Aller au contenu
ARCT - Comité spécial

Arctique (spécial)

 

LE COMITÉ SÉNATORIAL SPÉCIAL SUR L’ARCTIQUE

TÉMOIGNAGES


OTTAWA, le mercredi 3 avril 2019

Le Comité sénatorial spécial sur l’Arctique se réunit aujourd’hui, à 11 h 17, pour examiner les changements importants et rapides qui se produisent dans l’Arctique et les effets de ces changements sur les premiers habitants.

Le sénateur Dennis Glen Patterson (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Ullaakuut. Bonjour, et bienvenue à cette séance du Comité sénatorial spécial sur l’Arctique. Je m’appelle Dennis Patterson; je suis un sénateur du Nunavut et je préside le comité.

Avant de commencer, j’aimerais rapidement proposer une motion, qui est la suivante :

Nonobstant les pratiques habituelles et conformément à l’article 12-17 du Règlement, que le comité soit autorisé à entendre des témoignages les 3, 8 et 10 avril sans quorum, pourvu que deux membres du comité soient présents.

Êtes-vous d’accord?

Des voix : D’accord.

Le président : Merci beaucoup.

Je vais demander aux sénatrices présentes de bien vouloir se présenter, en commençant par notre vice-présidente.

La sénatrice Bovey : Patricia Bovey, du Manitoba.

Je vous remercie tous d’être venus et de votre patience. C’est une journée chargée, et nous sommes un peu éparpillés. Nous apprécions votre persévérance.

La sénatrice Coyle : Mary Coyle, de la Nouvelle-Écosse.

La sénatrice Anderson : Dawn Anderson, e Yellowknife. Toutes mes excuses; je ne me sens vraiment pas très bien.

Le président : Sénatrice Anderson, je vous remercie de vous être déplacée, malgré votre indisposition, pour nous aider à atteindre le quorum. C’est apprécié.

Aujourd’hui, nous poursuivons notre étude sur les changements importants et rapides dans l’Arctique et sur leurs effets sur les premiers habitants. Nous serons un peu pressés par le temps, ce qui pourrait écourter la période des questions.

Dans notre premier groupe de témoins, je suis heureux d’accueillir Ted Hewitt, président du Comité de coordination de la recherche au Canada, ainsi que du Conseil de recherches en sciences humaines, communément appelé le CRSH. Nous accueillons également Tammy Clifford, vice-présidente, Programmes de recherche des Instituts de recherche en santé du Canada; Marc Fortin, vice-président, Partenariats de recherche et chef de l’exploitation du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada; et, enfin, David Moorman, conseiller principal, Politiques et planification à la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI).

Monsieur Hewitt, je crois que c’est vous qui commencez, et nous aurons ensuite une brève période de questions et réponses.

Ted Hewitt, président du Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), Comité de coordination de la recherche au Canada : Merci de nous avoir invités ici aujourd’hui. Je suis très heureux de me joindre à vous, sénatrices et collègues.

À titre de président du Comité de coordination de la recherche au Canada, que nous appelons entre nous le CCRC, et de président du Conseil de recherches en sciences humaines, je suis heureux de vous décrire le vaste éventail d’activités de recherche susceptibles d’enrichir le Cadre stratégique du Canada pour l’Arctique.

[Français]

Les organismes fédéraux de subvention de la recherche — les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), le Conseil de recherche en sciences naturelles et en génie (CRSNG) et le conseil que je dirige, le CRSH —, ainsi que la Fondation canadienne pour l’innovation (FCI), investissent des sommes importantes dans la recherche sur le Nord, et notamment sur l’Arctique. Ainsi, au cours des cinq dernières années, par exemple, les trois organismes subventionnaires ont collectivement investi plus de 340 millions de dollars pour faire progresser la recherche sur les priorités dans le Nord.

[Traduction]

Il est important de comprendre que la plus grande partie de ces fonds est attribuée dans le cadre de concours de subventions fondés sur la demande, ouverts à des candidats de tous les domaines et s’intéressant à tous les sujets de recherche, et non à la suite d’appels ciblés visant la recherche sur le Nord. En d’autres termes, de nombreuses recherches sur des questions touchant l’Arctique sont financées parce que la communauté des chercheurs reconnaît l’importance d’assurer l’avancement des connaissances sur l’Arctique, notamment en ce qui concerne la santé et le bien-être collectifs, la surveillance du changement climatique et l’adaptation à ce changement, les écosystèmes marins, la télédétection par satellite et des pratiques minières plus respectueuses de l’environnement et divers défis sociaux, culturels, technologiques, environnementaux et économiques.

Voici quelques exemples concrets de travaux de recherche qui ont eu des retombées positives pour l’Arctique. En collaboration avec des partenaires nationaux et internationaux comme le Groupe de travail sur le développement durable du Conseil de l’Arctique, les IRSC tentent d’améliorer la santé mentale des habitants des communautés du Nord. Je crois qu’ils ont eux aussi présenté un mémoire qui explique ce travail.

[Français]

Le projet OceanCanada du CRSH réunit des partenaires de partout au Canada dans le but de comprendre les menaces auxquelles sont exposées les régions côtières canadiennes bordées par les océans Arctique, Atlantique et Pacifique et de contrer ces menaces tout en essayant d’élaborer une vision commune de l’avenir de nos océans. Cette vision est axée sur la santé et le bien-être des populations des régions côtières et de l’environnement marin.

[Traduction]

J’aimerais également souligner aujourd’hui que bon nombre des témoins que vous entendrez au cours de votre témoignage reçoivent du financement du CRSH. J’espère donc que vous insisterez auprès d’eux pour qu’ils vous disent combien d’argent ils ont reçu et si l’investissement a été rentable.

L’appui du CRSNG à la recherche et à la formation dans le Nord rejoint plusieurs secteurs prioritaires, comme la surveillance du changement climatique et l’adaptation à ce changement, les prévisions météorologiques, les écosystèmes marins de l’Arctique, la télédétection par satellite et les pratiques minières plus respectueuses de l’environnement

La FCI et ses partenaires financent un projet d’élaboration d’un système de gestion des données sur l’Arctique, qui permettra aux chercheurs canadiens et étrangers d’accéder à des renseignements sur les régions et les collectivités nordiques du Canada.

[Français]

Voilà précisément le genre de collaboration que le CCRC s’emploie à promouvoir. Le comité réunit les têtes dirigeantes des organismes fédéraux spécialisés en recherche, en science et en santé. Nous sommes chargés de redynamiser le système de financement de la science au Canada afin de répondre aux besoins actuels et à venir de nos scientifiques, de nos chercheurs et de nos étudiants. Notre mandat consiste à atteindre cet objectif en renforçant l’harmonisation, la collaboration et la coordination entre les conseils subventionnaires et la FCI.

[Traduction]

En créant des alliances entre la communauté des chercheurs et d’autres secteurs, les organismes de financement peuvent mettre en commun des ressources et mieux coordonner l’utilisation des installations, afin d’optimiser les investissements du Canada dans la recherche.

Le renforcement de la recherche autochtone au Canada compte parmi les grandes priorités du CCRC. Le CRSH, au nom du CCRC, a réalisé 14 activités de mobilisation d’organismes autochtones, notamment à Yellowknife et Inuvik, et a organisé une table ronde avec l’Inuit Tapiriit Kanatami. Ces activités comptaient la participation d’aînés, de gardiens du savoir, de leaders communautaires, de chercheurs, d’étudiants et de jeunes.

[Français]

À l’automne 2018, le CRSH, au nom du CCRC, a attribué 116 subventions Connexion – Capacité de recherche autochtone et réconciliation dans le but de cerner de nouvelles façons de mener des recherches avec les communautés autochtones. Cet investissement, totalisant 5,6 millions de dollars, est lié à la priorité du CCRC qui vise à élaborer, en partenariat avec les communautés autochtones, un modèle interdisciplinaire de recherche et de formation en recherche qui contribue à la réconciliation avec les Premières Nations, les Métis et les Inuits.

[Traduction]

Plus de la moitié de ces subventions ont été attribuées à des organismes autochtones à but non lucratif et une douzaine d’entre elles ont servi à financer des projets portant sur les communautés du Nord et de l’Arctique. Les possibilités seront plus nombreuses, dans les domaines de la recherche autochtone et de la recherche sur l’Arctique, grâce au fonds Nouvelles frontières en recherche, un nouveau programme interorganismes conçu par le CCRC. Ce programme vise à accélérer la réalisation de recherches multidisciplinaires audacieuses, inventives, à haut risque et sans limites géographiques. Il comporte trois volets de financement : exploration, transformation et international. Les résultats du concours tenu dans le cadre du premier volet seront annoncés au printemps.

[Français]

Ce fonds devrait offrir davantage de soutien à la recherche pour la collaboration circumpolaire multidisciplinaire requise en vue de s’attaquer aux problèmes difficiles auxquels l’Arctique doit faire face.

[Traduction]

J’ai à peine effleuré le rôle de la recherche sur l’Arctique dans le développement du Cadre stratégique du Canada pour l’Arctique. Toutefois, mes collègues et moi répondrons avec plaisir à toutes vos questions.

Merci beaucoup.

Le président : Monsieur Hewitt et chers collègues, nous sommes privilégiés de vous accueillir ici aujourd’hui. Je vais céder la parole à notre vice-présidente pour la première question.

La sénatrice Bovey : J’ai quelques questions pour vous. Je tiens vraiment à vous remercier de ce que vous faites. J’ai été en contact avec divers organismes de financement pendant de nombreuses décennies et je connais bien le travail du CRSH. Je respecte vraiment le processus d’évaluation par les pairs, qui est une garantie d’indépendance et rehausse l’importance des projets qui reçoivent les fonds.

Toutefois, comme je représente l’Arctique et que j’ai gravité autour du milieu universitaire, et comme je viens du monde des musées d’art, ce qui fait que je n’ai pas été admissible au financement du CRSH pendant de nombreuses années parce que notre financement venait d’ailleurs, je m’interroge sur la façon dont tous nos collègues de l’Arctique peuvent présenter une demande de financement.

En ce qui concerne plus particulièrement le service Internet, un administrateur municipal nous a dit qu’il a fallu six jours pour que son rapport annuel concernant sa collectivité se rende dans le Sud, et ce, même s’il ne contenait pas d’images. Vous savez très bien que beaucoup de demandes de financement de la recherche comportent des graphiques et tout ce qui s’y rattache.

Quel est le niveau d’accessibilité pour les gens qui veulent présenter une demande? Je suis sensible aux 5,6 millions de dollars qui ont été accordés pour le Nord et à tous les chiffres que vous avez fournis, mais je sais aussi qu’il y a beaucoup d’autres travaux qui sont menés là-bas. Combien de personnes sont dissuadées de soumettre une demande en raison de l’inaccessibilité technologique?

Nous savons que le Nord, l’Arctique, représente 40 p. 100 du Canada, et ce n’est un secret pour personne que je pense que c’est là que se trouve l’avenir du pays. Nos politiques de recherche sont-elles vraiment conçues pour tenir compte du genre de travail qui est nécessaire pour prendre conscience de l’importance et de la gravité de certains des problèmes qui se posent là-bas?

J’ai une autre question après celle-ci, si vous me le permettez.

M. Hewitt : Je vais commencer, puis je céderai la parole à mes collègues.

Il y a une chose que je peux dire au nom de tous, c’est que nous sommes très intéressés à explorer plus à fond la façon dont nous encourageons les gens du Nord à faire de la recherche sur et pour les gens du Nord. La réalité — et je pense que nos organismes le confirmeront — est que la grande majorité des recherches proviennent du Sud et qu’elles pourraient être menées en collaboration avec les habitants du Nord. Nous aimerions que ce soit l’inverse. Nous prenons donc des mesures pour encourager les habitants du Nord à présenter des demandes. Cela répond peut-être à votre deuxième question.

La sénatrice Bovey : Puis-je poser une autre question à ce sujet, parce que je pense que c’est vraiment important?

Nous avons entendu dire que les politiques du Nord doivent être élaborées pour le Nord, par le Nord, dans le Nord. Il y a de nombreuses années, j’ai siégé au conseil d’administration du Conseil des arts du Canada, au moment où il était question de ramener le CRSH et le Conseil des arts du Canada ensemble. Ce n’est donc pas nouveau pour moi. Cependant, nous savons que le CRSH finance traditionnellement la recherche universitaire. Nous savons aussi qu’il n’y a pas encore d’universités du Nord, dans le Nord et pour le Nord, mais la situation est sur le point de changer.

M. Hewitt : Je vais essayer de répondre à cette question, puis je céderai la parole à mes collègues, parce que nous sommes conscients de cela aussi. À l’heure actuelle, le CRSH finance la recherche dans les collèges. Donc, les trois collèges du Nord — et je peux en témoigner — ont tous reçu du financement à un moment donné et continuent d’en recevoir. Je pense qu’il est important de le souligner.

L’autre élément, c’est que, au CRSH — et je ne parle qu’au nom du CRSH dans ce cas —, nous avons élargi les programmes existants qui permettent aux organismes sans but lucratif de présenter des demandes pour la plupart de nos possibilités de financement. Ils sont donc admissibles à présenter une demande et à recevoir du financement, mais ils doivent encore faire l’objet d’un examen par les pairs. J’en veux pour preuve que sur les 116 prix qui ont été accordés dans le cadre du programme Connexion pour encourager la participation des Autochtones, 50 l’ont été à des organismes autochtones sans but lucratif. Nous commençons donc à élargir les domaines que nous considérons comme faisant partie de la recherche et l’éventail des personnes que nous considérons comme des chercheurs, afin de rendre compte de la situation.

Je ne peux pas parler des enjeux liés à Connexion autrement que de ce point de vue-là. Les gens du Nord nous ont dit qu’il s’agit d’un enjeu, et nous aimerions en discuter davantage avec nos partenaires du Nord.

Je vais céder la parole à quiconque voudrait ajouter quelque chose.

Marc Fortin, vice-président, Partenariats de recherche et chef de l’exploitation, Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada : J’aimerais d’abord aborder la question de l’accessibilité aux programmes que vous avez soulevée.

Au Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie, nous sommes en train d’examiner et de remanier les programmes de partenariat, qui représentent environ 270 millions de dollars de dépenses par année, des partenariats entre différents groupes, chercheurs universitaires et parfois représentants de l’industrie. Nous sommes en train de simplifier ces programmes et d’en élargir les critères d’admissibilité, y compris pour les organismes sans but lucratif et les organismes communautaires, et nous pensons particulièrement aux collectivités du Nord.

Nous finançons également des collèges, comme l’a mentionné M. Hewitt. Nous sommes sur le point de mettre en œuvre un nouveau programme dans quelques semaines, ce qui changera la donne pour bon nombre de ces collectivités.

Nous nous penchons également sur la façon d’examiner les propositions de recherche qui proviennent de ces collectivités. Nous avons du travail à faire, parce que si nous appliquons l’approche classique ou conventionnelle de l’examen par les pairs, nous savons que cela posera un défi pour certains de ces organismes sans but lucratif, petits groupes communautaires ou associations communautaires. Nous travaillons donc actuellement à adapter nos méthodes d’examen par les pairs à ces collectivités.

David Moorman, conseiller principal, Politiques et planification, Fondation canadienne pour l’innovation (FCI) : Merci, sénatrice. La question de la connectivité est vraiment importante. Au fond, c’est une question d’infrastructures. La Fondation canadienne pour l’innovation finance les infrastructures de recherche et les infrastructures connexes. C’est notre raison d’être.

La connectivité dans le Nord, en particulier, pose un grand défi pour tout le monde, et elle fait partie des dépenses admissibles dans le cadre des contributions de la FCI. Nous commençons à voir des approches beaucoup plus sophistiquées pour surmonter certains des obstacles liés à la distance, ainsi qu’au manque de réseaux de câblage comme ceux dont nous bénéficions tous dans le Sud du Canada, et nous cherchons particulièrement des façons de créer des bases de données d’information qui intègrent le savoir autochtone et le savoir scientifique de façon très pointue.

L’utilisation du savoir — ce qui ressort de la science et de la capacité d’observation, en particulier chez les Inuits — est vraiment ce qui motive la capacité de former les jeunes, de résoudre les problèmes et de répondre aux préoccupations environnementales. Les chercheurs, en particulier sur un certain nombre de projets, explorent des moyens de surmonter le problème de l’accès à cette information. Comment doit-on la structurer? Comment peut-on s’assurer qu’elle est accessible non seulement pour les chercheurs du Sud, mais aussi pour les collectivités du Nord? Il s’agit d’une entreprise très coûteuse et de très longue haleine, mais il s’agit de quelque chose que nous intégrons directement et que nous rendons admissible à nos contributions. Nous avons de très bons exemples à cet égard.

La sénatrice Bovey : Ces fonds sont-ils destinés autant ou davantage aux organisations du Nord qui soumettent des demandes qu’aux organisations du Sud qui travaillent dans le Nord?

M. Moorman : Absolument. Nous sommes limités par nos lois, bien sûr, et par les critères d’inadmissibilité au financement de la FCI.

La semaine prochaine, des discussions sont prévues avec des représentants du Collège du Yukon concernant ses ambitions de devenir une université. Nous avons un certain nombre de collèges. Nous finançons les collèges admissibles. Il y a aussi des étapes dans le développement de leur capacité de mener des recherches que nous pouvons appuyer et auxquelles nous devons apporter une attention particulière. Comme l’a dit M. Hewitt, nous répondons aux demandes du milieu de la recherche. Dans le cadre de notre processus d’examen du mérite, nous insistons pour que les intérêts locaux soient non seulement pris en considération, mais aussi intégrés à la recherche proprement dite.

La sénatrice Bovey : Monsieur le président, je trouve cela encourageant. J’ai une mise en garde à faire en rapport avec ce que nous ont dit les diplômés du secondaire du Nord lorsque nous étions là-bas, qui ont obtenu des A-plus en anglais et en mathématiques. Lorsqu’ils sont venus entreprendre leurs études postsecondaires, ils se situaient aux niveaux de la septième et de la cinquième année respectivement. Donc, quand je parle d’accès, je parle de toutes sortes d’accès. Je pense qu’il convient de faire cette mise en garde.

J’ai une autre question. Je suis heureuse d’apprendre qu’il y a des projets concernant le savoir autochtone. J’aimerais que les nouveaux documents de programme dont vous avez parlé et qui ont été publiés soient envoyés à la greffière pour qu’ils puissent être annexés à notre rapport, parce que je pense qu’il est très important de documenter cette transition. Cela nous aidera à en assurer une diffusion plus large dans la collectivité.

J’aimerais que vous parliez davantage de la collaboration circumpolaire qui, encore une fois, compte tenu de mon passé, est un domaine sur lequel j’ai travaillé, particulièrement entre les Inuits et les Samis, peu m’importe la région circumpolaire dont il est question. Je me demande si vous pourriez me donner des exemples de la recherche circumpolaire de fond que vous avez financée pour et avec nos citoyens de l’Arctique.

M. Hewitt : Je me tourne vers mes collègues. Ils aimeraient peut-être commencer pendant que je trouve mes exemples.

Le président : Vous pourriez fournir cette information par la suite au comité.

M. Hewitt : Vous aimeriez peut-être un compte rendu plus complet. Nous avons déjà travaillé avec les Samis et nous avons d’autres projets qui se rattachent à eux dans le cadre de l’initiative de financement des partenariats, tout comme nos autres collègues.

La sénatrice Bovey : Plutôt que de prendre du temps pour cela maintenant, si chacune de vos organisations pouvait nous transmettre une partie de ces documents, cela nous permettrait de constituer une base. Vous avez l’avantage d’arriver vers la fin de nos diverses audiences et de pouvoir compléter certains des commentaires que nous avons entendus.

Je tiens à vous rappeler que cela est extrêmement important.

M. Hewitt : Nous nous engageons à donner suite à votre demande et à transmettre les documents au comité.

Le président : Surtout en ce qui a trait aux IRSC, où beaucoup de travail a été fait, je crois.

La sénatrice Bovey : Et la recherche médicale, la recherche sur le bien-être.

Tammy Clifford, vice-présidente, Programmes de recherche, Instituts de recherche en santé du Canada : Exactement.

La sénatrice Coyle : Merci à tous d’être parmi nous ce matin.

Ma première question est assez générale. À la fin de votre présentation, monsieur Hewitt, vous avez dit que vous n’avez fait qu’effleurer le rôle de la recherche sur l’Arctique dans le développement du Cadre stratégique du Canada pour l’Arctique. La question que j’aimerais vous poser, à vous et à vos collègues, est la suivante : comment, selon vous, la recherche dans l’Arctique peut-elle non seulement éclairer le Cadre stratégique du Canada pour l’Arctique, mais aussi en faire partie intégrante?

M. Hewitt : De toute évidence, dans ce genre de contexte, nous vous fournissons l’information dont nous disposons et des renseignements supplémentaires sur les détails.

L’un des points de vue du CRSH — et je parle principalement du CRSH ici —, c’est que nous sommes uniques en ce sens que nous finançons la recherche sur les politiques et leur mise en œuvre. Au fur et à mesure que les politiques seront mises en œuvre, comme ce sera le cas, les chercheurs seront très intéressés à examiner comment elles l’ont été, quel succès elles ont obtenu et quels étaient les lacunes ou les échecs dignes de mention, et c’est nous qui financerons ce travail.

Ce sera là notre principale contribution, non seulement par l’entremise des subventions de recherche, mais aussi par l’entremise des étudiants, que nous financerons, et qui travailleront sur le terrain ou au gouvernement dans le cadre de la mise en œuvre de ce cadre stratégique. C’est ce que je répondrais à cela.

M. Fortin : En tant qu’organisme subventionnaire, nous ne définissons pas les politiques. Nous travaillons avec les ministères fédéraux pour appuyer la définition des politiques, ainsi que leur évolution et celle des cadres réglementaires. Dans un sens, nous établissons le lien avec le milieu de la recherche, qui peut ensuite fournir la base de données probantes pour l’élaboration des politiques.

Un exemple de collaboration avec les ministères fédéraux est un petit programme que nous avons lancé l’an dernier avec Environnement et Changement climatique Canada (ECCC), et dans le cadre duquel ont été définies un certain nombre de lacunes dans les connaissances concernant l’élaboration de politiques relatives aux changements climatiques. Avec ce ministère, nous avons fourni du financement au milieu universitaire pour qu’il produise les données probantes et les connaissances nécessaires pour combler ces lacunes, essentiellement.

Le président : Madame Clifford?

Mme Clifford : Merci beaucoup.

Tout d’abord, je dois reconnaître que je suis privilégiée d’être ici. Je remplace le président des Instituts de recherche en santé du Canada, le Dr Michael Strong, qui est actuellement au Nunavut pour participer au programme de formation des cadres de l’ITK. Encore une fois, l’engagement des IRSC à l’égard de l’Arctique et des populations de l’Arctique imprègne toute l’organisation.

J’aimerais parler de deux initiatives particulières des IRSC qui se rapportent en fait au mandat de ces derniers, tel qu’il est énoncé dans la Loi sur les Instituts de recherche en santé du Canada. Les IRSC doivent financer la création de savoir et son application, afin d’améliorer la santé des Canadiens. Nous produisons et appuyons donc la production des données probantes nécessaires pour éclairer les politiques.

Dès le départ, les IRSC ont compté parmi leurs instituts un qui se consacre à la santé des peuples autochtones. Il s’agit de l’Institut de la santé des Autochtones, qui a reçu 180 millions de dollars des IRSC au cours des cinq dernières années et dont le mandat consiste à améliorer la santé et le bien-être des peuples autochtones dans toutes les régions du Canada, y compris le Nord, en stimulant la recherche sur la santé des Autochtones, en créant de nouvelles connaissances, en formant des partenariats de recherche avec des organisations et, surtout, en faisant participer avec respect les collectivités autochtones aux projets qui sont entrepris et qui les concernent. Cet institut assure un leadership stratégique et scientifique pour la création de connaissances, leur application et le renforcement des capacités.

Je m’en voudrais également de ne pas mentionner le lancement récent d’une initiative appelée Environnement réseau pour la recherche sur la santé des Autochtones, dont il est question dans notre mémoire. Il s’agit d’un investissement au titre de la recherche de plus de 100 millions de dollars sur 16 ans, en reconnaissance du fait qu’il faut un investissement soutenu pour atteindre les résultats souhaités. Là encore, on met l’accent sur le renforcement des capacités, il est donc essentiel de reconnaître l’importance de renforcer les capacités dans le Nord plutôt que, comme l’a mentionné M. Hewitt au début, le travail effectué par les gens du Sud. Encore une fois, les IRSC sont déterminés à rassembler les données probantes qui éclaireront la politique.

La sénatrice Coyle : Vous soulignez clairement l’importance d’essayer de renforcer à la fois la capacité individuelle des chercheurs et la capacité de recherche institutionnelle dans le Nord, pour les gens du Nord, et pour un sous-ensemble particulièrement important des gens du Nord, les Autochtones.

Selon vous, quels sont les principaux obstacles ou possibilités qui existent au chapitre du renforcement de la capacité du savoir humain ainsi que de la capacité institutionnelle dans le Nord, pour le Nord et, plus particulièrement, parmi les institutions et les chercheurs autochtones?

M. Hewitt : C’est une excellente question parce que nous sommes actuellement au milieu d’un exercice visant à mieux comprendre ces besoins et ce que les organismes devraient faire collectivement pour les appuyer. Nous avons passé environ huit mois sur la route, partout au Canada, à écouter les représentants des communautés autochtones parler de tout, comme du soutien aux étudiants — et certains d’entre eux se trouvaient dans le Nord, à Yellowknife et à Inuvik. Nous avons écouté les étudiants et les organismes autochtones sans but lucratif. Nous avons parlé à des représentants des gouvernements territoriaux.

Nous avons eu une réunion nationale de clôture il y a trois semaines. Tous les gens que nous avons financés et que nous avons rencontrés, ou du moins leurs représentants, sont venus à Ottawa, 300 d’entre eux, pour parler de ce qu’ils ont trouvé dans leurs propres recherches et de ce qu’il serait utile pour nous de savoir. Nous sommes maintenant en train de compiler cette information.

Cela répond également à votre question de politique en ce qui concerne l’engagement direct. Bien qu’elle ne soit pas exclusivement liée au Nord, elle l’est en grande partie. Nous avons travaillé en étroite collaboration...

Le président : Nous serions très heureux de prendre connaissance des données compilées.

M. Hewitt : Absolument. J’en prends bonne note.

Il y a déjà un certain nombre de choses qui ressortent et qui sont très éclairantes. La première est la nécessité — et je sais que vous en avez parlé — de tenir compte des connaissances et du savoir traditionnels. Les gens du Nord en général et — désolé — les Autochtones en particulier en ont assez de ce qu’ils appellent de plus en plus la recherche parachutée, c’est-à-dire celle effectuée par des gens qui se rendent dans le Nord, font ce qu’ils ont à faire, puis disparaissent. Ils veulent avoir plus de contrôle sur l’information produite à la suite de toute recherche effectuée, et ils veulent participer à la recherche. Qu’il s’agisse de professeurs de St. FX, de Western — d’où je viens — ou de McGill, ils veulent pouvoir participer efficacement avec les autres, cela ne fait aucun doute, et dans le cadre de ce processus, contrôler cette information sur le terrain au profit de leur propre collectivité.

C’est le genre de choses que nous entendons. Il nous incombera maintenant de prendre toute cette information et d’essayer de travailler ensemble pour trouver des solutions à ces problèmes. Nous en entendons assurément beaucoup parler.

La sénatrice Coyle : Vous attendez-vous à ce que ce rapport soit prêt bientôt?

M. Hewitt : Nous sommes en train de préparer les principaux éléments. L’un des éléments sera simplement un regroupement de tout ce que nous avons entendu pendant cette longue période. Le deuxième sera axé davantage sur la voie à suivre, le genre de choses que nous pensons pouvoir faire à court terme et le genre de choses qu’il faudra peut-être régler à long terme. Nous avons tous assisté à plusieurs de ces réunions, sinon toutes, partout au pays, avec nos collègues de nos organismes, et cela nous a éclairés considérablement. Nous savons que cela vous sera utile, à vous et à d’autres, pour la suite des choses.

M. Moorman : Pour répondre directement à cette question, j’ai un bref exemple de deux projets, l’un financé par la FCI et l’autre non. Les aspects positifs et négatifs sont importants.

Compte tenu de ce que nous avons entendu de la part de nos évaluateurs, et particulièrement de la part des habitants du Nord en ce qui concerne le Cadre stratégique pour l’Arctique, de leur point de vue, ce n’est pas seulement la participation communautaire qui est importante, non plus que l’intégration des questions de recherche dans le contexte des habitants du Nord, mais plutôt le développement de la capacité de recherche dans le Nord. Cela se situe à la fois au niveau individuel et au niveau institutionnel.

Du point de vue des habitants du Nord, tant autochtones que non autochtones, il s’agit d’une occasion de former les jeunes sur la façon de faire de la recherche, de comprendre à la fois la capacité d’observation pour créer des connaissances du côté inuit, qui viennent s’ajouter aux connaissances provenant des scientifiques, qu’ils soient du Nord ou d’ailleurs. Cette discussion stratégique a eu lieu dans le cadre du processus d’examen du mérite.

Un projet a été rejeté parce qu’il ne comportait pas suffisamment de possibilités pour les jeunes, plus particulièrement, d’agir comme chercheurs, de recueillir des données, d’apprendre à utiliser les technologies et d’être sur le terrain en travaillant directement avec les professeurs qui dirigent l’entreprise de recherche proprement dite. Cela a été vraiment révélateur, car il s’agissait d’un projet d’envergure, et les universités du Sud qui ont proposé ce projet n’ont pas fait leur travail, ne se sont pas engagées suffisamment, et le projet a été rejeté.

Un autre projet que nous avons financé, et M. Hewitt l’a souligné, partait du principe que les habitants du Nord doivent non seulement venir au premier plan, mais doivent aussi profiter des possibilités de formation en vue d’utiliser les nouvelles technologies, surtout les technologies numériques, afin de développer eux-mêmes leurs capacités. Ils ont été très directs en disant que cela devait faire partie de l’ensemble du cadre de la politique de recherche dans le Nord, c’est-à-dire le lien entre l’éducation, les établissements d’enseignement, les établissements de recherche, avec comme résultat des gens qui sont à la fine pointe et compétents et qui font également partie de leur communauté.

C’est difficile parce que, bien sûr, il y a une question de compétence. Toutefois, l’un des avantages de la collaboration avec la FCI, c’est que nous finançons directement les institutions. À mesure qu’elles se développent, nous pouvons les aider à offrir des possibilités de formation, particulièrement aux jeunes.

La sénatrice Bovey : Je vous félicite de ce que vous faites. Je trouve cela très encourageant et j’attends avec impatience les résultats au chapitre des politiques.

Puis-je vous poser une question sur la gouvernance? Combien d’habitants du Nord et d’Autochtones du Nord siègent à vos conseils d’administration?

Le président : Monsieur Hewitt, je pense que nous allons nous tourner vers vous.

La sénatrice Bovey : C’est peut-être une question biaisée, mais je pense que cela fait bien ressortir l’aspect de la participation.

M. Hewitt : Ce n’est pas une question biaisée, mais elle n’est pas simple non plus. Je veux être prudent dans le choix de mes mots. Soit dit en passant, la réponse est très peu, même si nos collègues d’ITK et d’autres nous ont demandé d’accorder une attention particulière à cette question.

Au CRSH, je peux vous dire qu’il y a des Autochtones qui sont membres de notre conseil et de nos comités. À ma connaissance, ce ne sont pas des habitants du Nord, mais nous reconnaissons ce besoin.

Dans notre cas, en tant que conseils — et je suis sûr que cela s’applique à tous, sauf peut-être la FCI, la situation étant un peu différente comme il s’agit de trois organismes du gouvernement —, nous recommandons des candidats qui, à leur tour, soumettent leur propre candidature dans le système, laquelle est approuvée par le gouvernement du Canada, puis sont nommés par le ministre. Voilà pour cela.

Je dirai aussi que nous faisons tout pour que ces chiffres augmentent et pour apporter notre appui. Je crois que nous utilisons tous des grilles, et il faut s’assurer d’avoir des anglophones, des francophones, des hommes, des femmes, des gens de partout au Canada, comme vous le savez. Dans ce cas particulier, il y a certainement un fort appui à cet égard.

Mme Clifford : J’aimerais souligner ce que M. Hewitt a mentionné. Aux IRSC, un membre du conseil d’administration fait partie de la communauté autochtone. Comme je l’ai mentionné, notre Institut de la santé des Autochtones a son propre conseil consultatif. C’est là qu’il y a une forte représentation des aînés et des membres de la collectivité. Cependant, encore une fois, je souligne qu’on peut faire plus.

La sénatrice Bovey : Viennent-ils du Nord ou du Sud?

Mme Clifford : Non. C’est un très bon point. La personne dont j’ai parlé est établie en Saskatchewan. Je ne sais pas d’où viennent les autres.

La sénatrice Bovey : La Saskatchewan ne fait pas partie du cadre pour l’Arctique.

Mme Clifford : Effectivement.

Le président : Merci.

Vouliez-vous ajouter quelque chose, monsieur Fortin?

M. Fortin : Je vais devoir vérifier, mais je crois qu’il y a aussi une personne au sein de notre conseil. Avant son départ, l’ancien président avait mis sur pied un groupe consultatif composé en majorité de gens du Nord pour nous conseiller sur ces questions également.

Le président : Merci beaucoup.

La sénatrice Eaton : Il va sans dire que nous savons à quel point les habitants du Nord détestent que des politiques soient élaborées dans le Sud et leur soient imposées dans le Nord. Les gouvernements et les communautés autochtones de l’Arctique ont-ils leur mot à dire concernant les priorités actuelles en matière de recherche dans l’Arctique?

M. Moorman : Leurs observations sont sollicitées pour toute demande concernant une infrastructure de recherche qui doit être utilisée ou située dans le Nord. C’est une exigence de notre processus d’examen du mérite.

La sénatrice Eaton : Les idées viennent-elles du Nord?

M. Moorman : En général, oui.

La sénatrice Eaton : Elles ne viennent pas d’une université du Sud où l’on croit qu’il serait bon d’étudier cela?

M. Moorman : Les idées viennent des deux côtés. Toutefois, elles doivent non seulement confirmer les préoccupations, mais aussi les inclure.

La sénatrice Eaton : Ce n’est pas la même chose. Cela peut-il se faire dans le Nord, ou cela vient-il du Nord jusqu’à nous?

M. Moorman : Compte tenu du manque d’institutions dans le Nord, c’est très difficile. Presque toutes les propositions viennent des universités du Sud, mais elles doivent...

La sénatrice Eaton : Vous avez répondu à ma question. Vous les consultez, mais la démarche vient de vous; ce ne sont pas eux qui viennent vous dire qu’ils ont ce terrible problème avec le saumon qui envahit les eaux de l’omble chevalier. C’est vous qui allez vers eux.

Quelqu’un a-t-il autre chose à ajouter?

M. Hewitt : Dans la majorité des cas, c’est vrai, mais pas tout le temps. C’est ce que nous essayons d’encourager dans le cadre de notre travail avec les collèges et les gouvernements territoriaux, ainsi qu’avec les organismes sans but lucratif, afin qu’un plus grand nombre d’idées nous arrivent du Nord, pour essayer de corriger ce déséquilibre. J’ai d’ailleurs la liste.

La sénatrice Eaton : Ce n’est donc pas la curiosité des gens du Sud, mais bien aussi ce dont le Nord a besoin.

M. Hewitt : Exactement.

Je peux fournir la liste. Dans le cas du CRSH, les principaux établissements qui travaillent dans le Nord se trouvent tous dans le Sud, et vous savez qui ils sont. C’est ce que nous essayons maintenant de régler.

Dans le cas de la recherche sur les Autochtones, nous avons abordé la question au CRSH en disant que, selon nos politiques, ceux qui travaillent dans une communauté autochtone doivent faire ce travail avec la communauté autochtone. La demande doit être faite conjointement, sinon nous ne la financerons pas.

Oublions l’éthique. Il y a tout un chapitre sur l’éthique dans l’énoncé de politique des trois conseils. Il s’agit de ce que nous allons financer et de ce que nous ne financerons pas.

Nous veillerons également à ce que les propositions soient évaluées par des comités où siègent des représentants des collectivités autochtones.

La sénatrice Eaton : Mais vous venez tous de dire que très peu de gens du Nord qui vivent dans le Nord siègent à vos conseils de gouvernance.

M. Hewitt : Oui, c’est exact. Il est vrai aussi que dans le cadre de l’évaluation des projets, nous avons recours à l’examen par les pairs. Nous faisons appel à des examinateurs des universités, des collèges et des collectivités qui évaluent la valeur des projets et formulent ensuite des recommandations de financement. Ce que je dis, c’est que lorsque les propositions viennent du Nord ou des collectivités autochtones en particulier, nous nous efforçons de veiller à ce que les membres des comités d’examen comprennent des représentants du Nord, et il faut certainement que ce soit des représentants de collectivités autochtones si la proposition provient d’un chercheur autochtone, mais cela est défini par nous. Ce sont les mesures que nous prenons maintenant pour essayer d’inverser la tendance que nous avons connue au fil des décennies.

La sénatrice Eaton : Pour revenir à la recherche coopérative avec les Autochtones, elle est fondée sur un modèle différent, comme vous l’avez mentionné. Il s’agit en grande partie d’observation, d’expérience et de tradition orale. La recherche universitaire est évaluée par les pairs. Comment évaluez-vous la validité de la recherche autochtone par opposition à la recherche universitaire? Quels critères utilisez-vous?

M. Hewitt : La première chose que je veux dire, c’est que c’est précisément le genre de questions avec lesquelles nous sommes aux prises dans le cadre du processus de mobilisation des communautés autochtones que nous avons entrepris au cours des huit derniers mois. Ces questions reviennent sans cesse sur le tapis.

Au CRSH, nous avons une politique directrice selon laquelle, premièrement, si vous faites de la recherche autochtone, il faut que ce soit par et avec les communautés autochtones — c’est la règle numéro un.

Deuxièmement, les connaissances ou le savoir traditionnels sont admissibles comme données probantes légitimes.

Troisièmement, un examen par les pairs sera entrepris avec les peuples autochtones présents au moment où cet examen est abordé.

La sénatrice Eaton : Cela sera-t-il utile lorsqu’une partie de ce processus sera numérique, par opposition au processus écrit traditionnel?

M. Hewitt : Je ne veux pas répondre à cette question parce que je pense que nous avons laissé aux chercheurs le soin de déterminer ce qui constitue des données probantes et des connaissances. Dans ce cas-ci, il est question de chercheurs autochtones, ce qui fait que la façon dont cela fonctionne leur appartient entièrement.

Je ne veux pas reprendre du début, mais je pense que, pour ce qui est de la façon dont les choses fonctionnent dans les autres organismes, nous nous dirigeons vers une solution à cet égard, dans le cadre du processus que j’ai décrit.

La sénatrice Eaton : Merci.

Le président : Chers collègues, cette séance a été très instructive. Vous avez peut-être lu certains des témoignages que nous avons entendus plus tôt dans le cadre de notre étude, parce que vous avez répondu à beaucoup de questions et d’enjeux que nous avons déjà abordés ou dont nous avons entendu parler lors de nos déplacements dans le Nord. Nous sommes privilégiés de vous avoir tous reçus ici aujourd’hui. Merci beaucoup.

Une petite note d’excuses. Vous êtes tous titulaires de doctorat, alors pardonnez-moi de ne pas l’avoir souligné dans mes salutations du début.

Pour la deuxième partie de cette réunion du Comité spécial sur l’Arctique, je suis heureux d’accueillir, par vidéoconférence de Whitehorse, Jocelyn Joe-Strack, consultante et doctorante, Recherche et stratégie subarctique, Université de la Saskatchewan. Bonjour à vous. Cet après-midi, nous accueillerons Theo Ikummaq, iglulingmiut, chasseur, écologiste, défenseur des droits culturels et Gita Ljubicic, professeure agrégée, Université Carleton. Merci à tous de vous joindre à nous.

Je vous invite à faire votre déclaration préliminaire, après quoi nous passerons aux questions et réponses. Vous avez la parole.

Jocelyn Joe-Strack, consultante et doctorante, Recherche et stratégie subarctiques, Université de la Saskatchewan, à titre personnel : Merci de m’accueillir.

[Note de la rédaction : Mme Joe-Strack s’exprime dans une langue autochtone.]

Bonjour, je m’appelle Jocelyn Joe-Strack. Je suis membre de la Première Nation de Champagne et d’Aishihik, dans le sud-ouest du Yukon. Je suis hydrologue, microbiologiste et chercheure en cellules souches. J’ai été initiée à la politique en tant que boursière de la Gordon Foundation Jane Glassco et dans le cadre de mes travaux avec Savoir polaire Canada. Je me concentre maintenant sur l’évolution des politiques.

Aujourd’hui, je travaille comme consultante auprès de ma Première Nation, en vue d’élaborer un plan foncier sur 200 ans, une vision pour ma collectivité et le territoire dont nous nous soucions. J’utilise cette expérience pour compléter en même temps un doctorat où je pose les grandes questions sur la façon dont nous pouvons faire appel à la sagesse et à la résilience de nos ancêtres pour faire progresser les forces d’aujourd’hui, afin de revenir à l’harmonie avec la terre.

Je suis rentrée récemment d’une tournée de conférences dans les ambassades du Canada en Espagne, en Suède, en Allemagne et en France, où j’ai discuté des changements climatiques. Je suis ici aujourd’hui en tant que philosophe et visionnaire en matière de politiques. Lorsque les dirigeants de la génération de mon père sont venus à Ottawa en 1973, leur message était « ensemble aujourd’hui pour nos enfants demain ». C’est à moi et aux autres enfants de demain qu’il revient de faire avancer la vision établie de nos anciens dirigeants, une vision de notre peuple qui s’épanouit grâce à l’autonomie et à la prospérité telles qu’elles sont comprises dans notre culture.

En prévision d’aujourd’hui, j’ai lu le rapport de Mary Simon et, immédiatement après, j’ai lu le guide de discussion. Je l’ai fait délibérément parce que je voulais voir comment cette première étape de l’intégration des connaissances reflétait la pensée de Mme Simon.

Le Nord a toujours été un lieu de renouveau et de possibilités. Mon peuple se souvient de l’âge glaciaire. Il y a à peine 150 ans, notre village était sous un lac de 70 kilomètres de long. Nous avons toujours enduré et prospéré grâce au changement. Nous avons bougé. La résilience et l’intégrité nous ont guidés. Je crois que c’est en partie la raison pour laquelle nous avons été si habiles et si prospères dans la société moderne. Nous mettons en œuvre des accords qui font l’envie du monde entier et de nouveaux cadres législatifs fondés sur un esprit de partenariat.

Pour établir le plan d’aménagement du territoire, je dois définir ce qu’est l’exploitation minière dän k’e et ce qu’est l’énergie dän k’e. « Notre empreinte. » Ce n’est pas un plan d’aménagement du territoire. Nous n’étions pas propriétaires de la terre; nous en prenions soin. Il s’agit d’un plan visant à réconcilier nos relations blessées avec le gouvernement, avec chacun de nous, avec les générations futures et, surtout, avec la terre. Le plan est riche de vision et d’esprit, et je crois que la politique moderne peut évoluer en comprenant mieux les ambitions législatives des nations autodéterminées. La politique doit être fondée sur la valeur et l’humanité plutôt que sur le pragmatisme technique et procédural; une politique ancrée dans la vérité et la volonté afin de maintenir le meilleur de l’humanité — compétence, gratitude, estime de soi et connexion. En langue dän k’e, nous comptions seulement jusqu’à 10. Nous n’avons jamais eu l’arrogance de présumer que nous pouvions prendre certaines décisions au sujet de la puissance de la terre, et aujourd’hui, nous dépendons uniquement des chiffres pour prendre des décisions. Je crois que cette situation est l’un des principaux moteurs des changements climatiques.

Nous devons chercher à comprendre la prospérité au-delà de l’économie et de la surveillance technique. Les Premiers Peuples se souviennent de l’harmonie. Je me suis demandé, l’autre jour, s’il leur arrivait souvent d’être insatisfaits de leur vie. Malgré la faim et le froid, nos histoires n’en parlent jamais.

J’ai rencontré des gens en Europe qui étaient insatisfaits. Les jeunes manifestaient. Ils désiraient avoir un peu de la paix, de la clarté et de la sagesse qu’offre le lien avec la nature et l’esprit. Les peuples autochtones ont toujours reconnu qu’il s’agit d’un droit pour tous les peuples de la terre.

Cette politique sur l’Arctique a pour mission de donner aux habitants du Nord les moyens de vivre une vie meilleure en fonction de leur propre conception de la prospérité et du bien-être. Je crois que si on nous en donnait le pouvoir, nous pourrions proposer une solution pour bien vivre qui ne dépend pas de l’économie et du développement continu.

Cette politique de l’Arctique est l’occasion pour le monde de se tourner vers le Nord et les peuples autochtones pour en tirer des leçons afin de protéger notre planète. Cette politique doit être comme aucune autre politique jamais rédigée auparavant. Le comité doit faire attention à la terminologie coloniale : incorporation, intégration, protection, soutien. Vos paroles doivent refléter la politique d’aujourd’hui et de demain. Les paroles doivent être dynamiques, respirantes et aussi vivantes que vous et moi.

Soyez audacieux. Le Nord a toujours été pour la détermination et l’innovation. Habilitez, partagez, renouvelez, imaginez et célébrez la force du Nord pour tous les Canadiens.

Kwänaschis. Merci.

Le président : Merci beaucoup.

Nous allons maintenant passer à nos deux témoins dans la salle, en commençant par M. Ikummaq.

Theo Ikummaq, Iglulingmiut, chasseur, écologiste, défenseur des droits culturels, à titre personnel : Je suis né en 1955 dans une maison de neige, ou ce que nous appelons un igloo. C’est à ce moment-là que se produisait la centralisation dans mon coin du monde, Igloolik, dans la région de Baffin.

À l’époque, quand je suis né, nous vivions une vie nomade, c’est-à-dire que nous vivions de la terre et suivions les animaux où qu’ils soient en tant que groupe familial, en tant qu’unité familiale. Pendant les six premières années de ma vie, j’ai vécu ce genre de vie où les autres cultures n’influençaient pas vraiment la façon dont nous vivions à l’époque.

Vers l’âge de 6 ans, on m’a envoyé dans un pensionnat où j’ai passé les sept années suivantes auxquelles, heureusement, j’ai survécu. Au pensionnat, il y avait toutes sortes d’abus. Il s’agit du pensionnat de Chesterfield Inlet, qui a été ouvert de 1944 à 1969.

Si vous avez entendu parler du traitement de la tuberculose dont les Inuits ont été victimes, j’ai perdu mes deux parents lorsque j’étais au pensionnat, ma mère en 1964 et mon père en 1967. Nous n’avons pas pu les retrouver avant 20 ans. J’ai dû les chercher. Je les ai retrouvés, et maintenant ma famille est en paix en sachant où ils sont. Je ne peux pas en dire autant de beaucoup d’autres Inuits qui ont vécu cela.

Juste après le pensionnat, j’ai vécu dans un camp éloigné, qui se trouvait à l’extérieur de la ville. Avec la centralisation, nous étions dans une situation particulière, car en tant que catholiques romains, nous avons été autorisés à vivre sur la terre pendant les neuf années suivantes de ma vie. L’idée de mon frère était de me faire redevenir l’Inuk, le petit frère qu’il avait perdu au pensionnat.

Il l’a expliqué ainsi. La première année où je suis allé au pensionnat, quand je suis revenu, j’étais Theo. La deuxième année, mon corps était là, mais il y avait une autre personne qui commençait à entrer en moi. La troisième année, mon corps était là, mais il y avait à l’intérieur de ce corps une personne totalement différente qu’il ne pouvait même plus reconnaître. Ce furent les trois premières années de ma vie au pensionnat. Comme j’y suis resté pendant sept ans, vous pouvez imaginer le chemin que nous avons dû faire pour revenir chez nous.

C’était difficile, mais nous avons persévéré en ce sens que beaucoup de nos aînés ont décidé de nous rééduquer, malgré notre âge, parce que nous avions perdu notre culture et notre langue. Ce qu’on nous enseignait normalement à l’âge de 5 ou 6 ans, nous était enseigné à 12 ou 13 ans, alors vous pouvez imaginer à quel point nous étions éloignés de notre culture.

Après tout ce que j’ai vécu, je suis devenu un défenseur de la culture en ce sens que j’ai décidé, après qu’on m’ait redonné ma culture et ma langue, de faire la même chose, et je le fais toujours. Je viens de réaliser un projet de construction d’igloo au cours des deux dernières semaines, et nous avons donc de grands igloos à Igloolik en ce moment, ce qui est très sain sur le plan culturel. Le nom Igloolik signifie le lieu des igloos, et, traditionnellement, c’est ce qu’il a toujours été. En misant là-dessus, nous avons décidé de construire un village d’igloo, ce que nous avons réussi à faire, même en l’absence de neige. Donc, nous faisons encore beaucoup de travail sur le plan culturel.

L’insécurité alimentaire, qui s’est produite il y a longtemps, lors de la centralisation, a commencé lorsque les Inuits des camps éloignés ont dû venir à Igloolik, puis elle a continué à la fin des années 1950 et au début des années 1960, et elle persiste depuis lors. Si vous regardez les choses de plus près, les chiens ont commencé à mourir de faim lorsque les Inuits ont été centralisés parce qu’ils venaient d’un endroit où la chasse était différente. Ils sont arrivés à un endroit où la chasse devait être très différente de la chasse sur la banquise côtière et la terre ferme; ils ont dû alors chasser sur la glace en mouvement, ce qui était tout à fait nouveau pour eux. Il leur a fallu le faire pour réapprendre notre culture telle que nous la connaissons. C’était une culture qu’ils ne connaissaient pas.

C’est la même chose pour n’importe quelle communauté. Si vous allez d’une communauté à l’autre, vous constaterez que la culture est très différente. Vous ne pouvez donc pas vraiment considérer la culture inuite comme une seule et même culture. Elle est régie par l’environnement dans lequel vous vivez, de sorte que l’environnement régit la culture telle que nous la connaissons.

Par exemple, si je vais à Pangnirtung, étant donné que les terres sont hautes et que la glace de mer n’est pas la même, je suis assez perdu quand je vais chasser là-bas et je dois m’adapter à cet endroit. C’est la même chose pour les gens de Pangnirtung qui vont à Igloolik. On ne peut pas vraiment dire que la culture est la même partout au Nunavut. C’est très différent d’une communauté à l’autre, même si elles peuvent se trouver à 60 kilomètres l’une de l’autre.

Le président : Madame Ljubicic.

Gita Ljubicic, professeure agrégée, Université Carleton, à titre personnel : Merci. Je m’appelle Gita Ljubicic. Je suis professeure agrégée au Département de géographie et d’études environnementales de l’Université Carleton, ici à Ottawa. J’ai également grandi à Ottawa, sur ces terres algonquines non cédées sur lesquelles nous nous rencontrons aujourd’hui.

Après m’être absentée pendant un certain nombre d’années pour mes études universitaires, j’ai été très heureuse de revenir à Ottawa, en 2008, pour occuper ce poste à l’Université Carleton.

La première fois que j’ai eu l’occasion de me rendre dans l’Arctique, c’était à Taloyoak, au Nunavut, en 2001. Cela faisait partie de mes recherches de maîtrise. Plus tard cette année-là, j’y suis retournée en été et j’ai passé deux mois à camper sur la péninsule de Boothia. C’était pour étudier la végétation de la toundra, encore une fois pour mes recherches de maîtrise.

Comme je n’avais jamais campé à l’extérieur d’un terrain de camping auparavant, et que seulement trois d’entre nous campaient là pendant l’été, ce fut vraiment une expérience qui a changé ma vie que de passer ces deux mois sur cette terre. C’est cette expérience qui m’a ouvert la voie à laquelle je me suis consacrée depuis, c’est-à-dire l’étude des enjeux environnementaux dans l’Inuit Nunangat, à partir des connaissances inuites et en tenant compte des priorités établies par la communauté.

Depuis, j’ai travaillé en étroite collaboration avec les communautés Qikiqtani d’Igloolik, où j’ai rencontré Theo, ainsi qu’à Cape Dorset et Pangnirtung à un projet visant à acquérir des connaissances inuites sur la glace de mer et, par la suite, à un projet à Gjoa Haven, dans la région de Kitikmeot, au Nunavut, dans le but d’acquérir des connaissances inuites sur le caribou.

Chacun de ces projets a duré plus de huit ans. Nous avons des liens et des efforts de suivi continus avec toutes ces communautés. Grâce à d’autres collaborations et à la supervision d’étudiants diplômés, j’ai eu la chance de participer à différents projets dans les quatre régions de l’Inuit Nunangat.

Je suis géographe et j’ai une formation en sciences naturelles et sociales. Je travaille surtout à l’intersection de la géographie culturelle et environnementale. Mon travail est motivé par un profond engagement à tirer parti à la fois du savoir inuit et de la science pour résoudre des problèmes socioécologiques complexes. Mon travail repose sur des partenariats fondés sur l’engagement et les conseils de la communauté tout au long des étapes de la recherche. Au fil des ans, nos projets ont porté sur la glace de mer et le caribou, mais aussi sur les plantes et l’eau. C’est également en rapport avec les répercussions du changement climatique sur les modes de vie et les moyens de subsistance dans le Nord, et les contributions à la prise de décisions à différentes échelles.

Dans tout ce que nous faisons, nous nous efforçons d’explorer la meilleure façon de travailler ensemble dans le cadre de la recherche interculturelle et de veiller à ce que les connaissances inuites et scientifiques soient respectées, et qu’elles soient également utilisées en complément pour éclairer la prise de décisions plus représentatives et significatives.

Je suis très fière d’avoir été invitée à comparaître devant le comité aujourd’hui. Je suis particulièrement heureuse d’être ici avec mon mentor de longue date, mon partenaire de recherche et mon ami, Theo Ikummaq. Qujannamiik.

Le président : Je vais devoir répartir les questions de façon un peu arbitraire. Je voudrais donner une chance à tout le monde, en commençant par la sénatrice Bovey.

La sénatrice Bovey : Je tiens à vous remercier tous. J’apprécie beaucoup les différentes intersections de votre recherche, de votre communauté et des traditions.

Monsieur Ikummaq, j’ai été touchée par vos récits et par la façon dont vous avez dû récupérer les connaissances que vous aviez perdues en allant au pensionnat.

J’aimerais que vous nous en disiez un peu plus, si vous le pouvez, sur les raisons pour lesquelles vous avez participé aux travaux de Mme Ljubicic. L’interrelation entre la recherche et les techniques universitaires et le savoir autochtone réel est une question qui nous intrigue et nous intéresse beaucoup. De toute évidence, vous avez guidé le travail de Mme Ljubicic, et j’aimerais savoir comment vous l’avez aidée à aller de l’avant pour informer votre peuple et les générations futures.

M. Ikummaq : J’ai remarqué très tôt que la langue inuite s’était beaucoup détériorée. Je la maîtrisais un peu mieux que la plupart de mes pairs. L’interprétation laissait à désirer lorsque je l’écoutais, et l’information n’était pas entièrement transmise aux gens à qui l’on interprétait. J’ai donc décidé d’intervenir et d’apporter mon aide. Tout d’abord, c’était de l’aide, et c’est ensuite devenu une sorte de prise de contrôle hostile. J’ai surtout aidé à montrer ce qu’il fallait faire. Encore une fois, c’est parce que les gens ne pouvaient pas s’exprimer que je suis devenu ce que je suis aujourd’hui.

Je connais assez bien les deux langues. J’ai un diplôme de 12e année de 1979, un cours universitaire de quatre ans, trois ans de formation des enseignants et deux ans d’interprétation. Je me suis bien préparé pour pouvoir faire ce genre de chose, pour aider d’autres personnes. C’est pourquoi je me suis lancé dans ce genre de travail.

La sénatrice Bovey : C’est très impressionnant. Merci de votre leadership.

Madame Ljubicic, voulez-vous ajouter quelque chose? De toute évidence, votre partenariat de recherche est très solide.

Mme Ljubicic : Merci. La première fois que je suis allée à Igloolik, je cherchais des conseils. Nous avons rencontré de nombreux organismes différents lors d’une première visite exploratoire pour essayer d’obtenir des conseils et de comprendre les priorités communautaires. C’est ainsi que j’ai rencontré Theo. J’ai aussi reconnu, grâce à ces premières suggestions, l’importance de mettre l’accent sur la langue et de faire de la recherche en inuktitut. Comme un bon nombre des aînés avec qui nous voulions parler et qui nous ont appris des choses sur la glace de mer ne parlaient que l’inuktitut, il était vraiment important d’avoir un bon interprète. Theo a été un interprète formidable, mais beaucoup plus qu’un interprète, en m’aidant à trouver les bonnes personnes avec qui parler, qui connaissaient le mieux les questions touchant la glace de mer, la sécurité ou les changements au fil du temps.

Theo a joué un rôle dans l’orientation du projet, depuis les entrevues jusqu’aux ateliers de cartographie, en passant par les déplacements sur la glace et la sécurité sur la glace, et j’en passe. Nous avons aussi beaucoup travaillé ensemble au sujet de la façon dont nous partagerions les résultats à la fin. La langue a joué un rôle fondamental.

On parlait hier de traduction. Je tiens à souligner l’importance de ne pas se limiter à la traduction textuelle et de ne pas se contenter de la prendre au pied de la lettre. Il y a tellement de limites à la traduction de l’inuktitut à l’anglais. Nous avons essayé de comprendre les concepts sous-jacents de la terminologie et de ce qui est dit, car autrement, nous passons à côté d’une grande partie du contexte, et cela peut mener à des erreurs ou des malentendus. Nous avons vraiment travaillé fort pour éviter ce problème.

La sénatrice Bovey : Merci.

La sénatrice Eaton : Merci à tous. J’aimerais beaucoup passer une demi-heure avec chacun d’entre vous, mais je vais commencer par Joe.

Nous avons passé de belles heures à Whitehorse à l’automne. Des représentants de la nation du Sahtu sont venus nous parler de la façon dont ils développaient leur gestion des terres et l’environnement. Cela nous a semblé très cohérent et va avoir, je pense, des répercussions profondes sur toutes les revendications territoriales autochtones, ce qui est bon pour tout le Canada.

Considérez-vous que l’exploitation des ressources naturelles fait partie du plan d’aménagement du territoire que vous envisagez pour l’avenir de votre collectivité?

Mme Joe-Strack : Oui. Lors des consultations avec ma communauté, les gens n’ont jamais dit non à l’exploitation minière, mais ils voulaient savoir comment l’exploitation minière pourrait nous servir le mieux possible. C’est surtout une question d’échelle et il s’agit de trouver une exploitation minière qui ne soit pas dictée par l’économie de marché, car cela ne sert pas la population locale. Nous avons besoin d’une exploitation minière qui nous procurera des avantages au-delà des vœux pieux ou des modestes attentes d’aujourd’hui. Il est vrai que l’exploitation minière a donné lieu à de grandes choses — des routes et des hôpitaux —, mais il s’agit surtout de voir comment obtenir ce genre de changement.

Lorsque nous pensons aussi à l’énergie, il y a là un lien fascinant, innovateur et avant-gardiste. Nous sommes des penseurs à long terme. Je pense que c’est la principale différence. Vingt-cinq ans, c’est très court. Notre vision s’étend sur 200 ans. Lorsque j’en parle aux gens, ils me demandent même pourquoi on se limite à 200 ans.

La sénatrice Eaton : Souhaitez-vous combiner le savoir autochtone et la science lorsque vous examinez l’aménagement du territoire?

Mme Joe-Strack : Le savoir autochtone est un aspect de l’humanité, de l’être et de la vie qui manque souvent à la science et aux politiques. Je veux faire progresser la science et les politiques afin de mieux refléter le réalisme de notre être, ce qui accompagne les peuples autochtones. Nous avançons avec émotion et volonté, mais ce n’est pas ainsi que nous prenons des décisions aujourd’hui. Sans cette intégrité et cet honneur, nous prenons des décisions qui font du tort à la terre et aux gens.

La sénatrice Eaton : Mais vous leur donnez aussi des emplois, une formation et un peu d’argent pour s’occuper de l’insécurité alimentaire. Ce n’est pas sarcastique. Je demande simplement s’il ne s’agit pas d’un équilibre difficile à établir.

Mme Joe-Strack : C’est assurément le cas.

Dans le cadre de mon travail et de mes rêves sur ce qui pourrait être, je pense beaucoup aux emplois et aux garanties dont nous estimons avoir besoin. Nos premiers peuples étaient indépendants. N’importe qui pouvait survivre sur nos terres. Je ne dis pas que je souhaite revenir à la vie dans la forêt, mais je veux me rappeler que le savoir-faire était l’une de nos plus grandes capacités, alors que maintenant nous dépendons complètement de l’économie de marché et de la fourniture de biens et d’énergie venant du Sud. Nous sommes devenus complètement dépendants. Je pense que c’est une véritable lacune.

Je veux essayer de trouver des façons d’accroître notre autonomie en tant que peuple tout en faisant partie de la société moderne. C’est très compliqué.

La sénatrice Eaton : C’est une très belle façon de le dire. Merci.

Je voudrais poser une question à la professeure et à Theo au sujet du caribou, car la situation est endémique et importante pour le Nord. Dans certaines régions, je crois comprendre qu’il y a de bons troupeaux de caribous, mais dans d’autres régions, comme au Labrador et autour de Kuujjuaq, les troupeaux ont été décimés.

Le président : Dans la région de Baffin également.

La sénatrice Eaton : Dans la région de Baffin également. Qu’en pensez-vous, Theo?

Je suis désolée, je ne voulais pas vous manquer de respect, mais je ne voulais pas mal prononcer votre nom de famille.

M. Ikummaq : Pas de problème. Cela a déjà été fait, alors vous ne seriez pas la première.

Nous vivions dans un camp éloigné jusqu’en 1979. Nous voyions passer des troupeaux de 150 000 à 175 000 caribous. Il y a 10 ou 15 ans, pour une raison ou une autre, ils ont décidé de quitter l’île de Baffin. Il ne restait plus un seul caribou sur l’île de Baffin. Ils sont partis vers les petites îles tout autour de l’île de Baffin et sur le continent.

La sénatrice Eaton : Qu’avaient ces petites îles et le continent que l’île de Baffin n’avait pas?

M. Ikummaq : Je pense que c’était la nourriture pour le caribou. Nous ne savons pas vraiment pourquoi, mais pour une raison ou une autre, ils ont décidé de quitter l’île de Baffin et de quitter complètement l’île de Baffin. Nous n’arrivions pas à comprendre ce qui était à l’origine de cela. Nous pensions qu’il s’agissait peut-être de l’exploration de Baffinland, mais comme cette exploration se limitait en quelque sorte à un certain endroit sur l’île de Baffin, elle n’aurait pas pu toucher l’ensemble de l’île.

Le président : C’est la mine de fer.

M. Ikummaq : Oui. Nous pensions que c’était le cas, mais c’est limité à une certaine zone pour la mine. Ce n’est pas possible, il faut donc que ce soit autre chose.

Nous avons continué de chercher, et nous avons constaté que la source de nourriture avait beaucoup diminué.

La sénatrice Eaton : Que mangent-ils?

M. Ikummaq : Du lichen et des mousses. Comme les oies arrivaient sur l’île de Baffin par millions, probablement des milliards, elles mangeaient la nourriture du caribou et elles ont décimé tout le territoire. C’est ce qui a amené le caribou à migrer ailleurs. Nous avons effectivement vu des caribous mourir de faim sur la glace de mer. Ils étaient en groupes de 8 à 10 dans un endroit de la taille de cette table, côte à côte. Ils sont simplement morts. La famine a été progressive.

Maintenant, les plantes repoussent et les caribous commencent à revenir. C’est un cycle naturel que traverse le caribou. Il part à peu près tous les 60 ans après avoir épuisé toutes ses sources de nourriture. C’est un cycle de 60 ou 70 ans, qui correspond à la durée de vie d’un aîné humain. C’est pour cette raison que les Inuits le savent. Il y a une chute, un sommet, une chute, un sommet, environ tous les 60 à 70 ans. C’était un phénomène assez naturel, mais qui a été un peu plus dramatique en ce sens que tous les animaux ont disparu de l’endroit où il en restait encore quelques-uns.

La sénatrice Eaton : Avez-vous quelque chose à ajouter?

Mme Ljubicic : Je ne suis pas du tout une spécialiste du caribou. Vous entendez l’expert ici. Je n’ai pas fait de recherche sur le caribou dans la région de Baffin. Quand j’ai travaillé avec Simon Okpakok et un certain nombre d’aînés et d’organismes communautaires à Gjoa Haven, au Nunavut, le caribou a été défini comme une priorité pour cette communauté. Les Uqsuqtuurmiut, les gens d’Uqsuqtuuq, de Gjoa Haven, nous ont renseignés au sujet du caribou dans la région. C’était une priorité très importante pour la communauté. C’est pourquoi le projet a été élaboré tel qu’il l’a été. Il est également très intéressant qu’Uqsuqtuuq se trouve sur l’île King William, où on l’appelle Qikiqtaq en inuktitut.

Dans toutes les cartes de l’aire de répartition des caribous du gouvernement fédéral que nous avons examinées qui portaient sur le Nunavut et les Territoires du Nord-Ouest, il n’y a rien sur ces cartes pour l’île King William. Dans certains cas, il y a la mention « inconnu » et dans d’autres, la carte montre quelques caribous de Peary au nord, des caribous de la toundra au sud, mais aucun caribou sur l’île King William.

Néanmoins, les Uqsuqtuurmiut nous ont appris qu’il y a des caribous sur l’île toute l’année. Le caribou arrive sur l’île et en repart au fil des saisons. Il y a quatre différents types de caribous reconnus dans la communauté, selon la terminologie communautaire, qui sont présents dans la région.

Il était très important de pouvoir le souligner et de le faire savoir. C’est au Nunavut que nous avons surtout mis l’accent sur le partage de cette information. Je tiens à le souligner, car ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de relevé scientifique dans la région qu’il n’y a pas de caribou. Cette île a été négligée dans les relevés parce qu’il n’y a pas de grandes populations, mais les membres de la communauté et les chasseurs savent qu’il y a des caribous là-bas. Il était très important de le dire et aussi de signaler que les noms inuktituts des caribous ne correspondent pas toujours aux noms biologiques des troupeaux que les scientifiques utilisent. Il y a là un risque de malentendu. Il était vraiment important de parler de ces noms et de ce que cela signifie pour faciliter la communication.

La sénatrice Eaton : À cause de la façon de les traduire?

Mme Ljubicic : Oui.

La sénatrice Coyle : J’aimerais beaucoup vous poser des questions à tous, mais je ne le ferai pas.

Je vais adresser ma question à M. Ikummaq, car il est rare que nous ayons l’occasion de l’accueillir en personne à notre comité sénatorial. Vous possédez une vaste expérience. C’est fantastique de vous avoir parmi nous.

Nous ferons des recommandations au gouvernement sur les priorités du Cadre stratégique pour l’Arctique. J’aimerais que vous nous parliez non seulement de la recherche que vous avez effectuée avec Mme Ljubicic, mais aussi, de votre point de vue de personne qui a vécu cette vie et qui se tourne maintenant vers l’avenir. Quelles sont, selon vous, les préoccupations prioritaires pour vous et votre région? Quelles sont les possibilités? Si vous pouviez nous parler de vos préoccupations et des principales possibilités sur lesquelles nous devrions nous concentrer, nous serions ravis de vous entendre.

M. Ikummaq : Merci. Notre principal souci en ce moment, c’est que notre langue se dégrade rapidement. On peut attribuer cela au système d’éducation, c’est-à-dire que les jeunes d’aujourd’hui parlent l’inuktitut, l’inuktut, mais avec une mentalité anglaise. Ils s’expriment de façon entièrement différente. Les aînés ne les comprennent pas vraiment parce qu’ils n’utilisent pas la langue traditionnelle. Ils parlent la langue de la rue. Autrement dit, ils la parlent de la façon dont ils l’ont apprise à l’école.

Il est facile de distinguer une mentalité inuite d’une mentalité différente d’après la façon dont les gens s’expriment. Maintenant, nous entendons parler l’inuktitut avec une structure anglaise, une formulation de phrase anglaise; cela n’existait pas avant.

L’inuktitut n’est pas structuré en phrases. Il indique exactement de quoi vous parlez. Un excellent exemple serait « Je tiens un verre » [Note de la rédaction : M. Ikummaq s’exprime en inuktut/inuktitut]. Le très court exemple que je viens de vous donner explique beaucoup de choses.

La structure de la langue est une priorité. Si nos Inuits doivent parler comme des Inuits, leurs enseignants devraient également apprendre à penser comme des Inuits. Nous découvrons les nouveaux professeurs qui enseignement aujourd’hui l’inuktitut. Ils ont suivi les programmes de formation des enseignants en anglais, alors vous pouvez très bien voir d’où vient cette mentalité.

Si des adultes comme les enseignants parlent de cette façon, les jeunes vont tout simplement les imiter. C’est ce qui se passe actuellement en ce qui concerne notre langue.

La gestion de la faune est une autre priorité que je voudrais mentionner brièvement. Avec les changements climatiques, l’environnement change presque du jour au lendemain. Le calmar et la pieuvre ont commencé à apparaître il y a environ quatre ans, ce que nous n’avions jamais vu. Les dauphins et les lions de mer ont commencé à venir à Igloolik il y a deux ans; les petits rorquals l’été dernier. Il s’agit de nouveaux animaux qui arrivent dans le bassin Fox. Nous ne savons pas exactement quel effet ils ont sur le reste de la faune. Nous ne savons pas vraiment à quoi ils s’attaquent. Leurs proies ne savent pas qu’un nouveau prédateur est arrivé, ce qui signifie qu’elles n’essaient pas du tout de s’échapper. Ce sont donc des proies faciles pour les nouveaux prédateurs qui arrivent.

Qu’est-ce que je prévois pour les projets futurs comme, disons, les mines? C’est une activité lucrative qui se produit à Igloolik, et c’est à peu près le seul projet qui émerge en ce moment. Il y a aussi les programmes culturels, mais les mines sont un élément important, surtout dans la région de Baffin, et Igloolik en est un exemple.

Ce sont les principaux éléments qui me viennent à l’esprit en ce moment.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup.

La sénatrice Dasko : Merci à tous d’être ici.

Monsieur Ikummaq, merci beaucoup. Vous avez décrit votre jeunesse, votre enfance et votre mode de vie. Vivez-vous toujours dans la communauté où vous êtes né et où vous avez grandi? Pouvez-vous encore vivre de la terre? C’est ma première question.

D’autre part, est-ce que l’enseignement supérieur éloigne les gens de votre communauté? Est-ce qu’ils reviennent? Vous arrive-t-il de les revoir? Quelle est l’incidence de ce processus sur votre communauté?

M. Ikummaq : J’ai parlé plus tôt des pensionnats et du fait que ceux qui en sont sortis ne sont pas totalement inuits. Je ne sais pas vraiment comment les appeler. Nous avions l’air d’être des Inuits, mais nous ne l’étions pas à l’intérieur. Cela a eu un effet important sur Igloolik. Lorsque nous sommes revenus des pensionnats, nos frères, nos pères, nos oncles avec qui nous chassions n’étaient pas à l’aise avec nous. Nous étions à un âge où nous devions savoir comment survivre sur nos terres, mais nous agissions comme des enfants de 5 et 6 ans. Cela n’a pas beaucoup plu aux aînés. On nous a donc un peu corrigés, surtout verbalement, mais assez profondément pour que beaucoup de nos survivants ne s’aventurent pas dans le mode de vie inuit. Ils sont venus ici ou à Toronto, à Winnipeg, à Edmonton, et ils ne sont jamais revenus. C’est la majorité des survivants des pensionnats.

Plus tard, le système d’éducation a permis à nos jeunes de rester à la maison pour s’instruire. Nous avons maintenant des élèves de 12e année dans notre communauté. Il s’agit d’un niveau très bas de 12e année, mais il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’une 12e année. Grâce à cela, nos jeunes sont maintenant plus à la maison.

Lorsqu’ils s’aventurent dans l’enseignement supérieur, au collège ou à l’université, nous constatons qu’ils ne peuvent pas vraiment s’intégrer à ces établissements. Leur anglais est si faible qu’ils ne peuvent pas vraiment survivre dans un cours universitaire. La situation est très mauvaise aujourd’hui. Beaucoup de nos étudiants sont allés dans le Sud, mais sont revenus juste un mois ou même deux semaines plus tard parce qu’ils ne pouvaient pas s’adapter à la vie dans le Sud. Le niveau de langue était bien supérieur à ce à quoi ils étaient habitués, et ils ont donc abandonné.

J’émettrais une réserve. Si vous prenez une classe d’enfants, il y en a habituellement un ou deux qui excellent dans cette classe, et j’étais l’un d’eux, ce qui veut dire que j’ai pu poursuivre mes études avec succès. Nous avons encore quelques-uns de ces enfants; pas beaucoup, mais nous avons la chance d’en avoir.

Quelle était l’autre partie de la question?

La sénatrice Dasko : J’ai commencé par vous demander si votre communauté est encore capable de vivre de la terre comme elle l’était quand vous avez grandi là-bas, ou si la situation a complètement changé?

M. Ikummaq : La situation a quelque peu changé. Ce que j’ai mentionné tout à l’heure au sujet de la répartition de la faune, c’est que le caribou est parti ailleurs et que cette partie de la chasse a donc disparu. Néanmoins, les mammifères marins abondent depuis des milliers d’années. Igloolik étant une grande communauté de chasseurs de mammifères marins, nous n’avons pas été totalement dévastés par le manque de caribous, car les morses étaient là. Les narvals, les bélugas, les phoques et les baleines boréales sont toujours là. Nous avons une autre source de nourriture facilement accessible, en dehors du caribou. Cette partie de notre culture est donc encore très forte. Nous veillons à ce que nos jeunes apprennent à chasser ces grands mammifères.

Le président : Sur ce, je voudrais remercier tous les témoins de leur participation aujourd’hui, en particulier Mme Joe-Strack. Nous avons pris note de votre exhortation à faire preuve d’audace et à éviter la terminologie coloniale. Merci à tous de vous être joints à nous aujourd’hui.

J’ai maintenant le plaisir d’accueillir, pour la troisième partie de cette réunion, M. Robert Huebert, professeur agrégé, Département de science politique, Université de Calgary. Veuillez commencer votre déclaration préliminaire, monsieur Huebert, et vous pouvez vous attendre à des questions et réponses. Je crois que vous avez déjà comparu devant des comités du Sénat.

Robert Huebert, professeur agrégé, Département de science politique, Université de Calgary, à titre personnel : Merci, sénateur. C’est effectivement un privilège pour moi d’être ici pour m’adresser à cette auguste assemblée. J’apprécie beaucoup le travail ardu que font les comités sénatoriaux, particulièrement le comité sénatorial qui se penche sur l’Arctique. Il faut vous féliciter parce que, comme je vais le dire clairement dans mes commentaires et, je l’espère, dans nos discussions, l’Arctique est en train de devenir, et est devenu, l’un des centres des relations géopolitiques les plus importantes de tout le système international.

Je vais limiter mon propos à l’article 6 de la politique sur l’Arctique, qui porte sur le cadre stratégique circumpolaire. Je commencerai mes observations en soulignant qu’une grande partie de ce texte et, je dirais, la plupart des énoncés de politique ont été fondés sur l’hypothèse que l’Arctique est un domaine de coopération extrême, sur l’exceptionnalisme de l’Arctique, comme bon nombre de mes collègues le souligneront. Malheureusement, je vais faire valoir que ce n’est pas vrai. Deux grandes menaces existentielles menacent maintenant la souveraineté et la sécurité du Canada dans l’Arctique. La première, bien entendu, concerne les dangers croissants et très graves des changements climatiques. Je ne vais pas me concentrer là-dessus. Bien entendu, c’est un sujet de discussion en soi. Nous avons probablement tous déjà eu l’occasion de prendre connaissance du rapport qui a été publié et qui illustre la gravité de la situation dans l’Arctique. Je ne veux absolument pas laisser entendre que ce soit moins important que la deuxième menace.

Toutefois, je veux concentrer mes observations sur les menaces géopolitiques qui pèsent sur le Canada, car il s’agit, à mon avis, d’une série de menaces que nous aimerions voir disparaître. En tant que Canadiens, nous avons un peu de difficulté à comprendre comment quiconque peut voir l’Arctique dans une optique militaire, mais la réalité, c’est que, depuis 2007, nous faisons face à un environnement géopolitique de plus en plus dangereux qui est centré sur l’Arctique.

Permettez-moi d’être très clair. Je ne parle pas d’une guerre sur le territoire de l’Arctique; Je ne parle pas de l’utilisation de la force comme telle pour le prolongement de notre plateau continental. Je parle de l’interaction entre le fait que les trois États les plus forts et les plus importants du système international — la Russie, les États-Unis et la Chine — sont de plus en plus en conflit d’un point de vue géopolitique et que chacun de ces États a des intérêts fondamentaux en matière de sécurité dans l’Arctique qui s’affrontent de plus en plus. Autrement dit, ce n’est pas qu’ils s’arment pour s’emparer d’un territoire ou pour s’envahir ou se forcer mutuellement dans les voies maritimes du Nord, mais plutôt, que la logique de la sécurité militaire pour ces trois pays exige qu’ils augmentent leurs capacités dans l’Arctique. À mesure qu’ils le feront et qu’ils feront face à un environnement international dans lequel ils seront de plus en plus en désaccord les uns avec les autres, cela signifiera que l’Arctique deviendra un point de tension critique.

Où commence cette logique? Nous pouvons remonter jusqu’en 2007, lorsque le président Poutine nous a dit, lors du discours de Munich, qu’il n’accepterait plus l’accord de coopération entre la Russie et les États occidentaux. Nous voyons les Russes sous Poutine renforcer leurs capacités militaires, et ce qui est au cœur de tout cela, c’est le renforcement de leur dissuasion nucléaire.

Encore une fois, vous pouvez poser la question : qu’est-ce que cela a à voir avec l’Arctique? La géographie et la technologie signifient que, dès que les Russes ont décidé de revoir leurs capacités dans l’Arctique en vue de mettre en place une force de dissuasion nucléaire, leur principale politique de sécurité, il fallait que ce soit dans l’Arctique. Leur flotte nordique abrite leurs sous-marins et leurs armes nucléaires, et cela exige des capacités aériennes pour les protéger. De 2007 à 2019, les Russes ont dépensé des sommes considérables pour reconstruire cette capacité dans la péninsule de Kola. Tant que nous nous entendons avec les Russes, cela ne nous dérange pas. Après 2008, quand la Russie a utilisé sa force militaire pour arrêter l’expansion de l’OTAN et qu’elle a recommencé en 2014 lors de la crise ukrainienne, cela signifie que chaque fois qu’il y a une crise avec les Russes, leurs capacités militaires sont déployées à partir de cette région.

Maintenant, nous devons également tenir compte de la Chine. La Chine a doublé son budget de 2002 à 2004. Essentiellement, il correspondait à celui du Canada pour les dépenses liées à la défense, mais il est maintenant le deuxième budget de défense en importance, avec 200 milliard de dollars par année, et il rattrapera probablement le budget des Américains dans un avenir prévisible.

La logique de l’expansion militaire chinoise est de concurrencer les États-Unis d’égal à égal. Selon cette logique, la Chine ne peut pas permettre à la Russie et aux États-Unis d’avoir un refuge sûr dans l’Arctique. Si elle est sur un pied d’égalité, selon la logique de cette composante militaire, elle doit avoir la capacité de poursuivre et d’affronter les forces américaines et russes dans l’Arctique.

Les Chinois montrent-ils qu’ils sont en train de développer cette capacité? Absolument. Depuis 2015, ils déploient leurs navires de surface plus au nord. Je soupçonne fortement qu’ils vont doter d’une capacité sous la glace les deux nouvelles classes de sous-marins qu’ils construisent actuellement.

Là où cela devient extrêmement dangereux pour le Canada, c’est que les Chinois ont été très présents dans le développement de ce qu’on appelle les armes hypersoniques. Ce sont des missiles de croisière très rapides et à longue portée qui, idéalement, seraient envoyés sous la glace.

Voilà qui nous amène à la troisième superpuissance, c’est-à-dire, bien sûr, les États-Unis. Inutile de vous rappeler les difficultés auxquelles nous sommes confrontés avec les Américains sous l’administration actuelle, quitte à préciser que leur insistance sur l’orientation que beaucoup qualifient d’isolationnisme n’est pas nécessairement l’apanage de Trump. Nous faisons face à une puissance — notre plus proche ami et allié — qui se sent de plus en plus menacée et qui prend des mesures apparemment isolationnistes, minant par là la relation spéciale que nous avons toujours eue, en particulier en ce qui a trait à l’Arctique. Nous constatons en effet que les États-Unis ne songent qu’à fermer leurs frontières, et nous ne devons pas oublier que nous partageons l’une des plus importantes dans la région.

Où tout cela nous mène-t-il sur le plan de l’interaction globale? La situation est assez dangereuse, ne serait-ce qu’en raison des capacités. Le problème, c’est que nous nous méfions de plus en plus des intentions. Depuis l’intervention russe en Ukraine, nous savons que les relations entre l’Occident et la Russie se sont gravement détériorées. Il en est de même pour les relations entre le Canada et la Chine. Nous assistons à une réalité géopolitique où les intentions de la Chine et de la Russie vont de plus en plus à l’encontre des intérêts et des valeurs du Canada.

Nous devons également faire attention et ne pas présumer que la relation spéciale qui a toujours permis d’adoucir nos rapports avec notre allié et partenaire commercial américain se poursuivra dans l’avenir, même après Trump.

Qu’est-ce que cela veut dire en fin de compte? Eh bien, le problème pour le Canada, c’est que la nouvelle donne des grandes puissances qui a commencé à émerger depuis 2007, et qui s’impose clairement en 2019, place l’Arctique au cœur de cette interaction. Encore une fois, je tiens à souligner qu’il ne s’agit pas de se battre pour l’Arctique, mais chacune des trois grandes puissances, qui s’entendent de moins en moins, estime que sa sécurité militaire au-delà de l’Arctique passe par l’Arctique. Par conséquent, toute nouvelle crise ou conflit en évolution nous attirera inévitablement vers l’Arctique.

Ce qui nous amène à ma conclusion. À quoi se résument nos inquiétudes et que veulent-elles dire pour nous?

Du côté des États-Unis, il y a deux facteurs. Vous avez eu le privilège d’entendre Mme Andrea Charron, une des meilleures expertes canadiennes sur le NORAD. J’ai écouté une partie de son exposé et je sais qu’elle vous a amplement renseigné au sujet de cette organisation. La renégociation du NORAD nous pose un défi de taille, car nous nous retrouvons à devoir faire le point entre une menace en aval et une menace en amont.

La menace en aval, c’est que nous devons être en mesure de détecter ces nouveaux systèmes de missiles hypersoniques à une portée beaucoup plus étendue que ce que nous n’ayons jamais eu à détecter du temps de la guerre froide. Ils sont beaucoup plus difficiles à contrôler et nécessiteront des dépenses importantes et la mise en place de nouvelles infrastructures, comme vous l’a dit Mme Charron.

Toutefois, si nous nous tournons vers l’amont, nous devons aussi reconnaître que nous aurons de la difficulté à négocier avec les Américains. Nous n’aurons pas le même genre d’accord que nous avons eu avec eux sur le mode de paiement et de développement. Il faut nous y mettre, cependant, et nous pouvons nous attendre à devoir payer davantage.

Je tiens à avertir le comité qu’il semble que les Américains envisagent de raviver la crise du passage du Nord-Ouest. C’est du moins ce que l’on déduit de certaines publications non classifiées. À deux reprises, le secrétaire de la Marine a officiellement déclaré que les Américains songeaient à participer à une opération de libre navigation dans les eaux du Nord. Il n’y aurait que deux eaux contentieuses sur leur chemin, soit la route maritime du Nord et le passage du Nord-Ouest, et ils comptaient emprunter l’une ou l’autre.

Le secrétaire a essentiellement déformé ses propos. Si vous lisez son témoignage, il commence toujours par dire « passage du Nord-Ouest », puis il change la terminologie. Est-il en train d’insinuer quelque chose? Est-il négligent? Je l’ignore, mais le fait qu’il l’ait déclaré publiquement à deux reprises ne saurait nous échapper.

De plus, les Américains déplacent leurs forces toujours plus au nord. Nous allons peut-être assister à une répétition de la crise que nous avons vécue en 1969 et en 1985.

Les Russes continuent de projeter leur pouvoir à partir de l’Arctique. L’un des grands défis que doit relever la politique de l’Arctique est de savoir ce qui se passera si nos amis, les Finlandais et les Suédois, décident de se joindre à l’OTAN. Depuis 2007, les Russes ont utilisé la force militaire pour stopper l’expansion de l’OTAN. Quelle serait notre position face à cette crise? Le cas échéant, je dois dire que je suis très pessimiste quant à l’avenir du Conseil de l’Arctique ou de toute tribune de discussion significative. Devons-nous simplement faire abstraction de nos amis suédois et finlandais dans ce contexte? D’une manière ou d’une autre, nous assisterons à une militarisation continue de l’Arctique. Cela ne s’arrêtera pas là.

Quant à la Chine, il s’agit de surveiller l’expansion continue de ses capacités et de ses actifs militaires. Les Chinois sont en train de construire un nouveau brise-glace civil, mais ce qu’on oublie, ce sont les brise-glaces de la marine, également en construction, qui sont à peu près de la même taille que ceux de la classe Harry DeWolf. Nous ne parlons pas des bâtiments de type 272, mais nous devons nous demander pourquoi leur marine a besoin de ces brise-glaces précis dans ce contexte. Que fait un navire comme le Xue Long lorsqu’il traverse le passage du Nord-Ouest du côté de la cartographie? Qu’en est-il de la capacité sous-marine future des Chinois?

Dans l’ensemble, je m’en veux de vous laisser sur une image un peu plus sombre que celle que beaucoup de mes collègues ont tendance à présenter au sujet de l’histoire de la coopération circumpolaire, qui est effectivement une histoire très positive, mais si nous tenons compte de ces facteurs, j’ose dire que nous devons être beaucoup plus prudents et un peu moins optimistes.

Merci beaucoup.

Le président : Merci. Nous avons entendu vos collègues, Mme Lackenbauer et M. Byers, et le ton était différent.

La sénatrice Bovey : Je ne sais pas si je veux vous remercier, mais je vous remercie quand même. Ce que vous dites ne me surprend pas. Il est vrai que nous avons entendu une histoire plus rose au sujet des pays, mais il suffit de jeter un coup d’œil aux manchettes ou d’évoquer des souvenirs d’enfance au Manitoba pendant la guerre froide pour être au courant du passé, comme vous le dites, et les manchettes nous aident à nous orienter vers l’avenir.

Je pense que vos réalités pessimistes me réconfortent, en quelque sorte, car j’ai toujours eu l’impression qu’on s’attend au meilleur scénario, mais qu’on prévoit le pire.

Compte tenu de ce que vous avez dit et du fait que nous sommes en train de rédiger un rapport sur tous ces aspects de l’Arctique pour le gouvernement fédéral, quelles sont vos principales recommandations? En plus d’une recommandation plus générale, vous pourriez peut-être prendre une minute pour nous donner quelques sous-catégories et nous dire ce que nous pouvons faire à leur sujet?

Lorsque vous parlez de souveraineté, que devons-nous faire? Que devons-nous planifier à très court terme et à moyen terme? Je ne parle même pas du long terme.

M. Huebert : Merci beaucoup.

Il y a trois grandes choses que je recommanderais en ce qui concerne la politique. La première porte sur la compréhension et les méthodes de rédaction de tout document d’orientation. À mon avis, il faut remettre en question l’hypothèse générale selon laquelle, dans toute politique sur l’Arctique, on constate continuellement que l’Arctique vit une période d’exceptionnalisme et qu’il a plus ou moins réussi à se tenir à l’écart des pouvoirs et des pressions de l’arène internationale.

Il ne fait aucun doute que des choses extraordinaires ont eu lieu dans l’Arctique. Le travail du Conseil de l’Arctique et le leadership du Canada à cet égard sont excellents. Je pense que cela donne la fausse impression que nous savons vers quoi nous nous dirigeons. C’est ce qui donne le ton.

Deuxièmement, nous devons valider certains des énoncés de politique qui ont déjà été élaborés au sein du gouvernement pour réagir face à des menaces croissantes. Nous voyons dans la politique de défense qui a été présentée au début du mandat du gouvernement libéral des contributions très importantes, la première étant, bien entendu, la nécessité d’élargir et de développer les liens du NORAD ou les diverses terminologies. Le NORAD doit être modernisé. L’expansion des unités d’identification aérienne était une très bonne mesure mais, ayant déclaré qu’il s’agissait de notre espace aérien, nous devons maintenant le contrôler. Cela nous amène à la question de la souveraineté.

Je pense que c’était une mesure positive lorsque le gouvernement libéral a dit qu’il s’adresserait à ses alliés de l’OTAN. C’est un élément important. Nous n’aimons peut-être pas ce que les Allemands disent du passage du Nord-Ouest. Nous avons peut-être des doutes au sujet des Français et des Espagnols en ce qui concerne leur participation dans le Nord. La réalité, c’est que nous faisons face à une menace croissante de l’extérieur, et nous devons veiller à faire une seule voix avec nos véritables alliés à cet égard. Il faut donc s’assurer de l’aspect qui a trait à l’OTAN.

Pour la protection et la promotion de notre souveraineté et de notre sécurité, nous devons absolument joindre l’action à la parole. Les efforts conjoints du gouvernement Harper et du gouvernement Trudeau en ce qui concerne le développement des navires de patrouille extracôtiers et de l’Arctique, l’amélioration de la capacité de surveillance et de la dotation des Rangers, sont autant d’aspects à ne pas négliger. Autrement dit, j’aimerais bien avoir une solution miracle qu’il suffirait d’adopter pour tout régler d’un seul coup, mais... Ce ne sont pas les idées qui manquent; il s’agit de s’assurer, d’abord et avant tout, de savoir ce qui se passe dans un contexte global.

La troisième chose — et la plus difficile, parce que nous avons des défis politiques —, c’est la façon de mobiliser les Américains. Je soupçonne fortement qu’ils vont nous irriter en contestant notre souveraineté. Nous devons être à la hauteur et reconnaître que, bon gré, mal gré — car notre bouton rouge ne manquera pas de s’allumer si cela se produit —, la protection de la souveraineté du Canada dans l’Arctique doit se faire en collaboration avec les Américains. Le problème est de savoir comment s’y prendre dans la conjoncture politique actuelle. C’est une tâche très difficile, car il nous arrivera de devoir avaler la pilule.

Cela signifie aussi reconnaître que les Américains ne vont pas poursuivre les relations spéciales qui ont toujours adouci nos échanges. Cela signifie que nous devons être plus disposés à demander à savoir ce qui se passe, par exemple en ce qui concerne la souveraineté. Cela signifie la surveillance par satellite. Cela signifie nous doter de davantage de drones. Cela signifie acheter des dispositifs qui seront hors de vue, qui nous renseigneront et qui coûtent cher. Cela signifie également que nous devons avoir la volonté politique de résister lorsque les gens commencent à nous bousculer.

La sénatrice Bovey : À titre de précision, vous dites que le gouvernement actuel et le gouvernement précédent avaient énoncé nos objectifs.

M. Huebert : Oui.

La sénatrice Bovey : J’aimerais savoir ce que nous faisons pour atteindre ces objectifs d’après vous. Avons-nous commencé?

M. Huebert : Nous avons commencé du côté maritime. Autrement dit, à mon avis, la stratégie de construction navale a fonctionné pour les navires de patrouille extracôtiers de l’Arctique. Ainsi, tous ceux qui sont allés à Halifax ont pu voir le Harry DeWolf et la flottille correspondante. Je dirais que c’est une réussite. Là où ça n’a pas marché, c’est que nous avons besoin d’un nouvel avion de combat et que nous en avions besoin hier. Nous n’en avons pas besoin aujourd’hui. C’est un élément essentiel lorsque nous discutons du NORAD avec les Américains.

Les Norvégiens nous ont fait la leçon, si j’ose dire, en étant les premiers à aller voir les Américains pour leur annoncer qu’ils optaient pour le F-35. Je me contenterai de dire que quand il s’agit d’impliquer les Américains, on peut toujours parler de technologie et de dépenses, mais pour ce qui est du système dans son ensemble, la Norvège a carrément privilégié le F-35 par rapport au Gripen ou à n’importe quel autre modèle, qu’il soit meilleur ou non d’un point de vue technique — et j’ai mes opinions à ce sujet —, l’essentiel, c’est de se prononcer et d’agir. Il faut que les chasseurs soient en place.

Un aspect dont nous avons parlé, mais probablement pas assez, c’est la capacité des satellites. J’espère que nos travaux en cours avec les Américains en vue de la prochaine mission sur la Lune porteront leurs fruits et que nous serons en mesure d’en exercer le contrôle avec eux. Encore une fois, il faudra attendre voir ce qui se passe.

La sénatrice Bovey : Cela m’amène à mon dernier commentaire.

La semaine dernière, j’ai rencontré un chercheur de la NASA, qui est également un expert en climatologie et qui a fait beaucoup de travail dans le domaine de la sécurité circumpolaire. Voyant qu’il réunissait tous ces domaines d’intérêt, je me suis empressée d’avoir un entretien avec lui. Il disait que, au lieu de passer d’un gouvernement à l’autre sur certaines de ces questions, nous devrions passer d’un chef militaire à l’autre.

M. Huebert : Cela peut fonctionner, mais nous avons vu dans l’exemple canadien qu’il y a une certaine limite à ce que les militaires peuvent accomplir, compte tenu de la structure de notre gouvernement.

Pour vous donner un exemple, nous avons commencé par les militaires qui s’attaquaient vraiment les uns aux autres, où nous avions un chef de l’armée. À l’apogée de la coopération, les huit membres du Conseil de l’Arctique se sont réunis. Ce qui s’est passé, c’est que dès que les relations politiques ont été rompues, ce forum et cette interaction ont été mis de côté. Le problème, c’est que les militaires ne peuvent pas prendre les devants dans ce dossier.

La sénatrice Bovey : Merci.

La sénatrice Eaton : Hier soir, le Comité des finances a tenu une séance sur l’approvisionnement militaire, parce que nous faisons une étude à ce sujet. Ils parlaient des gouvernements. Depuis qu’ils sont revenus à Chrétien avec le même hélicoptère dont il avait annulé la commande, les gouvernements sont maintenant très intéressés par le résultat.

Pour faire suite à la question de la sénatrice Bovey et à vos commentaires au sujet des États-Unis, c’est un plaisir de vous entendre, parce que trois universitaires parmi nos témoins nous ont dit à quel point nous avions tort, que la Chine n’était pas une menace et que personne ne voulait du passage du Nord-Ouest.

Pensez-vous que les Américains... Si nous faisions preuve d’un peu plus de bon sens — en ce moment, nous n’avons pas de sous-marins qui peuvent fonctionner sous la glace. Nous avons des sous-marins vieillissants qui devront être remplacés. Comme vous le savez, les CF-35 sont en suspens, alors nous ne pouvons pas vraiment passer sous le radar et patrouiller l’Arctique.

Nous ne dépensons pas autant que nous devrions pour l’OTAN. Je pense que nous avons négligé les Rangers. Les travaux sur le port en eau profonde d’Iqaluit ont été lents. Si seulement nous pouvions déployer le drapeau national un peu plus — vous avez raison, nous ne sommes pas là pour aller à la guerre. Mais si nous avions quelques sous-marins qui pourraient patrouiller cette côte et des CF-35 qui pourraient la survoler à l’occasion, si les Russes nous prenaient au sérieux, si les Américains étaient contents — peut-être que les Américains sentent qu’ils ont besoin d’être là-haut parce qu’ils veulent contrôler le passage du Nord-Ouest, mais aussi parce qu’ils pensent que si quelque chose arrive, nous ne sommes pas dans le jeu et nous ne pouvons rien faire.

M. Huebert : Il y a une terminologie théorique pour ce que vous avez décrit; c’est ce qu’on appelle la défense contre l’aide. C’est l’un des principaux fondements théoriques de notre politique de défense. Ce n’est pas tant que les décideurs canadiens aient nécessairement senti que nous étions menacés, même si je pense qu’ils comprennent souvent mal d’où viennent les menaces, mais que si nous n’agissons pas, les Américains le feront pour nous.

Je pense que vous avez tout à fait raison dans ce contexte, car historiquement, lorsque nous avons été le mieux en mesure de coopérer avec les Américains, nous avions des atouts. Prenez le NORAD, au cours de la période de 1957-1958, lorsqu’il s’agissait de la défense de l’Amérique du Nord, la raison pour laquelle nous avons pu conclure un accord aussi important avec les Américains sur le partage des coûts et tous les autres arrangements qui sont entrés en jeu — souveraineté partagée, pas de problème — c’est que nous avions de véritables actifs au niveau des forces aériennes. À ce moment-là, nous avions probablement la quatrième force aérienne en importance dans le monde. Nous avons tendance à oublier ces statistiques. Nous pouvons voir que la capacité fluctue.

Je pousserais votre thème encore plus loin. Il ne s’agit pas seulement de déployer le drapeau, de montrer que nous avons cette capacité de façon symbolique. Le nouveau climat de menace et les nouvelles technologies exigent que nous ayons non seulement des mesures symboliques, mais aussi un véritable contrôle de la région. Ce n’est même pas pour que les Américains se sentent bien, mais pour garantir la sécurité des Canadiens du Nord, de tous les Canadiens.

Quand on parle d’un missile hypersonique, on parle essentiellement d’un missile de croisière qui peut dépasser six fois la vitesse du son. Les Chinois parlent de 15 fois la vitesse du son. À l’heure actuelle, la capacité de détection devient pratiquement impossible. Cela signifie qu’il faut non pas nécessairement avoir de quoi arrêter le missile, car on ne saura probablement pas quand il arrivera, mais il faut savoir qui l’a lancé.

Je crois qu’Andrea vous a parlé du principe de l’archer et de la flèche. Cela signifie que, pour la sécurité du Canada, nous regardons plus au nord à mesure que la glace recule, et nous revenons à la question de la sécurité environnementale par laquelle j’ai commencé. Dans ce contexte, pour la protection du Canada, et pas seulement pour que les Américains se sentent mieux, nous devons connaître l’emplacement de ces sous-marins et de ces missiles de croisière à long rayon d’action, qu’ils soient lancés par avion ou par sous-marin. Je dirais que ça va au-delà du purement symbolique.

La sénatrice Eaton : Je suis heureuse que vous l’ayez dit. Je regarde la bataille ou la mésentente que nous avons au sujet d’Huawei, les deux Canadiens emprisonnés illégalement en Chine, la crise du canola et le fait qu’en septembre dernier, à la conférence sur la sécurité maritime, nous ayons appris que l’Inde construit une flotte de sous-marins. Singapour, l’Inde, la Chine, le Vietnam du Nord — et j’en passe — sont tous en train de bâtir leur marine. La Chine construit, quoi, trois nouveaux porte-avions et le passage du Nord-Ouest ne l’intéresse pas? Je trouve cela extraordinaire.

À votre avis, avons-nous un peu le regard du boy-scout envers les Chinois et la menace possible pour notre Nord?

M. Huebert : Un peu? Je pense que nous l’avons complètement. Pour être honnête, je pense que nous ne faisons que fermer les yeux.

La sénatrice Eaton : Une grosse oie dodue prête à être abattue?

M. Huebert : Nous n’en sommes peut-être pas encore là, parce qu’ils n’ont pas tout à fait les capacités nécessaires. Les sous-marins seront le gros problème. À mon avis, ils vont changer la donne. J’ai fourni des images et des graphiques des types 93 et 95. Le vrai problème se présentera quand ceux-ci commenceront à naviguer dans la région de l’Arctique. Je ne me fais pas d’illusions. Plusieurs de mes collègues ne sont pas de cet avis.

La sénatrice Eaton : Comment ferons-nous pour les arrêter?

M. Huebert : Il faut surveiller. Il sera très difficile de les arrêter dans ce contexte. Les Chinois sont très bons pour respecter les règles jusqu’à ce qu’ils estiment que cela va à l’encontre de leurs intérêts. Ce sont eux qui nous disent à nous tous d’y penser. C’est un gouvernement qui fait autorité et qui n’a jamais vécu la démocratie, et il publie un livre blanc sur l’Arctique. Il n’a pas produit un livre blanc sur quelque aspect que ce soit de leur gouvernance interne pas plus que sur la façon de traiter les minorités, disons, en Chine occidentale, mais il a un livre blanc du gouvernement dans lequel il flatte les Russes, nous dit, à nous, de belles choses et complimente les Américains. Or, jetez-y un autre regard. Vous avez soulevé bon nombre des questions qui, à mon avis, sous-tendent en grande partie la politique chinoise.

Nous en revenons aux capacités de la Chine. Vous avez tout à fait raison; la marine chinoise compte maintenant presque autant de navires que la marine américaine. Or, les Américains sont beaucoup plus avancés; ils ont les transporteurs et la sous-catégorie de transporteurs, mais les Chinois sont à l’œuvre.

La sénatrice Eaton : Ils en bâtissent trois cette année.

M. Huebert : Le brise-glace qu’ils s’apprêtent à construire avec l’énergie nucléaire est probablement un banc d’essai pour la construction de porte-avions à propulsion nucléaire dans l’avenir. Encore une fois, combinez cela aux transporteurs et aux armes hypersoniques, joignez-y l’intention et suivez l’évolution de l’économie chinoise; je pense qu’il est naïf de dire qu’il n’y a pas de problème.

La sénatrice Eaton : Merci.

La sénatrice Coyle : Merci beaucoup, monsieur Huebert. Ce que vous nous dites est sérieux. Nous avons entendu toute une gamme de points de vue sur la même question. Je pense que personne ne peut remettre en question ce que vous avez dit ici, à savoir que nous entrons dans une nouvelle ère de concurrence entre les grandes puissances. Je pense que personne ne le contestera. Or, les opinions divergent considérablement au sujet des mesures que nous devons prendre face à cette situation et de la façon dont cette rivalité se manifeste. Je suis persuadée que vous le savez mieux que nous parce que vous évoluez dans cet espace tous les jours.

Des témoins qui ont comparu devant le comité nous ont aussi parlé, à d’autres occasions, de cette relation entre la diplomatie et la défense. Je serais curieuse de savoir ce que vous pensez du rôle diplomatique du Canada dans la concurrence que se livrent à nos portes les grandes puissances. Quel est le lien, le cas échéant, avec notre approche en matière de défense?

M. Huebert : Où avons-nous le plus d’impact? L’histoire le montre encore et encore. Je sais que ma bonne amie Suzanne Lalonde, Whitney Lackenbauer et Michael Byers citeront ces exemples de coopération. C’est lorsque nous avions une vision et que la politique mondiale était favorable que la diplomatie canadienne a été la plus puissante. Autrement dit, tant que cela ne va pas à l’encontre des intérêts fondamentaux des Américains, des Russes et, de plus en plus, des Chinois, nous pouvons présenter certaines des idées les plus puissantes, quand on y pense.

Je reviens à l’exemple central du Conseil de l’Arctique. Il est tout aussi important d’inclure ceux qui sont devenus des participants permanents. Ce sont des Canadiens. Je suis un universitaire et nous ne sommes pas supposés être tendres envers le gouvernement, mais la réalité, c’est qu’il y a eu une très bonne entente bipartite sur la promotion des peuples autochtones du Nord comme idée diplomatique. Si vous remontez dans le temps et que vous regardez comment le Conseil de l’Arctique faisait partie de la SPEA, quand nous avons proposé l’idée d’accorder un statut spécial dans le cadre d’un concept diplomatique, c’était toute une idée. Les Européens se sont gratté la tête. Les Russes étaient en principe prêts à acquiescer à tout, pourvu que nous leur fournissions de l’aide en même temps. Les Américains se demandaient, en quelque sorte, de quoi nous parlions.

C’était une idée puissante. L’environnement était favorable et tous étaient disposés à en recommander la création. Voyez ce que cela a donné. Le Conseil de l’Arctique est un organe de coopération extraordinaire. C’est la seule entité internationale qui a accordé un statut spécial aux peuples autochtones. Même après l’adoption du traité sur les droits des peuples autochtones, il est impossible de trouver un autre exemple d’un organisme multilatéral international qui a convenu qu’il y avait un intérêt particulier et qu’il le reconnaîtrait.

Le financement que nous offrons est-il suffisant? Est-ce qu’ils l’appuient? C’est une autre question. La diplomatie canadienne fonctionne donc bien.

J’ai toujours ces discussions avec Michael, Suzanne et Whitney : dès que les intérêts géopolitiques occupent le premier plan, l’influence canadienne s’estompe. Cela nous ramène à ce qui a été dit plus tôt : si nous n’avons pas certains atouts réels en jeu, nous ne sommes plus pertinents. Nous n’étions pas pertinents, par exemple, lorsque les Américains et les Russes se sont débarrassés du traité sur les missiles intermédiaires. C’est une action américano-russe qui aura des ramifications massives, parce qu’elle donne maintenant aux Russes et aux Américains le droit international d’avoir des missiles de croisière à longue portée qui sont « destinés » au Nord. Nous n’avons aucun rôle. Si nous étions un acteur dans ce dossier, peut-être, mais ce n’est pas le cas.

Selon moi, l’histoire prouve que la diplomatie joue un rôle majeur lorsque les choses vont relativement bien. Lorsque ce n’est pas le cas, nous avons un rôle diplomatique important à jouer. Cela nous ramène à mon exemple du NORAD. Lorsque nous avons les atouts, nous pouvons intervenir, nous pouvons négocier, nous pouvons mettre de l’avant une bonne idée. Mais nous devons avoir les atouts quand les choses vont mal. Les bonnes idées fonctionnent bien quand les choses vont bien, mais les bonnes idées assorties des atouts sont nécessaires quand les choses vont mal. C’est là que la diplomatie associée à la politique de sécurité devient d’une importance capitale. Je dirais que c’est nécessaire aujourd’hui.

La sénatrice Coyle : Je comprends ce que vous dites. Nous essayons maintenant de formuler des recommandations concernant le Cadre stratégique pour l’Arctique du Canada, ici, avec votre aide et celle d’autres intervenants. Êtes-vous en train de dire que nous devons sonner l’alarme pour réveiller le Canada en ce qui concerne l’Arctique?

M. Huebert : Nous aurions dû le faire en 2007. Poutine nous l’a dit carrément. Vous pouvez regarder la vidéo et vous verrez qu’il regardait Merkel. Il regardait directement le vice-président américain quand il disait que les choses évoluaient. Tout le monde l’a nié en affirmant qu’il n’était pas sincère. Or, aujourd’hui, c’est absolument nécessaire.

La sénatrice Coyle : Sommes-nous en train de nous réveiller?

M. Huebert : J’ai pris connaissance de la politique de sécurité que nous avons émise et je dirais qu’elle semble montrer des signes. Si je m’arrête aux mesures de suivi, j’ai des sentiments partagés. Je ne peux pas dire qu’il n’y a pas eu de suivi. Je vois l’argent investi dans le Harry DeWolf. Je vois les efforts déployés. Je sais que notre commandant au NORAD est chargé de la modernisation. Je sais que ces tâches sont amorcées. C’est une situation mitigée.

En faisons-nous assez et assez rapidement? Je dirais probablement pas en ce qui concerne les Russes et certainement pas en ce qui concerne les Chinois. Et puis, comment composons-nous avec les Américains? Je veux dire que c’est là toute la question.

La sénatrice Eaton : C’est un tout nouveau territoire pour nous.

M. Huebert : En effet. Le fait de présumer que la relation spéciale est menacée devrait effrayer la plupart des Canadiens, et j’ose dire que ce n’est pas une variable exclusivement attribuable à Trump. Quelque chose a changé aux États-Unis et cela s’inscrit dans le retrait du statut de grande puissance. On pourrait dire que cela a été une réussite.

Le SCRS, par exemple, a ces rapports étonnants, qui sont de nature générale, mais qui indiquent que, dans certains cas, comme dans celui de Bre-X, l’intervention des mouvements populistes en Hongrie, en Pologne et aux États-Unis est orchestrée par des acteurs externes. Nous supposons que cela signifie les Russes. Imaginez les conséquences. Si les Russes et peut-être les Chinois essaient activement de miner notre système politique et que nous devons ensuite essayer de trouver un moyen de collaborer avec eux dans l’Arctique, cela devient vraiment complexe.

Le président : Je crois que quelqu’un a parlé de « sérieux ». Nous devons procéder à un second examen sérieux, mais je ne sais pas si cela signifie être alarmés. Je pense que cela veut dire qu’il faut réfléchir, mais on se rapproche davantage du côté de l’alarme du caractère sérieux.

La sénatrice Dasko : Comme j’ai tendance à suivre ces dossiers dans les médias et que je ne suis pas du tout une experte, il me semble que les questions de souveraineté dans l’Arctique suscitaient beaucoup plus d’inquiétude et d’intérêt dans les années Harper, il y a plusieurs années, qu’aujourd’hui. Si c’est vrai, je trouve cela intéressant, parce que vous disiez que les problèmes ont commencé en 2007 et se sont aggravés. Avez-vous l’impression que le gouvernement précédent mettait davantage l’accent sur les questions de souveraineté dans l’Arctique et sur les menaces provenant d’autres pays?

C’est ma première question. Je n’ai pas analysé le contenu des médias ou quoi que ce soit d’autre, mais j’ai l’impression qu’il y a maintenant une différence et que nous ne nous concentrons pas autant sur les questions relatives à l’Arctique ou sur les questions internationales en général.

Je vais vous poser d’autres questions, puis vous pourrez y répondre.

Je crois que vous venez tout juste d’aborder une autre question que je voulais soulever : les États-Unis, amis ou ennemis? Le pays est tellement imprévisible ces temps-ci avec M. Trump. Cherchons-nous encore à améliorer et à stabiliser davantage notre relation avec nos voisins ou s’ils ne sont plus du tout nos amis à cet égard? Sommes-nous actuellement en concurrence avec eux dans l’Arctique, en ce qui concerne les enjeux et le territoire de l’Arctique?

Enfin, et peut-être en résumé, les enjeux de l’Arctique sont-ils un terrain de bataille de substitution à des affrontements plus importants et différents avec ces autres pays, particulièrement la Chine et la Russie? S’agit-il d’un substitut pour d’autres choses?

M. Huebert : Par substitution, absolument. Je veux que ce soit clair. Je me lance dans de grands débats avec mes collègues sur cette question et avec d’autres quand j’entends dire que personne ne va envahir. Autrefois, les hauts gradés de l’armée disaient que leur première préoccupation en cas d’invasion serait de sauver les gens. Il ne s’agit pas d’invasion terrestre. C’est une question d’utilisation comme espace géographique, principalement à des fins maritimes et aérospatiales. Je ne sais pas si l’expression « terrain de bataille de substitution » est utilisée, mais la puissance militaire des unités du système — la Russie, la Chine et les États-Unis — provient invariablement de l’Arctique ou se déverse dans l’Arctique. Autrement dit, dès qu’ils font quoi que ce soit à l’échelle mondiale, l’Arctique est en cause. Est-ce que vous appelez cela de la substitution? Parlez-vous d’emplacement? Je ne connais pas la bonne terminologie, mais je pense que vous avez mis le doigt sur l’esprit de ce que vous tentez de dire.

L’Amérique, amie ou ennemie? Je ne crois pas que les pays aient des amis. Les pays ont des intérêts communs. Chacun des dirigeants entretient des amitiés et c’est souvent un aspect qui facilite la façon dont les gens interagissent. Vous avez des amitiés entre collègues de divers secteurs, au sein de divers groupes du gouvernement et des États-Unis, mais les pays ont des intérêts.

Je pense que la façon dont les Américains définissent leurs intérêts à l’heure actuelle est beaucoup plus autocentrée. Le défi pour le Canada consiste à reconnaître que nous partageons le continent avec les États-Unis. Qu’on le veuille ou non, nous n’allons nulle part ailleurs. Nous devons déterminer comment nos intérêts peuvent se chevaucher et continuer de se rapprocher plus ou moins de ceux des Américains. Aussi horribles que semblent être les relations à l’heure actuelle, pour essayer de comprendre nos voisins qui ont fini par conclure que le Canada ne partage pas la même économie, la même sécurité et même des intérêts nationaux, j’oserais dire que, tout à coup, nous allons découvrir ce que la Finlande ressent à cause de sa proximité avec la Russie et ce que la Corée du Sud ressent à cause sa proximité avec la Corée du Nord, du Pakistan et de l’Inde; autrement dit, la norme au sein du système international. Habituellement, vous détestez votre voisin. Plus on est près, plus c’est difficile. Nous sommes l’exception, et c’est là le défi. Ce n’est pas une question d’être amis ou ennemis, mais de s’assurer que nous ne cédons pas nos valeurs et que nos intérêts nous permettent de coopérer comme nous le faisons depuis 1941.

Pour ce qui est de la souveraineté, quelques étudiants diplômés se penchent actuellement sur la question. Une fois qu’ils auront déposé leur mémoire — Ryan Dean, Rob Chilton et d’autres examinent présentement la question —, je pourrai vous présenter l’analyse du contenu et vous pourrez l’examiner.

Vous avez raison de dire que la question de la souveraineté a été reléguée au second plan par le gouvernement actuel, qui a dit vouloir coopérer. Cela étant dit, il faut examiner sa politique de défense, qui n’a certainement pas été mise en sourdine. Il suffit de se rendre aux pages 71 ou 75 ou à peu près. C’est beaucoup plus dur que ce qui est dit dans « Le Canada d’abord » au sujet de l’Arctique.

Le message est mitigé dans ce contexte, parce que je pense qu’on comprend que les choses évoluent, mais au Canada, nous avons toujours le désir que l’Arctique soit un endroit pacifique, aimant et coopératif. C’est un vœu pieux dans ce contexte.

Il ne fait aucun doute que, lorsque le nouveau gouvernement est arrivé au Canada, on a essayé de se distancer de l’idée de rétablir un cadre stratégique. Beaucoup d’entre nous qui examinent les cadres stratégiques sont toujours motivés par le fait qu’il y a certains thèmes clés. Peu importe le gouvernement, vous devez vous y tenir. Si vous regardez la politique Martin, la politique Harper ou la politique Trudeau, inévitablement, elles reprennent les cinq ou six thèmes que nous avons déjà vus. Elles en changent l’emballage, mais il y a certaines réalités auxquelles on ne peut échapper. On ne peut pas s’éloigner de la géographie, de la démographie ou de notre emplacement par rapport à une position géopolitique.

C’est un point dont Whitney vous a probablement beaucoup parlé : on ne peut pas s’éloigner de certains thèmes. Vous pouvez les remballer, mais vous devez y revenir. Toutefois, le nouvel emballage a changé.

La sénatrice Dasko : Le récit.

M. Huebert : Le discours tenu par ce gouvernement est bien différent des discours tenus par les gouvernements Harper et Martin. Jusqu’à ce que l’on entre dans le vif du sujet, du moins. Peut-être que les gouvernements précédents disaient « patate », mais le gouvernement actuel, lui, dit « pomme de terre ».

La sénatrice Dasko : Merci.

Le président : Je vais conclure par quelques questions.

Parlons de la comparaison entre le passage du Nord-Ouest et la route maritime du Nord de la Russie. Certains nous ont dit que le passage du Nord-Ouest est moins important parce qu’il est plus difficile à naviguer, qu’il est moins bien cartographié et que, en fait, les préoccupations concernant l’augmentation du trafic dans le passage du Nord-Ouest sont exagérées. Avez-vous quelque chose à dire à ce sujet?

M. Huebert : Absolument. Je ne suis pas d’accord. Non, dira l’un de mes bons amis, Frédéric Lasserre, cela n’arrivera pas; les entreprises nous ont confirmé que cela ne se produirait pas. On nous a répété pendant des années que personne n’allait s’en servir pour les gros navires.

Puis, en 2016, le Crystal Serenity, un bâtiment plus imposant que n’importe quel autre navire de guerre utilisé lors de la Seconde Guerre mondiale, plus grand que n’importe quel navire de guerre ou porte-avions, a emprunté le passage du Nord-Ouest. Il était accompagné par un brise-glace britannique, juste au cas où, mais ils ont eu du mal à trouver de la glace lorsqu’ils sont passés.

La situation évolue à une vitesse effarante. Si quelqu’un a une boule de cristal qui lui permet vraiment de prévoir le volume de trafic maritime, je l’achèterais bien volontiers. Honnêtement, chaque fois que je vois une prédiction sur ce qui arrivera ou n’arrivera pas, quelque chose vient la réfuter.

Quant au fait que la route maritime du Nord est beaucoup plus achalandée que le passage du Nord-Ouest, cela s’explique par le fait que les Russes encouragent activement l’utilisation de cette route. Les Chinois aimeraient que les Russes l’associent à leur initiative de la route de la soie, et ils ont exercé des pressions sur ces derniers afin qu’ils le fassent. S’ils réussissent, cela donnera aux Chinois beaucoup de contrôle dans ce secteur d’activité russe. Les Russes devront trouver une façon de gérer cela. Prenez garde à vos désirs, car ils pourraient se concrétiser.

Cela dit, les investissements des Russes ont été bien plus considérables que les nôtres. Bien sûr, la même question revient toujours. Si nous avions le même type d’hydrographie, la même capacité de brise-glace et que nous mettions en œuvre les mêmes contrôles administratifs que les Russes, je crois sincèrement que nous assisterions à une augmentation beaucoup plus importante des activités.

Serait-ce rentable? Les Russes peuvent se le permettre en raison de la nature de plus en plus autoritaire du gouvernement Poutine. Le Canada pourrait-il faire de même? Je ne crois pas; comment pouvons-nous attirer des investisseurs s’il n’y a pas de bénéfices à réaliser? Cependant, vous fournissez l’infrastructure. Donc, si nous devions le faire, je soupçonne que nous verrions une augmentation beaucoup plus importante.

Cela dit, j’ai lu le rapport de mardi sur les changements climatiques. Beaucoup de gens disent qu’il y a encore plus de glace dans le passage du Nord-Ouest que dans la route maritime du Nord. Si vous extrapolez ce que dit le rapport de mardi, notamment ce que dit l’expert des glaces de l’Université du Manitoba à propos du mouvement des glaces, je pense que vous constaterez que le passage du Nord-Ouest sera libre de glace beaucoup plus tôt que ce que les gens croyaient. La plupart des gens parlaient de 2025 ou 2030. Si vous parlez du genre d’augmentations dont fait état ce rapport, ces glaces disparaîtront. Le succès du Crystal Serenity nous a permis d’apprendre que les canaux peuvent accueillir quelques-uns des plus grands navires. Quant au raisonnement voulant qu’il soit impossible pour un navire à grand tirant d’eau d’emprunter la route sud, le Crystal Serenity a prouvé le contraire.

Un autre point mérite d’être abordé. Le comité doit aussi savoir que les Russes ont commencé à prendre des mesures pour accroître considérablement leur contrôle sur la route maritime du Nord. En guise de représailles contre ce que nous considérons comme une opération pour affirmer la liberté de navigation des Français effectuée l’an dernier sur la route maritime du Nord, les Russes viennent tout juste d’accroître grandement leur contrôle, au-delà de tout ce que fait le Canada. Essentiellement, les Russes déclarent qu’ils ont une souveraineté absolue. Ils n’appellent pas cela une mer territoriale et ils ne parlent pas de souveraineté absolue, mais ils disent que si vous empruntez cette route en tant que navire à l’immunité souveraine, c’est-à-dire un navire de guerre ou un navire gouvernemental, vous devez les aviser.

Il s’agit de zones clairement identifiées comme étant en haute mer. C’est du jamais vu. C’est peut-être ce dont parlent les Américains lorsqu’ils parlent d’opération de liberté de navigation. Encore une fois, nous lisons dans le marc du café. Mais j’oserais dire que ce que les Russes ont fait dernièrement pour la route maritime du Nord, c’est accroître leur contrôle.

Que vient faire le Canada là-dedans? Si un membre de la communauté internationale n’est pas d’accord avec l’élargissement du contrôle des eaux maritimes du Nord par les Russes, à qui ira-t-il se plaindre? À la Russie, dont il craint de plus en plus l’intervention militaire directe? Ou va-t-il plutôt faire valoir sa position auprès d’un pays qu’il considère déjà comme un allié et un partenaire commercial, et qui est quelque peu délaissé par les Américains par les temps qui courent? Feriez-vous valoir votre point de vue auprès du Canada?

Je vais émettre une hypothèse paradoxale. Au fur et à mesure que les Russes exerceront un plus grand contrôle de la route maritime du Nord, les autres pays risquent de se tourner de plus en plus vers le Canada pour se plaindre. Ce n’est qu’une hypothèse de ma part, mais je pense que nous devons en être conscients.

Le président : C’était très intéressant, monsieur Huebert. Merci beaucoup d’avoir témoigné. Merci de nous avoir fourni ces documents et d’être venu nous rencontrer.

(La séance est levée.)

Haut de page