Délibérations du Comité sénatorial spécial sur l'Arctique
Fascicule no 12 - Témoignages du 18 juin 2018
OTTAWA, le lundi 18 juin 2018
Le Comité sénatorial spécial sur l’Arctique se réunit aujourd’hui, à 18 h 38, pour examiner les changements importants et rapides qui se produisent dans l’Arctique et les effets de ces changements sur les premiers habitants.
Le sénateur Dennis Glen Patterson (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonsoir et bienvenue à la séance du Comité sénatorial spécial sur l’Arctique. Je m’appelle Dennis Patterson, je suis un sénateur qui représente le Nunavut et j’ai le privilège de présider ce comité.
Je demanderais aux sénateurs autour de la table de se présenter.
La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, du Manitoba.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.
Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.
Le président : Chers collègues, dans le cadre de notre étude sur les changements importants et rapides qui se produisent dans l’Arctique et les effets de ces changements sur les premiers habitants, nous poursuivons ce soir notre étude sur deux sujets précis, soit ceux du développement économique et les infrastructures. Ce soir, j’ai le plaisir d’accueillir deux témoins : M. Brock Friesen, président et chef de la direction chez First Air, et M. Tom Zubko, président de New North Networks.
Je vous remercie, messieurs, de vous joindre à nous. J’invite chacun d’entre vous à faire son exposé, en suivant peut-être l’ordre dans lequel je vous ai présentés. M. Friesen parlera en premier, après quoi nous procéderons à une séance de questions et de réponses.
Brock Friesen, président et chef de la direction, First Air : Merci, monsieur le président.
First Air est la plus grande compagnie aérienne de l’Arctique, comptant 17 avions à réaction et à turbopropulseurs, ainsi que des bases à Iqaluit et Yellowknife. Même si notre siège social se trouve ici, nos activités aériennes se concentrent dans les régions d’Iqaluit et de Yellowknife. Nous avons 800 employés, dont la moitié se trouvent dans le Nord.
Nous sommes probablement le plus grand employeur du secteur privé du Nunavut, outre une ou deux mines, et les Autochtones constituent 13 p. 100 de notre effectif.
Notre compagnie aérienne est à but lucratif, même si elle appartient entièrement aux Inuits du Nord du Québec dans le cadre de la Société Makivik. Nous sommes le principal et l’unique fournisseur de services aériens essentiels dans bien des communautés de l’Arctique.
Même si je ne leur accorderai pas beaucoup de temps, je soulèverai 10 problèmes. Mon document n’en contient que neuf, mais j’en aborderai 10 qui me semblent mériter l’attention du gouvernement.
Ces problèmes découlent en grande partie du fait que la plupart des politiques qui s’appliquent aux transports et aux infrastructures afférentes dans le Nord sont en fait des politiques du Sud qui, à bien des égards, ne sont pas adaptées au Nord. C’est essentiellement là le problème : le gouvernement a une approche universelle.
Je commencerai par parler du soutien gouvernemental à l’égard des services aériens essentiels. Comme je l’ai indiqué, nous fournissons des services aériens essentiels. Le gouvernement a pour politique de financer les infrastructures routières et ferroviaires du pays. C’est normalement ainsi que le Canada gère les transports. Dans le domaine de l’aviation, c’est l’utilisateur qui paie, conformément à une ancienne mentalité selon laquelle l’aviation s’adresse aux nantis qui se déplacent pour leurs loisirs. Or, l’aviation est devenue le principal moyen de transport de longue distance au Canada.
Le modèle d’utilisateur-payeur qui s’applique dans le Sud ne convient pas dans le Nord, car l’Arctique constitue le seul moyen de transport de base. Outre Inuvik, qui est desservie par une route, il est difficile de trouver un endroit bénéficiant de liens routiers. Nous nous déplaçons presque partout en avion seulement, car il n’existe aucun lien routier ou ferroviaire, et il n’y a que des bateaux saisonniers.
La politique de transport aérien est un autre problème. L’industrie aérienne de l’Arctique en est à ses balbutiements, s’apparentant beaucoup à l’industrie aérienne nationale dans les années 1940. Cela ne signifie pas que nous utilisons de vieux appareils; cela veut dire que la méthode que nous employons pour réglementer l’industrie et sa croissance en est à ses tout débuts. Nous ne bénéficions pas de la protection de la réglementation dont jouissaient les Lignes aériennes Trans-Canada dans leurs premières années, probablement jusque dans les années 1970. La réglementation indiquait alors où Air Canada pouvait se rendre et qui pouvait lui faire concurrence. Le gouvernement voulait qu’Air Canada construise des infrastructures, s’enracine et permette aux gens de se déplacer en avion, après quoi il laisserait intervenir la concurrence.
Eh bien, dans le Nord, ce n’est pas ainsi que les choses se passent, car c’est la politique de ciel ouvert qui s’applique. Nous travaillons fort pour desservir un trajet entre Edmonton-Yellowknife, et voilà qu’Air Canada et WestJet arrivent en proposant un coût considérablement inférieur au nôtre, s’appropriant ainsi nos clients.
Maintenant, nous travaillons fort pour desservir Iqaluit, Kuujjuaq et Rankin Inlet, mais si nous achetons de nouveaux avions à 40 ou 50 millions de dollars l’unité, une autre entreprise pourrait s’attaquer à ce marché et nous en évincer. Sans ces trajets payants, tous les autres trajets non rentables, comme ceux de Pond Inlet, Resolute et Cambridge Bay, disparaîtront. Les longs parcours subventionnent les courts trajets. Nous ne bénéficions d’aucune réglementation à cet égard.
En Europe, les Européens ont bien fait les choses. On trouve un excellent exemple à l’ambassade de Norvège au Canada. Les itinéraires longs et étroits aux limites de l’Europe sont réglementés, alors que les vols intérieurs, comme ceux reliant Frankfort et Londres et Londres et Paris, ne le sont pas. Au Canada, aucun trajet n’est réglementé. Or, il se trouve que l’industrie aérienne régionale de l’Arctique est dominée par des entreprises appartenant à des Inuits : tant notre entreprise que Canadian North appartiennent à des Inuits et ne jouissent d’aucune protection.
Comment peut-on établir ainsi un service aérien fiable et viable? C’est un miracle que First Air ait survécu pendant 72 ans.
En ce qui concerne les infrastructures aéroportuaires, le Fonds national des corridors commerciaux a montré la voie en soutenant une nouvelle installation de fret à Iqaluit, dont la construction est en cours et dont le programme assume environ des deux tiers des coûts. Voilà un formidable exemple de partenariat public-privé qui rend le transport de biens plus efficace et moins cher dans le Nord.
Nous travaillons à un autre partenariat public-privé qui pourrait permettre au gouvernement d’économiser des centaines de millions de dollars en réfection des pistes. First Air achèterait de nouveaux avions et utiliserait les pistes existantes. Le gouvernement n’aurait pas à investir 200 ou 300 millions de dollars à Pangnirtung et 500 millions de dollars dans d’autres aéroports. Il n’aura pas à le faire, car nous achèterons de nouveaux avions. Nous avons toutefois besoin de la participation du gouvernement; pas de son argent, juste de sa participation.
Pour sa part, la tarification du carbone vise à encourager les consommateurs à choisir les moyens de transport qui produisent moins de carbone. Or, les habitants de l’Arctique n’ont pas le choix : ne pouvant faire covoiturage ou emprunter l’autobus, ils ne peuvent que prendre l’avion. L’augmentation des prix des billets et des aliments constitue pour eux un fardeau.
Le carburant pour moteur à réaction est trois fois plus élevé dans l’Arctique que dans le Sud du Canada. Son prix est établi pour qu’il contribue aux revenus généraux du gouvernement local du Nunavut. Le carburant constitue le coût d’exploitation le plus important des compagnies aériennes. Le gouvernement utilise l’argent tiré du profit supplémentaire qu’il réalise grâce au carburant pour subventionner d’autres types d’industries ou pour les verses aux revenus généraux. Le résultat, c’est que les prix des biens et services et des voyages sont plus élevés. En outre, des taxes d’accise s’appliquent sur le carburant dans le Sud; il s’agit essentiellement de taxes sur les produits de luxe, comme celles qui s’appliquent sur les cigarettes ou l’alcool. Ces taxes imposées sur le carburant des avions dans le Sud poussent à la hausse les prix des aliments et des transports de base dans l’Arctique, car si nous faisons le plein à Ottawa ou à Montréal, nous payons ces taxes et d’autres frais.
Pour pouvoir nous conformer aux règlements proposés sur les temps de vols et de service élaborés pour les grands transporteurs du Sud et de l’étranger, nous devons augmenter de 13 p. 100 le nombre de nos pilotes pour maintenir les niveaux de service existants. Nous n’avons d’autre choix que d’embaucher des pilotes, alors même qu’une pénurie de pilotes sévit. Où trouverons-nous ces pilotes? Je n’en suis pas certain.
Cette politique provoquera une augmentation substantielle des coûts de dotation et de formation, laquelle se traduira par une hausse des coûts de service dans le Nord. Cette politique a été conçue pour les compagnies aériennes du Sud, mais ne fonctionne pas dans le Nord, où les fuseaux horaires sont différents et où les lignes de longitude sont plus proches les unes des autres.
Les politiques de développement économique national destinées au Sud du Canada ne permettent pas de créer une assise économique dans l’Arctique, où l’économie est essentiellement coloniale. Comme j’ai vécu en Afrique, j’en connais beaucoup au sujet des économies coloniales. Les biens et services sont en grande partie importés, et on investit peu dans le capital humain. Outre Pangnirtung et Cape Dorset, j’aurais de la difficulté à trouver d’autres communautés dotées de véritables industries dans le Nord. Or, d’autres pays, comme le Danemark et le Groenland, ont établi des activités économiques viables dans l’Arctique.
Les employés du gouvernement voyagent généralement sur les ailes du transporteur le moins cher, ce qui plaît au contribuable que je suis. Cependant, les compagnies aériennes comme First Air ne peuvent concurrencer les transporteurs du Sud au chapitre des prix, car elles ont tant investi dans les infrastructures et l’effectif dans le Nord qu’elles sont des transporteurs à coûts élevés. Ainsi, si les employés du gouvernement veulent se rendre dans le Nord en avion, ils choisissent un transporteur du Sud et nous laissent de côté.
Le programme Nutrition Nord Canada ne comble pas les besoins et les attentes des habitants de l’Arctique. Il s’agit d’un programme fort controversé dont le gouvernement a entrepris l’examen exhaustif. Il ne fonctionne pas pour les compagnies aériennes, car il leur fait perdre de l’argent. Nous nous réjouissons que le gouvernement l’admette et reconnaisse qu’il faut modifier le programme, ce qu’il s’emploie activement à faire.
Je traiterai également du nouveau règlement sur la protection des passagers aériens. Il s’agit, ici encore, d’une mesure conçue en fonction du Sud, prévoyant notamment des sanctions pour les retards de plus de trois heures. Eh bien, sachez que dans les conditions météorologiques dans lesquelles nous travaillons et en l’absence d’infrastructure permettant de réparer les avions dans chaque communauté, il arrive que nous accusions des retards de trois heures, voire de cinq heures dans le Nord, parce qu’il faut faire venir un fournisseur de service. Comme il n’y a qu’un vol par jour, il se peut que les gens ne mangent pas ou qu’un passager devant voyager pour des raisons médicales ne puisse pas partir. On s’adapte à la situation locale. Or, ces règles sont élaborées pour les grands transporteurs du Sud qui effectuent 10 vols par jour entre Toronto et Winnipeg.
À cela s’ajoute la surréservation, un problème fort préoccupant dans le Sud. Nous ne faisons pas de surréservation dans le Nord, sauf si un passager devant voyager pour des raisons médicales se présente à la dernière minute. Qu’est-ce que le gouvernement veut que nous fassions? Ne pas faire de surréservation et laisser ce passager derrière, ou faire une surréservation en refusant d’embarquer un autre passager? C’est tout ce que nous pouvons faire. Ce règlement ne tient pas compte de la situation dans le Nord.
Je conclurai en faisant remarquer que tous ces exemples montrent que ces situations découlent du fait que le gouvernement a adopté une approche universelle dans l’Arctique.
Merci.
Le président : Merci beaucoup. Nous entendrons maintenant M. Zubko et attendrons qu’il ait terminé son exposé pour vous interroger tous les deux.
Tom Zubko, président, New North Networks : Bonsoir, monsieur le président et distingués sénateurs. Je vous remercie de m’avoir invité à parler du développement économique et des infrastructures dans l’Arctique au Comité spécial sur l’Arctique.
J’ai quitté, hier soir, ma communauté d’Inuvik, dans les Territoires du Nord-Ouest, pour représenter New North Networks, mes collègues de l’industrie et les habitants du Nord afin de traiter des défis auxquels nous sommes confrontés lorsqu’il faut vivre et bâtir une économie dans le Nord et, plus précisément, des obstacles et des frustrations que nous avons rencontrés avec le gouvernement fédéral au sujet de la délivrance de permis relatifs aux installations d’observation de la Terre à Inuvik.
Avec la prolifération des applications spatiales et au regard de la demande qui existe dans ce domaine, les nouveaux chefs de file du marché mondial des satellites sont des entreprises commerciales, de haute technologie d’envergure mondiale offrant des services multidimensionnels, se révélant extrêmement efficaces sur le plan de la construction d’infrastructures, et étant obnubilées par la livraison rapide et les courts délais.
En raison de sa position géographique sans pareille au sommet du cercle arctique et de ses superbes infrastructures municipales et territoriales, Inuvik est la destination de choix pour les installations d’observation de la Terre au Canada. Étant située à une haute latitude, Inuvik bénéficie d’un avantage concurrentiel par rapport à d’autres villes du monde.
Ces avantages sont toutefois tempérés par la réglementation désuète du Canada et par l’incapacité de ce dernier à s’adapter assez rapidement aux nouvelles réalités de l’industrie spatiale, c’est-à-dire aux acteurs non gouvernementaux qui œuvrent dans le secteur.
Selon les estimations, les investissements commerciaux dans l’industrie spatiale sont passés de quelque 3 p. 100 à plus de 70 p. 100 au cours des 10 dernières années. Or, la réglementation canadienne n’a tout simplement pas suivi le rythme.
Le problème le plus pressant est peut-être le besoin urgent de moderniser la Loi sur les systèmes de télédétection spatiale, ou LSTS, laquelle a été adoptée en 2005 et 2007, alors que l’espace était principalement le domaine du gouvernement, de la défense et du milieu universitaire. Toute désuète soit-elle, la LSTS comprend des dispositions prévoyant des exemptions pouvant s’avérer nécessaires et accordant une certaine latitude au ministre des Affaires mondiales lors de la prise de décisions. Ces mesures et ces exceptions temporaires peuvent et devraient être utilisées d’ici à ce que la réglementation ait été améliorée.
Deux stations-satellites sont en développement à Inuvik, dont la station-relais pour satellites d’Inuvik ou SRSI, qui appartient au gouvernement fédéral et est dotée de quatre antennes à réflecteur parabolique pour servir le Canada et plusieurs clients européens.
La deuxième station, appelée station terrienne canadienne d’Inuvik, ou STCI, est une installation privée construite en 2016 par l’entreprise norvégienne Kongsberg Satellite Services, ou KSAT. Cette installation héberge l’équipement de cette entreprise et de Planet of the United States. Les deux promoteurs attendent depuis deux ans un permis que le gouvernement du Canada ne leur a pas encore délivré.
Or, en l’espace d’un an, le site canadien, que Ressources naturelles Canada utilise dans le cadre des activités de son Centre canadien de cartographie et d’observation de la terre, a obtenu au moins deux permis pour effectuer exactement les mêmes travaux.
En février 2018, Affaires mondiales Canada a avisé les promoteurs, KSAT et Planet, qu’il avait été établi que leurs activités ne présentaient aucune menace à la sécurité et qu’ils pourraient obtenir des permis. Le gouvernement ne semble pas disposer de protocole, de processus ou d’échéancier clairs concernant les stations-satellites privées, mais en a manifestement pour les initiatives qu’il parraine.
Le plus étonnant, c’est l’indignation dont le Canada a récemment fait montre quand les États-Unis ont laissé entendre que l’acier et l’aluminium canadiens posaient une menace potentielle à leur sécurité nationale, alors qu’après un examen de près de deux ans, Affaires mondiales a déterminé que l’établissement d’installations d’observation de la Terre au Canada par les États-Unis ne représente pas de menace.
Le milieu spatial international a remarqué l’incertitude et le comportement du Canada et a suspendu le développement de futures stations-satellites jusqu’à ce que la situation soit claire au chapitre des permis.
Le fait que le Canada continue d’envoyer des messages ambigus aux habitants du Nord et à la communauté internationale n’améliore pas les choses. En 2016, le Canada et les États-Unis ont unilatéralement imposé un moratoire sur l’exploitation pétrolière et gazière extracôtière dans l’Arctique, ce qui a paralysé les activités dans la région et plongé le milieu des affaires du Nord dans l’incertitude.
En février 2017, alors qu’il était à Yellowknife pour défendre l’interdiction de forage, le premier ministre Trudeau a déclaré que le gouvernement avait fermé la porte à une occasion de développement économique, ajoutant qu’il fallait travailler ensemble pour exploiter de nombreuses d’autres avenues de développement économique. Il n’a pas encore précisé quelles seraient ces avenues qui permettraient de faire croître et de diversifier l’économie du Nord.
Plus déroutant encore est le message que le Canada a envoyé lorsque le premier ministre a invité, à Davos et à San Francisco, la communauté internationale à installer ses technologies de pointe au Canada, alors qu’il s’adressait aux promoteurs mêmes à qui le gouvernement n’a pas accordé de permis.
Les Territoires du Nord-Ouest se sont toujours montrés prudents quand ils investissent leurs ressources limitées dans les communautés et les gens. Ils ont effectué des investissements judicieux dans les infrastructures publiques nécessaires, comme les ponts et les autoroutes, et ont récemment investi 110 millions de dollars pour faire passer la fibre optique tout le long de la vallée du Mackenzie jusqu’à une passerelle située en Alberta, expressément à l’appui d’une station terrienne potentielle.
En l’absence d’une politique solide et officielle concernant l’Arctique, les Territoire du Nord-Ouest, le Nunavut et le Yukon continueront d’accuser du retard par rapport aux provinces du Sud et demeureront des bénéficiaires nets au lieu d’avoir la possibilité de faire une contribution nette à l’économie nationale et à la trame sociale du Canada.
Bob McLeod, premier ministre des Territoires du Nord-Ouest, a déjà déclaré au Globe and Mail que le plus difficile consistait à empêcher le gouvernement fédéral de transformer le Nord en un immense parc national.
Le Canada doit faire savoir que l’Arctique constitue en fait une composante du cadre économique du Canada et respecter l’histoire du Nord en conciliant l’intendance environnementale et le développement économique.
Au regard du contexte géopolitique actuel et de l’intérêt que d’autres pays portent à l’Arctique, il importe d’indiquer de manière claire et sans équivoque que l’Arctique a de la valeur pour le Canada.
Même si rien ne remplacera la valeur d’une économie fondée sur l’exploitation du pétrole, les investissements dans les sciences, la technologie et l’innovation peuvent jouer un rôle essentiel dans le nouvel avenir économique de l’Arctique.
J’espère que mon exposé de ce soir a été instructif. Je répondrai à vos questions avec grand plaisir.
Merci.
Le président : Je vous remercie tous les deux.
La sénatrice Bovey : Merci de vos exposés, que j’ai certainement beaucoup aimés, car ils étaient très instructifs. Il semble y avoir au moins une question qui s’avère pertinente compte tenu de votre expérience et de votre travail, et c’est celle des politiques.
Monsieur Friesen, lorsque vous dites que les politiques relatives aux compagnies aériennes sont en fait conçues pour le Sud et ne fonctionnent pas dans le Nord, j’aimerais savoir si vous avez recommandé au gouvernement fédéral des modifications précises à apporter aux politiques afin de résoudre certains problèmes auxquels vous êtes confrontés.
Monsieur Zubko, je comprends que vous êtes au milieu d’une scène qui évolue énormément. Vous, aussi, avez évoqué les lacunes au chapitre des politiques. Quelles recommandations précises avez-vous formulées à ce sujet pour lancer ou faire progresser la conversation?
M. Friesen : J’ai personnellement déployé beaucoup d’efforts dans le cadre du rapport sur les transports que M. Emerson a préparé il y a peut-être trois ans. Je connais M. Emerson, et je sais ce que nous avons proposé et ce qui s’est retrouvé dans ce rapport.
Il me serait toutefois difficile de trouver, à Transports Canada, quelqu’un qui aurait mis en œuvre ou simplement, étudié sérieusement ces propositions. C’est comme si ce rapport avait été remisé sur une tablette comme tant d’autres. Le gouvernement n’y a pas donné suite. Certaines recommandations, comme celle voulant que l’on pave les pistes, m’apparaissent comme un gaspillage de fonds, mais la plupart sont utiles.
Depuis mon retour au Canada, il y a maintenant cinq ans, j’ai principalement recommandé que le gouvernement adopte un mode européen de réglementation. Il ne devrait pas réglementer les activités aériennes à Vancouver et Toronto, pas plus que les gouvernements ne les réglementent à Rome ou à Londres. Il devrait adopter une politique de ciel ouvert et laisser les compagnies aériennes voler autant qu’elles le veulent au prix qu’elles veulent.
Par contre, aux extrémités au Canada, à Cambridge Bay, Iqaluit et Inuvik, les longs trajets étroits desservant des communautés de 1 600, 2 000 ou 3 000 âmes ne peuvent fonctionner dans un environnement aérien déréglementé. Il leur faut un contexte dans le cadre duquel on désigne un transporteur capable d’investir et d’offrir des services viables de haute qualité et on le laisse agir. On peut réglementer les prix pour éviter leur fixation, exactement comme on le fait en Europe.
En Europe, on va encore plus loin en offrant des subventions, chose que je n’ai jamais réclamée, car je ne pense pas qu’elles ne sont pas nécessaires. Ce qu’il faut, c’est un marché rationnel. Partout dans le Nord, de nombreux avions desservent de petites villes où attendent 10 passagers. Chaque avion comptant 20 sièges embarque cinq passagers avant de décoller. Voilà qui produit inutilement du carbone. Les deux transporteurs aériens luttent constamment pour survivre. Ce n’est pas ainsi qu’on offre des services aériens modernes.
L’avion moyen a 30 ou 35 ans dans le Nord. Quand j’étais en Afrique, je n’étais pas autorisé à prendre des avions aussi vieux, et voilà que, à mon retour au pays, Lisa Raitt me dit de ne pas en parler, car elle ne veut pas que le monde sache que nous utilisons de vieux coucous.
C’est là le résultat de nos politiques.
M. Zubko : Je parlerai brièvement des activités de Brock. Vers 1980, Transports Canada a instauré un plan et réalisé une étude exhaustive sur la vallée du Mackenzie pour déterminer les mécanismes d’appui aérien qu’il fallait implanter tout le long de la vallée pour soutenir le défunt programme de pipeline de la vallée du Mackenzie. Vers 1990, nous avons appris que l’on envisageait de prolonger la piste à Tuktoyaktuk. Étant d’Inuvik, nous n’étions pas enthousiasmés par ce projet, d’autant plus qu’il allait dans le sens contraire du rapport sur ce qu’on appelait les corridors aériens de la vallée du Mackenzie. Nous nous sommes donc rendus aux bureaux de Transports Canada à Edmonton pour nous informer des modifications apportées à la politique. Les fonctionnaires nous demandant de quelle politique il s’agissait, nous leur avons dit qu’elle s’appelait « programme des corridors aériens du Mackenzie ». Ils nous ont regardés et ont échangé des regards avant de nous répondre que le responsable de la politique était parti à la retraite. Voilà qui avait sonné le glas de la politique.
À mon avis, le problème, c’est qu’on mène moult études et que l’on tient bien des discussions à propos des politiques, sans toutefois en élaborer. Après avoir pris connaissance de certaines de vos dissertations et de vos séances précédentes, je me doute que la plupart des propos que vous entendrez au cours de votre programme sont les mêmes qui ont été prononcés par le passé. Ici encore, le problème vient du fait qu’aucune de ces belles paroles ne se concrétise en une stratégie à long terme pour le Nord. Les gens vont et viennent, le vent tourne et les politiques s’évaporent. Si c’est ainsi que les choses se passent, ce n’est pas vraiment une politique.
Le président : Merci. Si je peux donner suite à la question de la sénatrice Bovey, monsieur Friesen, je me souviens du temps où la Commission canadienne des transports réglementait les itinéraires au pays, particulièrement dans le Nord. Un gouvernement a mis fin à cette réglementation.
Nous conseillez-vous de recommander le rétablissement de la réglementation — dans les communautés éloignées, du moins — au lieu de maintenir la déréglementation des itinéraires et des prix?
M. Friesen : Oui, certainement, assurément, absolument. Me suis-je bien fait comprendre? Il faut rétablir la réglementation, car la déréglementation ne fonctionne pas actuellement. Ne réalisez pas d’études; je ne veux pas prononcer ce mot, car ces démarches durent une éternité dans ce pays.
La méthode européenne fonctionne : adoptez-la, en n’offrant tout simplement pas de subvention. J’ai vécu et travaillé en Europe pendant 12 ans, et cela fonctionne. Ce n’est peut-être pas parfait, mais c’est certainement mieux que ce que nous avons. Je ne vous recommanderais pas de suivre le modèle américain, qui est onéreux et crée des distorsions. Les Européens semblent avoir trouvé une solution adéquate, à défaut d’être parfaite.
Le président : Si je puis intervenir, vous avez parlé de la tarification du carbone, faisant remarquer qu’elle menaçait de faire augmenter les coûts et de créer un fardeau économique dans le Nord. Je vous poserai donc une question piège : s’est-il produit des faits nouveaux dont vous voudriez nous faire part à ce sujet?
M. Friesen : Je crois comprendre que des changements se profilent à l’horizon et que le gouvernement nous a écoutés. Il s’apprête à accorder une exemption au Nord, nouvelle que j’accueille avec grand plaisir.
Comme je l’ai indiqué dans mon exposé, je ne critique rien. Le partenariat public-privé à Iqaluit est une formidable démarche du gouvernement. Il a tendu l’oreille, étudié la question et fait ce qu’il fallait.
Le sénateur McIntyre : Je vous remercie tous les deux de vos exposés. Ma première question s’adresse à M. Friesen.
Monsieur Friesen, le point no 7 fait partie des neuf exemples de politiques relatives aux transports dans l’Arctique dont vous avez traité. Je remarque que, contrairement au Canada, des pays comme le Danemark et le Groenland ont instauré des activités économiques dans l’Arctique. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet?
M. Friesen : Avec plaisir. Il y a 30 ans, alors que j’étudiais aux cycles supérieurs, j’ai effectué dans l’Arctique une étude économique régionale sur la mise en valeur des ressources, en comparant les ressources renouvelables et non renouvelables.
Le Nord fait l’objet de deux formes d’exploitation. Il y a les mines, qui créent beaucoup d’emplois à court terme, habituellement pour des habitants du Sud transportés sur place en avion. Les mines ont du bon et je n’ai rien à dire contre elles. Le problème vient des prix des minerais à l’échelle mondiale. Le Canada a attendu pendant des décennies que les prix soient bons pour développer les mines, et ces dernières n’entrent pas très rapidement en exploitation.
Sachez toutefois que l’Arctique foisonne de ressources renouvelables, la plus évidente étant le poisson. La communauté de Pangnirtung, sur l’île de Baffin, à proximité d’Iqaluit, a établi une pêche solide, dont nous transportons le fruit par avion presque gratuitement, sans réaliser le moindre profit, car nous voulons aider les pêches à prendre de l’expansion. Nous pouvons transporter les poissons vers le Sud. Au cours de la dernière période, nous avons transporté un million de livres de poissons, principalement de l’omble chevalier et du turbot. La communauté bénéficie ainsi d’une véritable assise économique.
Je rencontre les pêcheurs chaque année. Ils sont nombreux et sont payés à la pièce, pour chaque poisson, comme n’importe quels autres pêcheurs. Cependant, bien des gens peuvent gagner décemment leur vie; la pêche est donc viable.
Le Groenland, à l’instar de l’Islande, a fait bien plus, établissant une immense industrie de la pêche. Je ne comprends pas pourquoi, alors qu’il me semblait évident qu’il aurait pu y avoir des activités de pêche il y a 30 ans, il n’y a qu’une communauté pratiquant la pêche après tout ce temps. C’est comme si les communautés avaient laissé passer l’occasion.
Dans le domaine du tourisme, l’Antarctique attire 40 000 touristes par année. Or, il n’y a pas d’hôtel ou d’infrastructure dans le Nord. Tout ce qu’il faut, ce sont des hôtels flottants. Les navires qui sillonnent l’Antarctique peuvent venir au Nunavut, jeter l’ancre et peut-être devenir des hôtels. Les navires ne sont rien d’autre que des hôtels flottants. Il n’y a dans le Nord aucune infrastructure touristique. Si on veut réduire les prix dans le domaine de l’aviation, une des meilleures manières d’y parvenir consiste à accroître le nombre de clients afin de répartir les coûts sur un plus grand bassin. S’il n’y a pas de touristes, comment augmenter le nombre de clients? Le Nord ne peut croître qu’à un certain rythme.
Le tourisme et la pêche mettent l’accent sur le secteur renouvelable.
Il y a un autre point qui soulève un peu plus la controverse, si l’on peut dire. À mon avis, il est évident qu’il faut s’adonner à la pêche. L’autre industrie est celle des mines. Or, un grand nombre de mines n’emploient pas d’habitants du Nord. La plupart des travailleurs utilisent des compagnies aériennes comme la mienne. Si on ne peut offrir d’emploi aux gens de l’endroit dans les mines, on peut au moins utiliser les compagnies aériennes, qui emploient 400 personnes dans le Nord, au lieu de faire appel à des transporteurs nolisés de Montréal qui utilisent des appareils datant de 40 ans. En obligeant les sociétés minières à utiliser deux ou trois compagnies aériennes desservant plus ou moins l’Arctique, on donnera de l’emploi aux habitants du Nord. S’ils ne peuvent travailler dans les mines, ils travailleront sur les avions. Je voudrais qu’il y ait plus de pilotes, d’agents de bord et de mécaniciens locaux. Les compagnies aériennes offrent des postes de bonne qualité, pas de simples emplois manuels se résumant à charger des sacs.
Le sénateur McIntyre : En ce qui concerne la question des infrastructures aéroportuaires, je crois comprendre que vous travaillez à un autre partenariat public-privé afin d’améliorer les infrastructures de transport dans l’Arctique. Votre projet se heurte-t-il à des obstacles ou à des écueils? Si c’est le cas, quels sont-ils?
M. Friesen : Oui. Les déplacements à des fins médicales sont entièrement financés par le gouvernement fédéral. Ce dernier verse les fonds au gouvernement du Nunavut, qui paie des voyages.
Les déplacements à des fins médicales appuient l’industrie aérienne dans le Nord. Quel lien existe-t-il avec les pistes? Nous voudrions acquérir huit nouveaux avions turbopropulsés de 48 sièges pour le Nord. Si nous pouvons obtenir un contrat d’exclusivité de 10 ans dans le domaine des déplacements à des fins médicales, nous les achèterons. Ces avions peuvent atterrir sur les pistes existantes. À Pangnirtung, la construction d’une nouvelle piste coûterait 300 millions de dollars, et les promoteurs veulent la construire sur un plateau où des vents latéraux balayeront les avions et où le brouillard est pire que dans la vallée. Nous sommes prêts à acheter les avions. Mes propriétaires, les Inuits du Nord du Québec, sont disposés à nous aider à les acquérir pour offrir des services. Il nous faut toutefois obtenir un contrat ferme de transport médical pour que le risque soit gérable. Nous ferons le travail. Le gouvernement n’a pas à investir un milliard de dollars dans les pistes du Nord pour 30 000 habitants disséminés dans des communautés de 1 000 âmes.
Ce projet ne cadre pas encore avec le point de vue du gouvernement du Nunavut. Nous verrons ce que le nouveau premier ministre en pense. L’ancien était intéressé, mais qu’est-ce que cela veut dire? Je l’ignore. Cette proposition deviendra probablement publique dans les quatre prochaines semaines, parce que nous nous apprêtons à signer une lettre d’intention en vue d’acheter des avions si nous obtenons le contrat de transport médical. Personne d’autre ne peut offrir ce service.
Le sénateur McIntyre : Monsieur Zubko, si je puis intervenir, il semble exister un problème à propos des permis ou, en d’autres mots, de la clarté entourant la délivrance de permis aux installations d’observation de la Terre à Inuvik. Y a-t-il une raison pour laquelle le gouvernement fédéral fait preuve d’une telle lenteur quand vient le temps de délivrer des permis? Qu’où le problème semble-t-il venir?
M. Zubko : La loi a fait l’objet de deux examens obligatoires depuis son adoption.
Pour vous donner un aperçu de l’attention accordée lors du premier examen, on a commencé le deuxième en disant que tout ce qui avait été dit lors du premier était encore valable. Comme je l’ai indiqué dans mon exposé, le domaine spatial évolue très rapidement et les exigences ont changé considérablement.
Les rapports ou les examens réalisés ont mis en lumière un certain nombre de problèmes dans la loi, notamment le fait qu’elle ne cadre pas avec les exigences nouvelles ou existantes des entités spatiales. Le document indiquait qu’Affaires mondiales manquait de personnel et de fonds pour délivrer les permis et ne possédait pas l’expertise nécessaire pour réellement comprendre les exigences.
L’examen en question était fort long. Un grand nombre des critiques ou des observations formulées par l’Université McGill correspondent aux problèmes que nous rencontrons au chapitre du traitement des permis. Le ministère n’a pas d’échéancier défini dans le cadre du processus de demande de permis, ou de liste de vérification pour déterminer si les demandeurs sont admissibles ou non et s’ils peuvent satisfaire aux diverses exigences qui pourraient être imposées. C’est un processus très inhabituel.
Certains ont fait remarquer qu’Affaires mondiales n’était peut-être plus l’organisme compétent pour appliquer cette loi. Peut-être faudrait-il en confier l’exécution à un organisme comme Innovation, Sciences et Développement économique Canada, qui délivre de nombreux permis.
Le sénateur Oh : Je vous remercie de ces excellents renseignements. Avez-vous une idée des sommes investies jusqu’à maintenant à Inuvik à l’appui de l’industrie des satellites?
M. Zubko : Je ne peux vous fournir les chiffres exacts. Je sais toutefois que c’est bien plus de 50 millions de dollars. J’ai indiqué plus tôt que le gouvernement des Territoires du Nord-Ouest a investi 110 millions de dollars dans la fibre optique et s’est en outre engagé à soutenir ces infrastructures en fournissant probablement jusqu’à 140 millions de dollars supplémentaires au cours des 20 prochaines années.
Je pense qu’un montant entre 50 et 100 millions de dollars a probablement été investi dans les infrastructures, et c’est sans compter la fibre optique.
Le sénateur Oh : Ces chiffres concernent-ils le Nord tout entier?
M. Zubko : Comme je l’ai indiqué, Inuvik jouit de caractéristiques uniques pour ce genre d’industrie, étant notamment doté d’un accès routier, ce qui est très important. L’équipement étant en grande partie volumineux, son expédition par avion ou par bateau s’avère fort onéreuse. Inuvik est bien desservie quotidiennement par trois compagnies aériennes.
Il s’y trouve suffisamment d’infrastructures et d’entrepreneurs pour construire des stations terrestres pour les entreprises spatiales. Nous bénéficions de nombreux avantages.
Plus on monte dans le Nord, mieux on est en mesure de voir les satellites qui orbitent à basse altitude autour de la Terre, situation qui s’applique plus à Inuvik que dans d’autres régions de l’Arctique.
La sénatrice Bovey : Je me dois de revenir à ce que vous avez dit sur le fait que vous avez besoin d’un plus grand nombre de pilotes, monsieur Friesen. Vous avez indiqué que 13 p. 100 des pilotes de First Air sont des Autochtones.
Ma question — qui s’adresse à vous deux, je suppose — concerne la formation. Vous avez dit que les travailleurs viennent principalement du Sud. Que faut-il faire pour encourager les Autochtones et les habitants du Nord à suivre la formation? Est-ce possible? Existe-t-il des infrastructures afin d’offrir la formation nécessaire pour pouvoir engager des habitants du Nord?
J’ignore de quelle manière cela cadre avec les projets que vous envisagez, monsieur M. Zubko. Je suis certaine que ce n’est pas tellement différent. Au cours des 48 dernières heures, j’ai lu que les trois territoires souhaitent l’établissement d’une université dans l’Arctique, un projet qui semble prendre forme. J’ai cependant lu que 65 p. 100 des enfants vivent dans la pauvreté à Churchill. Comment concilier tout cela?
Comment pouvons-nous offrir la formation aux gens afin de réduire considérablement la pauvreté et ainsi être en mesure d’embaucher des gens du Nord plutôt que de dépendre autant de la main-d’œuvre du Sud?
M. Friesen : Je suis loin d’être un expert en éducation et en formation. Dans l’industrie pour laquelle je travaille, je peux vous dire qu’il existe différentes catégories d’emplois, qui nécessitent différentes compétences. Ce sont les postes de pilote qui sont les plus difficiles à pourvoir, car un pilote doit piloter de petits appareils pendant un très grand nombre d’heures, à savoir 1 500 heures, avant de pouvoir piloter de plus gros aéronefs. Nous ne possédons pas de petits appareils. Si d’autres petits transporteurs, qui eux possèdent de petits appareils, ne s’occupent pas de mettre les compétences des pilotes à niveau, il est alors difficile pour nous de recruter des pilotes.
Il est plus facile de recruter des mécaniciens. Si les écoles encouragent leurs élèves à choisir ce métier, si elles suscitent un intérêt chez eux pour ce genre d’emploi, il est certain que ceux qui choisiront ce domaine devront suivre leur formation dans le Sud, puis revenir travailler dans le Nord. Lorsqu’ils reviennent, ils peuvent obtenir un emploi de mécanicien chez un transporteur aérien, qu’il s’agisse d’Air Canada ou de First Air, qui est un emploi bien rémunéré. C’est un travail satisfaisant qui est lié dans une large mesure à la haute technologie. Il ne s’agit pas seulement d’effectuer des vidanges d’huile sur votre Chevrolet 1957; c’est un travail qui demande des connaissances en haute technologie.
Pour ce qui est des agents de bord, c’est beaucoup plus facile, mais nous n’avons toutefois pas réussi à en recruter beaucoup. Nous en recrutons peu, en raison de l’ancienneté syndicale. Il n’y a pas beaucoup de possibilités. En ce qui a trait aux emplois semi-spécialisés dans le domaine du transport de fret, le recrutement est assez facile.
Si le système scolaire ou social n’a pas réussi à former adéquatement les jeunes dans le Nord, il n’y a pas vraiment grand-chose que je puisse faire pour remédier à cette situation. Les statistiques dont vous avez pris connaissance sont exactes. Je le constate lorsque je suis dans le Nord. On se croirait dans de petits villages au Ghana; c’est triste.
La sénatrice Bovey : Toutes sortes de possibilités doivent exister au sein de New North Networks. Vous pourriez peut-être nous parler de l’embauche, de la formation et de la sécurité d’emploi dont vous rêvez?
M. Zubko : À l’heure actuelle, dans l’industrie des stations terrestres, il n’y a que des emplois à temps partiel, et dans une large mesure, c’est la raison pour laquelle ma compagnie a été choisie pour s’occuper de ces installations. Il n’y a pas d’emploi à temps plein. La construction de ces installations contribue à l’activité économique, ce qui est une bonne chose. L’ensemble de la collectivité en profite. On essaie en ce moment de faire en sorte que les données fournies par les satellites puissent être utilisées à l’échelon local, par des bureaux ou des installations à Inuvik et possiblement ailleurs. Par exemple, il existe une bonne raison pour Inuvialuit de se préoccuper de l’érosion des côtes, et d’étudier ce phénomène, à mesure que la glace disparaît et que les vagues s’intensifient dans la mer de Beaufort et viennent frapper le littoral. On s’efforce actuellement de générer ce genre d’activité afin de créer des emplois, mais, bien entendu, il s’agit d’un processus qui prend passablement de temps. Premièrement, il faut élaborer les critères et les concepts sur lesquels s’appuient les programmes et, bien sûr, la formation. Ce qui constitue une partie du problème dans notre région et probablement dans d’autres régions du Nord, c’est le fait que notre société a eu la vie dure au fil des ans. Durant ma vie, j’ai été témoin de booms économiques qui ont suscité la promesse d’une activité économique et d’emplois à long terme. Les gens se sont enthousiasmés, ils sont venus et ils ont obtenu de bons emplois. Ils ont été en mesure de subvenir aux besoins de leur famille, puis, du jour au lendemain, ces emplois ont disparu. Les gens ont dû retourner chez eux.
Ils ne pouvaient plus alors subvenir aux besoins de leur famille, et leurs enfants ont souffert. Ils ne pouvaient plus assurer la scolarité de leurs enfants, dans la plupart des cas. Ensuite, il y a eu un autre boom économique, et le même scénario s’est répété. Les gens sont venus dans le Nord et ils ont pu s’enrichir. Ils pouvaient subvenir aux besoins de leur famille et ils avaient des attentes pour l’avenir. Encore une fois, du jour au lendemain, tout cela a pris fin.
C’est ce qui s’est produit à maintes reprises dans la région du delta du Mackenzie et dans d’autres régions des Territoires du Nord-Ouest. C’est une situation dont il est difficile de se remettre. Il faut beaucoup de temps pour s’en sortir.
Encore une fois, cela nous amène à nous poser les questions suivantes : qu’allons-nous faire avec le Nord? Est-ce qu’il sera considéré comme faisant partie du Canada? Est-ce qu’il sera inclus dans le cadre économique canadien, ou est-ce qu’il sera toujours l’enfant pauvre du pays, pour ainsi dire? Ce sont des questions très importantes à mon avis.
M. Friesen : J’aimerais formuler une autre observation sur un sujet dont je ne suis pas du tout un expert. Il me semble que mettre en place une université dans le Nord n’est pas la première chose à faire. Ce qu’il faut faire en premier lieu, c’est améliorer l’éducation primaire et secondaire, car la qualité de l’éducation dans le Nord laisse beaucoup à désirer dans bien des cas. Il est vrai qu’on y embauche des professeurs du Sud, qui ont suivi une formation d’enseignants. Toutefois, leurs méthodes ou leurs techniques d’enseignement ne sont pas très bonnes, car les enfants n’apprennent pas les bases. Ils ne sont pas motivés. Il y a quelque chose qui ne fonctionne pas bien. Selon moi, il faudrait investir dans l’éducation des élèves de 6 à 16 ans. Les jeunes devraient ensuite poursuivre leurs études postsecondaires dans le Sud. Il y a au Canada d’excellentes universités et écoles techniques. Il faut permettre aux jeunes du Nord d’étudier dans les meilleures écoles, mais il faut d’abord qu’ils aient été bien préparés.
Le président : M. Zubko, j’aimerais discuter davantage de la situation que vous nous avez décrite. Vous nous avez dit que la région du delta du Mackenzie, où vous habitez, a besoin de nouvelles activités économiques depuis qu’on a décrété un moratoire sur l’exploitation pétrolière et gazière. Je crois que vous faisiez référence à cette période où le forage en mer était en plein essor dans la mer de Beaufort lorsque vous avez parlé de la belle époque où tout le monde avait un travail.
Vous avez décidé d’exploiter le potentiel économique d’une station terrestre, compte tenu de l’emplacement stratégique d’Inuvik. Le gouvernement fédéral a construit une installation, et c’est lui qui en est le propriétaire et l’exploitant. Plusieurs clients européens et canadiens sont autorisés à l’utiliser. Il y a aussi une autre installation qui a été construite, qui est similaire.
Pourquoi Kongsberg Satellite Services — une entreprise norvégienne je crois — a-t-elle décidé de construire sa propre station plutôt que de conclure un partenariat avec l’installation dont le ministère des Ressources naturelles est le propriétaire et l’exploitant?
M. Zubko : Il y a un certain nombre de raisons, monsieur le sénateur.
Au début, en 2010 ou en 2011, le ministère a fait connaître le modèle de gouvernance qu’il avait élaboré. Les exploitants de stations terrestres privées qui étaient présents lors des rencontres ont critiqué le principe du guichet unique présenté par le ministère. Ce qui ne leur plaisait pas non plus, c’est le fait que le gouvernement canadien serait propriétaire des terres, ce qui ferait en sorte que les petites entreprises auraient de la difficulté à hypothéquer l’équipement qu’ils allaient installer sur les terres appartenant au gouvernement.
Toutes ces préoccupations ont été adressées aux représentants du ministère.
Les représentants ont fait fi de ces préoccupations. Ils ont, en plus, aggravé la situation lorsqu’ils ont embauché la société MacDonald Dettwiler and Associates, la société MDA, pour gérer en exclusivité tout le développement. Cette société était donc essentiellement autorisée à donner des contrats à des gens de la région ou à des entreprises et à hausser le coût des services fournis aux entreprises qui souhaitaient construire des installations là-bas.
Les sociétés norvégienne et américaine ont longuement discuté avec le ministère concernant le fait de s’installer là-bas. Au bout du compte, il y avait trois problèmes en particulier. Premièrement, ces sociétés n’étaient pas en mesure de respecter l’échéancier; deuxièmement, elles ne pouvaient pas assumer les coûts exigés; et troisièmement, elles devaient transmettre tous les détails de leurs demandes de permis aux responsables de la Loi sur les systèmes de télédétection spatiale ou à Affaires mondiales par l’entremise de la société MDA. Cela leur posait un problème, car elles devraient fournir des renseignements exclusifs qui figurent dans leurs demandes de permis à une société avec laquelle elles considèrent être en concurrence.
Ce sont les trois raisons qu’elles m’ont données, lorsqu’elles m’ont demandé s’il existait une autre possibilité pour elles de s’établir à Inuvik. Si une telle possibilité n’avait pas existé, elles se seraient installées en Alaska et nous n’aurions pas cette discussion en ce moment. Ces problèmes existent encore aujourd’hui. Je crois qu’on a pris conscience de ce qu’on a fait, lorsqu’on a tout mis entre les mains d’une société comme McDonald Dettwiler, compte tenu des changements qu’elle a subis au cours des dernières années. Maintenant, elle est essentiellement une société sous contrôle américain qui s’appelle Maxar. Il est un peu ironique que nous ayons maintenant une société appartenant à des Américains, qui contrôle nos stations terrestres, y compris celles qui appartiennent au gouvernement.
Quelques-uns de ces problèmes doivent être éliminés. Je peux vous dire que, lorsque nous avons construit la station terrestre pour Kongsberg et Planet, nous sommes passés de l’étape zéro à l’état opérationnel en six mois. Nous l’avons fait à un coût beaucoup moindre. En effet, nous avons construit toute la station terrestre à un coût qui se situe en dessous de ce qui avait été prévu pour uniquement les fondations et les supports pour les antennes paraboliques. Elles n’avaient pas à construire les bâtiments, car nous allions nous en occuper. Nous avons fait tout cela pour un coût moindre que ce qu’auraient coûté les fondations et l’infrastructure uniquement.
Le président : Le secteur privé local — précisément votre entreprise, d’après ce que je comprends — a construit une installation à proximité de celle du gouvernement, mais vos clients, Kongsberg et Planet, attendent toujours d’obtenir un permis, alors qu’on en donne aux clients de l’installation exploitée par le gouvernement. Est-ce exact?
M. Zubko : C’est exact.
Le président : Pouvez-vous expliquer pourquoi il y a un problème avec l’approbation des permis pour KSAT et Planet? Est-ce que leurs données sont différentes de celles obtenues par la station du gouvernement?
M. Zubko : Actuellement, certaines des données que KSAT transmet à l’Agence spatiale européenne, en vertu d’un contrat avec elle, sont téléchargées par les Allemands à Inuvik. Ce sont les mêmes données. Les données de la société Planet sont un peu différentes. La résolution est plus faible et la répétabilité est beaucoup plus élevée. Cela signifie qu’il est possible d’examiner le même endroit sur la terre un bien plus grand nombre de fois. Sa constellation compte environ 180 satellites. Je crois que c’est la plus importante constellation qui existe.
Le président : Y a-t-il des questions de sécurité qui font hésiter le ministère des Affaires mondiales à octroyer des permis aux entreprises que vous avez mentionnées?
M. Zubko : Je crois que la question de la sécurité a été soulevée par le ministère des Ressources naturelles. Il a fait savoir qu’il n’aimait pas qu’une autre station terrestre ait été construite. Il a affirmé à de nombreuses reprises qu’il n’octroierait jamais de permis. Nous savons qu’il a exercé des pressions sur d’autres ministères du gouvernement, y compris Affaires mondiales, pour que ces permis ne soient pas octroyés.
La question de la sécurité est intéressante. Dès que quelqu’un soulève cette question, tout le monde lâche prise. Je crois que c’est en majeure partie ce qui s’est produit en ce qui concerne ces permis.
Le président : Risquons-nous de perdre des investissements à Inuvik en raison de ces problèmes concernant les permis? Est-ce que des investissements ont été perdus en raison de ce qui semble être de l’incertitude dans cette région?
M. Zubko : Oui, des investissements ont été perdus, mais je ne sais pas combien exactement. Je sais que KSAT a transféré au moins trois programmes au Chili, où elle a construit une station terrestre, pour laquelle elle a obtenu un permis en l’espace de 90 jours. Je suis certain, sans aucun doute, que des projets n’ont pas été présentés simplement, parce que les promoteurs sont au courant des problèmes qui existent. Le monde est petit au sein de l’industrie spatiale. Les problèmes sont très vite connus.
Le président : Qu’en est-il de Kongsberg et de Planet? Est-ce que vos clients tiennent bon malgré le retard?
M. Zubko : Oui. Les choses ont bougé un peu au cours des deux derniers mois. Il y a maintenant des échanges. Une ébauche des conditions de permis a été transmise aux deux entreprises. Elles sont en train de les examiner pour déterminer comment elles peuvent les respecter d’une manière satisfaisante aux yeux d’Affaires mondiales Canada. Nous sommes optimistes.
Cependant, cela ne règle que le problème actuel. On ne se trouve pas à régler le véritable problème, à savoir que la législation ne contribue pas à attirer des investissements au Canada.
Le président : Quels conseils donneriez-vous aux ministres des Affaires mondiales et des Ressources naturelles s’ils étaient ici aujourd’hui?
M. Zubko : Eh bien, je crois que le ministère des Ressources naturelles doit reconnaître qu’il a mis en place un modèle qui comporte des lacunes et qui ne fonctionne pas. Il doit l’améliorer. Nous serions plus que ravis de l’aider à cet égard. Cette industrie est importante pour Inuvik. Je peux vous dire que le ministère n’a pris aucun engagement. Il a rejeté des projets de collaboration proposés par KSAT et Planet. Il doit reconnaître qu’il y a un problème.
Nous voulons que ça fonctionne. Il est important pour Inuvik que l’installation du gouvernement fonctionne. Il est également important que l’installation du secteur privé fonctionne, et il est aussi très important que le gouvernement fédéral détermine comment gérer ses politiques en ce qui concerne l’espace. Je recommande qu’Affaires mondiales applique le plus possible les recommandations découlant de l’examen effectué par l’Université McGill en février 2017. On réglerait ainsi la majorité des problèmes. La loi permet au ministre d’établir des exceptions pour à peu près tout, tant qu’elles ne mettent pas en péril la sécurité du Canada.
Le président : Est-ce que cet examen effectué par McGill a été rendu public?
M. Zubko : Il se trouve sur le site web.
Le président : Je vous remercie. Monsieur Friesen, vous avez affirmé que le nouveau règlement sur les journées de travail de l’équipage n’est pas adapté aux transporteurs du Nord. Pouvez-vous nous donner un exemple précis qui démontre que ce règlement nuit aux transporteurs du Nord?
M. Friesen : Je ne suis pas un expert des détails techniques de ces journées de travail. Je sais que les exigences quant au sommeil, précisément le moment de la journée où il faut dormir et le nombre d’heures de repos entre les vols, s’appliquent très bien pour les vols long-courrier internationaux. En fait, c’est la norme.
Dans le Nord, la situation est différente. Les pilotes ne travaillent pas de longues heures. Les horaires sont souvent établis au jour le jour. Nous n’excédons jamais le nombre d’heures prescrit par la loi, qui est d’environ 12 heures par jour, selon la façon dont on fait le calcul. Nous ne dépassons jamais cette limite. Nous avons l’un des meilleurs bilans dans le Nord en ce qui a trait au respect des règles.
En ce qui concerne les pilotes, étant donné que nous devons en embaucher 13 p. 100 de plus, cela signifie que leur productivité doit diminuer de 13 p. 100 afin de respecter les règles concernant le sommeil. Nos pilotes travaillent toujours de nuit, car à Iqaluit, ce sont toujours des vols de nuit, de novembre à février.
Je peux demander à notre spécialiste de vous faire parvenir d’autres informations à ce sujet. Je ne peux pas vous fournir d’autres données factuelles et claires.
Le président : D’accord. Je vous remercie beaucoup. Ce serait utile pour le comité.
Vous êtes membre de la Northern Air Transport Association, qui, je crois savoir…
M. Friesen : Oui, en effet. Nous y sommes représentés par notre vice-président des opérations aériennes. Il est l’interlocuteur des petites et moyennes entreprises de transport aérien auprès du gouvernement fédéral. Je vais vous envoyer l’un des plus récents mémoires qu’il a préparés. Il contient beaucoup d’exemples.
Le président : Ce serait très utile pour le comité.
Comme il n’y a pas d’autres questions et que le Sénat siège ce soir, j’aimerais vous remercier beaucoup tous les deux. Monsieur Zubko, je vous remercie d’être venu d’Inuvik aujourd’hui. Nous vous en sommes reconnaissants. Cette réunion a été très enrichissante pour nous tous. Nous vous remercions.
(La séance est levée.)