Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 10 - Témoignages du 2 juin 2016
OTTAWA, le jeudi 2 juin 2016
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi S- 225, Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (Substances utilisées dans la production de fentanyl), se réunit aujourd'hui, à 10 h 32, pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour. Bienvenue à mes collègues, aux invités, aux membres du public qui suivent aujourd'hui la séance du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous débutons aujourd'hui nos audiences consacrées à l'étude du projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (substances utilisées dans la production de fentanyl), un projet de loi présenté par un des membres du comité, le sénateur White.
Le projet de loi modifie la partie 1 de l'annexe VI de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances pour y ajouter des substances utilisées dans la production du fentanyl, afin qu'elles soient réglementées comme des précurseurs de catégorie A. Nous allons examiner tout ceci un peu plus en détail lorsque nous entendrons nos témoins ainsi que le sénateur White.
Pendant la première heure, nous allons accueillir le sergent d'état-major Rod Klassen, du Service de police de Lethbridge, et qui est également membre des Law Enforcement Response Teams; et la Dre Susan Christenson, médecin de famille, de la Levern Health Clinic, qui se trouve dans la réserve des Gens-du-Sang de l'Alberta, et qui se joint à nous aujourd'hui par vidéoconférence de Cardston en Alberta.
Nous avons prévu une période pour les déclarations préliminaires de nos témoins. Docteure Christenson, nous allons vous donner la parole pour que vous présentiez votre déclaration préliminaire. Allez-y.
Susan Christenson, médecin de famille, Levern Health Clinic : Je m'appelle Susan Christenson Tallow. Je suis médecin de famille et membre de la bande des Gens-du-Sang de la nation des Pieds-noirs, autrement connue comme la tribu des kainai, dans le sud de l'Alberta, au Canada.
J'ai des racines profondes ici. Ma mère est née et a été élevée dans cette réserve et je me suis également personnellement engagée à fournir des services médicaux à cette collectivité.
J'ai obtenu mon diplôme de la UCLA School of Medicine en 1990, et j'ai suivi une formation à l'Université de l'Alberta et au Harbor-UCLA Medical Center. Je pratique sur la réserve des Gens-du-Sang depuis 2009.
En 2014, il est apparu très clairement que nous faisions face à une crise très grave et qui se répandait. De nombreuses surdoses et décès causés par l'utilisation illicite de comprimés de fentanyl, présentés sous la forme d'OxyContin, ont commencé à se produire. Au cours de la première moitié de 2015, nous avons perdu au total 16 adolescents en raison de surdoses accidentelles.
Notre chef et notre conseil ont déclaré alors l'état d'urgence, avec l'appui et l'encouragement de Hakique Virani, qui était à l'époque médecin adjoint à Santé Canada; nous avons mis sur pied un programme consistant à distribuer aux membres de la collectivité un antidote pour les cas de surdose accidentelle de stupéfiant, appelé la naloxone, et à enseigner à ses membres comment l'administrer.
En plus, nous avons lancé des programmes de sensibilisation et d'éducation communautaires et, en avril 2015, j'ai commencé à prescrire un médicament de substitution des opioïdes appelé le Suboxone. Ce médicament supprime les envies irrésistibles et les symptômes horribles qui accompagnent le sevrage associé à la dépendance aux opioïdes et qui poussent les usagers à continuer à en consommer.
Depuis l'état d'urgence de l'année dernière, il n'y a eu que quelques décès par surdose, dont la plupart se sont produits à l'extérieur de la réserve. Dans l'ensemble, je pense que notre action a été très efficace.
Cependant, il est évident que le comportement d'une personne dépendante change en fonction de la biologie de celle- ci et de son environnement. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'une autre crise survienne, et il nous incombe de nous préparer.
Je crois savoir qu'à l'heure actuelle, la plus grande partie de la poudre de fentanyl utilisée pour fabriquer de façon illicite des pilules de fentanyl canadiennes, qui sont de faux Oxy80, vient de Chine. La Chine subit actuellement des pressions de la part de la communauté internationale pour qu'elle resserre l'application de ses règlements en matière d'exportation. Si cela se produisait, il est probablement inévitable que le fentanyl illicite soit fabriqué dans notre pays. Cela se fait déjà aux États-Unis. C'est une possibilité très réelle et il convient d'appuyer tous les efforts visant à contenir cette fabrication illicite de fentanyl.
Le fentanyl est 100 fois plus puissant que la morphine. Il peut facilement tuer la personne qui en consomme pour la toute première fois ou la rendre dépendante.
Lorsque Santé Canada a restreint les précurseurs nécessaires à la fabrication de la méthamphétamine en cristaux, en particulier le Sudafed et l'éphédrine qui étaient souvent utilisés dans des médicaments pour le rhume vendus sans ordonnance, j'ai vraiment été impressionnée par la belle diminution de sa consommation dont j'ai été témoin au sein de ma collectivité. Naturellement, d'autres problèmes et d'autres drogues l'ont remplacée, mais j'ai pu néanmoins constater les effets positifs de la réglementation de l'offre.
La réduction de l'offre est mondialement reconnue comme un élément essentiel de toute approche équilibrée au contrôle des drogues. C'est un des nombreux aspects qu'il faut contrôler pour gérer un phénomène humain fort complexe.
J'aimerais exprimer mon appui aux efforts que déploie l'honorable Vern White pour réglementer les précurseurs nécessaires à la fabrication du fentanyl. Cette drogue est mortelle et cruelle et nous devons travailler ensemble pour limiter de toutes les façons possibles son accès.
Le président : Merci, docteure.
Monsieur Klassen.
Rod Klassen, sergent d'état-major, Alberta Law Enforcement Response Teams, Service de police de Lethbridge : Je vous remercie de m'avoir invité à prendre la parole devant vous, honorables sénatrices et sénateurs. Mesdames et messieurs, bonjour. Je m'appelle Rod Klassen. Je suis sergent d'état-major au sein du Service de police de Lethbridge. Je suis affecté à l'heure actuelle à ALERT, qui est l'organisme appelé Alberta Law Enforcement Response Teams, chargé de faire enquête sur le crime organisé et sur les crimes graves dans la province. Au cours de ma carrière qui s'étend sur plus de 25 ans, j'ai passé beaucoup de temps à faire enquête sur les drogues illicites dans nos collectivités et je suis venu vous parler aujourd'hui du fentanyl que l'on retrouve dans nos collectivités en Alberta et de l'effet qu'il a sur les gens qui y résident.
Le projet de loi du sénateur White, tel que proposé, aiderait à limiter l'accès aux ingrédients utilisés pour la fabrication du fentanyl, qui sont, je pense, importés d'autres pays, comme la docteure l'a mentionné, comme la Chine, et qui sont transformés en pilules de fentanyl sur place.
Je vais vous faire un peu l'histoire de la façon dont le fentanyl est devenu un problème dans notre pays, dans notre province. En 2012, la société qui fabrique l'OxyContin a modifié sa recette, si je peux m'exprimer ainsi, pour que les utilisateurs finaux ou les consommateurs de drogues illicites aient du mal à utiliser leur médicament, Oxy80, l'oxycodone. Ils l'ont transformée en OxyNEO, qui, une fois écrasé, ne peut être consommé ni par injection ni en le fumant. Cela a fait un vide sur le marché.
Arrive le fentanyl. À la fin de 2012-2013, nous avons commencé à voir apparaître des petites pilules vertes semblables à celles-ci. Elles ressemblaient exactement à l'Oxy80 que l'on dérobait dans les pharmacies et que les utilisateurs de drogues illicites consommaient de façon abusive dans le passé. Au début, les gens pensaient que ces pilules étaient des Oxy80 et ils les consommaient comme s'il s'agissait d'Oxy80. Il n'a pas fallu attendre longtemps pour qu'ils découvrent que ces pilules étaient beaucoup plus puissantes que les Oxy80 et qu'il s'agissait d'une autre drogue. On a commencé à les appeler dans la rue sous différents noms comme du faux oxy ou des presque 80. Les consommateurs se sont rendu compte qu'ils n'absorbaient pas l'OxyContin original.
Nous avons commencé à voir apparaître des surdoses causées par ces pilules. Le fentanyl est, comme l'a déclaré la docteure, 40 fois plus fort que l'héroïne et 100 fois plus fort que la morphine. C'est une substance qui cause une dépendance extrême. La personne qui commence à en consommer a beaucoup de difficulté à s'arrêter. Habituellement, ce n'est pas la seule drogue que les toxicomanes consomment. Ils en consomment en même temps que la cocaïne ou des méthamphétamines de sorte qu'il y a toujours un mélange de drogues dans leur système.
À la fin de 2014, l'utilisation de cette drogue a explosé en Alberta. Au cours des six premiers mois de juin, il y a eu 145 décès dans la province et cela ne comprend pas les simples surdoses après lesquelles les gens qui en souffraient ont été sauvés et qui recommencent.
Les groupes communautaires ont constaté le danger et ont commencé à distribuer la naloxone, un antidote, aux utilisateurs finaux et aux utilisateurs de drogues illicites pour leur donner la possibilité de sauver leur vie lorsqu'ils pensent être dans une situation de surdose à cause de ces pilules. Ils vont faire une surdose : il ne s'agit pas de savoir s'ils vont en faire une, mais quand.
Pourquoi cette drogue est-elle si dangereuse? Eh bien, il est facile de se procurer ces ingrédients sur Internet et ils peuvent être expédiés n'importe où. Ils ne font l'objet d'aucun contrôle à l'heure actuelle. Ils peuvent être livrés dans n'importe quelle maison, dans n'importe quel laboratoire clandestin au Canada ou dans la province. Dans ces laboratoires clandestins, des gens sans expérience transforment ces ingrédients en pilules de fentanyl, sans qu'il y ait de système de contrôle de la qualité.
Une très petite quantité de fentanyl, quelques granules, peut entraîner la mort. Je fais la comparaison avec les pépites de chocolat qu'a proposé un de mes amis du Service de police de Calgary. Lorsque vous faites des biscuits au chocolat, il peut arriver qu'un biscuit contienne une pépite de chocolat et qu'un autre en contienne 12. Vous ne savez jamais ce qui va se passer exactement. C'est la même chose pour le fentanyl. Ils ne savent pas comment ils répartissent le fentanyl dans ces pilules. Il y a une façon de le faire correctement, mais ils ne s'en soucient pas. L'important, c'est l'argent.
Les organisations criminelles ont bien évidemment pris note de la situation et elles fabriquent ces pilules pour quelques sous. Chaque pilule ne leur coûte que quelques sous. Elles les vendent ensuite entre 20 et 40 $, selon la région, et font ainsi des bénéfices considérables. Elles ne s'arrêteront pas tant que le marché existera.
Le projet de loi du sénateur White aidera à réduire le montant des ingrédients qui arrivent dans notre pays pour fabriquer ces pilules. Il sera plus difficile d'obtenir ces ingrédients, un peu comme ce que nous avons connu avec la méthamphétamine. Si nous mettons des obstacles, cela va également faire augmenter le coût de ces pilules et les rendre moins attirantes pour ces organisations criminelles qui veulent introduire les ingrédients et les distribuer. Comme le sénateur White l'a déclaré, cela n'empêchera pas que ces pilules soient fabriquées, mais cela va certainement ralentir cette opération, rendre plus difficile l'accès aux utilisateurs finaux ainsi que pour la population. En fin de compte, cela sauvera certainement des vies.
Je vous remercie de votre attention.
Le président : Merci.
Nous allons commencer les questions avec la vice-présidente du comité, la sénatrice Jaffer.
La sénatrice Jaffer : Merci pour vos exposés. Ce que vous dites est très inquiétant.
J'ai lu un article dans le Vancouver Sun du 29 mai 2016 expliquant pourquoi le fentanyl et le W-18 n'allaient pas disparaître. Le fentanyl n'a pas d'odeur, pas de pénétration secondaire et ne peut être détecté par les scanneurs. Est-ce bien vrai? Comment détectez-vous le fentanyl?
Dre Christenson : En bien, en tant que médecin, si un de mes patients prend du Suboxone, et que je veux être sûre qu'il n'utilise pas de fentanyl, je fais une analyse toxicologique d'urine. Il existe des analyses d'urine qui permettent de détecter le fentanyl.
Je crois savoir que les unités canines réussissent à le détecter. Dans la réserve, je sais que notre service de police est en train d'acheter un chien qui a subi un entraînement pour détecter le fentanyl.
Je sais par contre que cette poudre est importée au Canada, parfois cachée dans des sacs de silicone à l'intérieur de la boîte. Lorsque vous achetez une enregistreuse ou un CD et qu'il y a un sac de silicone à l'intérieur de la boîte, il arrive qu'on y place du fentanyl et que celui-ci ne puisse être détecté.
La seule façon de le détecter que je connaisse consiste à faire une analyse toxicologique d'urine et à employer des chiens qui ont été entraînés dans ce but.
La sénatrice Jaffer : Docteure, peut-on dégager une tendance dans la consommation du fentanyl? S'agit-il d'usage récréatif, de toxicomanes, de jeunes? Est-ce une drogue sociale? Pourriez-vous nous dire un peu qui en consomme?
Dre Christenson : D'après mon expérience personnelle, je dirais que près de 75 p. 100 des patients qui ont déclaré cette dépendance avaient déjà certains problèmes avec les stupéfiants d'ordonnance. Il y a un effort de sensibilisation des médecins au sujet de ce problème. Dans ma communauté et à l'extérieur, les médecins ont commencé à être plus prudents lorsqu'ils prescrivent des stupéfiants.
Le problème est que cela aura pour effet de mettre en sevrage un certain nombre de patients. Ils devront faire quelque chose pour lutter contre le sevrage. Ils décident alors d'acheter des drogues dans la rue et parce qu'il y a du fentanyl, il y a beaucoup de gens qui commencent à utiliser cette drogue parce qu'il est facile de s'en procurer, qu'elle ne coûte pas cher et qu'elle soulage leurs symptômes.
Je dirais que cela concerne environ 60 à 75 p. 100 des patients, selon mon expérience, et l'autre 25 p. 100 concernent les jeunes qui l'utilisent à des fins récréatives. On a beaucoup dit dans les nouvelles que les jeunes n'ont vraiment pas peur de prendre des pilules. Ils organisent même souvent des parties de pilules et leurs amis leur disent d'aller dévaliser les armoires à médicaments de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils mettent tout ça dans un grand bocal, ils en saisissent une poignée et l'avalent, sans savoir ce qu'ils prennent. C'est une autre façon d'acquérir une dépendance à des médicaments comme l'Ativan, le Restoril, le Tylenol 3 et l'OxyContin. Une chose en amène une autre.
Il y a de l'argent à faire dans la collectivité si vous vendez du fentanyl, alors les trafiquants en offrent. Si vous voulez utiliser cette drogue, ils vont vous la livrer chez vous. Elle est plus facile à obtenir qu'une ordonnance d'un médecin.
La sénatrice Jaffer : Bien évidemment, dans une situation comme celle-ci, le crime organisé est présent. Vous avez parlé d'empêcher l'arrivée des ingrédients. Ce que vous m'avez dit m'intrigue beaucoup. Il y a Internet de sorte que l'on peut commander n'importe quoi n'importe où. Si cette substance n'est pas détectée comment pouvez-vous faire pour la bloquer?
M. Klassen : C'est un aspect du problème actuel. Il n'est illégal d'importer ces substances. Il est très facile à l'heure actuelle de l'importer à l'aide d'Internet. N'importe qui peut aller en ligne et importer les ingrédients qu'il souhaite. Il n'y a aucun contrôle. Nous n'avons pas de renseignements au sujet de l'arrivée de ces ingrédients.
Des contrôles exercés sur ces ingrédients aideraient la police à retracer leur destination. Il faut faire enquête sur l'importateur et le traduire devant les tribunaux. Je sais que nous n'arrêterons jamais tout cela, mais nous pouvons au moins ralentir les choses.
Le sénateur White : Je remercie les deux témoins d'être venus. Docteure, je vous remercie d'être favorable à la thérapie de remplacement des opioïdes. Je sais que cela n'est pas facile et que tout le monde ne comprend pas ce traitement. Merci aussi d'avoir fait une longue route pour vous rendre à Cardston pour que nous puissions avoir cette vidéoconférence aujourd'hui. Je l'apprécie vraiment.
Pour que les gens comprennent bien, je vais préciser que nous ne parlons pas ici du fentanyl fabriqué par une société pharmaceutique et qui est prescrit à quelqu'un qui le prend alors de façon illicite ou qui le vend à quelqu'un d'autre. Pourriez-vous préciser que nous parlons du fentanyl fabriqué à la maison, et que l'on retrouve dans nos rues?
Dre Christenson : Oui, c'est effectivement du fentanyl fait maison.
Le fentanyl prescrit par les médecins se présente sous deux formes : une petite bouteille de liquide que les anesthésistes et les médecins des salles d'urgence donnent aux patients qui souffrent de douleurs aiguës ou qui viennent de subir une intervention chirurgicale ou alors un timbre qui est placé sur la peau des personnes qui souffrent de douleurs graves chroniques, comme un cancer métastasé. On peut remplacer le timbre tous les trois jours.
Le fentanyl en poudre arrive et il est ensuite fabriqué, écrasé et mélangé avec un composé liant, dans une presse à comprimés, qui s'achète facilement pour 10 000 $. Il n'est pas vraiment possible de mesurer la quantité de fentanyl que contiennent ces comprimés, et c'est là une autre raison qui les rend si dangereux.
C'est probablement le même composé, mais les comprimés illicites fabriqués à la maison ne sont aucunement réglementés et ce ne sont pas des comprimés qui sont prescrits par des médecins.
Le sénateur White : Merci, docteure.
Sergent d'état-major, je crois savoir que le fentanyl illégal est également utilisé pour augmenter la puissance d'autres drogues. Pourriez-vous expliquer au comité et aux personnes qui nous regardent comment cela se fait?
M. Klassen : C'est exact. Nous avons également constaté que le fentanyl était utilisé pour fabriquer d'autres drogues comme la méthamphétamine et la cocaïne. Il est mélangé ou ajouté à ces drogues pour les rendre plus puissantes et plus susceptibles de créer la dépendance.
Le crime organisé — ou n'importe quel vendeur de rue — veut garder ses clients, il veut qu'ils reviennent régulièrement et si les produits qu'il vend dans la rue créent une dépendance plus forte, c'est un aspect positif.
Le sénateur White : En réalité, quelqu'un qui est dépendant de la cocaïne pourrait prendre du fentanyl sans vraiment savoir que c'est ce qu'il fait.
M. Klassen : Le corps des personnes décédées que nous examinons contient tout un ensemble de drogues. Entre deux prises de cocaïne, les gens prennent habituellement un opioïde comme le fentanyl ou d'autres drogues qui les ralentissent et les stabilisent. Cela leur donne un sentiment d'euphorie et les fait un peu redescendre après le haut qu'ils ont atteint avec la cocaïne, qui est un stimulant.
[Français]
Le sénateur Dagenais : En ce qui concerne la production du fentanyl, serait-il exact de dire que le produit ne vient pas nécessairement d'un pays étranger, des États-Unis ou d'autres pays du sud, mais qu'il serait fabriqué au Canada, à partir de médicaments trouvés au Canada, par exemple à partir de pansements dont, en les chauffant, on peut en extraire le fentanyl pour en faire des pilules?
Comme policier, je sais qu'il y a des échanges parmi les différents corps policiers. Êtes-vous au courant de la consommation de fentanyl? Est-ce qu'elle va en augmentant? Est-ce qu'il y en a davantage au Québec? En Ontario? Dans les provinces de l'Ouest? Est-ce que le crime organisé est en train de mettre la main sur cette drogue pour en faire un commerce?
[Traduction]
M. Klassen : Il est clair que le crime organisé est mêlé, d'une façon ou d'une autre, à toutes les ventes de drogues au Canada. La marge bénéficiaire est énorme, comme je l'ai mentionné. Ils fabriquent ces comprimés pour quelques sous et les vendent entre 20 $ et 40 $.
Quant à utiliser le fentanyl qui se trouve dans les timbres ou le fentanyl prescrit par ordonnance, ce n'est pas ce que nous avons constaté à l'heure actuelle. Il leur est trop facile d'obtenir ce dont ils ont besoin à l'étranger et de l'importer au Canada. Il est beaucoup plus difficile et plus lent d'extraire cette substance d'un timbre, de sorte qu'ils n'obtiennent pas la qualité qu'ils souhaiteraient se procurer de cette façon. Nous n'avons pas constaté qu'il y avait un abus des timbres transdermiques de fentanyl. On ne les vole pas dans les pharmacies comme c'était le cas pour l'OxyContin. Nous avons trouvé ce qui s'appelle, je crois, l'acétyle fentanyl — et peut-être la docteure peut nous en parler — qui est importé de l'étranger.
Nous ne pensons pas qu'il soit importé des États-Unis. Nous avons appris qu'il entrait par nos ports, principalement en provenance de Chine. Nous pensons que c'est le pays d'où il vient. Il est facile de le commander, facile de l'importer au pays et de fabriquer ensuite ces comprimés.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Lorsque vous avez fait des saisies, sous quelle forme le fentanyl se présentait-il? Était-ce uniquement sous forme de pilules ou également sous d'autres formes?
[Traduction]
M. Klassen : Le fentanyl se vend aussi au poids sous forme de poudre, ou vous pouvez acheter un kilo de poudre de fentanyl pour environ 12 000 $, je pense. Et vous pouvez faire une quantité incroyable de comprimés avec un kilogramme de fentanyl, cela représente des millions de dollars au niveau de l'utilisateur final.
Nous avons vu que ce produit était importé. À l'heure actuelle, ce produit est plus fréquemment saisi sous la forme de comprimés. Nous avons fait des saisies de poudre, mais ce n'est pas aussi courant que sous la forme de pilules à l'heure actuelle. Nous les voyons à l'étape de l'utilisateur final. Je crois que la plupart de ces comprimés sont fabriqués dans les provinces comme la Colombie-Britannique, une province qui est plus proche du pays source.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Vous dites que c'est en Colombie-Britannique. Est-ce qu'on peut, par conséquent, présumer que le fentanyl arrive de pays asiatiques? Vous avez mentionné la Chine, je pense.
[Traduction]
M. Klassen : C'est exact. C'est ce que nous pensons, oui, ce produit est importé par bateau et arrive dans les ports, comme ceux de la Colombie-Britannique.
Le sénateur McIntyre : Je dois vous dire franchement que je ne sais pas par où commencer. Cela me paraît tout à fait incroyable.
Docteure Christenson, vous avez mentionné qu'en 1990, vous aviez obtenu votre diplôme de la faculté de médecine. Vous êtes devenue médecin de famille et ensuite, vous avez commencé à pratiquer dans la réserve Blood. Dans votre pratique, vous avez créé un programme de lutte contre la dépendance au fentanyl. Pourriez-vous nous en dire davantage au sujet de ce programme?
Dre Christenson : Dans ma clinique, j'ai commencé avec environ 140 patients qui prenaient du suboxone. Ce sont des patients qui reconnaissaient avoir une dépendance aux opioïdes. La plupart de ces dépendances sont reliées au fentanyl. Près de 25 de ces personnes ont fait une surdose. Deux ont été sauvées par la naloxone qui leur a été administrée par des membres de la collectivité.
Le suboxone est comme la méthadone; c'est un opioïde de remplacement. À la différence de la méthadone, il ne vous rend pas euphorique si vous en prenez trop. C'est un produit très sûr. Si vous le prenez seul, il ne va pas ralentir votre respiration et c'est ce qui tue les personnes lorsqu'elles font une surdose d'un opioïde comme le fentanyl, la méthadone ou l'OxyContin.
Habituellement, j'arrive à fixer une dose satisfaisante en deux ou trois jours. Les patients viennent à la clinique une fois par jour pendant deux ou trois jours. Nous les aidons à surmonter les symptômes du sevrage et je les vois ensuite toutes les semaines pendant quatre semaines et ensuite, toutes les deux semaines pendant un autre mois; ils viennent alors me voir toutes les quatre ou huit semaines. Pendant cette période, j'effectue des analyses aléatoires d'urine pour voir si elles contiennent des drogues pour qu'il n'y ait pas de danger. Je ne veux pas qu'ils consomment des médicaments ayant un effet sédatif comme l'Ativan, le Restoril, le Valium, des médicaments que beaucoup de toxicomanes consomment. Comme l'a mentionné M. Klassen, ces personnes utilisent habituellement un grand nombre de drogues.
J'ai également un conseiller en toxicomanie à la clinique qui les rencontre régulièrement et nous essayons de leur faire suivre un traitement le plus rapidement possible. Nous avons également le soutien de notre équipe de médicaments d'ordonnance qui leur apprend comment utiliser la naloxone s'ils n'ont pas une trousse et ils reçoivent également de l'information au cours des réunions de Narcotiques Anonymes qui se tiennent dans la collectivité. Notre collectivité essaie de les soutenir de différentes façons, en plus de leur donner des médicaments.
Lorsque vous étudiez la théorie de la toxicomanie aux opioïdes, vous apprenez que la chose la plus importante à offrir à ces personnes est une thérapie de remplacement des opioïdes. C'est elle qui offre les meilleures chances de réussite à long terme. Cela améliore leur vie. Ils vivent plus longtemps; ils ont moins de maladies infectieuses, ils travaillent plus fréquemment; ils s'occupent de leur famille, de leur collectivité et de l'école. C'est peut-être la chose essentielle que nous cherchons à obtenir et ensuite, nous examinons si nous ne pourrions pas les aider dans leur vie d'autres façons.
Le sénateur McIntyre : Merci, docteure.
Sergent Klassen, les toxicomanes doivent bien évidemment commettre des crimes pour se procurer leurs drogues. Convenez-vous avez moi que ces crimes sont principalement des crimes contre les biens, ou reliés au sexe et aux drogues?
M. Klassen : C'est exactement ce qu'ils font. Les vols ont augmenté; les vols qualifiés ont augmenté, comme cela s'est produit avec l'OxyContin dans le passé. Ils doivent alimenter leur toxicomanie et pour le faire, ils volent.
Le sénateur McIntyre : J'ai lu que les personnes dépendantes du fentanyl pouvaient consommer jusqu'à 15 comprimés par jour, ce qui revient à dépenser environ 300 $ par jour. Est-ce qu'une dépense de 300 $ par jour les oblige à voler au moins 3 000 $ par jour, par exemple?
M. Klassen : N'oubliez pas que la plupart de ces gens ont perdu leur travail ou n'avaient pas de travail lorsqu'ils ont commencé à consommer cette drogue. Donc, pour alimenter leur toxicomanie, ils doivent trouver l'argent pour le faire. La seule façon de le faire, à part trouver du travail, est de voler quelqu'un d'autre.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je remercie nos deux invités de leur participation à notre comité.
Sergent Klassen, j'ai une préoccupation à soulever. De toute évidence, ce projet de loi est très louable. Depuis des années, on constate que les opérations policières effectuent plus souvent des saisies de drogues qui sont modifiées chimiquement dans des laboratoires artisanaux. J'aimerais savoir en quoi ce projet de loi fera en sorte que les opérations policières réussiront à faire obstacle à la vente de drogues et à réduire le taux de mortalité. Les drogues produites par les laboratoires artisanaux ne cessent d'augmenter. Il est facile de se procurer des drogues sur Internet. Comment ce projet de loi pourra-t-il faciliter votre travail et aider à réduire le taux de mortalité?
[Traduction]
M. Klassen : En confisquant de grandes quantités des produits chimiques nécessaires à la production des comprimés de fentanyl, nous espérons faire disparaître de grandes quantités de ce produit de la rue. Nous l'avons constaté avec la cocaïne dans d'autres pays, lorsque nous avons confisqué de grandes quantités de cocaïne — pas nous, mais les polices d'autres pays. Lorsque cela se produit, des saisies importantes aux États-Unis et au Mexique, nous en ressentons les effets au Canada.
La même chose se passera avec le fentanyl. Si nous empêchons le produit ou les ingrédients de parvenir aux utilisateurs finaux, aux machines à comprimés ou aux importateurs, s'il devient plus difficile d'obtenir ces ingrédients, nous allons constater une différence dans la mesure où les gens ne pourront pas se procurer aussi facilement ces comprimés. Si les importateurs ont plus de mal à l'obtenir, cela va probablement augmenter le coût de l'importation, ce qui rendra ces ingrédients moins intéressants pour les fabricants. Cela va réduire leur marché.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Docteurs Christenson, il s'agit d'une drogue mortelle. Ce n'est pas une substance banale comme la marijuana. On en entend peu parler. Selon vous, y a-t-il suffisamment de campagnes de sensibilisation et de prévention qui sont effectuées auprès de la clientèle plus vulnérable?
[Traduction]
Dre Christenson : Je dirais que depuis un an, il y a de plus en plus de gens qui apprennent ce qu'est cette drogue et les dangers qu'elle représente. Dans notre réserve, je dirais qu'environ 98 p. 100 de la population connaît le fentanyl. Ils savent que c'est une drogue mortelle. Ils savent qu'ils devraient suivre une formation pour savoir comment utiliser la naloxone pour empêcher une surdose. Je ne peux que parler de ce que j'ai vécu ici. Ma collectivité — et il y a 5 000 membres dans notre réserve — est bien informée au sujet de cette drogue et elle y est sensibilisée.
Je pense que cette drogue se répand dans le monde entier. C'est un problème qui n'est pas particulier au Canada ou aux É.-U. Il y a une crise grave en Ukraine. Je pense que le nombre de décès qu'on a enregistrés dans ce pays est phénoménal.
Nombreux sont les membres de ma collectivité qui ont été personnellement touchés par le fentanyl; la plupart des gens sont très sensibilisés à cette drogue, au fait qu'elle est puissante et dangereuse; ils le sont parfois par un membre de leur famille ou un ami, ou même par le bouche-à-oreille. Je pense également qu'il n'y a vraiment aucun désavantage à informer la population. Nous devons tenter d'informer les gens et de leur expliquer ce qu'ils peuvent faire pour aider les personnes qui leur sont chères, leurs amis et les membres de leur famille, pour les diriger vers des services de soutien comme la thérapie de remplacement des opioïdes, les trousses de naloxone et le counselling en toxicomanie; si nous faisons tous l'effort d'informer la population, cela ne pourra qu'avoir des effets bénéfiques.
L'autre aspect qui me paraît important est qu'il faut apprendre à admettre que la toxicomanie est une maladie. Ce n'est pas quelque chose avec laquelle nous devons stigmatiser les gens. Aucun de ces toxicomanes n'a jamais voulu être toxicomane. Cette drogue a pour effet de modifier les réactions chimiques dans le cerveau. La comparaison que je fais souvent est que nous ne stigmatisons pas les gens qui ont le diabète parce que leur pancréas ne fonctionne plus. Les gens qui ont une dépendance aux opioïdes ont parfois subi des changements irréversibles dans leur cerveau et ils ont besoin de médicaments pour fonctionner normalement. Si nous pouvons arrêter de les stigmatiser, je pense qu'ils se feraient connaître et demanderaient l'aide dont ils ont besoin. Je dirais qu'en particulier la sensibilisation et l'information sont des éléments très bénéfiques, et je ne pense pas que la population soit suffisamment sensibilisée à toute cette question.
Le sénateur Joyal : Merci, docteure. J'aimerais prendre un de vos commentaires et vous poser une question très détaillée à ce sujet. Vous avez mentionné que c'était là un problème mondial et vous avez parlé de l'Ukraine. Savez- vous s'il y a un autre pays qui interdit ce produit pour être mieux en mesure de contrôler les répercussions?
Dre Christenson : Je crois que l'Australie l'a fait et le sénateur White a peut-être de l'information à ce sujet. Je ne pense pas que les précurseurs aient été interdits dans d'autres pays — non pas interdits, mais réglementés. Je crois que l'Australie l'a fait.
Le sénateur Joyal : Vous ne pensez pas que les États-Unis ont peut-être réglementé ces substances?
Dre Christenson : Je ne le sais pas.
Le sénateur Joyal : Est-ce que n'importe qui est capable de commander ce produit sur Internet? Comme vous le savez, le commerce des drogues et des médicaments sur Internet est une activité très répandue. Il me semble qu'une façon de contourner les règlements nationaux serait de commander un produit par Internet dans un pays où ces produits ne sont pas réglementés — où l'accès est plus libre — pour ensuite utiliser la drogue dans la situation terrible que vous avez décrite.
Dre Christenson : C'est effectivement une question dont toute la collectivité devrait s'occuper.
En Californie, les gens pouvaient acheter du fentanyl en ligne sur un site d'annonces appelé Craig's List, que certains d'entre vous connaissent peut-être. Le sénateur de cet État ne le savait pas. Je pense qu'on a fini par filtrer les annonces. Quand le mot « fentanyl » et le mot « vente » se trouvaient ensemble, l'annonce était alors automatiquement supprimée. Il est maintenant illégal d'annoncer ce produit. C'est une question qui touche un pays et qui pourrait faire l'objet de mesures à un moment donné. Nous devons réfléchir à la façon de réguler la vente de ce genre de substances dans nos pays.
Le sénateur Joyal : Monsieur Klassen, que faites-vous pour éviter que l'emploi de ces drogues se répande grâce à Internet? Quel genre de stratégie avez-vous adoptée là-dessus?
M. Klassen : À l'heure actuelle, sans vouloir parler d'aspects précis, nous avons des enquêtes en cours sur des organisations criminelles qui introduisent, à notre avis, du fentanyl dans notre pays et le fabriquent, et nous allons poursuivre ces enquêtes. La réglementation des précurseurs va nous attribuer le pouvoir, avant qu'ils soient transformés en fentanyl, d'inculper les importateurs et de les traduire devant les tribunaux, sans avoir à attendre qu'ils aient fabriqué le fentanyl et qu'ils les aient ensuite fait vendre dans la rue.
Le sénateur Joyal : J'ai été surpris de voir que les États-Unis et la Grande-Bretagne n'ont pas réglementé l'usage de ce produit; il semble que le crime organisé ait découvert qu'il était facile de propager cette drogue parce qu'elle n'est pas réglementée. Si le problème est aussi grave que vous le mentionnez, pourquoi est-il si aigu au Canada et pas aux États- Unis, qui adoptent habituellement des politiques très strictes contre les drogues? Pourquoi les responsables n'en sont-ils pas venus à la conclusion qu'ils devaient intervenir au sujet de ce produit?
M. Klassen : Je n'ai pas les détails, monsieur, mais je pense qu'il s'est fait des choses aux États-Unis et, comme la docteure l'a mentionné, en Australie. Les règles sont un peu différentes dans ces pays et aux États-Unis la réglementation des précurseurs est particulière. Elle est très différente de la nôtre. Lorsque les responsables découvrent un problème, ils le réglementent immédiatement en ayant recours à une des entités qui travaille dans le domaine des drogues. Cela est arrivé également aux États-Unis.
Le sénateur Joyal : Vous ne savez pas quand cela est arrivé.
Le président : Nous allons maintenant passer à la sénatrice Batters.
La sénatrice Batters : Merci à tous les deux d'être venus. Je remercie mon collègue, le sénateur White, d'avoir présenté ce projet de loi important parce que cette drogue est dangereuse. Nous en avons entendu beaucoup parler récemment aux nouvelles. C'est un vrai fléau pour la société canadienne.
Sergent d'état-major Klassen, je vois que l'Alberta a récemment adopté une mesure législative concernant le fentanyl. Vous êtes tous les deux de l'Alberta. Je me demande pourquoi vous pensez que cette mesure législative fédérale est nécessaire pour protéger les Canadiens.
M. Klassen : Nous ne nous limitons pas à l'Alberta. C'est un problème canadien. Il ne vient pas de toucher maintenant l'Alberta. Il n'a pas commencé en Alberta. Il commence dans d'autres régions du pays, il est fabriqué ailleurs et ensuite, il est introduit en Alberta. Ce problème n'est pas particulier à l'Alberta. C'est un problème qui a des répercussions considérables. Je pourrais vous parler des provinces de l'Ouest où c'est un grave problème, en particulier dans notre région. J'ai appris de mes collègues des équipes d'intervention en matière d'application de la loi en Alberta que toutes les régions de l'Alberta font face à ce problème. Le fait que l'Alberta puisse adopter une loi contre, disons, la cocaïne n'empêchera pas la cocaïne d'arriver du Mexique, de la Colombie ou d'ailleurs.
La sénatrice Batters : Il est donc nécessaire d'adopter une mesure pancanadienne à l'égard d'un problème aussi grave et d'utiliser le droit pénal.
Docteure Christenson, le commentaire que vous avez fait dans votre déclaration préliminaire, à savoir qu'il est plus facile de se procurer du fentanyl qu'une ordonnance auprès d'un médecin, m'a beaucoup frappée et je le trouve terrifiant. Je tiens à vous remercier pour tout le travail que vous faites pour aider les gens qui font face à la toxicomanie et à l'abus de substances. L'Ativan est pour moi une drogue déjà suffisamment inquiétante. C'est une benzodiazépine qui cause une très forte dépendance. Le fentanyl est un médicament beaucoup plus dangereux que l'Ativan, et cela est tellement vrai que je crois que vous avez dit que certains utilisaient l'Ativan pour faciliter le sevrage du fentanyl. Cela me fait très peur. Je me demande si vous pouvez nous en dire davantage à ce sujet, sur les dangers.
Dre Christenson : Nous qualifions en fait la combinaison d'opioïdes et de médicaments comme l'Ativan, le Restoril et le Valium, de cocktail mortel. Avant les médicaments de remplacement des opioïdes comme le suboxone, les patients présentaient des symptômes aigus de sevrage, ils voulaient désespérément cesser de prendre ces drogues et on leur prescrivait souvent du Tylenol 3, un peu d'Ativan et de clonidine, qui est un médicament qui affecte la pression sanguine et qui réduit l'anxiété et les tremblements associés au sevrage. Mais les spécialistes de la dépendance ont lancé un avertissement à savoir qu'il est très dangereux de prescrire ces médicaments parce que l'emploi d'un opioïde et d'un médicament comme l'Ativan risque d'entraîner une dépression respiratoire.
Lorsque je fais du dépistage de drogues avec des gens qui prennent du suboxone, s'ils prennent déjà de l'Ativan ou du Restoril, ils doivent savoir que cette médication n'est peut-être pas bonne pour eux parce qu'ils risquent de faire une surdose. Oui, l'Ativan, le Restoril et l'alcool ont tous des effets dépresseurs sur la respiration et s'ils sont combinés au fentanyl, cela suffit parfois pour pousser le patient au-delà de la limite et le tuer. Il y a beaucoup de spécialistes qui pensent que la plupart des surdoses sont probablement causées par du fentanyl auquel est associé de l'Ativan ou du Restoril.
La sénatrice Batters : L'Ativan, le Restoril et le Valium font tous partie de la catégorie des benzodiazépines, n'est-ce pas?
Dre Christenson : Oui, avec le Mogadon, un somnifère traditionnel, mais que l'on le voit encore de temps en temps.
La sénatrice Batters : Les trois que j'ai mentionnés, l'Ativan, le Restoril et le Valium, sont largement prescrits au Canada, est-ce bien exact?
Dre Christenson : Exact, avec simplement une nuance. Les médecins améliorent constamment leur pratique. Ce changement est lent. Il n'est sans doute pas vraiment indiqué de donner plus d'un Ativan ou d'un Restoril tous les quatre soirs, à quelqu'un qui souffre d'insomnie. Vous ne devriez pas en prendre plus de 7 à 10 par mois. C'est sans doute une limite raisonnable. Mais l'époque où l'on prescrivait du Restoril à coup de 30 à 60 pilules par mois, pour aider quelqu'un à dormir, va bientôt prendre fin parce que cela est dangereux.
Le sénateur Plett : Sergent d'état-major Klassen, je ne suis pas sûr de vous avoir bien compris, mais avez-vous bien dit au cours de votre témoignage que le fait d'importer les ingrédients n'était pas illégal?
M. Klassen : C'est exact. À l'heure actuelle, il n'y a aucun contrôle qui s'exerce sur les ingrédients. Ils ne figurent dans aucune annexe.
Le sénateur Plett : Je pourrais donc me rendre en Chine et revenir avec un sac plein de cet ingrédient. À quel moment est-ce que la drogue devient illégale?
M. Klassen : Lorsqu'elle est transformée en fentanyl. Lorsqu'on mélange les ingrédients pour faire du fentanyl. Je ne suis pas un scientifique ou un laborantin et je ne peux pas vous dire comment ils le font, mais si l'on mélange ces ingrédients, on obtient du fentanyl, qui est ensuite mis sous la forme de pilules avec d'autres substances liantes.
Le sénateur Plett : Vous nous avez dit combien cela coûtait à fabriquer et à quel prix cela pouvait se vendre. Cette drogue est-elle plus économique pour l'utilisateur que l'héroïne ou la cocaïne?
M. Klassen : Oui. Des deux côtés, c'est peut-être la drogue la plus rentable qui existe à l'heure actuelle et une des moins chères par rapport à ce qu'en retire l'utilisateur final.
Le sénateur Plett : Docteure Christenson, sur ce sujet, à savoir que c'est une drogue économique, est-ce qu'il y en a davantage dans les réserves qu'ailleurs?
Dre Christenson : Je ne connais pas les statistiques. Il y a un grave problème de fentanyl dans les centres-villes d'Edmonton et de Calgary. Je pense que les Services de santé de l'Alberta ont réuni leurs données au sujet des surdoses; Edmonton venait au premier rang et le sud de l'Alberta au deuxième.
Il est vrai que les problèmes de dépendance sont beaucoup plus fréquents chez les Premières Nations. Je crois que les vendeurs de drogues le savent et qu'ils ciblent probablement notre peuple à cause de nos problèmes de toxicomanie. Je ne connais pas les statistiques, mais j'ai pratiqué dans le sud de la Californie pendant environ 15 ans avant de venir ici. Je n'ai jamais connu une telle situation, proportionnellement.
Le président : Docteure, vous avez dit que l'époque où l'on prescrivait trop facilement les médicaments allait bientôt finir. Selon une étude de l'ONU, c'est au Canada que l'on retrouve les plus hauts niveaux de consommation d'opioïdes au monde, si l'on parle de consommation par habitant. Quelle est la part de responsabilité qu'a votre profession à l'égard de ce problème?
Dre Christenson : Je pense que les médecins font ce qu'ils peuvent en fonction de ce qu'ils connaissent et comprennent, mais la formation qui est donnée dans les facultés de médecine en matière de toxicomanie et de prescription est nulle. J'espère que cela va changer. Près de 75 p. 100 des patients qui sont venus déclarer leur toxicomanie au fentanyl avaient déjà une toxicomanie découlant d'opioïdes d'ordonnances avant qu'ils ne prennent du fentanyl.
Le président : Je n'ai pas lu l'article. Mais il y a une nouvelle qui est parue aujourd'hui — je ne sais pas très bien si c'était l'Association médicale canadienne — qui parle d'établir de nouvelles normes pour ce qui est de prescrire des opioïdes à l'avenir. Vous n'êtes peut-être pas au courant. Je n'ai pas eu le temps de lire l'article, mais il se fait quelque chose dans ce domaine.
Dre Christenson : Je pense que tous les collèges, tant ici qu'aux États-Unis et ailleurs, s'efforcent de lutter contre ce problème de façon très active.
Un autre aspect — et j'ai connu cela avec des adolescents — c'est qu'ils achètent sans ordonnance du Tylenol 1. Il y a 8 milligrammes de codéine dans un comprimé. Il arrive qu'un adolescent vienne voir un pharmacien et lui dise « Combien est-ce que je peux m'acheter de codéine avec 40 $? » Et il l'achète sans ordonnance. Je crois même que l'on va commencer à réglementer le Tylenol 1. Le milieu médical est de plus en plus conscient de ces aspects. Je crois que les règles vont se resserrer progressivement, que la situation va s'améliorer, mais il faudra sans doute attendre au moins 5 à 10 ans pour voir des résultats, si l'on veut être réaliste.
Le sénateur White : Docteure, si nous réussissons à réduire les quantités de drogues illicites qui sont vendues dans la rue, ne pensez-vous pas que le nombre des personnes qui vont venir vous voir pour participer à une thérapie de remplacement des opioïdes va augmenter?
Dre Christenson : C'est une excellente remarque. Oui, absolument, parce que je pense que les gens qui consomment encore — et il y en a un bon nombre — prenons quelqu'un qui veut vraiment se débarrasser de sa dépendance et qui veut s'épanouir. Mais il y a aussi ceux qui recherchent les plaisirs, qui veulent s'éclater et aller dans des fêtes. Si ces drogues deviennent trop chères et trop difficiles à obtenir, je crois qu'ils vont venir à la clinique. Je pense que ces personnes viendront.
Le sénateur White : Merci encore une fois d'être venus aujourd'hui.
La sénatrice Jaffer : Sergent d'état-major Klassen, j'ai la note d'information de l'Association canadienne des chefs de police. Une des choses qui me préoccupe est qu'on peut lire que cela pose un danger pour le public et également, pour les premiers intervenants. Ils peuvent être blessés lorsqu'ils arrivent. Pourriez-vous me préciser cela?
M. Klassen : Si le fentanyl se présente sous une certaine forme, il peut être aussi absorbé par la peau. On peut l'inhaler. Par exemple, si nous trouvons un laboratoire clandestin, il constitue un danger biologique et il est fermé immédiatement. On fera venir un spécialiste qui saura comment disposer de tous ces produits de façon appropriée.
Le danger que cela pourrait représenter pour les premiers intervenants est qu'ils ne savent peut-être pas à quoi ils ont vraiment affaire et qu'ils risqueraient d'inhaler ce produit chimique ou peut-être même de le manipuler. Un des dangers vient du fait que nos policiers en civil sont amenés à toucher à ces comprimés lorsqu'ils les achètent en vue d'intenter des poursuites. Il y a un certain danger dans ce genre de situation. Nous pensons qu'il est assez faible. La docteure pourrait peut-être nous parler de la façon dont ce produit peut être absorbé. D'après notre information, il y a une petite chance que cela se produise.
Le président : Nous allons terminer là-dessus. Je remercie nos deux témoins d'être venus aujourd'hui devant le comité et d'avoir contribué à notre étude de ce projet de loi. Nous l'apprécions beaucoup.
Pour la deuxième heure, nous allons accueillir Trevor Daroux, chef adjoint, Service de police de Calgary, de l'Association canadienne des chefs de police, Mme Karen Woodall, toxicologue, du Centre des sciences judiciaires de l'Ontario et à titre personnel, Marie Agioritis. Merci à tous d'être ici aujourd'hui.
Je vous inviterais peut-être, monsieur le chef adjoint, à commencer et nous passerons ensuite au témoin suivant.
Trevor Daroux, chef adjoint, Service de police de Calgary, Association canadienne des chefs de police : Merci de m'avoir donné la possibilité d'être ici. Je ne vais pas vous parler de l'historique et des effets du fentanyl parce qu'on vous en a déjà parlé. Monsieur le président, comme vous l'avez dit, je représente l'Association canadienne des chefs de police et également, à titre de chef adjoint, le Service de police de Calgary.
En 2015, il y a eu plus de décès à Calgary causés par une surdose de fentanyl que par les accidents de la circulation et les homicides combinés; et cela ne prend pas en compte ceux qui ont maintenant un handicap permanent ou qui ont subi un dommage.
La plupart du temps, le fentanyl saisi se présentait sous la forme de comprimés. Les comprimés sont fabriqués pour qu'ils ressemblent à l'OxyContin, comme on nous l'a dit. Ces pilules sont vertes et marquées CDN d'un côté et 80 de l'autre. Il est pratiquement impossible de les distinguer des comprimés produits par des compagnies pharmaceutiques. À Calgary, le prix actuel est de 20 $. Les pilules de fentanyl sont appelées dans la rue pommes vertes, faux 80, verts ou faux oxy. La poudre de fentanyl ressemble beaucoup à l'héroïne ou à la cocaïne. Elle est inodore et donc difficile à détecter. La plus grosse saisie de pilules qui a été faite à Calgary portait sur 11 000 pilules.
Les crimes à but lucratif, auxquels il a été fait allusion, sont commis parce que cette substance cause une très forte dépendance, comme on vous l'a dit. Cette dépendance peut coûter 300 $ par jour. La plupart des gens sont incapables de gagner une telle somme alors ils se la procurent en commettant des crimes, que ce soit des crimes sexuels, des crimes reliés aux drogues ou des crimes contre les biens.
Le bénéfice que l'on retire des crimes contre les biens représente environ 10 p. 100 de la valeur du bien volé; ce qui veut dire que, pour une dépendance de 300 $, il faut voler des objets valant 3 000 $. Nous avons vu à Calgary un cas où un véhicule volé a été échangé contre une seule pilule de fentanyl.
Vous voyez le tableau des crimes à but lucratif que j'ai préparé et comment la criminalité le reflète. La dépendance a un coût qui n'est pas seulement celui qui est lié à l'acquisition de la drogue; il y a aussi les crimes qui en découlent et je me ferais un plaisir de vous en parler plus tard.
Le fentanyl est profitable à un degré que nous n'avons jamais vu. Cela fait 28 ans que je travaille dans la police et dans toutes sortes de secteurs dans mon unité des drogues. Avec un investissement de 12 500 $, vous pouvez obtenir un kilo de fentanyl. Cela permet de produire un million de pilules et à 20 $ la pilule, un prix minimum, c'est un bénéfice de 20 millions de dollars. Tant que ce genre de substance permettra d'obtenir ce genre de bénéfice, le crime organisé s'y intéressera.
Les comprimés de fentanyl produits illégalement ne font pas l'objet de contrôles de qualité, comme on l'a dit. C'est pourquoi il y a des zones de la pilule où le produit est plus concentré. Je pense que la comparaison avec les biscuits aux pépites de chocolat est bonne. Il y a des parties de la pilule où le produit est concentré lorsque la poudre de fentanyl n'est pas bien mélangée, ce qui donne des pilules mortelles à cause de la concentration du produit. Les écarts de concentration que l'on constate dans les lots de pilules et le caractère mortel du fentanyl en font une drogue imprévisible et mortelle. Une personne peut prendre un comprimé de fentanyl du même lot et se sentir très bien. La personne qui se trouve à côté d'elle, va en prendre une autre et fera une surdose.
Les surdoses de fentanyl se produisent tous les jours, mais la majorité d'entre elles, il me paraît important de le noter, ne sont jamais déclarées à la police. En trois ans, de 2011 à 2014, le nombre des décès dus au fentanyl a été multiplié par près de 20 fois en Alberta. En 2015, il y a eu 272 décès reliés au fentanyl, dont 90 sont survenus à Calgary.
En Colombie-Britannique, il y a eu 152 décès reliés au fentanyl en 2015 et au cours des trois premiers mois de 2016, il y en a eu 98. Au Canada, entre 2009 et 2014, il y a eu 655 décès dont la cause a été attribuée au fentanyl.
À l'heure actuelle, il est facile d'importer au Canada la poudre de substances analogues au fentanyl en les achetant sur Internet, la majorité des sources se trouvant en Chine. En octobre 2015, le gouvernement chinois a adopté une loi pour réglementer le fentanyl et plusieurs analogues du fentanyl. Cette mesure a amené les sociétés chimiques et pharmaceutiques basées en Chine à se tourner vers d'autres analogues du fentanyl non réglementés. Si l'importation de la poudre devient plus difficile à cause des mesures d'application de la loi prises en Chine, les organisations criminelles qui opèrent au Canada vont se tourner vers la production locale de fentanyl et d'analogues du fentanyl, en utilisant les produits chimiques précurseurs qui ne sont pas réglementés à l'heure actuelle.
Les stratégies de lutte contre les drogues doivent, pour être efficaces, s'attaquer à de nombreux aspects — prévention, éducation, intervention, traitement et application de la loi. Chaque élément est nécessaire si l'on veut mieux contrôler les méfaits du commerce des drogues illicites. Les problèmes associés à la vente illégale de fentanyl ressemblent à ceux qui sont associés aux autres drogues illicites, mais le nombre des décès, les risques de dépendance et les possibilités de bénéfice dépassent de loin tout ce que nous avons vu.
Le contrôle des précurseurs est un volet essentiel de cette stratégie. Si les services de police arrivent à contrôler de façon plus efficace l'importation du fentanyl, les activités criminelles vont se tourner vers la fabrication locale ou nationale. De plus, la demande de précurseurs va augmenter proportionnellement aux efforts déployés par les États- Unis pour contrôler ces précurseurs, ce qu'ils font à l'heure actuelle. Si le Canada ne prend pas des mesures d'interdiction comparables à celles des États-Unis, la demande de précurseurs aux États-Unis fera appel à des sources et à des fournisseurs canadiens.
Si l'on veut renforcer la sécurité de la population au Canada, l'interdiction des produits chimiques précurseurs nécessaires à la synthétisation du fentanyl et de ses analogues permettra aux services de police de mieux contrer la distribution de fentanyl contrefait et illicite. Nous devons suivre l'évolution du marché des drogues synthétiques si nous voulons que la réglementation qui sera adoptée soit efficace et opportune.
On nous a dit que les États-Unis étaient en mesure de réagir plus rapidement que nous. Cela est important. S'il s'agit là de la drogue du jour, il y en aura une autre demain.
Je vous remercie de votre attention.
Karen Woodall, toxicologue, Centre des sciences judiciaires de l'Ontario : Bonjour. Merci de m'avoir invitée à prendre la parole aujourd'hui.
Je travaille pour le Centre des sciences judiciaires de l'Ontario; c'est un laboratoire du gouvernement ontarien qui effectue des analyses indépendantes pour l'ensemble de la province. Nous travaillons pour les agences d'enquête qui comprennent les services de police, les procureurs de la Couronne, les avocats de la défense, les coroners et les pathologistes. Le principal objectif du Centre des sciences judiciaires de l'Ontario est d'appuyer l'administration de la justice ainsi que les programmes de sécurité publique dans la province.
Ma formation a porté sur les drogues et leurs effets sur le corps humain. J'ai obtenu un doctorat en pharmacologie. Je suis ensuite venue au Canada pour faire de la recherche postdoctorale au Centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto. Pendant cette période, j'ai étudié la neurochimie de la toxicomanie. Après mes travaux postdoctoraux, j'ai rejoint le Centre des sciences judiciaires de l'Ontario et cela fait plus de 16 ans que j'y travaille à titre de toxicologue judiciaire.
Le travail que j'effectue dans la section de toxicologie porte sur de nombreux cas différents, mais il comprend les enquêtes sur les décès et également, sur certains dossiers criminels. Les deux genres de cas sur lesquels j'ai travaillé le plus souvent qui concernent le fentanyl sont les enquêtes sur les décès et ensuite, certaines affaires de conduite avec facultés affaiblies par les drogues ces dernières années. Nous avons commencé à constater une augmentation de la consommation du fentanyl dans ce genre d'affaires et je crois que cela est un bon indicateur qui montre que cette substance est consommée de façon excessive dans la province — puisque nous en voyons même dans les affaires de conduite avec facultés affaiblies.
J'ai commencé à m'intéresser personnellement au fentanyl il y a plus de 10 ans parce que j'ai commencé à constater une augmentation du nombre des décès reliés au fentanyl dans la province. J'ai travaillé avec un autre collègue et avec le coroner en chef de l'Ontario et nous avons étudié les décès associés au fentanyl. Nous avons publié quelques études parce que nous pensions qu'il fallait alerter les milieux scientifiques et médicaux à propos des dangers du fentanyl, ainsi qu'à propos des différentes façons dont le fentanyl est utilisé.
Depuis que je m'intéresse au fentanyl, on constate, chaque année, une augmentation du nombre de décès dus à sa consommation. En 2002, année à laquelle remontent nos premières statistiques, on a enregistré 20 décès dus au fentanyl. En 2013, la dernière année pour laquelle on ait les chiffres, le fentanyl est à l'origine de 111 décès et depuis lors, les chiffres sont en augmentation constante.
En 2008, chez les chauffeurs arrêtés pour conduite avec facultés affaiblies, on n'avait relevé aucune trace de fentanyl. En 2011, on a relevé des traces de cette substance chez quatre conducteurs, et l'année dernière on a décelé des traces de fentanyl chez 43 des conducteurs arrêtés pour facultés affaiblies par la drogue.
Ces dernières années, non seulement a-t-on constaté une augmentation du nombre de décès dus au fentanyl, mais l'on observe que les décès ne se produisent plus essentiellement chez des personnes à qui ce médicament a été prescrit, mais chez des personnes qui s'y adonnent. Le fentanyl est un médicament tellement puissant que ceux qui en meurent ne sont plus principalement des personnes depuis longtemps accros à la drogue. Ce produit est tellement fort qu'il semble bien qu'en soient mortes des personnes qui en prenaient pour la première fois. Elles en connaissent mal les effets et leur manque d'accoutumance peut entraîner la mort.
J'ai été, dans le cadre de mes fonctions, appelée à témoigner dans de nombreux procès pénaux liés au fentanyl. On me reconnaît la qualité de spécialiste capable de décrire les effets du fentanyl et d'expliquer sa forte toxicité. J'ai par ailleurs étudié ses diverses formes. Il y a, en effet, sa formulation pharmaceutique, mais il y a aussi le produit illicite que l'on retrouve de plus en plus. J'ai également évoqué les différents modes d'administration du fentanyl. Ce produit est particulièrement dangereux lorsqu'il est injecté ou reniflé. Je suis, de par mes fonctions, exposée aux cas les plus graves lors d'enquêtes sur les décès dus à sa consommation.
Je vous remercie.
Marie Agioritis, à titre personnel : Je suis heureuse d'avoir l'occasion de prendre la parole devant le comité au sujet du projet de loi S-225, Loi modifiant la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (Substances utilisées dans la production de fentanyl).
Je m'appelle Marie Agioritis. Moi et mon mari avons tous les deux eu de longues carrières dont nous estimons pouvoir être fiers, mais ce qui nous a donné le plus de joie, mais aussi les plus grandes peines ce sont les cinq enfants que nous avons élevés. Je prends la parole en tant que citoyenne, mais plus encore en tant que mère. J'insiste sur la gravité particulière du problème, sur son incidence pour les jeunes et pour les familles qui ont souffert de cette effroyable épidémie de drogues meurtrières.
Notre fils aîné, Kayle, s'est initié à l'OxyContin en 12e année, lors d'une soirée. Jusque-là, son usage « récréatif » de drogue se limitait à un peu de marijuana. C'était un sportif, capitaine de son équipe de football, bien noté à l'école. Il adorait le sport, mais rien ne l'avait préparé à ce nouvel engouement pour les médicaments sur ordonnance. Comme la plupart d'entre nous, Kayle n'a pas cru que ces drogues pourraient aussi rapidement s'emparer de lui et, lorsque ça lui est arrivé, les sensations qu'il en tirait l'ont emporté sur sa raison. Il croyait pouvoir s'en passer.
Je pourrais vous décrire dans le détail le véritable enfer que nous avons traversé avec lui. Nous avons vu l'OxyContin le détruire. Je pourrais évoquer ses errances, les nombreuses fois où il a fait une surdose, ses passages en prison, ses tentatives de suicide. C'était en même temps irréel et déchirant. J'avais pour lui un amour inconditionnel et comprenais mal comment sa dépendance finissait par l'éloigner de nous. La drogue détruisait notre famille en même temps qu'elle le détruisait lui.
Il y avait un prix fort à payer sur le plan psychologique et émotionnel, mais sur le plan financier aussi les coûts étaient inimaginables. Nous avions, heureusement, les moyens de lui assurer des soins privés, car les établissements publics étaient surchargés, avec des longues listes d'attente. Nous avons pu lui payer des consultations psychosociales, et, par nos relations, lui procurer des emplois et lui trouver des endroits pour se loger. Mais notre aisance financière et l'amour que nous éprouvions pour lui ont seulement permis de le maintenir en vie en attendant un retour à la sobriété. Il a fini par renoncer à la drogue, mais on peut difficilement imaginer ce que cela lui a pris.
Notre deuxième fils, Kelly, était un garçon gentil, drôle, affectueux, beau et obéissant. On l'aimait tant. Il avait 19 ans et travaillait au restaurant Keg. Il devait, en mars 2015, être engagé par une entreprise d'électricité. Il voulait en effet devenir électricien.
Le soir du 2 janvier, Kelly s'est rendu chez Kayle, où il s'est procuré auprès d'un dealer hébergé là depuis quelques jours, une pilule. Il a écrasé la pilule et en a, devant son frère, reniflé la moitié. Pour s'assurer que son frère était hors de danger, Kayle lui a demandé d'attendre 20 minutes avant de repartir. C'est, me dit-on, le comportement d'un toxicomane responsable.
Kelly a emporté avec lui l'autre moitié de la pilule. Or, le fentanyl était concentré dans cette deuxième moitié et il en est mort.
Je ne saurais vous dire ce que l'on ressent lorsqu'on reçoit un coup de téléphone vous annonçant la mort d'un de vos enfants. Je ne saurais vous décrire la douleur qu'on éprouve chaque jour lorsqu'il a disparu. Les souvenirs qu'on a de lui lors de son retour à la maison, le soir après une journée de travail, les embrassades, le son de sa voix. C'est un véritable cauchemar, et la tragédie est d'autant plus grave que son frère reste accroché à la drogue.
Que nous réserve l'avenir? On ne peut pas rendre Kelly à la vie, ni ramener à la vie les quatre jeunes hommes qui habitaient à quelques kilomètres du quartier chic où nous vivions. Dans les six mois, ils sont tous morts après avoir pris de cette drogue. Nous pouvons, cependant, apporter quelque chose aux familles soumises à une telle épreuve, ou qui n'ont pas encore eu à y faire face. Il nous faut pour cela lancer des campagnes de sensibilisation, mettre en œuvre des stratégies de réduction des risques et prendre toutes les mesures nécessaires.
Mais il nous faut aussi nous pencher sur les causes profondes de ce phénomène et, dans toute la mesure du possible, s'attaquer aux sources d'approvisionnement. Il est devenu beaucoup trop facile de se procurer du fentanyl. C'est un produit qui ne coûte pas cher et les énormes bénéfices attirent naturellement les trafiquants. Du point de vue des organisations criminelles, c'est le produit rêvé. Il est certain que si nous tardons à intervenir, les décès ne vont que se multiplier. Notre système de santé sera débordé encore plus qu'aujourd'hui et de plus en plus de familles seront détruites.
En tant que mère de deux jeunes gens, et au nom de toutes les mères de notre pays, je demande au Sénat de voter pour ce projet de loi. Il nous faut pouvoir continuer à espérer. Il nous faut savoir qu'Ottawa a notre intérêt suffisamment à cœur pour participer à notre combat en vue de ramener la sécurité à nos communautés. Il nous faut faire en sorte que la mort des personnes victimes de cette épidémie serve à quelque chose et qu'il nous reste de tout cela plus que le simple souvenir de jeunes imprudents. Ce projet de loi vous offre l'occasion de donner à leur mort une utilité et un sens.
Je vous remercie de votre attention.
Le président : Merci. Nous allons maintenant entamer la série de questions, en commençant par notre vice- présidente, la sénatrice Jaffer.
La sénatrice Jaffer : Merci, monsieur le président. Je tiens à vous remercier tous les trois des exposés que vous nous avez présentés.
Madame Agioritis, vous avez eu beaucoup de courage en prenant la parole pour évoquer devant nous les tristes épreuves que vous avez traversées, vous et votre famille. Au nom de mes collègues, je tiens à vous en remercier. Ce que vous êtes venue nous dire va beaucoup contribuer à nos délibérations.
D'après vous, comment aurait-on pu atténuer la situation dans laquelle vos deux fils se sont retrouvés?
Mme Agioritis : Par une sensibilisation précoce aux divers produits que les jeunes peuvent se procurer dans les rues de notre pays. Je constate, parmi les gens que je connais, qu'on a peur de parler de drogues, de leurs effets dangereux, et, dans nos écoles, on n'aborde pas vraiment le problème de manière réaliste.
Or, l'éducation doit commencer très tôt sous une forme adaptée à l'âge des enfants. Commençons en cinquième. On ne peut pas attendre la 10e pour avertir nos enfants des risques auxquels ils sont exposés. Lorsqu'ils arrivent en 10e, ils en ont déjà, dans les rues, appris plus que nous n'en savons nous-mêmes. Il faut, je crois, commencer par cela.
La sénatrice Jaffer : Je vous remercie.
Madame Woodall, un autre groupe de témoins nous a déjà décrit les effets du fentanyl, de 50 à 100 fois plus fort que la morphine, 40 fois plus que l'héroïne. Quels sont les effets d'une overdose?
Mme Woodall : Une trop forte dose de fentanyl déprime les centres respiratoires, la respiration devenant de plus en plus difficile. Ce produit déprime également le système nerveux central, ralentissant les fonctions cérébrales. Le cerveau commence à ralentir, la respiration aussi et une dose suffisamment forte entraîne la mort.
Hélas, certaines personnes qui prennent du fentanyl consomment en même temps de l'alcool, ou d'autres drogues qui agissent, elles aussi, sur le système central nerveux. Or, leurs effets combinés augmentent la toxicité du fentanyl.
La sénatrice Jaffer : Mais comment contrôler la vente des ingrédients précurseurs? Je ne pense pas qu'on puisse y arriver totalement, mais, selon vous, que peut faire le législateur pour contrer ce très grave problème?
M. Daroux : Je voudrais, Marie, au nom des services de police, vous remercier de votre intervention. Vous nous avez rappelé notre mission.
Vous avez raison, sénateur, de poser la question. C'est un combat très difficile que nous avons engagé et cette mesure ne permettra pas, à elle seule, de surmonter le problème. C'est bien pour cela que chacun va devoir contribuer à la recherche d'une solution.
Ce trafic rapporte beaucoup. Même en tenant compte de l'achat de la presse à comprimés, un investissement de 20 000 $ peut rapporter jusqu'à 20 millions de dollars. Pour un trafiquant, c'est irrésistible. Le trafic continuera tant qu'il rapporte gros. Le trafic de la cocaïne, du crack ou de la méthamphétamine n'a jamais rapporté autant. Tant que le commerce demeure aussi rentable, les organisations criminelles continueront de s'y livrer. C'est pour cela qu'il faut s'en prendre aux sources d'approvisionnement. En réduisant l'offre de ce produit, nous en réduirons la consommation et le nombre de personnes qui s'y adonnent.
Mais tout en nous attaquant à l'offre, il nous faut également nous attaquer à la demande et multiplier nos efforts en ce sens. On ne peut pas attendre que les enfants soient sortis du primaire pour leur parler de manière réaliste des risques auxquels ils s'exposent. Il faut les préparer sans tarder au cas où ils viendraient en contact avec ces drogues illicites. Il faut saisir les deux bouts de la chaîne et agir également sur la demande. Il nous faut à la fois réduire la demande et réduire les sources d'approvisionnement. Or, ce projet de loi nous donne justement les moyens d'intervenir au niveau de l'offre.
Le sénateur White : Je vous remercie tous de votre présence ici.
Marie, je tiens à vous remercier particulièrement et à vous exprimer mes condoléances.
Monsieur le chef adjoint, le sénateur Joyal a tout à l'heure demandé si certains des ingrédients précurseurs sont interdits, ou si leur achat est soumis à une autorisation préalable. Savez-vous si les États-Unis ont pris des mesures pour restreindre la vente de ces ingrédients précurseurs?
M. Daroux : Merci, sénateur.
C'est effectivement le cas. Depuis 2006, les éléments précurseurs du fentanyl étaient importés du Mexique. Dans l'année, les États-Unis ont pris des mesures de contrôle afin d'en réglementer l'importation. Les Américains sont capables de réagir très rapidement, et c'est bien ce qu'ils ont fait.
Le sénateur White : Est-il vrai que les mesures prises par les États-Unis ont réduit énormément l'importation de produits précurseurs du Mexique? Mais alors, d'où viennent ces produits?
M. Daroux : C'est bien le problème. Les États-Unis ayant restreint l'importation des produits chimiques précurseurs du fentanyl, les organisations criminelles ont dû chercher une autre source d'approvisionnement. Or cette source, ils l'ont trouvée au Canada. C'est pour cela qu'il nous faut nous pencher de très près sur ce qui se passe à l'intérieur même de nos frontières. Il nous faut aligner nos stratégies sur celles des États-Unis, car, sans cela, c'est le Canada qui alimentera le marché.
Le sénateur White : L'Association canadienne des chefs de police a déjà eu l'occasion de se pencher sur le problème des précurseurs de la méthamphétamine en cristaux, puis des produits précurseurs des sels de bain, aujourd'hui du fentanyl, puis du W-18, et après cela, sans doute autre chose. Avez-vous discuté des moyens d'intervenir plus rapidement que par des mesures législatives successives? Que pouvez-vous nous dire à cet égard.
M. Daroux : La discussion porte sur la meilleure manière de procéder. Il y a, à l'Association canadienne des chefs de police, un sous-comité des toxicomanies, dont je fais partie. Y siègent des représentants des diverses régions du pays, ce qui nous permet de déceler rapidement les nouvelles tendances. L'actuelle épidémie de fentanyl a débuté sur la côte Ouest et la situation était, en Ontario, sensiblement différente. Or, le phénomène commence à s'étendre à l'ensemble du pays, avec des effets dévastateurs.
Nous nous penchons actuellement sur le moyen le plus simple et le plus rapide de réglementer l'utilisation de ces diverses substances au fur et à mesure qu'elles apparaissent. Toute la difficulté est là.
Le sénateur White : Je tiens à vous remercier tous de votre présence ici.
Le sénateur McIntyre : Je vous remercie des exposés que vous nous avez présentés.
Je vous remercie, madame Agioritis, d'avoir partagé avec nous ce que vous avez vécu. Je vous prie d'accepter mes condoléances pour la mort de votre fils. Nous avons, moi et mes collègues, été très touchés par ce que vous nous avez dit.
Monsieur le chef adjoint, contrairement à ce qu'il en est aux États-Unis, l'achat ou l'importation ne sont soumises au Canada à aucune restriction. Au Canada, par exemple, il est relativement simple d'importer une presse à comprimés et je crois savoir que les agents de l'Agence des services frontaliers du Canada n'ont pas le pouvoir de les confisquer. Cela doit, j'imagine, beaucoup compliquer les choses.
M. Daroux : C'est effectivement un problème. En mai 2016, l'Alberta a adopté le projet de loi 205, qui impose, en Alberta, des restrictions à l'achat de presses à comprimés.
Mais, en l'absence de loi fédérale, ces presses à comprimés peuvent être importées d'une autre province, tout comme les trafiquants américains peuvent venir s'approvisionner au Canada. C'est dire l'importance de la question. Les restrictions apportées à l'achat de presses à comprimés ne font qu'ajouter à la production illicite de fentanyl, une petite étape supplémentaire.
Alors même que nous parvenons à mieux restreindre les importations en provenance de Chine, les sites de production commencent à s'installer ici.
Le sénateur McIntyre : Il nous faut donc réglementer sans tarder le commerce du fentanyl.
M. Daroux : Tout à fait.
Le sénateur McIntyre : Madame Woodall, pourriez-vous nous expliquer brièvement les résultats des analyses en laboratoire? Le fentanyl est-il, par exemple, mélangé à d'autres drogues telles que de l'héroïne de qualité inférieure, de la caféine ou des tranquillisants destinés aux animaux?
Mme Woodall : Les analyses que nous effectuons dans notre laboratoire nous permettent effectivement de déceler la présence d'autres drogues ou substances frelatantes. Certains des décès sont entièrement dus au fentanyl, mais nous voyons de plus en plus de mélanges de fentanyl et d'autres drogues. Nous avons relevé un nombre croissant de décès de personnes qui ne savaient même pas qu'elles prenaient du fentanyl. Elles pensaient prendre de l'oxycodone ou de l'héroïne, mais, après analyse, nous avons vu qu'il s'agissait de fentanyl. Parfois c'est de la cocaïne, mais le fentanyl peut également être additionné de caféine, de lidocaïne ou autres substances frelatantes.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Madame Agioritis, je vous offre toutes mes condoléances pour la perte de votre enfant.
J'aurais une question à poser à M. Daroux. Malgré le fait que la réglementation manque de précision, les saisies liées à ces drogues sont-elles de plus en plus fréquentes?
[Traduction]
M. Daroux : Oui. On en voit beaucoup plus qu'avant. Mais, on n'en connaît pas encore la provenance.
Les laboratoires dans lesquels est fabriqué le fentanyl, ou dans lesquels la poudre de fentanyl est transformée en comprimés, ne sont pas comme on pourrait les imaginer. Ils sont beaucoup plus petits, par exemple, que les laboratoires de méthamphétamine. Il suffit d'une petite table. En Alberta, nous n'avons pas encore réussi à trouver un seul laboratoire. C'est en soi plutôt inquiétant. Nous avons reçu des renseignements sur des laboratoires opérant en Colombie-Britannique, mais nous ne les avons pas encore repérés.
L'augmentation constatée est due à la très forte rentabilité de ce commerce. Le nombre de personnes qui s'y livrent a beaucoup augmenté. Ce trafic attire un nombre croissant de bandes criminelles. Les bénéfices sont tels, qu'elles n'ont qu'un but; faire augmenter le nombre d'accros.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : En outre, les produits qui servent d'intrants à cette drogue sont légaux. Une fois que ces drogues sont produites au Canada, elles deviennent illégales. Y a-t-il une transition de ces drogues entre les provinces ou est-ce que ces dernières sont relativement autonomes dans la production de ces substances?
[Traduction]
M. Daroux : Non. Le produit se répand dans l'ensemble du pays, mais, jusqu'ici, une grande partie des cas sont apparus en Colombie-Britannique.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : La Sûreté du Québec, la GRC, les forces de l'ordre municipales et les corps policiers des réserves autochtones ont-ils mis en place une stratégie commune? Il s'agit ici d'une drogue récente et, en matière de lutte, y a-t-il une stratégie globale ou diverses stratégies morcelées qui sont mises en œuvre?
[Traduction]
M. Daroux : Je peux vous dire qu'il n'y a pas, au Canada, et même en Amérique du Nord, un seul organisme policier qui ne se préoccupe de cette drogue. Nous travaillons en étroite collaboration, non seulement avec les divers organismes canadiens, mais également avec les Américains. Je précise qu'en 2015, les Nations Unies ont imposé des sanctions à la Chine afin de restreindre ses exportations de fentanyl. Tout le monde s'inquiète de ce qui se passe. Lorsque nous disons que le phénomène a une ampleur sans précédent, c'est parce qu'il s'agit effectivement de quelque chose de jamais vu.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Madame Woodall, quel est le portrait typique des personnes qui utilisent cette drogue et qui en meurent? Pouvez-vous nous dresser un portrait par rapport à l'âge et au sexe? Pouvez-vous nous donner une idée des personnes qui en consomment et qui en meurent?
[Traduction]
Mme Woodall : Les décès signalés au centre des sciences judiciaires me permettent de dire que ce fléau touche des catégories très diverses de personnes. C'est une des choses qui nous inquiète le plus. Ceux qui meurent d'une overdose sont parfois des adolescents, parfois des personnes de 50 ou 60 ans. Ce sont parfois des personnes qui s'adonnent à la drogue depuis longtemps, mais il peut aussi s'agir de personnes qui n'ont pour ainsi dire jamais pris de drogues, mais à qui quelqu'un a offert un comprimé en disant « Tiens, essaye ça ».
Il arrive, en effet, que la mort frappe des gens qui n'ont jamais pris de drogue auparavant. Le fentanyl étant 100 fois plus fort que la morphine, certains n'y résistent pas. Cette drogue est tellement forte qu'elle peut facilement tuer quelqu'un qui n'a pas développé de tolérance. Cela vaut aussi bien pour les hommes que pour les femmes. Le phénomène touche un vaste éventail de personnes.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma première question s'adresse à M. Daroux. Nous savons que les forces policières collaborent entre elles. D'ailleurs, de nombreuses saisies de cette drogue ont été effectuées récemment au Québec. La vente de drogue se fait souvent dans des petites communautés où tout le monde se connaît. La population collabore-t- elle pour dénoncer ces crimes auprès des corps policiers? Comme madame Agioritis l'a raconté, son fils en est décédé. En passant, madame, je vous offre mes condoléances.
Les jeunes ont-ils de la difficulté à dénoncer ces crimes? Souvent, nous sommes informés par l'entremise de dénonciateurs.
[Traduction]
M. Daroux : C'est effectivement toujours un problème, et pas uniquement dans les petites localités. On voit cela au niveau des jeunes, dans les écoles et autres établissements d'enseignement. C'est d'ailleurs pour cela que la répression ne va pas à elle seule résoudre le problème. Il faut également agir préventivement, avec un bon programme de pédagogie et de sensibilisation.
Le problème est tellement complexe qu'on ne peut pas s'en remettre entièrement à la police. La situation appelle une action multidisciplinaire avec un effort de pédagogie dans les écoles, et une action concertée auprès des milieux médicaux et des divers organismes de santé. Il faut absolument parvenir à y sensibiliser les enfants. La première ligne de défense est l'enfant capable de répondre : « Je sais ce que c'est et je n'en veux pas ». C'est ce qui permettra d'agir sur la demande. Tant qu'il y a des clients, et tant que le commerce demeure rentable, l'offre se maintiendra. C'est un problème extrêmement inquiétant. Les trois éléments essentiels d'une solution sont la pédagogie, la prévention et le traitement.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à Mme Woodall. Vous avez très bien décrit les dommages qu'entraîne cette drogue sur les jeunes, en particulier. En outre, la qualité du produit entre aussi en ligne de compte. On dit que c'est poison, on dit que c'est mortel, alors comment se fait-il que cette drogue attire les jeunes?
[Traduction]
Mme Woodall : Les gens prennent du fentanyl en raison des sensations que cela leur procure. Chacun sait que les opiacées ont un effet euphorisant. C'est d'ailleurs pour cela qu'il s'en consomme tellement dans le monde. Malheureusement, ainsi que j'ai de plus en plus l'occasion de le constater dans le cadre de mon travail, la consommation d'opiacées tels que le fentanyl semble être devenue plus socialement acceptable. Certaines de ces substances pouvant être prescrites par un médecin, puisqu'il s'agit de médicaments, beaucoup de gens ne font pas le lien avec la toxicomanie.
Il est arrivé que des amis de quelqu'un qui vient d'en mourir disent, par exemple, « Oh non, il ne s'adonnait pas à la drogue. Il prenait simplement de temps en temps un peu de fentanyl ». La première fois, je me suis dit : Vraiment! On vit à une époque où l'on peut prendre des opiacées pour se procurer des sensations sans que les gens pensent qu'on se drogue.
Les gens font une très nette distinction entre ça, et ceux qui se piquent à l'héroïne. Beaucoup de gens n'envisageraient jamais de se piquer, car ils auraient alors l'impression de sombrer dans la dépendance, mais un comprimé de fentanyl, ou un patch transdermique, on ne voit pas vraiment de mal à ça, puisqu'il s'agit d'un médicament sur ordonnance.
La sénatrice Batters : Je tiens à vous remercier tous.
Madame Agioritis, je vous remercie de votre présence ici. J'ai été très touchée par ce que vous nous avez dit au sujet de votre fils, et du sens que pourrait revêtir sa mort et celle des autres qui sont morts dans les mêmes conditions. Vous souhaitez voir adopter ce projet de loi, qui devrait permettre de sauver des vies.
Ce que vous avez dit au sujet d'une pédagogie de la drogue me paraît très important, surtout en ce qui concerne le fentanyl. Ce produit est tellement fort qu'un demi-comprimé peut provoquer la mort.
D'après vous, devrait-on, dans le cadre de cette pédagogie, insister sur le fait que les drogues ne sont pas toutes pareilles? Il n'y a, par exemple, aucune mesure entre la marijuana et le fentanyl. S'il vous arrive, un jour, de prendre un peu de mari, cela ne va pas vous tuer, alors que le fentanyl peut très bien vous donner la mort. Pensez-vous que cela devrait effectivement faire partie de la pédagogie, à l'intention notamment des élèves du primaire?
Mme Agioritis : Il nous faut, je pense, dire les choses telles qu'elles sont. Je ne suis pas compétente pour décider quels sont les arguments à la portée d'un enfant, mais je pense qu'il faut commencer très tôt et transmettre un message qui est à la fois très ferme et très doux. Lorsqu'on s'adresse, par contre, à des élèves de huitième, il ne faut pas hésiter à aborder la question des effets, de la disponibilité des diverses substances et des conséquences que peut entraîner leur consommation. On ne peut pas se contenter de leur dire qu'ils pourraient en mourir. Mon fils savait très bien qu'il pourrait en mourir, mais ça ne l'a pas empêché d'y toucher. Il avait pourtant vu les ravages que cela avait faits dans notre famille. Je ne suis pas sûre qu'une pédagogie en bas âge l'aurait sauvé. Je pense, cependant, que si nous disons les choses telles qu'elles sont, de nombreux enfants refuseront de toucher aux drogues.
La sénatrice Batters : Monsieur Daroux, comment se fait-il que les États-Unis aient pu agir aussi rapidement pour interdire les produits précurseurs? Serait-ce parce que, contrairement au Canada, ils n'ont pas eu besoin pour cela d'attendre l'adoption d'un texte législatif?
M. Daroux : Je ne sais pas trop comment cela s'est fait, mais je crois savoir que, comme nos services canadiens, la Drug Enforcement Agency, l'agence américaine de lutte antidrogue, décèle très vite les nouvelles tendances.
La sénatrice Batters : La DEA américaine?
M. Daroux : Oui, les mesures qu'elle propose sont adoptées plus rapidement. Comme je le disais tout à l'heure, il s'agit aujourd'hui du fentanyl, mais demain ce sera autre chose. Nous devons nous préparer en conséquence.
La sénatrice Batters : Je ne sais pas si c'est un renseignement que vous pourriez, vous ou le sénateur White, nous procurer. J'aimerais en effet savoir comment nous pourrions, ici au Canada, réagir plus rapidement car, comme vous venez de le dire, le problème s'aggrave de jour en jour.
Je vous remercie.
Le sénateur Joyal : Madame Agioritis, je tiens à vous dire combien nous admirons le travail que vous faites. C'est grâce à des gens comme vous que la législation canadienne peut évoluer et protéger les personnes les plus vulnérables des mauvaises influences qui se répandent malheureusement dans les cours d'école et dans la société en général. Le message que vous portez va être entendu.
Nous avons tous ici des familles, des parents, des êtres chers, et il nous est arrivé à chacun d'éprouver des moments difficiles. Il ne nous appartient pas d'en faire état ici, mais il est bon que des personnes telles que vous viennent rendre compte de la réalité qui sous-tend les mesures législatives que nous envisageons de prendre. Je tiens à vous remercier du récit que vous nous avez livré.
Sergent Daroux, étant donné les conséquences tragiques qu'entraîne l'usage de certaines drogues, je m'inquiète beaucoup de voir combien l'Internet contribue, notamment chez les jeunes, à répandre l'usage des drogues. Il est devenu tellement facile de convaincre le membre d'un même réseau d'essayer une substance ou une autre. Comment combattre l'usage de la drogue chez les jeunes, voire chez les jeunes adultes?
M. Daroux : Votre question est tout à fait pertinente, sénateur. Selon certains, l'environnement dans lequel nos jeunes grandissent est devenu toxique. Or, quand on songe à cet environnement, on pense immédiatement à l'Internet. Je n'ai pas à vous dire combien il est difficile de contrôler cela.
S'agissant du fentanyl, l'Internet intervient de plusieurs manières. D'abord, il facilite beaucoup l'achat. Une petite recherche Google sur le fentanyl vous permet de savoir comment vous en procurer. On y trouve même les formulaires d'importation. Cela permet une distribution sans précédent.
Mais cela facilite aussi l'exploitation des membres les plus vulnérables de notre société. Non seulement l'Internet permet-il de répandre l'usage du fentanyl, et d'exploiter la vulnérabilité de certaines personnes, mais il favorise la violence et facilite le recrutement au niveau des gangs. Je ne dis pas pour cela qu'il serait futile de tenter d'imposer des contrôles à Internet. Je pense en effet que cela mérite d'être étudié.
Mais ce qui importe tout autant ce serait d'inspirer à nos jeunes, à nos enfants, la résilience leur permettant de résister à l'attrait de ces choses-là, et de mieux cerner les causes de ces vulnérabilités, qu'il s'agisse d'abus sexuels, de pauvreté ou d'isolement des nouveaux arrivants au Canada. Quels que soient les facteurs en cause, il nous faut pouvoir les discerner et agir en conséquence.
Oui, l'Internet pose de réelles difficultés. À nous seuls, nous ne pourrons pas les surmonter. Il est absolument essentiel de donner à nos jeunes les bases d'une plus grande résilience.
Le sénateur Joyal : Dans quelle mesure l'Internet aide-t-il à se procurer du fentanyl, comparé à ce qui se passe dans la rue? Vous savez ce que je veux dire. Il est beaucoup plus facile de repérer les revendeurs qui opèrent dans la rue, que les trafiquants qui vendent par l'intermédiaire d'Internet. L'obstacle me paraît presque insurmontable, à moins de mettre sous surveillance les membres d'une organisation criminelle et de remonter jusqu'au fournisseur.
M. Daroux : Avec le fentanyl, justement, la situation est sensiblement différente. Pour la cocaïne et le crack, il existe des réseaux d'approvisionnement assez bien établis. Généralement la drogue est importée par des organisations criminelles qui en contrôlent également la distribution.
Or, en ce qui concerne le fentanyl, nous avons affaire à des gens dont on ignorait tout. On ne savait même pas qu'ils se livraient à l'importation de fentanyl, car, dans leur immense majorité, les arrivages sont organisés par l'intermédiaire d'Internet. Tant que les organisations criminelles n'étaient pas encore intervenues pour voir à qui allaient les bénéfices, le trafic du fentanyl était le fait de personnes qui nous étaient inconnues.
Le président : Je sais que la pédagogie est un des éléments nécessaires d'une solution, mais nos enfants grandissent aujourd'hui dans une société où ils sont exposés non seulement à l'Internet, mais également au monde du spectacle. L'usage de la drogue est en effet présenté sous un jour favorable dans les films et dans le rap. Cela complique beaucoup la situation. Je sais que les organismes policiers tentent de contrôler l'importation de fentanyl. Les gouvernements occidentaux, et en particulier ceux des pays d'Amérique du Nord, devraient reconnaître l'ampleur de la crise et le rôle beaucoup plus grand qu'ils vont devoir jouer pour présenter les arguments inverses. Le comité devrait étudier les moyens de réagir beaucoup plus efficacement qu'on ne le fait actuellement.
Le réseau CBS diffuse aux États-Unis une série télévisée sur l'usage de l'héroïne et les ravages que cela fait parmi les enfants de familles telles que la vôtre. C'est un grave problème dans de nombreux pays, en particulier ici et aux États- Unis. Je tiens à mon tour à vous remercier d'avoir évoqué devant nous ce qu'a vécu votre famille et la gravité des conséquences que cela peut avoir pour de nombreuses familles.
Sénateur White?
Le sénateur White : On parle beaucoup de dépendance et de personnes qui s'adonnent depuis longtemps à la drogue. Était-ce la première fois que votre fils prenait du fentanyl?
Mme Agioritis : Kelly, celui qui en est mort?
Le sénateur White : Oui.
Mme Agioritis : Je pense qu'il en avait déjà pris. Nous avons, en décembre, constaté chez lui certains changements. Je lui avais demandé, enfin j'avais fait plus que lui demander, de cesser tout contact avec quelqu'un qu'il avait commencé à fréquenter. Je pense que c'est à cette époque-là qu'il a commencé à prendre du fentanyl.
Le sénateur White : Mais alors l'évolution a été très rapide. On parle d'un jeune qui était dynamique, obéissant, insouciant. Et puis, tout d'un coup, il est mort d'une surdose.
Mme Agioritis : Effectivement. Il est mort après avoir avalé un demi-comprimé, alors que son frère en prenait probablement huit par jour. Ce demi-comprimé porte à penser qu'il n'en avait pas l'habitude.
Le sénateur White : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation.
Le sénateur McIntyre : Monsieur Daroux, je voudrais revenir à la question de l'importation. Si je comprends bien, la poudre de fentanyl provient essentiellement de Chine. Je crois savoir qu'en automne dernier le gouvernement chinois a adopté une loi qui en réglemente le commerce.
M. Daroux : En effet.
Le sénateur McIntyre : L'importation de cette poudre devient donc plus difficile. Mais si, en raison des mesures prises par la Chine, l'importation en devient plus difficile, il est clair que, comme vous l'avez dit tout à l'heure, des organisations criminelles vont commencer à produire la poudre au Canada. Cette éventualité est extrêmement inquiétante. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet?
M. Daroux : C'est très inquiétant en effet, essentiellement en raison des énormes bénéfices que l'on peut en tirer. Le fait que la Chine ait agi pour restreindre l'exportation de fentanyl est quelque chose d'important. Mais il nous faut dès maintenant prévoir ce qui va se passer ensuite. On peut d'ailleurs le prévoir. Nous savons ce qui se passe déjà et nous savons ce qui va se passer ensuite. L'important est d'agir en conséquence.
En réduisant l'offre de fentanyl, nous atténuerons les ravages de la drogue. Nous réduirons le nombre d'accros et les bénéfices qu'en tirent les organisations criminelles.
Si nous réduisons l'offre et que la demande demeure au même niveau, le prix augmentera. Or, le fentanyl se répand actuellement un peu partout en raison de son très bas prix.
Le sénateur McIntyre : Comme vous le disiez tout à l'heure, les mesures prises par le gouvernement chinois ne règlent pas le problème. Le Canada doit intervenir et réglementer sans tarder cette substance. Il nous faut également éviter que les accros américains viennent s'installer ici pour alimenter le marché.
M. Daroux : Nous craignons également que les organisations criminelles qui ne parviennent pas à obtenir les produits précurseurs aux États-Unis viennent s'installer au Canada pour y monter des laboratoires.
Le président : Je tiens à remercier l'ensemble de nos témoins. Nous vous remercions de ce que vous êtes venus nous dire et du temps que vous nous avez consacré.
Je remercie en particulier Mme Agioritis, qui nous a confié le drame vécu par sa famille.
Mesdames et messieurs les membres du comité, je voudrais, avant de lever la séance, demander aux membres du comité directeur de m'accorder quelques minutes. Nous avons une ou deux questions à régler. Cela ne prendra pas longtemps.
(Le comité s'ajourne.)