Délibérations du Comité sénatorial spécial sur l'Arctique
Fascicule no 22 - Témoignages du 18 mars 2019 (séance de l'après-midi)
OTTAWA, le lundi 18 mars 2019
Le Comité spécial sur l’Arctique se réunit aujourd’hui, à 13 h 15, pour examiner les changements importants et rapides qui se produisent dans l’Arctique et les effets de ces changements sur les premiers habitants.
Le sénateur Dennis Glen Patterson (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour, et bienvenue à cette séance du Comité spécial de l’Arctique.
Je m’appelle Dennis Patterson, je suis sénateur du Nunavut et président du comité. Je vais demander à mes collègues assises autour de la table de se présenter.
La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, sénatrice du Manitoba.
La sénatrice Eaton : Soyez le bienvenu. Je suis Nicky Eaton de l’Ontario.
La sénatrice Anderson : Dawn Anderson, de Yellowknife dans les Territoires du Nord-Ouest.
La sénatrice Coyle : Mary Coyle, d’Antigonish, en Nouvelle-Écosse.
Le président : Merci, chères collègues.
Aujourd’hui, dans le cadre de notre étude sur les changements importants et rapides qui se produisent dans l’Arctique et les effets de ces changements sur les premiers habitants, j’ai l’honneur de vous présenter Peter Sköld, président du Conseil des gouverneurs de la University of the Arctic, qui comparaîtra par vidéoconférence. Monsieur, merci beaucoup de vous joindre à nous aujourd’hui. Je vous prie de faire votre déclaration. On vous posera des questions après.
Peter Sköld, président, Conseil des gouverneurs, University of the Arctic : Merci. Je vais tenter de m’en tenir au temps qui m’a été alloué. Outre le fait que je suis président du Conseil des gouverneurs, je suis également directeur du centre de recherche arctique de l’université. Je suis aussi l’ancien président de l’autre organisation qui a le statut d’observateur auprès du Conseil de l’Arctique, l’IASSA, l’association internationale des sciences sociales de l’Arctique.
Sur ce, je vais commencer en disant que l’Arctique a deux faces et qu’on ne les voit pas toujours en même temps. Je m’explique : il y a l’Arctique qui intéresse le monde entier, l’Arctique intimement lié aux effets du changement climatique qui modifient rapidement les conditions environnementales. Cependant, il y a également l’Arctique humain. L’Arctique, en tant que région, regroupe 4 millions de personnes et des collectivités, des sociétés et même des grandes villes si nous examinons les diverses régions de l’Arctique. Les besoins sont complètement différents et les efforts en matière de recherche ne sont pas toujours égaux. Il faut effectuer des recherches différentes avec des objectifs différents, c’est clair.
Je fais souvent la promotion de la dimension humaine de l’Arctique. Cette région est considérée comme un trésor non seulement pour les gens qui y vivent, mais également pour les personnes qui y vont. Nous, les chercheurs, ainsi que la University of the Arctic, travaillons pour rendre cette région l’une des meilleures au monde pour y vivre, ce qui veut dire que nous devons gérer soigneusement les ressources dont nous disposons, les magnifiques paysages et les trésors que l’on y trouve, tout en favorisant le développement économique au moyen de processus novateurs, et gérer les défis démographiques, dont la santé, qui est un grand enjeu.
Cela concerne aussi le 10 à 15 p. 100 de la population qui vit dans l’Arctique, des peuples autochtones et multiethniques éparpillés dans l’Arctique. Vous le savez, mais nous devons encore répéter que les peuples autochtones se retrouvent face à des défis et à des problèmes, autant hier qu’aujourd’hui, et manquent de soutien pour leur culture, leurs langues et leur religion. Ces gens se trouvent dans une position marginalisée, et leurs droits légaux sont remis en question : les industries minières leur livrent un combat presque constant pour les terres et les ressources qui s’y retrouvent. À cela s’ajoutent les travaux d’infrastructure, qui peuvent être source de problèmes. En Scandinavie, cela concerne les Samis et les éleveurs de rennes.
De plus, les taux d’emploi et les données sur la santé brossent un tableau inquiétant. L’Arctique est très différent. Dans certaines régions de l’Arctique, le bilan de santé est plutôt positif. En Scandinavie, nous voyons que les Samis sont plus ou moins le seul peuple autochtone du monde entier qui réussit à éliminer l’écart, c’est-à-dire qu’ils ont une espérance de vie égale au reste de la population suédoise. Malheureusement, cette situation ne se retrouve pas ailleurs dans l’Arctique, et nous avons comme ambition de promouvoir une transition vers un bilan de santé positif au moyen de nos efforts de recherche. Nous observons aujourd’hui des taux de mobilité et des taux de mortalité infantile élevés, des maladies infectieuses et parasitaires, l’obésité et le diabète, le suicide, des problèmes de santé mentale, des accidents mortels, et ainsi de suite. Nous pensons qu’il est toutefois possible d’améliorer la situation moyennant un soutien suffisant.
J’ai imprimé une citation du chercheur de grande renommée, Noam Chomsky, qui est maintenant très âgé, qui a dit :
Il est stupéfiant de constater partout au monde que ceux que nous appelons « primitifs » tentent de sauver ceux d’entre nous que nous appelons « illuminés » de l’anéantissement.
En citant Chomsky, je souhaite intégrer les connaissances traditionnelles et autochtones. Cela vaut non seulement pour le changement climatique, mais également dans tant de domaines et disciplines différents, dans lesquels nous aurions avantage à tirer des leçons des connaissances acquises au fil des siècles. C’est un défi dans de nombreux domaines actuellement, car il est difficile pour les chercheurs, le Conseil de l’Arctique et les gouvernements nationaux de mettre à profit les connaissances traditionnelles, et nous voulons en faire une priorité.
Nous visons également la participation et la collaboration internationales et pour ce faire, nous travaillons avec les trois organisations scientifiques et de recherche qui ont le statut d’observateur auprès du Conseil de l’Arctique. Outre la University of the Arctic, il y a l’IIASC et l’IASSA. Nous nous efforçons de renseigner les décideurs et les responsables des politiques à la lumière de nos connaissances et de la meilleure façon possible afin que des décisions éclairées soient prises.
Nous devons travailler afin de réunir des experts de diverses disciplines pour qu’ils collaborent et s’attaquent conjointement aux problèmes et créent des domaines interdisciplinaires de façon à non seulement aider l’Arctique, mais également à enrichir les connaissances scientifiques. Pour ce faire, nous devons renforcer les partenariats de recherche transnationaux et collaborer sur des modèles éducatifs internationaux, créer des modèles intégrés, accroître la mobilité, offrir des cours d’été et des stages sur le terrain et offrir des possibilités aux étudiants de suivre des cours dans des pays différents et de voyager dans l’Arctique, ce qui permettra de former les futurs dirigeants de l’Arctique, non seulement ceux qui y habiteront, mais également ceux qui auront une incidence sur le développement dans cette région. Les connaissances autochtones et traditionnelles auront aussi leur place.
Je voudrais aussi dire que l’Arctique n’est pas une région isolée. On retrouve des peuples autochtones partout au monde, et il faut établir une coopération internationale à l’échelle mondiale. Les circonstances font qu’il serait logique d’intensifier notre coopération avec, par exemple, les chercheurs spécialistes des montagnes, de l’Antarctique et du troisième pôle. La University of the Arctic s’engage à mettre en commun les connaissances, les compétences et les ressources en associant les capacités aux besoins.
Je voudrais également souligner l’importance, sur le plan géopolitique, de savoir qu’un grand nombre de pays s’intéressent à l’Arctique et s’y activent sans être membres du Conseil de l’Arctique. Des pays comme la Chine, le Japon, l’Inde et, bien sûr, l’Union européenne, y ont une présence accrue.
Lorsque nous mettons sur pied nos organismes de recherche, il faut avoir une vue d’ensemble de la situation qui, sur le plan sanitaire par exemple, ne fait pas de distinction entre les gens, l’environnement et les animaux, mais les perçoit plutôt comme un ensemble. De plus, il faut impérativement tenir compte des objectifs en matière de développement durable des Nations Unies.
Afin de tirer avantage des recherches, il faut brosser un tableau des directions que nous voulons prendre. Quel est l’avenir souhaité de l’Arctique? Il faut prendre des décisions conjointement à l’échelle internationale, régionale et même locale quant aux directions. Ensuite, les chercheurs peuvent commencer à travailler dans les collectivités sur l’éducation, l’évaluation des risques, en effectuant des observations et de la surveillance, et ainsi de suite, en dialoguant avec les décideurs politiques, en prenant les mesures indiquées et en rajustant le tir compte tenu de facteurs comme le changement climatique, l’évolution démographique, et cetera, afin d’être sûrs de se diriger dans le sens voulu. Le problème, c’est que la destination n’a pas encore été décidée. Il faut en discuter et prendre des décisions.
J’aimerais également souligner mon soutien à l’égard de l’Accord sur le renforcement de la coopération scientifique dans l’Arctique, qui aura de nombreuses retombées positives si elle donne les résultats escomptés. Il faut bâtir l’infrastructure nécessaire à la recherche, comme les brise-glace, les stations de recherche et les bases de données. J’aimerais vous rappeler que les bases de données ne porteront pas seulement sur le changement climatique, mais également sur la dimension humaine, et que ce sera tout un défi que d’intégrer ces systèmes dans une perspective holistique de l’Arctique.
Bien sûr, la dimension politique demeure importante. Les chercheurs de l’Arctique, notamment les chercheurs autochtones, se voient parfois accusés de tirer leur épingle du jeu, de vouloir faire de bonnes œuvres qui ne serviront qu’à l’Arctique, mais je vous affirme que ce qui fait du bien à l’Arctique fait du bien à toute la planète.
J’aimerais également voir plus de possibilités de participer à des projets internationaux, dans lesquels il sera possible de demander des subventions à divers conseils de recherche nationaux pour des projets qui porteront sur l’Arctique et de faire participer des chercheurs internationaux de partout dans la région et même de l’extérieur, d’une façon qui soit plus efficace et plus facile qu’elle ne l’est aujourd’hui.
Essentiellement, l’Arctique a besoin de décisions éclairées fondées sur des connaissances scientifiques, et c’est ce que nous faisons tous les jours. Merci.
Le président : Merci beaucoup.
La sénatrice Bovey : Merci beaucoup pour vos commentaires, votre tour de vol et vos préoccupations. Je suis intriguée par le concept de l’Arctique mondial. J’ai assisté avec notre président à la Conférence des parlementaires de la région arctique tenue à lnari l’automne dernier, et j’ai été frappée par certains des projets de recherche conjoints, même si les thèmes étaient parfois déprimants.
Je vous prie de nous en dire un peu plus sur votre concept de l’Arctique holistique. Je sais que des projets de recherche sont menés conjointement par certaines universités de la Suède, de la Finlande, de la Norvège, de l’Islande et du Canada, et je m’y intéresse énormément depuis de nombreuses années. Pouvez-vous nous décrire votre vision holistique de l’Arctique, comment vous la réaliseriez grâce à la recherche et, si vous le voulez bien, nous donner des recommandations quant aux aspects qui devraient être inclus dans notre cadre de l’Arctique?
M. Sköld : Merci. L’aspect holistique est complexe parce que lorsque nous commençons à envisager l’Arctique comme un tout, nous prenons conscience de sa multiplicité. Par exemple, il y a d’immenses différences entre le Canada, la Sibérie, la Scandinavie et le Groenland. Il est très risqué de parler de l’Arctique comme un tout sans tenir compte de sa complexité, de ses différentes facettes et des besoins différents des gens qui vivent dans les diverses régions de l’Arctique. Cela nous engage dans la voie de notre recherche. Lorsque nous nous interrogeons sur le genre de recherche qui s’impose et qui importe le plus, nous constatons que la réponse dépend de la région de l’Arctique que nous examinons.
Je ne dis pas cela pour laisser entendre qu’il est impossible de collaborer dans l’Arctique, parce qu’en même temps, nous partageons plusieurs défis, des défis qui sont peut-être les plus importants qui soient. Ils sont bien entendu liés aux changements et aux interventions climatiques ainsi qu’à la façon dont nous construirons les collectivités à l’avenir, en fonction des scénarios que nous observerons dans les rapports de recherche. Nous savons que l’Arctique change rapidement. Nous savons aussi qu’il continuera à évoluer radicalement et que nous devons nous adapter à cette situation afin d’élaborer un scénario de développement à venir qui tient compte autant que possible des recherches scientifiques.
Cela dit, j’aimerais encourager une recherche et un développement qui réuniraient des chercheurs de différents secteurs, des chercheurs qui posséderaient tout de même de grandes connaissances dans leur domaine respectif, afin que nous ne nous privions pas de ces connaissances et que nous ne finissions pas par obtenir des résultats très généraux. Il faut que cette recherche soit axée sur les problèmes et les solutions et qu’elle puisse formuler des suggestions et des solutions pour s’attaquer aux problèmes que nous observons. Je ne suis pas tout à fait satisfait du développement que j’observe à l’heure actuelle, et j’aimerais l’améliorer davantage dans les années à venir.
La sénatrice Bovey : Vous avez mentionné les Samis, et j’ai été très heureuse d’apprendre que leur manque à gagner en matière d’espérance de vie diminue. Vous avez parlé un peu de la culture et des arts, ainsi que de la nécessité d’appuyer les cultures, les religions et les langues. Il y a 15 ans, j’ai organisé à Tromsø, en Norvège, une exposition des œuvres d’un artiste inuit canadien de l’île Holman, dans le cadre d’un festival inuit du peuple sami. Pouvez-vous parler de la façon dont les arts et la culture s’inscrivent dans le cadre de l’expression de cet Arctique holistique?
M. Sköld : Les arts et la culture importent non seulement aux peuples autochtones, mais aussi à tous les citoyens de la planète, dont les habitants de l’Arctique ne sont pas les moindres. Si nous voulons développer une véritable identité arctique, nous devons être conscients que cette identité varie en fonction des diverses régions. Mais, si nous voulons que les gens aient l’impression d’être des citoyens de l’Arctique qui sont faits pour vivre ensemble, et si nous voulons améliorer cette identité et cette compréhension, les arts et la culture sont de puissants médiateurs et expressions de ce que nous représentons d’un point de vue historique, identitaire et culturel. Nous devons donc développer les arts et la culture parallèlement aux sociétés de recherche.
Je peux vous citer un exemple d’efforts de développement. Nous avons organisé un nouveau projet en collaboration avec cinq universités nordiques de la Scandinavie, qui sont toutes implantées dans la région arctique — l’une d’elles se trouve en Norvège, deux, en Finlande et deux, en Suède —, et, dans le cadre de ce projet, nous encourageons et soutenons grandement les programmes de mobilité. Comme nous voulons que ces universités apprennent à mieux se connaître, nous avons envoyé un groupe de chercheurs qui organisent des discussions rapides avec les différentes universités. Toutefois, ces chercheurs sont accompagnés d’un groupe de travailleurs culturels qui jouent de la musique, présentent des pièces de théâtre et exposent des œuvres d’art et des peintures. Ce sont là les deux facettes de notre culture. Nous avons une culture scientifique qui exige que nous présentions nos recherches et ce que nous cherchons à accomplir, mais nous désirons également développer une identité commune qui nous permettra de nous connaître les uns les autres.
Ce système pourrait être étendu à l’ensemble de l’Arctique, de manière à ce que la recherche et la culture puissent interagir beaucoup plus qu’elles ne le font en ce moment, et je peux vous donner de bons exemples des activités que nous organisons en ce sens. Par exemple, il y a les conférences ICAST qui sont tenues tous les trois ans. Il y a quatre ans, cette conférence a eu lieu à Prince George, au Canada. Ces conférences nous permettent de tenter de conjuguer ces éléments à un même endroit, afin de pouvoir nous rencontrer, nous comprendre et discuter de la façon dont nous aborderons l’avenir ensemble.
La sénatrice Bovey : Je crois depuis longtemps que les arts et les sciences ont des dizaines d’années d’avance sur le reste de la société, en ce qui concerne l’innovation et la réflexion collective, et j’aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Sköld : Oui. En général, je pense que c’est vrai.
La sénatrice Eaton : Monsieur Sköld, vous avez soulevé la question du Conseil de l’Arctique. Pensez-vous que le conseil tient adéquatement compte des peuples autochtones — et, en particulier, de l’apprentissage des Autochtones —, et pensez-vous que les États qui ont seulement un statut d’observateur — et, en l’occurrence, je pense surtout à la Chine — se préoccupent du sort des peuples autochtones? Ou se préoccupent-ils surtout des voies de transport par eau qui traverseront ce qui deviendra tôt ou tard le passage du Nord-Ouest?
M. Sköld : Voilà une excellente question.
La sénatrice Eaton : Vous n’avez pas besoin d’être diplomatique.
M. Sköld : Je ne le suis jamais. Oh, je crains de l’être parfois.
Pour être honnête, le Conseil de l’Arctique s’efforce vraiment de tenir compte des peuples autochtones et de leurs opinions. Ce système composé de participants permanents est unique en son genre, au chapitre de la politique internationale. Cela dit, je ne suis pas totalement satisfait. J’ai assisté à un grand nombre de réunions du Conseil de l’Arctique au cours desquelles les membres ont discuté, par exemple, de la façon de gérer le savoir autochtone. D’après ce que j’ai observé jusqu’à maintenant, les solutions avancées ne sont pas très bonnes. Par conséquent, il faudrait vraiment que les Autochtones et leurs points de vue soient mieux représentés au sein du Conseil de l’Arctique.
De plus, je suis tout à fait conscient qu’un grand nombre de gens qui vivent dans l’Arctique ne sont pas autochtones et qu’ils se demandent parfois s’ils n’ont pas été oubliés, dans une certaine mesure, dans ces discussions et si les discussions en question ne mettent pas trop l’accent sur les points de vue des Autochtones. C’est peut-être le cas mais, compte tenu du point où nous en sommes aujourd’hui, il est nécessaire de procéder ainsi.
Je crois aussi que le Conseil de l’Arctique et la collaboration dans l’Arctique, en général, sont des exemples novateurs et uniques de collaboration entre quelques pays réellement grands. Je ne compte pas la Suède parmi ces pays. Je pense essentiellement au Canada, aux États-Unis et à la Russie. Nous pouvons poursuivre notre coopération plus ou moins sans tenir compte de la situation politique, ce qui importe vraiment, mais il se peut que mes yeux bleus m’empêchent de voir la situation dans son ensemble.
La sénatrice Eaton : Cet éclairage nous empêche de voir quoi que ce soit. Merci. C’est un excellent argument à ne pas perdre de vue.
Je vais vous poser une autre question, parce que cela m’a semblé très intéressant. Vous avez dit que l’espérance de vie des Samis était la même que la vôtre. C’est là une chose que nous n’avons pas réussi à accomplir dans notre pays. Pouvez-vous nous décrire brièvement quelques-unes des mesures qu’il vous a fallu prendre pour réaliser cela?
M. Sköld : Je peux vous l’expliquer en un seul mot, et ce mot est « l’assimilation ». L’assimilation est, dans une certaine mesure, dangereuse, en ce sens qu’elle vous offre une longue vie, ce qui est positif, mais elle met aussi en danger votre identité, votre culture et votre langue, si elle va trop loin.
Vous devriez aussi ne pas perdre de vue le fait que la Suède ne compte pas de collectivités autochtones, comme celles qu’on retrouve au Canada ou aux États-Unis, et que cela est imputable à l’assimilation. Les Samis vivent dans toutes les collectivités suédoises. Il n’y a aucun endroit en Suède où les Samis sont majoritaires. Nous pouvons débattre des avantages et des inconvénients de cette situation, mais c’est ce qui est advenu. Il s’ensuit que les Samis ont maintenant accès à la même éducation, aux mêmes services sociaux, aux mêmes systèmes de soins de santé et au même savoir que les autres Suédois un savoir qui leur permet de maintenir un bon état de santé. C’est là le bon côté de la chose. En revanche, nous remarquons que leur langue disparaît et qu’il est difficile de savoir si, en fin de compte, leur identité a été renforcée.
Je tiens aussi à insister sur le fait que l’espérance de vie est une chose et que l’état de santé en est une autre. Vous pouvez être en vie sans que votre bien-être soit assuré. Nous faisons nous aussi face à des situations de marginalisation, d’intimidation et même de racisme. Ces situations ont aussi d’importantes répercussions négatives sur la vie des Autochtones de Scandinavie. L’espérance de vie est un pas dans la bonne direction, mais ce n’est pas le dernier pas à franchir.
Je veux revenir très brièvement sur votre question concernant la Chine. Oui, les Chinois sont disposés à prendre des risques qui pourraient favoriser le développement des peuples autochtones dans l’Arctique. Les représentants chinois m’ont demandé ce qu’ils pouvaient faire. Je leur ai dit qu’ils pouvaient commencer par s’occuper des Autochtones de leur pays, afin de comprendre leur situation et leurs difficultés, et qu’ensuite, ils comprendraient mieux les difficultés qui existent dans l’Arctique. Toutefois, ce ne sont pas des commentaires qu’ils souhaitent entendre. Ils veulent envisager l’Arctique et les Autochtones qui y vivent comme un cas isolé. Ils ne veulent nullement reconnaître qu’ils ont plus ou moins des Autochtones en Chine.
Bien entendu, je suis également conscient que certaines personnes soutiennent que les chercheurs autochtones servent plus ou moins d’otages parce que les véritables intérêts des Chinois sont autres. Je précise encore une fois que c’est peut-être le cas, que leur ouverture est peut-être liée aux voies de transport par eau et aux facteurs économiques, entre autres choses, mais, pourvu que nous puissions faire quelque chose de bien pour les peuples autochtones, je suis prêt à écouter les Chinois. Dans les conditions actuelles, je suis disposé à collaborer avec les Chinois et les Japonais.
La sénatrice Eaton : Merci beaucoup.
Le président : Je vous remercie de votre candeur, monsieur.
La sénatrice Coyle : J’ai deux questions rapides à poser. Merci, monsieur Sköld, de votre excellent exposé. Je suis désolée que nous disposions de très peu de temps. Le Canada — et je crois que la Suède doit être dans la même situation — et plusieurs pays de l’Arctique ont signé le Programme 2030. J’ai lu un article, dont vous êtes l’un des auteurs, qui porte sur l’Arctique, sur les objectifs de développement durable et sur le fait que ces objectifs ne sont pas vraiment bien adaptés au contexte arctique. Vous parlez de la façon d’élaborer des indicateurs polaires. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet et au sujet des progrès réalisés à cet égard?
M. Sköld : Les progrès sont lents, je le crains. Nous sommes maintenant forcés d’entamer de nouvelles collaborations, compte tenu des défis nous devons relever dans le cadre du Programme 2030. Je pense que, dans chaque partie du monde, on constate que les objectifs ne sont pas adaptés à cette partie de la planète. Donc, cette situation n’est pas propre à l’Arctique.
Malgré cela, lorsque nous commençons à examiner les 17 objectifs, les sous-objectifs et les indicateurs, nous pouvons constater que bon nombre d’entre eux ne sont pas pertinents dans le cas de l’Arctique. Il est impossible de répondre à bon nombre de ces questions ou de prendre les mesures qui s’imposent, parce que, dans l’Arctique, nous ne disposons pas de certaines de ces données ou les données des différents pays ne sont pas comparables et ne peuvent pas être intégrées dans le même système. Il est donc impératif de s’attaquer à la question de la disponibilité des données. Mais, ceci mis à part, nous devons aussi obtenir de nouveaux sous-objectifs et indicateurs qui sont mieux adaptés aux défis à relever dans l’Arctique. Nous pouvons constater la nécessité d’établir de nouveaux sous-objectifs pour chacun des 17 principaux objectifs, même si certains de ces objectifs peuvent être jugés plus importants dans la région de l’Arctique qu’ailleurs.
Toutefois, je crois que nous 18 posons d’un système complexe qui, entre les mains des chercheurs, sera un outil très utile. Et, nous pouvons demander aux chercheurs de bien vouloir nous aider, premièrement, à comprendre la situation en fonction de ces points de vue et, deuxièmement, à élaborer un développement positif. Nous pouvons accomplir cela grâce aux outils fournis par le Programme 2030, mais nous devons d’abord collaborer à la production de la version arctique 2.0 des objectifs avant qu’ils soient vraiment utiles et importants.
La sénatrice Coyle : Je vous remercie de votre réponse. Bien entendu, l’heure avance à mesure que nous nous rapprochons de l’année 2030. Je suis certaine que ces efforts sont déployés en collaboration avec les autres pays, mais aussi par chaque pays, étant donné que chacun d’eux a signé ces engagements.
Voici ma deuxième et dernière question. Vous avez parlé avec beaucoup d’éloquence et de passion de l’importance de la collaboration internationale en matière d’éducation, ainsi que de l’importance d’éduquer les futurs dirigeants de l’Arctique, c’est-à-dire les gens qui vivent dans cette région et les gens qui seront chargés de gouverner en quelque sorte l’Arctique. Comme nous sommes ici pour représenter le Canada, comment, selon vous, le gouvernement du Canada pourrait-il améliorer sa collaboration en matière d’éducation dans ce domaine? Quelles idées avez-vous à cet égard?
M. Sköld : Je pense qu’il y a différents besoins. D’un point de vue canadien, vous avez besoin — et c’est ce que nous avons tenté d’accomplir en Scandinavie — de façonner et d’améliorer votre coopération nationale. Vous avez un grand nombre d’universités qui possèdent des capacités de recherche très impressionnantes, mais elles ne collaborent pas entre elles autant qu’elles le pourraient. J’aimerais voir des campus arctiques intégrés. Ils pourraient être numériques au début, mais, idéalement, ils pourraient aussi avoir une présence physique là-bas.
Dans cette situation, les universités réuniraient leurs meilleurs chercheurs et éducateurs dans un même bassin, un même système de campus, un modèle éducatif, qui permettraient aux étudiants de fréquenter plus d’une université dans le cadre d’un même programme. Ensuite, j’aimerais transférer ce modèle à l’échelle internationale. L’élaboration du programme pourrait au début intégrer les huit pays arctiques, pour ensuite être élargi afin d’inclure d’autres pays qui apporteraient leurs compétences et leurs ressources, afin d’offrir la meilleure éducation possible à ses futurs étudiants et futurs dirigeants.
Je pourrais continuer longtemps à décrire ce système, parce qu’il me passionne et qu’il est important. Si vous me posez la question, je dirais que l’éducation a été un peu marginalisée dans les discussions du Conseil de l’Arctique et dans les discussions universitaires en général, comparativement à la recherche. Par conséquent, cours des 20 prochaines années, nous verrons davantage d’efforts liés à l’éducation.
La sénatrice Coyle : Merci beaucoup. Si vous pouviez nous faire parvenir des documents écrits à ce sujet, nous vous en serions reconnaissants.
M. Sköld : D’accord.
Le président : Dans la même veine, monsieur Sköld, à titre de président du Conseil des gouverneurs de l’University of the Arctic, pouvez-vous nous dire si le Canada contribue à sa juste part au financement de votre institution?
M. Sköld : Oui. Le Canada est un grand partenaire de l’University of the Arctic. C’est en fait un peu différent dans ces huit pays de l’Arctique. Je souligne que le Canada est l’un des trois pays qui y contribuent le plus. D’après ce que j’ai compris des récentes discussions, le Canada a aussi renouvelé ses engagements financiers à l’égard de l’University of the Arctic pour les prochaines années. Nous en sommes très reconnaissants, et je dois dire que nous dépendons honnêtement de ce soutien. Bref, je dirais que oui, mais j’ajouterais du même souffle que nous en avons toujours besoin de plus.
Le président : Merci de votre réponse.
La sénatrice Anderson : Merci de vos renseignements.
Je suis une Innuvialuite de Tuktoyaktuk, aux Territoires du Nord-Ouest. C’est une petite communauté au bord de l’océan Arctique. Des Chinois sont en fait venus dans la communauté de Tuktoyaktuk pour y acheter des terres. Pensez-vous que l’intérêt ou la présence de la Chine ou d’autres pays peut avoir des conséquences sur les peuples autochtones, la souveraineté dans l’Arctique et l’Arctique en général? Je pense à ce qui s’est passé historiquement dans ma région — je ne sais pas si vous êtes au courant, mais je présume que c’est probablement le cas — avec la Compagnie de la Baie d’Hudson, les baleiniers, le gouvernement et les groupes religieux qui sont venus dans l’Arctique et qui ont eu d’énormes conséquences sur les peuples et les communautés autochtones.
M. Sköld : Oui. C’est un véritable défi, et je suis pratiquement prêt à dire que c’est un « problème ». La colonisation prend plusieurs formes, et nous l’avons vu dans l’histoire. Ce n’est pas toujours armé d’un fusil que les colons ont foulé un nouveau territoire. Aujourd’hui, c’est très souvent avec un portefeuille à la main et des liasses de billets. Nous devons faire preuve d’une très grande prudence avec ces investissements qui peuvent sembler n’apporter que du bon à court terme, mais cela doit être considéré à long terme comme de la colonisation.
Je ne suis pas spécialiste de la Chine, même si j’ai collaboré à de nombreuses reprises avec des Chinois. Je crois que nous avons de bonnes raisons d’être très prudents et de très bonnes raisons de soutenir la recherche géopolitique dans l’Arctique pour observer non seulement ce qui se passe actuellement, mais aussi ce que l’avenir nous réserve et les plans à long terme relativement à ces activités. J’ose affirmer que la Chine est le premier pays sur la liste des pays non arctiques dont il faut se méfier.
La sénatrice Anderson : Merci.
Concernant les peuples autochtones, lorsque vous voyez qu’une communauté est aux prises avec des problèmes sociaux de base ayant trait notamment au logement, à la sécurité alimentaire, à la santé, à l’éducation et à l’emploi, comment mobilisez-vous les peuples et les communautés autochtones pour les convaincre de souscrire à l’approche globale que vous avez décrite?
M. Sköld : Le premier élément est l’éducation. Deuxièmement, il faut forger une identité qui inclut d’autres parties de l’Arctique que la vôtre. Cela se fait grâce à l’éducation et à des programmes de mobilité qui permettent aux jeunes de voir toutes les bonnes choses qui se passent en fait dans l’Arctique pour s’en inspirer et acquérir des connaissances. Cette expérience est optimale si cela se fait de manière physique et si les gens peuvent se rencontrer, discuter, apprendre les uns des autres et voir si ce qui peut sembler être un problème impossible l’est vraiment ou non. Des gens aux prises avec des défis similaires ailleurs dans l’Arctique ont adopté des approches différentes, et cela peut apporter de l’espoir, et nous pouvons en tirer des connaissances. L’isolement est l’un des grands dangers dans le domaine du développement communautaire.
La sénatrice Anderson : Qujannamiik.
Le président : Sur ce, monsieur Sköld, merci d’avoir participé à nos travaux en direct de la Suède et d’avoir toléré nos problèmes techniques. Je vous remercie de votre grande contribution. Nous vous en sommes énormément reconnaissants. Bonne journée.
M. Sköld : Merci, et bonne chance dans vos travaux.
Le président : Pour la deuxième partie de la réunion, je suis heureux que nous ayons la chance d’accueillir trois spécialistes.
Nous avons Michael Byers, professeur et titulaire de la chaire de recherche du Canada au Département de science politique de l’Université de la Colombie-Britannique. Il témoignera par vidéoconférence en direct de Salt Spring Island. Bienvenue à vous. Nous avons sur place Suzanne Lalonde, professeure à la Faculté de droit de l’Université de Montréal, et nous accueillons Whitney Lackenbauer, titulaire de la chaire de recherche du Canada (niveau 1) sur l’étude du Nord canadien et professeur à la School for the Study of Canada de l’Université Trent.
Je propose de commencer par les témoins en vidéoconférence, soit MM. Byers et Lackenbauer, puis nous terminerons avec l’exposé de Mme Lalonde. Les membres du comité pourront ensuite poser leurs questions.
Michael Byers, professeur et titulaire de la chaire de recherche du Canada, Département de science politique, Université de la Colombie-Britannique, à titre personnel : Merci. C’est un grand honneur de témoigner devant votre comité aujourd’hui.
J’aimerais tout d’abord expliquer brièvement les enjeux liés à la souveraineté dans l’Arctique canadien. Il y en a en fait quelques-uns, contrairement à ce que pense à tort le public. Il y a un seul différend lié à une revendication territoriale dans l’ensemble de l’Arctique, et cela concerne une petite île entre le Canada et le Groenland : l’île Hans. C’est une île de 1,3 kilomètre carré. Ce différend concerne seulement l’île; cela ne concerne pas les eaux ou le fond marin qui l’entourent, parce que le Canada et le Danemark ont réglé ces questions en 1973 avec un traité de frontière. Bref, c’est un petit différend avec un très proche partenaire militaire et commercial. Par conséquent, à mon avis, c’est pratiquement sans importance.
Nous avons deux différends qui portent sur des frontières maritimes; le premier se situe au nord de l’île Hans dans la mer de Lincoln, et c’est tellement petit que c’est pratiquement aussi sans importance. Nous avons un différend plus important avec les États-Unis dans la mer de Beaufort, et ce différend n’est pas vraiment important, étant donné que nous entretenons une étroite relation avec les États-Unis, d’autant plus que nous avons un marché énergétique commun. C’est un différend qui devra être réglé un jour, mais cela ne représente pas une préoccupation imminente.
La dernière question liée à la souveraineté dans l’Arctique canadien a trait au statut juridique du passage du Nord-Ouest. Le Canada prétend que le passage du Nord-Ouest fait partie des eaux intérieures canadiennes, et il s’appuie sur les lignes de base droites que nous avons dessinées autour de l’archipel du Haut-Arctique en 1985. Je crois que l’élément le plus important à comprendre pour le comité, c’est que la revendication historique du Canada concernant le passage du Nord-Ouest se fonde en grande partie sur l’utilisation des Inuits et leur présence depuis des milliers d’années. Les Inuits et le Canada ont donc une base et un intérêt en commun en ce qui concerne le passage du Nord-Ouest. Les États-Unis ont explicitement contesté, et ce, à maintes prises la position du Canada, et ils affirment que le passage du Nord-Ouest est en quelque sorte un détroit international et que les navires de tous les pays peuvent y circuler. Aucun autre pays n’a dit de manière explicite et continue qu’il était d’accord avec la position des États-Unis. Un élément très important pour le comité, c’est que ni la Russie ni la Chine n’ont contesté la position du Canada.
L’autre élément dont j’aimerais parler, c’est que dans l’océan Arctique central il est possible de revendiquer des droits souverains sur des plateaux continentaux étendus à plus de 200 miles marins du littoral. Notre souveraineté s’étend déjà au fond marin jusqu’à 200 miles marins du littoral — cela fait partie de notre zone économique exclusive —, mais il se peut que nous ayons des droits souverains au-delà de ce territoire. Le Canada travaille en très étroite collaboration avec le Danemark et la Russie pour suivre une procédure judiciaire établie dans la Convention internationale sur le droit de la mer. Il n’y a aucun problème à ce sujet avec le Danemark ou la Russie ou même les États-Unis, parce qu’ils reconnaissent que les règles de cette convention sont exécutoires et que cela se veut une règle coutumière du droit international. Les États-Unis n’ont pas ratifié la convention, mais ils respectent les règles en la matière.
Le portrait global ici, c’est qu’il n’y a pas beaucoup de différends dans l’Arctique canadien. Aux endroits où il y en a, nous collaborons avec ces autres pays, y compris avec les États-Unis dans le cas du passage du Nord-Ouest, et cela découle de la conclusion par Brian Mulroney et Ronald Reagan d’un accord de coopération sur cette question en 1988.
J’aimerais très rapidement discuter des questions liées à la sécurité. J’ai mentionné que la Russie appuie en fait le Canada dans son différend concernant le passage du Nord-Ouest et qu’elle collabore avec nous dans l’océan Arctique central. La Russie n’est pas un État qui menace le Canada dans l’Arctique, et les dirigeants militaires canadiens en sont conscients depuis longtemps. Je crois que c’était en 2011 que Walter Natynczyk a affirmé que, si quelqu’un envahissait l’Arctique canadien, sa première tâche serait de porter secours à ces personnes. La Russie possède une grande partie de l’Arctique. Elle n’a aucune raison d’en revendiquer une plus grande partie ou de souhaiter en avoir davantage. Je dirais même que la Russie est passablement occupée ailleurs dans le monde et qu’elle crée des problèmes en Ukraine et en Syrie, par exemple. Elle ne souhaite aucunement provoquer un conflit dans le Nord.
La Chine cherche à accroître sa présence dans l’Arctique grâce à la science du climat, étant donné que la Chine est grandement touchée par les changements climatiques, à l’établissement de routes maritimes internationales et à l’accès aux ressources naturelles. La Chine peut faire tout cela en coopération avec des pays de l’Arctique comme le Canada. Nous avons permis au brise-glace de recherche chinois, qui mène des recherches scientifiques sur le climat, d’emprunter le passage du Nord-Ouest il y a deux ans. Nous avons permis des investissements étrangers chinois. En fait, il y a une mine chinoise dans le Nord du Québec qui exporte du minerai en Chine par le passage du Nord-Ouest avec le plein consentement du Canada. Nous appuyons le développement de la navigation commerciale dans l’Arctique, tant que ces navires étrangers respectent nos règles. Il y a quelques années, la Chine a adopté un guide pour la navigation commerciale dans le passage du Nord-Ouest, et elle recommandait dans ce guide que tous les navires chinois respectent les règles canadiennes et qu’ils collaborent avec les autorités canadiennes. Je répète que cet aspect n’est pas vraiment préoccupant. La Chine est une source de préoccupations ailleurs dans le monde, mais les Chinois se sont bien comportés jusqu’à présent dans l’Arctique.
Ce sera tout pour l’instant. J’ai hâte de répondre à vos questions.
Le président : Je vous remercie, monsieur Byers, de votre exposé très bref, mais intéressant.
Whitney Lackenbauer, titulaire de la chaire de recherche du Canada (niveau 1) sur l’étude du Nord canadien et professeur, School for the Study of Canada, Université Trent, à titre personnel : Merci et bonjour. C’est un plaisir de témoigner devant le comité sénatorial spécial et de faire un exposé sur l’Arctique canadien dans un contexte global.
Premièrement, je comprends que c’est attrayant sur le plan politique, voire une exigence, de présenter des stratégies comme de nouvelles stratégies, mais je crois que le gouvernement du Canada qui se prépare à publier son Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord devrait également renforcer les éléments généraux de notre stratégie qui sont en place depuis longtemps.
Voici un extrait de la Stratégie pour le Nord du Canada qui date de 1970 :
Les personnes, les ressources et l’environnement sont les principaux éléments de toute stratégie pour le développement du Nord. Dans le cadre de son examen de politique au cours de la dernière année, le gouvernement a affirmé que les besoins des habitants du Nord sont plus importants que la mise en valeur des ressources et que le maintien de l’équilibre écologique est essentiel. Pour ce qui est de l’établissement des objectifs et des priorités dans le Nord, conformément aux objectifs de la stratégie nationale, l’essentiel pour le gouvernement est de maintenir un degré approprié d’équilibre entre ces trois éléments.
Un demi-siècle plus tard, je crois que cette affirmation résume encore les éléments essentiels, au Canada et à l’échelle internationale, de ce que nous essayons d’accomplir au pays.
Pour ce qui est des grands objectifs, je pense au Volet nordique de la politique étrangère du Canada qui a été publié en 2000 et qui poursuivait quatre objectifs. Premièrement, accroître la sécurité et la prospérité des Canadiens, plus particulièrement des habitants du Nord et des Autochtones. Deuxièmement, affirmer et préserver la souveraineté du Canada dans le Nord. Troisièmement, faire de la région circumpolaire une entité géopolitique dynamique, intégrée au système international. Quatrièmement, promouvoir la sécurité humaine des habitants du Nord et le développement durable de l’Arctique. À bien des égards, je crois que ces objectifs demeurent les piliers fondamentaux du volet international de tout cadre pour l’Arctique canadien. Nous devons vraiment nous appliquer à mettre en œuvre ce cadre de longue date.
Si nous étions 10 ans plus tôt, je chercherais à dissiper l’idée selon laquelle il y a une course pour la mise en valeur des ressources dans l’Arctique qui menace notre souveraineté. Je m’appliquerais à vous convaincre que nous exagérons le danger selon lequel la navigation par le passage du Nord-Ouest nuit à notre position, à savoir que ce sont des eaux intérieures. Si nous laissons l’anxiété nous gagner, je crains que nous soyons fermés aux grandes possibilités de renforcer la coopération internationale et de relever les défis et de saisir les occasions qui touchent les personnes, l’économie et l’environnement dans le Nord canadien. D’après les délibérations du comité que j’ai entendues et lues, je crois que vous comprenez déjà que c’est le cas.
Qu’en est-il de la Russie, comme M. Byers l’a mentionné? Les agissements russes en Ukraine et en Syrie, les vols de bombardiers stratégiques aux frontières de l’espace aérien nord-américain et tout le reste laissent entrevoir le retour de la concurrence entre les grandes puissances à l’échelle mondiale. Ces activités justifient une surveillance et une analyse attentives de concert avec les États-Unis et d’autres partenaires de l’OTAN. Bien que le fait de combattre les menaces d’adversaires de force égale ou presque égale puisse exiger le déploiement des capacités nouvelles ou renouvelées dans l’Arctique, je tiens à souligner que ces menaces ne sont pas liées aux difficultés ou aux différends liés à la souveraineté dans l’Arctique. Les activités militaires de la Russie dans son territoire arctique n’ont rien à voir de quelque façon évidente que ce soit avec les changements environnementaux, les routes maritimes ou les menaces militaires dans l’Arctique canadien; je crois que cela fait grandement écho aux commentaires de M. Byers.
Les commentateurs font souvent une corrélation erronée qui perpétue les idées fausses en confondant les enjeux de l’Arctique, soit les menaces qui émergent dans la région ou qui en découlent, avec les enjeux de la grande stratégie mondiale qui peuvent avoir un lien avec l’Arctique, mais que nous avons tout intérêt à traiter à l’échelle mondiale plutôt qu’à l’échelle régionale. Selon moi, cela doit être indiqué dans la politique officielle du Canada, sinon la politique elle-même pourra occasionner les idées fausses qui provoquent la méfiance et créent les conflits.
À court ou à moyen terme, je m’attends à ce que le Canada et la Russie ne soient pas du même côté dans le cas d’une rivalité renouvelée entre les grandes puissances, mais je ne crois pas que cet état général de concurrence stratégique présage un conflit dans l’Arctique. Il est encore possible d’avoir une bonne collaboration dans la région circumpolaire dans des domaines d’intérêts communs, ce dont je serai ravi de discuter, qui repose sur le respect de la souveraineté et des droits souverains de chaque État.
La coopération dans la région circumpolaire ne devrait pas s’arrêter en raison de vastes rivalités géostratégiques. Nous pouvons penser aux importants rôles de premier plan qu’ont joués, en étroite collaboration avec le gouvernement fédéral, des organisations autochtones, des scientifiques et des organisations non gouvernementales en collaborant avec leurs homologues soviétiques pour échanger des connaissances scientifiques et traditionnelles ainsi que des pratiques exemplaires en matière de gouvernance. J’espère que nous trouverons le moyen d’entretenir des relations similaires aujourd’hui et dans l’avenir.
Bien que certains médias et théoriciens dépeignent la Chine comme un concurrent militaire émergent ou une menace à la souveraineté dans l’Arctique, je suis d’accord avec M. Byers que cette théorie est dans une large mesure un faux-fuyant. Il y a évidemment des enjeux de sécurité qui découlent des activités de la Chine et d’autres États non arctiques dans notre région arctique. Nous pouvons penser au risque d’activités d’espionnage et de collecte d’information, à la mise en valeur des ressources et au transport maritime qui nuisent à l’environnement ou même à la perte de la souveraineté économique du Canada. Toutefois, au lieu de qualifier ces activités d’enjeux liés à la souveraineté dans l’Arctique, je crois qu’il serait préférable de considérer le tout dans le contexte plus large de la relation du Canada avec la Chine à titre de nouvelle puissance mondiale. Je serai encore une fois ravi d’en discuter plus en détail.
Enfin, nous ne pouvons pas régler de manière bilatérale le différend lié au passage du Nord-Ouest avec les États-Unis. C’est une chimère. Les divergences d’opinions sur le statut juridique des droits de passage en transit dans les eaux de l’Arctique canadien sont de nature internationale. Il n’y a aucune solution simple à ce différend de longue date, et j’avance que toute personne qui en offre une n’est pas au fait de l’histoire ou des réalités politiques internationales.
Par chance, notre position juridique n’est pas menacée. Nous devrions avoir confiance en notre politique pour l’Arctique, et le Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord devrait rappeler dans la mesure du possible que le Canada permet la navigation dans ses eaux arctiques, comme nous le faisons ailleurs, pourvu que les navires respectent les règles canadiennes ayant trait à la sécurité, à la protection de l’environnement et aux intérêts des détenteurs des droits ancestraux. Cette approche signifie aussi que nous devons avoir de solides capacités en vue de faire preuve de vigilance pour nous assurer que ces navires ne s’adonnent pas à des activités qui contreviennent à des lois canadiennes ou qui vont à l’encontre de notre bien-être national.
En conclusion, j’espère que le Cadre stratégique pour l’Arctique et le Nord convaincra les Canadiens que nous pouvons à la fois avoir une coopération internationale accrue et défendre et protéger nos intérêts. J’espère surtout que cela stimulera notre volonté nationale de mettre en œuvre la stratégie de longue date du Canada pour le Nord, ce qu’a confirmé le long processus d’élaboration conjoint des dernières années. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur. Je crois que les commentaires que vous avez tous les deux faits au sujet des questions liées aux frontières internationales se veulent une bonne introduction à l’exposé de Mme Lalonde.
Suzanne Lalonde, professeure, Faculté de droit, Université de Montréal, à titre personnel : Bonjour. C’est un plaisir d’être ici. À titre de spécialiste du droit de la mer, mes commentaires porteront sur la souveraineté et le thème de la Convention sur le droit de la mer en ce qui a trait précisément au passage du Nord-Ouest et à la question du plateau continental étendu. Je m’excuse d’avance si certains de mes commentaires touchent des enjeux dont mes distingués collègues ont déjà parlé.
J’estime que le passage du Nord-Ouest est de loin l’enjeu le plus délicat ayant trait à la souveraineté du Canada dans l’Arctique. J’ai préparé des notes explicatives au sujet des aspects juridiques de la question que j’ai envoyées au greffier, si cela peut vous être utile.
Comme M. Byers l’a mentionné, et c’est quelque chose de bien connu, le Canada affirme que toutes les eaux de l’archipel Arctique sont des eaux intérieures du Canada d’un point de vue historique. Au titre du droit de la mer, un État peut exercer un pouvoir exclusif et absolu dans ses eaux intérieures, y compris le droit important d’en contrôler l’accès.
Comme MM. Byers et Lackenbauer l’ont mentionné, Washington estime depuis longtemps que les routes du passage du Nord-Ouest constituent un détroit international assujetti au droit de passage en transit.
Comme le définit la Convention sur le droit de la mer, le « passage en transit » signifie la liberté de navigation des navires, civils et militaires, de tous les pays et le droit de survol d’aéronefs, civils et militaires, de tous les pays dans le corridor aérien international au-dessus d’un détroit.
Même si ce désaccord entre le Canada et les États-Unis dure depuis longtemps, il a été bien géré, et Washington n’a jamais tenté — jusqu’à maintenant — de miner la position juridique du Canada, par exemple, en envoyant un navire de guerre sans préavis dans le passage. La glace a toujours été un allié, isolant le Grand Nord canadien et permettant de gérer ce problème comme un irritant mineur et occasionnel dans le cadre de relations spéciales entre le Canada et les États-Unis. Cependant, la glace fond. Ce nouvel accès a transformé l’Arctique et le passage du Nord-Ouest en une zone stratégique dans la mire d’intérêts mondiaux.
En septembre 2003, le ministre fédéral allemand des Affaires étrangères a publié des lignes directrices sur la politique allemande liée à l’Arctique dans laquelle le pays avait annoncé que le gouvernement fédéral allemand faisait campagne pour obtenir une liberté de navigation dans l’océan Arctique, qui a été définie comme incluant le passage du Nord-Ouest.
En janvier 2018, la Chine a publié un livre blanc officiel sur l’Arctique. À la partie IV de cette politique, nous pouvons lire que la Chine soutient que la liberté de navigation et le droit d’emprunter les routes de navigation dans l’Arctique devraient être garantis. La Chine maintient que les différends quant aux routes de navigation dans l’Arctique devraient être réglés de façon appropriée conformément au droit international. La référence à la liberté de navigation dans les routes dans l’Arctique, qui, selon la définition, incluent encore une fois le passage du Nord-Ouest, est, bien sûr, en totale contradiction avec la position canadienne officielle. Le livre blanc de la Chine semble aussi donner une certaine légitimité à l’idée qu’il y a un différend quant au statut des routes de navigation dans l’Arctique qui incluent le passage du Nord-Ouest dans la définition chinoise.
Étant donné que nous avons ce débat international continu et que les eaux de l’archipel Arctique font partie intégrante du territoire inuit, nous devons avoir un régime de gestion solide et inclusif pour réglementer les activités dans les eaux dans l’Arctique canadien. Les ministères fédéraux et territoriaux, les institutions publiques qui sont établies en vertu des accords sur des revendications territoriales et les communautés locales ont tous des responsabilités, des droits et un rôle important à jouer pour veiller à ce que les activités dans ces eaux soient respectueuses des gens et de l’environnement.
L’implication et la participation actives des Inuits et d’autres peuples autochtones du Nord dans la gestion des eaux de l’Arctique ne font que renforcer la position du Canada. La communauté internationale admet lentement, mais sûrement, le lien profond entre les peuples autochtones et leur milieu naturel, et respecte de plus en plus, quoique lentement, leurs droits de gérer les activités sur leurs terres et leurs eaux traditionnelles.
Il faut maintenir les initiatives et les programmes actuels, comme ceux mis en œuvre au titre du Plan de protection des océans, sans égard aux changements de gouvernements, de priorités ou de priorités perçues.
Comme je l’ai souligné, selon le droit international, en vertu tant du droit coutumier que de la Convention sur le droit de la mer, le Canada jouit de droits de souveraineté exclusifs sur les ressources naturelles de son plateau continental, y compris sur le plateau continental étendu. Cependant, comme il adhère à la Convention sur le droit de la mer, le Canada doit présenter un dossier contenant des renseignements et des preuves scientifiques sur ce plateau au-delà de 200 miles nautiques à la Commission sur les limites du plateau continental des Nations Unies. Dans le cade de ce processus établi en vertu de l’article 76, une fois que la commission aura soigneusement étudié le dossier d’un État, celle du Canada dans le cas présent, et les preuves scientifiques à l’appui, elle présentera une recommandation à l’État côtier en ce qui concerne l’établissement des limites extérieures du plateau continental.
À ce jour, les cinq États côtiers de l’Arctique se plient aux règles du jeu, même les États-Unis, comme M. Byers l’a indiqué. Même s’ils n’adhèrent pas à la convention, ne sont pas obligés de suivre le processus prévu à l’article 76 et n’ont, en fait, pas accès à la commission, les États-Unis recueillent des preuves scientifiques au nord de la côte de l’Alaska selon les formules de la convention.
Je voudrais toutefois faire remarquer au comité que le paragraphe 10 de l’article 76 stipule, sans la moindre ambiguïté, que le processus de la commission ne peut avoir d’influence sur la délimitation du plateau continental entre deux États ayant des côtes adjacentes ou opposées. En ce qui concerne les côtes adjacentes, cela signifie que le processus prévu à l’article 76 n’aura aucune incidence et ne permettra pas de déterminer la frontière latérale entre le Canada et les États-Unis dans la mer de Beaufort, ou entre le Canada, le Danemark et le Groenland dans la mer de Lincoln. Il ne permettra pas non plus de résoudre la question du chevauchement des limites extérieures des États de l’Arctique dans le centre de l’océan Arctique, par exemple, le long de la dorsale Lomonosov, où des États ont des côtes opposées.
Les propres règles de procédures de la commission l’empêchent d’étudier une demande présentée par plus d’un État, comme la Russie et le Danemark, concernant une zone faisant l’objet d’un différend, à moins qu’elle n’ait obtenu le consentement préalable des parties prenantes. Dans l’Arctique, puisqu’ils sont certains que la commission ne peut, au final, déterminer les frontières exactes, le Canada, le Danemark et la Russie ont jusqu’à présent accordé leur consentement explicite afin d’autoriser la commission à examiner les demandes et les preuves scientifiques de leurs voisins.
C’est là l’utilisation de loin la plus pratique et la plus efficace du processus de la commission. J’étais enchantée que le Canada donne son assentiment, car la commission étudiera, par exemple, le dossier de la Russie et du Danemark afin d’évaluer les preuves scientifiques et de formuler sa recommandation. Ce sera un élément fort précieux, une couche essentielle d’information dans le cadre du processus de négociation qui doit inévitablement avoir lieu entre les États concurrents; c’est là mon point principal.
Tout formidables que soient la Convention sur le droit de la mer et le processus prévu à l’article 76, au bout du compte, les parties devront s’entendre et déterminer les frontières. C’est pourquoi il est essentiel de maintenir ouvertes les lignes de communication entre le Canada et ses voisins côtiers dans l’Arctique, y compris la Russie. C’est à ce chapitre que le Conseil de l’Arctique offre un forum très précieux pour favoriser le dialogue. Il faudrait donc continuer de déployer des efforts en ce sens.
Je me ferai une joie de répondre à vos questions. Merci beaucoup.
Le président : Merci beaucoup. Voilà des témoignages qui nous ont fourni une foule d’idées importantes. Je laisserai maintenant les sénateurs poser des questions, en commençant par notre vice-présidente, la sénatrice Bovey.
La sénatrice Bovey : Je tiens à vous remercier tous. Vous avez fait une série de témoignages fort instructifs, et je me sens maintenant plus calme que j’aurais plus l’être dans ce dossier d’entrée de jeu.
Je veux tout d’abord clarifier le fait qu’aucun d’entre vous ne se préoccupe vraiment du fait que la Russie et la Chine semblent posséder plus de renseignements que nous sur l’océan Arctique. Est-ce une évaluation juste de ce que j’ai entendu? Selon la réponse que je recevrai, j’aimerais que nous m’en disiez un peu plus sur vos réflexions sur les routes maritimes, les règles qui régissent ces dernières et le temps que nos brise-glaces passent à dégager des navires, qu’il s’agisse de bateaux de croisière ou de voiliers, qui s’échouent sur des rochers, ce qui empêche la livraison de marchandises dans les ports du Nord canadien.
Je remarque que les droits de passage accordent la liberté de passer. Aidez-moi donc à démêler tout cela dans mon esprit. Je ne suis pas inquiète, mais je crains d’être préoccupée par le fait que les marchandises ne soient pas livrées. Qui sait quoi? Est-ce important que d’autres en sachent plus que nous?
Le président : Sénatrice Bovey, je pense que votre question s’adresse aux trois témoins. Est-ce le cas?
La sénatrice Bovey : Oui, et si quelqu’un veut intervenir, libre à lui de le faire.
M. Byers : Cette intervention comprend un grand nombre de points; je ne tenterai donc pas de répondre à chaque dimension.
Permettez-moi de commencer en indiquant que le Canada a en fait une très bonne idée de ce qui se passe dans l’Arctique. La sénatrice connaît certainement RADARSAT 2, le radar à antenne synthétique du Canada. Le Canada a mis au point un tel radar parce qu’il peut capter des images à haute résolution de nuit et à travers les nuages, et parce que ses côtes sont immensément longues et se trouvent en majorité dans l’Arctique. En mai prochain, le Canada lancera la prochaine génération de RADARSAT, la constellation RADARSAT, laquelle offrira une couverture encore meilleure. Nous pouvons détecter tous les navires qui croisent dans l’Arctique canadien et les suivre à la trace. Du point de vue maritime, donc, nous avons une bonne idée de ce qui se passe.
Il y a des problèmes en ce qui concerne les sous-marins, mais ces derniers ne constituent pas une menace à la souveraineté, car ils sont utilisés pour des missions secrètes, à l’abri des regards, et seules les démarches visibles peuvent avoir une incidence sur les plans relatifs à la souveraineté. En ce qui concerne strictement les connaissances, tout va donc très bien.
Nous disposons également d’une assez bonne capacité de déploiement dans l’Arctique, puisque nous disposons de plus d’une dizaine d’hélicoptères de recherche et de sauvetage maritime à longue portée qui peuvent fonctionner très bien dans cette région. Nous pouvons compter sur plus de 5 000 Rangers canadiens, sujet à propos duquel M. Lackenbauer est expert. Nous sommes en outre dotés d’aéronefs de recherche et de sauvetage à voilure fixe. Autrement dit, nous pouvons atteindre des endroits quand il est nécessaire de le faire. Nous avons toutefois deux problèmes de taille. Tout d’abord, la plupart de nos appareils étant déployés dans le Sud du Canada, il leur faut du temps pour se rendre dans le Nord; nous devrons donc probablement en déployer certains, comme des hélicoptères de recherche et de sauvetage, à titre préventif dans l’avenir. L’autre problème, c’est le fait que certains appareils sont vieillissants.
La sénatrice a parlé des brise-glaces. Nous devons rajeunir la flotte de brise-glaces de la Garde côtière canadienne pour pouvoir non seulement escorter des navires à travers les glaces, mais aussi approvisionner les communautés, appuyer les sciences dans l’Arctique et fournir des services de recherche et de sauvetage et de surveillance sur les eaux. Nous devons réfléchir maintenant à la manière dont nous pouvons rajeunir la flotte d’hélicoptères de recherche et de sauvetage à longue portée. Ces appareils ont maintenant 20 ans, et je n’ai pas besoin de rappeler aux sénateurs le temps qu’il faut pour lancer un processus d’approvisionnement militaire dans ce pays.
Nous devons réfléchir dans une perspective d’avenir afin d’améliorer nos capacités au fil du temps. Au chapitre des connaissances et de la capacité d’intervenir dans diverses situations, nous faisons assez bonne figure.
M. Lackenbauer : Merci, sénatrice Bovey, de poser ces questions. Je ne partage pas votre opinion en ce qui concerne le premier point. Je ne considère pas que les Russes ou les Chinois en savent plus que nous sur ce qui se passe dans les eaux de l’Arctique. En fait, le Canada est celui qui est le mieux informé à ce sujet. Il faudrait plutôt nous demander si nous devrions investir afin d’accroître la surveillance et si nous pouvons mieux nous tenir au fait de ce qui se passe dans nos eaux. D’un point de vue comparatif, nous en savons plus que quiconque, mais je pense que des investissements seraient de mise pour améliorer continuellement nos connaissances sur ce qui se passe, utilisant les données scientifiques occidentales et le savoir autochtone de concert comme nous le faisons souvent.
Pour ce qui est de votre question sur les routes maritimes, je pense que vous soulevez un point intéressant. Mme Lalonde et M. Byers ont tous deux expliqué la question des droits de passage dans le passage du Nord-Ouest; il s’agit de droits de passage ininterrompus à cet endroit. Selon moi, le différend relatif à ces droits est souvent confondu avec les questions relatives aux navires qui arrivent dans l’Arctique canadien, des navires se rendant vers une destination aux fins d’exploitation des ressources ou de réapprovisionnement. Votre question est importante, car elle concerne l’interaction entre les visées nationales et internationales qui sont au cœur des questions relatives à la circulation maritime dans ces eaux.
Au Canada, il est juste de dire que nous cherchons manifestement des occasions de favoriser l’épanouissement des communautés et d’exploiter plus de débouchés économiques si nous investissons dans les infrastructures permettant aux navires de se rendre dans le Nord et de diversifier l’économie de la région. Vous avez entendu des témoignages éloquents expliquant déjà les visions quant aux investissements dans les infrastructures portuaires.
La dynamique devient intéressante quand on transpose cet ensemble de questions à l’échelle internationale. Le Canada se montre très réticent à l’idée d’accueillir la communauté internationale dans ses eaux en dictant ses conditions, afin de contribuer à la génération de développement économique et à l’exploitation de débouchés. Dans mon esprit, si nous continuons de porter attention au différend relatif aux droits de passage dans la cadre d’un régime sur les détroits internationaux, il est possible d’envisager autrement ces questions afin de ne pas considérer erronément toute l’activité internationale et maritime comme une menace à la souveraineté canadienne. Comme l’ont fait remarquer nos deux éminents experts en droit, une grande partie de ces activités confirme en fait cette souveraineté.
La question principale demeure, cependant: notre pays a-t-il pour vision de vraiment vouloir que le Nord devienne une plaque tournante d’activités afin d’agir à titre de catalyseur pour certains avenirs économiques ou souhaitons-nous adopter ce que Lester Pearson a autrefois qualifié de stratégie du « désert de glace », dans le cadre de laquelle nous ne construirions rien dans le Nord et n’encouragerions pas la circulation maritime dans le passage du Nord-Ouest, de crainte qu’elle ne menace notre souveraineté, mettant ainsi un frein à toute activité?
Mme Lalonde : Je pense que vous avez soulevé un point fort pertinent, sénatrice Bovey. Je pense que vous avez fait référence à l’incursion d’un petit bateau de plaisance mal préparé qui se retrouve en difficultés dans le passage. Dans les divers forums, on s’est demandé s’il est temps pour le Canada d’imposer des frais pour les opérations de recherche et de sauvetage afin de décourager les aventuriers, car ils empêchent des appareils importants, et peu nombreux, d’approvisionner les communautés. D’après ce que je comprends des propos de nos collègues d’Affaires mondiales, la question exige du doigté. Il s’agit de nos eaux, mais nous ne voulons pas y imposer excessivement notre autorité. Nos collègues craignent qu’en imposant des frais pour les opérations de recherche et de sauvetage, ils ne suscitent des protestations et n’enflamment le débat relatif au statut juridique. Oui et non. Si ce sont nos eaux, ce sont nos eaux, et si les gens se comportent de manière irresponsable, j’espère qu’on mettra vraiment en œuvre cette initiative dans les corridors maritimes dans l’espoir que ces aventuriers restent au moins...
À l’heure actuelle, les petits bateaux de plaisance ne sont pas assujettis à la Loi sur la prévention de la pollution des eaux arctiques et aux règlements afférents, car ils sont trop petits et ne sont pas obligés d’avoir de système de repérage et d’alerte à bord. Le Danemark et le Groenland, par exemple, disposent toutefois de systèmes permettant de suivre ces aventuriers indésirables. Je pense qu’il est peut-être temps d’agir. Je conviens avec vous que nous devons envisager de peut-être assurer la sécurité de ces aventuriers pour veiller à ce qu’ils ne nuisent pas à la prestation de services essentiels, en évitant de trop insister. C’était vraiment un problème l’an dernier. Une communauté a été privée de service en raison d’une opération de recherche et de sauvetage.
Je vous remercie de cette observation et de cette question. Je réfléchis encore à la manière optimale d’intervenir.
La sénatrice Bovey : Merci.
La sénatrice Eaton : Merci à tous. La discussion est fascinante.
Je veux m’attarder à la deuxième colonne, où il est question de proclamer et de préserver la souveraineté du Canada dans le Nord. Contrairement à MM. Lackenbauer et Byers, j’ai assisté à la conférence sur la sécurité maritime qui s’est déroulée à Victoria en octobre et à laquelle Singapour, le Japon, l’Indonésie, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États-Unis et le Canada étaient représentés. Ces pays craignent principalement que la Chine garde la mer de Chine méridionale ouverte à la navigation, perspective en vue de laquelle ils renforcent tous leur marine. Je pense que les représentants de la Nouvelle-Zélande m’ont indiqué que leur pays patrouille dans le Sud, dans les environs de l’Antarctique, alors que l’Australie fait de même dans le Nord de son territoire. Le Japon accroît la taille de sa marine, et l’Inde construit des sous-marins. C’est à cause de la Chine, que ces pays semblent considérer comme une menace. Quand j’ai participé à la conférence parlementaire de l’OTAN il y a quelques semaines à Bruxelles, il a été question de la formidable puissance de la Chine. Alors quand je vous entends tous les deux affirmer que les Chinois sont sympathiques et qu’ils viennent ici dans un esprit de coopération, j’ai le regret de dire que vous êtes les deux seules personnes que j’ai entendues affirmer que les Chinois ne constituent pas une menace dans l’Arctique.
J’ai parfois l’impression que nous sommes une grosse outarde qui attend d’être dépecée par des puissances plus fortes et plus impitoyables qu’elle. Je demanderais donc aux témoins de m’indiquer comment nous pouvons proclamer et préserver la souveraineté du Canada dans le Nord. Je m’adresse également à vous, madame, car je partage votre avis à bien des égards. Disposons-nous de solides règlements en matière de circulation maritime? Avons-nous établi un corridor dans le passage du Nord-Ouest afin d’éviter que les gens ne partent à l’aventure et s’échouent? Sommes-nous capables de faire respecter ce corridor? Sommes-nous en mesure d’en assurer le respect? Si ce n’est pas le cas, pourquoi ne le pouvons-nous pas?
Mme Lalonde : Merci de cette question. Je pense que la Garde côtière a travaillé à ces corridors, qui ont changé de noms et qui ont connu diverses versions; mais d’après ce que je comprends, le Service hydrographique du Canada a été fort occupé. Certaines voies principales...
La sénatrice Eaton : Est-il vrai qu’à peine 1 ou 2 p. 100 du passage du Nord-Ouest sont cartographiés?
Mme Lalonde : Je pense que cette statistique alarmante date de quelques années. Il y a quelques années encore, nous tirions de l’arrière, mais nous avons depuis déployé des efforts considérables. Il y a encore fort à faire dans l’ensemble de l’archipel Arctique, mais je ne pense pas que nous disposions des ressources nécessaires pour cartographier l’ensemble des eaux en respectant les normes modernes. Selon moi, l’objectif consiste à encourager les navires à emprunter certains corridors.
J’ai participé à un atelier à Iqaluit, et j’en suis sorti découragé après deux jours, parce qu’il se peut que le corridor qu’on a établi soit couvert de glace cette année-là et que les navires doivent infléchir leur parcours. Les communautés locales nous ont indiqué qu’il ne fallait pas le faire, mais c’est la seule solution qui s’offre.
Je pense que nous sommes toujours sur la bonne voie en ce qui concerne les corridors. Je considère que c’est la bonne manière d’encourager la circulation sécuritaire au moyen d’aides à la navigation. Cela nous aidera à disposer nos pions. Je laisserai mes deux collègues traiter de nos capacités. Avec les navires de patrouille extracôtiers, on en sait beaucoup plus sur le sujet. C’est un atout, mais je pense que nous avons besoin de toute l’aide possible pour que la plupart des navires respectent les corridors sécuritaires soigneusement établis et cartographiés.
La sénatrice Eaton : Pourrions-nous les encourager à le faire chaque année?
Mme Lalonde : Tout dépend de notre volonté de nous battre. Je pense que nous avons eu la main légère, mais vous avez peut-être raison. Dans une certaine mesure, si ce sont des eaux internes canadiennes, nous y sommes souverains, alors faisons valoir notre autorité. Nous craignons toutefois d’enflammer le débat et de pousser d’autres pays qui s’intéressent peut-être à la région à insister pour affirmer qu’un détroit international traverse notre archipel. Je laisserai toutefois MM. Lackenbauer et Byers traiter de la question.
Le président : Avant tout, j’aimerais ajouter un élément d’information. Je suis persuadé que nos témoins sont déjà au courant. Sauf erreur, la Russie a annoncé de nouvelles règles lui permettant de prendre le contrôle de la route maritime du Nord en exigeant notamment des préavis. Il n’y a peut-être donc pas uniquement la Chine qui prend des mesures dans ce sens-là.
Mme Lalonde : C’est exactement où je voulais en venir. Il y a dans le même contexte les États-Unis qui ont annoncé que leur marine effectuerait l’été prochain une mission prônant la liberté de navigation dans l’Arctique, en incluant peut-être même la portion russe. Il y a une réaction dès que nous soutenons avec plus de véhémence que nous allons nous occuper de ces eaux qui nous appartiennent — même si Washington n’est pas nécessairement d’accord. Le Canada a adopté jusqu’à maintenant une approche toute en douceur, mais le moment est peut-être venu pour des actions plus vigoureuses.
M. Byers : Merci pour la question, sénatrice Eaton. Je ne suis pas dupe des velléités chinoises...
La sénatrice Eaton : Non, mais les Canadiens le sont.
M. Byers : Si vous en doutez, je vous invite à lire ma critique de l’essai Claws of the Panda de Jonathan Manthorpe qui a été publiée il y a un mois dans le Globe and Mail. Il y a tout lieu de se préoccuper de la question chinoise, mais les problèmes juridiques liés à la mer de Chine méridionale et au passage du Nord-Ouest sont d’un ordre bien différent. Le passage du Nord-Ouest met en opposition des eaux intérieures et un détroit international, une problématique qui touche la Chine à un endroit bien précis de son littoral seulement. Il s’agit non pas de la mer de Chine méridionale dans son ensemble, mais bien du détroit de Qiongzhou qui sépare l’île de Hainan des terres continentales. J’ai publié dans le journal de droit international de Chine un long article où je compare les conflits touchant le détroit de Qiongzhou et le passage du Nord-Ouest en constatant qu’ils sont à toutes fins utiles identiques. Autrement dit, les Chinois ont vraiment tout intérêt, du point de vue juridique, à éviter de créer un dangereux précédent dans l’Arctique canadien. Il est préférable pour eux de ne pas contester nos revendications, car une telle attitude irait à l’encontre de leurs propres revendications concernant le détroit de Qiongzhou le long de leur littoral.
Il y a donc des possibilités de coordination, et même de coopération, avec la Chine. La Chine veut disposer d’une route viable pour le transport commercial via le passage du Nord-Ouest. Le Canada peut contribuer à l’accommoder en ce sens. Il est en fait nécessaire que nous le fassions, car dans une région aussi éloignée, seul le pays riverain peut offrir tout ce qui est essentiel en matière de recherche et sauvetage, de cartes maritimes et de prévisions de météo et de glace pour les ports de refuge. Dans ce cas particulier, il y a donc synergie entre les intérêts de la Chine et ceux du Canada, et c’est dans ce sens-là que nous devrions concentrer nos efforts.
Encore là, je ne suis pas dupe, mais je vous rappelle l’énoncé de politique pour l’Arctique du gouvernement de Stephen Harper en 2010. Lawrence Cannon était alors ministre des Affaires étrangères. Pas plus M. Cannon que M. Harper n’étaient naïfs quant aux visées de la Russie ou de la Chine, mais cet énoncé de la politique étrangère canadienne s’articulait principalement autour de la coopération avec les autres pays de l’Arctique pour régler ces enjeux maritimes. Il ne faut pas pour autant perdre de vue le portrait global de la situation. La Russie et la Chine sont des pays menaçants ailleurs dans le monde, mais dans l’Arctique, pour une raison ou une autre, ils sont prêts à coopérer, et nous devrions les encourager à le faire.
La sénatrice Eaton : Vous me permettrez de ne pas être d’accord. Merci.
M. Lackenbauer : Merci, sénatrice Eaton, et assurons-nous que les choses soient bien claires. Tout comme M. Byers, je suis loin d’être dupe des intérêts de la Chine à l’échelle internationale. Il y a différentes questions en jeu. Comme je l’indiquais dans mes observations préliminaires, il importe de bien faire la distinction entre les intérêts des Chinois pour les questions touchant expressément l’Arctique et les préoccupations, très nombreuses, que nous avons concernant la Chine dans la conjoncture mondiale actuelle. Je crains que nous en arrivions à faire des amalgames ou à croire à tort qu’un dossier comme celui de la souveraineté dans l’Arctique se distingue de tous les autres. Comme M. Byers l’a précisé avec beaucoup d’à-propos, la Chine ne va manquer d’établir des analogies entre les prises de position et les contraintes imposées dans l’Arctique et les effets de mesures semblables sur la défense de ses intérêts les plus fondamentaux.
La sénatrice Eaton : Alors, des pays comme l’Inde, Singapour, l’Australie et la Nouvelle-Zélande font tous fausse route en voulant renforcer leur marine de crainte que la Chine ne bloque l’accès à la mer de Chine méridionale. Nous sommes le seul pays au monde à considérer que la Chine ne représente pas une menace dans l’Arctique, et vous dites que c’est très bien comme ça. Tous les autres pays se sentent menacés, mais nous sommes particuliers. Est-ce que c’est ce que vous êtes en train de nous dire tous les deux?
M. Lackenbauer : Je crois que vous confondez deux enjeux. Il y a une distinction à faire entre la souveraineté et la sécurité. Vous présentez les choses dans la perspective de la souveraineté. Nous sommes tous d’accord pour dire que ce n’est pas la souveraineté qui est en cause. Il y a effectivement des préoccupations relatives à la sécurité, et il y a au sein du gouvernement canadien des esprits très brillants qui réfléchissent actuellement à la façon dont le contexte de sécurité pourrait évoluer.
Pas plus Horizon 1 qu’Horizon 2 et toutes les autres évaluations de la menace par les militaires canadiens et la marine des États-Unis relativement à ces enjeux n’indiquent que les Chinois pourraient représenter une menace imminente dans l’Arctique du point de vue militaire.
Nous parlons ici d’une problématique qui touche l’Arctique. Dans une perspective plus générale, la mer de Chine méridionale fait intervenir un éventail bien différent d’intérêts et d’enjeux. Selon moi, le Canada doit éviter de mordre à l’hameçon en investissant une trop forte proportion de ses ressources dans la défense de l’Arctique, plutôt que de les affecter à la protection des intérêts occidentaux dans la mer de Chine méridionale.
Je crains donc surtout que nous nous fassions prendre dans un grand jeu stratégique qui verrait un pays comme la Russie ou la Chine nous amener à diriger une trop grande partie de notre attention vers l’Arctique, tant et si bien que nous n’aurions plus la mobilité stratégique voulue pour intervenir dans d’autres régions du monde.
Le président : Voilà des échanges fort intéressants. Merci beaucoup.
La sénatrice Coyle : Je remercie tous nos témoins d’aujourd’hui. Ce sont des points de vue captivants que je partage dans la plupart des cas bien que je sois peut-être légèrement en désaccord avec ce que Mme Lalonde a avancé.
Monsieur Lackenbauer, j’aimerais revenir à un sujet auquel vous avez fait allusion dans votre exposé en indiquant que vous étiez disposé à approfondir la question. L’importance de nos relations internationales et de notre diplomatie ressort de tous les témoignages que nous avons pu entendre aujourd’hui. Si je vous ai bien compris, monsieur Lackenbauer, le Canada et la Russie risquent de se retrouver dans des camps opposés dans le nouveau contexte de rivalité entre les puissances mondiales, et nous savons bien de quel côté nous allons nous situer et nous nous situons déjà d’une certaine manière, et vous indiquez que cela ne va pas nécessairement mener à un conflit entre les deux pays dans l’Arctique. De fait, vous avez donné des exemples de situation où il y a eu collaboration, notamment en matière scientifique, ce qui permet de maintenir les canaux de communication ouverts entre les deux pays tant et aussi longtemps que l’on n’envenime pas les choses. Est-ce que je vous ai bien compris?
M. Lackenbauer : Je vous remercie de revenir à cette question. Il y a différentes options qui s’offrent à nous. Avec la maturité que nous avons acquise sur la scène internationale, je pense que nous pouvons considérer les choses de façon nuancée, et ce, même dans une conjoncture où le monde risque, je le crains, de se scinder carrément en deux camps adoptant des positions diamétralement opposées. Il faut se rappeler que, même au plus fort de la guerre froide, nous avons su trouver moyen dans un contexte comme celui de l’Arctique de faire en sorte que nos scientifiques puissent échanger de l’information sur les sujets d’intérêt commun, comme le pergélisol et la dynamique des glaces. Nous avons eu ainsi des possibilités d’échanges qui ont permis à des représentants canadiens de se rendre dans des localités, souvent des communautés autochtones de l’Arctique russe ou de l’Arctique canadien de manière à pouvoir mieux comprendre une partie des préoccupations, des difficultés et des défis auxquels ces gens-là sont confrontés. Cela ne nous a pas empêchés de poursuivre nos efforts de dissuasion militaire et d’avoir des divergences d’opinions très marquées à l’égard d’enjeux politiques internationaux d’une importance extrême.
Je dis simplement que le moment est venu pour une approche canadienne fine et nuancée en matière de politique étrangère, surtout dans l’espace circumpolaire. Il est bien évident que nous avons beaucoup investi au fil des dernières décennies dans des mécanismes multilatéraux, et il ne fait aucun doute que le Conseil de l’Arctique est la principale tribune pour les échanges entre les États concernés grâce notamment au maintien d’un dialogue incessant avec les Autochtones titulaires de droits dans la région. Je pense que nous devrions peut-être aussi envisager de mettre davantage l’accent sur quelques-unes de nos relations bilatérales dans l’Arctique en reconnaissance du fait qu’un certain nombre des enjeux en cause ne relèvent pas nécessairement des intérêts communs de tous les pays présents dans l’Arctique ou de la communauté internationale dans son ensemble. Nous pourrions plutôt cibler certains dossiers pour lesquels il est possible de trouver des terrains d’entente et y investir une plus grande quantité de ressources.
Je veux qu’une chose soit bien claire. Quelles que soient les nouvelles relations que nous pourrons établir avec la Russie, nous ne voulons pas que les gens en déduisent que nous avalisons ainsi la conjoncture actuelle en acceptant l’agression perpétrée ou tout au moins fortement soutenue par la Russie en Ukraine. C’est une situation qui n’est pas tolérable pour le Canada compte tenu de sa position actuelle dans la sphère internationale et de ses grands objectifs de politique étrangère.
À mon sens, il n’y a pas de mal à ce que nous collaborions avec les Russes dans des créneaux très spécialisés pour lesquels nos deux pays ont des intérêts communs. C’est une démarche utile qui exige un brin de finesse et ne se prête pas aux grandes déclarations simplistes et radicales. Mais si vous avez la volonté politique et si vous disposez du leadership national capable de bien faire comprendre ces enjeux, je pense qu’il y a des possibilités de faire évoluer ces relations de façon novatrice et créative.
La sénatrice Coyle : Merci. Il faut donc éviter l’approche du tout ou rien et agir de façon plus nuancée.
M. Byers : Pourrais-je simplement ajouter un exemple?
La sénatrice Coyle : Oui, c’est toujours utile.
M. Byers : C’est pour vous montrer que le Canada et la Russie peuvent coopérer dans certains dossiers et être en désaccord dans d’autres. Au moment où l’on se parle, un astronaute canadien, David Saint-Jacques, est à bord de la Station spatiale internationale en compagnie de deux cosmonautes russes et de trois astronautes américains. Il s’y est rendu sur une fusée Soyouz lancée par les Russes depuis le Kazakhstan.
Nous pouvons avoir des divergences d’opinions marquées avec le gouvernement russe dans des dossiers comme ceux de l’Ukraine et de la Syrie, mais tout de même collaborer étroitement avec eux relativement à d’autres enjeux. C’est exactement ce que nous cherchons tous les trois à faire valoir pour ce qui est de l’Arctique. Nous pouvons collaborer avec les Russes parce qu’ils sont disposés à travailler avec nous. Nous avons suffisamment d’intérêts communs dans l’Arctique pour que cette coopération soit productive pour les deux pays. Cela ne signifie pas que nous concédons quoi que ce soit à la Russie ou que nous baissons notre garde. Il est tout simplement logique du point de vue pratique de concentrer ses ressources en matière de sécurité, de surveillance et d’intervention militaire dans les régions du monde où il existe de véritables problèmes en les retirant des secteurs où les choses sont plus tranquilles.
Notre pays est tout à fait capable de faire les deux choses en même temps.
La sénatrice Coyle : Merci beaucoup.
La sénatrice Anderson : Qujannamiik pour tous ces précieux renseignements que vous nous transmettez aujourd’hui.
Lorsqu’il est question de souveraineté et d’ouverture des voies maritimes, il ne faut surtout pas perdre de vue la perspective des Autochtones. L’eau a toujours été et demeure primordiale pour notre survie, car elle est une source d’alimentation et un mode de transport pour les Autochtones. Les plus hautes instances doivent garder cette considération à l’esprit lorsqu’elles prennent des décisions.
Je dois souligner que je suis Inuvialuit. Je viens du petit village de Tuktoyaktuk, sur la mer de Beaufort, un segment de l’océan Arctique. Notre petite communauté compte 950 habitants, surtout des Inuvialuit. Je dois vous dire que des Chinois se sont présentés à Tuktoyaktuk dans l’espoir d’acheter des terres. Si la Chine devient propriétaire de terres dans l’Arctique, est-ce que cela change quoi que ce soit à son droit de passage dans les eaux arctiques?
Le président : Je sais que M. Byers est aussi avocat, mais adressez-vous d’abord votre question à Mme Lalonde?
La sénatrice Anderson : Je suis prête à entendre toutes les réponses.
Le président : Voulez-vous répondre, madame Lalonde?
Mme Lalonde : Certainement. Je peux affirmer sans crainte que cela ne change absolument rien à la situation. La prise de possession d’une portion de l’Arctique ne pourrait pas affecter un droit de propriété établi depuis longtemps, en vertu d’un titre historique, pour l’ensemble de l’archipel. Je n’en dirai pas plus pour l’instant.
M. Lackenbauer : Merci, madame la sénatrice, de nous rappeler cet élément très important. Il faut que les intérêts des résidants du Nord soient pris en compte au cœur même de cette conversation. Il ne fait aucun doute que votre collectivité profite des bons services de deux membres des Rangers canadiens, le sergent Jackie Jacobson et le caporal-chef Emanuel Adams, qui en sont les yeux, les oreilles et la voix, non seulement en surveillant les activités inhabituelles pouvant se dérouler, mais aussi en jouant un rôle essentiel de premiers intervenants en cas d’incident exigeant une intervention canadienne.
Comme Mme Lalonde l’indiquait précédemment, le Plan de protection des océans et d’autres initiatives en cours de développement au Canada nous offrent l’occasion concrète d’harmoniser une grande partie des capacités déjà existantes à l’échelon local — toutes ces connaissances approfondies que l’on retrouve dans vos communautés — en déployant de nouveaux investissements et de nouveaux outils pour compléter et renforcer le tout. Il doit être possible d’y parvenir en s’assurant que ces nouvelles activités et le rythme différent qui les caractérisent n’ont pas de répercussions négatives sur les gens vivant dans la communauté et sur ceux qui remplissent collectivement ce rôle depuis des centaines et des milliers d’années. Il s’agit de toujours s’interroger au sujet des impacts locaux des différentes solutions qui sont envisagées.
Il y a certaines tribunes ou certaines instances internationales où le gouvernement du Canada va intervenir pour représenter tous les Canadiens. Il est primordial de toujours faire valoir auprès de ces audiences internationales, comme l’indiquait M. Byers, que notre souveraineté est fondée sur l’utilisation holistique qu’ont toujours faite les Inuits et les autres peuples nordiques des terres et des glaces. Ils le font depuis des temps immémoriaux. Je pense notamment à Joe Clark, alors secrétaire d’État des Affaires étrangères, qui claironnait ce même message dans son discours historique du 10 septembre 1985.
C’est un message qu’il est important de répéter, mais je crois qu’il est également nécessaire, en présence d’auditoires internationaux, de faire bien comprendre à tous que nous agissons de concert en tant qu’État canadien pour faire valoir notre souveraineté, même si cette démarche est issue d’un processus de collaboration.
Si la chose vous intéresse, je pourrais vous expliquer plus en détail les raisons pour lesquelles j’établis cette distinction, mais, reste quand même que j’estime important de s’assurer sur la scène internationale de montrer que nous exerçons notre souveraineté en partenariat avec nos peuples autochtones et les autres titulaires internationaux de droit au sein de notre pays, mais que ces droits sont bel et bien définis par l’État représentant tous les Canadiens sans exception.
M. Byers : Je suis d’accord avec mes deux collègues.
Je voulais juste ajouter une chose que j’estime très importante. La façon dont le gouvernement canadien traite ses citoyens pour ce qui est de leur situation socioéconomique, de leur santé, de leur logement et de leur éducation n’a pas d’impact sur notre souveraineté juridique à l’échelle internationale, mais est déterminante pour notre réputation ailleurs dans le monde. L’autorité morale du Canada sur la gouvernance de l’Arctique est affaiblie par l’épidémie de suicides, la tuberculose endémique et la crise du logement qui touchent le nord du pays. Les autres gouvernements ne sont pas aveugles; ils voient bien la manière dont le Canada traite ses résidants du Nord. J’encouragerais votre comité à soulever cette problématique. Bien qu’il n’y ait pas d’incidence en matière juridique sur le plan international, il est impératif que le gouvernement canadien travaille en étroite collaboration avec les gouvernements du Nord, avec les Inuits et les Premières Nations, pour assurer de meilleurs résultats à l’égard de tous ces indicateurs relatifs au mieux-être social, à la santé et à l’éducation. C’est crucial non seulement pour les personnes touchées, mais aussi pour notre réputation sur la scène internationale et la capacité pour nos diplomates d’accomplir ce travail essentiel dont nous parlons.
Mme Lalonde : M. Byers vient de soulever un élément vraiment fondamental, comme l’avait fait avant lui M. Lackenbauer. Je trouve encourageant le Plan de protection des eaux du fait que certaines initiatives élaborées conjointement prévoient une participation active des populations locales et comportent un volet formation. Préalablement à son étude sur les perceptions des différentes communautés à l’égard de la navigation commerciale et des couloirs utilisés à cette fin, Jackie Dawson s’est rendue avec son groupe dans les localités concernées pour initier quatre ou cinq jeunes intéressés aux méthodes de recherche utilisées.
Il y a tellement d’autres problèmes à régler. Je suis tout à fait d’accord avec ce que disait M. Byers, mais pour ce qui est de l’utilisation des eaux, j’estime possible de non seulement intégrer les populations locales à la cogestion des zones protégées et de tout le reste, mais aussi d’offrir la formation nécessaire pour créer de véritables perspectives d’emploi.
Le président : Pour revenir au débat concernant la menace que peut représenter un phénomène que certains qualifient de « militarisation » du côté soviétique, et nous avons bien sûr aussi parlé de la Chine, on peut très bien traiter de collaboration avec d’autres pays pour les activités de recherche et de sauvetage et les interventions en cas de déversement d’hydrocarbures. Je crois d’ailleurs que des progrès ont été réalisés relativement aux ententes à ce sujet au niveau du Conseil de l’Arctique, une très bonne nouvelle pour les résidants de cette région du monde. J’aimerais que vous nous parliez des capacités concrètes du Canada sur le terrain.
Comme le soulignait M. Byers, nous pouvons voir comment les choses se déroulent, mais aux dernières nouvelles, les Soviétiques avaient 16 ports en eau profonde alors que le Canada n’a pas encore fini d’en construire, ne serait-ce qu’un seul. Je crois qu’il y a, si l’on combine les actifs privés et étatiques, quelque 50 brise-glaces sous contrôle soviétique en plus de six nouvelles bases militaires. Pouvez-vous nous dire si le Canada devrait en faire davantage du point de vue des infrastructures et de la capacité de déglaçage? Soit dit en passant, je crois que même les Américains ont des difficultés avec leurs brise-glaces. Le Polar Sea, qui a été déployé dans l’Antarctique, est tombé en panne à son retour de cette mission. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez des capacités canadiennes, monsieur Byers?
M. Byers : Il faut d’abord et avant tout souligner que le Canada est plus éloigné de la Russie que tous les autres pays arctiques. Les deux pays sont séparés par l’Alaska d’un côté et par le Groenland et la mer de Norvège de l’autre. Tout au nord, on retrouve l’océan Arctique, vaste étendue d’eau sombre, froide et couverte de glace. La Russie est donc à bonne distance du Canada. C’est la raison pour laquelle nous ne craignons pas une invasion terrestre si jamais la Russie, pour une raison difficile à comprendre, décidait qu’elle souhaite ajouter encore plus de territoire à un pays qui est déjà le plus étendu de la planète.
Si nous nous retrouvions dans une situation exigeant le déploiement de soldats canadiens dans l’Arctique, il nous serait possible de le faire. Nous pouvons faire atterrir nos gros aéronefs de transport C-17 sur les pistes de gravier de différentes localités du Nord. Nous avons également nos Hercules, des avions-cargos de plus petite taille, qui peuvent atterrir sur certaines pistes. Nous pouvons placer des hélicoptères à l’arrière de ces appareils pour les transporter rapidement aussi loin au Nord qu’à Alert. Nous pouvons donc réagir si le besoin s’en fait sentir. Mais, aujourd’hui comme dans un avenir prévisible, les menaces pour la sécurité dans l’Arctique canadien sont plutôt associées aux incidents de plus en plus nombreux exigeant une intervention en recherche et sauvetage. Il faut également contrer de possibles activités criminelles, y compris la contrebande, et des tentatives d’immigration clandestine. Il s’agit d’interventions de nature policière qui n’exigent pas d’importants déploiements de soldats ou de véhicules blindés, si bien que j’estime que nous avons tout ce qu’il faut de ce côté.
L’autre chose, concernant les brise-glaces, c’est que le gouvernement canadien a récemment acheté trois brise-glaces d’occasion, qui aideront un peu, mais il ne s’agit pas de brise-glaces lourds. Ils serviront surtout dans le golfe du Saint-Laurent pendant l’hiver. Or, nous avons besoin de brise-glaces lourds. Le Louis S. St-Laurent est aussi vieux que moi, c’est-à-dire très vieux. La construction d’un brise-glace lourd prévue à North Vancouver n’en est même pas encore au stade de l’appel d’offres. Si vous pouviez presser un peu le gouvernement canadien d’appuyer sur l’accélérateur pour se doter de véritables brise-glaces, ce serait sûrement aidant. La glace fond, mais cela signifie qu’elle se déplace davantage et que la navigation devient moins prévisible. La saison de l’expédition s’allonge, et il y a de plus en plus de navires qui se trouvent mal pris. Nous devons avoir les moyens de nous rendre là où il le faut, dans toutes les conditions, et pour cela, il nous faut des brise-glaces dignes de ce nom.
Le président : Monsieur Byers, vous n’avez pas mentionné les patrouilleurs extracôtiers de l’Arctique. Il y en aura cin ou six, mais un seul est déjà en activité. Pouvez-vous nous parler un peu des avantages qu’ils nous procureront?
M. Byers : J’ai deux choses à dire à ce sujet. Premièrement, ce sont des navires de patrouille extracôtiers et de l’Arctique. Ils seront utilisés non seulement dans l’Arctique, mais également sur les côtes atlantique et pacifique. Ils remplaceront les patrouilleurs semi-hauturiers de la classe Kingston en plus de pouvoir naviguer dans l’Arctique. Ne vous attendez pas à ce que tous ces navires soient dans l’Arctique pendant l’été. Ils feront aussi un travail important dans l’Atlantique et le Pacifique.
Je sais qu’ils peuvent briser jusqu’à un mètre de glace de première année, mais cela ne leur permettra pas de pénétrer jusqu’au cœur de l’archipel la plupart des étés, ni d’y rester bien au-delà de septembre. Ce sont donc des navires d’été pour l’Arctique. Nous avons toujours besoin de brise-glaces.
M. Lackenbauer : Je vous remercie de cette question. Nous faisons l’analogie avec la Russie, mais je constate que la Russie investit beaucoup dans une infrastructure à usage double. Non seulement servira-t-elle à des fins militaires dans certains contextes, comme l’annonceront en grande pompe Poutine et le Kremlin, mais elle permettra à Poutine d’utiliser des fonds russes fédéraux pour construire une infrastructure dont bénéficieront ses alliés commerciaux dans certains projets d’exploitation des ressources et facilitera certaines activités le long de la voie maritime du Nord.
Ainsi, si l’on tient compte de la nature des navires construits et des raisons pour lesquelles ils ont cette forme, cela nous rappelle, de manière très générale, que lorsqu’on mène des activités de défense et de sécurité, elles peuvent avoir comme avantage secondaire ou tertiaire non seulement de permettre de diversifier l’économie nordique et de la stimuler, mais aussi d’optimiser nos investissements pour aider nos collectivités, si c’est notre principal objectif, pour les raisons évoquées collectivement ici.
Pour ce qui est de la menace de la militarisation, on sous-estime souvent le poids de la dissuasion au Canada. Toutes mes observations se fondent toujours sur l’idée que grâce à nos alliés, nous avons un atout dissuasif stable pour empêcher les menaces étrangères qui menaceraient l’Amérique du Nord. Pour déterminer s’il nous manque de ressources ou d’infrastructure, nous devons en discuter avec notre allié américain, et de grandes questions se posent sur l’avenir du NORAD et ce que nous ferons pour remplacer le système d’avertissement dans le Nord.
Il y a également des questions qui ont été soulevées dans le Livre blanc sur la défense intitulé Protection, Sécurité, Engagement, sur le rôle que l’OTAN peut jouer dans l’Arctique et la question de savoir si le Canada maintiendra la position qu’il défend depuis 10 ans, soit qu’il s’oppose à l’idée que l’OTAN joue un rôle explicite dans l’Arctique, puisque nous savons très bien que ce serait vu comme une provocation envers la Russie. Nous nous demandons ensuite si la menace environnementale a changé ou si elle est susceptible de changer et si nous devons nous faire entendre davantage et plus explicitement à cet égard et afficher notre solidarité avec l’OTAN pour dissuader la Russie de succomber à toute tentation d’aventurisme.
Très gentiment, je m’inscrirais toutefois en faux contre une affirmation de M. Byers : selon la Marine royale du Canada, les navires dont vous parlez sont des patrouilleurs extracôtiers et de l’Arctique. Nous sommes d’accord sur tout le reste : non seulement ces navires nous serviront-ils dans les opérations de la Marine, mais ils serviront à toutes sortes d’autres ministères fédéraux et territoriaux, ainsi qu’aux acteurs communautaires, pour une panoplie d’activités dans le Nord, dont la plupart seront de nature constabulaire dans un avenir rapproché, comme M. Byers l’a expliqué à juste titre.
Mme Lalonde : Si je peux répondre à votre question, dans un autre registre, j’insiste depuis déjà longtemps pour dire que non seulement il faut réclamer notre souveraineté sur l’Arctique, mais nous devons y agir à titre de souverain responsable, et c’est un peu ce dont parlait M. Byers quand il disait qu’il fallait nous occuper de notre population.
Je suis sensible à la question que vous soulevez, mais je suis parfois confrontée, lors de conférences internationales, à des collègues qui me disent : « Vous affirmez que ce sont vos eaux, mais que faites-vous? » Il faut donc joindre l’acte à la parole, si l’on peut dire.
Monsieur Lackenbauer expliquait avec beaucoup d’intelligence ce que la Russie est peut-être en train de faire dans sa partie de l’Arctique, mais il faut un équilibre. Si nous affirmons que ce sont nos eaux et que nous voulons les gérer ou les cogérer de manière responsable, nous avons des mesures à prendre. Il faut créer des ports de refuge, des endroits où se réfugier. Nous devons investir un peu pour appuyer nos revendications, si je peux le dire ainsi.
Je disais que la question exige du doigté. Pouvons-nous convaincre les gens d’utiliser les couloirs de navigation? Le Canada aime bien laisser le marché de l’assurance intervenir et faire en sorte qu’il soit extrêmement attirant pour les exploitants de navires d’opter pour les itinéraires les plus sûrs et que ces couloirs deviennent obligatoires.
Le président : Madame Lalonde, vous avez parlé du rôle des peuples autochtones dans l’établissement de la souveraineté du Canada dans l’Arctique et de leur fonction d’intendance de l’environnement fragile et précieux de l’Arctique. Dans l’Arctique, nous avons été presque tous choqués de l’annonce faite à la fin de 2016 par notre premier ministre au sujet d’un moratoire sur l’exploration pétrolière et gazière dans l’Arctique, pas nécessairement parce que nous étions pour ou contre, mais parce qu’il faut admettre qu’il n’a fait l’objet d’aucune consultation.
Depuis, le nouveau ministre des Affaires intergouvernementales et du Nord et du Commerce intérieur, l’honorable Dominique LeBlanc, a invité les gens des Territoires du Nord-Ouest et les Inuvialuit à participer à ce que j’appellerais des négociations sur leur rôle futur dans les eaux extracôtières de l’Arctique. À ma connaissance, la même démarche n’a pas encore eu lieu au Nunavut.
Comment entrevoyez-vous la gestion des eaux extracôtières de l’Arctique? Nous avons des modèles dans l’Atlantique dont nous pourrions nous inspirer. Selon vous, comment les Autochtones, en particulier, mais aussi les gouvernements des territoires adjacents pourraient-ils y participer?
Mme Lalonde : C’est vraiment la question. J’y travaille depuis des semaines. Bien sûr, la Loi constitutionnelle prescrit explicitement que la navigation et l’expédition sont de compétence fédérale, mais dans l’Arctique, le contexte est différent. Je m’interrogeais sur l’interaction entre les responsabilités et pouvoirs fédéraux, mais compte tenu des accords de revendications territoriales qui existent désormais et de l’Accord sur les revendications territoriales du Nunavut, le cadre est très riche.
Au-delà de la cogestion et des partenariats, quel rôle peuvent-ils jouer exactement? L’une des pistes les plus prometteuses est celle des zones de protection marine ou des zones de conservation. À l’échelle internationale, c’est l’un des principaux symboles de la responsabilité à l’égard des océans. L’ONU envisage d’établir des zones de protection marine, et divers pays ont pris des engagements en vertu de la Convention sur la diversité biologique. Ils ont tous des cibles, donc voilà. C’est un incitatif à ce que notre stratégie fédérale sur les zones de protection marine parle explicitement du respect des peuples autochtones. Ce serait une bonne façon de gérer nos eaux arctiques en restant sensibles aux besoins locaux.
Je ne veux pas trop m’avancer — je suis moi-même une habitante du Sud — mais les réalités ne sont pas nécessairement les mêmes pour les collectivités de l’Ouest de l’Arctique que pour les collectivités de l’Est de l’Arctique. Cela dit, ces outils juridiques permettront aux collectivités, si on leur permet de participer vraiment à la conception de plans de gestion pour ces zones, non seulement de jouer un rôle politique, d’une certaine façon — et là, je m’avance, à titre d’avocate —, mais aussi de contribuer à la mise en œuvre pour que les navires étrangers respectent nos plans de gestion et nos zones de protection marine.
J’aime le plan proactif de gestion des navires qui s’inscrit dans le Plan de protection des océans. La communauté de Cambridge Bay a été choisie comme communauté cible. Cela met beaucoup de pression sur elle, mais en demandant à la communauté de Cambridge Bay de réfléchir à ses besoins locaux pour la gestion des navires, on établit un modèle très concret dans un domaine de compétence fédérale, qui montre qu’on peut être sensible aux besoins des collectivités locales et des titulaires de droits et les mettre à contribution.
M. Byers : Vous vous rappelez sûrement que le prix mondial du pétrole avait chuté radicalement en 2014 et qu’il ne s’est rétabli que légèrement. Il est difficile d’imaginer qu’il devienne commercialement viable d’exploiter le pétrole et le gaz extracôtier de l’Arctique canadien, à moins que le prix du pétrole ne dépasse de loin les 100 $ le baril, ce qui représente essentiellement le double du prix actuel. Bien que le premier ministre ait imposé un moratoire, dans les faits, il n’y aurait pas eu de forage de toute façon. Je souligne aussi que ce moratoire doit faire l’objet d’un examen au bout de cinq ans, ce qui laisse entrevoir une volonté de peut-être le lever complètement ou en partie plus tard.
Je suis surpris que le gouvernement fédéral n’ait pas profité de l’occasion pour mobiliser les gouvernements nordiques, les Inuits et les Premières Nations, afin d’élaborer un cadre réglementaire qui aurait pu faire école dans le monde, en matière de sécurité et de protection de l’environnement, pour régir le forage dans les eaux extracôtières de l’Arctique et encadrer l’éventuelle levée de ce moratoire.
Je peux vous garantir une chose : un régime de calibre mondial, assorti de protections environnementales très strictes coûtera très cher. Je mets en garde les gouvernements et les résidents du Nord qui seraient tentés de se laisser aller à un excès enthousiasme à l’égard de toute exploitation future de pétrole et de gaz au large de l’Arctique. Il y aurait probablement de meilleurs débouchés économiques qui nécessiteraient beaucoup moins de subventions du Sud.
M. Lackenbauer : Rapidement — et c’est peut-être extrêmement superficiel —, mais il faut veiller à ce que notre stratégie, quelle qu’elle soit, laisse amplement de place à la diversité des points de vue, et je pense qu’il y a une question d’échelle qui entre en ligne de compte. Cherchons-nous une vision unique de la gestion des eaux extracôtières de l’Arctique? Cherchons-nous une approche inuite du Nunangat? Voulons-nous plutôt une orientation régionale? Il est manifeste, d’après les témoignages de la KIA et ses stratégies pour parvenir à ses fins dans sa région, qu’il faudra faire preuve de créativité et que cela ne passe pas nécessairement par Iqaluit, mais par des relations et des négociations avec Yellowknife pour assurer la diversité des futurs ou des stratégies d’avenir, tout en tenant compte des différences évidentes à l’échelle locale qu’évoquait Mme Lalonde. L’une des grandes questions qui se pose relativement à la stratégie, c’est celle de la façon de présenter les débouchés pour permettre la diversité, des débats sains et des expériences qui pourront différer d’un endroit à l’autre dans l’Arctique.
Cela dit, il y a aussi des divergences d’opinions en matière de gouvernance, sur la question de savoir qui devrait avoir le droit ultime de trancher en ce qui concerne les eaux extracôtières de l’Arctique.
Le président : Vous parlez de la mobilisation des peuples autochtones, monsieur Lackenbauer, et j’aimerais savoir si vous recommanderiez que les Rangers canadiens jouent un rôle accru ou différent de leur rôle actuel.
M. Lackenbauer : Merci beaucoup. C’est un sujet qui me passionne.
Concernant les Rangers, l’un des principaux messages que j’essaie de transmettre, c’est qu’il ne sert à rien de changer quelque chose qui fonctionne. C’est une façon sèche de dire que les Rangers se sont forgé une existence, une identité et une culture depuis plus de 70 ans. En gros, la promesse de leur octroyer des ressources et de l’aide supplémentaire serait probablement préférable à l’idée de changer leur rôle.
Dans ce cas-ci, à court terme, il faudrait surtout veiller à ce qu’il y ait plus d’instructeurs parmi les Rangers pour appuyer leurs activités locales, et ce serait probablement relativement facile à corriger rapidement, pour que les groupes de patrouille eux-mêmes soient mieux outillés pour aider les Rangers et les collectivités. Nul besoin d’élargir leur mandat, un mandat bien établi depuis plus de 70 ans, réaliste, qui leur permet de s’acquitter d’un rôle essentiel au sein des Forces armées canadiennes tout en répondant aux besoins des collectivités. Si nous commençons à le changer, nous le ferons à nos risques et périls.
Par contre, il faut clarifier la place des Rangers dans la constellation croissante d’acteurs communautaires qui interviennent en matière de sûreté et de sécurité dans le Nord. Il y a dorénavant des programmes de gardes-pêche dans certaines communautés, en plus de la Garde côtière auxiliaire et des équipes bénévoles de recherche et de sauvetage. Il faut donc s’efforcer d’harmoniser et de clarifier les rôles dans les collectivités pour déterminer comment investir dans les habitants du Nord, pour qu’ils puissent collectivement assumer différentes fonctions, selon les jours, pour véritablement aider les leurs. C’est ce qu’il faut viser.
Il est pertinent de se demander s’il faut revoir un peu les fonctions attribuées aux Rangers. La première étape consisterait à dresser une cartographie des ressources et à bien comprendre le portrait des acteurs locaux et ce que chacun apporte. C’est la première condition préalable essentielle, selon moi, avant d’envisager quelque changement que ce soit aux Rangers.
Pour que ce soit bien clair, pour le compte rendu, on est parfois tenté par des solutions faciles comme d’augmenter le nombre d’intervenants pour accroître leur rôle. Toutefois, si l’on examine le taux de participation des habitants du Nord au sein des Rangers, on voit que 23 p. 100 des Rangers sont déjà des femmes, dans l’Arctique, et si l’on tient compte des capacités des communautés, on aurait peut-être tort de s’attendre à pouvoir leur en demander plus. Il faut féliciter les Rangers de ce qu’ils font déjà, reconnaître l’ampleur et l’importance de leur contribution et nous assurer qu’ils puissent continuer de faire leur travail.
Merci.
Le président : Merci beaucoup, chers collègues. Nous avons eu le très grand privilège de recevoir aujourd’hui trois experts très respectés dans leurs domaines. Cela a été très utile. Sur ce, je remercie très chaleureusement nos témoins de leur aide très appréciée.
Nous accueillons maintenant notre dernier groupe de témoins. C’est avec très grand plaisir que je souhaite la bienvenue à Mme Cindy Dickson, directrice générale de l’Arctic Athabaskan Council, qui est le participant permanent autochtone au Conseil de l’Arctique. Elle se joint à nous par vidéoconférence de Whitehorse. Je vous remercie d’être parmi nous aujourd’hui, madame Dickson. Je vous invite à bien vouloir prononcer votre exposé, après quoi vous pouvez vous attendre à ce que les sénateurs vous posent quelques questions ou vous fassent part de leurs observations. Je vous souhaite la bienvenue.
Cindy Dickson, directrice générale, Arctic Athabaskan Council : Merci. Premièrement, je m’excuse de mes quelques minutes de retard.
Je gravite autour du Conseil de l’Arctique depuis environ 19 ans. À nos débuts, on nous demandait toujours la même chose : en quoi sera-t-il avantageux pour nos peuples de travailler au niveau international ou circumpolaire? Au fil du temps, nous avons réussi à générer beaucoup de connaissances pratiques sur les travaux scientifiques visant l’Arctique et le monde circumpolaire et nous avons pu rencontrer toutes sortes de personnes du monde circumpolaire qui vivaient des expériences similaires à la nôtre. Au fil des ans, nous avons mené beaucoup de recherches sur le savoir traditionnel et la science. Nous avons participé à beaucoup d’études qui nous ont aidés à comprendre les changements qui s’opèrent dans l’Arctique.
À la lumière de toutes ces années de recherche, il y a deux questions auxquelles nous estimons devoir prêter particulièrement attention, soit l’environnement et l’exploitation des ressources de l’Arctique. Il faut regrouper ces deux enjeux et essayer de trouver des moyens d’éduquer nos peuples. Bien souvent, nous sommes les deuxièmes ou les troisièmes à entendre parler de l’exploitation ou de l’extraction des ressources et de toute la dégradation de nos terres qui l’accompagne, mais le fait est que nous avons besoin d’emplois et de revenus dans le Nord. Nous avons donc besoin d’un certain degré d’exploitation des ressources.
Je pense que nous devons vraiment nous concentrer sur l’éducation. Dans nos collectivités, il n’y a pas toujours toutes les possibilités auxquelles on aurait accès dans les grands centres urbains en matière d’éducation. Nos enfants traînent toujours de la patte sur le plan scolaire. Si nous voulons faire avancer nos territoires, nous devons vraiment mettre l’accent sur l’éducation, la santé et le bien-être des personnes qui vivent dans l’Arctique. Nous entendons beaucoup parler des problèmes de santé mentale et du suicide dans les différentes collectivités de l’Arctique. L’éducation, la santé et le bien-être sont des composantes essentielles de notre avenir.
Il y a une chose dont nous ne discutons pas vraiment dans les rencontres circumpolaires, mais dont vous entendez parler beaucoup plus, et c’est la question des pensionnats autochtones, qui revient de plus en plus depuis quelques années. C’est un autre élément qui explique la situation en Arctique, particulièrement dans l’Arctique canadien, mais nous entendons le même genre d’histoires ailleurs aussi. C’est un problème tellement vaste. Il se répercute sur nos communautés, depuis nos enfants qui grandissent exposés à énormément de traumatismes intergénérationnels, jusqu’à nos leaders. Encore là, je pense qu’il faut mettre l’accent sur l’éducation. Il faut mettre l’accent sur la santé mentale et le bien-être de nos citoyens.
Nous avons participé à une étude du Conseil de l’Arctique qui sera présentée aux ministres en mai. Il s’agit d’une évaluation des répercussions environnementales dans l’Arctique. À cet égard, nous nous penchons sur les pratiques exemplaires et différents régimes dans l’Arctique. C’est un bon début, et si nous mettions davantage l’accent sur ces questions, ce serait positif. Lorsque nous examinons la recherche, nous examinons le savoir traditionnel et différents régimes. Nous en tirons les meilleurs éléments et nous essayons de les intégrer dans nos communautés et nous faisons beaucoup de sensibilisation sur ces questions.
Je ne sais pas combien de temps il me reste.
Le président : Vous pouvez conclure votre exposé, madame Dickson. Il vous reste un peu de temps si vous souhaitez continuer.
Mme Dickson : Merci.
Pour conclure, je dirais que le Conseil de l’Arctique est une très bonne tribune pour discuter de nos préoccupations. Dans nos communautés, nous avons encore peu de renseignements sur les différents mécanismes auxquels nous participons, les différents groupes de travail, et nous y travaillons. Je crois qu’il est vraiment important que notre jeune génération, de même que la génération plus âgée, comprenne à quel point établir des liens avec différentes communautés dans l’Arctique peut aider à renforcer les partenariats et à faire connaître les pratiques exemplaires et ce qui a bien fonctionné. Il s’agit d’un partenariat positif entre le gouvernement du Canada, nos territoires et nos communautés. Merci.
Le président : Nous vous remercions d’avoir donné votre point de vue. Je vous remercie de votre présence.
La sénatrice Bovey : Merci beaucoup. Je salue le travail que vous avez accompli avec le Conseil de l’Arctique pendant 19 ans. C’est un engagement très important, et je vous en remercie et vous félicite.
Je trouve vraiment encourageant que vous parliez de l’établissement de liens entre les communautés. C’est vraiment très important, à mon avis. J’attends avec impatience l’évaluation des répercussions environnementales dans l’Arctique, qui sera publiée en mai prochain, c’est bien cela?
Mme Dickson : Oui, nous avons terminé les travaux.
La sénatrice Bovey : Vous avez dit — et ce sont peut-être mes propos et pardonnez-moi si je fais erreur — que vous recueilliez des données scientifiques et des connaissances traditionnelles autochtones et des utilisations optimales pour la communauté. Je me demande si vous pouvez m’en dire un peu plus à ce sujet. S’agit-il de faire un choix, ou avez-vous trouvé des façons de combiner science empirique et savoir traditionnel dans différentes parties de l’Arctique?
J’y reviendrai peut-être rapidement avec une autre question par la suite.
Mme Dickson : Absolument. Au début de ma carrière, j’ai travaillé à un programme, le Programme de lutte contre les contaminants dans le Nord, qui relevait d’Ottawa; c’est un programme fédéral. C’est à ce moment-là que nous avons découvert le Conseil de l’Arctique. Les meilleurs scientifiques du monde participent au programme en question. Ils participent avec les membres des communautés, qui ont été en mesure de trouver, en pratiquant la chasse, différentes anomalies dans les aliments traditionnels. Ils ont eu recours à des données scientifiques pour le vérifier et ont fourni l’information au Programme de surveillance et d’évaluation de l’Arctique, un groupe de travail du Conseil de l’Arctique.
De plus, nous avons formé une coalition entre le Conseil des Premières Nations du Yukon, la Nation Dene, Inuit Tapiriit Kanatami et le Conseil circumpolaire inuit. Nous avons formé une coalition et participé aux comités intergouvernementaux de négociation qui ont mené à la Convention de Stockholm. À l’époque, on révélait que des contaminants étaient transportés sur de grandes distances jusqu’en Arctique et qu’ils étaient présents dans les aliments traditionnels. Nous avons été en mesure de très bien collaborer avec des décideurs à Ottawa, les scientifiques et les communautés pour établir un bon partenariat qui a mené à quelque chose de très positif et a des effets aujourd’hui quant à la réduction de certains des 12 premiers contaminants.
La sénatrice Bovey : C’est formidable. Merci.
Vous avez parlé — et nous avons tous lu sur le sujet et nous nous sentons perdus à bien des égards — des taux de suicide en Arctique. Si l’on ajoute cela à ce que vous venez de dire au sujet des 12 contaminants, je me demande si vous pouvez parler un peu de la médecine. Je m’intéresse de plus en plus à la médecine dans le Nord, encore une fois, du point de vue de la science et du savoir traditionnel. Je me demande si quelque chose nous échappe, s’il y a un vide entre les deux, et s’ils bénéficieraient l’un de l’autre. Êtes-vous au courant de travaux que le Conseil de l’Arctique accomplit peut-être sur les questions médicales?
Mme Dickson : Nous avons un petit groupe de travail, le groupe d’experts en santé humaine pour l’Arctique. Il mène des projets, mais il n’a pas mené de vastes projets. Il s’agit d’un petit groupe de travail.
Dans nos communautés, nous pratiquons notre propre médecine traditionnelle. Je sais que certaines personnes sont disposées à la partager, tandis que d’autres sont plus réticentes à le faire. Je crois qu’il serait bon d’amener davantage ces pratiques dans le milieu médical. Je crois que nous avons beaucoup trop recours aux médicaments en comprimés dans des cas où nous pourrions tenir compte davantage de sources traditionnelles que nos communautés utilisent.
La poix en est un exemple. Nous la recueillons et la faisons bouillir. On peut l’appliquer sur des lésions ou en boire dans le cas d’un rhume. Il existe différentes façons de l’utiliser. Cela fonctionne très bien. Il ne s’agit pas d’un comprimé et c’est accessible. Nous l’utilisons probablement depuis des milliers d’années. Mais je ne suis pas une spécialiste du domaine, et c’est tout ce que je peux dire.
La sénatrice Bovey : D’après votre expérience, les médecins sont-ils disposés à utiliser la médecine traditionnelle? Je vais poser cette question à mesure que nous avançons, de sorte que je ne vise personne en particulier. Notre comité n’en a pas encore discuté, et je trouve que c’est un volet important de la science et des connaissances autochtones. Connaissez-vous des médecins qui utilisent le savoir autochtone?
Mme Dickson : Je connais deux ou trois médecins. Ma cousine, qui s’est mariée et a déménagé en Alaska, est médecin. Elle connaît bien les remèdes traditionnels et utilise ceux qu’on lui a appris, mais pas dans sa pratique. J’ai aussi une très bonne amie qui vit en Sibérie. Elle est médecin et elle exerce sa profession dans la toundra auprès de gens qui ont toujours un mode de vie nomade traditionnel. Elle pratique la médecine dans sa yourte. Elle voyage, voit les gens et utilise certaines méthodes de guérison traditionnelles également.
La sénatrice Bovey : Je me demande si cela pourrait être utile pour ce qui est des suicides — tout moyen qui améliore une situation désastreuse est bon. Merci beaucoup.
La sénatrice Eaton : J’ai deux ou trois petites questions. Je poursuis dans la foulée de la question de ma collègue — et votre réponse pourrait être très brève, car, comme vous le dites, la médecine n’est pas votre domaine de compétence —, mais le président du Conseil des gouverneurs de l’Université de l’Arctique, Peter Sköld, a comparu précédemment. Vous le connaissez peut-être. Il a souligné entre autres que la fonte du pergélisol risque de faire réapparaître des maladies latentes depuis longtemps, comme la variole et l’influenza. Avez-vous vu une telle chose jusqu’à maintenant?
Mme Dickson : J’ai vu les rapports.
La sénatrice Eaton : Oui.
Mme Dickson : Je sais que sur notre partie du territoire, la rougeole est réapparue. Je ne sais pas si c’est une maladie qui s’en vient, mais je sais qu’il y a quelques cas dans les Territoires du Nord-Ouest présentement.
La sénatrice Eaton : Elle s’est manifestée dans d’autres régions du Canada également.
Je vais revenir sur un sujet que vous connaissez peut-être davantage. Vous parliez de l’éducation et de son importance, et le grand défi, c’est d’augmenter le niveau de scolarité dans le Nord. Avez-vous examiné les mesures que prennent d’autres sociétés nordiques, comme les sociétés scandinaves, pour augmenter les possibilités d’éducation pour les jeunes, et les adapte-t-on à la culture? Je pense que c’est une question très importante également.
Mme Dickson : Oui. En fait, lorsque l’Université de l’Arctique a été créée, il y avait environ 12 membres. L’Arctic Athabaskan Council était un participant clé pour le poste de vice-président autochtone à l’Université de l’Arctique. Pendant que nous examinions la possibilité de devenir membres, nous avons eu l’occasion de rencontrer différents établissements d’enseignement en Scandinavie. Ils ont en place des mécanismes très adaptés à la culture. Cela m’intéressait beaucoup, car le niveau de scolarité est élevé, également, un peu comme la Russie. Je sais que le Collège du Yukon, ici, à Whitehorse, et le collège des Territoires du Nord-Ouest sont également membres.
Ces dernières années, ils ont établi des programmes mieux adaptés à la culture. Il y a une amélioration en ce sens, mais le problème se pose vraiment aux niveaux inférieurs, de la maternelle aux 8e, 9e et 10e années. Voilà le principal problème, car, dans nos communautés, bon nombre de ces petits centres ne comptent parfois qu’un enseignant pour deux ou trois niveaux. Donc, lorsqu’il s’agit des niveaux collégial et universitaire, nous sommes très en retard.
La sénatrice Eaton : Oui, et nous avons observé ce phénomène dans d’autres régions du Nord.
Est-ce que vos jeunes ont perdu les compétences traditionnelles? J’ai été très surprise. Des Inuits du Labrador ont comparu devant notre comité et ils nous disaient qu’ils étaient en train de lancer un programme pour enseigner la chasse avec un attelage de chiens à la prochaine génération. J’ai été étonnée d’apprendre — j’imagine que cela s’explique par mon ignorance — que de telles compétences avaient disparu en une ou deux générations. Vos jeunes ont-ils des compétences traditionnelles leur permettant de vivre de la terre?
Mme Dickson : Une petite proportion de nos enfants peuvent le faire, en fait, mais vous avez tout à fait raison. Ces compétences disparaissent très rapidement. Il y a maintenant des gens qui ne savent pas chasser, ou qui ne savent pas quoi faire d’un animal. Ces compétences disparaissent à un rythme alarmant.
La technologie moderne remplace rapidement une foule de choses. L’une des choses, c’est que nous avons un grand accès à Internet. Les enfants ont accès à des jeux, à Snapchat, et cetera. Je ne sais même pas comment utiliser Snapchat, mais les enfants se lancent dans toute cette modernisation, et les choses changent très rapidement.
La sénatrice Coyle : Je vous remercie beaucoup de votre exposé et de votre présence. J’ai été ravie de vous entendre énoncer les avantages de participer au Conseil de l’Arctique. J’ai des questions à ce sujet, mais aussi des questions qui portent sur votre propre environnement.
Au début, vous avez parlé de l’importance de l’environnement et également de l’importance de l’exploitation des ressources dans l’Arctique, de même que du besoin de réunir les deux. Pourriez-vous expliquer davantage ce que vous vouliez dire et en quoi cela devrait consister?
Mme Dickson : Bien des membres de nos communautés veulent vraiment protéger notre environnement et nos terres. Un peu partout au Canada, des traités modernes protègent ces terres. Nous sommes en mesure d’adopter nos lois pour protéger les terres et les ressources, mais là où il y a un manque à mon avis, c’est que de nombreux membres de nos communautés n’ont pas le même niveau de scolarité que les gens de peut-être ailleurs dans le Sud. Il y a peu d’emplois. On peut travailler au gouvernement de la Première Nation, au gouvernement territorial ou peut-être au gouvernement fédéral si des postes existent. Nous ne tirons pas vraiment beaucoup de revenus de nos ressources. Il y a donc vraiment une très grande disparité entre les nantis et les démunis. Ce fait et les effets résidentiels font en sorte que la situation est pire pour les gens qui n’ont pas d’emplois.
Dans l’Arctique, nous utilisons également beaucoup de pétrole et de gaz, qui nous arrivent par camion ou par barge à partir des États-Unis ou de l’Alberta, à des milliers de kilomètres. Si nous y songeons bien, nous ne réduirons pas notre consommation de si tôt. Si nous pouvions tirer parti de nos propres ressources, nous réduirions, en fait, les émissions de gaz à effet de serre et notre empreinte. Or, pour y arriver, il nous faut un niveau d’éducation plus élevé. Cela ne doit pas venir des entreprises, car les communautés ne leur feront pas confiance; nos communautés ont besoin de systèmes d’éducation indépendants, de sorte que les ressources puissent peut-être fournir plus d’emplois, de sécurité et de services d’éducation, et peut-être même soutenir les soins de santé. Je crois qu’il y a beaucoup d’avantages.
À l’heure actuelle nous disons « pas dans ma cour », mais nous utilisons la cour de quelqu’un d’autre. C’est mon point de vue.
La sénatrice Coyle : Lorsque nous sommes allés au Yukon, en septembre, l’une des choses que nous avons apprises au sujet de l’exploitation des ressources — non pas du pétrole et du gaz, mais davantage des ressources minières —, c’est qu’il y a en fait plus d’investissements et d’occasions d’emploi dans l’assainissement des anciennes mines qu’il y a d’emplois, par exemple, dans de nouvelles mines sur votre territoire. Considérez-vous cela comme une possibilité — l’assainissement d’anciennes mines?
Mme Dickson : Je considère cela comme une bonne occasion pour les membres de la communauté de suivre une formation spécialisée qu’ils peuvent utiliser dans ces secteurs également. Je sais que le collège offre des cours. Je n’en connais pas exactement l’étendue, mais je considère cela comme une possibilité également.
La sénatrice Coyle : Merci.
Pour revenir au monde circumpolaire, vous avez mentionné que les liens sont très utiles et importants et que la communication de pratiques exemplaires dans toutes sortes de secteurs est avantageuse. Pourriez-vous donner des exemples, nous dire comment cela fonctionne, en quoi la communication de pratiques exemplaires fonctionne pour vous et pour d’autres, et également expliquer un peu quelles sont les pratiques exemplaires dont vous avez bénéficié?
Mme Dickson : D’accord. Je vous donne un exemple. Au départ, nous avons produit Arctic Climate Impact Assessment Report, un rapport portant sur l’évaluation de l’impact du changement climatique, piloté par M. Robert Carel, des États-Unis. Il a bien réussi à rassembler tous les scientifiques du monde circumpolaire et de nombreuses communautés autochtones. Nous avons raconté des expériences et nous avons mis en commun des pratiques exemplaires, et nous avons réuni des communautés pour parler de chasse et d’élevage. Les membres de notre communauté commençaient seulement à en apprendre sur les changements climatiques et le réchauffement de la planète, sur les mots, bien qu’ils en ont fait l’expérience. Ce n’est pas incorporé dans des documents, mais je pense qu’avec ce rapport, nous avons pu influencer nos propres gouvernements, ainsi que nos partenaires des gouvernements territorial et fédéral, pour créer des programmes et des services sur les questions liées au réchauffement planétaire et aux changements climatiques. Santé Canada a un programme, et le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien a lancé un programme il y a longtemps. C’est le premier avantage réel que nous avons observé.
À l’échelle locale, lorsque nous sommes allés en Scandinavie, nous avons vu, dans les communautés des Samis, tout le beau travail accompli, les différentes choses qui se font et les industries créées avec leurs baies. À l’époque, leurs baies représentaient une industrie de 1 milliard de dollars par année. Nous avons examiné leurs pratiques forestières.
La sénatrice Coyle : Certaines des activités économiques.
Mme Dickson : Nous avons examiné leur artisanat et tout ce qui est utilisé est local. Nous avons tenté de transmettre ces messages dans nos communautés. J’ai rapporté de l’artisanat ainsi que de l’information et j’en ai parlé dans autant de communautés que possible pour montrer que c’est faisable. Les gens ont pris leurs méthodes traditionnelles, leurs maisons qu’ils avaient construites en partie sous la terre, comme notre peuple le faisait ici dans le pergélisol, et en ont fait un restaurant. Leur fierté à l’égard de leurs ressources locales m’a marquée.
La sénatrice Coyle : Merci beaucoup. Vous nous transmettez de l’information fort utile.
Notre comité a notamment comme tâche de contribuer à l’élaboration du Cadre stratégique pour l’Arctique, et je sais que vous aussi y participez. Pouvez-vous nous décrire votre participation aux étapes qui ont mené au point où nous en sommes aujourd’hui avec le cadre, ainsi que les priorités à vos yeux?
Mme Dickson : Nous sommes en fait très chanceux, car nous participons depuis les premières étapes. J’ai pu diffuser l’information dans nos communautés. On nous avait confié la partie sur la région circumpolaire, mais nous avons pu au moins diffuser l’information à plus grande échelle avant de travailler sur notre section. Nous avons participé à chaque étape à partir du moment où les responsables avaient une première ébauche et nous ont indiqué les piliers. Pour nous, le processus était très bon. Nous avons pu exprimer toutes nos préoccupations et discuter de tous les piliers. C’était un très bon modèle à nos yeux. Nous avons reçu des commentaires de tous les territoires où nous avons des membres. C’était une bonne façon d’élaborer notre partie de la politique sur l’Arctique.
Je n’ai pas les documents devant moi sur la politique de l’Arctique, mais je crois qu’un domaine clé est l’éducation, la diffusion des connaissances scientifiques et traditionnelles à grande échelle, afin de mieux comprendre les connaissances traditionnelles, locales ou inuites, selon le terme que chacun voudra utiliser. Il reviendra à chaque communauté ou personne de décider du terme qui lui convient, car il n’y a pas de consensus.
Je vais vous en donner un exemple. J’ai été élevée par mon grand-père dans une communauté isolée, avec mon cousin. Il nous a élevés tous les deux. Lorsque mon grand-père a montré à mon cousin comment chasser, il lui a dit d’accompagner les chasseurs avec lesquels il s’entendait et d’aller avec eux dans diverses parties du territoire de chasse, et s’il aimait bien une pratique ou une méthode, de l’adopter. Une fois que le jeune chasseur se sent à l’aise, il a un style, une façon de chasser qui lui est propre. Mon cousin a donc profité de toutes les connaissances traditionnelles de la région et a façonné sa technique à lui.
La sénatrice Coyle : C’est formidable. Merci beaucoup.
La sénatrice Anderson : Merci beaucoup pour ces renseignements.
J’ai une question. Vous avez parlé de l’importance de l’éducation pour les enfants, ainsi que de leur retard sur le plan scolaire. Je viens des Territoires du Nord-Ouest. Je me demandais si le Yukon avait la même politique de scolarisation inclusive et de promotion automatique.
Mme Dickson : Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez dire par « politique de promotion automatique ».
La sénatrice Anderson : On les fait avancer d’une année à l’autre en fonction de leur âge, quel que soit...
Mme Dickson : Oui.
La sénatrice Anderson : ... leur rendement par rapport aux normes exigées.
Mme Dickson : D’accord.
La sénatrice Anderson : Je me demandais si la situation était la même dans les Territoires du Nord-Ouest. Les jeunes peuvent se rendre jusqu’à la 10e année, mais ensuite ils abandonnent parce qu’ils ne peuvent satisfaire aux exigences nationales des 10e, 11e et 12e années.
Mme Dickson : C’est tout à fait vrai. Je connais des jeunes qui peuvent à peine lire et qui ont néanmoins progressé d’une année à l’autre.
J’ai eu de la chance, parce qu’enfant, j’aimais vraiment la lecture, mais j’ai beaucoup ramé lorsque je suis arrivée à l’université. Il me fallait probablement quatre fois plus de temps que les autres pour rédiger une dissertation de 10 pages, et je devais vraiment m’atteler à la tâche. Mon amour pour la lecture m’a beaucoup servie. Il y avait aussi le choc culturel. Le fait de quitter ma communauté pour m’installer à Whitehorse m’a ébranlée. C’était encore un peu plus difficile lorsque je suis allée à Victoria. Je ne sais pas quelle serait la réponse, mais nous devons agir pour améliorer le rendement scolaire de nos jeunes et prévoir des programmes qui leur donnent la force nécessaire pour quitter leur communauté au besoin. Je n’ai pas la réponse.
La sénatrice Anderson : Merci.
J’ai une autre question. Vous avez relevé des problèmes au Yukon qui se font ressentir dans les trois territoires, soit le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut. Êtes-vous au courant de programmes, initiatives, services ou partenariats territoriaux ou locaux qui semblent prometteurs et qui régleraient certains des problèmes que vous avez relevés, tels que le suicide, l’échec scolaire et les problèmes de santé et de bien-être?
Mme Dickson : Au niveau du Conseil de l’Arctique, je sais qu’il y a eu beaucoup d’efforts de mise en commun des connaissances. Nous venons juste de tenir un atelier. Le Conseil circumpolaire inuit a organisé deux ateliers. Des jeunes de nos communautés ont participé à quelques ateliers. L’un a eu lieu à Ottawa, et l’autre en Finlande. Les jeunes se sont réunis et ont raconté leur vécu au moyen de témoignages et de vidéoclips. Ils ont été accompagnés d’adultes et de conseillers. Au terme du programme, je crois que certains participants se sont forgé des amitiés pour la vie. Ils ne se sentaient pas si isolés ou seuls. Je crois que tout programme qui réunit les gens pour favoriser le dialogue est important, et il est beaucoup plus sûr pour les gens de le faire à l’extérieur de leur communauté plutôt qu’à l’intérieur.
Le président : Madame Dickson, en ce moment, nous examinons la place de l’Arctique sur l’échiquier mondial, dans un contexte international, et nous sommes honorés d’accueillir quelqu’un qui a acquis tant d’expérience avec le Conseil de l’Arctique au fil des ans. J’ai l’impression que le Arctic Athabaskan Council a jugé sa participation utile, comme vous l’avez indiqué.
J’hésite à poser la question, puisqu’il pourrait toujours y en avoir plus, mais recevez-vous suffisamment de soutien du Canada pour votre participation à ces activités et réunions circumpolaires? Je sais qu’il faut se déplacer à des endroits éloignés de l’Arctique de temps à autre pour assister aux événements et réunions. Recevez-vous un soutien adéquat pour ce travail?
Mme Dickson : Il est clair que nous pourrions en recevoir plus, mais nous sommes reconnaissants du soutien accordé par le gouvernement du Canada. Les montants ont augmenté considérablement au fil des ans. Au départ, nous n’avions aucun soutien, donc c’est déjà beaucoup. Je sais que d’autres pays sont beaucoup moins généreux. Le gouvernement nous donne ce qu’il peut et nous tentons d’utiliser l’argent de la façon la plus efficace. Bref, nous voudrions en recevoir beaucoup plus, mais nous sommes reconnaissants des sommes accordées.
Le président : C’est gentil de votre part. Merci.
Le Conseil de l’Arctique a été créé par le Canada, et certains observateurs y voient un modèle de coopération internationale qui aurait pu être utilisé dans d’autres régions, outre l’Arctique. Puisque vous participez à ses activités depuis tant d’années, avez-vous un avis sur l’intérêt croissant des États non arctiques ou quasi arctiques, comme ils s’appellent, pour ce qui est de devenir observateurs auprès du Conseil de l’Arctique? Je sais que les intervenants autochtones ont maintenant leur place permanente à la table, une place obtenue au prix de grands efforts, j’en suis sûr. Nous voyons maintenant toute une diversité d’États non arctiques qui cherchent à devenir observateurs. Est-ce une bonne chose? Avez-vous un avis là-dessus?
Mme Dickson : Oui, je crois que c’est une bonne chose. Plus il y a d’États arctiques ou d’observateurs autorisés à participer, plus ce sera positif, à condition qu’ils participent de façon constructive. Nous pouvons soulever des problèmes et diffuser l’information à un public élargi. Nous pouvons mettre en commun les pratiques exemplaires. Nous sommes en train d’exprimer nos préoccupations et peut-être d’arriver à des solutions mondiales ensemble. Moi-même, je vois ça d’un œil très positif, le fait d’être aussi inclusif que possible.
Le président : J’ai une dernière question. Vous avez parlé des avantages et de l’utilité de la mise en commun des pratiques exemplaires avec les résidants autochtones de l’Arctique. Nous savons qu’il y a d’énormes obstacles géographiques. Seulement une poignée d’entre nous ont pu voyager dans la région circumpolaire, et j’en suis un des rares chanceux. En fait, de nombreux Canadiens ne peuvent même pas se rendre dans leur propre région arctique, comme vous le savez. Avez-vous songé à des façons dont les communautés autochtones de l’Arctique pourraient se réunir plus facilement ou plus souvent? La mobilité est un enjeu dans les régions arctiques. Devrait-on travailler là-dessus d’une façon quelconque?
Mme Dickson : Absolument. Il est très important que les communautés puissent elles-mêmes s’échanger de l’information. Nous l’avons fait il y a quelques années, dans le cadre d’un projet réunissant des chasseurs et des éleveurs. Nous avons fait venir des éleveurs à Whitehorse et nous avons tenu un grand rassemblement à Inuvik. Nous avons réuni les Gwich’in, les Athabascans et les éleveurs du Nord de l’Arctique, les aînés ainsi que les jeunes. Ils ont pu parler de leurs techniques différentes, expliquer pourquoi ils voulaient chasser ou élever, les avantages et les inconvénients. Les communautés ont beaucoup appris. Il y avait également un élevage de rennes à Inuvik, et nous avons organisé une visite et noué des contacts, ce qui a été une expérience enrichissante.
Le président : C’est très intéressant. Vu la réussite des Samis dans tous les aspects de la gestion des rennes et la création d’économies autochtones, je me pose des questions. Nous avons vu des viandes en conserve que je ne connaissais pas. Compte tenu du déclin fort inquiétant des troupeaux en Amérique du Nord, nous devrions peut-être nous aventurer et adopter des méthodes novatrices et considérer l’élevage comme une solution qui nous permettrait d’entretenir les troupeaux et de les conserver. Avez-vous pu en discuter pendant les ateliers que vous avez décrits?
Mme Dickson : Nous en avons discuté, et l’une des raisons principales qui ont motivé notre projet de rassembler les chasseurs et les éleveurs, c’est que l’élevage est pratiqué partout dans l’Arctique circumpolaire, mis à part cette partie du Nord et de l’Arctique. Notre première expérience de l’élevage a été des clôtures à caribous. Nous aurions pratiqué l’élevage dans l’avenir s’il n’y avait pas eu de contact avec les Blancs. Pour introduire le concept dans nos communautés, j’ai pensé inviter les éleveurs de rennes et entretenir des discussions au fil des ans ou organiser des activités lorsque cela s’avérait possible, afin que les communautés puissent y réfléchir, car certains troupeaux en sont à des stades fort critiques. Nous devons examiner les méthodes d’adaptation, et je crois que dans un avenir proche, ce sera une méthode viable.
Le président : C’est très encourageant.
Au nom du comité, je vous remercie d’avoir contribué à notre étude et d’être venue cet après-midi. Je vous souhaite une excellente fin de journée.
(La séance est levée.)