Délibérations du Comité sénatorial spécial sur le
Secteur de la bienfaisance
Fascicule n° 9 - Témoignages du 19 novembre 2018
OTTAWA, le lundi 19 novembre 2018
Le Comité sénatorial spécial sur le secteur de la bienfaisance se réunit aujourd’hui à 18 h 30 pour examiner l’impact des lois et politiques fédérales régissant les organismes de bienfaisance, les organisations sans but lucratif, les fondations et les autres groupes similaires, et pour examiner l’impact du secteur volontaire au Canada.
Le sénateur Terry M. Mercer (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Je vous souhaite la bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial spécial sur le secteur de la bienfaisance.
Je suis le sénateur Terry Mercer de la Nouvelle-Écosse, président du comité. Je vais demander à mes collègues sénateurs de bien vouloir se présenter, en commençant par la vice-présidente.
La sénatrice Omidvar : Ratna Omidvar, de Toronto (Ontario).
Le sénateur Duffy : Mike Duffy, de Cavendish (Île-du-Prince-Édouard).
Le sénateur R. Black : Rob Black, de Fergus (Ontario).
La sénatrice Seidman : Judith Seidman, de Montréal (Québec).
Le président : Le comité poursuit ce soir son étude de l’impact des lois et politiques fédérales régissant les organismes de bienfaisance, les organisations sans but lucratif, les fondations et les autres groupes similaires, ainsi que de l’impact du secteur bénévole au Canada. La présente séance portera plus spécifiquement sur les difficultés pratiques auxquelles se heurtent les organismes de bienfaisance et les organisations sans but lucratif.
Nous accueillons deux témoins pour la première portion de notre réunion. Nous souhaitons la bienvenue à Gordon Floyd, directeur des affaires publiques à la retraite du Centre canadien de philanthropie; et Lynn Eakin, conseillère stratégique pour le réseau Ontario Nonprofit Network.
Merci à tous les deux d’avoir accepté notre invitation à comparaître. Je vous prierais maintenant de nous présenter vos exposés qui seront suivis des questions des sénateurs. Je vous rappelle que nous vous avons demandé de vous en tenir à des exposés de cinq à sept minutes après quoi je céderai la parole aux sénateurs qui vous poseront leurs questions qui devront être succinctes, tout comme vos réponses d’ailleurs. Nous pourrons ainsi profiter de la séance de ce soir pour aborder un maximum d’enjeux.
Gordon Floyd, à titre personnel : Merci, monsieur le président et honorables sénateurs. Je suis heureux d’avoir l’occasion de prendre la parole devant vous ce soir, et j’ose espérer que mes observations sauront éclairer un tant soit peu votre comité spécial dans cet important travail qu’il a entrepris.
Je comparais aujourd’hui à titre personnel en m’appuyant toutefois sur la vaste expérience acquise grâce à toute une vie de bénévolat et à 20 années de travail rémunéré comme gestionnaire dans le secteur canadien de la bienfaisance. Bien que je sois désormais à la retraite, je demeure actif à titre de membre du conseil d’administration des Repaires jeunesse du Canada et de l’organisme Action contre la faim Canada. Je fais également partie du conseil d’administration de la Pemsel Case Foundation, dont vous avez accueilli le représentant il y a deux semaines, et de l’Agora Foundation qui publie The Philanthropist, un magazine portant sur le secteur bénévole au Canada.
On m’a demandé d’axer mes observations sur les difficultés pratiques que vivent les organismes de bienfaisance et les autres organisations bénévoles. Dans le peu de temps à ma disposition, je vais donc me limiter à trois de ces difficultés, à savoir le manque de capacité qui empêche de nombreux organismes de bienfaisance de répondre à tous les besoins ressentis dans leur communauté; les obstacles qui limitent l’efficacité de nombreuses initiatives de bienfaisance et de bénévolat; et le manque de respect qui mine la confiance envers les organismes de bienfaisance et fait en sorte qu’il est d’autant plus difficile pour eux de trouver les ressources humaines dont ils ont besoin.
Le manque de capacité est problématique pour la plupart des organismes de bienfaisance et des organisations sans but lucratif. Ce problème est bien évidemment en grande partie attribuable à un financement insuffisant, mais ne se limite pas à ce seul aspect. À titre d’exemple, il est difficile pour de nombreuses organisations de recruter et de maintenir en poste des bénévoles, y compris au sein de leur conseil d’administration. Les principaux dirigeants n’ont bien souvent aucune expérience de gestion ou n’ont pas accès à la formation nécessaire. Les outils technologiques sont généralement rudimentaires, si tant est que l’on y a effectivement accès. On évite l’innovation, bien souvent en raison d’une situation financière précaire. Des pratiques inadéquates de gestion des ressources humaines entraînent un taux de roulement du personnel beaucoup trop élevé. En outre, les efforts de collaboration, qui pourraient permettre à la fois d’accroître l’impact des activités et d’en réduire les coûts, sont bien souvent délaissés ou abandonnés en raison du temps qu’ils exigeraient pour des gestionnaires déjà surchargés.
Tous ces problèmes découlent à la base d’une incapacité généralisée à appuyer l’infrastructure organisationnelle essentielle au succès de toute entreprise. Contrairement à ce qui se passe pour les entreprises commerciales, les frais généraux associés à ces capacités sont toutefois diabolisés dans le secteur caritatif, un traitement pouvant se traduire aussi bien par l’affectation de montants ridiculement faibles à certains postes budgétaires dans les contrats gouvernementaux que par l’utilisation de critères d’évaluation malavisés par certains organismes de surveillance du secteur de la bienfaisance.
Le gouvernement fédéral est une source relativement modeste de financement pour le secteur caritatif et bénévole, mais il peut et devrait être le fer de lance du changement qui s’impose en veillant à ce que ses subventions et contributions offrent un appui financier suffisant à l’égard de ces aspects cruciaux liés aux infrastructures du secteur.
Il est bien évident que la plupart des gens souhaitent voir leurs dons servir directement à l’exécution des programmes. Dans ce contexte, les organismes de bienfaisance doivent bénéficier d’un accès sans restriction à des sources de revenu leur permettant d’éponger leurs dépenses courantes. La plus prometteuse de ces sources est celle du revenu gagné, lequel provient surtout de la vente de biens et de services. De telles activités tenant de l’entreprise sociale ne sont cependant pas autorisées par les règles en vigueur en application de Loi de l’impôt sur le revenu. Il est ainsi interdit à un organisme de bienfaisance de mener des activités de nature commerciale qui ne sont pas directement reliées à son travail caritatif. Dans certains autres pays régis par la common law, les organismes de bienfaisance peuvent posséder et exploiter des entreprises de toutes sortes pour autant que les excédents ne sont pas versés en bénéfices, mais plutôt utilisés pour appuyer le travail caritatif. Il faut que les organismes de bienfaisance du Canada puissent avoir eux aussi la possibilité de générer des revenus pouvant les aider à absorber leurs frais de base incontournables.
Permettez-moi de vous parler maintenant de quelques-uns des défis associés à l’efficacité.
Dans un contexte où les ressources sont rares, ce qui est la réalité de la plupart des organisations bénévoles, il est d’autant plus essentiel que les programmes et les services produisent les meilleurs résultats possible par rapport aux investissements consentis. En plus d’une infrastructure sous-financée et inadéquate par ailleurs, bon nombre d’organismes de bienfaisance et d’organisations sans but lucratif s’efforçant de maximiser leur efficacité sont confrontés à de nouveaux obstacles mais également à de nouvelles possibilités. Je vais vous donner un bref exemple pour chaque cas.
Commençons par un obstacle. Bien que cela ne soit plus systématique, le financement ponctuel à court terme demeure la norme pour la plupart des ministères gouvernementaux. Ce mode de financement inefficace est particulièrement inapproprié pour des organismes de bienfaisance devant s’attaquer à long terme à des défis complexes comme le soulagement de la pauvreté ou la viabilité de l’environnement. Les répercussions d’une telle approche sur la planification, la dotation, le maintien de la qualité des services, l’établissement de partenariats et l’évaluation, entre autres, minent considérablement l’efficacité de ces organismes.
J’aimerais maintenant vous entretenir d’une possibilité nouvelle qui se présente dans ce secteur. En cette ère où les programmes doivent être fondés sur des données probantes et des mesures de rendement, l’accès à des données fiables et à jour est essentiel à l’efficacité de n’importe quelle organisation. Dans un article publié le mois dernier dans The Philanthropist, les sénateurs Mercer et Omidvar ont souligné que « les données relatives à ce secteur sont très désuètes ». Les défis que doit relever le secteur en matière de données exigent toutefois un examen encore plus approfondi.
Pas plus tard que la semaine dernière, The Philanthropist publiait un autre article au sujet du potentiel non exploité des données à la disposition des organismes de bienfaisance et des organisations sans but lucratif qui pourraient permettre la mise en œuvre de programmes sociaux plus efficaces, qu’ils soient offerts par le gouvernement seul ou en partenariat avec le secteur. Comme l’indiquent les auteurs de ce dernier article, bien que le secteur sans but lucratif dispose d’un large éventail de données sur les problèmes sociaux, il n’est pas envisageable que chacune des organisations de ce secteur ait son propre analyste des données. Les auteurs préconisent donc une approche systémique en indiquant que le Canada devrait songer à s’inspirer du modèle des centres What Works au Royaume-Uni grâce auxquels les données issues de la recherche deviennent facilement compréhensibles et utilisables. Il va de soi qu’une initiative de la sorte ne pourrait aller de l’avant sans le leadership du gouvernement du Canada.
Je passe maintenant à la dernière catégorie de difficultés à surmonter que j’ai regroupées sous le thème du respect. Le manque de respect est peut-être le plus fondamental des problèmes avec lesquels doit composer dans la pratique le secteur canadien des organismes de bienfaisance et de bénévolat. On pouvait lire à la première page de l’accord conclu en 2001 entre le gouvernement du Canada et les chefs de file du secteur bénévole :
Le secteur bénévole et communautaire constitue l’un des trois piliers de la société canadienne, les deux autres étant le secteur public et le secteur privé.
Il est donc très ironique de voir les organismes de bienfaisance et les autres groupes sans but lucratif être si souvent traités comme des entités d’importance secondaire souffrant d’un manque de compétence, d’honnêteté et de professionnalisme qui devrait les inciter à laisser toute la place aux experts gouvernementaux lorsque vient le temps de prendre des décisions et d’établir des priorités.
Voici trois exemples de situations semblables :
L’approche réglementaire de l’Agence du revenu du Canada (ARC) à l’endroit des organismes de bienfaisance est trop souvent caractérisée par une microgestion intrusive. Comme l’indiquait Wendy Cukier de l’Université Ryerson lors de son témoignage devant votre comité le mois dernier :
[...] le gouvernement fédéral se concentre davantage sur le contrôle du secteur, mais pas assez sur sa croissance et sur le renforcement de ses capacités.
Pourquoi par exemple les organismes de bienfaisance se consacrant au développement international sont-ils tenus, en vertu des règles de l’ARC, de diriger et de contrôler tous les aspects de leur travail avec des partenaires locaux malgré tous les éléments ayant établi qu’une approche condescendante de la sorte nuit à la réussite et à la viabilité des initiatives menées?
Comme deuxième exemple, je vais vous parler du processus d’appel des décisions de l’ARC. Au lieu de pouvoir interjeter appel devant le Tribunal canadien de l’impôt, une instance plus facilement accessible, on doit s’en remettre à la Cour d’appel fédérale, laquelle rend sa décision uniquement en fonction du dossier écrit établi par l’ARC sans permettre à l’organisme de bienfaisance de présenter de nouveaux éléments de preuve. C’est un manque total de respect que l’on pourrait même qualifier d’entrave à la justice.
Comme dernier exemple sous cet aspect, je vous dirais que bon nombre des contrats conclus avec le gouvernement par les organismes de bienfaisance prévoient des procédures détaillées et de trop lourds processus de reddition de comptes. Il semble bien que l’on présume ainsi que les fonctionnaires gouvernementaux savent mieux comment s’y prendre pour diriger et gérer le travail que ceux qui sont présents sur le terrain ou à la table du conseil d’administration d’un organisme de bienfaisance.
Non seulement tout ce paternalisme est-il offensant, mais il véhicule aussi une image publique des organismes de bienfaisance qui est à la fois fausse et nuisible. Il réduit la capacité de gérer les activités au niveau de l’organisation et décourage les initiatives de la part des administrateurs bénévoles et des employés.
Au niveau réglementaire, le contraste avec la Charity Commission de l’Angleterre et du pays de Galles est frappant. Le régime réglementaire britannique vise essentiellement à fournir une orientation et du soutien aux membres du conseil d’administration en s’attendant à ce qu’ils s’acquittent pleinement de leur rôle à titre de fondés de pouvoir. Contrairement à ce qui se fait au Canada, le gouvernement du Royaume-Uni investit considérablement dans les organisations chapeautant le secteur bénévole comme Imagine Canada ou onBoard Canada de manière à ce qu’elles puissent offrir une formation continue en gouvernance et au titre de toutes les autres compétences essentielles au dynamisme et à l’efficacité des organismes de bienfaisance et des organisations sans but lucratif. En l’absence d’un respect semblable et d’un soutien aussi marqué, le secteur canadien de la bienfaisance ne pourra jamais exploiter toute sa capacité à mobiliser les citoyens à titre de bénévoles, de travailleurs rémunérés, de défenseurs d’une cause, d’innovateurs ou de donateurs.
Je sais que je n’ai plus de temps. J’ose espérer que ce bref survol de quelques-unes des principales difficultés pratiques auxquelles se heurte le secteur canadien de la bienfaisance saura vous être utile, et je me réjouis à la perspective de répondre à vos questions.
Le président : Merci, monsieur Floyd.
Lynn Eakin, conseillère stratégique, Ontario Nonprofit Network : Bonsoir, monsieur le président et honorables sénateurs. Je vous remercie de m’avoir invitée à prendre la parole aujourd’hui, et je veux surtout vous remercier de votre initiative et de l’intérêt que vous portez au mieux-être du secteur canadien des organismes de bienfaisance et des organisations sans but lucratif. Vous procédez à une étude absolument nécessaire qui tombe vraiment à point nommé.
Comme vous le savez, je suis actuellement conseillère stratégique pour le réseau Ontario Nonprofit Network. Je travaille depuis de nombreuses années dans ce secteur, d’abord à titre de directrice générale puis comme consultante auprès de différentes organisations sans but lucratif connaissant des difficultés. J’ai ainsi pu prendre bien conscience des problèmes de financement ainsi que des complications législatives et réglementaires qui peuvent empêcher le secteur de faire son travail. J’ai d’ailleurs fait des recherches afin de documenter ces difficultés.
Vous m’avez convoquée aujourd’hui pour que je vous parle de Canada’s non-profit maze, une étude que j’ai codirigée en 2009. Nous avions alors sondé l’opinion des principaux dirigeants du secteur relativement aux difficultés associées aux lois et aux règlements. C’était toutefois il y a 10 ans déjà et, à l’aube de 2019, le monde n’est plus ce qu’il était à ce moment-là. Je vais donc plutôt faire le point avec vous ce soir sur quelques-unes des priorités principales dans le contexte des réalités actuelles. J’ai tout de même trouvé intéressant de relire cette étude que j’ai faite il y a 10 ans et de constater à quel point les choses avaient changé, notamment quant à la capacité du secteur d’exprimer beaucoup plus clairement ses volontés.
Il importe d’abord de modifier notre perception actuelle du secteur. Au sein de notre réseau, nous parlons désormais du secteur du bienfait public. Cette appellation est le fruit d’une réflexion plus approfondie au sujet du secteur sans but lucratif. Ce secteur du bienfait public inclut les organisations qui ont pour mission de travailler à servir l’intérêt public de manière plus générale, soit les organismes de bienfaisance, les organisations sans but lucratif et les coopératives sans but lucratif. Cette définition ne s’applique toutefois pas aux associations professionnelles et commerciales, aux clubs privés et aux condominiums qui, bien qu’ils aient une structure sans but lucratif, visent à servir des objectifs et des intérêts différents. Si l’on n’établit pas une distinction nette entre ces deux groupes, on ne pourra jamais concevoir des politiques adaptées auxorganisations servant l’intérêt public. Notre réseau demande donc que l’on fasse, aux fins de l’application de la Loi de l’impôt sur le revenu, la distinction entre les organisations sans but lucratif travaillant dans l’intérêt de leurs membres et celles se consacrant au bien public.
Deuxièmement, les principaux obstacles qui nous empêchent de travailler dans l’intérêt public n’ont pas vraiment beaucoup changé depuis 2009. Il est aberrant de constater en 2018 que les organismes de bienfaisance ne sont toujours pas autorisés à collaborer pour accomplir leur travail. Selon les directives de l’Agence du revenu du Canada (ARC) en la matière, les organismes de bienfaisance doivent mener eux-mêmes leurs propres activités. Gordon y a également fait allusion. Ces organismes ne peuvent pas payer un partenaire sans but lucratif de confiance pour permettre un partage des tâches, car ils doivent conserver un contrôle direct sur toutes les activités. Nous sommes le seul pays à imposer une telle interdiction. Ailleurs dans le monde, on applique un critère tenant l’organisme de bienfaisance responsable de ses décisions de financement et du suivi des résultats sans qu’il ne soit obligé de tout faire lui-même. À notre époque, il est essentiel que les organismes de bienfaisance puissent collaborer pour accomplir leur travail, surtout lorsque plusieurs organisations conjuguent leurs efforts pour atteindre un objectif commun.
Les organismes de bienfaisance doivent encore composer avec les restrictions relatives aux activités commerciales complémentaires. À leurs yeux, il est impossible de savoir exactement à quoi s’en tenir en la matière. Vous connaissez sans doute les centres de rénovation ReStore d’Habitat pour l’humanité. On y vend des matériaux de construction récupérés, et les bénéfices servent à la construction de logements abordables. L’Agence du revenu du Canada a déterminé que ces centres de revente ne pouvaient pas être considérés comme une activité commerciale complémentaire. Pour sa part, l’Hôpital général Toronto East n’a pas pu devenir propriétaire de son ancien édifice pour le rénover afin d’y aménager des bureaux de médecin, ce qui lui aurait permis de générer des revenus, sans compter tous les avantages qu’aurait procurés la proximité de ces bureaux. Comment le secteur peut-il aller de l’avant et assurer sa viabilité financière alors qu’il est aux prises avec des restrictions de la sorte?
Les organisations sans but lucratif travaillant dans l’intérêt public sont soumises à des contraintes encore plus sévères que les organismes de bienfaisance. Plusieurs sont confrontées à un choix difficile : se conformer à la réglementation de l’ARC ou poursuivre leurs activités. Elles ne peuvent pas faire les deux à la fois.
Selon la définition utilisée par l’ARC, le seuil de rentabilité doit être atteint pour chacune des activités — et non pas pour l’organisation sans but lucratif dans son ensemble. Comme les responsables de ces organisations ont tenté de l’expliquer aux vérificateurs de l’ARC, le seuil de rentabilité ne leur permet pas de survivre. Elles doivent accumuler des fonds pour les situations d’urgence et afin de pouvoir élargir la gamme de leurs programmes. Elles ont besoin de programmes qui rapportent de l’argent pour financer ceux qui ne sont pas rentables. Selon les estimations établies par les vérificateurs eux-mêmes, entre 40 et 46 p. 100 des organisations sans but lucratif visées par leur audit ne respectaient pas cette règle. C’est donc près de la moitié du secteur qui enfreint la réglementation de l’Agence du revenu du Canada.
Le secteur doit pouvoir assurer sa survie à long terme et il serait suffisant pour établir ses fins non lucratives que l’on applique un critère de destination des fonds et un verrouillage des actifs comme c’est le cas pour les organismes de bienfaisance, de telle sorte que tous les revenus reviennent à l’organisation. Je sais que Tonya Surman vous a fait valoir à quel point cela était nuisible aux entreprises sociales.
Il faut qu’une réglementation appropriée soit mise en place pour ce secteur. C’est un enjeu de taille compte tenu des gigantesques défis que doivent relever notre monde, notre pays et notre secteur du bienfait public. Partout sur la planète et à l’intérieur même du Canada, nous assistons à une montée du populisme et des manœuvres de division, à une crise de l’inégalité des revenus, à des perturbations dues aux changements climatiques et à une perte de confiance envers les institutions publiques.
Dans différentes régions du pays, le rôle des investisseurs privés dans la construction et l’exploitation des infrastructures communautaires fait en sorte que ces actifs risquent d’être vendus pour la réalisation d’un gain en capital qui se traduira par des coûts supplémentaires pour le gouvernement. La contribution du secteur est primordiale dans notre recherche de nouvelles façons de financer, de construire et d’exploiter ces installations pour qu’elles demeurent sous le contrôle des collectivités.
Il y a des publications traitant maintenant d’une nouvelle vision quant au développement d’économies locales inclusives parallèlement au renforcement des relations sociales, et nos jeunes se réclament de cette vision. De nouveaux écosystèmes économiques locaux sont ainsi créés grâce aux efforts combinés des organisations sans but lucratif, des coopératives, des institutions phares et d’autres structures.
Nous pouvons compter au Canada sur une ressource extrêmement précieuse. Des employés hautement qualifiés et des millions de bénévoles contribuent au dynamisme du secteur du bienfait public dans chacune des communautés pour offrir notamment des activités artistiques et sportives, des services d’établissement des immigrants, des mesures de soutien pour les personnes handicapées et des entreprises communautaires. Tous ces gens sont présents pour répondre aux besoins de la communauté aussi bien dans les situations de crise comme les surdoses de fentanyl et les catastrophes dévastatrices que pour les activités plus réjouissantes au quotidien comme les camps d’été et les clubs de soccer. Il y a tant à faire et le Canada a besoin d’un secteur sans but lucratif aussi fort et libre que possible pour servir l’intérêt public.
Je résume donc les principales réformes à entreprendre. Il faut nous donner un secteur du bienfait public en le désignant officiellement de ce nom afin de pouvoir commencer à élaborer des politiques adaptées à ses besoins particuliers. Il faut permettre à ce secteur de collaborer en renonçant à l’obligation de direction et contrôle pour adopter plutôt un critère de responsabilité à l’égard des sommes dépensées. Il convient de faciliter l’innovation au sein des organismes de bienfaisance et leur survie à long terme en rectifiant le critère des activités commerciales connexes. On doit en outre permettre aux organisations sans but lucratif travaillant dans l’intérêt public de générer des revenus en abandonnant la notion de seuil de rentabilité pour la remplacer par un critère de destination des fonds et un verrouillage des actifs. Il faut enfin appuyer la mise au point de nouveaux modes de financement des infrastructures communautaires de telle sorte que les infrastructures et les services demeurent des actifs pour la collectivité.
En 2018, le secteur du bienfait public a besoin d’une loi habilitante et d’un contexte réglementaire propice et ce, de toute urgence, car le statu quo ne fonctionne pas. Merci beaucoup.
Le président : Merci beaucoup. Vous avez souligné différents éléments et fait quelques suggestions. Lorsque j’entends des exposés comme ceux que vous nous avez tous les deux présentés ce soir, je voudrais poser aux gens de Revenu Canada et des autres agences gouvernementales la vraie question, à savoir à quoi ressemblerait notre pays en l’absence de ce secteur. Je ne crois pas que c’est un Canada qui nous plairait, et je pense que c’est la même chose pour les Canadiens et pour les députés. J’ai d’ailleurs l’impression que ceux-ci négligent totalement cet enjeu et qu’il serait grand temps qu’ils fassent le nécessaire.
La première question sera posée par la sénatrice Omidvar.
La sénatrice Omidvar : Merci à tous les deux. Bien que cela risque d’être difficile pour moi, je vais m’en tenir seulement aux organisations sans but lucratif, car nous avons déjà beaucoup parlé des organismes de bienfaisance. Il est important que nous traitions des organisations sans but lucratif, car elles contribuent, elles aussi, à l’établissement de ces fondations essentielles à notre société et qu’elles bénéficient également d’avantages fiscaux. Il semble y avoir cependant tout un monde de différence entre les exigences relatives à la présentation de rapports et à la transparence selon qu’elles s’appliquent aux organismes de bienfaisance ou aux organisations sans but lucratif. Je vais donc m’efforcer de me concentrer sur ces dernières.
Monsieur Floyd, je vais revenir à vos commentaires au sujet du respect. Je sais que les organisations sans but lucratif ont déjà obtenu le premier rang dans le baromètre de la confiance publié annuellement par Edelman, mais cette confiance ne semble pas se traduire par du respect. Je regarde les subventions accordées aux petites entreprises sur le site web d’Industrie Canada. Elles ont accès à des subventions et des prêts pour financer leurs projets d’expansion; à un fonds d’investissement en capital; à des subventions pour l’embauche et la formation d’employés; et à du financement pour leurs activités de recherche et développement. Pouvez-vous nous dire ce que vous pensez de la disparité entre l’aide offerte pour appuyer le développement des petites entreprises et celle dont bénéficient les organisations sans but lucratif?
M. Floyd : Merci pour la question, madame la sénatrice.
Comme vous le laissez entendre, il y a certes une grande disparité entre les mesures de soutien offertes aux organismes de bienfaisance et aux organisations sans but lucratif et celles que le gouvernement rend accessibles aux entreprises privées. Je citerais encore une fois Mme Cukier de l’Université Ryerson lors de sa comparution du mois dernier. Elle a indiqué que tous les ordres de gouvernement n’accordent pas l’attention voulue au développement des capacités nécessaires au sein de ces organisations.
S’il est vrai qu’il s’agit de l’un des trois piliers sur lesquels repose la société canadienne, il m’apparaît pervers de vouloir priver ces organisations de ces possibilités de développement qui les rendraient aptes à mieux servir leur collectivité, à mobiliser les Canadiens pour qu’ils travaillent dans l’intérêt de leur communauté et à nous procurer tous les avantages découlant d’une amélioration de nos systèmes sociaux et de la plus grande vitalité économique qui s’ensuivrait.
Je suis convaincu qu’il serait judicieux pour le gouvernement d’investir dans la mise en place de fonds pour la recherche et le développement, l’innovation, la technologie et les autres mesures de renforcement des capacités de telle sorte que ce secteur puisse jouer le rôle que nous le croyons tous capable de remplir au sein de la société canadienne.
La sénatrice Omidvar : J’ai une question de suivi pour nos deux témoins. On nous a beaucoup parlé de la nécessité d’institutionnaliser le respect pour ce secteur à Ottawa, et plusieurs ont proposé à cette fin que le secteur relève d’une instance en place. Les propositions allaient d’un ministre jusqu’au gouverneur général à titre d’ambassadeur en passant par un ministère, un comité parlementaire permanent des organisations sans but lucratif et des organismes de bienfaisance — j’avais pourtant promis de ne pas en parler — et une proposition faite il y a quelques semaines par les gens du Mowat Centre en vue de son intégration au bureau d’innovation sociale du Bureau du Conseil privé. Avez-vous une idée quant à l’instance à considérer à Ottawa pour concrétiser le respect dû à ce secteur?
Mme Eakin : C’est une question qui a été soulevée à l’échelon provincial et à laquelle on a réfléchi quelque peu au niveau fédéral. Je n’ai pas de solution à vous proposer, mais il est primordial que, quelle que soit la décision prise, nous soyons à l’abri des courants politiques. En Grande-Bretagne, une importante initiative de bienfaisance pilotée par Tony Blair a pris fin avec le changement de gouvernement. Au-delà de l’intérêt que nous porte l’ARC du strict point de vue des revenus, il nous faut compter selon moi sur une instance qui aura la volonté de favoriser le dynamisme du secteur du bienfait public. Dans nos efforts pour aller de l’avant en composant avec différentes difficultés ainsi qu’un traitement inéquitable par rapport à celui réservé aux entreprises, ce point d’ancrage deviendra de plus en plus important. Il est toutefois essentiel que cette intégration se fasse à même la structure du gouvernement, plutôt que suivant une formule nous mettant à la merci des différents changements pouvant intervenir aux commandes de l’État.
M. Floyd : Je pense que l’on ferait fausse route en confiant la responsabilité de ce secteur à une seule instance au sein du gouvernement. À ce titre, il y a d’intéressants enseignements à tirer de l’expérience de l’initiative du secteur bénévole remontant à une quinzaine d’années. Aucun ministère n’estimait avoir la portée nécessaire pour prendre la responsabilité de l’ensemble du secteur bénévole. L’initiative s’est ainsi retrouvée parmi les projets relevant du Bureau du Conseil privé, mais comme celui-ci a bien d’autres chats à fouetter, il n’a pas jugé bon d’y donner suite lorsqu’elle a pris fin.
Il conviendrait d’adopter pour ce secteur une approche semblable à celle qui est actuellement utilisée pour les questions de genre. Ces questions sont prises en compte dans tous les dossiers relevant du gouvernement du Canada, et chaque ministère est tenu de procéder à des analyses à ce sujet dans ses activités courantes. Nous avons observé un peu la même chose avec l’optique environnementale adoptée par certains autres gouvernements. Je pense que cette notion de respect doit se propager dans l’ensemble du gouvernement. Vous seriez surpris de voir le nombre d’agences gouvernementales et de ministères qui ont avec le secteur des engagements concrets devant s’appuyer sur un respect semblable. À titre d’exemple, le ministère de l’Agriculture collabore de très près avec le secteur bénévole dans le cadre d’initiatives comme les cercles 4-H. C’est peut-être le genre de réalité qui peut échapper à ceux parmi nous qui vivons au centre-ville de Toronto. J’estime nettement préférable de voir les responsabilités en la matière relever de l’ensemble des composantes du gouvernement, plutôt que d’une instance unique.
Le sénateur R. Black : Madame Eakin, parmi les réformes que vous recommandez, je note la cinquième qui vise à appuyer la recherche de nouveaux modes de financement des infrastructures communautaires de telle sorte que celles-ci et les services qui en découlent demeurent des actifs pour la collectivité et contribuent à son mieux-être. Pouvez-vous nous en dire plus long à ce sujet? Que voulez-vous dire exactement?
Mme Eakin : L’Ontario Nonprofit Network vient de rendre public le document Not for Sale : une argumentation en faveur de la prise en charge par le secteur sans but lucratif des infrastructures et des services communautaires. Vous trouverez d’ailleurs la référence à l’endos du document. Nous avons considéré ce qui s’est produit en Grande-Bretagne où l’on avait l’habitude de demander au secteur privé de construire et d’exploiter bon nombre des infrastructures nécessaires à la prestation des services sociaux.
Il y a eu un problème avec le secteur privé. À titre d’exemple, un regroupement de 23 centres d’hébergement et de soins de la Colombie-Britannique — le plus important fournisseur de services en la matière dans la province — a été acheté l’an dernier par la compagnie d’assurance Anbang comme investissement immobilier. Anbang s’est alors engagée à fournir les soins nécessaires aux résidants pendant trois ans. L’entreprise a toutefois fait faillite et a été reprise par une banque chinoise, mais c’est une autre histoire.
On se retrouve avec un problème de propriété privée d’actifs qui devraient être essentiellement publics et qui sont vendus. En Grande-Bretagne, il y a 750 centres d’hébergement et de soins qui ont été acculés à la faillite. Les choses se passent toujours de la même manière lorsqu’une entreprise est achetée, et ce sera sans doute le cas aussi en Colombie-Britannique. La dette rachetée est transférée à l’entreprise immobilière et on s’efforce de majorer les coûts des services facturés au gouvernement jusqu’au moment où celui-ci indique qu’il n’est plus en mesure de payer. La communauté se retrouve alors sans aucun actif, ce qui est très problématique.
Nous avons pu le constater au Royaume-Uni où même des services ont été vendus. Les services de placement en famille d’accueil ont été vendus à trois reprises au Royaume-Uni. Il n’y a rien qui change dans les faits pour les parents et l’enfant, mais ces services ont effectivement été vendus avec une accumulation de dette telle qu’ils ont finalement été paralysés.
On ne voyait pas il y a 20 ans de telles pratiques d’investissement au sein des communautés. À l’époque, on construisait un centre d’hébergement et on l’exploitait pour en tirer une bonne source de revenus et tout le monde était content. Les choses ne se passent plus de cette manière. Il y a 53 cliniques de méthadone en Ontario qui viennent d’être vendues à un groupe du Texas, si je ne m’abuse. C’est simplement parce que ces cliniques sont rentables.
La situation est en partie attribuable au fait que les gouvernements n’ont plus les mêmes budgets qu’auparavant. Il faut donc se montrer plus créatifs pour trouver les capitaux nécessaires à la construction d’infrastructures qui appartiendront au secteur sans but lucratif, que cela prenne la forme d’une coopérative, d’une organisation propriétaire ou d’une institution publique. Je suis persuadée que si nous prenons la peine d’y réfléchir, nous trouverons un moyen de dénicher du financement sans nous contenter de nous en remettre au capital disponible dans le secteur privé, car il y a alors une note à payer à un moment ou à un autre.
Le sénateur R. Black : Merci.
Des témoins nous ont parlé de dédoublements quant aux rapports exigés par les différents ordres de gouvernement. Vous n’avez pas abordé cet aspect, monsieur Floyd, mais cette problématique est reliée à des questions de capacité et de disponibilité à l’intérieur d’un horaire déjà chargé. Je vous demande à tous les deux si vous croyez que c’est vraiment problématique et si vous avez des recommandations à nous faire quant à la façon d’améliorer les choses.
M. Floyd : Il y a constamment des plaintes au sujet du rapport annuel T3010 que les organismes de bienfaisance doivent remplir. J’ai participé à trois initiatives visant à modifier ce formulaire. À un moment donné, nous avions réussi à le réduire à quatre pages, puis l’ARC n’a pas cessé d’ajouter de nouveaux éléments tant et si bien que nous sommes de retour à un formulaire de 13 ou 15 pages, si je ne m’abuse. C’est un rapport que les organismes de bienfaisance doivent remplir pour montrer qu’ils se conforment aux règles applicables de manière à pouvoir continuer de bénéficier des avantages considérables que leur procure le gouvernement sous forme d’allégements fiscaux et de contributions.
Ce rapport est sans doute approprié pour les organismes de bienfaisance de moyenne et de grande taille. Il ne faut toutefois pas oublier que 50 p. 100 des organismes de bienfaisance au Canada n’ont pas d’employé ou n’en ont qu’un seul — ils sont pour ainsi dire totalement administrés par des bénévoles —, ce qui laisse à penser que l’on en demande peut-être trop à ces petites organisations avec le rapport T3010 et que l’on devrait alléger leur fardeau administratif.
En revanche, les organisations sans but lucratif ne soumettent pour ainsi dire aucune donnée. Bon nombre d’entre elles ne produisent en fait aucun rapport. Une grande proportion des organisations sans but lucratif qui ne paient pas de taxes au Canada passent complètement sous le radar, et nous ignorons totalement où elles se trouvent. On pourrait certes affirmer que ces organisations n’ont pas un fardeau administratif trop lourd et devraient sans doute faire leur part dans une plus large mesure.
Les formalités administratives à remplir sont également excessives lorsque vient le temps de rendre des comptes à l’égard des contrats gouvernementaux. Le vérificateur général a tellement fait peur à tout le monde que l’on se retrouve désormais avec des exigences inconsidérées quant aux rapports à produire. Pour un contrat de 25 000 $, il faut produire des rapports trimestriels de plusieurs pages. Il ne fait aucun doute que les tracasseries administratives de ce genre sont de trop.
Le sénateur R. Black : Madame Eakin, vous vouliez ajouter quelque chose?
Mme Eakin : C’est une question difficile. L’été dernier, nous avions embauché un étudiant — un étudiant en droit — pour examiner les subventions et les contributions, ainsi que la complexité de ce dossier. Ces six ou sept dernières années, nous avons participé à des réformes en matière de financement à l’échelon provincial et il n’y a eu pratiquement aucun progrès. L’étudiant embauché pour l’été a conclu qu’il s’agissait d’une relation du haut vers le bas. Le gouvernement a les fonds et les donne aux organismes, et tout ce que ces organismes peuvent faire, c’est de continuer de cajoler leur bailleur de fonds pour pouvoir poursuivre leurs travaux.
Plusieurs organismes ont 15 subventions différentes, et elles ont toutes leur propre définition d’un jeune et sont liées à différents postes budgétaires. Le problème, c’est qu’à l’échelon provincial, nous n’en sommes qu’à l’étape du modèle de base. Il y a toujours une disposition selon laquelle il s’agit d’un modèle de base et que chaque ministère peut le modifier au besoin et, bien sûr, tout le monde a besoin de le modifier. Il faut cependant admettre que chaque ministère a des exigences différentes en matière de rapports, car cela dépend de ses activités.
Nous avons conclu, bien malgré nous, que nous ne tenterions pas de régler cet enjeu maintenant, car nous ne voyons pas comment nous pourrions y parvenir, étant donné que nous nous cassons la tête à ce sujet depuis des années sans résultat.
La sénatrice Seidman : Je vous remercie de vos exposés.
J’aimerais d’abord m’adresser à M. Floyd. Dans votre exposé, vous avez cerné trois défis. Si vous me le permettez, j’aimerais d’abord parler de l’efficacité. Vous avez, à juste titre, affirmé que les organismes devaient adopter une approche fondée sur les preuves, ce qui signifie des données. Vous nous avez parlé d’un article publié dans The Philanthropist dans lequel les auteurs précisent que le secteur sans but lucratif dispose d’un large éventail de données sur les problèmes sociaux. Il est vrai que tous les organismes n’ont pas les moyens d’avoir leur propre analyste, c’est évident, et c’est pourquoi vous suggérez l’adoption d’une approche commune à l’échelle du système, et vous dites que la participation du gouvernement du Canada est essentielle dans une telle initiative. J’aimerais savoir ce que cela signifie. Quel rôle le gouvernement jouerait-il?
M. Floyd : L’approche suggérée par les auteurs de l’article consistait à collecter et à centraliser la collecte de données et les analyses liées aux problèmes sociaux du pays, que ces données proviennent d’un organisme à but non lucratif ou d’organismes gouvernementaux qui participent encore plus activement à des initiatives sociales. Manifestement, la question de la division des compétences se pose aussi dans cette approche. En effet, le gouvernement fédéral et plusieurs gouvernements provinciaux et territoriaux interviennent dans de nombreux volets de la politique sociale, et les gouvernements municipaux participent à de nombreux volets de la politique sociale. Une très petite partie de ces données sont combinées. Toutefois, il y a des exceptions. Par exemple, le Canada fait du bon travail avec ses données sur la santé, mais il réussit moins bien dans d’autres volets de la politique sociale. On suggère donc, dans ce cas-ci, un effort d’envergure nationale, à l’échelle du Canada, auquel participeraient de nombreux intervenants. Étant donné la portée de l’effort suggéré, il serait logique que le leadership soit assumé par le gouvernement du Canada.
La sénatrice Seidman : Lorsque les auteurs affirment que « le secteur sans but lucratif dispose d’un large éventail de données sur les problèmes sociaux », cela signifie-t-il que le secteur collecte déjà ces données ou qu’il a le potentiel de produire ces données?
M. Floyd : On collecte déjà beaucoup de données, mais elles ne sont pas adéquatement analysées. La plus grande partie des données qui sont actuellement recueillies est liée aux intrants et aux extrants plutôt qu’aux résultats et aux effets concrets produits par le travail. Mais il est vrai que de nombreuses données sont recueillies.
La plupart des bailleurs de fonds demandent aux organismes, par exemple aux organismes à but non lucratif et aux organismes de bienfaisance, de leur fournir des renseignements sur le nombre de personnes qu’ils voient et sur la façon dont ils évaluent leurs efforts et produisent des rapports à cet égard. Les organismes collectent donc continuellement ces renseignements et les envoient à leurs bailleurs de fonds, mais ces renseignements ne sont jamais combinés pour nous permettre de déterminer, par exemple, comment les travaux d’un organisme sur la sécurité alimentaire contribuent à l’ensemble des travaux de tous les autres organismes dans le secteur de la sécurité alimentaire.
La sénatrice Seidman : C’est intéressant. En fait, j’ai été assez surprise d’entendre cela, car vous parlez de la capacité insuffisante de ces organismes à but non lucratif et de ces organismes de bienfaisance. Leur technologie est souvent rudimentaire, les dirigeants ne font aucune gestion et c’est difficile de garder des bénévoles. J’aimerais donc savoir comment ces données sont recueillies.
M. Floyd : Elles sont habituellement recueillies par des moyens rudimentaires. Je vais vous donner un exemple. Au cours des 10 dernières années, j’ai travaillé dans le secteur de la santé mentale des enfants, en Ontario. Dans cette province, chaque centre de traitement doit évaluer chaque enfant qui arrive dans son service et l’évaluer à nouveau lorsqu’il quitte le service. De plus, cette évaluation doit indiquer les effets des interventions qui ont été menées, car on veut savoir si l’état de l’enfant s’est amélioré après le traitement. On doit également recueillir des données sur des éléments comme la période pendant laquelle l’enfant a dû attendre pour avoir accès à des services. De nombreux indicateurs de base comme ceux-là sont recueillis et utilisés au sein de l’organisme, dans une certaine mesure, mais ces données n’ont jamais été intégrées à d’autres données pour améliorer la conception ou la prestation des services en matière de santé mentale pour les enfants à l’échelle de la province, et certainement pas à l’échelle du pays. Ces données ne sont même pas utilisées adéquatement au sein d’un organisme pour lui permettre d’améliorer ses interventions. Ces données existent et font l’objet d’un rapport et de calculs, mais les gens les examinent et les envoient ensuite à Queen’s Park, et c’est tout.
La sénatrice Seidman : C’est utile.
Madame Eakin, j’aimerais vous poser une question, si vous me le permettez. Ma question fait suite à celle du sénateur Black au sujet de votre cinquième recommandation, dans laquelle vous parlez de nouvelles façons de financer l’infrastructure communautaire. Vous parlez de récents documents qui proposent une nouvelle vision de la façon de développer des économies locales inclusives et de renforcer les relations sociales, et vous dites que nos jeunes revendiquent cela. Pourriez-vous me donner un exemple concret de cette nouvelle vision?
Mme Eakin : Un tel exemple se trouve en Écosse. En effet, l’Écosse accomplit du très bon travail au sein des collectivités. Par exemple, ce pays a un projet de loi dans lequel, si une ressource comme une vieille école n’est pas utilisée et que la collectivité souhaite l’utiliser, les représentants de cette collectivité peuvent s’adresser à leur conseil local et obtenir le droit d’acheter l’école au prix d’une livre. Ils ont le soutien nécessaire pour lancer un tel projet. Ils ont converti des édifices en pubs locaux où les membres de la collectivité peuvent se rencontrer. Dans un cas, ils ont créé un barrage hydroélectrique qui génère certains revenus chaque année, et ils ont utilisé ces revenus pour reconstruire leur école. Maintenant, ils restaurent un phare, afin que les touristes puissent le visiter, et les revenus engendrés par ces visites leur permettront de réaliser d’autres projets au sein de la collectivité. La collectivité commence à devenir propriétaire de certains biens et cela favorise la création de la richesse communautaire.
Par exemple, en Italie, une initiative de soins communautaires est gérée comme une coopérative au sein de la collectivité, et cette coopérative fournit du soutien à la collectivité par l’entremise d’un système de soins communautaires local. Au Royaume-Uni, il existe un mouvement appelé Locality. Dans le document que je vous ai remis, on y fait référence. Aux États-Unis, Nonprofit Quarterly dirige une série de six webinaires sur des initiatives qui permettent à des coopératives de travailleurs de gagner en popularité, car elles appartiennent aux travailleurs, qui les améliorent et qui améliorent les lois qui les régissent.
Un vaste mouvement communautaire commence à se développer. Nous sommes au tout début de ce processus, mais nous voulons favoriser son développement, car nous pensons que cela permettra de produire des collectivités plus résilientes qui seront moins touchées par les allées et venues de certaines grandes entreprises et par certaines de leurs approches.
La sénatrice Seidman : Merci beaucoup.
Le sénateur Duffy : Je remercie les deux témoins d’être ici aujourd’hui. C’est très intéressant, et nous avons beaucoup d’information à absorber.
J’aimerais vous poser une question au sujet des fardeaux réglementaires et des autres obstacles auxquels fait face la Charity Commission de l’Angleterre et du pays de Galles comparativement à ce que nous avons ici. Vous semblez laisser entendre que nous devrions examiner le modèle utilisé là-bas. Dans quelle mesure les organismes de bienfaisance et les organismes à but non lucratif du Royaume-Uni fonctionnent-ils mieux dans ce type de modèle qu’ils le feraient ici?
M. Floyd : Pour revenir à la question sur les rapports qu’a posée le sénateur Black plus tôt, au Royaume-Uni, les petits organismes et les petits organismes de bienfaisance produisent seulement un bref rapport annuel, et leur fardeau est donc beaucoup plus léger.
Comme je l’ai laissé entendre dans mon exposé, sénateur, la grande différence, c’est que selon la Charity Commission de l’Angleterre et du pays de Galles, la responsabilité de surveiller un organisme de bienfaisance revient aux administrateurs de cet organisme ou ce que nous appelons souvent les membres du conseil d’administration. On s’efforce de veiller à ce que les membres du conseil d’administration aient les connaissances et les compétences nécessaires pour gérer l’organisme de bienfaisance et les dons de façon appropriée, plutôt que d’utiliser le même type de bureaucratie que l’ARC, c’est-à-dire tenter de faire de la microgestion.
Le sénateur Duffy : Je vous suis reconnaissant de votre réponse, car elle est utile.
Ma plus grande préoccupation, depuis que nous avons entrepris cette enquête sous la direction éminente de notre président, qui a déjà travaillé dans ce secteur, c’est que les données démographiques que nous ont fournies certains de nos témoins laissent croire que le nombre de donateurs aux activités de bienfaisance et à d’autres activités du même type au Canada baisse en même temps que le nombre de baby-boomers. En effet, les jeunes ne semblent pas éprouver le même intérêt à cet égard. J’ai l’intuition que tôt ou tard, l’argent des donateurs n’arrivera plus.
Pour revenir au ministre responsable, je me suis souvenu que le révérend Walter McLean était ministre d’État dans le gouvernement de Mulroney. Toutefois, avec le recul, c’était un peu une âme en peine, car il n’avait pas de ministère — à l’exception d’un petit secrétariat — pour le soutenir.
Il me semble que si nous souhaitions réellement changer les choses, nous devrions retirer ce dossier de l’ARC et créer un OSS, c’est-à-dire un organisme de service spécial, dont le mandat serait non seulement de réglementer ce secteur avec tout le relâchement possible, mais également de le soutenir, et de nommer un ministre ou une autre personne importante dont le travail consisterait à parcourir le pays, chaque semaine, pour expliquer aux Canadiens les raisons pour lesquelles il est important de donner et de participer à ce secteur et d’assurer sa prospérité. À notre époque médiatique, si personne ne fait la promotion de ce message en tout temps, il sera étouffé par le bruit environnant. Nous savons que certaines personnes monopolisent une grande partie du temps d’antenne. Nous devons ramener ce secteur à l’avant-plan, car il est extrêmement important pour l’avenir de notre pays. Cette idée est-elle réalisable?
M. Floyd : Notre plus récent ancien gouverneur général était un vrai champion de ce secteur, surtout pour convaincre les gens de devenir des bénévoles actifs.
Je suis d’accord, sénateur, que ce secteur a besoin d’un champion, et il a besoin de plus qu’un champion. Il a besoin d’un champion qui peut attirer l’attention du public et lui expliquer pourquoi il est tellement important de soutenir ce secteur et que les Canadiens d’un bout à l’autre du pays doivent y participer d’une façon ou d’une autre.
Toutefois, l’idée de créer un organisme spécial à l’échelon fédéral est un peu difficile à réaliser en raison du libellé de notre Constitution, et parce que la responsabilité constitutionnelle des organismes de bienfaisance revient expressément aux provinces qui, avec l’exception de l’Ontario, n’ont pas fait le nécessaire à cet égard. Un organisme approprié ressemblerait probablement à l’organisme national de réglementation des valeurs mobilières que certaines personnes tentent de mettre sur pied.
Le sénateur Duffy : Ces gens tentent toujours de le mettre sur pied.
M. Floyd : Il se peut que cela ne soit pas plus facile à réaliser. Mais ce serait un organisme qui couvrirait plusieurs administrations et assumerait ce rôle de champion.
Qu’il y ait ou non un organisme qui ressemble à la Charity Commission ou un organisme spécial créé à l’échelon fédéral, peu importe ce qui se trouve dans la Constitution, l’échelon fédéral a la portée nécessaire pour qu’un ministère assume la responsabilité de veiller à ce que nos organismes à but non lucratif et nos organismes de bienfaisance soient solides et bien équipés.
Autrefois, cette responsabilité revenait au secrétaire d’État et il s’en acquittait bien. Nous n’avons rien de ce genre maintenant, et le Canada n’a rien eu de tel depuis environ 30 ans. Ce serait bien qu’une telle chose soit rétablie.
Mme Eakin : Pour ajouter à ce qu’a dit Gordon, il faut préciser deux choses. Il y a d’abord les organismes qui ne paient pas d’impôt, c’est-à-dire les organismes de bienfaisance et les organismes à but non lucratif. Ensuite, il y a les organismes qui donnent des reçus d’impôt. Nous avons encouragé la création de plateformes partagées sur lesquelles on peut soutenir un petit groupe qui souhaite obtenir une subvention. Actuellement, pour obtenir une subvention d’une fondation, il faut être un organisme de bienfaisance, et des organismes s’enregistrent donc comme organismes de bienfaisance même s’ils n’auraient pas besoin de le faire si le règlement était différent, car ce ne sont pas des organismes de bienfaisance. Actuellement, il est compliqué d’avoir la capacité de recueillir des fonds, surtout depuis que nous avons la philanthropie à grande échelle. Par exemple, l’Université de Toronto peut amasser des fonds. Et un petit groupe de jardinage à Creemore n’a peut-être pas besoin d’être un organisme de bienfaisance. En effet, s’il peut obtenir une subvention Trillium ou une subvention d’une fondation, il n’a pas besoin de faire cela. C’est la raison pour laquelle j’ai parlé du secteur de l’intérêt public, et il est important de réfléchir à ce contexte.
Le sénateur Duffy : C’est la loi liée aux fondations. Si les fondations avaient une plus grande marge de manœuvre, les organismes n’auraient pas besoin de devenir des organismes de bienfaisance pour obtenir du financement.
Mme Eakin : Absolument. Ils pourraient être des organismes à but non lucratif.
M. Floyd : C’est un terrain glissant.
Mme Eakin : Ils pourraient être des organismes à but non lucratif.
Le sénateur Duffy : Il n’y a pas de réponse facile.
[Français]
Le sénateur Maltais : Monsieur Floyd, vous avez dit que Terre-Neuve, la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, le Québec, le Manitoba, la Saskatchewan, l’Alberta, la Colombie-Britannique, les Territoires du Nord-Ouest, le Yukon et le Nunavut n’ont pas fait leurs devoirs? Vous avez dit que seul l’Ontario a fait ses devoirs. Qu’est-ce que vous voulez dire par là?
[Traduction]
M. Floyd : Merci, sénateur.
La responsabilité constitutionnelle des organismes de bienfaisance revient exclusivement aux provinces. Le gouvernement fédéral intervient seulement en raison du crédit d’impôt accordé par l’entremise de la Loi de l’impôt sur le revenu. Le gouvernement fédéral a établi un régime de réglementation qu’un organisme doit suivre s’il souhaite avoir accès à ce crédit d’impôt et donc, par défaut, le gouvernement fédéral est devenu l’organisme de réglementation des organismes de bienfaisance au Canada, sauf en Ontario. En effet, en Ontario, le Bureau du Tuteur et curateur public, qui fait partie du ministère du Procureur général, exerce une certaine surveillance active sur les organismes de bienfaisance.
La division sur le plan constitutionnel se produit parce que les organismes de bienfaisance, comme vous le savez, sont créés à titre de fiducies. Ainsi, un organisme de bienfaisance est surtout lié à des biens destinés à des fins de bienfaisances. Les biens sont sous la responsabilité des provinces, et non du gouvernement fédéral. L’Ontario veille à ce que les fonds investis dans un organisme de bienfaisance soient utilisés à des fins de bienfaisance. Le Bureau du Tuteur et curateur public veille à ce que les biens de bienfaisance soient utilisés à des fins de bienfaisance. Aucune autre province n’a mis en œuvre un tel mécanisme.
La seule autre réglementation qu’on observe à l’échelon provincial se trouve en Alberta et au Manitoba, où il existe certains règlements liés aux activités de financement, et où on tente de créer un permis pour les collectes de fonds, afin de veiller à prévenir les fraudes. Toutefois, seul ce petit volet est visé, et aucune autre province n’exerce son pouvoir à cet égard.
[Français]
Le sénateur Maltais : Permettez-moi de ne pas être tout à fait d’accord avec vous. Au Québec, l’Office de la protection du consommateur relève du ministre des Finances qui, lui, accorde les permis aux organismes de bienfaisance, dans le but de s’assurer que les fonds versés par un individu ou une société sont bien utilisés aux fins auxquelles ils sont versés. L’Office de la protection du consommateur du Québec relève du ministère des Finances en ce qui a trait à la gestion et à la transparence de ces dons. Je crois que la même chose existe en Nouvelle-Écosse.
[Traduction]
La sénatrice Omidvar : J’aimerais poser une brève question à Mme Eakin. Les organismes à but non lucratif, contrairement aux organismes de bienfaisance, peuvent participer à des activités politiques — qu’elles soient partisanes ou non. Je crois que nous avons tous entendu les histoires qui courent au sujet d’un certain organisme à but non lucratif de la Colombie-Britannique et aujourd’hui, celle d’un organisme à but non lucratif de Toronto qui participent à des activités politiques partisanes. Dans votre plan qui vise l’intérêt public comparativement aux organismes axés sur leurs membres, où ces distinctions se trouveraient-elles?
Mme Eakin : Selon notre plan, notre position est d’autoriser une structure d’organisme à but non lucratif, si on y tient. Mais, pour être exonéré d’impôt, il faut éviter de participer à des activités politiques partisanes, qu’on soit ou non simple membre. Rappelez-vous, la composition est faite de toutes sortes d’associations professionnelles et commerciales qui, pour être quittes d’impôt, ne doivent pas participer à de telles activités.
L’une des raisons pour lesquelles nous réclamons un cadre pour le secteur du bienfait public, c’est de disposer du genre de politiques nécessaires aux organismes de ce secteur pour bénéficier de ce genre d’appuis, mais en étant également transparents, ce qu’ils devraient être, d’après nous, pour être exonérés d’impôt.
Le président : Madame Eakin, monsieur Floyd, je vous remercie. Vous avez suscité beaucoup de discussions et considérablement enrichi notre étude. Je suis certain que, pendant notre réflexion sur vos recommandations, vos noms reviendront plusieurs fois sur le tapis. Nous vous remercions de votre contribution.
Nous entendrons maintenant nos prochains témoins, MM. Mark Blumberg et Cliff Goldfarb, qui comparaissent tous les deux à titre personnel. Merci d’avoir accepté notre invitation. Vous disposez chacun de cinq à sept minutes pour votre exposé, après quoi mes collègues vous interrogeront. Je rappelle à chacun de poser des questions courtes et de donner des réponses aussi courtes que possible, pour favoriser le plus grand nombre possible de questions.
Commençons par M. Blumberg.
M. Mark Blumberg, à titre personnel : Je vous remercie de votre invitation. Je focaliserai mon exposé sur la réglementation des organismes à but non lucratif et sur les organismes de bienfaisance enregistrés.
Au Canada, le secteur caritatif est très important, ses revenus et ses dépenses se chiffrant annuellement à plus de 250 milliards de dollars. Les organismes de bienfaisance enregistrés ne sont pas seulement le modèle des petits groupes de bénévoles qui distribuent de la nourriture aux personnes dans le besoin, mais, ensemble, ils ont accès à beaucoup de ressources tout en s’occupant de certains des membres les plus vulnérables de notre société.
Les organismes à but non lucratif, qui ne sont pas des organismes de bienfaisance et dont nous venons d’entendre un peu parler, ne sont assujettis à presque aucune règle et ne sont astreints à presque aucune transparence. Il faut améliorer cette situation. Les règles et la transparence n’ont pas changé depuis 1917.
En ce qui concerne cependant le secteur des organismes de bienfaisance enregistrés, malgré toutes les plaintes que vous pourriez avoir entendues sur l’Agence du revenu du Canada et ses règles, nous avons déjà un système relativement efficace, mais nous devons le renforcer alors que nous continuons d’accorder aux donateurs de généreuses incitations fiscales. Il faut augmenter la transparence de ces organismes, malgré leur transparence actuelle.
L’un des atouts les plus précieux du secteur des organismes à but non lucratif et des organismes de bienfaisance est la confiance du public. Nous devons réglementer ce secteur très important, sinon, il risque de voir disparaître cette confiance et de peut-être gaspiller des dizaines ou des centaines de milliards de dollars. Malgré ma préférence pour les normes volontaires, rien ne saurait remplacer la réglementation quand les enjeux sont si élevés et que le secteur compte de si nombreux joueurs, groupes et individus différents. Même si certains font équivaloir la réglementation ou les exigences à de la tracasserie administrative, je tiens à dire sans équivoque la différence entre cette dernière et des règlements raisonnables et gradués est considérable. Nous avons beaucoup moins de paperasse à remplir que dans d’autres pays. Si vous ne comprenez pas la raison d’être d’un règlement ou d’une exigence, vous les trouverez toujours excessifs.
Sur le plan de la transparence, je parlerai des organismes à but non lucratif, qui ne sont pas des organismes de bienfaisance, et de l’absence, essentiellement, de transparence dans les rapports avec eux. Rappelez-vous que les premiers obtiennent les mêmes exonérations que les seconds, à la fin de l’année, s’ils ont un excédent. Ils ne délivrent pas de reçus officiels, mais ils continuent néanmoins d’obtenir un traitement avantageux.
Je propose de rendre public le formulaire T1044 (déjà produit par 20 000 à 30 000 des plus grands organismes à but non lucratif), qui est déjà traité par l’Agence du revenu du Canada. Là s’arrête la bureaucratie, parce qu’il est déjà produit (donc rempli) et conservé par l’Agence dans une base de données.
Le ministère des Finances s’est occupé de ce projet de détermination du risque lié aux organismes à but non lucratif. Son rapport a été publié il y a cinq ans, et ce dossier est au point mort. Le rapport parlait de certains des éléments soulevés un peu plus tôt par Lynn Eakin, sur la non-conformité de quelques organismes à but non lucratif aux règles de base qui font qu’un organisme est à but non lucratif. Nous ne parlons pas ici des organismes de bienfaisance enregistrés.
Dans leur cas, la transparence pose un problème différent. Elle existe, parce que le formulaire T3010 est publiquement accessible. Je suis sûr que beaucoup d’entre vous l’ont employé. Mais l’Agence du revenu du Canada n’a le droit de rien divulguer sur un tel organisme en raison de confidentialité exigée pour les renseignements sur les contribuables par la Loi de l’impôt sur le revenu, tant que l’organisme n’est pas révoqué, ce qui, parfois peut prendre de 10 à 15 ans. On devrait pouvoir se prévaloir d’une exception à l’égard de ces exigences en cas de non-conformité grave et quand il y va de l’intérêt public pour l’Agence de divulguer l’information.
Ce qui fait un bon règlement et un bon organisme de réglementation pour les organismes à but non lucratif et le secteur de la bienfaisance est très complexe. Il n’existe pas de solution magique pour la réglementation des organismes de bienfaisance. Certains donateurs réclament encore plus d’incitations fiscales pour les dons qu’ils leur font. Il est donc probable que nous aurons besoin de plus de règlements, et non de moins.
Au Canada, l’organisme de réglementation de facto est la Direction des organismes de bienfaisance de l’Agence du revenu du Canada. Essentiellement, nous avons pris le taureau par les cornes, et ça semble donner des résultats. À l’étranger, on nous envie cette simplification. On en a glissé un mot, un peu plus tôt. Nous, dans le secteur des organismes de bienfaisance, nous avons cet organisme unique. L’Australie, d’autre part, a déployé beaucoup d’efforts depuis 10 ans et devra peut-être le faire encore pendant autant de temps pour en faire passer le nombre de huit à un ou deux. Rappelez-vous seulement que si chaque province et territoire faisaient de même, ça ferait 13 organismes supplémentaires de réglementation, le plus bas dénominateur commun pour un organisme national de bienfaisance. Ce pourrait être très compliqué, même si c’est susceptible de présenter une excellente occasion d’affaires pour les grandes entreprises nationales, particulièrement les cabinets d’avocats.
Nous avons énuméré, dans l’annexe A, 17 facteurs à prendre en considération pour déterminer si un organisme de réglementation ou un règlement sur les œuvres de bienfaisance est approprié. Si vous avez des questions sur la façon dont se compare l’Agence du revenu du Canada à d’autres organismes de réglementation, je serai heureux d’y répondre.
Dans mon esprit, la différence entre un organisme de réglementation fiscale pour les organismes de bienfaisance ou une commission compte beaucoup moins que d’autres facteurs. La forme est beaucoup moins importante que le contenu, la stratégie, le capital humain, les ressources, et cetera. Nous n’avons pas besoin d’un organisme de réglementation qui aura besoin de 10 à 15 ans pour se mettre en place et se mettre à l’ouvrage, puis, peut-être, comme en Nouvelle-Zélande, disparaître rapidement. Malgré son excellente réputation d’efficacité, on a décidé de se débarrasser de la commission des œuvres de bienfaisance et de l’intégrer dans le ministère des affaires internes.
On propose beaucoup d’idées pour moderniser la loi sur les œuvres de charité, mais attention. L’une des idées les plus innocentes est de définir juridiquement l’expression « œuvre de bienfaisance » plutôt que de se donner une définition selon la common law. On se complique ainsi beaucoup l’existence. Si l’objectif n’est que de cristalliser la définition actuelle de la common law, c’est un mirage. Prévoyez-vous de faire disparaître une œuvre charitable contre l’avancement de la religion? Vous pourriez provoquer une guerre culturelle qui bouleverserait le secteur caritatif. Prévoyez-vous d’ajouter des sports, par exemple? Vous pourriez doubler le nombre d’organismes de bienfaisance au Canada. J’entends continuellement des plaintes sur leur nombre excessif. Accepterions-nous de le faire passer de 86 000 à 150 000? C’est le résultat possible de l’ajout de sports.
Certains ont aussi proposé le tapis rouge pour le secteur de la bienfaisance plutôt que les tracasseries, ce qui est vraiment une formule percutante. Mais la réalité est peut-être plus proche du tapis rouge, mais seulement pour un petit nombre de groupes spéciaux de pression et de groupes de coordination qui en profitent. Le tapis rouge devrait accueillir beaucoup plus de diversité et permettre à beaucoup plus de voix du secteur de s’exprimer.
Certaines tracasseries et doublons ont causé du gaspillage. Il en a été question, particulièrement sur le financement de l’État. J’éviterai le sujet. Je n’en suis pas un spécialiste, mais ça donne lieu à des excès. Je ris quand je prends connaissance du formulaire T3010 de l’Agence du revenu du Canada, qui ne compte que 10 pages, et non 15, dont, ordinairement, un petit organisme de bienfaisance n’en remplit que quatre. C’est peu, mais, quand on sait que des contrats avec l’État comptent parfois 150 pages, c’est de l’exagération complète.
Certains doublons actuels sont, par exemple, de Revenu Québec, qui exige qu’on remplisse tous les ans un formulaire presque identique au T3010. Les organismes remettant des reçus officiels aux donateurs québécois remplissent presque exactement le même formulaire. Il suffirait de quelques questions et peut-être de renseignements obtenus de l’Agence du revenu du Canada pour faire économiser du temps à certains organismes de bienfaisance. L’Alberta avait un règlement pour ceux qui allaient chercher plus de 25 000 $ de financement par année, et on peut se demander s’il donne beaucoup plus de résultats. Même chose pour le tuteur et curateur public de l’Ontario, dont il a été question. La plus grande partie des règlements inutiles ou de la tracasserie administrative vient des provinces ou est imputable aux bailleurs de fonds.
Certains ont proposé que l’Agence du revenu du Canada n’examine que les objectifs et non les activités. Cependant, il est alors facile pour un organisme de faire seulement un copier-coller dans ses objectifs standard, sans divulguer ses véritables activités. Certains groupes diront, par exemple, qu’ils sont désireux de faire de la recherche sur la politique d’immigration, puis nous constatons, trois mois après leur enregistrement, que ce sont en réalité des groupes suprémacistes blancs dont le seul objectif est de discuter de la façon d’empêcher les musulmans et les juifs d’immigrer au Canada. Combien de groupes néonazis ou de la droite alternative voulons-nous enregistrer au Canada sous l’appellation d’organismes de bienfaisance? Aux États-Unis, où on a supprimé en grande partie tous les obstacles aux demandes, où les taux d’approbation avoisinent les 99 p. 100, on se retrouve avec une quantité innombrable de ces groupes très discutables.
Le débat sur les organismes de bienfaisance et les activités politiques ont fait couler beaucoup d’encre depuis 2011. Le gouvernement libéral a proposé un projet de loi, le 25 octobre 2018 — qui, à mon avis, est très dangereux — pour autoriser les organismes canadiens de bienfaisance à s’adonner sans frein à des activités politiques pour autant qu’elles ne soient pas partisanes et qu’elles se rattachent à leurs objectifs. Contrairement aux dons faits à des candidats et à des partis politiques, plafonnés, les dons aux organismes de bienfaisance ne le sont pas.
Je suis sûr que vous avez étudié avec inquiétude la situation aux États-Unis. Je crains que ce changement orchestré par les libéraux n’aide pas davantage à l’organisme de bienfaisance de taille moyenne à participer à des activités politiques auxquelles il pourrait déjà participer, mais il aidera quelques bien nantis ou de grosses compagnies à essentiellement dominer le discours politique dans notre pays, comme c’est arrivé aux États-Unis, après l’arrêt Citizens United de leur cour suprême.
Le secteur caritatif canadien possède beaucoup d’éléments d’actif, mais il faut se méfier, parce que presque tous appartiennent à un très petit nombre d’organismes, bien représentés par les témoins qui ont défilé devant votre comité.
On observe des tendances, comme l’augmentation des fonds de dotation nommée ou orientés par le donateur, qui peuvent être très utiles, mais l’absence de réglementation risque de nous faire nous retrouver avec encore 20 ou 30 organismes de bienfaisance qui cumulent des richesses énormes qui auraient pu aller à des œuvres agissantes et qui auraient pu avoir été consacrées à de véritables activités de charité.
Nous avons dressé, dans l’annexe B, une liste de recommandations. Bref, il importe de se rappeler que le secteur des organismes à but non lucratif et des œuvres de charité — un secteur immense — soit bien réglementé et ait plus de transparence pour voir son travail s’améliorer et réduire au minimum la mauvaise utilisation de ressources.
Merci beaucoup.
Le président : Merci. Vous avez parlé d’une augmentation du travail pour les avocats. C’est ce que nous faisons au Sénat : nous leur donnons plus de travail. Si vous croyez que nous travaillons fort, allez voir à la Chambre des communes. C’est encore plus sérieux.
Monsieur Goldfarb, nous vous écoutons.
M. Cliff Goldfarb, à titre personnel : Je vous remercie de votre invitation. Dans mon exposé, j’essaierai de simplifier et de réduire leur tâche aux avocats, si je le peux, et de vous communiquer des idées de recommandations assez précises, si je m’y prends bien.
Je souhaite apporter le point de vue d’un praticien du droit possédant quelques années d’expérience. Ces 20 dernières années, à peu près, de plus en plus de mon travail a concerné le secteur des organismes de bienfaisance et des organismes à but non lucratif. Je tiens à parler de certains des problèmes que nous, les avocats, y affrontons, sans oublier les bénévoles, ce que la plupart d’entre nous, qui exerçons, sommes aussi. Les craintes que j’exprime ne sont pas seulement les miennes, en ma qualité d’avocat, mais aussi les difficultés que je constate dans le secteur en ma qualité de bénévole.
Je parlerai surtout du droit des sociétés qui s’applique aux organismes à but non lucratif et aux organismes de bienfaisance, qui sont un type d’organisme à but non lucratif, et la loi fédérale que je tiens à citer est la Loi canadienne sur les organismes à but non lucratif, que j’abrégerai en LCOBNL pour ramener mon exposé à moins de cinq minutes. Elle est en vigueur depuis 2011. Mark pourra me corriger, mais, à l’origine, 47 000 sociétés étaient assujetties à l’ancienne loi, la Loi sur les corporations canadiennes. La plupart, celles qui le voulaient, ont continué d’exister sous le régime de cette nouvelle loi. Toutes les anciennes sociétés soumises au régime de la vieille loi sont maintenant assujetties à la LCOBNL.
Je ne parlerai que du droit fédéral des entreprises, mais je serai heureux de répondre aux questions concernant le droit provincial dans la mesure où je le pourrai.
L’ancienne Loi sur les corporations canadiennes remonte à la Première Guerre mondiale. Elle était archaïque, limitée et lacunaire, mais elle était très souple et autorisait les organismes de bienfaisance à structurer leurs conseils d’administration et leur composition selon leurs besoins. Cependant, nous voulions éliminer de la loi moderne beaucoup de dispositions que cette loi ne comportait pas. Nous voulions une loi habilitante moderne.
Quand la LCOBNL est entrée en vigueur, la déception a été la première réaction de la plupart de mes collègues. Cette espèce de fourre-tout était une loi moderne et utile sur certains points. Elle comblait beaucoup de lacunes, elle nous procurait des choses que nous n’avions pas avant et, pour cette raison, elle était la bienvenue. Mais, dans certains domaines, elle est excessivement normative. Elle est condescendante et, sur le plan de certains principes, elle est déphasée par rapport à la culture déjà en place dans le secteur après une évolution de plusieurs décennies.
Elle se fondait sur la Loi canadienne sur les sociétés par actions — la législation sur les sociétés par actions — et était rédigée de façon à remplacer dans les articles une notion inexistante ou inapplicable de la législation sur les sociétés par actions par une notion de remplacement.
L’une des différences entre les deux est que, sous le régime de la législation sur les sociétés par actions, des actionnaires possèdent effectivement les capitaux propres de la société. Dans l’article sur les organismes à but non lucratif, à de très rares exceptions près — la plupart étant des entités comme les clubs privés — les membres n’en possèdent pas. Les avoirs sont soit des avoirs publics, comme Lynn Eakin les a décrits, et ils pourraient retourner aux membres par la suite, au moment de la dissolution. Sauf les clubs privés, la plupart de ces organismes ne distribuent pas leurs actifs. Même les organismes qui comportent des avantages pour les membres, comme les associations commerciales, essaient, à leur dissolution, d’investir dans d’autres organismes ayant des objectifs semblables. Donc très peu d’organismes sous le régime de la LCOBNL pourraient un jour distribuer leur argent à leurs membres.
Malheureusement, les rédacteurs de la loi ont voulu créer des concepts qui n’existaient pas encore, pour remplacer les notions qui se trouvaient dans la législation sur les sociétés par actions.
Voyons plus particulièrement trois domaines où la LCOBNL ne reflète pas les besoins ou les souhaits du secteur à but non lucratif et où elle empêche ce secteur de fonctionner efficacement et comme il le devrait.
Je tiens aussi à mentionner que les tribunaux — jusqu’à la Cour suprême du Canada, pas plus tard que l’été dernier — ont déclaré qu’essentiellement, à la différence des lois sur les sociétés commerciales, les lois, le gouvernement et les tribunaux n’ont aucun rôle à jouer dans la gouvernance des sociétés à but non lucratif. Leur type de gouvernance n’a rien à voir avec celle du secteur des affaires, où il y a des contrats et des intérêts économiques. Les tribunaux auraient un rôle limité à jouer, mais la loi elle-même est beaucoup plus prescriptive que cela.
Le premier aspect dont je veux parler est lié à un sujet abordé par Lynn Eakin, soit la distribution des actifs aux membres à d’autres organismes sans but lucratif. Le régime actuel est artificiel, complexe et fondé sur des principes du droit des affaires qui n’ont aucune pertinence. Dans la Loi canadienne sur les sociétés par actions, on trouve le concept d’une société ayant fait appel au public, soit une société qui offre des actions au public. La société appartient donc à ceux qui achètent ses actions.
Ce concept n’existait pas ou du moins ne pouvait pas être intégré à la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif. On a donc créé la notion d’organisation ayant recours à la sollicitation — ORS —, soit une entité recevant des dons ou des contributions du public, des gouvernements ou d’autres ORS. Tout cela est bien beau, mais la mise en œuvre de cette mesure est très préjudiciable et inappropriée. Elle s’applique à certains organismes de bienfaisance, mais pas à la plupart des fondations privées, en plus de s’appliquer à des sociétés sans but lucratif auxquelles elle ne le devrait pas. En outre, le statut peut changer d’une année à l’autre, ce qui donne ce qu’on appelle une situation de « yo-yo ». Une organisation peut être considérée comme une ORS assujettie à ces règles certaines années, mais pas pour d’autres. La loi peut s’appliquer à des organismes qui reçoivent du financement d’autres ORS, mais sans savoir que ce sont des ORS. L’organisation devient alors une ORS discrète bien malgré elle.
Je vais vous donner un exemple. Supposons que votre ville organise les Jeux olympiques. Les organisateurs vont dans un club de golf constitué en personne morale aux termes de la LCOBNL. Ils disent vouloir organiser certains événements à cet endroit en échange de subventions. Le club de golf devient alors une organisation ayant recours à la sollicitation. Ce n’était pas l’intention et ses membres ont payé une bonne somme en frais d’adhésion, mais soudainement, advenant la dissolution du club de golf, cet argent ne pourrait être remis aux membres. Il devrait être versé à un autre donataire reconnu en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu. Cela a des conséquences fâcheuses. Certes, ce sont des exemples extrêmes, mais la mesure a des effets qui n’ont jamais vraiment été appropriés.
Une organisation peut devenir une ORS si elle reçoit plus de 10 000 $ de revenus provenant d’autres sources que ses membres. Dans ces circonstances, il est possible de collecter ce montant; il suffit d’en demander l’autorisation à Corporations Canada, mais les seuils sont extrêmement faibles. En outre, les organisations doivent faire des prouesses pour s’y conformer. Cela empêche les organismes de distribuer des actifs aux membres longtemps après avoir satisfait aux exigences, c’est-à-dire cinq ans.
Les problèmes auraient pu être réglés simplement en autorisant l’autodétermination au moment de la constitution de l’organisme. Comme Lynn Eakin l’a indiqué, une société d’intérêt public pourrait verrouiller les actifs. Il s’agirait d’inclure dans les actes constitutifs une déclaration indiquant qu’à sa dissolution, ses actifs sont restitués au secteur public, comme un donataire reconnu en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, par exemple les organismes de bienfaisance enregistrés ou les organismes semblables du même secteur d’activité. Quant aux sociétés qui œuvrent pour le bien des membres — syndicats, clubs de golf et associations commerciales —, elles pourraient simplement, à leur guise, distribuer le reste de leurs actifs aux membres. Voilà le premier enjeu.
Le deuxième enjeu dont je tiens à parler est la démocratie des sociétés. Sous le régime de la Loi canadienne sur les sociétés par actions, on parle d’actionnaires, tandis que sous la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, ce sont des membres. Ils ont un rôle similaire. Ils élisent tous deux les conseils d’administration, reçoivent les états financiers, nomment les vérificateurs et approuvent les changements fondamentaux. La différence majeure, c’est qu’à l’exception des clubs privés exigeant des frais d’adhésion ou des autres organismes n’ayant pas de mission de bienfaisance et dont les membres ont une certaine forme d’intérêt économique, les membres des autres types d’OSBL n’ont aucun intérêt économique dans l’organisme. Or, le concept de démocratie actionnariale a été appliqué en totalité à la LCOBNL sans tenir compte des conséquences sur le secteur.
Cela fonctionnait plutôt bien sous le régime de l’ancienne Loi sur les corporations canadiennes, qui était plutôt limitée, mais qui permettait aux organismes d’avoir plusieurs catégories de membres, comme les membres honoraires, les membres à vie et les membres étudiants. Dans certaines situations, les membres de ces catégories n’avaient aucun droit de vote; dans d’autres cas, lorsqu’ils avaient droit de vote, ils votaient en bloc. Maintenant, avec le concept de démocratie actionnariale, il y a des catégories distinctes de droits de vote pour chacune des catégories membres, ce qui signifie que toutes catégories peuvent exercer un droit de veto pour tout changement majeur. En outre, dans certains cas, les membres sans droit de vote peuvent se prononcer sur ces changements.
Depuis, la réaction du secteur a été de contourner tout cela, de sorte que la démocratie des sociétés est affaiblie. Beaucoup d’organismes ont éliminé les catégories de membres sans droit de vote; il n’y a donc plus de membres étudiants, de membres à vie et de membres honoraires. On les qualifie maintenant d’abonnés, d’amis, d’adhérents, entre autres termes, pour qu’ils n’aient pas droit de vote. Beaucoup d’organisations ont regroupé deux ou trois catégories de membres en une seule et se retrouvent par conséquent avec des structures de droits d’adhésion complexes. L’Ontario aura un jour une loi semblable, si elle prend ses responsabilités. Un organisme que nous représentons comptait, un moment donné, 38 catégories de membres, mais il n’en compte plus qu’une, puisqu’on prévoit qu’on ne voudra plus de catégories de vote distinctes.
La solution est simple. Elle consiste à interdire aux membres sans droit de vote de voter, quelles que soient les circonstances, de permettre à un organisme de déterminer dans les actes constitutifs, au moment de la constitution en personne morale, si les différentes catégories ont un vote distinct, et seulement s’ils ont un intérêt financier dans la société. Cela concerne un très petit nombre d’organismes sans but lucratif.
Le troisième et dernier aspect que je souhaite aborder est la responsabilité financière. Les vérifications et les examens peuvent être dispendieux et accaparer une partie importante du budget des petits organismes.
Il existe des exemptions restreintes, mais le seuil de revenus est tellement faible que peu d’organismes peuvent s’en prévaloir. La principale exemption pour les ORS est l’exemption de vérification, qui nécessite l’unanimité des membres. C’est d’ailleurs pour cela, comme vous pouvez l’imaginer, que beaucoup de petits organismes ont éliminé certaines catégories de membres.
L’autre problème, c’est qu’il s’agit aussi d’une principale cause de non-conformité, notamment en raison de la complexité de l’exercice et de l’incertitude que cela entraîne. Les gens n’en comprennent pas le fonctionnement, et les petits organismes ne peuvent obtenir un avis juridique en raison des coûts importants que cela représente.
Voici un résumé de mes recommandations. Corporations Canada doit effectuer un examen de la LCOBNL en 2020. Je pense que certains correctifs doivent être apportés.
Il faut revoir, pour les sociétés d’intérêt public, le concept d’organisation ayant recours à la sollicitation et le remplacer par une procédure d’autodétermination et de verrouillage des actifs.
Il faut retirer la disposition relative aux catégories distinctes de vote, à l’exception des rares cas où les droits économiques personnels d’un membre de l’organisme sont concernés.
Il faut retirer totalement les droits de vote des membres sans droit de vote, fixer des seuils plus élevés pour les vérifications et faciliter l’exemption aux exigences accrues.
Merci.
Le président : Merci, messieurs.
La sénatrice Omidvar : Je vous remercie tous les deux. C’est un plaisir d’entendre des témoignages accompagnés de recommandations claires et succinctes. Je vous en remercie.
Mark, je n’ai pas de questions sur vos recommandations; elles étaient très claires et succinctes. Je vais improviser. Votre organisme, Global Philanthropy, a récemment publié la liste — que j’ai ici — des revenus totaux provenant de sources étrangères reçus par les organismes de bienfaisance enregistrés du Canada en 2015. Je crois savoir que selon les données les plus récentes, les organismes de bienfaisance canadiens ont reçu de l’étranger la somme ahurissante de 1,9 milliard de dollars. Des préoccupations ont été soulevées au comité concernant l’influence étrangère indue dans le secteur de la bienfaisance résultant de ces dons. Pouvez-vous nous dire si vos informations témoignent d’une influence politique indue sur les organismes de bienfaisance canadiens? Si oui, pouvez-vous me dire si, comme nous l’avons entendu il y a deux semaines, vous considérez que la solution à ce problème est liée à la loi électorale, dont le Sénat est saisi actuellement, plutôt qu’aux droits et à la réglementation régissant les organismes de bienfaisance?
M. Blumberg : Merci de la question, sénatrice Omidvar.
Premièrement, nos statistiques ont été mises à jour, car l’article auquel vous faites référence a été publié en 2015. Nous venons de publier un portrait du secteur pour 2016. Le montant reçu de sources extérieures par les organismes de bienfaisance canadiens s’élève maintenant à 2,6 milliards de dollars. C’est formidable, car cela signifie, par exemple, que l’Université de Toronto, dont le budget s’élève à 3 milliards de dollars par année, reçoit 400 millions de dollars de sources étrangères. Je souligne au passage que si vous vouliez éliminer cela, cela pourrait se faire, pourvu que vous soyez prêts à financer ces établissements à hauteur de 2,6 milliards de dollars.
Quant à la question de l’influence indue, j’ai écrit un autre article que vous pourriez consulter. Essentiellement, moins de 1 million de dollars étaient réservés aux activités politiques. Je pense que c’était un aspect du problème. On parle de moins de 1 million de dollars sur un total de 2,6 milliards, ce qui est très peu. Je pense que cela suscite des préoccupations parce qu’une partie de ce montant pourrait aller à des groupes environnementaux, et une partie à d’autres groupes. Je ne serais pas surpris que des donateurs ou des entités du Canada versent plusieurs fois ce montant à des organismes de bienfaisance américains pour influencer les choses aux États-Unis. Il est inévitable qu’on finance des activités politiques de part et d’autre de la frontière. Cela ne m’inquiète pas. Les sociétés à but lucratif peuvent financer des activités politiques au Canada, et les organismes de bienfaisance le peuvent aussi. Ce sont des montants négligeables.
En fait, lorsque nous avons regardé les statistiques, j’ai exprimé ma préoccupation sur l’intention du gouvernement libéral actuel de permettre aux organismes de bienfaisance de dépenser toutes leurs ressources à des fins politiques. Il y avait auparavant un plafond de 10 p. 100. Le secteur — qui vaut 250 milliards de dollars — pouvait dépenser 25 milliards de dollars, mais ne dépensait que 25 millions de dollars. Voilà la somme que les organismes de bienfaisance canadiens consacrent aux activités politiques. Cela représente un millième de ce qu’ils pourraient dépenser.
La plupart des organismes de bienfaisance n’ont aucun intérêt pour la participation aux activités politiques. Certains le font à l’occasion. Pour eux, les activités politiques sont synonymes de rencontres avec les sénateurs et les députés, et cetera. Rien de trop provocant. Je n’ai absolument rien contre leur participation à des activités politiques, mais ce qui me préoccupe, c’est que sans limites pour les activités politiques, nous nous retrouverons avec 20, 30, 50 ou 100 organismes de bienfaisance qui dépenseront des centaines de millions de dollars à des fins politiques, voire des milliards, sans mener quelque activité de bienfaisance que ce soit. Je suis tout à fait favorable à leur participation politique, pourvu qu’ils aient vraiment des activités de bienfaisance.
La sénatrice Omidvar : J'arrive à vous, monsieur Goldfarb. J’essaie de comprendre votre mémoire.
Mark, pourquoi le gouvernement fédéral maintient-il, à votre avis, son appel de l’arrêt Canada Sans Pauvreté c. Procureur général du Canada, alors que le projet de loi C-86 reflète la décision du juge Morgan? Pouvez-vous nous dire pourquoi?
M. Blumberg : L’arrêt Canada Sans Pauvreté était une décision mal rédigée qui, essentiellement, traitait de nombreux enjeux différents et non seulement des activités politiques. Dans cette décision, le juge Morgan déclare qu’on ne peut différencier les diverses activités, ce qui signifie qu’il n’y a aucune distinction entre les activités terroristes et les activités de bienfaisance, ou entre les activités politiques et les activités de financement. C’est si extrême que je ne pense pas qu’un gouvernement, peu importe qui est au pouvoir, ait le choix : il doit porter l’affaire en appel.
Les activités politiques sont un enjeu parmi beaucoup d’autres. Les activités de financement ne sont pas traitées de la même façon que les tâches administratives et les activités de bienfaisance. Il y a des raisons à cela. Il y a des règles différentes pour cela, et nous pourrons en discuter davantage. Voilà pourquoi je pense qu’il devait interjeter appel.
Ce gouvernement a décidé — après un véritable virage à 180 degrés pour passer de la règle des 10 p. 100 à une nouvelle règle sur les activités dites accessoires, ce qui signifie que cela pourrait même être en deçà de 10 p. 100 — de permettre des activités exclusivement politiques, tout cela en cinq semaines. C’est plus caractéristique de l’administration Trump que de ce qu’on attend des politiciens canadiens. C’est une volte-face complète. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe, mais une chose me préoccupe. Après avoir observé les événements depuis l’affaire Citizens United aux États-Unis, alors qu’ils ont essentiellement enlevé toute restriction à la liberté d’expression et permis des dépenses illimitées, on verra un nombre limité de personnes très bien nanties ayant des opinions bien arrêtées sur certains sujets qui pourront dépenser sans compter. Le secteur de la bienfaisance sera essentiellement utilisé dans une guerre par procuration, comme ce qu’on voit dans les luttes de pouvoir dans certains pays. C’est très malheureux, parce que cela n’aura pas grand-chose à voir avec la bienfaisance. Ce sera plutôt une question d’influence politique et de choses du genre.
Pourquoi? Je n’en ai aucune idée. Vous devriez demander aux gens du ministère des Finances pourquoi ils ont choisi cette formulation. J’ai notamment recommandé de réduire le pourcentage. Ainsi, les activités politiques pourraient représenter jusqu’à 50 p. 100 des activités, avec au moins 50 p. 100 d’activités de bienfaisance. Je ne pense pas que c’est trop demander aux organismes de bienfaisance enregistrés. Je ne suis pas favorable aux propositions actuelles du ministère des Finances.
La sénatrice Seidman : Monsieur Blumberg, je vais poursuivre sur cette voie, parce que c’est extrêmement provocateur. La presque totalité de vos recommandations vise la transparence. Vous avez dit au début de votre témoignage que vous alliez parler de réglementation, et vous vous êtes centré sur la transparence. C’est votre domaine de spécialité, je crois. Selon votre expérience, voyez-vous un problème important en matière de transparence? Vous parlez du besoin de la divulgation publique des états financiers de tous les organismes de bienfaisance canadiens et de la divulgation des renseignements manquants ou des renseignements frauduleux produits par les organismes de bienfaisance. Est-ce que vous voulez nous dire que la transparence est un grave problème dans ce domaine?
M. Blumberg : Comme vous le savez, il y a 80 000 à 100 000 organismes à but non lucratif qui ne sont pas des organismes de bienfaisance. Ils remplissent un formulaire de deux pages une fois par année pour le gouvernement fédéral, que personne ne voit, même pas vous. C’est l’une des choses qui me fait peur : je comprends que le gouvernement ne fasse pas confiance aux gens, mais il ne vous fait pas confiance à vous non plus; il ne fait pas confiance aux députés, ni même à la GRC. À moins que la vie d’une personne ne soit en danger, l’ARC n’a pas le droit de transmettre ces renseignements, pas même aux forces policières.
À Toronto, il y a eu l’affaire de St. Michael’s College School. Si l’ARC effectuait une vérification, elle ne pourrait pas dire à la police qu’il y a un problème. J’exagère peut-être, mais à moins qu’une personne risque de se blesser gravement ou de mourir, l’ARC n’a pas le droit d’en parler à qui que ce soit, et c’est insensé, à mon avis.
Il y a deux problèmes : l’un a trait au secteur non lucratif. L’ARC ne peut publier ces formulaires de deux pages, qui nous en disent très peu, mais qui nous disent quelque chose quand même. Ne voudriez-vous pas savoir si un organisme à but non lucratif en particulier avait des revenus ou des actifs de 100 millions de dollars, par exemple? L’ARC ne peut publier ces renseignements.
En ce qui a trait aux organismes de bienfaisance, l’ARC ne peut vous dire si un organisme est impliqué dans des activités terroristes, par exemple. Elle ne peut pas vous dire s’il est impliqué dans un scandale de maltraitance des enfants, rien de tout cela. De plus, il y a eu 7 milliards de dollars de reçus délivrés de façon irrégulière au cours des 10 dernières années. Si l’on posait des questions au sujet d’un organisme en particulier, par exemple celui qui se situe à quelques kilomètres d’ici, et qu’on voulait savoir pourquoi il a remis des reçus d’une valeur de 60 ou de 70 millions de dollars, on pourrait obtenir l’information, puisqu’il ne s’agit plus d’un organisme de bienfaisance; mais lorsqu’il en était un, on ne pouvait pas obtenir cette information.
Nous rendons les choses très difficiles pour les donateurs. Nous leur disons ni plus ni moins que s’ils souhaitent voir les états financiers d’un organisme de bienfaisance, ils peuvent le demander à l’ARC. Sur le plan technique, on peut demander l’information et la recevoir, deux ou trois mois plus tard. Nous avons encouragé les organismes de bienfaisance — bien que ce ne soit pas une obligation juridique — à présenter leurs états financiers sur leur site web, si possible. Je parle des grands organismes de bienfaisance. Ce n’est pas le petit groupe qui dispose d’un budget de 10 000 $ qui me préoccupe. En fait, bon nombre de ces petits organismes font preuve d’une très grande transparence en ce qui a trait à leurs activités.
Je crois qu’il faut en faire plus pour permettre à l’ARC de dire quelque chose lorsqu’il est question d’abus graves, comme c’est le cas au Royaume-Uni. La Charity Commission de l'Angleterre et du pays de Galles peut le faire, et les Australiens peuvent eux aussi le faire. Il n’y a aucune raison de ne pas le faire. Il faut pouvoir exiger des organismes à but non lucratif qu’ils fassent preuve de transparence afin que nous en sachions plus sur ces groupes.
Le sénateur R. Black : Je vais poser une courte question à M. Blumberg. La recommandation 7 veut que le gouvernement songe aux avantages et aux inconvénients d’un système où l’octroi de reçus à des fins fiscales ne se fonderait pas sur le statut d’organisme de bienfaisance enregistré, mais bien, sur une catégorie plus restreinte relative aux bénéficiaires de dons déductibles. Pourriez-vous m’expliquer cela?
M. Blumberg : C’est ce qui se passe en Australie. Je ne dis pas qu’il faudrait faire la même chose. Je trouve que parfois, les gens ne choisissent que quelques parties du système des autres administrations. Je serais heureux d’adopter le système de l’Australie, du Royaume-Uni ou de n’importe où, mais il faudrait le prendre en entier. Si l’on ne prend que quelques morceaux, cela peut être problématique.
En Australie, vous pouvez avoir un organisme de bienfaisance — et ils sont nombreux —, mais seuls les bénéficiaires de dons déductibles peuvent délivrer des reçus, comme ce que nous appelons les organismes de bienfaisance enregistrés. De grands groupes de personnes sont exclus. Par exemple, les églises, les synagogues et les mosquées sont exclues. En d’autres termes, on oriente les avantages avec beaucoup plus de précision.
Je ne dis pas que c’est une bonne idée, mais nous devrions peut-être songer à un autre système. C’est une façon de voir les choses. De façon plus importante, si nous passons tout notre temps à parler de la définition d’un organisme de bienfaisance, de la possibilité d’une définition statutaire, et cetera. alors nous devrons aborder d’importantes questions comme qui aura droit aux avantages fiscaux, et il faut y réfléchir.
Le sénateur R. Black : Merci.
Le sénateur Duffy : Je vous remercie, messieurs, d’être ici ce soir.
J’aimerais revenir à vos commentaires, monsieur Blumberg, au sujet de la situation qui pourrait se produire avec les dons et les dépenses si le projet de loi devant le Parlement était adopté. Dans l’affaire Citizens United, la décision de la Cour suprême des États-Unis au sujet de la liberté d’expression a donné lieu à la prolifération des comités d’action politique, qui achètent des publicités négatives et bombardent les téléspectateurs au Canada. Ceux qui regardent la télévision aux États-Unis depuis quelques mois ont observé une prolifération de publicités négatives. Bon nombre de Canadiens pensent que nous pouvons faire mieux et ne veulent pas de cela ici. Est-ce réaliste de penser qu’une telle chose puisse arriver?
M. Blumberg : J’aime dire que les Canadiens sont 10 p. 100 meilleurs que les Américains; ce n’est pas beaucoup. Nous ne sommes pas des surhumains. Je prédis que dans 10 ans, nous aurons un premier ministre qui ressemblera à Ezra Levant. Cela peut vous choquer, mais si l’on avait prédit il y a 10 ans que Donald Trump serait président, vous auriez aussi été choqués.
Nous nous engageons sur cette voie, et ce sera une route glissante, que nous le voulions ou pas, si nous permettons aux organismes de bienfaisance de recevoir un nombre illimité de dons pour des activités politiques et si nous accordons dans certains cas jusqu’à 70 p. 100 d’avantages fiscaux. Nous ne parlons pas de gens ordinaires ici. Nous parlons de régimes juridiques sophistiqués et de dons réguliers de valeurs cotées en bourse qui sont associés à des avantages fiscaux de 70 p. 100. Si nous permettons les dons et les activités politiques illimités, n’oubliez pas que ce ne seront pas des activités partisanes. Les organismes ne mentionneront pas le nom des politiciens, mais ils diront qu’il faut un plafonnement des impôts à 10 p. 100, pas de salaire minimum et toutes ces autres choses auxquelles les gens croient, qui ne sont pas partisanes. Je m’inquiète de voir se produire ici la même chose qui s’est produite aux États-Unis, avec un flux de centaines de millions ou de milliards de dollars. Ce sera un peu différent, mais cela m’inquiète.
Le sénateur Duffy : Jane Mayer est une journaliste américaine qui a écrit un livre intitulé Dark Money, qui explique la façon dont ces groupes de pression sont structurés. Ces jours-ci, les parlementaires reçoivent surtout des courriels au sujet du contrôle des armes à feu. Nous recevons des tonnes et des tonnes de courriels et aussi des lettres par la poste, lorsqu’elle fonctionne. Est-ce que je me trompe? Je pense au contrôle des armes à feu, à l’avortement, aux enjeux environnementaux, aux pipelines, à l’immigration, à la réduction des prestations d’aide sociale ou d’autres formes d’aide offertes aux groupes vulnérables. Est-ce que ce seront toutes des cibles potentielles si la loi est adoptée?
M. Blumberg : Tout à fait; et plus encore. Cela dépendra de quel milliardaire sera insatisfait d’une telle chose ou d’une autre. Aux États-Unis, on a appelé cette affaire Citizens United, mais malheureusement, je ne crois pas que les citoyens américains soient très unis à l’heure actuelle.
L’organisation s’appelle Canada Sans Pauvreté et je crains que dans 10 ans, le taux de pauvreté soit deux ou trois fois plus élevé qu’aujourd’hui, parce que certains intérêts se livreront bataille avec d’imposantes ressources et que les gens seront bombardés de toutes parts. Tout ce dont vous avez parlé — le contrôle des armes à feu, l’avortement, l’environnement — sera un champ de bataille. Mais il y en a d’autres. Ceux qui critiquent Israël et ceux qui le défendent dépenseront des centaines de millions de dollars. Ce seront d’énormes sommes d’argent. Je ne peux pas vous donner les sujets exacts, parce que cela dépend de ce que les gens ou les sociétés riches veulent faire de leur argent, avec quoi ils veulent envahir les ondes.
Le président : Qu’arriverait-il dans le cas des dons auxiliaires?
M. Blumberg : Si les dons étaient accessoires et auxiliaires — ce qui représentait la position du gouvernement libéral cinq semaines avant qu’il ne change d’avis —, alors on pourrait réaliser encore moins d’activités qu’avec la règle actuelle de 10 p. 100, parce que dans certains cas, ces dons accessoires et auxiliaires sont limités.
Je ne dis pas que c’est ce que nous devrions faire. En fait, j’aime les règles qui sont en place actuellement. Je crois qu’il faudrait porter la cause en appel et laisser la Cour suprême trancher. À mon avis, la Cour suprême déterminera qu’il ne s’agit pas d’une violation non nécessaire et que c’est approprié pour les organismes de bienfaisance enregistrés. Nous n’imposons rien à personne. Les gens peuvent quand même dire ce qu’ils veulent. Nous parlons de l’argent des organismes de bienfaisance, qui provient de subventions.
En passant, si vous voulez vous adonner à des activités politiques non restreintes, c’est très facile. Vous n’avez qu’à mettre sur pied un organisme de bienfaisance, qui est exempté d’impôt, puis vous pourrez faire des activités politiques partisanes ou non partisanes et personne ne viendra vous déranger. Est-ce qu’on devrait permettre à un institut de recherche de dépenser tout son argent à des fins politiques? Certains parleront de l’Institut Fraser ou du Centre canadien de politiques alternatives, le CCPA, je sais, eh oui, il existe 10 ou 20 organisations du genre, mais si vous lisiez toutes les attaques qui sont dirigées à certaines de ces organisations, vous comprendriez que le secteur ne se porterait peut-être pas mieux si nous avions 300 ou 500 organisations au lieu de 20 ou 30. Il n’y aura qu’un plus grand nombre de personnes qui penseront que les organismes de bienfaisance sont des groupes partisans, et c’est dommage.
Le président : J’ai fait des collectes de fonds politiques à une certaine époque et il me semble que cela nuise au système. Le fait est qu’un député de la Chambre des communes présente ce projet de loi. Dieu merci, ces mesures législatives doivent passer par le Sénat. C’est tout ce que je peux dire.
Le sénateur Duffy : C’est le comble de l’ironie, monsieur le président, que les groupes d’intérêt et de défense des droits puissent utiliser la loi sur les organismes de bienfaisance pour tourner le dos au gouvernement et aux institutions qui sont chères aux Canadiens. C’est ce qu’on appelle la loi des conséquences imprévues.
La sénatrice Omidvar : Monsieur Goldfarb, nous vous remercions de venir témoigner devant nous. Pour être honnête, nous n’avions pas encore entendu parler de la Loi canadienne sur les organisations à but non lucratif, mais nous essayons de la comprendre. Ce n’est pas qu’elle ne nous intéresse pas, mais elle est un peu dense. J’aimerais vous poser une question simple. D’autres témoins nous ont dit qu’il faudrait distinguer les organismes à but non lucratif qui visent le bien public et celles qui visent le bien privé. Est-ce que cette recommandation s’harmoniserait à la LCOBNL?
M. Goldfarb : C’est une bonne question, et il n’est pas facile d’y répondre. Je sais que certaines organisations disent qu’il faut une loi distincte pour les organisations qui profitent aux membres, les organismes à but non lucratif, et un autre ensemble de lois pour les organisations qui servent le public. Je crois que la plupart des gens à qui je parle pensent qu’on peut les réunir dans une seule loi. Ce n’est pas un sujet très sexy, malheureusement, comme la question des causes politiques, alors il est difficile à aborder, et c’est l’une des raisons pour lesquelles nous croyons que le secteur ne jouit pas du respect dont il a besoin, pour reprendre les mots d’une autre personne.
Il est tout à fait possible d’utiliser la loi existante pour en créer une nouvelle qui reconnaisse que l’objectif de certaines organisations — comme les galeries d’art et les organismes du domaine de l’éducation ou de la médecine — n’est pas de donner de l’argent à leurs membres ou à profiter de leur argent. Les clubs de golf sont un exemple parfait des avantages pour les membres.
On peut intégrer un mécanisme à la loi qui vous permettra de dire que les organisations qui profitent aux membres ne sont pas restreintes dans la façon dont elles gèrent leur argent et que c’est déterminé dès le premier jour. Les organismes qui servent le public sont ainsi désignés dès le jour un. On ne peut pas passer de l’un à l’autre et jouer au yo-yo, comme je l’ai déjà dit. Une organisation ne se transformera pas en organisme dédié au bien public parce qu’une personne lui a donné de l’argent. Cela n’arrivera pas. C’est l’un ou l’autre dès le départ et c’est tout ce que nous voulons. Nous n’avons pas été pris au sérieux lorsque nous avons expliqué ce qui allait arriver.
Encore une fois, il en va de même avec la démocratie d’entreprise. Si vous ne tirez pas un profit personnel de la société ou que vous n’avez pas d’intérêt économique dans une société et que les personnes qui l’ont fondée veulent l’organiser de manière à ce que les membres n’exercent pas un contrôle négatif ou un droit de veto et à ce qu’un petit groupe ne puisse pas aller à l’encontre de la majorité, alors elles devraient pouvoir le faire. C’est tout ce que nous demandons.
La sénatrice Omidvar : Aidez-moi à mieux comprendre : croyez-vous que les organismes à but non lucratif qui profitent au privé devraient être exemptés d’impôt? Pourquoi? Ils offrent des avantages privés.
M. Goldfarb : À l’heure actuelle, en vertu de la Loi de l’impôt sur le revenu, ce sont des organismes à but non lucratif parce qu’ils n’ont pas le droit de faire des profits. On fait la distinction avec les organismes à but non lucratif qui finissent par faire un profit, et il s’agit de la législation fiscale. Ces organismes peuvent perdre leur statut d’organisme sans but lucratif. L’ARC peut leur dire : « Nous sommes désolés, mais vous n’avez pas le droit de faire un profit. Vous devrez maintenant faire une déclaration de revenus et payer. » Certaines de ces organisations paient des impôts pour certaines de leurs activités.
Ce que disait Lynn Eakin, c’est qu’au lieu de prendre une organisation qui fait toutes sortes d’activités et de dire que chacune de ces activités doit être équilibrée à zéro à la fin de l’année sinon l’organisation aura des ennuis, il faudrait plutôt aller à l’essentiel. Si les organismes ne peuvent avoir suffisamment d’argent à la fin de l’année pour couvrir leurs dépenses de fonctionnement, s’ils doivent régler leurs affaires et avoir un fonds de réserve raisonnable, alors ils perdent leur statut.
La sénatrice Omidvar : Merci.
Ma prochaine question s’adresse à M. Blumberg. Que pensez-vous vraiment des fonds orientés par le donateur?
M. Blumberg : Je les utilise tout le temps. Par exemple, certains de mes clients veulent faire une grande contribution. Nous sommes le 20 décembre et la demande d’admissibilité d’un organisme de bienfaisance prendra trois mois. Le fonds orienté par le donateur peut nous permettre de prendre cet argent pendant une certaine période — pendant quelques mois — pour ensuite le déplacer vers l’entité lorsqu’elle devient un organisme de bienfaisance enregistré.
Je ne suis ni pour ni contre les fonds orientés par le donateur. Il faut plutôt établir des règles de base. Ce que j’ai vu au Canada me semble dans la plupart des cas raisonnable. On encourage les gens à donner 3,5 à 5 p. 100 de plus par année, mais dans certains cas, les gens placent l’argent et on leur assure qu’ils n’auront jamais à le dépenser parce qu’il n’y a pas de contingent de versement sur chacun des fonds.
On s’inquiète aussi de voir par exemple une fondation privée donner de l’argent à un fonds orienté par le donateur et le laisser là afin de respecter le contingent de versement sans vraiment donner de l’argent à un organisme de bienfaisance.
De plus, on se demande si l’on ne fait pas que retarder le moment où les petits groupes pourront mettre la main sur l’argent. Certains diront qu’en harcelant les grands donateurs — les gens riches — pour qu’ils placent de l’argent dans les fonds orientés par le donateur, les banques et les fondations communautaires pourraient faire augmenter les dons dans le secteur.
C’est difficile à dire, mais comme les Américains ont des critères stricts, je crois qu’il ne serait pas mauvais de songer à la possibilité d’en établir quelques-uns ici. Aux États-Unis, l’argent placé doit être retiré à l’intérieur d’une période de cinq ans; cela signifie 20 p. 100 par année. C’est une option, mais il y en a beaucoup d’autres.
Je crois que cela va au-delà des fonds orientés par le donateur. Il y a aussi les fonds qui sont déplacés d’un organisme enregistré à un autre. Dans certains cas, ce n’est pas seulement pour une raison évidente et simple ni pour aider un organisme. Parfois, certaines personnes prennent des détours et jouent à toutes sortes de jeux; c’est pour cela que nous devons avoir des règles.
Le président : J’ai dit à la blague que nous donnions plus de travail aux avocats, et c’est exactement ce que nous avons fait au cours de la dernière heure.
Monsieur Blumberg, en ce qui a trait à votre commentaire sur le besoin de porter certains dossiers en appel, il faut que quelqu’un soit prêt à prendre ce risque. Ce n’est pas une petite proposition, comme vous le savez. Si certains de ces cas sont portés en appel, vous savez ce qui arrivera... cela reste dans les livres. Toutefois, lorsque la loi arrivera ici, nous serons au moins six à vouloir parler de ce sujet.
Je vous remercie tous les deux. Vous nous avez présenté des points de vue différents aux fins de notre étude et la sénatrice Omidvar a raison, monsieur Goldfarb : vous nous avez fait part d’un point de vue intéressant. C’est la première fois que nous en entendions parler, alors vous allez nous faire réfléchir.
Monsieur Blumberg, c’est toujours un plaisir de vous voir.
(La séance est levée.)