Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule no 39 - Témoignages du 28 mars 2018
OTTAWA, le mercredi 28 mars 2018
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-45, se réunit aujourd’hui, à 16 h 15, pour étudier la teneur des éléments des parties 1, 2, 8, 9 et 14 du projet de loi.
Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.
[Français]
Le président : Honorables sénateurs, il m’est très agréable cet après-midi de souhaiter la bienvenue à l’honorable Jody Wilson-Raybould, C.P., députée, ministre de la Justice et procureure générale du Canada.
[Traduction]
Bienvenue, madame la ministre. Elle est accompagnée de Mme Carole Morency, qui est une collaboratrice bien connue de notre comité. Comme nous savons que vous êtes pressées par le temps, je vous invite à faire une brève déclaration liminaire.
Jody Wilson-Raybould, C.P., députée, ministre de la Justice et procureure générale du Canada : Merci, mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis heureuse d’être de retour devant vous pour vous aider dans votre étude des éléments contenus dans le projet de loi C-45, parties 1, 2, 8, 9 et 14.
Comme le sénateur Gold l’a dit au comité le 21 mars, le projet de loi C-45 a été conçu de façon à représenter l’engagement indéfectible de notre gouvernement à l’égard d’un fédéralisme coopératif et souple.
La Cour suprême du Canada, en 2011, dans le Renvoi relatif à la Loi sur les valeurs mobilières, a fourni des directives sur ce point :
C’est un principe fondamental du fédéralisme que les pouvoirs fédéraux et provinciaux doivent être respectés et qu’un pouvoir ne peut pas être utilisé de manière à en vider un autre de sa substance. Le fédéralisme exige plutôt un équilibre, un équilibre qui permet au Parlement fédéral et aux assemblées législatives provinciales d’agir efficacement dans leurs sphères respectives.
Le projet de loi C-45 établit cet équilibre essentiel, un équilibre qui favorise un fédéralisme coopératif et flexible entre les compétences fédérales et provinciales.
Les membres du comité savent très bien que le cannabis est la substance illicite la plus utilisée par les Canadiens. Les Canadiens continuent de consommer du cannabis en dépit des lourdes sanctions pénales qui s’appliquent aujourd’hui et sans savoir quels adultérants contient ce cannabis illicite, qu’il s’agisse de pesticides, de fongicides, d’herbicides ou même d’autres drogues.
Mesdames et messieurs les sénateurs, l’approche choisie pour le projet de loi C-45 en matière de santé publique et de sécurité publique fournira aux Canadiens une source légale de produits du cannabis de qualité contrôlée vendus dans un cadre strictement réglementé.
Le projet de loi C-45 créera un cadre juridique strict pour contrôler la production, la distribution, la vente et la possession de cannabis au Canada. Il permettra l’accès légal au cannabis lorsqu’il est fourni par ou obtenu de sources autorisées. En dehors de ce cadre, le cannabis demeurera une substance interdite.
Les fonctionnaires de mon ministère qui ont comparu la semaine dernière ont donné au comité un aperçu du projet de loi C-45. Je suis consciente que, au cours de vos délibérations, plusieurs problèmes récurrents sont survenus. J’aimerais donc aborder trois de ces questions en particulier, à savoir la possession de cannabis par les jeunes, la culture à domicile et le régime de contraventions.
Permettez-moi de commencer par la possession de cannabis par les jeunes. Je crois qu’il y a encore un manque de compréhension de cette question, en partie parce que le projet de loi C-45 est considéré isolément et non dans une optique de fédéralisme.
Le projet de loi C-45 interdit clairement la vente et la distribution de cannabis à un jeune, quelles que soient les circonstances. Un jeune qui finit par être en possession de cannabis serait traité de deux façons.
Premièrement, en vertu du projet de loi C-45, si un jeune a en sa possession plus de 5 grammes, il s’agit d’une infraction criminelle et cet adolescent est visé par la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, qui met l’accent sur les interventions communautaires, la réadaptation et la réinsertion sociale.
Deuxièmement, si le jeune en possède une quantité moindre, la loi provinciale ou territoriale autorise la police à saisir le produit et à porter des accusations d’infraction en vertu des lois provinciales pertinentes, comme dans le cas de l’alcool et du tabac.
Par exemple, les lois de l’Alberta, du Manitoba et de l’Ontario prévoient que quiconque n’a pas atteint l’âge minimum ne peut posséder de cannabis, quelle qu’en soit la quantité. Toutes les provinces et tous les territoires qui ont adopté des lois sur le cannabis ont inclus des interdictions semblables pour les jeunes et, d’après les cadres publics envisagés par les autres provinces et territoires, nous nous attendons à ce qu’ils suivent ce même modèle.
Le seuil proposé de 5 grammes reflète l’opinion selon laquelle 30 grammes constituent une quantité trop élevée dans le cadre de l’adolescence et que la possession par les jeunes ne devrait pas être tolérée. En même temps, notre gouvernement est conscient des conséquences négatives de l’exposition des jeunes à la responsabilité criminelle pour possession de très petites quantités de cannabis.
En fin de compte, en encourageant les provinces et les territoires à créer des infractions provinciales ou territoriales pour la possession de moins de 5 grammes, je crois que nous avons trouvé le juste équilibre qui nous permet d’atteindre les objectifs que nous avons énoncés, soit de mettre en place un nouveau cadre de contrôle qui indique clairement que les jeunes ne devraient pas avoir accès au cannabis.
La deuxième question que je veux aborder a trait aux questions soulevées au sujet des différences d’approche entre le projet de loi C-45 et les lois provinciales et territoriales, plus précisément sur la façon de gérer le fait que le projet de loi C-45 propose d’autoriser — ou de ne pas criminaliser — la culture à domicile d’un maximum de quatre plants de cannabis licites, alors que deux provinces, le Québec et le Manitoba, prévoient d’interdire toute culture à domicile.
Il est clairement indiqué dans le projet de loi C-45 que l’un de ses objectifs est de prévoir la production licite de cannabis afin de décourager les activités illicites. Pour atteindre cet objectif, il faut notamment permettre la culture d’un maximum de quatre plants par habitation.
Le groupe de travail a noté que peu de sujets de discussion avaient suscité des prises de position aussi fortes que la question de savoir s’il faut permettre aux Canadiens de cultiver du cannabis à domicile.
Le groupe de travail a examiné les raisonnements des deux camps et a noté que les arguments contre l’autorisation de cultiver à des fins de consommation personnelle sont en grande partie façonnés par les expériences actuelles d’opérations de culture clandestines à grande échelle. D’un autre côté, les promoteurs font valoir que les installations de culture à grande échelle seraient considérablement réduites à mesure que la demande de cannabis produit de façon licite diminuerait et que la culture à des fins personnelles peut se faire de façon sécuritaire et responsable. C’est dans ce contexte que le groupe de travail a recommandé, et que notre gouvernement a accepté, de limiter la culture personnelle à quatre plants par habitation.
Si une province ou un territoire impose des limites plus strictes en matière de possession, d’âge ou de culture de cannabis, les détails de sa législation ne seront pas assujettis à un examen ou à une approbation au niveau fédéral. Si, dans un ensemble de faits donné, une personne devait contester une loi provinciale ou fédérale sur le cannabis, on pourrait s’attendre à ce qu’un tribunal examine la coexistence possible des dispositions fédérales et provinciales en cause.
Je tiens à assurer au comité que le gouvernement fédéral continue de travailler en étroite collaboration avec les gouvernements provinciaux et territoriaux pour préparer la mise en œuvre du nouveau cadre. Des discussions sont en cours et des groupes de travail fédéraux-provinciaux-territoriaux spécialisés ont été mis sur pied pour veiller à ce que chaque administration dispose de l’information dont elle a besoin et à ce que nos efforts respectifs soient bien coordonnés.
Enfin, j’aimerais parler brièvement du régime de contraventions proposé dans la partie 2 de la Loi sur le cannabis pour les poursuites relatives aux infractions mineures ou à certaines infractions criminelles.
Le régime de contraventions proposé vise principalement à offrir une solution de rechange à la déclaration de culpabilité par procédure sommaire prévue dans le Code criminel pour les infractions mineures liées au cannabis. Tout en maintenant la nature criminelle de l’infraction, le régime de contraventions vise à offrir un processus plus simple et plus efficace pour les infractions mineures, réduisant ainsi le fardeau du système de justice pénale associé aux déclarations de culpabilité par procédure sommaire. Elle vise également à réduire l’incidence de la condamnation sur les personnes en réduisant au maximum l’accès au dossier judiciaire de la condamnation.
Malgré les objectifs du régime de contraventions, nous reconnaissons que le Conseil de la fédération, dans son rapport sur la légalisation et la réglementation du cannabis, a noté des répercussions administratives et financières imprévues de certains éléments de ce régime. Notre gouvernement poursuit les discussions avec les provinces et les territoires pour répondre à ces préoccupations.
Comme on peut le constater, me semble-t-il, le projet de loi C-45 constitue un effort mûrement réfléchi de la part de notre gouvernement pour adopter une nouvelle approche à l’égard du cannabis, une approche qui réglemente rigoureusement l’accès légal au cannabis tout en punissant sévèrement les personnes qui opèrent en dehors du nouveau régime législatif proposé. C’est aussi une approche qui offre le meilleur d’un fédéralisme coopératif et flexible.
Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs. Je suis prête à répondre à vos questions.
Le président : J’apprécie l’exemple que vous nous avez donné en étant concise.
Mme Wilson-Raybould : Ai-je respecté l’horaire?
Le président : Vous avez parfaitement respecté l’horaire. Je vais demander à tous les sénateurs autour de la table d’en faire autant, parce que nous avons peu de temps. Je sais que vous voulez tous vous adresser à la ministre.
[Français]
La sénatrice Dupuis : Merci, madame la ministre, d’être ici devant nous aujourd’hui et d’avoir répondu, dans votre exposé d’ouverture, à deux de mes questions, à savoir la possession par les jeunes, la culture à domicile et le fait que vous mettez de l’avant le processus du fédéralisme coopératif où les compétences législatives fédérales et provinciales coexistent.
Ma question porte sur les personnes désignées dans le système d’usage du cannabis à des fins médicales. Le rapport du Groupe de travail sur la légalisation et la réglementation du cannabis avait recommandé que le gouvernement revoie le système des personnes désignées, c’est-à-dire les personnes qui peuvent légalement cultiver du cannabis pour des patients à des fins médicales. Le groupe de travail avait donc suggéré une révision de ce système et l’élimination de cette catégorie de producteurs. Pouvez-vous nous en dire la raison? Avez-vous eu l’occasion de procéder à cette révision dans la préparation du projet de loi C-45, et si vous l’avez laissée de côté, est-ce quelque chose qui va revenir éventuellement?
[Traduction]
Mme Wilson-Raybould : Merci, madame la sénatrice, de vos questions. Je suis heureuse d’avoir pu répondre aux deux premières.
Pour ce qui est de la désignation, comme vous le savez, madame la sénatrice, le projet de loi C-45 ne permet pas de désigner une personne pour qu’elle cultive du cannabis dans ce cas particulier. Pour ce qui est des désignations dans le contexte de la marijuana à des fins médicales, il s’agit bien sûr d’une question qui relève de ma collègue, la ministre Ginette Petitpas Taylor.
Nous avons examiné la relation entre le régime de production de cannabis à des fins médicales et le projet de loi C-45, la désignation continuera d’exister dans le cadre de ce régime. Nous en sommes parfaitement conscients, et je sais qu’il est possible qu’à l’avenir nous reconsidérions le régime de production de cannabis à des fins médicales au fur et à mesure que notre régime de légalisation et de réglementation stricte se déploiera, je l’espère, avec l’adoption du projet de loi C-45.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Bienvenue, madame la ministre. Vous savez déjà que plusieurs sénateurs, lors de leurs discours en Chambre, ont soulevé des inquiétudes quant à plusieurs aspects de ce projet de loi. Je n’y reviendrai pas.
Préalablement au vote à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi, le sénateur Dean a pris l’engagement d’être à l’écoute des amendements que le Sénat et ce comité pourraient proposer pour améliorer le projet de loi. Notre expérience avec le ministère de la Justice quant à l’approbation de nos amendements a été plutôt négative, historiquement.
Je vous donne l’exemple du projet de loi C-14, dans le cadre duquel le Sénat a effectué une excellente analyse sur le droit à l’aide médicale à mourir. Je pense au sénateur Pratte, qui avait été très actif dans ce débat. Nous avons fait une série de recommandations, mais le ministère de la Justice a été très peu ouvert à les recevoir.
L’engagement du sénateur Dean va-t-il correspondre à une philosophie plus ouverte que celle à laquelle nous nous sommes butés dans le cadre du projet de loi C-14?
[Traduction]
Mme Wilson-Raybould : Je me souviens très bien des débats et des discussions entourant le projet de loi C-14 et je suis très heureuse que les sénateurs aient sérieusement réfléchi à la question. Comme je l’ai dit à ce moment-là et comme je le répète maintenant, je suis toujours ouverte à l’idée que des amendements réfléchis à la loi soient proposés pour y apporter toutes les améliorations possibles. Ma position n’a pas changé. Je remercie vivement le comité pour tout son travail et pour son étude et j’examinerai très sérieusement tous les amendements qui seront proposés.
Le sénateur Carignan : Avez-vous lu le rapport du groupe de travail?
Mme Wilson-Raybould : Oui.
Le sénateur Carignan : Dans votre discours à la Chambre des communes, vous avez dit : « Notre gouvernement comprend la complexité de la légalisation du cannabis. C’est pourquoi nous avons adopté une approche prudente et fondée sur des données probantes. »
Vous avez également dit, dans le même discours :
Le gouvernement croit aux politiques fondées sur des données probantes.
Puis, en réponse à une question, vous avez dit :
Le projet de loi C-45 est une mesure législative fondée sur des données probantes qui vise à instaurer un régime complexe de légalisation et de réglementation stricte du cannabis au Canada.
À la page 12 du rapport du groupe de travail, on peut lire :
Cependant, nous reconnaissons que la politique concernant le cannabis, dans ses nombreuses dimensions, manque de recherches exhaustives de haute qualité, et ce, dans de nombreux domaines importants. Sur de nombreuses questions au cours de nos discussions et des délibérations, nous avons découvert que la preuve est souvent inexistante, incomplète ou non concluante.
Il est impératif de tenir compte de ces limites. Il est plus approprié de se référer à nos recommandations comme étant « appuyées par des preuves » au lieu de « fondées sur des preuves ».
Le président : Votre question?
[Français]
Le sénateur Carignan : Comment pouvez-vous dire que votre approche est fondée sur des preuves, alors que la législation est basée sur les travaux du groupe de travail, dont le rapport recommande de ne pas utiliser ce type d’approche, car il y a trop d’information incomplète et incompréhensible?
[Traduction]
Mme Wilson-Raybould : Je vous remercie beaucoup d’avoir souligné le travail considérable que le groupe de travail a accompli en collaborant avec des milliers de personnes partout au Canada et en étudiant l’expérience acquise par d’autres administrations aux États-Unis et en Europe. Notre gouvernement est déterminé à prendre des décisions fondées sur des données probantes.
Je dirai d’emblée que le statu quo ou la réalité présente de la consommation de cannabis au Canada ne sont tout simplement pas acceptables. Nous sommes déterminés à mettre en place un régime légalisé rigoureusement réglementé, comme je l’ai dit à maintes reprises, pour empêcher que les enfants y aient accès et empêcher que les profits aillent aux criminels. Nous avons grandement bénéficié du rapport du groupe de travail. Des groupes de travail et des réunions sont en cours entre mes collègues des provinces et des territoires et, encore une fois, nous avons profité de l’expérience acquise par d’autres administrations.
Nous nous fondons sur des renseignements substantiels, sur l’expérience d’autres pays et sur le fait que nous savons que les jeunes de ce pays sont parmi les plus grands consommateurs de cannabis au monde et que nous pouvons faire mieux. C’est ce que vise le cadre global que nous proposons dans le projet de loi C-45.
La sénatrice Jaffer : Merci, madame la ministre, d’être venue aujourd’hui et de nous avoir fait part de vos remarques préliminaires.
Madame la ministre, vous avez parlé des jeunes et des différentes façons dont ils pourraient être traités. J’aimerais vous entendre au sujet du processus de déjudiciarisation en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants. Je crains qu’il n’y ait beaucoup de jeunes concernés par cette question. Le gouvernement envisage-t-il de fournir des ressources supplémentaires pour s’occuper de la déjudiciarisation en vertu de la Loi sur les jeunes contrevenants?
Mme Wilson-Raybould : Bien entendu, l’un de nos principaux objectifs est d’aborder et de relever les défis des jeunes et de la surconsommation de cannabis.
Pour ce qui est des 5 grammes et de la possibilité pour les jeunes d’avoir en leur possession jusqu’à 5 grammes, c’était une décision difficile à prendre, mais nous nous sommes appuyés sur de nombreuses expériences et contributions pour faire en sorte d’adopter une approche axée sur la sécurité publique et de ne pas pénaliser les jeunes avec un casier judiciaire.
Comme vous le savez, madame la sénatrice, la Loi sur les jeunes contrevenants vise la réinsertion sociale et la réadaptation. C’est clairement quelque chose que nous soutenons, en plus d’appuyer la déjudiciarisation par les services de police pour les jeunes. Nous investissons de façon substantielle dans l’éducation et la communication, particulièrement dans certaines circonstances et à l’intention des jeunes, au sujet des effets négatifs du cannabis. Nous sommes déterminés à maintenir cet équilibre délicat pour protéger les jeunes. Il n’y a rien dans le projet de loi C-45 qui permette légalement à un adolescent de posséder du cannabis, et, je le répète, nous travaillons avec les provinces et les territoires pour régler les problèmes qui se posent à l’égard des jeunes.
La sénatrice Jaffer : Ma deuxième question...
Le président : Je vous donnerai la parole au deuxième tour. Je suis désolé de vous interrompre, mais nous avons peu de temps.
Le sénateur Pratte : J’aimerais revenir à la question de la culture à domicile et au conflit potentiel entre la loi provinciale et le projet de loi C-45 dans le cas du Québec et du Manitoba. Je veux m’assurer de bien comprendre la position que vous avez exprimée lors de votre exposé. Dois-je comprendre que le gouvernement du Canada s’en remettrait entièrement aux tribunaux? C’est-à-dire que le gouvernement du Canada n’a pas de position sur le fait que deux provinces ont légiféré pour qu’il n’y ait pas de culture à domicile sur leur territoire et que le gouvernement du Canada ne revendiquerait pas, si je comprends bien, la qualité d’intervenant ou n’interviendrait pas dans de tels cas s’ils venaient à se produire?
Mme Wilson-Raybould : J’espère avoir bien compris la question, monsieur le sénateur. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec les provinces et les territoires pour nous assurer de continuer à parler clairement des objectifs du projet de loi C-45. Cela comprend un maximum autorisé de quatre plants que les personnes peuvent cultiver dans leur logement privé. Je crois savoir qu’un certain nombre de provinces ont présenté un projet de loi proposant l’interdiction de la culture à domicile.
On m’a déjà posé cette question. Le gouvernement fédéral n’a pas l’intention, en ce qui concerne la culture à domicile, de contester les lois provinciales. Je suppose qu’une personne vivant dans un secteur de compétence où la loi interdit la culture à domicile pourrait contester cette loi. Si c’était le cas, cette personne s’adresserait aux tribunaux et il y aurait, le cas échéant, des débats sur le conflit entre les lois provinciales et fédérales et, s’il y a conflit, la loi fédérale prévaudra.
Le sénateur Gold : Je veux m’assurer de bien comprendre la question dans son ensemble. L’un des objectifs du projet de loi est de prévoir la production licite de cannabis. Est-ce la position du gouvernement de dire que lorsqu’une province qui, ayant interdit toute culture à domicile, se voit contestée — bien que les lois puissent coexister parce qu’on peut toujours se conformer à la loi provinciale sans enfreindre la loi fédérale —, les objectifs des deux lois seraient compatibles? C’est-à-dire que l’objectif provincial, supposément de protéger la santé ou les propriétaires ou peu importe la diversité des fins, ne serait pas contraire à l’objectif fédéral énoncé à l’alinéa 7c)? Et s’il y a des incertitudes de la part du gouvernement, envisageriez-vous un amendement qui clarifierait le fait que, dans un tel conflit, le gouvernement ne considérerait pas que les objectifs du projet de loi C-45 seraient contrariés par une interdiction provinciale?
Mme Wilson-Raybould : Je dirais que nous examinerons tous les amendements qui seront proposés. Cela dit, je crois avoir dit clairement que nous sommes en train de mettre en place un régime national de légalisation du cannabis et que les objectifs énoncés à l’article 7 du projet de loi sont mûrement réfléchis pour ce qui est de mettre en place un régime légalisé strictement réglementé et qui donne accès au cannabis aux personnes dans l’ensemble du pays.
Je crois que les provinces et les territoires ont la possibilité de modifier certaines des exigences et des restrictions en abaissant l’âge ou le nombre de plants ou, comme c’est le cas au Québec, en interdisant la culture à domicile.
Encore une fois, le gouvernement fédéral n’a pas l’intention de contester une loi provinciale. Nous travaillons en étroite collaboration avec les provinces pour poursuivre les discussions à ce sujet. Si une personne conteste une loi provinciale parce qu’elle veut cultiver du cannabis licite dans son logement, c’est sa prérogative de le faire et le gouvernement fédéral prendrait alors position.
Mais dans tout conflit qui pourrait être constaté par un tribunal, la loi fédérale primerait la loi provinciale.
Le sénateur Sinclair : Madame la ministre, je crois, pour ma part, qu’il faut légaliser la possession de petites quantités de cannabis et j’ai appuyé les efforts en ce sens. Telle était mon opinion lorsque j’étais juge et je continue de penser ainsi. Toutefois, j’ai quelques préoccupations au sujet du projet de loi, surtout du point de vue des communautés autochtones.
À l’heure actuelle, les communautés autochtones ont le droit, en vertu de la Loi sur les Indiens, de voter l’interdiction de l’alcool sur leur territoire, mais il semble pourtant qu’il n’y a rien dans ce projet de loi qui leur permettrait d’interdire la possession ou l’utilisation de cannabis. Cela me paraît étrange que, dans une réserve où l’alcool est interdit, on soit obligé d’accepter que des gens puissent posséder du cannabis, mais pas de l’alcool. Pouvez-vous m’aider à résoudre ce dilemme?
Mme Wilson-Raybould : J’espère pouvoir vous aider, monsieur le sénateur. Je sais que ma collègue, la ministre de la Santé, est en discussion avec les communautés autochtones à ce sujet. Elle a fourni des ressources aux organisations autochtones, qui ont formé un groupe de travail pour nous donner leurs vues sur les moyens d’obtenir une participation appropriée des communautés autochtones.
Je cherche vraiment à répondre à votre question. Nous sommes en train de mettre en place un régime national, et les buts visés par le projet de loi doivent nécessairement s’appliquer à l’échelle du pays. Cela ne signifie pas que les autorités provinciales et territoriales ne pourront pas modifier certaines parties de la loi. Les communautés autochtones assujetties à la Loi sur les Indiens ont le pouvoir d’adopter des règlements administratifs sur ce qu’on appelle les « boissons alcoolisées » dans la Loi sur les Indiens. Certaines communautés ont exercé ce pouvoir pour ce qui est de l’alcool et d’autres stupéfiants. Comme vous le savez, la difficulté consiste à faire respecter les règlements administratifs.
Mais nous sommes, comme je l’ai mentionné, dans un régime de fédéralisme coopératif et, dans ce régime, il y a la réalité de la reconstruction des communautés autochtones qui acquièrent leur autodétermination et leur autonomie gouvernementale. La Loi sur les Indiens leur confère un pouvoir. Il y a aussi des communautés autochtones qui se gouvernent elles-mêmes et dont l’entente sur l’autonomie gouvernementale contient des dispositions visant les substances intoxicantes, qui, selon leur définition, comprennent le cannabis; sinon, elles y apportent des modifications. C’est une situation qui continue d’évoluer.
Qu’il s’agisse des provinces, des territoires ou des gouvernements autochtones, le gouvernement fédéral a prévu dans le projet de loi C-45 un régime d’application nationale. Bien entendu, nous tiendrons compte des observations qui ressortiront des consultations en cours avec les communautés autochtones et nous déciderons alors de la voie à suivre. Pour ce qui est des communautés où l’alcool est interdit, il y a un certain nombre de défis à relever, des défis que nous garderons présents à l’esprit et que nous voulons aborder de façon très respectueuse.
Le président : Merci, madame la ministre. Je suis sûr, monsieur le sénateur, que cette question surgira de nouveau à cette table.
Le sénateur McIntyre : Madame la ministre, ma question porte sur le fait que le gouvernement fédéral cherche à intenter des poursuites judiciaires relativement aux coûts des soins de santé découlant de la légalisation de la marijuana. Cela dit, puisque le gouvernement fédéral pourrait être, en bout de ligne, tenu responsable de la légalisation de la marijuana, le gouvernement a-t-il demandé un avis juridique, ou le ministère de la Justice a-t-il mené une analyse du risque juridique concernant la possibilité de recours collectifs contre le gouvernement fédéral, les gouvernements provinciaux ou les entreprises productrices et distributrices de marijuana?
Si votre réponse est oui, j’aimerais savoir quand l’avis juridique a été demandé, à quels ministres il a été remis et à quelle date, et si un avis juridique a été communiqué aux membres du Comité du Cabinet chargé de la gestion des litiges? Si votre réponse est non, pourquoi le gouvernement fédéral a-t-il choisi de ne pas demander d’avis juridique sur cette importante question?
Le président : Avez-vous bien entendu toutes les questions, madame la ministre?
Mme Wilson-Raybould : Je pense que oui, et si je ne l’ai pas fait, peut-être que l’honorable sénateur…
Le sénateur McIntyre : Oui ou non, c’est ce que j’aimerais savoir.
Mme Wilson-Raybould : Pour ce qui est de votre question sur le risque juridique que le projet de loi pourrait présenter pour la Couronne fédérale, ce risque est évalué par le ministère de la Justice. Si le projet de loi est adopté, la mise en œuvre de la nouvelle loi sera effectuée par le gouvernement conformément aux dispositions et aux règlements énoncés dans cette loi et dans d’autres textes législatifs.
Le gouvernement du Canada et le ministère de la Justice donnent et reçoivent des avis juridiques, et ces avis sont protégés par le secret professionnel de l’avocat.
La sénatrice Batters : Madame la ministre, pour tenter de justifier l’adoption de votre projet de loi sur la légalisation de la marijuana — non pas la décriminalisation, mais la légalisation —, le gouvernement Trudeau a perpétué un discours qui se révèle aujourd’hui inexact. Le 6 juin 2017, vous avez dit à la Chambre des communes :
Le Canada compte le plus grand nombre de jeunes qui fument du cannabis.
Vous avez également déclaré ce jour-là :
La réalité, c’est qu’à l’heure actuelle le Canada affiche le taux le plus élevé de jeunes qui consomment du cannabis…
Le 12 avril 2017, le premier ministre Trudeau a déclaré :
Les Canadiens d’âge mineur consomment davantage par habitant que les jeunes de tout autre pays.
Et le 17 décembre 2017, il ajoutait :
À l’heure actuelle, le Canada est le pays industrialisé où les personnes d’âge mineur consomment le plus de marijuana.
Ce portrait n’a pas été contesté jusqu’à tout récemment, lorsque des sénateurs conservateurs se sont mis à en douter. Nous avons appris que ces affirmations étaient fondées sur un rapport de l’UNICEF de 2013 qui reprenait les données d’un rapport sans nom de 2008 de votre propre ministère, le ministère de la Justice, mais votre ministère a confirmé qu’il ne possédait pas de telles données et Statistique Canada en a dit autant. De plus, les chiffres de l’UNICEF sont contredits par de nombreuses autres études qui montrent une baisse constante de la consommation chez les jeunes au Canada depuis une décennie, alors même que la marijuana demeurait illégale. En fait, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime classe le Canada au sixième rang, pas au dernier.
Compte tenu de cela, madame la ministre, conviendrez-vous que les efforts faits par le gouvernement Trudeau pour légaliser la marijuana faisaient fond sur un portrait de la situation qui était faux, portrait que vous avez récemment commencé à atténuer?
Mme Wilson-Raybould : Madame la sénatrice, je ne suis pas d’accord. Nous allons de l’avant avec la légalisation du cannabis et la réglementation stricte du cannabis afin d’atteindre les objectifs que le premier ministre et moi avons énoncés, soit empêcher que le cannabis se retrouve entre les mains des enfants et que les criminels en tirent profit. Je sais, madame la sénatrice, que la question que vous soulevez au sujet de l’UNICEF et des chiffres figurant dans son rapport a été portée à l’attention de mes fonctionnaires la semaine dernière, et nous vous communiquerons, ainsi qu’aux autres sénateurs, une réponse dans les plus brefs délais.
La sénatrice Eaton : Merci d’être revenue, madame la ministre. C’est toujours un plaisir de vous accueillir.
L’article 52 du projet de loi C-45 dispose que le dossier judiciaire d’un accusé relatif à une infraction qui y est prévu doit être séparé des autres dossiers judiciaires et ne doit servir à aucune fin qui permettrait d’identifier l’accusé comme un contrevenant à cette loi. Est-ce que cela s’appliquera à la frontière? Je m’inquiète vraiment pour les gens qui sont fichés ou qui ont un casier judiciaire sous le régime du projet de loi C-45 et qui chercheraient à traverser la frontière américaine.
Mme Wilson-Raybould : Ce que nous avons tâché de faire, c’est de séparer les dossiers judiciaires autant que possible, d’empêcher que soient prises les empreintes digitales de personnes accusées ou reconnues coupables de simple possession, ce qui rendrait leur dossier accessible par l’entremise du CIPC, par exemple. Les gardes-frontières qui font les fouilles n’auraient pas accès à ses dossiers, qui sont basés sur les empreintes digitales.
La sénatrice Eaton : Le CIPC ou NEXUS?
Carole Morency, directrice générale et avocate générale principale, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : Nos collègues de l’Agence des services frontaliers du Canada sont peut-être mieux placés pour vous répondre.
La sénatrice Eaton : Ils n’ont pas pu répondre à la question.
Mme Morency : Je ne crois pas qu’ils aient comparu la semaine dernière; c’était des témoins du ministère de la Sécurité publique. Comme la ministre vient de le dire, l’un des aspects essentiels du projet de loi est qu’il interdit les empreintes digitales. Et le CIPC travaille avant tout à partir d’empreintes digitales. Une fois qu’un dossier judiciaire de déclaration de culpabilité est inscrit, il devra être tenu séparé et, en aucune circonstance, il ne pourra être utilisé pour identifier un contrevenant ou un accusé étant tombé sous le coup de cette loi.
La sénatrice Eaton : Merci beaucoup. C’est très rassurant.
La sénatrice Lankin : J’ai quelques questions complémentaires. En ce qui a trait à la question de la culture du cannabis au Canada, vous avez dit clairement que vous n’aviez pas l’intention de contester la position du Québec, du Manitoba ou d’aucune autre province. Vous n’avez pas répondu à la question de savoir si le gouvernement fédéral, dans l’éventualité d’une contestation, y prendrait part. C’est ce que demandait le sénateur Pratte. Je m’intéresse également à toute cette question. Si l’une des principales justifications de l’autorisation de la culture à domicile est d’essayer de contrer le marché illicite, comment une contestation de la part des provinces se répercuterait-elle sur cette autorisation? N’avons-nous pas à craindre d’échouer dans notre tentative de contrer le marché illicite dans ces provinces?
Mme Wilson-Raybould : Pour ce qui est de la première partie de la question à laquelle je n’ai pas répondu, je dirai que, s’il y a une contestation de la part d’un particulier dans une province ou un territoire donné, bien sûr, nous l’examinerions et déciderions de la façon de procéder, mais puisqu’il s’agit d’une loi fédérale et qu’il nous appartient, au fond, de soutenir les lois fédérales, nous serions dans l’obligation de la défendre.
La sénatrice Lankin : J’ai supposé que la réponse serait telle. Je voulais simplement que votre position figure au procès-verbal.
Mme Wilson-Raybould : La question posée par le sénateur portait sur la possibilité de permettre la culture à domicile en vue de réduire et d’empêcher le marché illicite. Est-ce que cela se propagerait davantage ou augmenterait ou ne serait pas empêché dans d’autres provinces où la culture à domicile ne se pratique pas? Je ne suis pas sûre d’avoir une réponse précise à cette question. Nous voulons nous assurer que les gens qui décident de cultiver chez eux du cannabis licite et sûr puissent le faire. L’une de nos intentions, comme vous l’avez fait remarquer, c’est d’empêcher ce marché illicite de se développer.
Mme Morency : Aux États-Unis, où un État a légalisé le cannabis, le risque de détournement d’un marché licite vers un marché illicite est considérable. La proposition contenue dans le projet de loi C-45 d’autoriser jusqu’à quatre plants et de ne pas les criminaliser pose un risque tout à fait différent quant au détournement vers un marché illicite parce que le cannabis sera également disponible sur le marché du détail et par d’autres moyens.
[Français]
Le président : À la deuxième ronde, soyez très brefs, car j’aurai malheureusement le devoir de vous couper la parole.
Le sénateur Boisvenu : Madame la ministre, je vous lis un passage très court du mémoire de l’Association canadienne des chefs de police :
L’ACCP se prononce fortement contre la production à domicile et recommande que toute disposition relative à la culture personnelle soit supprimée. On s’attend à ce que la culture personnelle entraîne une surproduction et la manipulation des modèles de croissance, exerçant un fardeau accru sur les ressources de la police, y compris les demandes de service et les enquêtes.
J’aimerais entendre votre point de vue sur la position des chefs de police.
[Traduction]
Mme Wilson-Raybould : Je ne parlerai pas de ce que je pense de l’opinion du chef de police, mais je sais qu’il s’agissait d’une conversation au sein du groupe de travail, entre les ministres, sur la culture à domicile et sur la meilleure façon d’aller de l’avant. Nous avons suivi les conseils du groupe de travail. Après avoir tenu de nombreuses consultations dans l’ensemble du pays, nous avons décidé de permettre aux gens de cultiver jusqu’à quatre plants de cannabis chez eux.
Le sénateur Carignan : Le rapport du groupe de travail indique que les participants aux consultations étaient beaucoup plus susceptibles d’être des hommes anglophones vivant à l’extérieur du Québec. C’est à la page 84. Pourriez-vous nous parler de la consultation auprès de personnes et de groupes autochtones? Qui a été consulté?
Mme Wilson-Raybould : Je sais, monsieur le sénateur, que le groupe de travail a consulté les communautés autochtones. Je crois que nous avons fourni un registre des communautés qui ont été consultées. Je me ferai un plaisir de vous communiquer à nouveau cette information.
En plus de la consultation qui a eu lieu au sein du groupe de travail, la ministre de la Santé poursuit actuellement des consultations auprès des communautés autochtones et a accordé à l’une des organisations nationales des ressources pour former un groupe de travail afin d’assurer la participation des communautés autochtones partout au pays. Ce groupe de travail présentera un rapport à la ministre. La consultation avec les communautés autochtones se poursuit. Pour ce qui est du groupe de travail et de son rapport, je dirai que ce groupe a consulté un très grand nombre de personnes, comme nous l’avons fait en dépêchant les trois ministres et les secrétaires parlementaires partout au pays.
La sénatrice Jaffer : Madame la ministre, l’une de mes préoccupations concerne les personnes qui ont déjà été reconnues coupables de possession simple. J’ai eu à défendre beaucoup de jeunes, qui ne sont peut-être plus si jeunes aujourd’hui, et ce qui me préoccupe, c’est qu’il n’y a pas de suppression de leurs dossiers judiciaires, comme dans le modèle de San Francisco, où les dossiers sont supprimés. Je me demande pourquoi vous n’avez pas inclus une telle mesure dans le projet de loi. Nous parlons ici de possession simple, et il y a pourtant beaucoup de Canadiens sur qui continue de peser une condamnation passée pour possession simple.
Mme Wilson-Raybould : Je comprends bien ce que vous dites. Je dirais que la question de la radiation ou de la réhabilitation est du ressort de mon collègue, le ministre de la Sécurité publique. Il est très conscient de ce problème. À l’heure actuelle, nous nous efforçons de mettre en place un régime légalisé et strictement réglementé au cours de l’été, et je sais que le ministre Goodale ne cessera de se pencher sur la question que vous avez soulevée après l’entrée en vigueur de notre régime.
Le sénateur Gold : J’aimerais revenir à l’objet général de la loi, madame la ministre, si vous me le permettez. L’article 7 énumère un certain nombre d’objectifs compatibles, mais il en manque un qui semble pourtant être au cœur des dispositions visant les jeunes. Si j’ai bien compris le projet de loi C-45 — et corrigez-moi si je me trompe —, un jeune n’a pas le droit de posséder de la marijuana. Le texte législatif considère simplement que cela ne constitue pas une infraction criminelle s’il s’agit de petites quantités. Seriez-vous d’accord pour dire que l’un des objectifs de cette loi, bien qu’il ne soit pas énoncé explicitement, est d’éviter la criminalisation des jeunes pour la possession de petites quantités de cannabis? Je pose la question parce que je pense qu’il est important de le dire publiquement. Elle devient pertinente dans les cas de conflit éventuel entre les lois provinciales et fédérales. Cela saute aux yeux, bien que ce ne soit pas explicité. Il n’est pas nécessaire que ce soit écrit, mais êtes-vous d’accord pour dire que c’est l’un des nombreux objectifs du projet de loi C-45?
Mme Wilson-Raybould : Oui, concurremment avec la nécessité d’assurer la santé et la sécurité publiques. Nous avons examiné la question dans l’optique d’un équilibre à établir entre cette nécessité et le fait de ne pas criminaliser outre mesure les jeunes qui ont tout leur avenir devant eux. Je suis d’accord avec vous.
Le sénateur Gold : La réponse est oui?
Mme Wilson-Raybould : Je suis d’accord avec vous.
Le président : Cela vous donne une idée de modification à proposer, monsieur le sénateur.
La sénatrice Batters : Madame la ministre, dans votre déclaration liminaire d’aujourd’hui, vous avez parlé de « fédéralisme coopératif et souple ». Cependant, le mois dernier, après que le gouvernement du Québec a indiqué qu’il ne voulait pas autoriser la marijuana cultivée à domicile, vous sembliez dire clairement que le Québec ne pouvait pas imposer ce type de restriction. Vous avez dit : « Il y a des limites aux restrictions que les provinces peuvent imposer à la marijuana cultivée à domicile. » Dans un reportage de CBC, vous avez dit : « Lorsqu’il y a d’autres lois ou projets de loi qui cherchent à contrecarrer les objectifs d’une loi fédérale, cela ne peut manquer de susciter des préoccupations. » La semaine dernière, devant le comité, j’ai posé la question à des fonctionnaires du ministère de la Justice. J’ai demandé si le Québec serait autorisé ou non à interdire la culture de marijuana à domicile. Dans ses réponses, votre fonctionnaire a semblé faire marche arrière par rapport à vos déclarations du mois dernier dans les médias et, aujourd’hui, vous-même semblez aussi reculer sur cette question particulière. Qu’est-ce qui a changé depuis que vous avez fait ces déclarations dans les médias le mois dernier?
Mme Wilson-Raybould : Excusez-moi, sénateur; je ne suis pas d’accord avec vous lorsque vous dites que j’ai « reculé ».
La sénatrice Batters : Avez-vous été mal cité?
Mme Wilson-Raybould : Je crois que mes déclarations à l’époque et celles que je fais aujourd’hui sont tout à fait cohérentes en ce qui concerne la législation fédérale que nous mettons en place avec le projet de loi C-45 et les objectifs qui y sont énoncés.
Nous avons donné aux provinces et aux territoires la possibilité de mettre en place leur propre loi, qui pourrait éventuellement augmenter l’âge ou réduire le nombre de plants pouvant être cultivés à la maison. Le Québec et d’autres provinces ont choisi de présenter une mesure législative qui le ramène à zéro. Comme je l’ai dit ici, le gouvernement fédéral n’a pas l’intention de contester les compétences législatives des provinces et des territoires. Il est certainement possible qu’une personne conteste la loi d’une province ou d’un territoire du fait de son incapacité d’avoir accès au cannabis ou de le cultiver à la maison, et elle aurait le droit de le faire. Les tribunaux donneront des directives pour déterminer s’il y a ou non conflit entre les lois. S’il y a conflit, c’est la loi fédérale qui primera.
Le sénateur Sinclair : Madame la ministre, je suis préoccupé, comme d’autres le sont, par la possibilité que le cannabis entraîne une dépendance à d’autres drogues chez les jeunes Autochtones, notamment à cause de leur vulnérabilité plus grande à cet égard, qui s’explique par toutes sortes de raisons dont nous avons parlé en public. Pouvez-vous nous dire s’il y a une mesure législative ou un engagement en découlant qui prévoit des ressources supplémentaires pour le traitement, en particulier, des jeunes Autochtones ou, en général, des jeunes qui acquerront peut-être une plus grande dépendance aux drogues ou qui y deviendront dépendants à la suite de l’adoption de ce projet de loi?
Mme Wilson-Raybould : Sénateur, j’estime qu’il s’agit d’un point extrêmement important. Ma collègue, la ministre de la Santé, est très consciente de l’importance de la question. Honnêtement, je ne peux pas me prononcer quant à la possibilité que le cannabis mène à d’autres drogues, mais je sais que la ministre de la Santé et notre gouvernement ont investi des sommes et des ressources considérables pour assurer la mise en place d’une vaste campagne de sensibilisation et de communication aussi approfondie que détaillée.
À l’instar de mes collègues ministres, j’ai pris vraiment à cœur la nécessité de sensibiliser et d’informer les résidents des communautés autochtones, dans leur langue, à propos des moyens appropriés de régler le problème de la grande prévalence de la toxicomanie chez les Autochtones et de parler du rapport entre ce phénomène et le fait de vivre dans des collectivités éloignées. Je sais que la ministre de la Santé déploie beaucoup d’efforts pour s’assurer que nous sommes conscients de tous les défis qui se posent dans les communautés autochtones et que nous savons les aborder de façon appropriée.
Le sénateur McIntyre : Madame la ministre, comme nous le savons tous, le Canada est signataire des trois conventions internationales des Nations Unies relatives au contrôle des drogues. Ces conventions ont été signées en 1961, en 1971 et en 1988. En supposant que le projet de loi C-45 devienne loi, le Canada contreviendrait aux conventions qu’il est légalement tenu de respecter. Votre gouvernement a-t-il déterminé de quelle façon il conciliera, d’une part, les obligations internationales qui lui incombent en vertu de ces traités sur le contrôle des drogues et, d’autre part, la légalisation du cannabis?
Mme Wilson-Raybould : J’ai eu l’occasion de répondre à cette question auparavant et je peux vous dire en toute certitude que ma collègue, la ministre des Affaires étrangères, est tout à fait consciente de ce fait. Je tiens à rappeler que le Canada demeure fermement déterminé à réaliser les grands objectifs des conventions internationales relatives au contrôle des drogues. Nous travaillons activement avec nos partenaires internationaux et les avons informés très clairement, par l’intermédiaire de la ministre des Affaires étrangères, de l’avancement du projet de loi C-45, de ses intentions, de ses buts et de ses objectifs. Le ministre Goodale a des discussions suivies et régulières avec nos partenaires du Sud à ce sujet. Nous continuerons de travailler en toute transparence quant aux objectifs et aux raisons qui nous motivent à aller de l’avant avec ce projet de loi. J’ajouterai que bon nombre de nos partenaires et alliés internationaux suivent de près l’évolution de la légalisation et de la réglementation stricte du cannabis au Canada.
La sénatrice Lankin : Cette question est actuellement à l’étude au Comité sénatorial des affaires étrangères. On a suggéré, entre autres, que le Canada annonce qu’il se retire de ces conventions internationales sur les drogues — cela prendrait environ un an à prendre effet —, tout en expliquant qu’il le fait en raison de la légalisation du cannabis, comme vous venez de le dire, et en précisant qu’au moment où son retrait aura pris effet, il présentera une nouvelle demande d’adhésion à ces conventions en incluant une exception relative au cannabis. Est-ce une possibilité que vous et vos collègues allez examiner?
Mme Wilson-Raybould : Merci de votre question, que je vais assurément transmettre à ma collègue, la ministre des Affaires étrangères. Je préfère laisser à la ministre de soin de répondre à cette question, mais je vous en remercie beaucoup, nous ne manquerons pas de la lui transmettre.
Le président : Pour terminer, madame la ministre, j’aimerais vous poser une question. Le ministre québécois responsable des Relations canadiennes, M. Jean-Marc Fournier, vous a écrit le 23 février. Nous sommes le 28 mars. Avez-vous l’intention de répondre à sa lettre sur le projet de loi C-45 dans un proche avenir, pendant que le comité siège?
Deuxièmement, dans sa lettre, le ministre a exprimé de l’inquiétude quant à la possibilité que de l’argent du crime organisé puisse être investi dans une entreprise canadienne qui aurait demandé un permis de production de cannabis. Quelle est l’approche utilisée par le ministère de la Justice pour empêcher que de l’argent blanchi dans des paradis fiscaux soit investi dans une entreprise canadienne de production de cannabis à des fins de vente éventuelle?
Mme Wilson-Raybould : Je viens juste de prendre connaissance de cette lettre. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire, mais mes collaborateurs l’ont lue. À ce que je vois, elle est adressée à tous mes collègues.
Le président : Oui, mais votre nom figure en haut de liste.
Mme Wilson-Raybould : C’est bien, non? Monsieur le sénateur, je m’efforcerai de répondre à cette question et je rencontrerai mes collègues ministériels pour répondre à votre deuxième question. Je serai heureuse de vous fournir une réponse.
Le président : Je vous remercie, madame la ministre. Nous attendrons votre réponse.
Merci de vous être libérée pour comparaître devant notre comité. Au nom de tous mes collègues ici présents, je vous remercie de votre contribution à nos réflexions et espérons vous revoir bientôt dans le cadre d’autres projets de loi.
Mme Wilson-Raybould : Merci, mesdames et messieurs les sénateurs.
Le président : Nous allons suspendre la séance jusqu’à 17 h 50 et reprendrons nos travaux après le vote au Sénat, puisque nous avons un deuxième groupe d’invités. Honorables sénateurs, je vous attends donc à 17 h 50. Je serai moins strict avec vous pendant la période de questions, car nous aurons plus de temps. Je vous présente mes excuses pour la façon dont j’ai présidé cet après-midi, vu le peu de temps que nous avions avec la ministre. Ce n’est pas ma façon de faire habituelle.
[Français]
Cet après-midi, nous avons le plaisir d’accueillir un premier groupe d’invités. Je vais vous les présenter dans l’ordre où ils apparaissent sur la convocation.
[Traduction]
Du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, nous avons Mme Rebecca Jesseman. Bonjour, madame Jesseman.
Nous accueillons également M. Benedikt Fischer, du Centre de toxicomanie et de santé mentale. Bienvenue.
[Français]
Nous accueillons aussi le professeur Serge Brochu, directeur scientifique, Institut universitaire sur les dépendances. Bienvenue et merci d’avoir accepté notre invitation.
[Traduction]
Nous allons commencer avec Mme Jesseman.
Rebecca Jesseman, directrice des politiques, Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances : Bonjour à vous, monsieur le président, et aux membres du comité. Je m’appelle Rebecca Jesseman et je suis directrice des politiques au Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, le CCDUS, seul organisme du Canada titulaire d’un mandat législatif national visant à réduire les méfaits liés à l’alcool et aux autres drogues sur la société canadienne.
Nous vous remercions de nous donner l’occasion aujourd’hui de parler du projet de loi C-45. Le Centre canadien sur les dépendances et l’usage des substances a publié plusieurs études sur le cannabis et s’intéresse, avec des partenaires nationaux et internationaux, aux répercussions du cannabis sur la santé et la société, à la drogue au volant et aux options réglementaires. Nous avons donc une expertise confirmée dans le dossier.
Je voudrais commencer par les objectifs du projet de loi C-45. Les objectifs d’une loi devraient dicter la manière dont elle est conçue et dont son succès est mesuré et évalué. Le projet de loi C-45 a pour objectifs de restreindre l’accès des jeunes au cannabis, de protéger la santé et la sécurité publiques par l’établissement d’exigences en ce qui a trait à la sécurité et à la qualité des produits, de décourager les activités criminelles et d’alléger le fardeau du système de justice pénale.
Pour le Centre canadien sur les dépendances et l’usage des substances, la réglementation du cannabis doit être examinée dans une optique de santé publique. Autrement dit, il faut chercher à minimiser les méfaits, à maximiser les avantages, à mettre en pratique les données probantes et à favoriser l’équité. L’atteinte de ces buts passe par une meilleure innocuité et une meilleure qualité des produits, une baisse de l’usage en général et de l’usage à risque élevé en particulier et par le suivi et l’évaluation des effets de la réglementation.
Des éléments probants montrent que les personnes qui commencent à prendre du cannabis à un âge précoce, et qui en prennent souvent ou en fortes doses, risquent davantage de nuire à leur santé, notamment en subissant des méfaits comme la dépendance, des troubles cognitifs et la psychose. L’usage à risque élevé comprend entre autres l’usage avant de prendre le volant ou au travail, celui en combinaison avec d’autres substances et l’usage par les femmes enceintes et les personnes prédisposées à la psychose.
La réglementation du cannabis doit faire appel à la fois à des mesures restrictives et à des mesures incitatives.
Ainsi, une approche globale de réduction de l’usage chez les jeunes devrait notamment fixer un âge minimum légal. Le fédéral a donc établi à 18 ans cet âge minimum, que les provinces et les territoires pourront relever s’ils le souhaitent, ce qui permet d’imposer aux mineurs qui consomment des sanctions administratives plutôt que pénales, répondant de ce fait à l’objectif de diminuer les cas de démêlés avec le système de justice pénale.
Pour éviter une hausse de l’usage, l’expérience acquise avec la réglementation de l’alcool et du tabac nous montre l’importance d’imposer des restrictions sur la commercialisation et la promotion, semblables à celles énoncées dans le projet de loi C-45.
Cela étant dit, nous savons qu’appliquer des restrictions et d’autres mécanismes de dissuasion n’est ni la meilleure ni la seule option possible. Une dissuasion efficace doit reposer sur de nombreux facteurs comme le niveau de risque et de bénéfice perçus, le niveau individuel de tolérance au risque, les antécédents avec le système de justice pénale ainsi que la connaissance des sanctions et la rapidité et l’uniformité avec lesquelles elles sont imposées. Ajoutons que le recours à des mesures dissuasives d’ordre pénal pourrait compromettre l’objectif du gouvernement d’alléger le fardeau du système de justice pénale et l’objectif de santé publique de favoriser l’équité.
Il existe plusieurs mesures propices à un usage réduit de cannabis, dont encourager l’abstinence, retarder ou réduire la consommation, promouvoir la consommation de produits à faible teneur en THC et rappeler l’importance de ne pas prendre de cannabis avec d’autres substances psychoactives comme l’alcool. Parmi les stratégies efficaces qui contribueront à un usage à faible risque, mentionnons une approche globale et factuelle de la prévention et de la sensibilisation du public, un prix minimum par unité et un prix établi en fonction de la teneur en THC par volume.
Le contrôle de la qualité et l’innocuité des produits sont d’autres facteurs qui encourageront le consommateur à s’approvisionner sur le marché légal, plutôt qu’illégal.
Les réglementations du fédéral, des provinces et des territoires examineront ces points et viendront compléter le cadre fixé par le projet de loi C-45.
En terminant, je voudrais mentionner quatre grandes recommandations qui contribuent au succès de la réglementation sur le cannabis : premièrement, investir de façon proactive et durable dans la prévention et la sensibilisation, les services de traitement, la recherche, l’application de la loi, l’administration et l’évaluation; deuxièmement, aborder la réglementation selon une approche globale misant sur des mécanismes efficaces de coordination, de communication et de financement entre les divers ordres de gouvernement; troisièmement, faire preuve de précaution, sachant qu’une fois la réglementation en place, il sera plus difficile de renforcer les restrictions que de les alléger; enfin, prévoir l’imprévisible, mesurer et évaluer les répercussions et adopter un cadre réglementaire suffisamment souple pour s’adapter rapidement, au besoin.
Merci. Il me fera plaisir de répondre à vos questions.
Le président : Merci beaucoup, madame Jesseman.
Benedikt Fischer, scientifique en chef, Institut de recherche sur les politiques de santé mentale, Centre de toxicomanie et de santé mentale : Bonjour, monsieur le président et honorables sénateurs. Je suis heureux d’être parmi vous aujourd’hui. Je m’appelle Benedikt Fischer. Je travaille au Centre de toxicomanie et de santé mentale ainsi qu’au Département de psychiatrie de l’Université de Toronto. Je travaille sur des questions liées à la toxicomanie, à la santé et aux politiques connexes depuis plus de 20 ans et j’aimerais faire quelques remarques générales sur le projet de loi C-45.
De manière générale, le Centre de toxicomanie et de santé mentale, le CAMH, est satisfait du projet de loi dans son ensemble et, à ce stade-ci, de son renvoi au comité en vue de légaliser la consommation et l’accès au cannabis à des fins non médicales au Canada. Comme vous le savez, le CAMH était déjà favorable à l’idée d’une légalisation assortie d’une réglementation stricte dans l’intérêt de la santé publique avant même que la question ne devienne une initiative politique, en 2005; aujourd’hui, il appuie l’essentiel du projet de loi visant une légalisation assortie d’une stricte réglementation pour le bien de la santé publique.
À ce stade, il y a quatre points que j’aimerais porter à votre attention, quatre remarques générales que j’invite le comité à examiner plus à fond dans le cadre de l’adoption de ce projet de loi.
Premièrement, la légalisation sera une expérience sociale majeure et sans précédent en matière de politique de santé. Le travail ne commencera pas une fois le projet de loi adopté et promulgué. En fait, il y aura une foule de variables en jeu et une grande partie des résultats pourrait nous surprendre. Autrement dit, au cours des quatre ou cinq ans suivant l’adoption du texte, nous devrons surveiller les choses de très près et probablement apporter beaucoup de révisions aux différents éléments de la politique. Les gouvernements n’étant pas très doués pour ajuster des politiques une fois qu’elles ont été promulguées, une surveillance active, qui pourrait même être confiée à un organisme externe ou à un groupe de surveillance, serait sans doute une très bonne façon de s’assurer que cette politique est viable à long terme et qu’elle atteint ses objectifs.
Deuxièmement, il y a eu beaucoup de discussions récemment au sujet des risques pour la santé et des méfaits potentiels du cannabis. Il est clair que ces choses existent et nous avons entendu de nombreux commentaires implicites quant à savoir s’il ne serait pas préférable et plus sûr de retarder la légalisation du cannabis, de relever l’âge limite ou d’abandonner complètement l’idée de la légalisation.
Je tiens à rappeler aux membres du comité que la façon la plus sûre de prévenir les méfaits causés par le cannabis est, bien entendu, l’abstinence pure et simple. Cependant, à ce stade, la solution naturelle à cette question existe déjà. Le fait est que la consommation de cannabis est largement répandue dans l’ensemble de la population, surtout chez les jeunes, et que les marchés illégaux sont des plus florissants. En gros, la légalisation vise à améliorer le statu quo général et à réduire les préjudices — tant pour les personnes que pour le public — en légalisant et en rendant accessibles les produits réglementés, en abolissant toute criminalisation indue et en assurant l’accès à des produits plus sécuritaires. Et c’est ce qu’elle fera.
Une troisième préoccupation importante demeure la question de la publicité et de la promotion. J’estime que les règlements, ou la réalité escomptée des restrictions imposées à cet égard, sont fondés sur ce que nous savons de l’accroissement de la consommation d’alcool et de tabac et de ses méfaits. Si vous avez lu le National Post d’hier, par exemple, vous savez qu’il contenait un encart de 14 pages rempli d’annonces d’entreprises de cannabis qui se présentaient comme étant des fournisseurs de cannabis médical et thérapeutique seulement. Si nous voulons prévenir les risques et les préjudices associés à ce produit, nous devons restreindre la publicité promotionnelle de manière claire et catégorique, comme nous le savons de manière non équivoque en ce qui a trait aux autres aspects de la consommation de substances psychoactives.
Quatrièmement — et j’hésite toujours à jeter de l’huile sur le feu de cette question déjà brûlante dont nous avons parlé plus tôt —, le projet de loi dans sa forme actuelle renferme une disposition sur la culture à domicile, comme s’il s’agissait d’une démarche nécessaire pour légaliser le cannabis et en rendre la consommation légale accessible. Nous sommes fermement convaincus que cette partie du projet de loi est bien malavisée. Nous avons actuellement en place de nombreux moyens réglementés pour régir la distribution au détail du cannabis, de même qu’un énoncé de droit. La culture à domicile va entièrement à l’encontre des bons principes de santé publique, et ce, pour plusieurs raisons. Il est impossible, avec la culture à domicile, de réglementer adéquatement le produit et d’assurer l’application des règlements. En adoptant cette disposition, vous exposerez au produit les 80 p. 100 des Canadiens non consommateurs de cannabis, y compris de jeunes gens vulnérables. C’est la recette idéale pour augmenter le risque de détournement. De manière générale, une approche uniforme de la santé publique à l’égard de la consommation et de l’offre cannabis n’a pas à s’accompagner de culture à domicile. Il s’agit d’une disposition malavisée qui, à notre avis, devrait être supprimée du projet de loi.
Je vous ai présenté mes remarques luminaires. Je serai heureux de répondre à vos questions.
Le président : Je vous remercie d’avoir été aussi concis et d’avoir bien circonscrit vos points, monsieur Fischer.
[Français]
Monsieur Brochu, en tant que partenaire de l’Institut universitaire sur les dépendances de l’Université de Montréal, je vous souhaite la bienvenue.
Serge Brochu, directeur scientifique, Institut universitaire sur les dépendances, professeur émérite, Université de Montréal, à titre personnel : Merci. C’est un honneur pour moi d’être invité à comparaître devant votre comité et à contribuer, je l’espère, à vos réflexions sur le projet de loi C-45. Je suis directeur scientifique de l’Institut universitaire sur les dépendances, qui reçoit des subventions du ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Cet institut compte 43 chercheurs universitaires et d’établissement dont le thème principal des recherches porte sur les substances psychoactives et les dépendances.
D’entrée de jeu, nous sommes très favorables au projet de loi. La consommation d’une substance psychoactive, que ce soit l’alcool, le tabac ou le cannabis, n’est pas sans risque. Il est important de l’entourer d’un contrôle efficace. Malheureusement, l’approche actuelle, celle qui précède le projet de loi C-45, n’est pas très efficace pour atteindre ses objectifs de prohibition de l’usage. Elle laisse le contrôle de la qualité des produits vendus sur la rue aux mains des organisations criminelles et donne un mauvais signal sur l’importance de respecter des lois.
À notre avis, le projet de loi C-45 permettra d’exercer un meilleur contrôle sur le produit et sur son accessibilité. Nous sommes d’accord avec le choix d’un âge minimal de 18 ans, car on sait que le groupe des 18 à 25 ans constitue actuellement une grande partie de la clientèle des marchés illicites du cannabis, soit le tiers. Nous savons que l’usage du cannabis, particulièrement chez les adolescents, n’est pas sans risque et qu’il faut retarder le plus possible l’âge d’initiation. Toutefois, interdire l’achat de cannabis avant l’âge de 21 ou de 25 ans signifierait exclure du marché légal le plus grand groupe de consommateurs.
Or, les politiques prohibitionnistes des dernières années n’ont pas eu pour effet de réduire la consommation de cannabis parmi la population canadienne, et pas davantage chez les jeunes. Prohiber l’usage du cannabis des jeunes adultes en leur interdisant l’achat ne risque pas d’avoir plus d’impact sur leur consommation que les lois qui la criminalisent. De plus, en limitant l’achat aux adultes de plus de 21 ou 25 ans, les plus jeunes continueront de se tourner vers le marché noir et d’être exposés à différents méfaits associés à la prohibition, tels des produits non contrôlés remplis de pesticides, la fréquentation des marchés criminels, la criminalisation, la judiciarisation, la stigmatisation, la marginalisation et une diminution de l’accès au traitement.
La légalisation du cannabis à des fins récréatives favorisera probablement une plus grande accessibilité. Elle pourrait être synonyme d’une augmentation de la prévalence de la consommation. Toutefois, le projet actuel ne s’appuie pas sur une commercialisation, mais sur des principes de santé publique. On le constate, encore une fois, par les règles d’étiquetage qui ont été publiées la semaine dernière.
Par ailleurs, nous insistons sur la section 2 du projet de loi actuel, car il est important d’interdire, à notre avis, la publicité et le placement de produits dans les différents médias, de même que l’interdiction du parrainage et des stratégies de marketing à l’intérieur ou à l’extérieur des points de vente. Des recensions récentes des écrits démontrent que la promotion des produits du tabac et de l’alcool a un impact sur l’augmentation de la consommation de ces substances parmi l’ensemble de la population, et de façon plus marquée chez les adolescents. Plus les jeunes sont exposés à la publicité et à d’autres activités de promotion, plus ils sont à risque de s’initier à la consommation de ces substances ou, s’ils en font déjà usage, d’augmenter leur consommation. Les stratégies de promotion ont un impact sur les perceptions et les croyances, ce qui a pour effet d’augmenter l’acceptabilité et la normalisation du comportement.
J’aimerais aussi souligner un dernier point. Le projet de loi C-45 laisse beaucoup de latitude aux provinces pour établir les cadres réglementaires. Ces cadres qui ont été publiés jusqu’ici montrent clairement que la distribution dans chaque province sera relativement différente. Cette situation est unique au monde et cela peut nous donner une occasion exceptionnelle de vérifier l’impact de différents cadres législatifs mis en place par les provinces.
Toutefois, il est important de saisir la balle au vol. Il est donc de la responsabilité du gouvernement fédéral de financer des activités de recherche visant à mesurer les impacts de ces différentes mesures. Nous saluons les initiatives du gouvernement fédéral jusqu’ici par l’entremise des grands fonds de recherche qui ont mis sur pied des programmes de subventions liés au cannabis. À mon avis, il faut aller un pas plus loin et s’inspirer des pays européens qui financent des observatoires afin de fournir des informations factuelles, objectives, fiables et comparables pour permettre l’élaboration de plans d’action ajustés aux besoins réels des Canadiens et des Canadiennes.
Concrètement, ces observatoires recueillent un ensemble d’indicateurs liés à l’usage, à la dépendance et au trafic, en plus de mettre en place des activités de surveillance et, surtout, la diffusion de renseignements recueillis, soit une diffusion adaptée aux besoins des organes qu’ils conseillent. Plusieurs personnes et groupes peuvent bénéficier des retombées des observatoires. On pense aux décideurs, aux scientifiques, aux spécialistes du domaine des drogues et au grand public.
Encore une fois, je vous remercie du temps que vous m’avez accordé. Je suis disposé à répondre à vos questions.
La sénatrice Dupuis : Merci d’être avec nous aujourd’hui. J’aurais une question très précise à vous adresser. Vous parlez de votre expérience au sein de vos organisations respectives et de la consommation actuelle qui dure depuis des années par des adultes, par des plus jeunes, dans un contexte de criminalisation de l’usage du cannabis. Selon votre expérience, ou quelle est votre expérience du fait que ce qui a été fumé dans les années 1960 et 1970 avait une concentration de THC beaucoup moins élevée que ce qu’on retrouve maintenant sur le marché, soit entre 20 et 40, et même jusqu’à 90 p. 100 dans certains produits synthétiques? Quelle est votre expérience soit des adultes, soit des jeunes, dans la consommation qu’ils font du produit aujourd’hui? Autrement dit, est-ce qu’ils vont fumer plus ou moins parce que le produit, étant tellement plus fort qu’il l’a déjà été, les amène à fumer moins? Cette question générale s’adresse à vous trois.
Monsieur Brochu, j’ai une question au sujet de l’observatoire. J’ai constaté que certains pays sont beaucoup plus proactifs et transparents dans les données. Si je comprends bien, il y a une carence de données. Plusieurs organisations le font ressortir au Canada. À la rigueur, on aurait bénéficié d’un observatoire depuis plusieurs années ici.
M. Brochu : Contrairement à la prohibition, où le marché noir distribue une drogue qui contient de plus en plus un haut potentiel de THC, le marché légal pourra, lui, offrir une variété de produits, ce qui n’est pas nécessairement le cas actuellement.
De plus, lorsque nous faisons affaire sur le marché illicite, la personne qui vend le produit a tendance à nous en vendre davantage et peut-être à nous initier à d’autres produits, alors que le conseiller des ventes dans un commerce légal pourra, je l’espère, faire de la prévention et aussi mentionner les autres possibilités de produits. Or, les autres possibilités de produits ne seront pas les amphétamines ou les opioïdes, comme c’est le cas actuellement, ou encore la cocaïne.
[Traduction]
M. Fischer : Il existe ce que l’on appelle une loi d’airain de la prohibition, qui stipule essentiellement que, dans un marché illicite, pratiquement chaque produit est poussé jusqu’à son impact maximal. Dans le cas qui nous occupe, nous parlons de la puissance et de l’effet de substances psychoactives. C’est la question qui se pose avec le cannabis. Il existe à l’heure actuelle, sur le marché illicite, du cannabis très puissant et très nocif. L’une des raisons d’être de la légalisation est de pouvoir réglementer les produits en tenant compte de principes et d’objectifs de santé et, par conséquent, d’offrir des produits plus sécuritaires ou moins dommageables.
Parallèlement, j’aimerais profiter de cette question pour signaler le fait que la légalisation s’appliquera uniquement aux 18 ans et plus. Or, la consommation de cannabis est très répandue chez les moins de 18 ans et ces derniers continueront d’être à risque et d’être exposés aux produits illicites et nocifs de la rue, parce que la loi fera en sorte qu’ils ne pourront pas accéder à des produits légaux. Il est important de garder à l’esprit que les produits nocifs vont continuer de circuler et de constituer une menace pour beaucoup de jeunes.
Mme Jesseman : Brièvement, aux Pays-Bas, on surveille la teneur moyenne en THC du cannabis vendu dans les cafés. On a noté une forte augmentation pendant un certain temps, mais entre 2005 et 2015, il y a eu, en fait, une légère diminution, ce qui dénote un certain effet de nivellement que je trouve intéressant.
Pour ce qui est de l’une de vos autres questions, à savoir, je crois, si les personnes qui consomment un produit plus puissant en consomment moins, c’est une question qui a été examinée. Il existe un nombre limité de données qui semblent indiquer un certain titrage des doses, mais en général, cela se produit uniquement chez les consommateurs plus expérimentés et dans une proportion assez limitée. L’hypothèse est intéressante et mérite certainement une étude plus approfondie, mais pour le moment, il n’existe pas de preuves solides.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Monsieur Brochu, votre raisonnement m’épate. D’après un sondage mené dernièrement au Canada, la légalisation amènerait une augmentation d’environ 25 p. 100 de la consommation chez les personnes de 18 à 34 ans pour la faire passer du taux de consommation actuel de 30 p. 100 à un taux de consommation de 40 p. 100. En Norvège, par exemple, le taux de consommation est d’environ 3 p. 100, donc 10 fois moins élevé que celui du Canada; le Canada est donc le champion en matière de consommation de cannabis. Lorsque j’entends un ministre parler de légalisation du cannabis parce que beaucoup de jeunes en fument, lorsqu’on pose une question à un adjoint parlementaire à savoir quelle est la cible de consommation que le Canada devrait atteindre, et que la réponse est zéro, je me demande alors d’où vient ce raisonnement selon lequel parce que les jeunes en fument, nous allons légaliser le cannabis, plutôt que de le décriminaliser, ce qui est une contrainte majeure.
Lorsque 30 p. 100 des jeunes fument du cannabis et qu’on pense que cela va aller jusqu’à une proportion de 40 p. 100 des jeunes, l’enjeu fondamental de la société ne devrait pas être celui de la légalisation du cannabis, mais plutôt celui de comprendre quelles sont les causes de cette consommation à outrance, ne croyez-vous pas? Vous le savez, cela cause des problèmes énormes dans les communautés autochtones et dans les écoles secondaires en matière de décrochage scolaire. Le coût social est énorme pour les jeunes.
Ce projet de loi permettra la possession et la distribution chez les jeunes de 12 à 17 ans de 25 grammes de marijuana humide; ce qui me surprend, c’est que vous saluez cette légalisation comme une espèce de fête nationale. Est-ce que notre pays n’aurait pas dû chercher les causes de cette surconsommation au lieu de dire que, puisque les jeunes fument du cannabis, nous allons le légaliser?
M. Brochu : Je suis d’accord avec vous. Il faut chercher les causes de la surconsommation, mais la consommation récréative n’est pas nécessairement un problème en soi, si ce n’est actuellement que l’illégalité de cette consommation.
Permettez-moi de citer une étude qui a été effectuée par l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies. Vous savez probablement que, en Europe, des lois ont été plus restrictives dans certains pays et d’autres lois moins restrictives dans d’autres pays. L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies a suivi ces pays sur la prévalence, l’augmentation ou la diminution de prévalence de la consommation dans les pays où il y avait une augmentation de la restriction et dans les pays de faction plus libérale. Leur conclusion, bien sûr, est que, malheureusement, les politiques n’ont pas beaucoup d’impact sur la consommation et la prévalence de la consommation.
Toutefois, ce qui a un impact — et on le voit au Colorado et dans l’État de Washington —, c’est la commercialisation et le marketing liés à la légalisation. Si vous avez visité le Colorado ou l’État de Washington, vous savez qu’il y a un marketing très agressif qui, effectivement, est associé à l’augmentation de la consommation du cannabis. C’est pourquoi je salue le projet de loi C-45, dont la section 2 comporte une restriction assez importante.
Le sénateur Boisvenu : Vous disiez que, étant donné le fait que les jeunes achètent le produit dans la rue, il y a une tendance à la surconsommation. Cependant, si l’on autorise ces mêmes jeunes de 18 ans à posséder quatre plants de cannabis dans leur habitation, ne s’agit-il pas là aussi d’une incitation à consommer?
M. Brochu : L’accessibilité peut effectivement entraîner un lien avec la consommation.
Le sénateur Boisvenu : Le problème n’a pas trait à la légalisation; c’est un sujet pour lequel le gouvernement a toute légitimité. Le problème a trait à la façon dont cela se fait.
Ce qui me surprend dans votre mémoire, c’est que vous n’avez soulevé aucune faille à propos du projet de loi.
M. Brochu : Dans la section 2 du projet de loi, j’ai l’impression qu’il pourrait y avoir, particulièrement à l’intérieur des endroits où l’on vend du cannabis, une promotion du produit. À mon avis, nous devrions restreindre le plus possible cette promotion. J’aurais tendance à interdire la promotion, même à l’intérieur des endroits où nous vendons du cannabis.
[Traduction]
Le sénateur McIntyre : Merci à vous tous de vos exposés.
Madame Jesseman, dans vos notes d’allocution, vous abordez la question des considérations réglementaires telles que le prix et l’âge légal d’accès au cannabis. Outre ces considérations réglementaires, je comprends qu’il est également nécessaire d’adopter une approche globale et fondée sur des données probantes en matière de prévention et de sensibilisation de la population. Monsieur Fischer, je crois aussi comprendre que votre centre voit dans la légalisation une occasion d’établir une réglementation fondée sur des données probantes.
Dans cette optique, le vice-président du Groupe de travail pour la légalisation et la réglementation du cannabis, Mark Weir, a déclaré lors de sa comparution devant le comité de la Chambre chargé d’étudier le projet de loi C-45 qu’en raison de l’absence d’analyses exhaustives et de grande qualité sur le cannabis, les recommandations du Groupe de travail étaient « étayées par des données probantes » plutôt que « fondées » sur celles-ci. Est-il juste, de la part du vice-président, de faire une telle déclaration?
Mme Jesseman : Si vous demandez s’il faut accroître la recherche sur le cannabis et sur les effets des différentes considérations réglementaires...
Le sénateur McIntyre : Je parle de recherche fondée sur des données probantes et non seulement étayée par des données probantes.
Mme Jesseman : Malheureusement, si vous demandez à un chercheur s’il y a encore de la recherche à faire, la réponse est oui, absolument. Existe-t-il une base de connaissances sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour éclairer nos décisions réglementaires? Je pense que oui.
Pour ce qui est de la différence entre « fondé » sur des données probantes et « inspiré » par des données probantes, je dois admettre que je ne sais pas au juste quelle est cette différence ni dans quelle mesure vous accepteriez ces données, mais la réglementation de l’alcool a bien des choses à nous apprendre. Nous en avons tiré beaucoup d’enseignements. Nous avons fait bien des choses correctement, et d’autre moins bien. La politique des prix est vraiment à l’origine d’un grand nombre des recommandations que mon organisation formulerait dans ce domaine.
Pour ce qui est de la prévention et de l’information, il y a des preuves solides de ce qui fonctionne, et il n’est pas nécessaire de s’intéresser expressément au cannabis. Pour réduire la consommation de cannabis chez les jeunes, il faut vraiment faire de la prévention en amont, intervenir de façon précoce, prendre en considération les déterminants sociaux de la santé et intégrer la question du cannabis à une approche globale au lieu de se concentrer sur le seul cannabis. Il s’agit de commencer très tôt dans l’enfance et de mettre l’accent sur les facteurs de protection comme les stratégies d’adaptation et les modèles adultes positifs.
Nous pouvons nous appuyer sur beaucoup de preuves solides. Se fonder sur des preuves ou s’en inspirer? Nous en sommes à un point où nous tentons de tirer parti de notre mieux de ce qui est disponible.
M. Fischer : J’ai deux ou trois choses à dire. Indépendamment des différences sémantiques entre « fondé » et « inspiré », il est juste de dire que, tout d’abord, nous ne connaissons pas exactement tous les détails des conséquences de la légalisation. Cela demeure une expérience fondée sur des preuves ou inspirée par des preuves. Il y a bien des choses que nous ne constaterons qu’au fur et à mesure.
Quoi qu’il en soit, nous avons préconisé une légalisation encadrée par une réglementation stricte fondée sur deux séries de données. Il y a notamment les conséquences négatives de l’interdiction, surtout pour les jeunes, et les données sur ces conséquences négatives sont considérables. Deuxièmement, nous nous sommes inspirés de beaucoup de données sur la réglementation du tabac et de l’alcool, et sur les expériences liées à d’autres drogues. Si on tient compte de tous ces éléments, il est juste de présumer que la légalisation assortie d’une réglementation stricte servira mieux la santé publique que le statu quo actuel. Il y a encore beaucoup de choses à comprendre, mais au total, c’est la voie la plus prometteuse pour l’avenir.
À propos de règlements et d’interventions fondés sur des faits, il s’agit d’utiliser les meilleures données pour assurer la prévention, de fournir un traitement aux personnes qui auront des problèmes — et il y en a et il y en aura qui auront des problèmes en ce qui concerne le cannabis — et de faire de notre mieux pour prévenir les effets aigus sur la santé publique et les méfaits comme la conduite avec facultés affaiblies par le cannabis, la prévention de ce comportement et sa détection sur les routes. Autrement dit, il faut utiliser la meilleure panoplie de moyens fondés sur des données probantes pour intervenir auprès des personnes qui décident de consommer du cannabis et réduire les risques et les conséquences négatives. C’est essentiellement ce que doit faire la légalisation. Si elle réussit à cet égard, on peut espérer qu’elle réduira le fardeau global des répercussions négatives sur la santé publique.
Le sénateur McIntyre : Vous conviendrez tous les deux qu’il s’agit d’une déclaration vigoureuse de la part du vice-président du groupe de travail. À lire cette déclaration, j’ai l’impression que le projet de loi C-45 ne s’appuie pas sur des recherches complètes et de qualité au sujet de la légalisation du cannabis. C’est mon impression. Je me trompe peut-être.
M. Fischer : Je ne suis pas tout à fait d’accord. Il y a clairement des lacunes dans les connaissances, comme il y en a, par exemple, dans ce que nous savons des substances comme l’alcool et le tabac. Si le critère d’évaluation est que nous ne devrions avoir un produit légal que si nous possédons toutes les données scientifiques disponibles, ces deux produits ne seraient pas légaux aujourd’hui non plus. Il y a maintenant pas mal de connaissances qui nous donnent une orientation générale : quels sont les types de cannabis préférables, où nous devons faire preuve de prudence et quelles interventions devons-nous proposer? Il y a suffisamment de données scientifiques — et je dis cela en tant que scientifique — pour aller de l’avant avec l’expérience de la légalisation encadrée par une réglementation stricte pour préserver la santé publique, dans la mesure où les résultats et les développements sont rigoureusement surveillés, évalués et, au besoin, ajustés.
[Français]
Le sénateur Carignan : J’ai deux questions à poser. La première s’adresse à M. Fischer. Je partage plusieurs des points que vous avez soulevés quant à la nécessité de prévoir une réglementation stricte, particulièrement en ce qui concerne la culture à domicile. Est-ce que vous pouvez apporter des précisions? Vous disposiez de peu de temps dans votre introduction. Pourquoi, selon vous, la culture à domicile n’est-elle pas souhaitable?
[Traduction]
M. Fischer : Je le répète, plusieurs raisons font que ce n’est pas souhaitable sur le plan de la santé publique.
Tout d’abord, si on autorise la culture à domicile, on renonce à réglementer efficacement ce qui se passe vraiment à la maison. Pour le faire, il faudrait envoyer des inspecteurs ou des membres de forces de l’ordre dans les maisons privées, ce qui ne peut se faire que dans des circonstances exceptionnelles. Une fois cette culture autorisée, on ne peut plus vraiment savoir ce qui se passe dans les maisons privées.
Deuxièmement, la grande majorité des Canadiens ne vivent pas dans de grandes demeures aux nombreuses pièces où ils auraient une aile réservée au cannabis, séparée des principaux quartiers d’habitation où la plupart des gens cohabitent avec des enfants, un conjoint et d’autres personnes qui seront exposés à la culture du cannabis. Si on veut assurer un environnement salubre, notamment, ce n’est tout simplement pas très sain. Du reste, nous ne pratiquerions pas d’autres productions non plus. Il y a bien une exception pour la production d’alcool à la maison, et les gens en produisent dans leur garage, leur sous-sol ou ailleurs, mais nous ne fabriquerions pas de produits pharmaceutiques à la maison. Dans l’intérêt de la santé publique, cette activité est réservée à des experts de l’industrie dans le cadre d’une réglementation.
Troisièmement, c’est tout simplement une occasion trop facile de détourner cette production. Le cannabis n’est pas vraiment une culture très difficile qui demanderait beaucoup de connaissances, de grands moyens de production ou beaucoup d’interventions pour obtenir le produit final. La culture chez soi est trop propice à un détournement à grande échelle, ce que nous voulons aussi éviter.
Autrement dit, ce n’est vraiment pas une bonne idée. Nous devrions utiliser les systèmes de vente au détail qu’on est en train de mettre en place. En fait, j’ai déjà de sérieuses réserves au sujet de la disponibilité en ligne, où il n’y a pas de contact entre détaillant et consommateur. Je comprends pourquoi on propose ce mode de distribution; il y a beaucoup de collectivités éloignées ou de détaillants à l’extérieur des centres urbains où le produit n’est pas facile d’accès.
Globalement, pour plusieurs raisons, la culture à domicile dans un cadre de santé publique strictement réglementé est une vision trop romantique de ce que devraient être la production et la culture du cannabis au Canada, et ce n’est pas une bonne idée du point de vue de la santé publique.
[Français]
Le sénateur Carignan : Croyez-vous qu’on devrait limiter le taux de THC?
[Traduction]
M. Fischer : Je vais répondre rapidement. C’est une question délicate. Nous savons, d’après les données recueillies, que les produits à teneur élevée en THC sont plus susceptibles d’entraîner des problèmes aigus ou à long terme chez les consommateurs, peut-être plus que les produits à faible teneur en THC. Idéalement, nous pourrions amener les gens à utiliser des produits à faible risque, c’est-à-dire des produits à faible teneur en THC.
Par ailleurs, et cela vaut pour bien d’autres sujets qui sont débattus ici, si nous réglementons trop, nous risquons d’en arriver à ce que j’ai évoqué dans ma déclaration liminaire. Les marchés illégaux existent déjà pour bon nombre de ces produits. Si nous imposons une réglementation trop lourde, nous pourrions simplement pousser les consommateurs à se tourner vers les marchés illégaux et non réglementés, ce qui serait la conséquence peu souhaitable et plutôt néfaste d’une réglementation excessive.
Nous devons trouver un juste équilibre en essayant d’informer les gens et d’imposer des restrictions pour qu’ils évitent les produits dangereux, mais sans aller trop loin, au risque d’inciter les consommateurs à retourner sur le marché noir illégal où ces choses-là sont facilement et abondamment disponibles.
Mme Jesseman : Je suis essentiellement du même avis. C’est l’un des points pour lesquels nous pouvons nous inspirer de l’expérience de l’alcool. Nous pouvons envisager un prix unitaire au volume ou un prix minimum là où les taxes sont plus élevées, par exemple, sur les spiritueux que sur la bière. Le recours à ces leviers du marché pour encourager l’utilisation de produits à faible risque est une chose à envisager, encore une fois, pour aider à trouver l’équilibre entre la reconnaissance du fait que lorsqu’il y a une demande du marché qui n’est pas comblée par des marchés réglementés assujettis à un contrôle de la qualité, il y aura un marché illégal prêt à répondre à cette demande.
Le sénateur Carignan : Je comprends qu’il puisse y avoir une limite, mais il nous faut trouver un bon équilibre.
Mme Jesseman : Il s’agit de trouver le juste équilibre. Compte tenu de la façon dont les règlements sont mis en place — par exemple, une limite de 1 gramme par portion de matière sèche dans les joints déjà préparés, de 10 milligrammes de THC dans tout produit et de 30 milligrammes par millimètre d’huile — et de l’examen de chaque produit, le taux raisonnable pour les produits est une façon sensée de s’y prendre. Au fur et à mesure que la réglementation évoluera et que de plus en plus de produits seront proposés, nous devrons voir ce qui est raisonnable, en fonction des produits offerts, du point de vue du contrôle de la qualité et de la sécurité des consommateurs.
Le sénateur Pratte : Monsieur Fischer, vous avez utilisé à quelques reprises le terme « expérience » à propos du projet de loi C-45. Je dois dire que ce terme me met un peu mal à l’aise. J’espère que le gouvernement ne fait pas une expérience gigantesque avec les Canadiens. Voyez-vous vraiment cela comme une énorme expérimentation? Je constate que la prohibition ne fonctionne pas et que la légalisation présente des avantages probables. C’est ainsi que je vois les choses. Qu’en pensez-vous? Pourquoi utilisez-vous le terme « expérience »?
M. Fischer : Je ne suis pas un homme politique, alors je peux le faire sincèrement et honnêtement. Je crois vraiment que c’est une expérience. En fait, je n’utilise pas ce terme de façon négative. Je pense que c’est une expérience qui est entreprise pour une bonne raison. Toutefois, elle n’a pas encore été faite dans le contexte canadien ni dans un contexte comparable, et les variables sont nombreuses, comme l’a souligné mon collègue, M. Brochu, des variables qui n’ont pas été vérifiées au Canada. Nous avons réuni nos meilleures connaissances, nos meilleures données et nous avons proposé des idées. Toutefois, ce qui va se passer globalement et la façon dont cela va se passer est sans précédent, et rien ne nous dit quels seront les résultats. C’est pourquoi je parle d’expérience, dans la meilleure tradition scientifique. C’est une expérience qui, comme je l’ai dit plus tôt, aura d’importantes ramifications. Nous exercerons une surveillance rigoureuse et nous évaluerons à diverses fins ce qui se passe, nous verrons comment les différentes variables de la loi, de la réglementation et du comportement des consommateurs influencent les résultats.
Je crois fermement que nous devrons inévitablement agir sur bon nombre de leviers qui influencent les résultats. Voici un exemple. En tant que chercheur, je suis de très près ce qui se passe au sujet de la réglementation de la distribution au détail. À certains endroits, il pourrait y avoir une réglementation excessive qui risque d’éloigner beaucoup de gens des points de vente au détail légaux et de la distribution légale, ce qui serait un problème fatal pour les chances et la réussite de la légalisation parce que les consommateurs continueraient tout simplement d’avoir accès au cannabis illégal du marché noir, où nous ne voulons pas qu’ils achètent leur cannabis. C’est peut-être ce qui se passera à cause d’une réglementation excessive pourtant proposée dans un bon esprit. Nous devons surveiller ces choses, comprendre empiriquement ce qui se passe et pourquoi, et nous pourrons revenir à l’expérience et apporter des modifications.
Ne prêtez pas à ce terme une connotation négative. C’est un terme positif, globalement. C’est quand même une expérience.
Le sénateur Pratte : Mme Jesseman, dans l’une de vos recommandations, vous proposez que nous adoptions une approche de précaution, étant donné qu’il est plus difficile de resserrer les restrictions que de les assouplir après leur mise en œuvre. Pourriez-vous préciser votre pensée dans le contexte particulier du projet de loi C-45?
Mme Jesseman : Dans le contexte du projet de loi C-45, le meilleur exemple qui me vient à l’esprit est celui de la commercialisation et de l’étiquetage. Il s’agirait d’être assez restrictif à l’égard de la commercialisation, de l’image de marque des emballages et de la publicité, encore une fois en raison du lien entre les niveaux d’utilisation et le degré de commercialisation. Ce sont des choses que nous avons très clairement observées au Colorado.
Le Colorado est un excellent exemple de la difficulté d’imposer des restrictions après coup. Lorsqu’on y a proposé des produits comestibles, il y avait une limite à la quantité de THC par dose, mais il n’y avait pas de limite à la taille de l’emballage. Il était donc possible d’avoir un seul brownie avec 10 doses qu’on devait normalement couper en 10 morceaux. Il a été pris note de la difficulté, mais il a fallu deux ans pour modifier les règlements afin d’imposer des doses plus raisonnables, et il y a eu beaucoup de poursuites judiciaires entre le gouvernement et les producteurs en raison des coûts inhérents à la modification de la production.
La sénatrice Batters : Monsieur Fischer, je vous remercie de vos observations et de votre déclaration liminaire. Vous dites, au nom du CTSM, que la proposition du gouvernement fédéral voulant autoriser quatre plants de marijuana par ménage au Canada devrait être retirée du projet de loi. Je suis tout à fait d’accord sur cette recommandation. À mon avis, il n’est guère cohérent d’autoriser la culture de quatre plants de marijuana dans chaque foyer tout en prétendant vouloir protéger les enfants.
Je remarque également qu’il a été un peu bizarre que, lorsque la Chambre des communes a étudié ce projet de loi, la principale modification apportée à cette disposition particulière visait simplement à supprimer les exigences relatives à la hauteur des plantes. À mon avis, ce n’est pas très sérieux et ce n’est pas tellement utile pour les enfants.
Je suis très préoccupé, monsieur Fischer, par le fait que, tout au long des efforts déployés par le gouvernement pour légaliser la marijuana, de nombreux jeunes au Canada, en l’absence d’une campagne d’éducation publique correcte, commencent à percevoir la marijuana comme relativement inoffensive. Nous avions déjà la marijuana à des fins médicales, puis le gouvernement fédéral a manifesté l’intention de légaliser le cannabis. Le premier ministre a même admis avoir fumé de la marijuana lorsqu’il était député.
Monsieur Fischer, pourriez-vous profiter de cette occasion pour rappeler aux Canadiens les dangers de la consommation de marijuana, que vous qualifiez à juste titre de psychotrope? Toute cette banalisation m’inquiète. Beaucoup de jeunes Canadiens ne croient même pas qu’on puisse devenir dépendant de la marijuana. Je voudrais que vous parliez du risque de dépendance, du nombre élevé d’admissions en traitement pour consommation de marijuana et des hospitalisations liées à ce produit, qui deviennent bien trop fréquentes.
M. Fischer : Il est très bien établi que le cannabis comporte un risque aigu et à long terme pour la santé. Il y a beaucoup de dangers, que je ne vais pas répéter, mais ces risques existent certainement.
En même temps, je tiens à souligner que, tout d’abord, les risques de préjudice liés à la consommation de cannabis dépendent en grande partie de qui consomme quoi, où et quand. C’est une occasion en or de sensibiliser les gens aux risques et aux préjudices que les utilisateurs eux-mêmes peuvent modifier par leurs choix. C’est ce que nous avons fait, par exemple, avec les lignes directrices, scientifiquement fondées, sur la consommation de cannabis à faible risque qui ont été lancées et qui sont mises en place partout au Canada. Il faut proposer une information honnête et directe.
Deuxièmement, pour revenir à ce que vous disiez au sujet des perceptions erronées au sujet des risques liés au cannabis ou à sa banalisation, je pense que le mal est déjà fait. C’est en partie un effet de la prohibition. Il y a eu des messages erronés au sujet du cannabis, principalement à l’intention des jeunes, dont beaucoup se sont rendu compte qu’on avait exagéré les risques et les méfaits relatifs du cannabis, au point qu’ils ont décidé que ce n’était pas scientifiquement ou objectivement justifié. Ils ont réagi contre ces messages mal inspirés. C’est de là que viennent bon nombre des perceptions erronées au sujet des risques et des préjudices dans le contexte de la prohibition.
Le troisième point concerne, bien sûr, l’alcool et le tabac ou d’autres substances légales, y compris les médicaments d’ordonnance. Il y a aussi un énorme besoin et une demande d’information réaliste à l’égard de ces substances. Si nous avions des mesures semblables pour l’alcool et le tabac aujourd’hui, surtout en ce qui concerne les risques pour les jeunes, nous ne pourrions probablement pas rendre ces drogues légales non plus.
Nous devons, en santé publique, voir les risques et les méfaits de ces substances psychoactives dans un cadre réaliste et global. Elles comportent toutes des risques et peuvent occasionner des préjudices. Dans beaucoup de cas, les choix des utilisateurs, la nature des produits et les règlements peuvent avoir une influence. Dans une approche globale de la santé publique à l’égard des substances psychoactives, nous devons faire de notre mieux pour prévenir, sensibiliser, restreindre, réglementer…
La sénatrice Batters : Je voudrais que vous profitiez de l’occasion pour dire aux jeunes Canadiens que cette drogue peut créer une forte dépendance. Elle cause des préjudices importants. Je suis sérieuse. Je ne pense pas qu’ils comprennent ce message. Vous pensez peut-être qu’on est allé trop loin et que c’est la raison pour laquelle ils ne saisissent pas le message, mais il reste que le message ne passe pas. Il n’y a pas de campagne de sensibilisation. Je voudrais que, par l’entremise du comité, aujourd’hui, vous parliez des risques de dépendance de la marijuana, du risque de devoir se faire admettre en traitement ou de se faire hospitaliser, par exemple.
M. Fischer : Je suis généralement tout disposé à le faire. Le cannabis est une substance psychoactive qui comporte des risques de préjudices aigus et chroniques pour la santé, tout comme l’alcool et le tabac. Idéalement, les gens s’abstiendraient de consommer toutes ces substances ou retarderaient leur utilisation le plus tard possible dans la vie, mais l’atténuation des risques dépend aussi beaucoup de ceux qui les consomment, de la façon dont ils les consomment et du choix des produits utilisés pour atténuer ces risques. Idéalement, les jeunes obtiendront une information honnête sur toutes ces choses de façon systématique et complète.
Le sénateur Sinclair : Comme il s’agit d’une question ouverte, n’importe lequel d’entre vous qui le souhaite peut y répondre. Cela a trait aux objectifs généraux de la loi. Êtes-vous en mesure de commenter les renseignements inspirés de données probantes ou fondés sur des données probantes dont vous disposez pour déterminer si les préjudices et les répercussions liés à la poursuite des jeunes pour possession simple sont supérieurs ou inférieurs aux préjudices et aux répercussions liés à la légalisation du cannabis au Canada? Avez-vous une opinion ou un commentaire à ce sujet?
[Français]
M. Brochu : Il est certain qu’avoir un casier judiciaire est un très mauvais départ pour un consommateur de cannabis. Selon les réflexions scientifiques, habituellement, un consommateur de cannabis n’est pas en soi un criminel. Bien sûr, il faut un contrôle, mais le contrôle pénal ne semble pas être le contrôle adéquat pour les simples consommateurs. Je dis bien « les simples consommateurs ». On ne parle pas des trafiquants. Dans le projet de loi C-45, il y a des articles qui s’adressent aux trafiquants et qui vont demeurer. Mais le simple consommateur de drogues, à mon avis, n’est pas un délinquant. Au pire, c’est un malade, parce qu’il est dépendant, mais que ce soit pour le loisir ou la maladie, le contrôle pénal n’est pas un contrôle adéquat.
[Traduction]
M. Fischer : J’aimerais ajouter une observation d’ordre général. La consommation de substances, quelle qu’elle soit, ne devrait pas être considérée comme une question pénale. La consommation et la possession devraient vraiment être considérées comme une question de santé, que ce soit au niveau de la prévention, du traitement ou d’autres types d’interventions. Cela est encore plus vrai dans le cas des jeunes, chez qui le cycle de déviance ou de stigmatisation et de criminalisation avec déviance secondaire peut, au bout du compte et dans bien des cas, créer beaucoup plus de tort que ce qui est réellement en jeu avec la consommation proprement dite. Je pense que nous devons accepter le fait que les interventions pénales ou les contrôles punitifs en matière de consommation de substances ne vont pas dans le sens de quelque forme que ce soit de mesures de santé publique ou d’interventions axées sur la prévention, et qu’ils sont très préjudiciables ou potentiellement préjudiciables, surtout pour les jeunes.
J’ajouterai à ce commentaire les préoccupations que j’ai au sujet de ce qui arrivera dans les faits aux personnes de moins de 18 ans, chez qui les taux de consommation de cannabis sont également élevés. Dans les dispositions actuelles que j’ai vues pour l’Ontario, le libellé n’était pas tout à fait clair. Oui, on parle de possession de 5 grammes, mais on parle aussi de participation des forces de l’ordre et de la police à la déjudiciarisation ou à l’éducation. Nous savons que cela, surtout avec le pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre, peut souvent mener à une dynamique qui augmente les risques que les gens entrent en contact avec le système de justice pénale.
Indépendamment des dispositions juridiques concernant le cannabis légal, et même dans le cas des mineurs qui consomment du cannabis, nous devons éviter à tout prix que des gens soient exposés aux risques d’entrer dans le système de justice pénale, mais nous devons d’abord et avant tout faire en sorte de considérer cela comme une question sociale et de santé et laisser les organismes compétents s’en occuper, sans que cela devienne l’affaire de la police, même dans un contexte amical ou sous le couvert d’interventions plus bienveillantes.
Mme Jesseman : J’ajouterais à ce que mes collègues ont dit qu’il est important de reconnaître que, pour les jeunes qui consomment du cannabis de façon préjudiciable, il y a souvent d’autres facteurs associés à cette consommation et que nous devons en profiter pour nous attaquer à ces autres facteurs de risque et pour créer des facteurs de protection. Nous devons reconnaître qu’il y a actuellement des lacunes dans le système, qui rendent cela difficile. Il y a plusieurs aspects au problème et, en particulier, des lacunes pour les jeunes Autochtones, que vous connaissez sans doute, ainsi que pour les jeunes qui, par exemple, sont à l’âge de faire la transition entre les services de protection de l’enfance ou de la jeunesse et les services aux adultes. Je sais que ce sont là deux défis particuliers. Nous devons aussi avoir les ressources nécessaires pour identifier les jeunes à risque et intervenir à un âge précoce, au moment où nous avons encore le plus grand potentiel de prévenir d’autres préjudices.
[Français]
La sénatrice Dupuis : À la suite de ce que vous venez de dire, j’aimerais vous poser une question. Le message au sujet de la promotion est très important, mais il est aussi important de faire de la prévention. Des gens présentent la légalisation comme le monstre à venir. Ce qui me frappe, c’est le fait que les jeunes — les gens que vous voyez ou traitez — qui consomment dans le contexte de la criminalisation n’ont aucun discours de sensibilisation. Ils ne savent même pas que c’est dangereux. Une enquête a été menée par un organisme fédéral où les jeunes disent être portés à fumer parce qu’ils veulent faire comme leurs amis et leur famille. Ils reçoivent un très mauvais message de sensibilisation de la part de leurs pairs, de leurs amis et peut-être de leur famille. Il me semble qu’il y a beaucoup de complaisance jusqu’ici de la part des écoles et des parents dans l’absence d’éducation et de sensibilisation aux dangers, et que, tout à coup, on se dit que si on commence à en parler, ça va devenir un vrai problème. J’aimerais savoir ce que vous pensez de cette situation.
[Traduction]
Mme Jesseman : C’est certainement quelque chose que nous avons entendu lors des consultations avec les jeunes. Ils veulent avoir ces discussions avec des adultes et ils veulent recevoir de l’information exacte, mais on leur fait souvent des sermons et ils sont confrontés à des jugements qui enlèvent du poids aux messages qu’ils entendent. On utilise aussi des tactiques de peur qui n’ont pas d’effet sur eux et qui ne correspondent pas à ce qu’ils constatent chez leurs amis. Ils vont donc sur Internet et sur Google pour obtenir l’information dont ils ont besoin.
Cela nous a appris que nous devons, d’une part, aider les jeunes à développer leur esprit d’analyse critique. S’ils obtiennent de l’information sur Internet, comment en évaluent-ils la validité? De plus, nous devons fournir à ceux que nous appelons les alliés des jeunes — parents, enseignants, entraîneurs, médecins — les outils dont ils ont besoin pour avoir des conversations ouvertes, impartiales et factuelles avec eux. Nous savons qu’ils n’ont pas beaucoup de ressources pour le faire, mais je suis très heureuse de dire que mon organisation, le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, travaille à l’élaboration des outils nécessaires qui, nous l’espérons, seront disponibles dans un proche avenir.
[Français]
M. Brochu : Je pense effectivement que c’est très important. Il faut discuter avec les jeunes et, comme ma collègue vient de le dire, pas n’importe comment. Les États-Unis ont eu des programmes où il s’agissait de faire peur et de dire non aux drogues. Les recherches sont très claires : ça ne fonctionne pas. Il faut avoir un message crédible et ne pas exagérer les conséquences. Les conséquences sont là et elles sont assez importantes. Donc, il s’agit de ne pas avoir peur et de tenter de retarder le plus possible l’âge d’initiation. Les gens qui développent le plus de problèmes sont ceux qui consomment à un très bas âge et qui consomment beaucoup. Donc, les deux cibles de la prévention, lorsqu’on en parle, sont d’essayer de retarder le plus possible l’âge d’initiation et de réduire le plus possible la fréquence de consommation.
[Traduction]
M. Fischer : De plus, à bien des égards, l’éducation dans un contexte d’interdiction nuisait plutôt que d’aider parce qu’elle reposait sur des renseignements exagérés ou trompeurs. Il y a certainement un besoin important d’information réaliste et factuelle sur les risques et les préjudices pour les jeunes en matière de prévention primaire.
En même temps, la législation a pour avantage que, dans une certaine mesure, elle laissera les principaux responsables de l’information et de l’éducation des jeunes qui choisissent de consommer du cannabis libres de les informer de la façon la plus sécuritaire de le faire ou de réduire certains des risques. C’est un peu comme l’éducation sexuelle à l’école. Idéalement, les jeunes devraient rester à l’écart de tout cela et éviter les risques le plus longtemps possible, mais cela demeure une réalité dans le comportement et la culture des jeunes. Nous avons besoin d’éducateurs, de pairs et de parents capables de fournir des renseignements réalistes et objectifs sur les risques et les préjudices, sans crainte de répercussions, ainsi que sur ce qu’il est possible de faire pour réduire les risques de préjudices pour ceux qui décident d’emprunter cette voie et de faire l’essai du cannabis ou d’en consommer.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je tiens à remercier nos trois témoins d’être encore ici à 18 h 55. Vos commentaires sont très pertinents et nous vous sommes reconnaissants pour tout ce que vous faites pour le comité. Je vous considère comme trois experts. Vous êtes à l’écoute des préoccupations des jeunes, surtout sur le plan de la prévention.
Le projet de loi sur la légalisation de la marijuana doit accorder une grande attention aux jeunes. Vous l’avez dit, monsieur Brochu, plus on commence tôt, plus l’habitude est prise et plus les risques de maladies sont élevés. Des rapports publiés au Québec révèlent que les risques sont là.
J’aimerais vous proposer trois amendements qu’on pourrait apporter au projet de loi, et j’aimerais savoir s’ils feraient l’unanimité parmi vous. Premièrement, il faudrait interdire la culture de plants de cannabis à la maison. On a constaté que cette pratique avait une incidence sur la consommation des jeunes. Deuxièmement, il faudrait interdire la possession de marijuana chez les jeunes âgés de 12 à 17 ans, soit 25 grammes de marijuana sèche. Troisièmement, il s’agirait d’utiliser l’argent récolté de toutes les amendes pour créer un fonds dédié à la prévention et à la désintoxication. C’est une grosse facture pour les familles qui doivent envoyer leur jeune de 16 ou 17 ans intoxiqué par la marijuana dans un centre de désintoxication. Cela représente des milliers de dollars et, souvent, l’État ne peut pas financer ces traitements. Bref, voici donc mes trois recommandations : Interdiction de possession à la maison, interdiction pour le jeune de posséder la marijuana...
Le président : Vous avez dit possession, mais il s’agit de cultiver des plants.
Le sénateur Boisvenu : Oui. Puis, faire en sorte que l’argent récolté avec les amendes soit dirigé vers un programme national d’éducation et de désintoxication. Seriez-vous favorables, lous les trois, à ces trois mesures?
[Traduction]
M. Fischer : Je suis en faveur de la première. Je suis également pour la troisième, mais je vous souhaite bonne chance, car les politiciens n’aiment généralement pas affecter des revenus à des causes précises. Je pense que ce serait pour les bonnes causes.
Le sénateur Boisvenu : Nous le faisons pour les actes criminels. Lorsqu’il y a infraction, une partie va à la victime.
M. Fischer : On voit cela dans le domaine du jeu et dans certaines régions. Si cela se produisait, ce serait très bien.
Si je vous ai bien compris, dans le deuxième cas, vous voulez interdire complètement la possession aux jeunes?
Le sénateur Boisvenu : Comme maintenant — pour les moins de 18 ans.
M. Fischer : C’est là que je ne suis pas d’accord avec vous. En fait, je préconise le contraire. Même avec la légalisation, il demeure très probable, et je parle un peu ici de ce que je crois être une promesse un peu hasardeuse du côté politique, que la légalisation n’éliminera pas la consommation de cannabis chez les jeunes. C’est une promesse complètement irréaliste. Pourquoi cela se produirait-il?
Nous aurons probablement des taux de consommation de cannabis assez élevés chez les jeunes, même après la légalisation. Ce sont les personnes les plus vulnérables. Cela fait partie de leur sous-culture et cela continuera d’être le cas. Comme je l’ai dit tout à l’heure, le recours au droit pénal et aux sanctions pénales, surtout pour les jeunes, les personnes vulnérables, pour régler les problèmes de toxicomanie est non seulement inefficace, mais il comporte aussi une large part de préjudices collatéraux non souhaités en ce qui a trait à la criminalisation et à la stigmatisation.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je ne criminaliserais pas. Il y aurait une approche plus pénale.
[Traduction]
M. Fischer : Que feriez-vous alors avec eux?
Le sénateur Boisvenu : Je saisirais la drogue. Des jeunes vont se présenter à l’école en disant : « J’ai le droit, parce que la loi dit que je peux avoir 5 grammes. »
M. Fischer : Tout cela dépend beaucoup des mesures qui seront prises. Si on se contente de saisir la drogue, c’est une chose, mais si la police est appelée, les noms sont enregistrés, il peut y avoir déjudiciarisation ou d’autres types d’intervention…
Le sénateur Boisvenu : Il faudra un message fort pour que les enfants sachent qu’il s’agit d’une drogue.
M. Fischer : Oui, mais amener les gens dans le système judiciaire et leur imposer des sanctions va au-delà du message. Pour les jeunes, les effets secondaires, non voulus et néfastes, peuvent être énormes. Dans bien des cas, ils peuvent l’emporter sur les risques et les préjudices réels liés à la consommation proprement dite. Avec ce groupe, nous devons miser fortement sur la prévention et l’éducation, et non sur des interventions axées sur la justice pénale.
[Français]
M. Brochu : M. Fischer a bien répondu à la question. Je mettrais l’accent sur la prévention et les messages d’information. Il faudrait que le gouvernement en fasse davantage actuellement en matière de prévention et de campagnes d’information. Il faut dire aux jeunes que nous ne légalisons pas le cannabis, parce que c’est bon d’en consommer, mais parce que nous pensons que c’est une meilleure façon de contrôler le produit. Il reste quand même que ce produit a des effets qui pourraient être néfastes, particulièrement chez les jeunes. Il faut communiquer cette information et, à mon avis, on ne le fait pas suffisamment. On parle beaucoup de légalisation. Les jeunes peuvent penser que, puisqu’on le légalise, c’est un bon produit. Non, ce n’est pas le cas. On légalise le cannabis pour assurer un meilleur contrôle. Il faut le dire et le répéter et, à mon avis, nous ne le faisons pas suffisamment à l’heure actuelle.
[Traduction]
Le président : C’est là où se situe le dilemme dans ce projet de loi parce que, comme vous le savez, le gouvernement l’a proposé dans un contexte d’utilisation à des fins récréatives. Le terme récréatif ne rime pas avec préjudices. Il rime plutôt avec loisirs, amusement, divertissement, relaxation. Cela va tout à fait à l’encontre du message que nous devrions marteler selon vous, à savoir qu’il s’agit d’un produit dangereux. Toutefois, il est utilisé à des fins récréatives. C’est là que j’ai l’impression qu’il y a une contradiction dans le message. Nous essayons de vendre le projet de loi tout en disant : « Nous allons vous vendre l’idée, mais ne l’achetez pas. » C’est essentiellement ce dont il s’agit. On donne d’une main et on reprend de l’autre. C’est la raison pour laquelle j’estime que ce projet de loi comporte une sorte d’approche schizophrène.
[Français]
M. Brochu : Mais, en même temps, de mon point de vue, il est clair que la légalisation est moins problématique que la criminalisation des simples usagers. Il n’en demeure pas moins aussi que la grande majorité des usagers de cannabis actuellement n’en développe pas une dépendance. Il faut aussi garder en tête qu’il est possible de consommer du cannabis d’une façon récréative et expérimentale qui ne mène pas non plus à la consommation d’autres substances.
[Traduction]
Le président : Oui, à condition qu’on ne parle pas d’enfants de 12 ans. Je ne suis pas un expert, mais, d’après ce que j’ai vu dans mon cercle familial, si vous commencez à fumer à 15 ou 16 ans et qu’il n’y a pas de contrôle sur le niveau de THC, et que vous fumez des produits contenant 70 p. 100 de THC, des dommages au cerveau risquent de se produire rapidement. Cela aura une incidence sur la capacité des jeunes de se concentrer à l’école. Les jeunes qui fréquentent une école où on ne s’occupe pas d’eux parce qu’ils sont plus lents à apprendre finiront par ne plus aller à l’école. L’école ne voudra plus d’eux parce qu’ils sont un boulet pour le reste de la classe. Ils seront donc marginalisés. Puis, ils essaieront autre chose. Où cela les mènera-t-il? À des problèmes sociaux majeurs pour le reste de leur vie. Ce n’est pas sérieux.
[Français]
M. Brochu : C’est très sérieux. Heureusement, ce n’est qu’une petite proportion des consommateurs qui sont dans cet état. Par contre, il est important de faire des messages préventifs.
[Traduction]
Le président : Je reviendrai à cela plus tard, car j’ai trois petites questions.
[Français]
Le sénateur Carignan : On est dans une approche de santé publique. Je crois au principe de précaution. Donc, en matière de santé publique, une fois que le dentifrice est sorti du tube, il est difficile de l’y remettre. Je suis pour une approche plutôt par étape. Ne devrait-on pas décriminaliser la simple possession comme première étape, et ensuite faire tous les messages de prévention, d’investissements, de promotion, de soin? La légalisation ne va pas de pair avec les efforts en faveur de la prévention. On peut mettre des énergies sur la prévention, sans légaliser. Donc, est-ce qu’on ne devrait pas tout d’abord décriminaliser la simple possession et investir des sommes importantes dans la prévention, le traitement et la sensibilisation et en observer les effets?
Nous avons une position opposée sur la légalisation; je suis en défaveur et vous êtes en faveur. Si, dans cinq ans, vous êtes dans l’erreur, comment retournerons-nous en arrière? Si c’est moi qui suis dans l’erreur, on pourrait aller vers la légalisation et dire que M. Brochu avait raison. Par contre, dans cinq ans, si c’est moi qui ai raison, on ne pourra pas retourner en arrière. Ne trouvez-vous pas qu’on devrait y aller par étape?
M. Brochu : C’est un choix que plusieurs pays européens ont fait de décriminaliser la possession de marijuana. Le Portugal a même décriminalisé toutes les drogues, pas seulement le cannabis. C’est leur choix. Le choix de la légalisation est davantage le choix de certains États américains et de l’Uruguay. Maintenant, cela nous concerne. Le gros problème avec la décriminalisation, c’est que certains se disent que, puisque la consommation est légale, ils vont en consommer. Par contre, qui reçoit les profits de cette consommation? Ça demeure le crime organisé. Et il n’y a pas plus de contrôle de la qualité du produit, donc on peut mettre autant de pesticides qu’on veut dans le produit pour qu’il croisse plus rapidement. On ne sépare pas le marché du cannabis des autres marchés illicites et le crime organisé engrange les profits. Donc, il y a quand même des limites à la décriminalisation.
Le sénateur Carignan : Et la Norvège?
M. Brochu : Quelle est la question?
Le sénateur Carignan : La Norvège a le plus bas taux de consommation chez les jeunes.
M. Brochu : Oui. Les taux de prévalence sont souvent très contextuels, et M. Fisher nous en a parlé. J’en ai parlé lorsque j’ai mentionné l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies qui disait que les politiques ont très peu d’impact sur la prévalence. Il y a beaucoup d’autres facteurs, et on aimerait avoir un impact sur la prévalence, mais beaucoup trop de facteurs sont en jeu. Ainsi, on ne peut pas dire qu’on va prendre le modèle de la Norvège et l’appliquer ici afin de trouver une réponse à toutes nos questions.
Le sénateur Carignan : Non, mais sans faire du « copier-coller », il y a quand même moyen de s’inspirer de politiques qui ont fonctionné. En Islande, c’est ce qu’ils ont fait. Je comprends que c’est un pays plus petit, mais ils sont passés de 25 p. 100 à 4 p. 100 ou 5 p. 100, comme la Norvège, en investissant dans la prévention dans les écoles et dans des activités sportives et culturelles. On prend le jeune en charge et on s’en occupe, c’est important. On ne le fait pas actuellement.
M. Brochu : Il est certain que je ne peux pas être à l’encontre de cette suggestion. Il faut faire de la prévention, il faut en faire davantage, mais il faut aussi faire de la recherche sur ce que l’on fait. M. Fischer l’a mentionné, les modèles de légalisation du cannabis, il n’y en a pas beaucoup.
Le sénateur Carignan : C’est nous qui allons être le laboratoire. J’entendais la ministre dire que les autres pays nous observent. Je comprends que nous allons être le laboratoire.
Le sénateur Boisvenu : Je rejoins les propos de mon collègue, le sénateur Carignan, lorsque vous parlez de santé publique. Vous avez dû lire le rapport de l’Association des médecins psychiatres du Québec qui est assez alarmant sur l’usage de la marijuana. Je vous invite à le lire. Le sénateur Carignan a tout à fait raison. Ce qu’on observe au Colorado, qui fête sa cinquième année de légalisation, lorsqu’on regarde l’impact sur les élèves du secondaire, donc des jeunes âgés de 12 à 18 ans, c’est qu’il y a 45 p. 100 plus de violence chez ceux qui fument de la marijuana.
C’est l’une des seules situations où il y a augmentation de la violence dans les écoles. Les étudiants qui ont été expulsés de l’école représentent plus de 71 p. 100. Comment fait-on pour rattraper cela? Mes propos rejoignent ceux du sénateur Carignan. La décriminalisation aurait permis de réduire les impacts sur les individus à vie par rapport à la consommation et, à moyen terme, de connaître les problèmes liés à la surconsommation.
À 30 p. 100, nous sommes les champions de la consommation de la marijuana. Nous sommes les premiers de cette classe. Par contre, dans notre système scolaire, particulièrement au Québec, nous sommes les derniers de la classe. Même si on avait décriminalisé la marijuana et qu’elle était vendue illégalement, on en aurait contrôlé l’augmentation. Avec la légalisation, il y aura une augmentation partout, comme ce qui a été observé au Colorado.
M. Brochu : J’espère que nous allons nous appuyer sur l’expérience du Colorado pour éviter les erreurs qui y ont été commises. C’est la même chose qui se passe dans l’État de Washington. Il y a eu cette commercialisation outrancière. J’ai eu la chance d’aller au Colorado, et j’ai vu la publicité qu’il y avait. C’est une publicité très attirante pour les jeunes adultes, mais aussi pour les adolescents qui n’ont pas le droit d’acheter du cannabis avant l’âge de 21 ans. Elle suscite quand même l’envie d’en consommer. Je répète ce que je disais dans mon mot d’introduction : il faut absolument limiter, voire interdire la promotion du cannabis à l’extérieur et à l’intérieur des points de vente. Le fait de l’associer à des activités, comme on le fait au Colorado, est à mon avis très néfaste. Je pense qu’on a une solution ici.
Le sénateur Boisvenu : Le droit de possession chez les jeunes de 12 à 17 ans représente une forme de promotion.
[Traduction]
Le président : Je vais reformuler vos commentaires. Y a-t-il des données probantes, pour reprendre votre propre expression, selon lesquelles dans tous les États américains où le cannabis a été légalisé, il y a eu une réduction de la consommation dans les divers groupes d’âge? Autrement dit, a-t-on réussi à établir un lien positif entre la réduction des méfaits du cannabis et l’amélioration de la santé?
M. Fischer : Je vais répondre à cela en soulignant que le défi réside dans les détails. Du point de vue de la santé publique, la consommation n’est pas vraiment nocive. Il faut examiner les conséquences réelles des préjudices tangibles. Les données scientifiques montrent très clairement que, dans les États américains où le cannabis est légal, que ce soit dans un contexte médical ou non médical, les niveaux de consommation sont généralement plus élevés qu’ailleurs. C’est ce que disent clairement les données scientifiques. Toutefois, ce qui importe, c’est ce qui se passe en ce qui concerne les dommages concrets, que ce soit…
Le président : La conduite avec facultés affaiblies par la drogue, par exemple.
M. Fischer : La conduite avec facultés affaiblies, les problèmes de santé mentale ou les hospitalisations. Dans ces domaines, parmi ces quelques administrations américaines, où les cadres sont très différents des nôtres, comme l’a souligné M. Brochu, les données probantes sont assez mitigées en ce qui a trait à ces indicateurs de préjudices jusqu’à présent. Dans certains cas, la situation a un peu empiré, et dans d’autres, elle s’est améliorée. À l’heure actuelle, nous n’avons aucun moyen de dire si la légalisation aux États-Unis a réellement eu un effet positif sur la santé publique ou non. Il est beaucoup trop tôt.
Je dis cela avec deux réserves en ce qui a trait à la situation canadienne. Notre cadre est très différent. Il est beaucoup plus restrictif, beaucoup plus réglementé, beaucoup plus axé sur la santé publique. C’est pourquoi, selon moi, la pertinence et l’incidence des données provenant des États-Unis sont en fait plutôt limitées pour les projections concernant ce que nous faisons ici.
Deuxièmement, nous devons accorder à la légalisation un délai d’au moins cinq ans pour pouvoir aller au-delà du feu de paille d’effets qui se feront probablement sentir. Il y aura probablement beaucoup de gens qui seront curieux. Le cannabis va devenir légal et ils vont essayer, expérimenter ou aller vers quelque chose de nouveau. Il se passera toutes sortes de choses au cours des deux ou trois premières années, qui ne sont pas vraiment prédictives de ce qui va se produire à long terme.
De plus, comme je l’ai dit plus tôt, il y a beaucoup de détails que nous devrons rajuster. Nous devons laisser aux choses suffisamment de temps pour suivre leur cours, surveiller la situation et nous adapter, mais cet exercice doit avoir lieu, et je le dis à dessein encore une fois. Nous devons laisser cette expérience se dérouler à l’intérieur des paramètres canadiens uniques, ainsi que la surveiller et nous adapter pour voir ce qui se passe vraiment dans le contexte canadien très précis et dans celui de notre approche axée sur la santé publique, afin d’évaluer toutes les possibilités et de voir ce qui se passe.
Si, sur la base de données probantes claires, dans cinq ans, l’impact sur la santé publique est vraiment négatif, je serai le premier à venir à cette table et à dire qu’il faut arrêter et se tourner vers les autres options. De quelle façon? En modifiant à nouveau la loi, comme cela est proposé maintenant.
Le sénateur Boisvenu : Quel sera le coût?
M. Fischer : Cela fait partie des enjeux.
Le président : Poursuivons notre échange dans la même veine.
L’autre point que je veux soulever concerne la publicité, qui est l’une de vos recommandations essentielles. J’ai vu la proposition d’emballage qui a été soumise, il y a deux semaines, par le ministère de la Santé, et j’ai encore des réserves quant à la visibilité proposée du niveau de THC dans le cas des produits plus dangereux. Toutes les données scientifiques dont nous disposons indiquent qu’à un niveau de 70 p. 100, les voyants rouges doivent commencer à s’allumer. Il est important que les gens sachent qu’ils ingèrent quelque chose de vraiment dangereux.
Je me demande si vous pouvez nous dire ce que vous pensez du fait que la concentration de THC devrait être bien indiquée lorsque le niveau est déterminé comme dangereux selon les données scientifiques. Il me semble que c’est ce que nous faisons avec certains produits. Il y a des produits dangereux qui sont identifiés comme tels sur leur emballage. Quand on utilise certains produits, on doit se laver les mains après parce qu’on a touché une substance dangereuse, qui risque de nous contaminer. C’est la réaction que j’ai, en tout cas, et je me demande quelle est la vôtre. Le niveau de THC, particulièrement lorsqu’il est élevé, devrait être très bien indiqué et l’avertissement de danger devrait être très clair. Comment réagissez-vous à cette recommandation?
Mme Jesseman : Je suis tout à fait d’accord pour dire que le niveau de THC et d’autres cannabinoïdes, donc le cannabidiol, devraient être clairement indiqués sur l’emballage. Nous devons être conscients que certaines personnes chercheront des produits à teneur plus élevée en THC. Il suffit de penser à certains des problèmes qui se posent concernant, par exemple, les boissons à forte teneur en alcool, à forte teneur en sucre et à forte teneur en caféine, qui sont maintenant étiquetées de façon à vraiment vanter leur effet intoxicant et le danger qu’elles représentent. À un certain niveau, il faut faire attention de ne pas vanter la puissance du produit et de présenter les choses de façon informative.
Le président : Je ne parle pas de cela. Je ne parle pas d’ajouter de la couleur à l’emballage des produits dont la teneur est supérieure à 70 p. 100, afin d’attirer les consommateurs potentiels. Je veux qu’on informe le client ou le consommateur qu’il a entre les mains un produit de cannabis à 5 p. 100 et à 70 p. 100, et je pense qu’il doit savoir que de 5 à 70 p. 100, il y a une marge de risque beaucoup plus élevée.
Mme Jesseman : Absolument. Je crois qu’il faut faire une distinction claire entre les effets sur la santé.
Le président : Cela me semble logique.
M. Fischer : Je suis généralement d’accord avec vous pour dire qu’il est bon de faire cela et d’apposer des étiquettes de mise en garde claires sur les produits particulièrement puissants. En même temps, il ne faut pas surestimer l’effet des étiquettes de mise en garde. Nous savons qu’elles ont des limites. Nous le savons grâce à l’alcool et au tabac. Leurs avantages ou leurs effets marginaux sont limités.
Il est tout aussi important de ne pas créer des environnements de vente au détail comme celui de la Régie des alcools de l’Ontario, qui est réglementée par le secteur public, mais où tout est conçu pour inciter à acheter le plus de produits possible en libre-service, mais plutôt un environnement où il y a une certaine interaction, par exemple, au comptoir, et où il y a de l’information sur les risques possibles et sur la façon de les réduire, même si vous décidez de consommer le produit.
Vos commentaires font également ressortir le fait que nous devons porter une attention particulière à la distribution en ligne, par exemple.
Le président : C’était ma prochaine question.
M. Fischer : Ou, par exemple aussi, à la culture à domicile, les dispositions et les règlements se volatilisant lorsque les gens cultivent eux-mêmes essentiellement un produit très puissant, sans étiquettes de mise en garde, nulle part.
Le président : Surtout, comme je l’ai dit, dans le cas du commerce en ligne. Vous avez mentionné le commerce en ligne, mais vous n’en avez pas dit davantage sur le sujet. J’ai l’impression, et je vous le dis encore une fois, qu’il y a de plus en plus d’achats en ligne dans toutes les entreprises commerciales de nos jours. C’est la forme que prend la nouvelle génération d’entreprises. Regardez ce qui se passe dans le commerce de détail en général au Canada. Nous le savons. Il va donc augmenter, et non diminuer.
Pour ce qui est de l’idée de vendre cela dans une succursale de la régie des alcools dans une petite ville, quelque part, entourée de tous ces villages situés à 30 ou 40 kilomètres, pensez-vous que les gens vont passer une heure dans la voiture pour aller acheter un joint? Ils achèteront en ligne et cela leur sera livré le lendemain.
Le gouvernement crée sa propre concurrence dans ce secteur, parce que ce sont les entreprises en ligne qui vont prospérer au fil des ans, et non pas les magasins d’alcool où sera vendu le cannabis. Selon moi, il y a là quelque chose. Quelqu’un a évalué le marché selon l’ancienne approche traditionnelle de la régie des alcools. C’est une chose d’envoyer des produits de la régie des alcools par la poste. Mais comme vous le savez, le cannabis est déjà envoyé par la poste partout, et personne ne contrôle ces envois.
Il me semble, comme le sénateur Carignan l’a mentionné, que nous sommes bien intentionnés, mais, à mon avis, il y a une façon d’aborder la commercialisation et l’accessibilité en ligne qui compromettra ou sabotera l’approche globale que nous voulons adopter pour la commercialisation traditionnelle, qui s’apparente à ce que nous avons toujours fait, c’est-à-dire aller au magasin du coin pour acheter de l’alcool, du vin ou de la bière.
Il y a donc une inconnue dans l’expérience, comme vous l’avez dit dans votre déclaration préliminaire, c’est-à-dire la quantité, et c’est de cette façon que l’on pourra aller à l’encontre de l’objectif de la loi, grâce à l’accès en ligne au produit. Je pense que ce sera un facteur majeur qui pourrait saboter l’objectif du projet de loi.
Mme Jesseman : Je signale que plusieurs provinces, dans leurs règlements, ont introduit l’intention de donner une formation obligatoire aux points de vente, de sorte que tout employé sera formé quant au message à communiquer, par exemple, ou quant à la façon de sensibiliser les clients aux préjudices associés à leur achat. Il sera très intéressant de voir comment cela se transposera dans un environnement en ligne.
J’aimerais signaler une autre préoccupation au sujet du commerce en ligne. Il s’agit de la réglementation des médias sociaux et d’autres sources de promotion en ligne. Nous savons qu’un défi de taille se pose déjà pour nos organismes de réglementation en général en ce qui a trait aux médias, par exemple, l’application de la réglementation sur le contenu canadien, sans parler de la promotion des substances désignées. C’est quelque chose dont il faut être conscient.
Le président : Je sais que nous avons dépassé le temps qui nous était alloué, alors je terminerai avec la dernière question. Je suis frustré, car j’ai la même passion que vous pour ce sujet. J’écoute tous mes collègues qui posent des questions, et je brûle de poser les miennes. Je vais terminer en me contentant de cela, et nous serons prêts pour la pause.
Savez-vous combien il en a coûté pour lutter contre les compagnies de tabac afin qu’elles assurent un contrôle sur la publicité figurant sur les paquets? Il a fallu 10 ans et des millions et millions de dollars pour amener les compagnies de tabac à des emballages qui reflètent les dangers des produits du tabac.
Pensez-vous que toutes ces compagnies canadiennes qui sont financées par milliards sur le marché boursier vont accepter facilement que le gouvernement leur dise : « Non, pas de publicité. Vous allez rester dans l’ombre, sans publicité, sans rien »? Le gouvernement pourrait courir le risque de poursuites importantes, similaires à celles liées au tabac. Je parle de l’expérience du tabac parce que, lorsque cela s’est produit, j’ai suivi les nombreux cas fondés sur la liberté d’expression qui se sont retrouvés devant la Cour suprême relativement aux compagnies de tabac.
Je pense que cela est directement lié à la recommandation que vous nous avez faite aujourd’hui, et à laquelle je souscris entièrement, soit d’interdire la publicité. Mais, comme je l’ai dit, il y a un risque de poursuites importantes contre le gouvernement à cet égard.
M. Fischer : Je pense qu’une partie du problème avec l’industrie du tabac et les emballages, c’est que le gouvernement s’est attaqué à quelque chose qui existait depuis longtemps. Dans le cas présent, nous sommes en train de créer un tout nouveau régime de réglementation pour la légalisation du cannabis, et c’est maintenant qu’il faut imposer des restrictions. Comme on l’a dit tout à l’heure, si on adopte une attitude laxiste, et que l’on fait marche arrière par la suite, ce sera difficile. C’est maintenant qu’il faut mettre en place les bonnes restrictions, de façon catégorique et en se fondant sur des principes.
En même temps, oui, le gouvernement pourrait courir des risques de contestation judiciaire. On a affaire à une industrie puissante. Parallèlement, nous avons des principes constitutionnels clairs, dans lesquels sont enchâssés des principes de santé et de santé publique. Je pense qu’il est juste, s’il y a contestation, de dire que nous savons très précisément, compte tenu de l’expérience de l’alcool et du tabac, que la publicité et la promotion augmentent les risques de consommation et de préjudices, surtout pour les personnes vulnérables et que, par conséquent, il devrait y avoir des restrictions à ce chapitre.
De toute évidence, il y a un lobby puissant à l’œuvre, mais je tiens à répéter que c’est l’un des fronts où nous savons que la publicité et la promotion, y compris indirectement, par l’entremise des médias sociaux, des médias électroniques, des commandites culturelles et de toutes ces façons sournoises et créatives que l’industrie trouve, favorisent la consommation et, par conséquent, les préjudices, surtout chez les personnes vulnérables. Il est donc temps de restreindre catégoriquement ces activités et de veiller à ce que ces facteurs ne jouent pas un rôle pour favoriser la consommation et les préjudices.
Personnellement, je suis très préoccupé par ce qui se passe déjà dans ce domaine et par les activités de lobbying que mène actuellement l’industrie. J’implore vraiment les décideurs gouvernementaux d’adopter une position de restriction catégorique de la publicité et de la promotion directes et indirectes, dans l’intérêt de la santé publique.
Le président : Vous avez certainement été entendu par les personnes autour de cette table cet après-midi. Je tiens à vous remercier et à nous excuser de vous avoir retenu si longtemps. Comme vous le savez, ce n’est pas par manque d’intérêt. Au contraire, nous sommes très soucieux au sujet de ce que vous avez dit au début. C’est une expérience, et ce qui nous rend mal à l’aise, c’est qu’il y a une inconnue au sujet de la quantité, et que si cette dernière ne fait pas l’objet d’un contrôle approprié, cela peut être très dommageable pour les Canadiens. C’est pourquoi nous avons écouté attentivement votre intervention, et nous vous sommes très reconnaissants d’avoir accepté notre invitation et de nous avoir fait part de vos connaissances et de votre expérience. Merci beaucoup. Nous allons être à l’affût de votre prochaine publication.
M. Fischer : N’hésitez pas à demander des précisions ou à inviter vos collègues à faire de même, si cela peut être utile.
Le président : Merci beaucoup.
(La séance est levée.)