoviétiques.

Enfin, les élections représentent l’arrivée sur la scène politique d’une nouvelle génération d’Ukrainiens nés et formés dans une Ukraine indépendante. Ceux-ci exigent l’égalité en matière de gouvernance, plus de transparence et de représentation et un État moins intrusif. Les qualités de modération politique, d’autonomie et d’affirmation de soi qu’ont affichées les électeurs ukrainiens dans le cadre de ces élections offrent la meilleure des garanties concernant l’engagement futur de l’Ukraine à l’égard de la démocratie.

Merci beaucoup.

La présidente : Nous allons maintenant passer à M. Frank Sysyn, de Toronto.

Frank Sysyn, directeur du bureau de Toronto, Institut canadien d’études ukrainiennes, Université de l’Alberta, à titre personnel : Merci. Le titre de mon exposé est le suivant : l’Ukraine, entre l’eurasianisme russe et l’État-nation européen. Les révolutions du Maïdan qui ont eu lieu sous le drapeau européen incluaient de nombreux groupes, et ces groupes avaient des visions très différentes de l’Europe. Ils envisageaient une Europe pour les particuliers, pour les nations et pour les États et ils le faisaient de différentes façons. Cependant, l’Ukraine des pro-Maïdan restait une Ukraine divisée du point de vue régional. Ce qui est arrivé après la révolution du Maïdan, c’est la contre-révolution de Poutine. Premièrement, la réaction du soi-disant « monde russe », puis l’échec de la tentative de créer une « nouvelle Russie ».

Le corollaire de cette situation était la volonté de la Russie d’utiliser la guerre en Ukraine et d’annexer des territoires, de briser les frontières européennes et de créer des zones grises. Poroshenko est arrivé au pouvoir en promettant de mettre rapidement fin à la guerre, affirmant vouloir permettre à l’Ukraine de se joindre à l’Europe et de mener à terme le processus au bout duquel elle allait devenir un État à proprement parler, un État ou un État-nation, toutes ces choses étant légèrement différentes les unes des autres.

Dans ce contexte, les facteurs internationaux étaient cruciaux. Premièrement, il y a eu le relatif manque de préparation de l’UE relativement à la réaction russe et au moment de créer ses propres contacts avec l’Ukraine.

Par ailleurs, les sanctions relativement rapides de l’Ouest — et le Canada a joué un rôle dans ce cas-ci — étaient probablement inattendues par le Kremlin; puis, il y a eu la contre-révolution de Poutine. Je vous conseille de jeter un coup d’œil au livre de Timothy Snyder intitulé The Road to Unfreedom, si vous voulez examiner les racines idéologiques de tout cela, mais il y a une combinaison de populisme et de remise en question de l’État libéral qui, au bout du compte, a dépassé l’Ukraine pour toucher l’ensemble des pays européens et — de façon importante — les États-Unis, en raison du très étrange lien entre Trump et Poutine.

Qu’en est-il de Poroshenko et de ses réalisations? Une armée a été créée dans un État qui avait essentiellement une armée non fonctionnelle, en partie par la société, et en partie par le président et l’État. Le processus de décentralisation a été mené dans cet État. Il y a eu certains éléments qu’on peut associer à l’édification de la nation et de l’État. Comme on l’a vu tout récemment, du point de vue macroéconomique, on a commencé à constater une croissance à la toute fin des années Poroshenko. À cet égard, il y a eu des changements importants. Plus que tout, il y a aussi eu des liens d’association avec l’Europe et l’ouverture quant aux visas.

Ensuite, il y a eu la guerre qui stagnait sans réel débouché à prévoir, aucune politique concrète ou cohérente pour lutter contre la corruption et le problème accru de l’Ukraine relativement à la migration à l’étranger, processus durant lequel beaucoup de jeunes et de personnes talentueuses ont quitté l’Ukraine pour les pays européens — ces gens sont partis en Europe sans que l’Ukraine en fasse autant —, puis il y a eu la récente impasse dans la mer d’Azov.

Au-dessus de tout ça, on a pu voir dans les élections un signe que les élites ont les mains liées et la capacité de présenter de nouveaux visages au public ukrainien, qui avait soif de nouveaux visages, et l’incompréhension de Poroshenko, qui n’est pas arrivé à comprendre que, peu importe son habilité à jouer le jeu, il allait être un candidat inacceptable.

Cela dit, il est revenu aux éléments qu’il croyait pouvoir être les plus efficaces, l’armée — après tout, durant la phase initiale, c’était ce qui lui a permis de connaître une certaine réussite, mais qui, au bout du compte, a été gangrené par des scandales —, la question de la langue, qui est importante pour d’importants segments de la population ukrainienne, lesquels voulaient voir l’ukrainien être utilisé non seulement dans les livres, mais en pratique. Puis, la chose la plus unique, et c’est quelque chose dont je pourrai parler durant la période de questions et de réponses parce que c’est ma spécialité, est l’enjeu de l’Église. L’enjeu extrêmement complexe consistant à savoir de quelle façon on peut faire entrer une Église orthodoxe indépendante dans le monde moderne du 21e siècle.

Au bout du compte, tout ça n’a pas réussi à empêcher l’élection imprévue de Zelensky, la candidature qui était totalement imprévue, à de nombreux égards, qui a été rendue possible par des émissions de télévision et des enjeux comme la corruption, le fait que la société en a assez de la guerre sans savoir de quelle façon y mettre fin et les difficultés économiques. Tout ça a fait en sorte que Zelensky a pu prendre les devants malgré toute la planification de l’élite ukrainienne et sa surprise à l’égard de la progression de Zelensky.

C’est aussi, par ailleurs, un candidat qui n’a pas vraiment discuté de politiques, de l’armée et même de politique étrangère, ce qui fait en sorte qu’il y a beaucoup d’inconnues pour nous tous.

Nous connaissons tous les statistiques de 75 p. 100 à 25 p. 100. Je dirais que, en date d’aujourd’hui, ces statistiques changent déjà, et elles auront changé d’ici la fin de la semaine. Les 75 p. 100 représentent une coalition vraiment disparate qui s’effrite d’entrée de jeu. Ces personnes ont voté pour Zelensky pour différentes raisons. C’est difficile, par conséquent, de décrire un électeur type de Zelensky. La seule chose que nous pouvons dire, c’est que, du moins durant la phase initiale, il a réussi à surmonter les divisions régionales qui ont caractérisé l’Ukraine du Maïdan. Mais combien de temps cela durera-t-il? Pendant combien de temps ces régions, qui croient encore fortement à une politique claire à l’égard d’une langue nationale ou qui sont très favorables à l’OTAN ou à la communauté européenne, qui croient au FMI, continueront-elles de faire partie de cette coalition, par opposition aux groupes qui se sont joints à elles, dont bon nombre viennent du Parti des régions, du bloc de l’opposition et sont issus de l’ancien passé soviétique.

L’Ukraine est confrontée à des élections difficiles, et Zelensky devra régler le problème de la façon dont on pourra mener des élections parlementaires dans un pays où il y a relativement peu de partis actifs, voire pas du tout. Il devra aussi se demander de quelle façon ces partis seront créés. Il est confronté à une Europe qui est plus divisée que jamais et incertaine quant à ses politiques. Il est confronté aux États-Unis, où le Congrès n’arrive pas à déterminer quelles sont les politiques de la Maison-Blanche. Il est toujours confronté à la guerre qui se poursuivra et aux politiques de Poutine. Et tout ça se déroulera dans un pays où les oligarques et les médias jouent un rôle majeur dans le résultat des élections et l’avenir.

Qu’en est-il du Canada et du rôle du Canada? Nous savons déjà, en date d’hier, que le Canada jouera un rôle très actif. Le Canada, plus que tout autre pays, a été très efficace pour promouvoir la société civile ukrainienne et les ONG. Cela doit continuer d’être la politique du Canada. Le Canada a été un soutien pour l’Ukraine à l’échelle internationale; il est défini clairement par la communauté mondiale comme étant un pays lié de près à l’Ukraine.

Le Canada a aussi de l’expérience, parfois négative, et parfois positive, en ce qui concerne le fédéralisme et la décentralisation, mais, plus que tout, le Canada a aussi une expérience linguistique. Pensez tout simplement au changement de langue au Québec, le changement survenu dans la ville de Montréal et à l’échelle de la province et la façon dont tout ça a été réalisé au cours des 40 dernières années. Cela signifie que le Canada a de l’expérience qu’il peut communiquer à l’Ukraine et il peut aussi montrer à quel point, souvent, ces enjeux ne sont ni tout noirs ni tout blancs; ils sont souvent très délicats et doivent être abordés avec prudence.

De toutes ces façons, j’estime qu’il est très important pour le Canada d’interagir avec l’Ukraine. Merci beaucoup.

La présidente : Merci. Nous allons maintenant passer à Mme Marta Dyczok.

Marta Dyczok, professeure agrégée, Science politique et histoire, Université de Western Ontario : Merci de l’occasion que vous m’offrez de m’adresser au comité. Je dois dire que ça ne pouvait pas mieux tomber. Je ne sais pas si c’est voulu ou si c’est accidentel, mais comme, vous le savez probablement, notre ministre des Affaires étrangères, l’honorable Chrystia Freeland, était à Kiev hier pour rencontrer le président sortant, le président élu et le ministre des Affaires étrangères.

Nous constatons des signes très positifs associés à cette réunion. Les messages de la ministre des Affaires étrangères du Canada et du président élu Zelensky laissent présager une relation solide et qui continuera de l’être. C’est quelque chose de très important à ne pas oublier.

Les deux enjeux sur lesquels ils se sont concentrés dans leurs médias sociaux respectifs, que vous suivez très probablement, sont le besoin de continuer à lutter contre la corruption en Ukraine et d’essayer de trouver une résolution au problème continu dans le Donbass et ce qu’il faut faire avec un tel engagement renouvelé.

Cela dit, nous sommes tous ici, parce que nous voulons en savoir plus au sujet du président élu Zelensky et savoir à quoi nous pouvons nous attendre. Ce sont des enjeux très complexes. Je suis en communication avec mes collègues ukrainiens régulièrement. L’une des choses que je leur demandais toujours durant la campagne et après, c’est exactement ceci : à quoi pouvons-nous nous attendre? Leur réponse, c’est que c’est souvent très difficile de le savoir. Nous avons un candidat, une personne qui est très intelligente, qui annonce qu’elle se présente à la présidence dans une vidéo parue le jour de l’An, puis qui ne mène pas vraiment campagne. Il continue de jouer dans les cabarets d’humour. Il ne rencontre pas les électeurs. Il ne donne pas d’entrevue et il gagne de façon incontestable.

Son programme électoral est très attirant, mais très vague : lutte à la corruption et besoin de changement. Il y a beaucoup d’autres candidats qui font campagne en misant exactement sur le même slogan.

L’une des questions consiste à savoir de quelle façon il a vraiment gagné de façon si incontestable. Eh bien, vous savez qu’il avait une émission de télévision où il jouait un enseignant du secondaire honnête qui était élu accidentellement président, puis qui s’en prend à tous les dirigeants d’entreprise véreux et les gens corrompus pour rendre la vie meilleure pour l’Ukrainien moyen. Il répare les rues et ainsi de suite.

Cette émission de télévision a joué durant toute la campagne électorale. C’était sa stratégie de campagne. L’émission de télévision était diffusée sur la chaîne de télévision la plus populaire d’Ukraine.

J’aimerais attirer votre attention sur trois points. Premièrement, il y a l’importance des médias, pas seulement en Ukraine, mais à l’échelle internationale. Nous vivons dans ce qu’on appelle une ère de la post-vérité. De quelle façon les médias sont-ils utilisés, quelle est leur efficacité et de quelle façon sont-ils manipulés?

Le deuxième point est prospectif : de quelle façon le président élu Zelensky négociera-t-il une relation avec ce que certaines personnes appellent des oligarques, et que j’appelle les dirigeants d’entreprise de l’Ukraine? L’émission de télévision qui lui a permis d’être élu jouait sur une chaîne de télévision appartenant à l’un des hommes les plus riches d’Ukraine. De quelle façon cette relation sera-t-elle négociée tout comme la relation avec les autres dirigeants d’entreprise? Il parle de lutte à la corruption, mais il a déjà des relations. Quelle sera leur incidence à l’avenir?

Le troisième point, c’est l’inexpérience politique. M. Zelensky est très intelligent. C’est un homme d’affaires à succès, quoique de peu d’envergure. Il possède une entreprise de divertissement qui est très populaire, mais il n’a aucune expérience politique. Qui nommera-t-il aux postes clés? Nous ne le savons pas encore parce qu’il ne l’a pas annoncé. Il a déjà dit que, après l’inauguration, il allait nous dire qui il nommait.

Si vous n’avez pas regardé l’émission de télévision, je vous recommande d’au moins y jeter un coup d’œil. Elle est accessible sur Netflix parce qu’on y trouve beaucoup d’indicateurs de ce à quoi on peut s’attendre du président élu une fois qu’il sera au pouvoir.

Dans l’émission de télévision, il nomme ses amis proches à des postes clés du pouvoir. D’après tous les rapports accessibles, les gens qu’il écoute le plus en ce moment sont ses collègues de la société de médias Kvartal 95, qui produit l’émission de télévision dont j’ai parlé.

Le plus gros test sera de voir de quelle façon il compose avec ces dirigeants d’entreprise. L’un d’eux est en exil, accusé de blanchiment d’argent et de prêts frauduleux. Il a dû quitter le pays. La façon dont tout ça sera négocié est une grande question.

En quoi cela influe-t-il sur le Canada? C’est ce que nous voulons vraiment savoir. Je ne crois pas qu’il y aura un changement de relation. C’est ce que nous avons vu dans les réunions d’hier. Et précédemment quand le premier ministre Trudeau a appelé le président élu Zelensky pour le féliciter de sa victoire. La réponse a été qu’il fallait que le Canada reste un grand partenaire de l’Ukraine et que le président élu avait hâte de travailler en collaboration avec le Canada. Je ne crois pas qu’il y aura beaucoup de changement en ce qui concerne les politiques commerciales. L’accord de libre-échange signé en 2016 se porte bien. Il y a de la place pour de l’expansion de ce côté-là.

Ma recommandation serait de continuer à renforcer le soutien du Canada pour promouvoir les médias indépendants et libres parce que les médias seront la clé, ici. Les relations commerciales continueront de fonctionner. Les relations politiques aussi, mais à quel point savons-nous ce qui se passe en Ukraine, ce que les Ukrainiens savent au sujet de ce qui se passe dans leur propre société, vu que les médias appartiennent en grande partie à d’importants propriétaires d’entreprise, à qui appartiennent aussi des volets de l’économie qui se livreront concurrence. Nous avons vu de quelle façon les médias peuvent être utilisés pour gagner des élections.

J’ai demandé à la société responsable des enquêtes sociologiques si quiconque avait réalisé des sondages pour savoir si l’électorat ukrainien faisait la distinction entre Volodymyr Zelensky, le candidat politique à la présidence, et le personnage qu’il jouait à la télévision.

S’il faut en croire certains éléments de son matériel de campagne sur sa page Facebook, il y a une image de son émission de télévision, un homme qui fait du vélo, alors un président qui se rend au travail en vélo. C’est l’image qu’il vend.

Dans quelle mesure l’électorat ukrainien a-t-il tout simplement gobé ce que l’émission proposait sans vraiment se poser les questions sérieuses sur qui est Zelensky... Il n’y a aucune façon de le savoir. C’est la réponse de l’institut international de sociologie de Kiev. Il n’y a aucune façon de vraiment mesurer une telle chose.

Selon moi, l’indicateur, c’est que M. Zelensky ne donnait pas d’entrevues durant la campagne. En outre, sa façon de communiquer avec l’électorat passait par les médias sociaux. Il publie des vidéos.

Pour lui, il doit être tenu responsable, et cela doit se faire grâce à des médias indépendants. C’est quelque chose qu’il faut soutenir, parce que, jusqu’à présent, les médias ont été contrôlés par des hommes d’affaires puissants.

Je vais m’arrêter ici, et je serai heureuse de répondre à vos questions.

La présidente : Nous avons entendu trois points de vue très intéressants. Il y avait certaines similitudes, et parfois des divergences. Tout ça est très utile.

La sénatrice Bovey : Je tiens à tous vous remercier. C’est absolument fascinant. Je dois dire que ça me rappelle des comédies de situation britannique « Yes, Minister » et « Yes, Prime Minister ». Un ancien ministre du cabinet de la Colombie-Britannique m’a déjà dit qu’il demandait à tous ses employés d’écouter cette émission.

Cela dit, monsieur Sysyn, je m’intéresse au fait que vous avez dit que c’est une coalition disparate qui s’effrite. Cela m’amène à vous poser la question que j’ai posée aux témoins, hier : nous savons que l’inauguration de Zelensky n’a pas encore eu lieu. Je crois savoir qu’on n’en connaît pas la date. J’aimerais savoir quand l’inauguration se produira. Par ailleurs, a-t-on l’impression que Poroshenko refusera peut-être de céder le pouvoir? Il semble être tout un numéro.

Mme Dyczok : Je ne crois pas qu’il y ait de danger du côté du président sortant Poroshenko et quant à la possibilité qu’il ne cède pas le pouvoir. Il n’y a eu aucune indication de cela. Je ne crois pas qu’il faille s’en inquiéter.

Pour ce qui est de l’inauguration, c’est une excellente question. Il y a eu beaucoup de discussions au sujet de la date. On peut se demander pourquoi c’est si important. C’est lié aux élections parlementaires de l’automne.

Certains ont parlé du fait que le président élu Zelensky veut dissoudre le Parlement. Pour qu’il puisse le faire, l’inauguration doit avoir lieu d’ici une certaine date tandis que le Parlement siège encore, afin qu’il puisse dissoudre le Parlement actuel.

Selon le dernier rapport que j’ai vu, on avait arrêté la date au 19 mai. Il aura alors le temps de dissoudre le Parlement, si c’est ce qu’il veut faire.

Tout ça est encore incertain, parce que, pour les élections parlementaires, il a créé un parti, mais ce n’est qu’un parti virtuel pour l’instant. Il n’a pas beaucoup de membres. Pour qu’il puisse bien s’en sortir dans le cadre de ces élections, le parti doit avoir le temps de croître.

Je ne sais pas si M. Sysyn et M. Kudelia ont quelque chose à ajouter.

M. Kudelia : Je devrais commencer par souligner que l’Ukraine a un système où il y a un premier ministre et un président et où le Parlement, en vertu de la Constitution, a en fait plus d’influence sur les politiques et sur la formation du gouvernement. Le président peut nommer unilatéralement seulement les titulaires de certains postes, en ce qui a trait à la sécurité, principalement. Pour cette raison, monsieur Zelensky, s’il ne dissout pas le Parlement au cours des deux ou trois prochaines semaines, sera pris avec le gouvernement actuel pendant au moins six mois, et ce parti est formé par les partis qui se sont opposés à lui durant la campagne présidentielle. Ce sont les deux partis qui ont formé la coalition, le Front populaire, qui a obtenu environ 1 p. 100 du soutien des électeurs ukrainiens, tandis que le parti de M. Poroshenko, le parti Solidarité, a obtenu le vote d’environ 10 p. 100 des électeurs.

Comme vous pouvez l’imaginer, cela mènera à un système de cohabitation où, très probablement, le gouvernement tentera de bloquer bon nombre des initiatives du président, et on se retrouvera dans une impasse pour les six prochains mois. C’est assurément quelque chose qui intéresse beaucoup M. Poroshenko et M. Groysman, parce que, du point de vue politique, leur objectif à court terme est de miner le nouveau président élu, d’accélérer son déclin politique, de montrer au public ukrainien qu’il est quelqu’un d’inexpérimenté qui ne sait pas comment gouverner et pour faire comprendre aux Ukrainiens que, au cours des prochaines élections parlementaires, il faudra réélire l’ancienne garde.

Malheureusement, c’est ce qu’ils essaient de faire en tentant de retarder l’inauguration de Volodymyr Zelensky.

Il est important de ne pas oublier que le Parlement ukrainien actuellement jouit de la confiance de seulement 5 p. 100 des Ukrainiens. Il affiche un niveau de popularité exécrable. Le Parlement en tant que tel, en tant qu’institution, n’a aucun pouvoir politique parmi les électeurs ukrainiens.

Imaginez que vous avez un président qui vient d’être élu et qui a obtenu 70 p. 100 de soutien qui se retrouve devant un Parlement possédant un soutien s’élevant à seulement 5 p. 100. Le Parlement tente de miner le travail du nouveau président et de résister à son inauguration dans le seul objectif d’empêcher sa dissolution possible.

Les parlementaires semblent jouer un jeu non démocratique, ce qui est injuste pour les électeurs et la société ukrainienne, parce que le Parlement n’est absolument pas représentatif de la société ukrainienne actuelle.

Je suis sûr que nous verrons, au cours des prochaines semaines, quelle est la position de la majorité des parlementaires. Qu’ils passent au vote le 19 mai, la date proposée par M. Zelensky, ou qu’ils repoussent la date jusqu’à la fin mai, quand, après son inauguration, il ne pourra plus dissoudre le Parlement parce que, selon la Constitution, doit rester en place au moins six mois pour pouvoir dissoudre le Parlement.

M. Sysyn : On pourrait formuler certains arguments en vue de justifier pourquoi il pourrait être difficile de mener des élections parlementaires rapidement dans une société où les partis ne sont pas bien formés. Cette période de cohabitation, une période difficile de un à six mois, n’est peut-être pas le pire des résultats. Si c’était une année, ce serait une tout autre histoire.

Par exemple, on peut imaginer qu’une bonne partie de la population qui a voté pour Zelensky dans les régions occidentales de l’Ukraine soutient aussi fortement la loi linguistique, ce qui ne les a pas empêchés de voter pour Zelensky. Leur vote pour Zelensky est un vote visant à avoir du sang neuf et à lutter contre la corruption, mais pas nécessairement pour ce qu’on pourrait considérer comme ses politiques culturelles, d’autant plus qu’on ne sait pas très bien quelle sera sa politique étrangère. La politique présidentielle la plus importante, maintenant, c’est la politique étrangère et tout ce qui concerne l’armée.

D’une certaine façon, je vais m’en remettre à M. Kudelia, qui a étudié de beaucoup plus près que moi les rouages du gouvernement ukrainien, mais je me demande si une période de six mois n’est pas une durée impossible, plutôt que de déclencher rapidement des élections où il n’y a, en fait, pas de partis... Un système débouchant sur une sélection à la fois majoritaire et populiste pourrait mener à des résultats que tout le monde trouvera étranges et inattendus.

La sénatrice Coyle : Je crois que j’ai entendu M. Kudelia mentionner que l’Ukraine continuera de s’appuyer sur du soutien externe pour répondre à ses besoins et des préoccupations à cet égard. Je crois que M. Sysyn a mentionné que, en vertu du régime précédent, du point de vue macroéconomique, il commençait à y avoir des indications que le vent tournait, qu’il y avait une certaine croissance.

Hier, nous avons entendu parler du potentiel de l’Ukraine, de sa population bien éduquée. Aujourd’hui, nous entendons des préoccupations au sujet d’une émigration, justement, d’un exode des cerveaux.

Madame Dyczok, vous n’avez pas mentionné l’économie. Vous avez mentionné le commerce et le fait que, de ce côté-là, les choses devraient se poursuivre. Vous avez plutôt parlé de la reddition de comptes que permet la démocratie, ce qui est extrêmement important. Si n’importe lequel d’entre vous a quelque chose à nous dire sur l’état de l’économie ukrainienne actuellement, et sur ce que vous estimez être les priorités économiques du nouveau gouvernement, j’aimerais que vous nous en parliez.

M. Kudelia : Pour commencer, permettez-moi de dire que les attentes initiales en ce qui concerne les réformes économiques sont très élevées. Il y a eu d’importantes réformes de déréglementation au cours de la première année ou des deux premières années, mais, essentiellement, la plupart des experts et des économistes — je ne suis pas économiste — qui ont examiné la situation en Ukraine reconnaissent que, depuis 2016, les réformes sont au point mort. Il n’y a pas eu de progrès important du côté des réformes depuis lors.

Il y a plusieurs problèmes liés à l’absence de réformes. L’un, c’est que la plupart des secteurs du marché en Ukraine sont encore dominés par de grandes sociétés oligarchiques ou des entreprises appartenant à l’État. En Ukraine, il y a plus de 3 000 entreprises appartenant à l’État, et la moitié d’entre elles sont déficitaires. L’une des plus grandes priorités du gouvernement de Groysman était d’organiser une privatisation rapide pour attirer des investissements étrangers directs et remettre le contrôle de ces entreprises étatiques à des propriétaires plus efficients. Eh bien, vous savez quoi, rien ne s’est produit. Très peu de choses ont été faites en ce qui a trait à la privatisation des grandes sociétés appartenant à l’État, et c’est en partie parce que, bien sûr, les investisseurs étrangers ne sont pas intéressés à investir dans un pays où leurs droits à la propriété privée ne sont pas bien protégés, où il n’y a pas de système judiciaire indépendant et où il y a des conflits permanents. Il y a des risques liés à la sécurité pour ces investisseurs.

De l’autre côté de l’équation, il y a aussi les intérêts politiques qui freinent la privatisation. En d’autres mots, il y a des intérêts privés et liés aux entreprises étatiques, d’importants stratagèmes de pillage mis en place par les entreprises actuelles afin de sortir les actifs et la valeur de ces entreprises et de les laisser, essentiellement, en situation déficitaire.

L’argent généré par bon nombre de ces stratagèmes de pillage se retrouve essentiellement dans les poches des principaux représentants du gouvernement actuel de l’Ukraine.

D’une certaine façon, le gel des réformes économiques tient au problème de corruption au sein du gouvernement et au fait que le gouvernement actuel n’a pas réussi à lutter contre la corruption de façon très efficace.

C’est l’un des problèmes les plus importants liés aux réformes. Il y a aussi un autre problème qui concerne l’exode de la main-d’œuvre, le fait que la productivité est très faible en Ukraine et que le pays affiche une croissance économique minimale. La croissance s’élevait à 3,3 p. 100 du PIB de l’année dernière, et était en dessous de 3 p. 100 au cours des années précédentes. Bien sûr, c’est un bon résultat, mais c’est très loin d’être assez pour permettre à l’Ukraine de retrouver les niveaux que le pays affichait avant le mouvement Euromaïdan. La croissance est très limitée.

Les investissements étrangers directs dans l’économie ukrainienne sont minimaux. L’année dernière, le flux d’investissement direct et étranger au sein de l’économie ukrainienne s’élevait à 1,9 milliard de dollars.

Selon les estimations du ministre ukrainien actuel des Finances, pour que l’économie ukrainienne tire profit des investissements de façon importante, elle doit recevoir environ 10 milliards de dollars, soit cinq fois plus qu’elle n’en reçoit actuellement.

Ce sont certains des principaux problèmes économiques auxquels l’Ukraine est confrontée actuellement et, sans un changement majeur ou une modification de la manière dont le gouvernement est géré et des gens qui occupent les postes, je ne crois pas qu’il faille s’attendre à une réforme économique dans un avenir rapproché.

M. Sysyn : La politique agraire et les utilisations des terres deviennent un enjeu crucial. L’Ukraine a réussi à exporter certains produits agricoles. Il y a des problèmes liés à la privatisation des terres qui supposent d’immenses problèmes sociaux, en raison de la population rurale relativement importante et du fait que cette population est assez âgée en Ukraine. Cette population craint de perdre ses moyens de subsistance économique, c’est-à-dire que la privatisation pourrait, d’une manière ou d’une autre, être une tactique, et les gens craignent de se faire arnaquer. Par ailleurs, si l’Ukraine n’adopte pas un tel système, elle perdra l’un des secteurs de croissance économique qui seraient très importants pour son avenir.

Mme Dyczok : On parle beaucoup de corruption dès qu’on parle d’économie. Ce sur quoi les gens ne mettent pas vraiment l’accent, c’est le fait qu’elle tient à la relation entre les élites politiques et les chefs d’entreprise, et ce n’est pas seulement lié au système politique. C’est l’élite économique et politique qui travaille main dans la main et, souvent, les chefs d’entreprise possèdent des représentants au Parlement et ont des relations avec le président. Nous devons voir ce que M. Zelensky fera de cette relation. Il n’y a aucune façon d’éliminer la corruption sans introduire certains mécanismes réglementaires visant les chefs d’entreprise. La législation est là, mais la volonté politique de mettre en œuvre bon nombre de changements n’est pas au rendez-vous. C’est vraiment là qu’on se fait prendre tout le temps.

En ce qui a trait aux secteurs de l’économie, M. Sysyn a précisé que la question des terres en est une d’actualité, la privatisation. L’énergie est un autre secteur important, et c’est sous le gouvernement Poroshenko — en fait, sous le nouveau premier ministre — que l’Ukraine a finalement mis fin à sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, ce qui était un changement majeur. Cela a aussi éliminé beaucoup d’occasions de corruption, parce que beaucoup de dirigeants d’entreprise siphonnaient l’argent par cette voie, et c’est donc un changement.

Une autre chose importante qu’il faut garder à l’œil, c’est le commerce. Les tendances de l’Ukraine en matière de commerce ont été réorientées durant la présidence de Poroshenko. Le pourcentage d’échanges commerciaux avec la Russie a chuté de façon marquée. L’accord de libre-échange avec le Canada et l’Union européenne a réorienté les échanges commerciaux dans ces directions.

C’est quelque chose qui se poursuivra, et c’est important pour le Canada de regarder ce secteur prendre de l’expansion.

La grande question, c’est la question financière. Le FMI présente des recommandations à l’Ukraine, et ce, depuis de nombreuses années. Ces recommandations sont difficiles parce qu’elles exigeront des choses, comme augmenter l’âge de la retraite. En outre, le pays augmente déjà les prix de l’énergie. Les factures de services publics des gens augmentent. Le gouvernement de Poroshenko était impopulaire en raison de l’augmentation des prix des services publics, ou, en tout cas, c’était l’un des sujets sensibles. C’est un sujet abordé dans l’émission de télévision du président élu Zelensky, l’enjeu des prix et de l’âge de la retraite qui augmente, mais l’Ukraine doit constamment trouver un juste équilibre entre ces enjeux. Sans les prêts du FMI, l’économie du pays ne continuera pas de croître, et elle a crû au cours des dernières années; c’est quelque chose qui a pris totalement par surprise bon nombre d’observateurs et moi de même, soit le fait qu’un pays en guerre puisse voir son économie croître.

L’énergie, le commerce et les terres : voilà les sujets à garder à l’œil.

Le sénateur Dean : Ma question concerne le rôle du Canada, mais j’hésite à changer le sujet maintenant. J’aimerais garder ma question pour plus tard, puisque la discussion actuelle est importante. Je ne veux pas interrompre son déroulement.

La sénatrice Saint-Germain : Je vais poser ma deuxième question en premier, afin de suivre le sage conseil du sénateur Dean.

Monsieur Kudelia, dans l’un de vos récents articles, vous avez déclaré ce qui suit au sujet du conflit au Donbass :

Tout règlement négocié du conflit exigerait alors l’introduction de mesures de partage du pouvoir qui garantiraient le contrôle du gouvernement local sur les enjeux les plus préoccupants pour les collectivités.

Vous avez aussi déclaré :

L’autonomie territoriale qui accorde aux gouvernements locaux du Donbass plus de pouvoirs dans certains domaines stratégiques ne menacerait l’établissement de politiques efficaces ni la capacité institutionnelle à l’échelle nationale. Elle permettrait plutôt de régler des incompatibilités centrales sous-jacentes au conflit.

Vous avez mentionné aussi que les accords de Minsk n’étaient pas très populaires parmi l’élite politique.

Quelles sont vos principales préoccupations concernant ce conflit et sa résolution et la capacité du président élu de faire certains progrès à cet égard? C’est quelque chose de très important, étant donné son impact économique, les répercussions sur la démocratie et l’incidence sur la sécurité du pays.

M. Kudelia : Oui, merci beaucoup. Permettez-moi de commencer par dire que le premier accord de Minsk a été signé en septembre 2014, et le deuxième, en février 2015. Il présuppose, en réalité, un certain nombre de mesures que l’Ukraine doit prendre en ce qui concerne la région du Donbass. L’une des étapes clés suggérées est que l’Ukraine donne à ces séparatistes un statut spécial, lequel suppose la création d’une autonomie dans certains domaines stratégiques : des services de police locaux, un système judiciaire local, des politiques culturelles et des politiques en matière d’éducation.

Ces domaines de politique autonome devraient permettre aux habitants du Donbass de se sentir autonomisés et, d’une certaine manière, protégés de certaines politiques du gouvernement national avec lesquelles ils pourraient ne pas être d’accord.

Le fait qu’il existe un statut spécial indique que l’Ukraine devrait envisager sérieusement de donner à ces territoires un statut autonome en général.

N’oubliez pas : nous avons une république autonome en Ukraine, qui est la Crimée. Le fait qu’il s’agisse d’une république autonome ne signifie pas que l’Ukraine devient nécessairement un État fédéral. Beaucoup de personnes en Ukraine craignent que l’autonomie ne conduise à une fédéralisation de l’Ukraine. Ce n’est pas forcément le cas.

Je ne prône pas le fédéralisme, ce que la Russie s’attend à ce que l’Ukraine adopte, en fait, car, dans une large mesure, il minera et affaiblira la capacité de décision de l’Ukraine à l’échelle nationale. Cela sera très préjudiciable pour l’avenir de l’Ukraine.

Je préconise la capacité des habitants du Donbass de prendre des décisions dans des domaines clés de leur vie quotidienne. Nous savons que nombre de leurs préférences en matière de politiques, en particulier les politiques culturelles — relativement, par exemple, à leurs relations avec la Russie —, sont en train de devenir très différentes de ce que le gouvernement central de Kiev a poursuivi et préconisé.

La seule façon de ramener ces territoires à leur état précédent est de leur proposer le type d’accord qui les rassurerait sur leur relation durable avec la Russie et leur capacité continue de choisir la langue qu’ils parlent, d’éduquer leurs enfants en russe et de se protéger eux-mêmes, grâce à leur propre système judiciaire et d’application de la loi.

C’est un point très controversé pour les élites politiques ukrainiennes. Plusieurs ont critiqué le président Poroshenko pour avoir accepté ce point. L’actuel président élu, Volodymyr Zelensky, s’est dit un jour en désaccord avec la nécessité d’avoir un statut autonome pour le Donbass. C’est quelque chose qui doit être négocié lors des négociations bilatérales qui, il l’espère, se dérouleront au cours des prochains mois avec la Russie.

Les États-Unis ont déjà dit que l’Amérique était disposée à jouer un rôle de médiateur dans les pourparlers bilatéraux entre la Russie et l’Ukraine sur le statut futur du Donbass.

Indépendamment de cet aspect, d’autres mesures doivent être prises, notamment les conditions d’amnistie pour de nombreux militants et responsables qui ont rejoint les administrations séparatistes du Donbass. C’est un sujet important et très controversé également.

Il y a la question de la reconstruction. Qui paiera pour la reconstruction économique du Donbass? Ce besoin est énorme et nécessitera, selon différentes estimations, entre et 20 et 30 milliards de dollars. Est-ce quelque chose que l’Occident va financer? La Russie assumera-t-elle une part de responsabilité dans cette guerre et fournira-t-elle des fonds? Cela doit également être négocié.

Bien sûr, le dernier point concerne les référendums. M. Zelensky est un grand défenseur de la démocratie directe. Il préconise une loi qui permettrait aux habitants de différentes régions de voter sur des questions régionales lors de référendums, à l’instar de la Suisse, par exemple.

Il plaide en ce sens dans l’un des premiers projets de loi qu’il a présentés, intitulé « On People’s Power », relatif au pouvoir du peuple. C’est un pas dans la bonne direction, car il donnera aux habitants du Donbass la capacité de prendre des décisions grâce à cet outil référendaire.

Ce sera une innovation politique très importante qui contribuera à régler le conflit.

Un dernier point : une question distincte a été soulevée ces dernières années, et c’est la décision de la fédération de Russie de délivrer des passeports aux citoyens ukrainiens vivant dans les zones contrôlées par les séparatistes.

Nous pourrons en discuter lors de la réunion si cela vous intéresse, mais je ferai une remarque : les tentatives de résolution de ce conflit ont créé beaucoup de problèmes à Zelensky, avant même qu’il ne devienne président.

Si des passeports sont distribués, cela créera de sérieux obstacles pour la résolution des conflits à l’avenir.

Mme Dyczok : En ce qui concerne l’accord de Minsk, dont tout le monde parle, il n’a pas donné de résultat. Il faut une nouvelle présentation.

Les habitants du Donbass doivent y participer. Ce ne peut pas être une discussion bilatérale entre l’Ukraine et la Russie, sous l’égide des États-Unis. Ces gens doivent faire partie de cette discussion et de la solution.

M. Sysyn : Nous disons Donbass, mais parlons-nous des territoires occupés ou de ceux qui sont maintenant séparés? À terme, le compromis politique devra tenir compte des relations entre les autres zones du Donbass et les zones séparatistes, ainsi que de la protection de ce qui pourrait devenir de nouveaux droits pour les minorités.

Par exemple, nous entendons parler actuellement de persécution de groupes religieux et de minorités dans les régions séparatistes. Qui seront les garants des protestants et des autres groupes de ce type qui se sentent maintenant persécutés par ces gouvernements? L’équilibre sera très délicat si l’on donne des droits relativement autonomes; par ailleurs, dans quelle mesure le gouvernement national garantira-t-il toujours les droits religieux, culturels et autres dans la région?

La sénatrice Ataullahjan : Ma question concerne le président nouvellement élu, M. Zelensky. Avons-nous vu le vrai Zelensky?

Mme Dyczok : Excellente question.

La sénatrice Ataullahjan : Tout ce que nous avons vu jusqu’à présent, c’est le personnage à la télévision. A-t-il la capacité de confronter Poutine, pour ce qui est d’offrir la citoyenneté aux Ukrainiens? Il y a eu des échanges sur les médias sociaux et Facebook, mais l’avons-nous vraiment vu? Cet homme est-il plus que le personnage qu’il a incarné à la télévision?

Mme Dyczok : Assurément, beaucoup plus, mais nous avons encore beaucoup de choses à voir au sujet du véritable M. Zelensky. J’ai été très encouragée par sa rencontre avec la ministre des Affaires étrangères, Mme Freeland. Il commence à faire des déclarations de son propre chef.

Auparavant, l’équipe de Zelensky faisait des déclarations. Il fait maintenant de plus en plus ses propres déclarations.

Ce qui est également encourageant, c’est la façon dont il présente ses politiques. Nous l’avons vu pour la première fois le soir des élections, lorsqu’il était évident qu’il remportait une victoire écrasante. Il y a une couverture en direct de son quartier général, et il dit beaucoup de choses. Il lance un appel à la population de l’ex-Union soviétique et dit : « Regardez bien. Tout est possible. »

C’était un coup direct à Poutine, parce que cela montrait que le changement est possible. Il a délibérément utilisé l’espace post-soviétique. Il n’a pas dit « Russie ». C’était un signe clair qu’il allait le défier — non pas dans un esprit de confrontation, mais de cette manière.

L’autre chose qui m’a intéressée, c’était la réponse du président élu Zelensky à la déclaration de Poutine sur la délivrance de passeports aux Ukrainiens. Si vous vous en souvenez bien, sa réponse a été la suivante : toute personne de la Russie qui se sent persécutée peut venir ici, et nous lui donnerons un passeport.

Encore une fois, il manœuvre habilement et lui renvoie la monnaie de sa pièce. Le message clé était que la seule chose que nous avons en commun est la frontière. Il a été clair dans ce qu’il disait, mais il l’a fait d’une manière que Poutine aura du mal à gérer, car il n’est pas habitué à ce que des gens lui tiennent tête et fassent des déclarations, et ce type le fait différemment.

Ce sont des indications que nous avons, que je considère comme positives. Cependant, comme je l’ai dit, nous avons encore beaucoup à apprendre sur qui il est et sur les personnes qu’il choisira pour être ses conseillers.

La sénatrice Ataullahjan : La popularité de Poutine n’est pas ce qu’elle était. Est-ce que cela le poussera à aller ensuite annexer une plus grande partie du territoire ukrainien pour gagner en popularité? Y a-t-il un danger à cela?

Mme Dyczok : Poutine est très imprévisible, et j’hésiterais à faire des prédictions à son sujet. Ce que nous avons vu jusqu’à présent, c’est qu’il s’attendait à ce que l’Ukraine se replie sur elle-même. Or, quand elle ne l’a pas fait, il a mis fin à l’agression.

Je ne sais pas s’il aurait poussé plus loin, compte tenu de la communauté internationale et de la baisse de sa popularité. Je ne voudrais pas formuler d’hypothèses à cet égard. Je ne sais pas ce que les autres experts diraient.

M. Kudelia : Puis-je ajouter quelque chose? Premièrement, je veux contester l’argument selon lequel la victoire de Zelensky résulte purement de son émission de télévision. En fait, nous avons constaté au cours de l’année dernière, avant l’annonce de sa candidature, que le soutien dont il bénéficiait oscillait entre 5 et 7 p. 100. Au moment où il n’avait pas annoncé sa candidature, il jouissait déjà d’un appui d’environ 7 p. 100.

On peut dire que 5 à 7 p. 100 correspondent probablement au nombre de personnes, quant à la proportion de la population, qui étaient disposées à le soutenir en raison de sa personnalité et de son passé dans le milieu de la télévision. Cependant, rappelez-vous que, au premier tour de scrutin, il avait recueilli 30 p. 100 des suffrages. Lorsqu’il a annoncé sa candidature, il était numéro trois ou quatre. Lorsqu’il a annoncé sa candidature, qu’il s’est lancé dans la course et qu’il a commencé à s’expliquer, son soutien a quadruplé très rapidement, passant d’environ 7 p. 100 à 27 ou 28 p. 100. À la fin de février ou au début de mars, il était déjà le numéro un sur la liste des candidats.

Les politiciens américains comprennent très bien qu’il est important pour un candidat politique de pouvoir établir des liens avec les électeurs et de trouver un écho au sein de certains groupes d’électeurs. Je dirais que son succès ne peut être attribué que partiellement à sa personnalité à la télévision. Son succès est dû beaucoup plus à la stratégie qu’il a choisie lors de sa campagne électorale, où il a été ouvertement bilingue dans ses appels. Ses messages de campagne étaient en russe et en ukrainien. En fait, il parlait plus le russe que l’ukrainien. Cela a envoyé un message aux électeurs du Sud et de l’Est de l’Ukraine : vous pouvez avoir un jeune candidat qui est réellement pro-occidental dans ses positions politiques, mais qui a remplacé certaines sensibilités culturelles et qui respecte nombre des droits culturels dont le gouvernement précédent a fait fi ou auxquels il a porté atteinte. C’est une caractéristique importante de M. Zelensky : sa sensibilité à la diversité de la société ukrainienne.

Le gouvernement précédent n’a pas reconnu cette diversité. Les politiques poursuivies sous Poroshenko et Yatsenyuk visaient essentiellement à créer une nation ukrainienne homogène, dans laquelle les russophones devaient être convertis en Ukrainiens, et les Russes de souche, progressivement transformés en Ukrainiens de souche, car leur idée de sécurité pour l’Ukraine était essentiellement un État d’origine ethnique purement ukrainienne. Ils n’étaient pas très sensibles à cet enjeu.

Il en va de même avec l’Église. J’étais en Ukraine en décembre de l’année dernière et en janvier de cette année. M. Poroshenko a ouvertement plaidé en faveur de cette Église ukrainienne nouvellement unifiée sous Constantinople et a fait campagne en sa faveur — ce qui est acceptable; vous pouvez soutenir qu’il portait atteinte à l’autonomie de l’Église par rapport à l’État. J’étais d’accord avec cela.

Malheureusement, il présentait aussi l’autre Église, l’Église orthodoxe, qui relevait du Patriarcat de Moscou, comme étant quelque peu perfide à titre d’agent de Moscou. La majorité des croyants orthodoxes en Ukraine appartiennent à l’Église ukrainienne, qui relève du Patriarcat de Moscou.

Il était essentiellement en train de dire que ce sont des agents et des commerçants russes et qu’ils doivent être contraints d’accepter l’autre Église. Bien entendu, ces types d’idées, de politiques et de messages ont aliéné une grande partie du public. Quand on a demandé à M. Zelensky quelle était sa position sur la question de l’Église, il a essentiellement dit qu’il respectait le droit de chacun d’aller à l’église de son choix et qu’il ne parlerait pas du tout de ses propres croyances religieuses. C’était tout à fait rafraîchissant, car d’autres candidats politiques jouaient du coude pour montrer à quel point ils étaient religieux. Là encore, il se présentait comme un dirigeant politique laïc, sensible à la culture, mais également très pro-occidental dans ses messages. À titre d’exemple, il a qualifié Poutine d’ennemi. Il n’est pas allé en Russie depuis 2014.

En ce sens, il a vraiment touché différents groupes du public, mais surtout les jeunes. Il discutait avec les jeunes par les médias sociaux, recueillant leur opinion, demandant leur point de vue sur les différentes politiques qu’il souhaitait mettre en œuvre. En quelque sorte, pour la première fois, ils ont vu un politicien qui ne leur parlait pas du haut du podium, mais qui était vêtu comme eux, qui parlait un langage familier et qui était capable de communiquer avec eux mieux qu’aucun politicien n’était capable de le faire. Encore une fois, il a fait preuve d’une habileté politique incroyable qu’aucun autre politicien en Ukraine ne possède. C’est une chose que je veux mentionner.

Deuxièmement, à propos de Poutine... Ai-je encore du temps pour cela?

La présidente : Je veux laisser un peu de temps à M. Sysyn. Pouvez-vous faire très vite?

M. Kudelia : Un très bref point. Pour Poutine, Poroshenko était beaucoup plus pratique que Zelensky en tant que président. Poroshenko a été complètement diabolisé par les médias et les autorités russes. Bien sûr, rappelez-vous que l’un des principaux arguments contre Poroshenko était qu’il est arrivé au pouvoir à la suite d’un coup d’État, et sa légitimité a été constamment mise en doute par les autorités russes au cours des cinq dernières années, ce qui a parfaitement fonctionné pour la propagande russe.

M. Zelensky, en revanche, a reçu 90 p. 100 du soutien dans le Donbass. Zelensky a récolté 90 p. 100 des suffrages dans le Donbass au deuxième tour. Sa légitimité ne peut être mise en doute.

Évidemment, le fait que le président sortant ait perdu face à un novice en politique est une terrible nouvelle pour M. Poutine. C’est exactement ce qu’il ne veut pas voir. C’est comme un film d’horreur pour lui. Bien sûr, il a peur des nouveaux jeunes Russes, comme Alexei Navalny, qui le défieront au cours des prochaines années. Les Russes verront l’Ukraine comme un exemple, du fait que ces choses sont possibles. Ce message a déjà été lancé. M. Zelensky est un président très gênant pour M. Poutine.

M. Sysyn : D’abord, sur l’enjeu de l’économie auquel il est confronté. Zelensky devra bientôt affronter les problèmes de la mer d’Azov et du détroit de Kertch, la manière dont Poutine peut utiliser des leviers qui affecteront des régions clés de l’Ukraine, puis la façon dont il fera face aux oligarques qui dépendent de cette activité.

Très rapidement, M. Zelensky devra se préparer à divers défis venant de Poutine, et nous verrons en quoi ils consistent. Je ne pense pas que les quelques formules sur le fait de laisser « les autres nous regarder » vont fonctionner avec la Russie, qui a tellement de leviers du pouvoir.

Ensuite, sur l’utilisation de la langue, il y a les 25 p. 100. Nous ne savons pas pourquoi ils ont voté de cette façon. Cependant, leur nombre est considérable; comme je l’ai déjà indiqué, 75 p. 100 des personnes étaient déjà préoccupées par l’utilisation du russe chez Zelensky dans des situations qu’elles considéraient comme inappropriées à l’échelle nationale. Il aura une limite qu’il lui sera très difficile de respecter. On se méfie beaucoup de lui et d’un entourage probable autour de lui, surtout s’il se révèle russophone. La question de la langue ne va pas disparaître facilement et elle reviendra.

En ce qui concerne l’Église, tout d’abord, nous ne savons pas si les croyants orthodoxes, en majorité, s’identifient au Patriarcat de Moscou. Ils ont la plupart des bâtiments religieux, mais ne ressortent pas dans les sondages comme faisant partie de la majorité qui manifeste des croyances religieuses. Sur le plan religieux, le Patriarcat de Kiev, tel qu’il existait, était généralement dominant.

Fait plus important encore, et Zelensky devra y faire face maintenant, deux problèmes se posent. J’en ai soulevé un plus tôt. Nous sommes au XXIe siècle, mais le monde orthodoxe ne peut obtenir d’autocéphalie ou d’indépendance pour une Église orthodoxe que si le gouvernement d’un pays à prédominance orthodoxe le demande. C’est le Patriarcat de Constantinople qui a insisté sur le fait que le gouvernement ukrainien devait demander l’autocéphalie. Il aurait été intéressant que M. Zelensky ait été président à ce moment-là et de voir ce qu’il aurait été capable de faire avec cette demande. Ce sont de vieux canons d’une institution antique qui sont toujours d’actualité.

Beaucoup plus concrètement, nous avons également le chef du bloc de l’opposition, M. Vadim Novinsky, qui a déjà déclaré qu’il récupérerait chacune des églises qui ont été transférées à l’Église indépendante. Comme nous le savons, il est un homme très puissant sur le plan économique et il a des relations. De plus, la Russie a promis de rétablir les églises du Patriarcat de Moscou.

Le gouvernement Zelensky va déjà faire face à un nombre de problèmes très importants. Poroshenko a choisi son camp au sujet de cette question religieuse, mais je crains que cela ne disparaisse pas et que l’Ukraine devienne une société pluraliste sur le plan religieux, dotée de droits généraux pour tous, lorsque des personnes aussi puissantes que Novinsky seront en mesure d’engager des poursuites en Ukraine. Nous constatons déjà ce problème avec le pouvoir judiciaire.

Là-dessus, je terminerai sur ces questions.

La présidente : Nous avons plusieurs intervenants. Je vais plaider pour des réponses plus courtes. Je sais que ce sont des problèmes très complexes, mais nous voulons que chacun puisse poser ses questions.

La sénatrice Cordy : Devrais-je poser les deux questions en même temps?

La présidente : Oui, très rapidement.

La sénatrice Cordy : À mon arrivée, madame Dyczok, vous parliez de l’énergie. Certaines des plus grandes réussites en Ukraine ont été liées à l’énergie, mais l’inefficacité énergétique de l’Ukraine reste considérable, bien plus que chez ses voisins en Pologne, en République tchèque et en Slovaquie. Il existe un cycle de dépendance envers le gaz russe, et nous savons qu’on essaie de le briser. Cela existe toujours, bien que la vente de gaz russe ait considérablement diminué. De plus, nous savons que Naftogaz a enregistré un bénéfice pour la première fois en cinq ans. C’est un aspect positif.

J’ai lu que la réforme était bloquée en ce qui concerne la consommation efficace du gaz et que d’autres réformes essentielles étaient bloquées. J’ai lu que c’était par des élites qui tiraient beaucoup d’argent de l’industrie.

Ma deuxième question concerne les relations avec l’OTAN et l’Union européenne. Je pense que notre président est toujours coprésident du Conseil interparlementaire Ukraine-OTAN. Le président Zelensky a exprimé son soutien aux relations avec l’OTAN et l’Union européenne. Alors, quelle est la voie à suivre? Ils ont fait beaucoup de progrès, mais que doivent-ils encore faire?

Bien entendu, une partie du problème est l’ingérence de la Russie, qui a encore un important effet dissuasif sur son appartenance à l’OTAN et à l’Union européenne.

La présidente : Nous allons commencer dans l’ordre inverse.

Mme Dyczok : Voilà d’excellentes questions. Je vais d’abord aborder la question de l’OTAN. C’est une question délicate, car le soutien à l’OTAN en Ukraine a toujours été divisé. Il y a eu des partisans d’un tel soutien, et d’autres qui n’étaient pas en faveur de cela. Nous avons assisté à un changement au cours des cinq dernières années. Il a fallu une invasion russe pour conquérir l’opinion publique, et l’Ukraine s’est davantage orientée vers l’appui à l’OTAN. Ce n’est pas un soutien à 100 p. 100. Les élites politiques ukrainiennes ont adopté cette orientation. L’opinion publique est en train de gagner du terrain.

Il y a eu beaucoup de progrès dans cette direction au chapitre de la préparation et des opérations militaires. La sénatrice Andreychuk serait davantage une experte de ce que l’Ukraine doit faire exactement. Le pays a progressé, mais il reste encore beaucoup à faire.

C’est la même chose avec l’Union européenne. C’est un choix d’orientation stratégique. Le terme est « choix de civilisation ». L’Ukraine a décidé de s’éloigner de la zone d’influence russe au profit de l’influence européenne. Beaucoup a été fait, mais, encore une fois, il reste fort à faire pour satisfaire à tous les critères.

L’efficacité énergétique est l’une des questions qui préoccupent tous les citoyens ukrainiens. De grands changements doivent se produire à plusieurs égards. Les bâtiments résidentiels sont dotés de systèmes de chauffage contrôlés de manière centralisée. La ville contrôle l’activation et la désactivation du chauffage et empêche les habitants de réguler leur propre consommation d’énergie. Individuellement, ils ont commencé à installer leurs propres radiateurs, qu’ils peuvent activer ou désactiver, comme une sorte de mécanisme automatique de mise en place de l’efficacité. Cependant, à l’échelle macroéconomique, ces réformes ont fait du chemin, mais il reste encore beaucoup de travail à faire. Le président élu Zelensky — cela signifie « vert » en ukrainien... Je pensais qu’il jouerait un rôle plus important à cet égard, car les questions environnementales sont importantes pour les Ukrainiens. Toutefois, je n’ai pas du tout entendu ce message de sa part, alors c’est peut-être quelque chose que nous verrons.

M. Kudelia : Permettez-moi de renchérir sur la question de l’énergie. Vous avez absolument raison de dire que, en matière d’énergie, la dépendance envers la Russie a diminué; elle est peut-être au point le plus bas depuis l’indépendance de l’Ukraine. C’est une excellente chose, mais plusieurs grands problèmes persistent.

L’un d’eux est que l’énergie reste une source de rentabilité pour les principales élites politiques en Ukraine. L’une des raisons pour lesquelles Naftogaz, cette société d’État pétrolière et gazière géante, n’a pas été réformée est surtout parce qu’elle était sous l’influence politique de Poroshenko et avait pour but de générer des loyers.

L’organisme de réglementation qui fixe les tarifs en Ukraine est également contrôlé par des personnes loyales à Poroshenko. Cet organisme de réglementation a mis en place les types de tarifs qui correspondent au modèle, le mécanisme commercial de M. Poroshenko et de Rinat Akhmetov appelé Rotterdam Plus, un stratagème de corruption très célèbre qui a généré beaucoup de loyers pour M. Poroshenko et M. Akhmetov.

Le marché de l’électricité en Ukraine demeure un monopole. La concurrence a tenté une percée sur le marché de l’électricité, et il y a eu des tentatives de privatisation des sociétés de distribution d’électricité. Elles ont toutes échoué, principalement parce que toutes les personnes liées sur le plan politique contrôlent les compagnies d’électricité et en font profiter les politiciens.

L’un des principaux défis à présent pour le nouveau président est de créer un organisme de réglementation, de réduire au minimum l’influence politique sur les compagnies, puis de maîtriser et d’anéantir certains des stratagèmes de corruption hérités de M. Poroshenko.

L’un des problèmes est que de nombreux secteurs de l’énergie sont contrôlés par les oligarques. À titre d’exemple, Igor Kolomoisky contrôle la plus grande raffinerie de pétrole en Ukraine. Cela a également beaucoup d’influence sur le secteur pétrolier. Il sera très important de voir comment le président nouvellement élu établira cette relation avec M. Kolomoisky dans le secteur pétrolier en particulier.

Un autre oligarque influent, Viktor Medvedchuk, a eu la possibilité d’importer des produits pétroliers de Russie.

Là encore, cela fait partie de l’accord conclu entre M. Medvedchuk et M. Poroshenko, car M. Medvedchuk a ensuite couvert de manière très positive la situation de M. Poroshenko dans ses médias. Il faut mettre fin à ces stratagèmes commerciaux corrompus. C’est un défi pour M. Zelensky.

La présidente : Pouvons-nous conclure maintenant, afin que tous les sénateurs puissent intervenir? J’encourage tout le monde à faire parvenir d’autres mémoires. Nous avons besoin de l’information. Nous n’avons tout simplement pas le temps de tout aborder.

Monsieur Sysyn, cela vous convient-il, et pouvons-nous ensuite passer à la prochaine série de questions?

M. Sysyn : Oui, passons à la question suivante.

La présidente : Merci. Vous êtes toujours accommodant avec moi. Je l’apprécie. J’attends avec impatience le sénateur Dean.

Le sénateur Dean : Mon intuition était juste : il ne fallait pas interrompre cette discussion, car elle a été excellente. J’ai une question simple. M. Kudelia et Mme Dyczok ont tous les deux mentionné l’importance de la pression et de l’influence occidentales dans la période précédant le déclenchement des élections en temps opportun. Mme Dyczok, en particulier, a parlé du rôle du Canada et, plus récemment, du rôle de la ministre Freeland.

La question simple est celle-ci : avez-vous une idée de la meilleure façon pour le gouvernement du Canada d’aller de l’avant? C’est une question brève, et j’espère avoir des réponses brèves.

Mme Dyczok : Le meilleur moyen consiste à maintenir la relation existante, à savoir un partenariat avec une surveillance et des conseils constructifs. À mon avis, le secteur clé est celui des médias, car c’est ainsi que nous savons ce qui se passe et, fait plus important encore, comment les Ukrainiens sauront ce qui se passe. Étant donné que le système médiatique en Ukraine appartient à des entreprises et que des gens comme Kolomoisky et tous les autres dirigeants d’entreprise contrôlent ce qui est diffusé sur les médias... Pour avoir des voix indépendantes, l’Ukraine a maintenant mis en place une radiodiffusion publique sous le régime de Poroshenko... il est inhabituel pour un État d’abandonner le contrôle. Cela doit être renforcé, et d’autres voix indépendantes doivent se faire entendre. C’est la meilleure chose que le Canada puisse faire, à la fois pour les Ukrainiens et pour lui-même, car cela nous aidera à en savoir davantage sur ce qui se passe réellement et à éviter le genre d’interprétation que les oligarques veulent nous donner.

Le sénateur Dean : Merci.

M. Sysyn : La réforme est cruciale en Ukraine. L’enseignement supérieur ukrainien a désespérément besoin d’être réformé. Je suis conscient du fait que l’éducation est en grande partie une responsabilité provinciale, et non fédérale au Canada. Au Canada, nous n’avons rien qui se compare au programme américain Fulbright, lequel crée de nombreux contacts sur le plan de l’éducation entre ces deux pays. Le soutien de tous les ordres de gouvernement au Canada, fédéral ou provincial, pouvant générer les nouveaux contacts dont nous avons besoin pour nos domaines, est nécessaire. Surtout, à moins que le gouvernement ukrainien — ou s’il existe une décentralisation, des gouvernements décentralisés — n’engage une véritable réforme de l’éducation, il est difficile de voir comment l’Ukraine ira de l’avant.

M. Kudelia : D’après moi, ce gouvernement, l’administration Zelensky, sera plus ouvert aux conseils étrangers que tout autre gouvernement avant lui. C’est pour cette raison que le gouvernement canadien a la possibilité de proposer son expertise technique, en particulier dans deux domaines. Premièrement, la lutte contre la corruption, car M. Zelensky sera jugé pendant les six premiers mois en fonction de ses résultats en matière de lutte contre la corruption, et les deux organismes clés qui ont été créés ne sont pas très efficaces en matière d’enquête pour lutter contre la corruption.

On a besoin du soutien du Canada pour réorganiser ou relancer ces organismes et pour améliorer la rigueur avec laquelle ces enquêtes sont menées. Une expertise technique du Canada serait très utile.

Deuxièmement, il s’agit de la région du Donbass. Plus précisément, je dirais que les mesures et les politiques de réconciliation que le gouvernement ukrainien peut mettre en place afin de rassurer les habitants du Donbass sur le fait qu’ils sont les bienvenus en Ukraine sont le type de politiques qui les persuaderaient que l’Ukraine sera un bon endroit pour vivre et où revenir. Le Canada, fort de son expérience du multiculturalisme, peut offrir de nombreux conseils très pratiques pour le règlement du conflit dans le Donbass.

La présidente : Il n’y a pas d’autres questions? Vous avez été très patients.

La sénatrice Saint-Germain : Je vais réorienter ma question, car elle a été posée en partie. Il s’agit de la liberté de la presse et de la démocratie.

Je crois comprendre que le président élu sera plus ouvert aux conseils étrangers. C’est très bien. Or, récemment et pendant de nombreuses années, les observateurs de la liberté de la presse ont tiré la sonnette d’alarme en ce qui concerne la sécurité des journalistes et la liberté de la presse en Ukraine.

Vous êtes au courant de la récente attaque brutale dont a été victime un journaliste ukrainien, Vadym Komarov. Ma question est donc très précise : le président élu Zelensky a-t-il commenté cette agression violente? Croyez-vous qu’il agira, parce qu’il en a le pouvoir, afin d’avoir une incidence sur la sécurité des journalistes et d’accroître la liberté de la presse en Ukraine?

Mme Dyczok : Merci. C’est une excellente question. La liberté de parole en Ukraine s’est en réalité améliorée sous le régime de Poroshenko. Il y avait une censure pendant le mandat du président précédent. La liberté d’expression n’était pas menacée sous le régime de Poroshenko. Les menaces à la sécurité des journalistes concernaient principalement la zone de guerre. C’est là que l’on a observé le maximum de la menace.

Une évolution très préoccupante au cours des six à neuf derniers mois est que quelques personnes ont été ciblées. Il y a eu la militante Kateryna Handzyuk, et le journaliste dont vous avez parlé qui a été victime de voies de fait. D’après mes observations — et j’étudie les médias —, il s’agit d’incidents isolés plutôt que d’une tendance. Ce sont des incidents très inquiétants. La communauté journalistique a immédiatement réagi et diffusé les faits, mais ce que j’ai dit à maintes reprises, c’est que les grands médias appartiennent à des propriétaires privés, et ce sont les médias indépendants qui ont vraiment une influence ici; c’est pourquoi ils doivent être soutenus, afin qu’ils puissent prendre de l’expansion.

À ma connaissance, le président élu Zelensky n’a pas abordé cette question de la liberté d’expression ni ces incidents. Toutefois, les organisations journalistiques en Ukraine, la Commission of Journalistic Ethics et diverses autres organisations sont les chiens de garde qui attirent l’attention de la population et expriment leur inquiétude. C’est la raison pour laquelle on en sait beaucoup à ce sujet.

La sénatrice Saint-Germain : Il leur reste donc encore du travail à faire?

Mme Dyczok : Eh bien, les organisations travaillent, mais elles ont besoin d’être soutenues pour faire passer leur message dans les principaux médias.

M. Kudelia : Le candidat Zelensky a, en fait, parlé de la liberté des médias. Quand il était candidat à la présidence, on lui a posé cette question, et il a notamment déclaré qu’il ne devrait y avoir aucune ingérence de l’État dans le travail d’un journaliste, que ce soit dans des médias privés ou appartenant à l’État, point à la ligne. Il a été très catégorique à ce sujet. Bien sûr, nous devons nous rappeler que, s’il a été si catégorique, c’est parce qu’il dirigeait une émission humoristique qui était une satire politique exceptionnellement critique à l’égard des autorités. Différents oligarques et acteurs politiques ont exercé des pressions sur lui à plusieurs reprises en ce qui concerne ses blagues. Satiriste politique et comique, il est opposé à tout type de harcèlement ou de pression de la part de l’État. En ce sens, je serai très optimiste quant à l’évolution future dans le secteur des médias. Parce que, contrairement à lui, M. Poroshenko, qui était un oligarque, possédait plusieurs chaînes de télévision et les transformait essentiellement en outils de propagande. Si vous deviez regarder certaines de ses émissions télévisées sur la chaîne... C’est une pure propagande de campagne négative en faveur de M. Poroshenko contre tous les autres.

Dans certains cas, les médias ont été harcelés sous la présidence de Poroshenko. Certains des médias ont été fermés. Par exemple, Radio Vesti a été fermée. Ils ont retiré la licence de cette station de radio d’opposition. Bien sûr, nous nous rappelons qu’un certain nombre de journalistes clés ont été tués. L’assassinat de Pavel Sheremet à Kiev n’a toujours pas fait l’objet d’une enquête. Nous ne savons pas ce qu’il lui est arrivé.

La présidente : Encore une fois, le temps est écoulé. Désolée.

Monsieur Sysyn, avez-vous quelque chose à ajouter?

M. Sysyn : Non.

La présidente : La preuve est faite aujourd’hui qu’il s’agit de problèmes très profonds et complexes. Nous connaissons le passé. J’estime que nous faisons le bilan maintenant, mais c’est pour que nous puissions surveiller ce que l’avenir apportera. Nous entretenons une relation très solide, et tout indique qu’elle continuera. C’est une réponse canadienne plutôt qu’une simple réponse gouvernementale.

Nous devons savoir ce que le nouveau président a dit. Nous faisons le point sur ce que le précédent a fait. Il est toujours intéressant de voir que la fonction change le candidat, parfois pour le mieux, parfois non.

Nous surveillerons la situation afin de voir ce que le nouveau président fera et ce qu’il est capable de faire, car nous surveillerons tous les acteurs politiques.

Je veux vous remercier. Nous avons créé un débat animé. Vous nous avez exposé des réalités et vous avez laissé toutes les options sur la table quant à ce qui pourrait arriver, à l’exception d’une seule : nous devrions maintenir une relation solide, car nous pouvons jouer un rôle en favorisant l’essor du peuple ukrainien.

À cet égard, je vais vous lancer un défi à tous les trois. Depuis l’indépendance de l’Ukraine, mais également dans tous les pays de l’ex-Union soviétique, on s’efforce actuellement de créer une nouvelle nation, notamment en ce qui concerne la culture, une société multiculturelle et la langue.

Dans le cas du Kazakhstan — il suffit de regarder la Biélorussie, qui a retrouvé sa langue après tant d’années —, on s’interroge sur la façon de définir un pays qui a été réprimé pendant tant d’années sous l’Union soviétique et qui a érigé des obstacles à un développement adéquat au service des habitants.

C’est un combat. Il est difficile de ramener en Ukraine une histoire, une culture et un patrimoine ukrainiens qui ont été immobilisés — j’utilise un terme très neutre —, un pays qui veut maintenant créer une nouvelle nation qui incarne le fait que les citoyens de cet État sont multilingues et multiculturels. C’est un combat. Je l’ai observé dans les États baltes, au Kazakhstan, en Géorgie et au-delà.

C’est un sujet auquel nous devons réfléchir et que nous devons peut-être situer dans le contexte où le Canada pourrait être utile, car nous avons lutté et continuons à le faire dans un pays très diversifié, comptant de nombreuses régions. Ce n’est pas juste une lutte en vue de sortir de l’ère de l’Union soviétique. Le combat sera continu, mais il aura cet impact.

Quand on voyage dans ces pays, on se demande ceci : comment rétablir les faits historiques de notre passé qui ont été supprimés, tout en laissant un espace et une voix aux gens qui sont réellement les citoyens du pays et en gérant ce contexte? C’est un enjeu que des présidents précédents ont abordé de différentes manières, et je présume que ce président sera défié d’une manière à laquelle il n’avait pas pensé face à ces mêmes enjeux, pas seulement pour la région du Donbass.

Je vous remercie de votre participation. Je n’ai pas posé la question, car il aurait fallu environ quatre séances pour commencer à y répondre. Je préférerais que nous obtenions un point de vue et des idées qui vont au-delà de ce que nous avons déjà entendu pour aider l’Ukraine à se développer, à réaffirmer sa substance et ses antécédents historiques, tout en créant un nouvel État.

Nous n’avons pas abordé d’autres domaines, comme l’influence russe à l’international. Nous avons noté la situation au Venezuela, en Syrie — et cela se produira également en Ukraine. Où et comment réagirons-nous face aux initiatives de la Russie, à l’échelle internationale, régionale et bilatérale? Nous avons encore beaucoup à découvrir.

Vous nous avez indiqué la voie à suivre, et nous vous remercions tous d’être revenus. Monsieur Kudelia, merci d’être venu deux fois. Merci, monsieur Sysyn et madame Dyczok, de votre présence. Nous espérons que vous pourrez revenir à un autre moment afin de poursuivre sur ce sujet très important pour le développement démocratique en Ukraine, mais également pour les relations du Canada.

La séance n’est pas tout à fait levée pour les sénateurs. J’attends imminemment, en retenant mon souffle, que la copie traduite de notre longue étude parvienne à nos bureaux plus tard aujourd’hui, pas plus tard que demain matin. Je vous demande instamment de consacrer la fin de semaine à la lire. Le document compte environ 100 pages. Vous n’aurez donc pas le temps de faire autre chose, car nous souhaitons organiser efficacement des séances la semaine prochaine, si possible, et terminer afin que nous puissions respecter les délais impartis pour ce rapport très attendu. Je vous remercie.

(La séance est levée.)

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