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CSSB - Comité spécial

Secteur de la bienfaisance (spécial)

 

Délibérations du Comité sénatorial spécial sur le
Secteur de la bienfaisance

Fascicule n° 9 - Témoignages du 26 novembre 2018


OTTAWA, le lundi 26 novembre 2018

Le Comité sénatorial spécial sur le secteur de la bienfaisance se réunit aujourd’hui, à 21 h 4, pour examiner l’impact des lois et politiques fédérales et provinciales gouvernant les organismes de bienfaisance, les organismes à but non lucratif, les fondations et autres groupes similaires, et pour examiner l’impact du secteur volontaire au Canada.

Le sénateur Terry M. Mercer (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je suis le sénateur Terry Mercer de la Nouvelle-Écosse et je suis le président du comité. J’aimerais d’abord demander aux sénateurs de se présenter.

La sénatrice Omidvar : Ratna Omidvar, de l’Ontario.

Le sénateur R. Black : Robert Black, de l’Ontario.

Le sénateur Duffy : Michael Duffy, de l’Île-du-Prince-Édouard.

[Français]

Le sénateur Maltais : Sénateur Maltais, du Québec.

[Traduction]

Le président : Aujourd’hui, le comité poursuit son examen de l’impact des lois et politiques fédérales et provinciales gouvernant les organismes de bienfaisance, les organismes à but non lucratif, les fondations et autres groupes similaires, ainsi que son examen de l’impact du secteur volontaire au Canada.

Nous accueillons aujourd’hui comme témoins Mme Gloria DeSantis, professeure adjointe, fondatrice/animatrice, Voluntary Sector Studies Network, Université de Regina. Nous accueillons également M. Terrance Carter, associé directeur, Carters Professional Corporation.

Je vous remercie d’avoir accepté notre invitation à comparaître. Je tiens à m’excuser pour notre long retard. Nous attendions que la sanction royale soit donnée à un projet de loi qui nous permettra de siéger pendant que le Sénat siège.

Je vous remercie de témoigner devant le comité. Je vous invite à faire vos exposés. Je rappelle à tous que les exposés devraient durer entre cinq et sept minutes. Ensuite, nous allons passer aux questions de mes collègues. Durant la période des questions, je vais demander à tout le monde d’être aussi bref que possible afin que nous puissions poser le plus grand nombre de questions possible. La parole est d’abord à Mme DeSantis.

Gloria DeSantis, professeure adjointe, fondatrice/animatrice, Voluntary Sector Studies Network, Université de Regina, à titre personnel : Je vous remercie beaucoup. Bonsoir. Je vous remercie de me donner l’occasion de comparaître devant le comité ce soir. Il s’agit d’une conversation nationale très importante à propos de la législation sur le secteur de la bienfaisance au Canada. Je salue le travail que vous faites ici et j’espère que c’est le début d’une nouvelle ère alors que nous commençons à travailler en collaboration en ce qui concerne la législation.

Les renseignements que je vous fournis s’appuient sur mes expériences de travail et de bénévolat dans le secteur caritatif depuis près de 30 ans, tant en Ontario qu’en Saskatchewan, et plus récemment en tant qu’universitaire qui participe activement à des recherches et qui enseigne sur le secteur, la défense des intérêts, la démocratie et la justice. On m’a invité à présenter mes recherches sur la défense des intérêts, et plus particulièrement les suivantes : mon article intitulé Voices from the Margins: Policy Advocacy and Marginalized Communities, publié en 2010 dans une publication universitaire. J’explique notamment dans cet article certains des résultats des recherches que j’ai menées au doctorat sur des organismes axés sur les services à la personne.

En deuxième lieu, il s’agit d’un livre que j’ai rédigé conjointement avec mon collègue Nick Mulé et qui s’intitule The Shifting Terrain: Nonprofit Policy Advocacy in Canada. Ce livre a été publié en 2017.

De façon générale, on peut définir la défense des intérêts comme étant le fait de prendre la parole ou de transmettre de l’information en vue d’influencer un comportement individuel, une opinion publique, une politique publique et une loi. La défense des intérêts implique de se faire entendre lorsqu’une situation est considérée comme étant non souhaitable, injuste et modifiable. Les 39 organismes axés sur les services à la personne avec lesquels j’ai effectué des entrevues sont d’avis que le principal objectif de la défense des intérêts consiste à améliorer la vie des gens par l’entremise de changements apportés aux systèmes, aux politiques et aux programmes. Les résultats de ma recherche montrent clairement la nature complexe de la défense des intérêts dans nos communautés et, par conséquent, le problème que posent la législation et la terminologie actuelles.

Premièrement, les résultats montrent que les décisions des organismes de s’engager dans des activités de défense des intérêts et le choix du type de stratégie de défense des intérêts étaient éclairés par le travail quotidien de première ligne avec leurs clients. Deuxièmement, la défense des politiques publiques n’est pas un phénomène discret clairement défini mais plutôt un processus fluide avec de nombreuses décisions à prendre en cours de route qui mettent en cause de nombreuses stratégies différentes et des concitoyens variés, par exemple, des clients, des bénévoles, d’autres organismes à but non lucratif, des bailleurs de fonds et les médias.

En ce qui concerne le processus fluide, selon la situation, les répondants ont expliqué qu’ils ont fait la promotion d’un changement dans une politique gouvernementale, mais qu’ils ont dû faire la promotion d’une initiative de recherche pour trouver des réponses à certaines questions qui justifiaient le changement politique proposé. Dans certains cas, ils ont dû lancer une campagne médiatique pour sensibiliser la population dans la collectivité.

Troisièmement, la visibilité et l’envergure de la défense des intérêts diffèrent et on peut dire que les activités de défense des intérêts s’inscrivent dans un continuum; c’est la meilleure description. D’un côté du continuum, il y avait des organismes qui menaient des activités de défense mais les cachaient. À l’autre bout du continuum, il y avait un autre groupe d’organismes dont le travail de défense des intérêts était officiel, visible et à grande échelle.

Quatrièmement, et c’est assez curieux, la législation fédérale actuelle a un effet négatif sur les organismes sans but lucratif enregistrés auprès des provinces.

Enfin, il convient de mentionner que la confusion entourant la terminologie de l’Agence du revenu du Canada, l’ARC, les activités permises ou non et la façon d’éviter les risques a une incidence sur les organismes de petite, moyenne et grande taille.

Ma première recommandation est donc importante. Le dialogue non partisan sur les politiques publiques et l’élaboration de ces politiques devraient être perçus comme étant des activités de bienfaisance parce qu’ils sont fondés sur la prestation de services de première ligne par les organismes. Ce travail constitue leur raison d’être. En deuxième lieu, je recommande de retirer les conditions et la terminologie qui limitent le travail de défense des intérêts des organismes et créent de la confusion, des craintes et davantage de travail pour les organismes.

Je vais maintenant vous parler brièvement du livre que j’ai corédigé. Moi-même, de nombreux autres universitaires et d’autres personnes qui travaillent dans le secteur des organismes de bienfaisance sans but lucratif estimons que la défense des politiques publiques est une forme de mobilisation civique au sein de la société en général.

C’est une forme de démocratie participative qui est directement liée à la gouvernance.

Lorsque la législation limite la défense des politiques, elle limite aussi la démocratie. Les chapitres de mon livre révèlent comment la défense des intérêts a donné lieu à des politiques et à des programmes progressistes importants au Canada qui portent sur de nombreux enjeux de société marginalisés. Par exemple, les télécommunications dans des régions du Nord très peu peuplées et le nouveau régime de prestations d’invalidité de la Saskatchewan. Cependant, mon livre révèle aussi des résultats dévastateurs, tels que l’inondation de la collectivité des Anishnaabe de Lake St. Martin au Manitoba, lorsque la défense des intérêts n’était pas solide.

L’expression « défense des intérêts » a été entachée au cours des quelques dernières décennies. C’est en fait devenu une expression à proscrire au Canada. Il y a cinq mécanismes principaux qui ont créé cette situation : premièrement, les règles gouvernementales qui prêtent à confusion; deuxièmement, les perceptions et les idées fausses des organismes de bienfaisance sur ces règles; troisièmement, des dispositions de musellement qui existent dans les contrats de financement du gouvernement; quatrièmement, la réduction au silence et des menaces pour empêcher les gens de s’exprimer; et cinquièmement, les compressions budgétaires imposées par le gouvernement aux organismes.

De plus, il y a des changements intéressants dans le discours concernant la défense des intérêts. On évite d’utiliser l’expression « défense des intérêts » et on opte plutôt pour des expressions comme l’élaboration conjointe de politiques, le dialogue sur les politiques et la collaboration en matière de politiques. En outre, il y a des changements dans les normes relatives à la défense des intérêts, si bien que des organismes changent la façon dont ils qualifient leur travail de défense des intérêts en parlant d’éducation du public et de pratiques axées sur des données probantes. Ces organismes ne déclarent donc pas ces activités comme étant des activités politiques dans le formulaire T3010.

Ma troisième recommandation est la suivante : étant donné que la défense des intérêts est une forme de participation civique importante pour notre démocratie, les organismes de bienfaisance devraient avoir le droit de faire ce travail non partisan, sachant qu’ils apportent d’importantes contributions aux politiques publiques.

En terminant, je tiens à dire qu’il est important de se rappeler que la défense des intérêts a toujours été une fonction fondamentale du secteur. Le secteur est considéré comme étant un sismographe social puisqu’il met en évidence des problèmes au sein de nos communautés.

J’aimerais souligner les propos d’Angela Glover Blackwell, qui a écrit dans le Stanford Social Innovation Review. Ce qu’elle explique me rappelle ce que la défense des intérêts permet d’accomplir. Selon elle, les lois et les programmes qui visent des groupes vulnérables, comme les personnes handicapées ou les gens de couleur, finissent souvent par être profitables pour l’ensemble de la société. C’est ce qu’elle appelle l’effet « rampe de trottoir ». Elle explique que, lorsque les personnes handicapées physiquement ont réclamé aux services de planification urbaine des municipalités, il y a plusieurs décennies, des rampes de trottoir aux intersections, cela a mis fin à une certaine exclusion et tout le monde en a bénéficié,non seulement les personnes en fauteuil roulant, mais aussi les parents avec poussettes, les aînés avec déambulateurs, les travailleurs avec de lourds chariots et les gens d’affaires et voyageurs avec valises sur roulettes.

Tout cela s’inscrit dans le cadre de la bienfaisance.

Je vous remercie. Je serai ravie de répondre à vos questions.

Le président : Je vous remercie beaucoup, madame DeSantis. Je me souviens lorsqu’on a modifié la politique concernant les trottoirs dans les municipalités.

Monsieur Carter, allez-y.

Terrance Carter, à titre personnel : Je tiens à remercier les honorables sénateurs de me donner l’occasion de comparaître aujourd’hui. Cela fait 38 ans que j’ai le privilège de pratiquer le droit régissant les organismes de bienfaisance, et, durant cette période, j’ai pu constater que les Canadiens sont des gens généreux, qui donnent temps et argent et qui veulent servir le bien public par des actions personnelles. Je félicite les membres du comité pour le travail important qu’ils accomplissent afin d’aider les organismes de bienfaisance, qui œuvrent avec passion pour les causes qu’ils épousent.

On m’a demandé aujourd’hui de vous entretenir des activités politiques que mènent les organismes de bienfaisance. Ce sujet est lié à un article que j’ai corédigé en 2015 et à un autre article que j’ai corédigé quelques années plus tôt et que j’ai présenté à l’Université de New York en 2010. Des exemplaires de ces deux articles vous ont été distribués.

Les activités politiques des organismes de bienfaisance ont une histoire longue et complexe. Je vais par conséquent essayer de vous donner un aperçu général de l’historique et de la situation actuelle et de vous fournir quelques réflexions au sujet des modifications proposées dans le projet de loi C-86 en ce qui concerne les activités politiques, que le Sénat examinera.

Le principal point à retenir est que le droit régissant les organismes de bienfaisance est fondé sur le concept des « objectifs caritatifs » tel que décrit par les tribunaux depuis de nombreuses années. L’accent n’est pas mis sur les activités que mènent les organismes de bienfaisance pour atteindre ces objectifs caritatifs, mais plutôt sur les objectifs à atteindre au moyen des activités menées par les organismes de bienfaisance.

Ce qui pose problème dans le secteur des organismes de bienfaisance depuis des années, c’est le fait que la Loi de l’impôt sur le revenu soit axée sur les activités de bienfaisance plutôt que sur les objectifs caritatifs. Lorsque le gouvernement a élaboré, en 1985, les dispositions qui figurent actuellement dans la Loi de l’impôt sur le revenu sur les activités de défense des intérêts des organismes de bienfaisance, il a utilisé le terme « activités politiques » sans le définir, ce qui a suscité beaucoupde confusion. En outre, les organismes de bienfaisance qui souhaitent mener des activités politiques doivent respecter un critère important qui vise à limiter en général à 10 p. 100 le pourcentage de leurs ressources qu’ils peuvent consacrer à des activités politiques non partisanes.

Les modifications apportées en 1985 ont donné lieu à de nombreuses procédures judiciaires dans les années 1990 liées aux restrictions imposées aux organismes de bienfaisance en ce qui a trait aux activités politiques. En 2003, l’ARC a élaboré son énoncé de politique actuel sur les activités politiques. Bien qu’il ne soit pas parfait, cet énoncé de politique explique bien ce que les organismes de bienfaisance peuvent faire ou non en raison des modifications de 1985.

Le calme relatif a pris fin en janvier 2012, lorsque le gouvernement fédéral a ciblé des groupes environnementaux et des groupes radicaux parce qu’ils menaçaient de contourner le régime réglementaire. Ainsi, le budget fédéral de 2012 prévoyait des sanctions à l’égard des organismes de bienfaisance qui ne respectaient pas la limite des 10 p. 100 relativement aux activités politiques et accordait un financement de 13 millions de dollars à l’ARC pour qu’elle entreprenne des activités d’éducation et de surveillance de la conformité.

Par la suite, 54 vérifications d’activités politiques ont été effectuées au grand désarroi du secteur des organismes de bienfaisance. Ces vérifications d’activités politiques ont suscité au sein du secteur un sentiment de vulnérabilité et de confusion à propos du rôle qu’il peut jouer dans le cadre du dialogue sur les politiques publiques au Canada.

Cela nous amène au présent et aux recommandations formulées dans le rapport du groupe de consultation sur les activités politiques des organismes de bienfaisance publié en mai 2017 par la ministre du Revenu national.

Bien que le gouvernement ait mis du temps à répondre au rapport, la ministre du Revenu national et le ministre des Finances ont finalement publié une déclaration conjointe le 15 août 2018. Malgré le fait que le gouvernement en appelle de la décision rendue en juillet 2018 concernant l’organismeCanada Sans Pauvreté, la déclaration conjointe indique que le gouvernement devrait supprimer les limites quantitatives en ce qui concerne les activités politiques, conformément à la recommandation no  3 du rapport, mais il conservera l’exigence que les organismes de bienfaisance soient exploités exclusivement à des fins de bienfaisance ainsi que l’interdiction d’entreprendre des activités politiques partisanes.

Cette annonce a mené à l’élaboration de propositions législatives, présentées le 14 septembre 2018, visant à éliminer la limite quantitative de 10 p. 100 en ce qui concerne les activités politiques. Toutefois, le ministère des Finances a également indiqué que les activités politiques seraient permises seulement si elles sont « accessoires » aux fins de bienfaisance de l’organisme. Cela a entraîné une réaction négative de la part du secteur des organismes de bienfaisance, qui estime que cette approche mènera à l’établissement de nouveaux critères quantitatifs fondés sur la notion vague d’« accessoire » en common law, ce qui irait à l’encontre de la recommandation formulée dans le rapport selon laquelle les organismes de bienfaisance devraient être autorisés à participer sans restriction au dialogue sur les politiques publiques.

Le 25 octobre 2018, le ministère des Finances a donc présenté de nouvelles dispositions législatives concernant les activités politiques des organismes de bienfaisance dans le projet de loi C-86. Le principal changement vise à faire en sorte que les organismes de bienfaisance puissent participer au dialogue sur les politiques publiques et à leur élaboration sans restriction. Maintenant, le comité et le Sénat doivent déterminer si ces nouvelles dispositions dans le projet de loi C-86 sont adéquates ou si elles vont trop loin.

Selon moi, ces nouvelles dispositions dans le projet de loi C-86 sont adéquates pour les quatre raisons suivantes :

Premièrement, le projet de loi C-86 fera en sorte que les organismes de bienfaisance ne seront pas assujettis à des seuils quantitatifs complexes qu’ils devraient respecter en vertu de la notion d’accessoire qui existe en common law ou d’un critère plus élevé que certains ont proposé. Dans les deux cas, il faudrait se demander quel seuil définir. Est-ce que la limite serait de 20 p. 100, de 49 p. 100 ou de 51 p. 100, par exemple, et le calcul serait fondé sur quoi? Est-ce qu’il s’agirait d’un pourcentage des ressources dont dispose l’organisme de bienfaisance, comme c’est le cas actuellement, ou autre chose? Si c’est le cas, quelle est la définition de « ressources »? Qu’en est-il des organismes de bienfaisance qui considèrent le temps des bénévoles comme étant une ressource? Comment les organismes de bienfaisance peuvent-ils établir la valeur pécuniaire de leurs ressources? Il y a beaucoup de questions, mais peu de réponses.

Deuxièmement, le projet de loi C-86 énonce clairement qu’un organisme de bienfaisance doit être exclusivement constitué et exploité à des fins de bienfaisance, et que la participation au dialogue sur les politiques publiques et à leur élaboration doit contribuer à l’avancement à des fins de bienfaisance. Cela signifie qu’un organisme de bienfaisance enregistré doit être constitué afin de faire avancer un ou plusieurs objectifs caritatifs légitimes en conformité avec la common law.

En outre, la participation au dialogue sur les politiques publiques et à leur élaboration peut seulement avoir lieu sans restriction si elle appuie les fins de bienfaisance. L’ARC expliquera ce qu’on entend par avancement et par appui dans une publication qui sera diffusée au sujet de la loi.

Troisièmement, étant donné que la participation au dialogue sur les politiques publiques et à leur élaboration n’est pas définie dans le projet de loi C-86, ce que cela signifie dans la pratique peut également être clarifié par l’ARC en conformité avecla définition élargie qui figure dans le rapport du groupe de consultation et qui n’inclut pas simplement le fait de prendre part à des activités politiques

Quatrièmement, l’approche adoptée dans le projet de loi C-86 concorde avec celle adoptée dans d’autres pays de common law, comme l’Angleterre, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Dans ces pays, des groupes de lobbyistes sont en mesure d’obtenir le statut d’organisme de bienfaisance.

On a laissé entendre que le projet de loi C-86 pourrait donner lieu à la création de super PAC au Canada, comme cela s’est produit aux États-Unis à la suite de la décision rendue par la Cour suprême américaine en ce qui concerne l’organisme Citizens United, mais ce n’est pas une préoccupation au Canada. La décision concernant Citizens United portait sur des questions de dépenses électorales par un organisme aux États-Unis qui n’était pas un organisme de bienfaisance. Au Canada, les organismes de bienfaisance ne sont pas autorisés à participer à des activités politiques partisanes.

Pour toutes ces raisons, j’estime que les dispositions proposées dans le projet de loi C-86 constituent un pas dans la bonne direction pour le secteur des organismes de bienfaisance et j’espère qu’elles recevront l’appui du Sénat lorsqu’il examinera le projet de loi dans les jours à venir.

Si les dispositions proposées dans le projet de loi C-86 sont adoptées, le secteur des organismes de bienfaisance sera plus à même d’atteindre ses objectifs caritatifs et aura une idée plus claire de ce qu’il peut faire, mais en contrepartie, les avocats qui travaillent dans le domaine du droit régissant les organismes de bienfaisance risquent malheureusement d’avoir beaucoup moins de travail.

Le président : Je n’ai jamais considéré que c’était une mauvaise chose que les avocats aient moins de travail. J’ai toujours considéré que cela témoigne d’une réussite.

La sénatrice Omidvar : D’après vos exposés, je comprends que vous appuyez tous les deux les mesures visant à supprimer les restrictions en ce qui a trait à la participation au dialogue non partisan sur les politiques publiques.

La semaine dernière, nous avons entendu un témoin qui n’était pas d’accord avec vous. En fait, il a soulevé de nombreuses préoccupations durant son exposé.

Il nous a donné un exemple. Il nous a expliqué qu’en supprimant les restrictions en ce qui concerne la défense de politiques publiques, on permettrait à des organismes de bienfaisance de faire la promotion de points de vue qui sont polarisants et extrémistes. Il a donné l’exemple d’un organisme de bienfaisance dont l’objectif est de faire progresser les recherches et l’éducation sur les politiques d’immigration.En réalité, cet organisme pourrait faire la promotion du point de vue des suprémacistes blancs et des points de vue antisémites, antimusulmans, et cetera.

Que répondez-vous à cela?

M. Carter : Je suis ravi de répondre à cette question.

Ces exemples ne tiennent pas compte du fait que la participation au dialogue sur les politiques publiques et à leur élaboration doit appuyer et faire progresser un objectif caritatif.

Ce que vous venez de décrire ne correspond pas à un objectif caritatif. Un organisme de bienfaisance doit respecter la définition de bienfaisance de la common law. Soutenir des suprémacistes blancs ou d’autres extrémistes ne constitue pas une activité de bienfaisance telle que définie dans la common law.

Toutes les dispositions proposées dans le projet de loi C-86 sont fondées sur l’idée d’appuyer et de faire progresser un objectif caritatif. Il faut se demander quel est l’objectif caritatif. C’est ce qu’il faut faire.

La sénatrice Omidvar : Je comprends. Dans cette situation hypothétique, un organisme poursuit des objectifs caritatifs, il a été approuvé par l’ARC, mais il mène ses activités en faisant la promotion de points de vue extrémistes.

Comment pouvons-nous empêcher cela?

M. Carter : Eh bien, les organismes de bienfaisance qui ont des objectifs caritatifs doivent respecter la loi. Si un organisme fait la promotion de la haine, nous pouvons avoir recours à des lois canadiennes qui couvrent ce genre de situation. Les organismes de bienfaisance ne sont pas au-dessus des lois. Ils doivent les respecter comme tout autre organisme canadien.

Mme DeSantis : J’aimerais ajouter quelque chose. Le Code criminel contient des dispositions sur les discours haineux, et cetera. Je crois qu’il existe un ensemble de lois que les organismes doivent respecter.

La sénatrice Omidvar : En ce qui concerne ce point qu’on a fait valoir la semaine dernière — je n’approuve pas ce point de vue, mais je veux votre opinion à cet égard — vous présumez, à juste titre, que tous les organismes de bienfaisance respecteront la loi.

Le problème, c’est qu’il est possible qu’une poignée d’organismes utilisent leur statut d’organisme de bienfaisance pour se livrer à des activités qui dépassent clairement les bornes. Vous n’êtes pas d’accord avec le témoin précédent. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi encore une fois?

Le sénateur Duffy : L’avez-vous lu?

M. Carter : Oui. J’ai écouté le témoignage. J’ai vu les deux et j’en ai lu les comptes rendus.

Encore une fois, nous parlons des fins et de l’activité. Les activités doivent respecter les lois canadiennes, que ce soit les lois sur les droits de la personne, le Code criminel — peu importe. Ainsi, chaque organisme de bienfaisance, dans la poursuite des fins de bienfaisance, doit respecter la loi, sans passe-droit, en raison de la teneur du projet de loi C-86.

Tout ce que dit ce projet de loi, c’est que, pour atteindre sa fin, on pourra le faire conformément aux activités de dialogue sur les politiques publiques et à leur élaboration.

Si vous retournez aux recommandations du rapport du groupe de consultation de mai 2017, vous verrez qu’il y est question de plus que simplement influer sur le gouvernement, de plus que seulement changer la loi. Les organismes de bienfaisance peuvent, dans le processus, dialoguer de nombreuses façons, qu’on devrait toutes percevoir comme s’inscrivant dans le contexte et la gamme élargis de ce qui constitue le dialogue sur les politiques publiques et leur élaboration.

Le sénateur Duffy : Puisqu’on y est, il est question, dans la loi sur les organismes de bienfaisance — je ne suis pas avocat, mais vous, vous l’êtes, et peut-être vous aussi, madame DeSantis — de ces catégories d’activités de bienfaisance. L’un des critères de leur définition est l’activité à des fins religieuses, à des fins d’éducation ou pour soulager la pauvreté.

Sous la rubrique de l’éducation, ne pourrions-nous pas, avec cette proposition sans réserve, assister à l’intervention d’un groupe qui veut sensibiliser les Canadiens aux bienfaits de la possession d’une arme à feu, de la sécurité qu’elle offre à son propriétaire et à l’opportunité, pour chacun, de s’en procurer une? Si beaucoup d’argent de l’extérieur servait à cette sensibilisation, ce ne serait pas un discours haineux, mais une opinion.

Ça ne vous inquiéterait pas? Je pourrais continuer comme ça, sur l’avortement ou d’autres sujets sur lesquels la plupart des Canadiens pensent que le débat est clos.

M. Carter : Je vous remercie pour cette question supplémentaire. Permettez-moi d’essayer d’y répondre.

Je pense qu’il faut encore distinguer la fin et l’activité. Le projet de loi C-86 parle d’élargir la gamme des outils ou des activités disponibles. Votre question, qui est excellente, porte sur la catégorie d’activités de bienfaisance, les fins que reflète la common law.

Un organisme tentant de sensibiliser le public sur l’utilisation des armes à feu ou leur contrôle pourrait-il obtenir le statut d’organisme de bienfaisance? Dans ce cas, il faut consulter la jurisprudence sur l’avancement de l’éducation.

La Cour suprême du Canada, dans sa décision de 1999 sur la Vancouver Society of Immigrant and Visible Minority Women, fournit le contexte de ce qu’est et de ce que comporte l’avancement de l’éducation. Il doit avoir une structure et une fin. Son processus doit être continu. Ce sont ses marques.

Il faut vérifier si le demandeur satisfait aux exigences de la common law concernant l’avancement de l’éducation. Faites-le. L’Agence du revenu du Canada y fait de l’excellent travail. Elle prend bien soin de suivre ce processus. Puis, ajoutez-y la possibilité d’organiser des activités de dialogue sur les politiques publiques et l’élaboration de ces politiques. C’est une autre histoire. On essaie alors d’assouplir le secteur caritatif pour qu’il atteigne sa fin. Il faut distinguer les deux.

Mme DeSantis : Je réfléchis aussi à la probabilité que se vérifie cette hypothèse. Actuellement, des organisations peuvent peut-être le faire à leur façon, de toute manière. Comme nous l’avons fait remarquer, certaines finissent par voir révoquer leur statut d’organisme de bienfaisance, du fait de la révélation de certains problèmes. Les procédures en place permettent de s’en occuper.

Le sénateur Duffy : Je pense que les sénateurs ont à l’esprit ce qui est arrivé aux États-Unis, où des millions de dollars sont allés à la prétendue éducation du public sur certains points de vue. Essentiellement, les organismes porteurs de ces messages sont contrôlés ou financés par quelques nantis qui restent dans l’ombre, pendant que des mercenaires s’adressent au public pour préconiser ces prises de position.

Des sénateurs, et j’en fais certainement partie, voudraient qu’on les rassure, que nous n’américanisons pas par mégarde le discours public canadien.

M. Carter : Sur ce dernier point, et je vous remercie de votre question, j’ai rapidement effleuré la situation aux États-Unis dans mes remarques. Permettez-moi d’en dire un peu plus.

L’arrêt Citizen United de la Cour suprême des États-Unis visait une organisation qui n’était pas de bienfaisance, et qui était visée par le sous-alinéa 501c)(4), ce qui est différent. Elle était comme un organisme sans but lucratif. L’arrêt portait sur les limites imposées aux dépenses politiques, mais non sur l’activité d’un organisme de bienfaisance. Aux États-Unis, ces organismes sont assujettis à des règles quelque peu semblables aux nôtres.

Au Canada, on ne pourrait pas avoir d’arrêt Citizen United, parce que nous avons interdit et nous continuerons d’interdire les activités politiques partisanes. Actuellement, impossible à un organisme de bienfaisance d’appuyer, directement ou non, un parti politique ou un candidat à des élections. C’est ce que dit le projet de loi C-86.

La situation qu’on observe aux États-Unis ne peut pas se répéter ici, au Canada. Votre exemple constituait une comparaison boiteuse entre les deux.

Le sénateur Duffy : Y a-t-il une comparaison qui ne soit pas boiteuse?

M. Carter : Une comparaison avec quoi?

Le sénateur Duffy : Les organismes sans but lucratif ou les autres associations militantes.

M. Carter : Les organismes sans but lucratif ne sont pas des organismes de bienfaisance enregistrés. Actuellement, rien ne limite leur action politique. Voilà leur situation. Nous parlons des organismes de bienfaisance enregistrés. Le projet de loi C-86 porte sur eux et leur participation à des activités politiques.

Mme DeSantis : De plus, encore une fois, la question est importante, relativement à la diversité des éventuelles réactions à la nouvelle loi.

Pour ne prendre que les organisations que je connais, en Saskatchewan, on trouve les organismes sans but lucratif immatriculés dans la province, où ce genre de groupes existe déjà. Il y a des clubs ruraux de propriétaires d’armes à feu, des clubs de motocross, et cetera. Une grande diversité de groupes loin de ressembler à des organismes enregistrés de bienfaisance, qui n’en sont pas, et ils existent. Dans quelle mesure ressemblent-ils aux organisations américaines? Je l’ignore. Je n’en sais pas assez à leur sujet, parce que je me focalise sur le secteur des services à la personne.

Chez les organismes sans but lucratif immatriculés dans une province, la possibilité existe déjà pour que cette éventualité se vérifie.

[Français]

Le sénateur Maltais : Madame DeSantis, merci d’avoir présenté votre mémoire dans les deux langues officielles du Canada.

Vous avez cité dans votre mémoire une dame, Mme Blackwell. Qui est cette dame?

[Traduction]

Mme DeSantis : Angela Glover Blackwell a rédigé un article pour la Stanford Social Innovation Review qui privilégiait un modèle ou une façon de voir la valeur ajoutée qu’offre le secteur de la bienfaisance. Elle donnait l’exemple de l’effet de l’abaissement de la bordure du trottoir, qui facilite la circulation des personnes handicapées dans la communauté et dont, par extension, profitent tous les autres membres de la communauté.

[Français]

Le sénateur Maltais : Je ne vous parlerai pas des organismes sans but lucratif (OSBL) parce que cela ne m’intéresse pas. Cependant, lorsqu’on parle d’organismes caritatifs, cela touche des êtres humains. Lors de votre étude, vous avez rencontré 19 ou20 groupes en Saskatchewan. Quel principal problème avez-vous analysé? Ce sont des gens qui se trouvaient sur le terrain tous les jours. Ils rencontraient des personnes âgées, des sans-abri, des gens dans le besoin. Que retirez-vous de cette expérience sur le plan humain sans tenir compte de l’aspect financier?

[Traduction]

Mme DeSantis : Pour vous donner une idée des enjeux de certains organismes, il est certain que la lutte contre la pauvreté et le logement, et cetera, en faisaient partie; le travail sur la loi pour combattre la violence domestique; la création de tribunaux spécialisés dans les affaires de violence familiale et la préconisation d’un appareil judiciaire distinct; le logement supervisé pour les adultes ayant des déficiences cognitives; la préconisation, au ministère provincial de la Justice, de l’introduction de la spiritualité des Premières Nations dans les établissements correctionnels; des règlements municipaux contre la violence urbaine. Des enjeux très divers, qui montrent aussi que ces organismes ne sont pas cloisonnés. Les chantiers sont polyvalents. Certains d’entre nous l’assimilent à une hybridation, parce que les questions de sans-abrisme, de logement et de pauvreté vont souvent de pair.

Ces œuvres de bienfaisance s’appuient mutuellement dans leur travail. Parfois, cette collaboration militante est mal vue. Les bailleurs de fonds les encouragent souvent à collaborer entre elles. C’est parfois une contradiction intéressante. Ensemble, elles font débloquer ces dossiers par différentes méthodes. De celles qui sont médiatisées aux conversations tranquilles qui s’engagent dans les petites villes. Une partie du travail de revendication que j’ai étudié avait eu lieu dans des conversations à l’épicerie. C’est ce qui arrive dans les petites villes.

Il est intéressant de se demander si on ne devrait pas converser ainsi.

[Français]

Le sénateur Maltais : Madame DeSantis, si vous me le permettez, je dois dire que je ne crois pas du tout au corporatisme charitable. Toutefois, je crois aux gens qui font la charité. Vous avez rencontré beaucoup de gens et je vous en félicite, mais outre l’aspect financier, quels sont leurs besoins?

[Traduction]

Mme DeSantis : Beaucoup de politiques et de programmes que je viens de mentionner étaient des changements fondamentaux, rendus nécessaires pour améliorer la vie des gens.

Par exemple, l’introduction de la spiritualité des Premières Nations dans les établissements correctionnels repose sur l’hypothèse générale que nous devrions y implanter la guérison spirituelle selon des méthodes traditionnelles; et pourtant, beaucoup d’Autochtones ont été élevés en chrétiens. S’ils se sont retrouvés dans des établissements correctionnels, l’hypothèse était qu’ils devraient être guéris par des méthodes traditionnelles. On a exercé des pressions pour amener le ministre de la Justice à rendre la politique moins exclusive. Les détenus devaient avoir accès à ce dont ils avaient besoin. C’est un changement de conduite à l’intérieur du ministère provincial de la Justice.

C’est un exemple qui touche de vraies vies, qui influe fortement sur le déroulement de la vie de chacun. Le système d’assistance sociale implanté en Saskatchewan était régressif, et le besoin se faisait sentir de séparer les personnes handicapées des personnes considérées comme employables. Les personnes handicapées s’estimaient défavorisées et disaient ne pas avoir besoin qu’on remette constamment en question leur handicap.

Le sénateur R. Black : Par simple curiosité, avez-vous une idée du pourcentage d’œuvres de bienfaisance qui, actuellement, dépasseraient ou même auraient exprimé le désir de dépasser la règle fiscale en vigueur des 10 p. 100? En avez-vous une idée? Y en a-t-il beaucoup? Peu? Le savons-nous même?

M. Carter : Je n’ai pas de statistiques. Mais je peux vous dire, d’après mes discussions et la documentation de l’Agence du revenu du Canada, que peu déclarent des activités politiques sur leur formulaire T3010. Encore une fois, les chiffres oscillent quelque part dans les environs de peut-être 500, 700, dans cette fourchette, sur 86 000 organismes de bienfaisance.

Ceux qui signalent leurs activités politiques veulent visiblement s’assurer qu’ils restent sous la limite de 10 p. 100.

Je constate que les organismes de bienfaisance inquiets de cette limite de 10 p. 100 régissant les ressources deviennent moins désireux de participer au dialogue public, au dialogue sur les politiques, à cause de ces règles. Ils se demandent comment on calcule ces 10 p. 100? Il s’ensuit une certaine retenue devant les discussions auxquelles les organismes de charité devraient participer.

Le sénateur R. Black : Merci.

Mme DeSantis : En plus, quand j’étais doctorante, j’avais d’abord cherché à extraire les données sur les activités politiques. Je pense que je suis arrivée à un nombre semblable, précisément sur les organismes de bienfaisance de la Saskatchewan, qui, à l’époque, étaient d’environ 4 800 et dont 3 p. 100 seulement avaient coché la case des activités politiques. Et on n’a même pas encore parlé du dépassement des 10 p. 100. C’est fascinant.

Quand nous voyons Imagine Canada et la recherche semblable de David Lasby, qui a interrogé des gens, des PDG, des gestionnaires sur leur action militante. Je pense que la proportion d’organismes engagés dans ce qu’on appelle l’action militante approchait les deux tiers. Encore une fois, on se focalisait sur le travail non partisan.

Très franchement, à la fin de mes travaux, la fluidité du processus rendait vraiment difficiles la localisation des réunions, l’attribution à telle réunion de la genèse de la discussion d’un projet de se rassembler, plutôt qu’à trois réunions auparavant. C’est vraiment difficile. C’est le problème de quantifier, qu’il soit question ou non d’une règle des 10 p. 100, d’un nombre fortuit ou de n’importe quoi d’autre.

Même chose, c’est certain, pour l’expérience personnelle. Dans le dénombrement de nos ressources, où se situent les lignes de départ et d’arrivée dans une grande partie de ce travail? Beaucoup d’organismes choisissent de modifier la terminologie, comme ce à quoi j’ai fait allusion. Ils ne songent même pas aux activités politiques en fonction des lois en vigueur actuellement. Voilà un sujet fascinant de réflexion.

Quand nous nous sommes attelés à la rédaction de ce livre, nous n’avons trouvé aucune recherche systématique des études systémiques sur ce sujet précis — on semble incapable de quantifier cet aspect.

M. Carter : Dans l’article auquel j’ai fait allusion, en 2010, ma conclusion était que les organismes de bienfaisance passaient un peu sous silence les activités politiques. D’après l’énoncé de principes de l’Agence du revenu du Canada, la participation au dialogue des organismes de bienfaisance accordait une grande marge de manœuvre. La difficulté est posée par la définition d’« activités politiques partisanes » ou du moins par leur interdiction et la règle des 10 p. 100 dans la Loi de l’impôt sur le revenu de 1985, qui a créé beaucoup de confusion, laquelle subsiste encore. Il s’ensuit que, en 2012, quand le gouvernement a cherché à sévir contre les organismes, il a pu se servir des outils que procurait la loi pour en soumettre un certain nombre à un audit très approfondi de leurs activités politiques.

L’occasion s’offre au Canada, pour, collectivement, se renseigner sur les véritables mesures à prendre pour mobiliser les organismes de bienfaisance dans un dialogue sur les politiques publiques. C’est une bonne chose pour le Canada et pour ces organismes. C’est un tournant marquant. C’est franchement très stimulant que cette discussion ait lieu maintenant, grâce au comité sénatorial et à l’adoption prochaine du projet de loi. Ce sera une occasion historique pour le gouvernement, aujourd’hui, de pouvoir donner à ces organismes la possibilité de participer au dialogue sur les politiques publiques, dans le sens plein et véritable du terme.

Le sénateur R. Black : Merci.

Le président : Il me semble que les organismes de bienfaisance doivent tant de fois entamer le dialogue avec les pouvoirs publics, qu’ils soient municipaux, provinciaux ou fédéraux, dans le courant de leurs affaires. D’après vous, cette interaction avec les pouvoirs publics, avec la classe politique, constitue-t-elle une activité politique? Ma définition d’activité politique, en ma qualité d’agent politique, est peut-être différente de celle de l’Agence du revenu du Canada. Je reviens toujours à l’époque où j’étais directeur à la Fondation canadienne du rein. Sur les permis de conduire de la Nouvelle-Écosse, il n’y avait alors pas de mention qu’on voulait être donneur d’organes. Nous avons exercé des pressions sur le gouvernement, rencontré des politiciens, accentué la pression, envoyé des mémoires et ainsi de suite pour que ça change. Nous avons fini par avoir gain de cause. Petit à côté, le décideur que je devais convaincre était le ministre des Transports, qui se trouve maintenant à être un de mes collègues au Sénat.

Nous agissions beaucoup au niveau politique. À l’époque, il y avait les conservateurs et les libéraux. Les conservateurs étaient au pouvoir. Si nous voulions que ça change, nous devions leur parler.

M. Carter : Si vous permettez, vous venez de montrer la confusion entourant la notion d’activité politique. D’après les lignes directrices de 2003, vos pressions auprès du gouvernement pour changer la loi sont autorisées mais non comme activités politiques. Elles sont autorisées comme activités de bienfaisance. Les lignes directrices l’explicitent. Mais, quand vous ajoutez à ces pressions l’appel à l’action, à une marche sur la Colline du Parlement, à la rédaction de lettres des électeurs à leur député, ça cesse d’être une activité de bienfaisance pour devenir une activité politique. Ce pas franchi, vous avez intérêt à bien vous tenir, parce que vous êtes assujettis à une limite de 10 p. 100 de vos ressources.

Malheureusement, c’est déroutant. Il faut faire plus simple. Nous devons simplifier la tâche aux organismes de bienfaisance. Parfois, pour atteindre une fin de bienfaisance, il faut changer la loi.

William Wilberforce, pour l’abolition de l’esclavage au nom des églises d’Angleterre, devait changer la loi. Si nous voulons interdire la traite de personnes, nous devons aussi changer la loi. Parfois, pour atteindre une fin de bienfaisance, nous devons changer la loi. Les organismes de bienfaisance doivent pouvoir s’exprimer à ce sujet avec clarté, sans devoir craindre d’affronter de graves problèmes de conformité avec l’Agence du revenu du Canada.

Le problème ne se situe pas chez l’organisme chargé d’appliquer la loi. L’Agence du revenu du Canada exécute simplement ce que la loi lui dicte de faire. C’est la raison pour laquelle nous devons changer la loi pour permettre aux organismes de bienfaisance d’atteindre leurs fins.

La sénatrice Omidvar : J’ai tant de questions. J’ai de la difficulté à les poser. Voyons la question des activités partisanes indirectes. C’est quand un organisme de bienfaisance peut occuper une position semblable ou qui devient semblable à celle d’un parti politique.

Par exemple, l’Institut Fraser, qui est un organisme légitime de bienfaisance, préconise l’allégement de la fiscalité. On peut l’assimiler à un parti politique. À l’autre bout du spectre, Canada Sans Pauvreté peut de son côté préconiser le contraire, ce qui risque de l’assimiler à un parti politique.

Madame DeSantis, si vous pouviez nous éclairer. Est-ce que le projet de loi C-86 aide suffisamment les organismes de bienfaisance à déterminer s’ils s’adonneront indirectement à des activités partisanes ou est-ce que ça figurera dans les lignes directrices de l’Agence du revenu du Canada?

Mme DeSantis : Actuellement, j’imagine que les lignes directrices ont besoin d’être plus claires. Je me fie au libellé du projet de loi ou à sa lecture. Pour répéter l’observation précédente, ça libère les organismes. Je pense que c’est ce dont on a besoin. Actuellement, c’est beaucoup trop complexe pour les organismes. Institut Fraser ou Canada Sans Pauvreté, les deux sont tout à fait légitimes, ayant le droit de faire ce qu’ils jugent bon de faire.

Ma recherche m’a permis de constater que des organisations — et ça montre dans quelle mesure les normes changent selon la façon de voir l’action militante — semblent de plus en plus en mesure de discerner ce qui est faisable et ce qui ne l’est pas dans l’aide directe. Vous, vous parlez d’aide politique indirecte, si vous voulez.

Je constate qu’il y a beaucoup de ce travail réalisé dans les communautés. Je me demande si le législateur en est devenu conscient. Je veux dire, des modalités concrètes sous lesquelles il se fait. Ces pratiques sont déjà répandues chez les organismes activement engagés en première ligne pour changer la loi, qui comprennent comment faire bouger les choses sans se faire remarquer par l’Agence du revenu du Canada.

Les deux organismes auxquels vous avez fait allusion en sont d’excellents exemples.

Il est intéressant de parler de ces processus fluides, à savoir quand commence une « activité politique », telle qu’elle était définie, et quand elle se termine.

Le projet de loi C-86 nous fait avancer d’une façon. Il rend les choses plus faciles lorsque vient le temps de faire une déclaration. Dès que l’on dit « oui » et on coche la case « activités politiques », on doit fournir des explications, et c’est la raison pour laquelle bien des organisations ne cochent pas cette case.

M. Carter : À titre de clarification, j’ajouterais que l’interdiction d’activités politiques partisanes prévues dans le projet de loi C-86 est la même qui existe depuis 1985. Rien ne change.

Or, il reste à voir si l’on devrait déclarer un soutien direct ou indirect envers un parti politique ou un candidat.

Le groupe d’étude a indiqué dans son rapport sur les activités politiques qu’il devrait ne plus y avoir de référence aux activités directes ou indirectes. On se préoccupait d’une éventuelle interprétation subjective. L’Agence du revenu du Canada a cependant émis plusieurs publications et diverses politiques pour trancher la question, et sa position est assez claire.

Si l’on s’en remet à un organisme de réglementation, je crois que cet organisme s’en acquittera assez bien. Serait-il utile de supprimer toute référence aux activités directes ou indirectes? Il y a un certain mérite à le faire. Quoi qu’il en soit, la question est gérable, car si, par exemple, l’ARC traite le dossier d’une œuvre de bienfaisance dont la politique correspond à celle d’un parti politique, il n’y a pas de problème. Toutefois, si l’œuvre de bienfaisance disait : « Nous appuyons la politique et du coup ce parti », l’œuvre est allée trop loin.

Il faut surtout faire appel au gros bon sens. Je préférerais qu’il n’y ait aucune référence aux activités directes ou indirectes. Cependant, je crois que l’organisme de réglementation a fait un assez bon travail. Il y a toujours moyen d’améliorer la situation, par exemple. Cela ne m’empêche pas de dormir.

Le président : Monsieur Carter, je me soucie notamment du fait que nous encombrons l’ARC avec plus de réglementation, ce qui nous causera des ennuis, car cet ajout ouvrira la voie à diverses interprétations. On ne peut lire dans les pensées des rédacteurs des textes législatifs ou des politiciens qui adoptent les projets de loi. Il faut faire attention lorsque nous rédigeons ces textes afin qu’il n’y ait pas de manipulation dans l’avenir.

M. Carter : Les mots ont un sens. L’ajout des mots « directes ou indirectes » comparativement à un simple énoncé « vous ne pouvez pas appuyer les partis politiques » a un sens. Peut-on améliorer le texte en supprimant certains mots? Oui.

La sénatrice Omidvar : Monsieur Carter, vous avez dit que le projet de loi est un moment déterminant non seulement pour les œuvres de bienfaisance, mais également pour le discours public au Canada.

La semaine dernière, on nous a prévenus que ce projet de loi permettrait à l’extrême gauche ou l’extrême droite d’injecter des fonds dans la sphère publique, avec tous les remous qui s’ensuivraient. Je ne veux pas savoir votre opinion sur le projet de loi, mais j’aimerais savoir ce que vous pensez de notre système et si vous êtes d’avis que nous sommes suffisamment forts pour résister à ces tiraillements sur nos délibérations.

M. Carter : Plutôt que de spéculer ou de répéter l’avis de quelqu’un d’autre, je vous répondrai que nous devrions examiner ce qui s’est passé au cours des 10 dernières années au Royaume-Uni, en Australie et en Nouvelle-Zélande, tous des pays de droit common law qui ont permis aux œuvres de bienfaisance de participer librement au discours politique, et qui n’ont pas rencontré les problèmes que vous venez de décrire. Ces pays n’ont pas connu cette expérience.

Je vais répéter les termes précis : activités qui sont relatives au dialogue sur les politiques publiques ou à leur élaboration en vue de la réalisation de fins de bienfaisance. L’Agence du revenu du Canada aura l’occasion d’expliquer davantage à quoi correspond « en vue de la réalisation ». Que veut dire « fins de bienfaisance »? Que veulent dire les termes « dialogue sur les politiques publiques » et « élaboration »? L’organisme de réglementation pourra fournir le contexte. Tout doit servir à un objectif. On parle seulement d’activités, de moyens qui serviront à réaliser cet objectif.

La sénatrice Omidvar : Merci.

Le président : Monsieur Carter, madame DeSantis, merci beaucoup de votre aide. Cela nous sera très utile. Je vous remercie également de votre patience. Nos spectateurs ne le voient pas, mais nous avons commencé avec deux heures de retard en raison des délibérations du Sénat, et nous devions être présents. Au contraire de ce qui se passe à la Chambre des communes, nos comités ne peuvent siéger lorsque le Sénat est convoqué. C’est la raison pour laquelle, lorsque vous regarderez les délibérations du Sénat qui seront diffusées dans deux mois, vous remarquerez qu’il y a des gens assis dans le Sénat pendant les débats, alors qu’à la Chambre des communes, il y a parfois beaucoup moins de sièges occupés parce que les députés sont en réunion de comité.

Je vous encourage tous les deux à regarder nos délibérations pour voir si un certain élément nous a échappé et, le cas échéant, je vous prie de le signaler au greffier. Si vous rentrez chez vous et vous avez le sentiment que vous auriez dû mentionner quelque chose, sentez-vous libre de transmettre le renseignement au greffier qui nous le fera suivre à des fins d’étude. L’information nourrira nos délibérations. Merci.

(La séance est levée.)

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