Aller au contenu
LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 47 - Témoignages du 14 juin 2018


OTTAWA, le jeudi 14 juin 2018

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C-51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi, se réunit aujourd’hui, à 10 h 30, pour faire l’étude du projet de loi.

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour, honorables sénateurs, et bienvenue à la présente réunion du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Nous entamons aujourd’hui notre étude et notre examen du projet de loi C-51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi.

Nous sommes heureux d’accueillir ce matin un groupe d’enseignants bien connus qui comparaissent notamment au nom du Centre for Free Expression, j’ai nommé James L. Turk, directeur du Centre for Free Expression à l’Université Ryerson, Jamie Cameron, professeure à la Osgoode Hall Law School, et Lisa Taylor, professeure adjointe à l’École de journalisme de l’Université Ryerson. Bienvenue à vous tous. Nous accueillons aussi ce matin, par vidéoconférence, Elaine Craig, professeure agrégée à la Schulich School of Law de l’Université Dalhousie.

Honorables invités, je pense que vous connaissez la procédure. J’inviterai M. Turk à faire sa déclaration préliminaire, suivi de Mme Cameron et Mme Craig.

James L. Turk, directeur, Centre for Free Expression, Université Ryerson, Centre for Free Expression : Merci beaucoup, monsieur le président. Nous tenons à vous remercier et à remercier le comité de nous avoir invités. C’est Mme Jamie Cameron, de la Osgoode Hall Law, l’une des principales expertes constitutionnelles les plus respectées du Canada, qui présentera notre exposé.

Mme Taylor a réalisé la recherche la plus importante sur l’utilisation du libelle diffamatoire au Canada depuis le début du siècle. Mme Cameron parlera de son travail, et Mme Taylor sera disponible pour répondre aux questions des membres du comité sur l’application précise de la loi. Je cède maintenant la parole à Mme Cameron.

Jamie Cameron, professeure, Osgoode Hall Law School, Centre for Free Expression : Merci, Jim, et merci au sénateur Joyal. Comme M. Turk, je remercie le comité de nous donner l’occasion de comparaître aujourd’hui et de nous écouter. Je vais essayer d’être brève.

Le projet de loi C-51 est une initiative importante et bienvenue. Ce n’est pas souvent que le Parlement examine de façon méthodique le Code criminel et, ce faisant, le projet de loi C-51 a des objectifs précis. L’un de ces objectifs consiste à s’occuper des dispositions désuètes du Code criminel. Un deuxième objectif consiste à traiter des lois qui n’ont plus leur place dans le droit pénal, le troisième objectif étant de s’attaquer aux lois qui sont inconstitutionnelles et qui comportent des risques en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés.

Voilà donc le cadre dans lequel nous avons présenté notre exposé ce matin. Nous sommes heureux que le libelle blasphématoire soit visé par les objectifs du projet de loi C-51 et qu’on prévoie abroger cette disposition du Code criminel. En même temps, il est malheureux, selon nous, que le gouvernement ait ciblé le libelle blasphématoire et n’ait pas réfléchi de façon appropriée au statut du libelle séditieux et diffamatoire. À part un détail mineur, le libelle diffamatoire reste inchangé en vertu du projet de loi C-51.

Nous aimerions prendre aujourd’hui quelques instants pour vous expliquer les raisons pour lesquelles nous considérons que les trois formes de libelle criminel sont problématiques et pourquoi il est selon nous approprié pour le Parlement d’abroger ou d’éliminer toutes les trois formes de libelle criminel du Code criminel.

Dans un premier temps, voici quelques mots sur chacune des trois formes de libelle que l’on trouve actuellement dans le Code criminel. Le libelle blasphématoire, qu’on prévoit abroger, est une disposition inactive et périmée du code, et je crois qu’il est largement reconnu que cette disposition et l’infraction connexe sont désuètes et n’ont plus leur place dans le droit criminel. Je crois, si je ne m’abuse, que les dernières poursuites à cet égard remontent à environ 1936.

Le libelle séditieux est similaire dans notre exposé. Ce libelle a fait l’objet de poursuites infructueuses pour la dernière fois à la fin des années 1940, ce qui a mené à un précédent important de la Cour suprême du Canada, c’est-à-dire la décision Boucher c. Sa Majesté le roi, et, à notre avis, ces dispositions du Code criminel sont elles aussi désuètes. Il s’agit en fait de désordre public et d’infractions liées au désordre public qui n’ont plus leur place dans le droit pénal.

Passons maintenant au libelle diffamatoire. Dans le Code criminel, le libelle diffamatoire comprend deux infractions distinctes énoncées aux articles 300 et 301. Je pense qu’il est juste de dire que la situation liée au libelle diffamatoire est un peu différente, parce que les dispositions du code ne sont pas désuètes, et c’est là, en fait, le problème.

Premièrement, en ce qui concerne l’article 301 du Code criminel, il est important de souligner que cette forme de libelle diffamatoire a été déclarée non constitutionnelle par cinq tribunaux inférieurs dans cinq provinces différentes. Malheureusement, et peut-être parce qu’il ne semble pas nécessaire d’interjeter appel, il n’y a pas eu de décision rendue par un tribunal supérieur, alors l’article 301 reste en vigueur, mais a tout de même été déclaré inconstitutionnel par cinq tribunaux de cinq provinces différentes.

L’article 301 est problématique parce qu’il est plus sévère que le droit civil en matière de diffamation. Comme ma collègue, Lisa Taylor, pourra vous le dire, cet article a été utilisé à mauvais escient pour protéger les autorités publiques et privées contre les critiques. Personnellement, je suis d’avis que cette disposition est manifestement inconstitutionnelle et qu’elle ainsi visée par les objectifs du projet de loi C-51 et plus précisément en ce qui a trait à la détermination des dispositions du Code criminel qui présentent des risques liés à la Charte des droits et libertés.

L’article 300 du Code criminel concerne des éléments un peu différents du libelle diffamatoire. Je n’ai pas le temps d’approfondir cette question, mais je peux vous dire que le statut constitutionnel de cette disposition est plus contestable, et ce, parce que la disposition a été maintenue par la Cour suprême du Canada vers la fin des années 1990.

Sans entrer dans les détails, je serai heureuse de répondre à vos questions à ce sujet, notre position étant que, malgré la décision constitutionnelle de la Cour suprême, le libelle diffamatoire tel que défini à l’article 300 du Code criminel n’a plus sa place dans le droit pénal.

En faisant cette déclaration, j’aimerais attirer l’attention du comité sur une étude de 1984 sur le libelle diffamatoire produite par la Commission du droit du Canada, qui, à l’époque, recommandait l’abolition du libelle diffamatoire et son retrait du droit pénal canadien.

J’ai trois autres points supplémentaires que j’aimerais rapidement porter à l’attention du comité.

Le premier concerne notre comparution devant le comité de la Chambre est les remarques faites par le secrétaire parlementaire de la ministre de la Justice durant la troisième lecture, et je parle ici de l’honorable Marco Mendicino. Je vais en faire la lecture aux membres du comité sénatorial. Voici ce qu’il a dit devant la Chambre :

Pendant son examen du projet de loi C-51, le comité a entendu le témoignage du Centre for Free Expression, selon lequel le gouvernement devrait aller encore plus loin et abolir non seulement le libelle blasphématoire, mais aussi le libelle séditieux ou diffamatoire. Ces suggestions dépassaient la portée du projet de loi, mais elles sont intéressantes et méritent de plus amples discussions.

Je sais que, par exemple, l’Angleterre a aboli les infractions liées aux écrits diffamatoires séditieux en 2009. Je sais également que les avis divergent quant au caractère criminel du libelle diffamatoire. Nous avons tous pu apprendre des discussions concernant ces propositions, et le gouvernement en tiendra compte dans la poursuite de l’examen des façons de rendre le droit pénal et le système de justice pénale canadiens mieux adaptés à la réalité contemporaine au Canada et mieux outillés pour y répondre.

Il a aussi déclaré à la Chambre que le projet de loi C-51 vise à abroger les dispositions jugées inconditionnelles par les cours d’appel et, dans certains cas, les tribunaux de première instance dans des circonstances où il n’y a guère de doute quant à leur inconstitutionnalité.

Nous sommes d’avis qu’il n’y a aucun doute quant à l’inconstitutionnalité de l’article 301, et nous demandons aujourd’hui au comité du Sénat de passer à l’étape suivante et d’examiner la question que M. Mendicino a portée à l’attention de la Chambre.

Ensuite, il est important de savoir que le Royaume-Uni a aboli toutes les formes de libelle criminel de droit commun en 2009 et, ce faisant, Claire Ward, sous-secrétaire d’État parlementaire du ministère de la Justice, a formulé la remarque suivante :

La sédition et le libelle séditieux sont des infractions obscures d’une époque révolue où la liberté d’expression n’était pas devenue le droit qu’elle est aujourd’hui.

La liberté d’expression est maintenant considérée comme la pierre de touche de la démocratie, et la capacité des personnes de critiquer l’État est essentielle au maintien de la liberté.

D’autres pays ont évoqué l’existence de ces infractions obsolètes dans ce pays pour justifier le maintien de lois similaires.

Elle a conclu ainsi :

L’abolition de ces infractions permettra au Royaume-Uni de prendre l’initiative de contester des lois similaires dans d’autres pays lorsqu’elles sont utilisées pour supprimer la liberté d’expression.

Mon dernier commentaire, c’est que les dispositions législatives liées au libelle criminel sont souvent reconnues comme constituant une violation des garanties de la liberté d’expression à l’article 19 du PIRDCP. Le commentaire général no 34 est considéré comme faisant autorité, et le monde demande constamment aux pays d’abolir le libelle criminel et de le remplacer par des lois civiles sur la diffamation.

Je pourrais vous en dire plus, mais je crois être arrivée au bout de mes cinq minutes. Je serais heureuse de répondre aux questions des membres du comité. Plus particulièrement, j’invite le comité à poser des questions à ma collègue, Mme Taylor, au sujet de l’étude qu’elle a réalisée.

En conclusion, nous croyons que notre position est bien fondée dans le droit national et le droit lié à la Charte ainsi que dans les politiques du droit pénal, tout comme elle l’est en droit international. Merci de m’avoir donné l’occasion de formuler ces commentaires ce matin. Nous serons heureux de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, madame Cameron. Madame Taylor, vous pouvez maintenant présenter votre exposé.

Lisa Taylor, professeure adjointe à l’École de journalisme, Université Ryerson, Centre for Free Expression : Mme Cameron a fait observer que selon l’une des opinions les plus répandues concernant le libelle diffamatoire, c’est une infraction qui fait rarement l’objet de poursuites. C’est quelque chose qu’on peut lire à maintes reprises.

Un collègue et moi avons réalisé une recherche empirique pour réunir toutes les affaires où le libelle diffamatoire au titre du Code criminel a été utilisé depuis 2000. En 1984, lorsque la Commission du droit a recommandé de l’abolir, il y avait seulement deux ou trois affaires par année. En 2000, il y avait environ 20 poursuites par année, et, en 2015, on était rendu à 40 par année. Je ne présume pas que la recension des affaires que j’ai faite est exhaustive; je suis convaincue d’en avoir omis quelques-unes.

Tout de même, on parle de quelque 400 affaires de libelle diffamatoire entre 2000 et 2015. En soi, c’est déjà révélateur, mais ce qui est encore plus révélateur, c’est que lorsqu’on examine les types d’affaires, il y a deux catégories très distinctes : la première catégorie concerne la cyberdiffamation, un effet secondaire malheureux d’Internet. Il s’agit de diffamation en ligne, et le recours est criminel plutôt que civil. Plus du tiers des affaires concernent ce que j’appellerais la suppression du discours politique. Ce sont des affaires où la cible du discours est un acteur étatique — habituellement la police, souvent des juges ou des procureurs de la Couronne ou encore même des gardiens de prison… Dans un cas, il s’agissait d’un enquêteur de l’Agence du revenu du Canada.

Ce sont des acteurs étatiques qui sont critiqués pour leur travail, ce qu’ils font et le pouvoir qu’ils détiennent. Cela fait en sorte que les commentaires en question sont au cœur de notre liberté d’expression protégée. Ceux qui s’élèvent contre ces personnes utilisent un langage dur et inélégant ainsi que des hyperboles du plus haut niveau, mais ce ne sont pas des gens puissants. On parle de « monsieur Tout-le-monde » qui est en colère, qui estime qu’un gardien de prison ou un agent de police s’est comporté de façon inappropriée et il dénonce cette situation. On parle d’un discours qui est au cœur de la protection de la liberté d’expression sur des questions d’importance publique. Cette augmentation d’une année à l’autre donne fortement à penser que les autorités ont recours de plus en plus souvent à cette infraction.

Si je peux dire une dernière chose à ce sujet, dans de nombreux cas, il semble y avoir un nombre disproportionné d’enquêtes sur des cas de libelle diffamatoire qui, au bout du compte, ne mènent au dépôt d’aucune accusation. Cependant, le processus en tant que tel est déjà punitif, dans la mesure où les policiers se présentent avec des mandats de perquisition. Ils saisissent des appareils de communication, comme des téléphones cellulaires et des ordinateurs. Ces personnes embauchent des avocats criminalistes de la défense parce qu’ils s’inquiètent de ce qui se passe. Puis, soudainement, par magie, les accusations sont abandonnées. Par conséquent, il semble que, dans de nombreux cas, c’est le processus lui-même qui est punitif même si, au bout du compte, il n’y a pas de procès.

Je serais heureuse de vous en dire plus sur tous les autres aspects liés à cette situation.

Le président : Merci beaucoup de nous avoir présenté un exposé bref et ciblé, madame Taylor.

J’ai maintenant le plaisir de céder la parole à Mme Elaine Craig, de la Schulich School of Law.

Elaine Craig, professeure agrégée, Schulich School of Law, Université Dalhousie, à titre personnel : Merci de m’avoir invitée à comparaître aujourd’hui.

Mon domaine d’expertise, c’est le droit relatif aux agressions sexuelles et je vais limiter mes commentaires sur des modifications liées à cet aspect du projet de loi C-51, qu’on trouve à la page 9 du projet de loi. Je vais tout simplement faire quelques brèves remarques, mais je pourrai vous parler d’autres aspects du projet de loi, y compris les dispositions liées au consentement, si vous avez des questions à ce sujet.

En ce qui concerne les changements proposés à l’article 276 sur les antécédents sexuels, les dispositions sur la protection des victimes de viol, le projet de loi apporte des changements importants et nécessaires. Premièrement, il améliore certains passages rédigés de façon négligente dans les versions actuelles qui, malheureusement, ont amené de nombreux juges de première instance à appliquer de façon inappropriée la loi sur la protection des victimes de viol. Je parle ici du paragraphe 21(1) du projet de loi.

Ce paragraphe ne modifie pas la loi, il précise que les éléments de preuve fondés sur les « deux mythes » ne sont jamais admissibles. Il reflète ce que les tribunaux qui ont appliqué correctement la disposition actuelle ont répété à maintes reprises. Cette modification devrait aider à réduire les types d’erreurs que les juges de première instance continuent de faire en raison de leur mauvaise compréhension de la façon dont les paragraphes de l’article 276 interagissent et sont censés fonctionner.

La deuxième modification apportée à la disposition sur la protection des victimes de viol — et je parle ici du paragraphe 21(3) du projet de loi — modifie l’article 276 pour préciser que les dispositions législatives sur la protection des victimes de viol s’appliquent aux communications sexuelles. Nous parlons ici de messages texte, de courriels, de photos, tous ces types de preuve. Ce qu’il est important de retenir au sujet de cette modification, c’est que beaucoup de tribunaux, tant des avocats de la Couronne que des avocats de la défense, ont déjà reconnu que ces types de communication sont visés par le régime de protection des victimes de viol et qu’il est juste et approprié de reconnaître ces communications comme étant des activités sexuelles aux fins de l’article 276.

L’utilisation de messages texte, par exemple, entre la partie plaignante et la personne accusée est maintenant chose courante dans les procès pour agression sexuelle. Lorsque le contenu de ces communications est de nature sexuelle, de tels éléments de preuve doivent être évalués à l’avance pour que l’on puisse s’assurer qu’ils ne sont pas utilisés simplement pour humilier la partie plaignante, la mettre dans l’embarras ou déclencher des stéréotypes discriminatoires qui risquent de fausser la fonction de recherche de la vérité du procès.

Si l’on pense à la récente — et, selon moi, horrible — affaire à Terre-Neuve-et-Labrador qui s’est rendue devant la Cour suprême du Canada l’année dernière et dans le cadre de laquelle il était question de messages texte de nature vraiment explicite entre la partie plaignante et d’autres parties, personne n’a laissé entendre que ces messages n’auraient pas dû être assujettis à l’article 276. La modification permettrait tout simplement de le préciser. Dans sa décision dans l’affaire de Terre-Neuve, la Cour suprême a reconnu la possibilité que ces types de communication — ces types d’élément de preuve — puissent déformer le processus judiciaire en l’infectant de stéréotypes discriminatoires fondés sur le sexe.

Par conséquent, cette modification, le paragraphe 21(3) du projet de loi, est à la fois nécessaire et souhaitable. Les tribunaux de première instance ont besoin de précisions sur ce en quoi consiste une activité sexuelle aux fins de l’article 276. Particulièrement à l’ère des médias sociaux et du rôle accru que jouent les communications numériques dans la vie sexuelle des Canadiens, les jeunes Canadiens en particulier, cette modification est tout à fait conforme aux objectifs législatifs de l’article 276 d’inclure les communications sexuelles dans la portée de notre régime de protection des victimes de viol. Comme je l’ai dit, certains tribunaux le font déjà.

Le dernier point que je veux soulever en guise de remarque préliminaire, c’est qu’une des préoccupations exprimées par certains au sujet du projet de loi C-51 concerne l’introduction, essentiellement, d’un processus d’admissibilité pour les dossiers que l’accusé a en sa possession. L’argument, comme vous le savez déjà, c’est que ces changements de la loi élimineront la capacité de la défense, essentiellement, de prendre les parties plaignantes sur le fait lorsqu’elles mentent ou lorsque leurs témoignages sont incohérents.

Premièrement, pour ce qui est des courriels et des messages texte à connotation sexuelle, comme je l’ai dit, on les traite déjà, dans certains cas, comme des éléments de preuve visés à l’article 276, et il devrait en être ainsi, comme je l’ai fait remarquer. Par conséquent, la défense a toujours dû divulguer ses éléments de preuve assujettis à l’article 276 avant de les présenter au procès. L’argument selon lequel on viole ainsi les droits d’une partie accusée en la forçant à révéler sa stratégie a été rejeté sans équivoque par la Cour suprême du Canada. Je ne pense pas que la cour aurait pu être plus claire que dans l’arrêt Darrach :

Le droit à une défense pleine et entière ne comprend pas le droit de recourir à la surprise pour se défendre.

Donc, la partie accusée peut très bien avoir un intérêt stratégique à surprendre les parties plaignantes en présentant leurs communications sexuelles intimes au procès, mais ce n’est rien de plus que cela : c’est un intérêt stratégique, pas un droit constitutionnel. En outre, les objectifs de justice extrêmement importants que sous-tend l’article 276 justifient d’entraver cet intérêt stratégique.

La dernière chose que je dirai c’est que, en ce qui concerne les autres dossiers que la personne accusée a en sa possession — du contenu communicatif qui ne serait pas de nature sexuelle — il n’y a pas de droit constitutionnel à la surprise. Le but d’un procès, c’est de tenter d’établir la vérité. Nous permettons aux parties plaignantes d’examiner leurs déclarations faites au policier et les éléments de preuve associés à l’enquête préliminaire avant le procès. La Cour suprême a dit à maintes reprises dans des cas d’agression sexuelle que le droit à une défense pleine et entière n’est pas un droit à la procédure la plus favorable qu’on puisse imaginer. Il est vrai que ce changement aura une incidence sur les avantages stratégiques actuellement déployés par les personnes accusées d’agression sexuelle. Cependant, intérêt stratégique n’est pas synonyme d’intérêt constitutionnel, et il n’est pas clair, selon moi, qu’il y a ici un enjeu constitutionnel, même lorsqu’il est question de dossiers de nature non sexuelle que la personne accusée a en sa possession, mais, assurément, il n’y en a pas lorsqu’il est question des communications sexuelles que la personne accusée a en sa possession.

Le président : Merci beaucoup, madame Craig. Puis-je vous demander de préciser les deux arrêts de la Cour suprême que vous avez mentionnés?

Nos téléspectateurs, qui ne sont pas nécessairement des étudiants en droit, voudront peut-être connaître le nom des parties afin de pouvoir consulter ces affaires judiciaires. Avez-vous ces noms sous la main?

Mme Craig : Le premier cas dont j’ai parlé, c’est l’affaire R. c. S.B., l’affaire de Terre-Neuve, et le deuxième, c’est R. c. Darrach.

Le président : Merci beaucoup, madame.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : D’abord, merci beaucoup de vos présentations fort intéressantes. Ma question s’adresse à la professeure Elaine Craig.

La professeure Benedet estime que, d’après les statistiques recueillies aux États-Unis, 50 000 femmes au Canada auraient été agressées sexuellement alors qu’elles étaient intoxiquées. Je vous rappelle la cause, en Nouvelle-Écosse, du 3 mars 2017, où le juge Lenehan a acquitté un chauffeur de taxi accusé d’agression sexuelle, ce qui a choqué les groupes féministes et, entre autres, la ministre Bernard, de la Nouvelle-Écosse. Selon ce jugement, une personne ivre peut être consentante. Le professeur Sheehy, de l’Université d’Ottawa, avait alors déclaré que ce jugement lançait le message, selon ses termes exacts, que « la chasse aux femmes non consentantes est ouverte. »

Est-ce que ce projet de loi vient bien définir la notion de consentement dans les cas d’intoxication? Croyez-vous que ce projet de loi va empêcher, à l’avenir, de tels jugements dans le cas de femmes agressées sexuellement? Je vous rappelle que 50 000 femmes canadiennes ont été agressées sexuellement alors qu’elles étaient en état d’intoxication. Ce projet de loi va-t-il envoyer, une fois pour toutes, le message aux juges que lorsqu’une femme est intoxiquée, le consentement est impossible? Je vous réfère au projet de loi actuel selon lequel la notion de consentement ne peut être appliquée si la personne est inconsciente ou incapable de former son jugement.

Est-ce que ce projet de loi est assez clair pour faire en sorte que les femmes qui ont été agressées sexuellement, alors qu’elles étaient en état d’intoxication, ne verront plus leurs agresseurs acquittés par la cour?

[Traduction]

Mme Craig : Merci de la question. Malheureusement, je ne suis pas sûre que la modification atteindra cet objectif. L’affaire dont vous parlez, c’est la décision Al-Rawi, et cette affaire s’est produite ici, à Halifax. D’après mon expérience, mes recherches sur la question de la capacité de consentir avec des facultés affaiblies donnent à penser que les juges de première instance, heureusement, à ce point-ci, ne sont généralement pas confus quant à la capacité d’une femme de consentir lorsqu’elle est sans connaissance. Ils ont tendance à ne pas se tromper, ici. Une des raisons pour lesquelles l’affaire Al-Rawi était si choquante, c’est en raison d’un certain nombre de défaillances, y compris le raisonnement du juge Lenehan sur la capacité et l’état d’inconscience.

Pour ce qui est de la modification, je ne crois pas qu’elle aidera vraiment les juges de première instance en leur fournissant des conseils et des précisions appropriés relativement à la capacité, parce qu’il est vrai que des personnes peuvent consentir à un contact sexuel lorsque leurs facultés sont affaiblies. La difficulté, dans de tels cas, c’est d’évaluer où tracer la ligne entre le fait d’être en état d’ébriété, mais de tout de même pouvoir dire « oui », de tout de même pouvoir comprendre la nature et les conséquences de ses gestes lorsqu’on a trop bu. Lorsque des juges de première instance ont de la difficulté à établir cette distinction, c’est lorsqu’il est question de définir le niveau ou l’échelle d’intoxication. La plupart des juges de première instance n’ont pas de difficulté à tracer la ligne pour ce qui est de l’inconscience. L’enjeu ou le nœud de la question — et, malheureusement, je ne crois pas que la modification permette de régler le problème —, c’est d’essayer de déterminer la mesure dans laquelle une partie plaignante maintient sa capacité d’agir avant l’inconscience. Où faut-il fixer la limite?

Nous sommes tous d’accord pour dire qu’il ne faut pas tracer la ligne seulement au moment où la personne sombre dans l’inconscience. Un des aspects malheureux de cette modification précise, et c’est quelque chose que certains chercheurs et certains avocats féministes ont cerné comme étant une difficulté potentielle associée à cette modification précise, c’est qu’on pourrait donner à tort à certains juges de première instance l’impression que nous allons tout simplement établir la limite à l’inconscience. Ce n’est pas ce que la loi prévoit. Ce n’est pas de cette façon que les tribunaux ont abordé l’enjeu de la capacité à consentir, et ce n’est pas la façon de le faire.

Malheureusement, ma réponse, c’est que cela ne fera pas grand-chose pour ce qui est de régler ce problème.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Faudrait-il apporter des précisions à cet amendement ou s’il s’agit simplement de former des magistrats?

[Traduction]

Mme Craig : Je pense qu’on pourrait apporter des précisions. Jusqu’à présent, c’est quelque chose qu’on a laissé à la discrétion des juges, et il y a des incohérences d’une province à l’autre, y compris lorsqu’on pense à la récente décision dans l’affaire Al-Rawi en Nouvelle-Écosse lorsqu’il est question d’établir la limite.

Selon moi, il faudrait tracer la ligne au point où le niveau d’intoxication d’une personne signifie qu’elle n’a plus la capacité de comprendre la nature des gestes sexuels et des risques. Certains tribunaux ont adopté cette norme. D’autres, y compris la Cour d’appel de la Nouvelle-Écosse, malheureusement, ne sont pas allés aussi loin. Et donc, oui, je crois que le Parlement a un rôle à jouer pour préciser les choses, ici, parce que soit la Cour suprême devra fournir des précisions à cet égard, soit nous avons besoin d’une intervention législative pour le faire afin d’assurer l’uniformité à l’échelle du pays. De plus, si nous voulons vraiment protéger les femmes en état d’ébriété contre les agressions sexuelles, je pense que nous devons procéder à l’évaluation approfondie que je propose.

Le président : Merci, madame.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Ma question s’adresse au professeur Turk. J’aimerais que vous m’expliquiez votre recommandation au sujet de l’abrogation du libelle diffamatoire. Nous vivons dans un contexte de suractivité sur Internet qui touche particulièrement les jeunes, qui sont relativement vulnérables. Avez-vous traité de cette question? Y avez-vous réfléchi? Dans l’affirmative, dans quels termes l’avez-vous fait?

[Traduction]

M. Turk : Je vais demander à mes collègues si elles veulent formuler des commentaires. Selon nous, le libelle diffamatoire est une façon inappropriée et inutile de régler le problème que vous avez cerné.

Le recours au libelle diffamatoire lorsqu’on tente de réduire au silence des critiques des fonctionnaires est manifestement problématique, mais l’autre aspect de cet enjeu, dont Mme Taylor a parlé, eh bien, ces comportements doivent assurément être abordés et peuvent l’être au moyen d’autres dispositions du Code criminel de sorte que le libelle diffamatoire n’est pas nécessaire pour régler ce problème.

Mme Taylor a fait beaucoup de travail à ce sujet et elle voudra peut-être vous en dire plus.

Mme Cameron : À première vue, ces genres d’échanges relèvent généralement du domaine des torts privés entre particuliers et, en général, il faut traiter ces situations au moyen du droit civil en matière de diffamation.

De plus, des recours sont actuellement disponibles en vertu du droit pénal, et cela peut inclure certaines infractions actuelles, comme le harcèlement et le fait de proférer des menaces. Et il y en a certaines qui concernent différents genres de cyberintimidation, et il y a des moyens de s’attaquer à ce genre de comportement dans certaines circonstances.

La façon la plus appropriée de régler ce problème précis, c’est peut-être une disposition précise, pas une disposition désuète qui ne tient pas compte des circonstances auxquelles nous sommes confrontés en cette ère de communication répandue sur Internet.

Mme Taylor : Dans une publication du ministère fédéral de la Justice de l’année dernière intitulée Dispositions du Code criminel applicables à la cyberintimidation, on décrivait toute une gamme de recours en droit pénal plus ciblés pour réagir aux problèmes associés aux communications diffamatoires en ligne, surtout pour la jeune génération. Cette publication dressait la liste de 9 ou 10 solutions de rechange dans le Code criminel qui n’ont pas la même portée excessive que nous constatons dans le cas du libelle diffamatoire.

Le sénateur Gold : Merci à tous de comparaître. Je suis particulièrement heureux de voir mon ancienne collègue, Jamie Cameron, ici présente, car cela fait des décennies. J’ai suivi votre carrière avec beaucoup de plaisir.

Je souscris à l’opinion de Mme Taylor selon laquelle le processus constitue très souvent la punition. Je me souviens d’Alan Borovoy, qui tenait à nous rappeler que les lois limitant la liberté d’expression sont souvent utilisées sur le terrain par les policiers afin de harceler les manifestants et de faire cesser des expressions autrement légitimes de protestation, et ainsi de suite. Je conviens qu’il s’agit non pas seulement de la question du nombre de cas, mais aussi de la façon dont ils sont traités et des outils qui sont fournis avant qu’une affaire fasse l’objet d’un procès ou qu’une accusation soit déposée.

Je ne suis pas certain de souscrire à votre opinion, madame Cameron, selon laquelle la constitutionnalité ne fait aucun doute. Mes collègues ici présents savent que je suis un peu conservateur à ces égards. Toutefois, quoi qu’il en soit, j’aurais tendance à convenir que, par principe, le libelle diffamatoire n’a pas sa place dans le Code criminel.

Pourriez-vous nous donner plus de détails sur ces dispositions plus ciblées du Code criminel qui, selon vous, protégeraient mieux les intérêts concurrents que celles qui portent sur le libelle diffamatoire? Pourriez-vous également formuler un commentaire concernant le problème lié au fait de traiter ces affaires comme de simples affaires civiles — c’est-à-dire les dispositions sur la diffamation —, ce qui impose un fardeau à la victime ou à la personne visée par le libelle? Existe-t-il quoi que ce soit en dehors du Code criminel qui serait plus approprié pour permettre à l’État de signaler le caractère inacceptable de ce genre de libelle, sans imposer à la personne visée le fardeau de poursuivre l’auteur du libelle?

Mme Cameron : Je peux peut-être formuler quelques commentaires, puis céder la parole à Mme Taylor. Je suis heureuse de vous voir, sénateur Gold.

En ce qui concerne votre question en deux volets au sujet des lacunes du système d’instruction des causes de diffamation en droit civil, je n’ai pas de bonne réponse à donner, mais je peux vous dire qu’un recours à une autorité coercitive sous le régime du droit pénal n’est pas une manière appropriée de régler les problèmes liés à l’accès à la justice dans le droit civil. Je regrette de l’affirmer, mais le droit pénal est notre régime le plus coercitif, alors il devrait être réservé à un petit nombre d’affaires où le préjudice est très prononcé et très manifeste. Ce degré de préjudice n’est pas atteint selon les définitions actuelles du terme « libelle diffamatoire » énoncées aux articles 300 et 301.

Pour ajouter une précision à cela, il se pourrait très bien que le traitement des affaires de diffamation en droit civil subisse un changement important dans un avenir rapproché. Un projet majeur est en cours à la Commission du droit de l’Ontario, lequel porte sur la diffamation à l’ère d’Internet. On mène un projet complet visant à déterminer si les dispositions concernant la diffamation peuvent être modifiées de manière à mieux régler les problèmes liés à la diffamation en général, mais surtout à l’ère d’Internet, et les façons de le faire. On en est à mi-chemin, et je ne sais pas ce qu’on recommandera, mais on prête attention à ces enjeux.

Simplement un autre élément au sujet du droit pénal avant que je cède de nouveau la parole à Mme Taylor. Un aspect qui, selon moi, a été oublié dans l’étude constitutionnelle des dispositions relatives au libelle diffamatoire, c’est le seuil de préjudice qui est nécessaire pour qu’on ait recours au droit pénal, lorsqu’il est question de liberté d’expression. Je ne dis pas qu’on ne pourrait pas avoir recours au droit pénal pour régler certains des cas extrêmes de déclaration diffamatoire, mais cela n’est prévu ni dans le libellé des dispositions législatives, ni dans les précisions jurisprudentielles données par la Cour suprême dans l’arrêt R. c. Lucas.

Cet arrêt était fondé sur un précédent de diffamation en droit civil — Hill c. Église de scientologie — et a confirmé les dispositions pénales relatives au libelle diffamatoire. Plusieurs années plus tard, l’autorité de l’Église de scientologie a été réduite par d’autres arrêts de la Cour suprême du Canada rendus dans le cadre d’affaires civiles. La gravité du libelle diffamatoire est peu élevée, si nous regardons des démocraties analogues, comme le Royaume-Uni, et des sources comme l’observation générale no 34 et les sources internationales.

Je suis désolée que ma réponse ait été longue, mais j’ai terminé.

Mme Taylor : Sénateur Gold, je ne m’attacherai pas à des démocraties analogues parce que le fouillis de documents que j’ai sous les yeux ne contient pas la liste des solutions de rechange. Je voudrais vous les transmettre par l’intermédiaire de la greffière, si je le puis.

Pour aborder ce sujet de façon un peu plus générale, plus de 400 affaires en 15 ans, c’est trop. J’affirmerais qu’il s’agit d’une simple goutte d’eau dans l’océan, compte tenu de tous les commentaires diffamatoires civils qui sont formulés dans la sphère numérique et qui pourraient faire l’objet de poursuites criminelles ou civiles. Nous savons que l’État sélectionne minutieusement les poursuites qu’il veut intenter, car il y a bien plus que 400 affaires. Il faudrait que nous examinions ce qui se passe quand l’État est sélectif dans la façon dont il applique ces principes. Je suis persuadée que, au bout du compte, si Mme Cameron tient des propos diffamatoires à mon sujet, si je m’adresse aux policiers et que je leur dis : « Pourriez-vous déposer des accusations contre elle? », il est probable qu’ils me répondront : « C’est à vous qu’il incombe de le faire, madame. Vous devriez vous adresser à un avocat en droit civil. » Nous voyons que les policiers sont sélectifs du point de vue des affaires qui en valent la peine.

Les données empiriques portent à croire que, dans un grand nombre de ces affaires de cybersalissage, les policiers choisissent de prendre le parti de la personne visée, ou d’agir dans son intérêt, seulement s’ils considèrent qu’il s’agit d’une victime « parfaite ». Nous savons qu’il s’agit d’un problème dans le domaine pénal, en matière d’agression sexuelle, et que les victimes ne sont pas toutes perçues comme égales lorsqu’elles cherchent à obtenir justice par voie pénale. Nous le constatons également dans le cas de ces affaires. Dans toutes celles où il pourrait y avoir une poursuite civile pour diffamation, les autorités en choisissent une parmi plusieurs milliers et disent : « Non, c’est une affaire pénale. »

Dans un très grand nombre de ces cas, c’est — et je l’ai déjà dit une fois, mais je pense qu’il vaut la peine que je le répète — une simple exagération, car les commentaires sont à ce point révoltants qu’ils ne valent même pas la peine qu’on s’y attache. Si une personne affirme que je suis une mauvaise professeure, un certain public pourrait le croire. Si je peux revenir sur l’histoire de l’enquêteur de terrain de l’Agence du revenu du Canada, une personne qui n’était pas contente de son travail a exposé une affiche sur laquelle figuraient son image et le texte suivant : « On sait que cet homme travaille pour une organisation insidieuse accusée d’avoir causé des décès. Protégez-vous contre le crime organisé. Si cet homme s’approche de vous, soyez prêt à vous défendre. »

Je ne pense pas que quiconque — à moins de n’avoir absolument aucun sens de l’humour ou de l’ironie — penserait vraiment que l’ARC est une organisation insidieuse et criminelle, et, de fait, l’affiche ne porte directement sur aucun méfait commis par la personne. Alors, ce genre de commentaires exagérés, qui dépassent les bornes et qui sont de plus en plus nombreux sur les médias sociaux sont souvent ceux qui donnent lieu à des accusations criminelles.

Le sénateur McIntyre : Merci à tous de vos exposés. Ma question s’adresse aux représentants du Centre for Free Expression. Vous avez tous souligné l’importance de l’abrogation des trois dispositions du code concernant le libelle criminel, et pas seulement le libelle blasphématoire, car les trois sont directement liées à la justification du projet de loi C-51. Ainsi, vous vous appuyez fortement sur l’initiative britannique qui reconnaît que toutes les formes de libelle sous le régime de la common law ou du droit criminel ont été remplacées par d’autres types d’infractions criminelles qui permettent de s’attaquer à ce genre de conduite ou de comportement criminels ou d’intenter des poursuites à cet égard.

Vous vous appuyez également sur le rapport produit en 1984 par la Commission de réforme du droit, et, comme nous le savons tous, ce rapport recommandait que le libelle diffamatoire soit aboli en tant qu’infraction de droit pénal au Canada. Pourriez-vous nous donner un peu plus de détails sur le rapport?

Mme Cameron : Monsieur le sénateur, j’ai le rapport sous les yeux, mais j’admets honnêtement ne pas avoir eu l’occasion de le relire avant l’audience d’aujourd’hui. Je peux vous expliquer qu’il a été rédigé en 1984 par la Commission de réforme du droit du Canada et qu’il s’agit du document de travail 35. Il trace l’historique du libelle diffamatoire et passe en revue les dispositions complexes du Code criminel portant sur le libelle diffamatoire, article par article. Il s’agit notamment des dispositions complexes qui portent sur diverses défenses prévues par la loi, lesquelles sont plus ou moins accessibles en common law.

Pour en arriver à sa conclusion, je la lirai simplement à voix haute, si cela peut vous être utile, monsieur. La conclusion de la commission est la suivante : « Le droit à la réputation est sans conteste l’une des valeurs fondamentales reconnues par notre société : une atteinte à la réputation peut en effet entraîner de graves conséquences pour la victime. Pour parler en toute franchise, la société ne devrait pas tolérer les atteintes délibérées à la réputation d’autrui. Le droit pénal, cependant, comme nous l’avons répété à maintes reprises dans le présent document, ne doit être employé qu’avec modération. Pour des raisons que nous avons déjà expliquées, nous ne croyons pas que l’existence d’un crime de diffamation présenterait des avantages par rapport aux règles actuelles du droit civil en la matière. De telles dispositions ne posséderaient sans doute, au surplus, aucune vertu dissuasive. C’est pourquoi, à notre avis, le droit pénal ne peut être considéré comme une arme efficace pour lutter contre la diffamation dans notre société. Nous recommandons donc que le Code criminel ne comporte aucun crime de diffamation, même sous une forme restreinte. »

Alors, je ne formule pas d’opinion sur le document de la commission du droit; je vous donne plutôt, en quelque sorte, d’autres renseignements à son sujet, mais, comme certains des sénateurs le savent et s’en souviennent peut-être, la Commission de réforme du droit du Canada a été une institution grandement respectée pendant un certain nombre d’années, qui avait entrepris des examens très complets et généraux de divers aspects du droit. Il s’agissait de l’un de ses documents de travail, lequel avait été signé par l’ensemble des commissaires, à l’époque.

Ainsi, je pense que la meilleure façon dont je pourrais l’expliquer, c’est que le Centre for Free Expression appuie la conclusion de la commission du droit. Nous pensons qu’elle est aussi valide aujourd’hui qu’elle l’était en 1984, et, oui, nous nous appuyons sur ce rapport.

Le sénateur McIntyre : Merci, madame Cameron.

La sénatrice Jaffer : Merci à vous tous de vos exposés. Ma question — car nous disposons également d’une période limitée pour poser des questions — s’adresse à Mme Craig; vous avez abordé ce point brièvement, mais je veux vous poser d’autres questions à ce sujet. Il s’agit du droit de garder le silence dont jouit l’accusé. Dans le projet de loi, avant que l’avocat de l’accusé soit en mesure d’utiliser certains documents — à ce que je crois comprendre et vous pourrez me corriger —, il devra se présenter devant le tribunal afin d’obtenir une permission à l’égard de ces documents, et je pense que cela doit être fait 60 jours à l’avance. Vous êtes très informée sur ces sujets, et je veux d’abord que vous nous expliquiez ce qu’est le droit de garder le silence et l’effet que le projet de loi aura sur les droits de l’accusé.

Mme Craig : Merci. L’exigence selon laquelle la demande doit être faite 60 jours à l’avance concerne les dispositions du Code criminel régissant actuellement les dossiers de tiers. Alors, selon la version actuelle du Code criminel, une personne accusée qui souhaite obtenir des dossiers qui sont en la possession d’un tiers, par exemple un psychologue ou un organisme de services sociaux, doit suivre un processus et obtenir la permission et l’ordonnance du tribunal afin que ces dossiers soient produits.

Ainsi, je pense que c’est cela que désigne la période de 60 jours. Toutefois, une période de sept jours est prévue en ce qui a trait aux dossiers qui seraient assujettis aux dispositions sur la protection des victimes de viol, soit les communications de nature sexuelle entre le plaignant et l’accusé ou d’autres dossiers qui sont en la possession de l’accusé et qu’il cherche à faire admettre au procès.

Tout d’abord, le droit de garder le silence ou de…

La sénatrice Jaffer : Les documents de tiers m’importent peu. Cette exigence est en place depuis longtemps.

Mme Craig : Oui.

La sénatrice Jaffer : Je vous ai induite en erreur, excusez-moi. Je voulais parler de la période de sept jours. Pouvez-vous nous l’expliquer en détail, je vous prie?

Mme Craig : Oui, bien sûr. Le droit de garder le silence et le droit de ne pas s’incriminer sont, évidemment, des principes fondamentaux de notre système de justice et sont protégés par la Charte. Cependant, à l’instar de tous les autres droits, ils ne sont pas absolus. Le droit criminel regorge de cas où une personne accusée doit révéler certains aspects de sa défense, par exemple. Les demandes de production de dossiers de tiers sont un exemple. Un autre exemple serait les lois actuelles sur la protection des victimes de viol. Les personnes accusées qui veulent présenter une défense d’alibi sont déjà tenues de révéler l’information pertinente. Il en va de même pour les expertises médicales ou encore pour ce qu’on appelle les demandes reposant sur l’arrêt Corbett, où la personne accusée qui demande au juge d’exclure son casier judiciaire doit révéler, par voir-dire, des détails de sa défense.

Donc, il existe énormément de cas dans le droit criminel où une personne accusée est obligée, dans certaines circonstances restreintes, de révéler de l’information, à des fins stratégiques et de son propre chef, ou de prendre la parole.

Peut-être que la façon la plus simple d’expliquer les choses — dans l’arrêt Darrach que j’ai mentionné plus tôt, les tribunaux ont dit quelque chose à ce propos —, puisque des arguments ont été présentés relativement à la disposition sur la protection des victimes de viol, le droit de garder le silence, dans cette affaire et dans le contexte du procès, n’était pas absolu. Donc — je me répète — selon les circonstances, une personne accusée aurait peut-être intérêt, à des fins stratégiques, de divulguer de l’information ou de prendre la parole dans un contexte limité, même si elle n’est pas contrainte par la loi de le faire.

À première vue, le fait d’exiger d’une personne accusée qu’elle présente une demande pour obtenir la permission du tribunal de présenter des éléments de preuve n’est pas présumé inconstitutionnel. La règle générale, la règle de preuve, est que les parties qui souhaitent présenter des éléments de preuve doivent justifier leur pertinence et leur valeur probante au préalable. Donc, cela n’est pas présumé inconstitutionnel, et il ne s’agit pas non plus d’une violation du droit des personnes accusées de ne pas être tenues par la loi de prendre la parole.

[Français]

Le sénateur Carignan : J’ai quelques questions à poser. La première porte sur l’énoncé concernant la Charte, à l’article 73, qui prévoit que pour chaque projet ou proposition de loi déposé dans l’une ou l’autre des deux Chambres, le ministre de la Justice doit déposer devant ladite Chambre un énoncé qui indique les effets possibles du projet de loi sur les droits et libertés. J’aimerais entendre votre point de vue au sujet de cet article et de son application.

À première vue, j’ai des réserves parce qu’on parle des énoncés, bien sûr, et des effets possibles. Est-ce une opinion juridique sur la constitutionnalité? Invoquera-t-on qu’il y a un effet possible, mais qu’il est racheté par l’article 1 de la Charte? Jusqu’où doit aller l’énoncé? Quelle sera la sanction juridique d’un énoncé incomplet ou absent?

[Traduction]

Le président : Quelqu’un veut-il se risquer à répondre? Monsieur Turk?

M. Turk : À qui adressez-vous votre question, monsieur le sénateur?

Le sénateur Carignan : À n’importe qui d’entre vous, vous êtes tous d’éminents experts.

Le président : Il s’agit de l’article 73 du projet de loi, au bas de la page 24, à propos de la Loi sur le ministère de la Justice, intitulé « Énoncé concernant la Charte ». C’est le paragraphe 4.2(1).

M. Turk : Pardon, de quel énoncé s’agit-il?

Le président : À la page 24, l’article 73, au bas de la page, intitulé, en gros caractères, « Loi sur le ministère de la Justice ». Le sénateur Carignan parlait d’un amendement à la Loi sur le ministère de la Justice.

M. Turk : Donnez-nous un instant pour que nous puissions le consulter, s’il vous plaît.

[Français]

Le sénateur Carignan : Peut-être que je peux poser une autre question en attendant, si vous me le permettez.

[Traduction]

Le président : Madame Cameron, avez-vous le projet de loi avec vous?

Mme Cameron : Monsieur le sénateur, je n’ai pas grand-chose à dire en réponse à votre question, sauf qu’il s’agit d’un amendement fort louable à la Loi sur le ministère de la Justice. À mes yeux, cela va assurer un certain niveau de responsabilité et de transparence dans les processus d’examen et de mise en œuvre des lois par les chambres; elles sauront que les effets constitutionnels des dispositions proposées ont été pris en considération.

Je ne crois pas me tromper en disant que, du point de vue du milieu universitaire, les versions précédentes de ces dispositions n’ont pas été appliquées aussi rigoureusement que nous l’espérions. Je dis cela spontanément — je ne l’avais pas remarqué —, mais je crois que c’est un amendement utile à la loi.

[Français]

Le sénateur Carignan : N’y a-t-il pas certains amendements ou certains retraits à cet égard qui priveraient le procureur de la Couronne d’une certaine discrétion qui pourrait quand même utiliser ces dispositions lorsque c’est approprié?

Je vous donne l’exemple d’un libelle diffamatoire. Je me souviens d’un cas où une personne envoyait des lettres anonymes dans différents commerces de la ville pour faire savoir à la population qu’un élu acceptait des pots-de-vin. Il s’agit de lettres anonymes, évidemment. Les recours au civil dans une telle situation sont hors de question et la possibilité d’utiliser des mandats de perquisition en matière civile pour découvrir l’auteur de ces lettres est nulle. Le seul recours possible est de déposer une plainte à la police pour qu’une enquête soit ouverte en vue d’apporter un peu de réconfort à la victime.

Je pense également à un cas récent où un individu portait des médailles militaires qui ne lui appartenaient pas. Cela représente une certaine usurpation d’identité. Cet individu pouvait utiliser ces médailles pour provoquer de faux sentiments de sécurité. Ces articles ne peuvent-ils pas être utiles lorsqu’il n’y a pas d’autres moyens d’arrêter les individus? Les policiers ou les procureurs de la Couronne peuvent utiliser cet outil pour identifier ces gens, les accuser et les ficher à tout le moins.

[Traduction]

Mme Cameron : En ce qui concerne l’usurpation de hauts faits dont vous avez parlé, monsieur le sénateur, je vais laisser Mme Taylor répondre. Je dirais toutefois que cela ne relève pas des dispositions relatives au libelle diffamatoire. Je suis convaincue qu’il existe d’autres façons de traiter la question de — comme on l’appelle — l’usurpation de hauts faits. Je crois toutefois que Mme Taylor pourra répondre à la question générale que vous avez posée à propos de l’absence de recours pour les élus.

Mme Taylor : Oui, si vous me le permettez. Merci.

Présentement, le Code criminel prévoit des recours pour un grand nombre des méfaits que vous envisagez peut-être en posant cette question. Il existe dans le Code criminel des dispositions relatives au harcèlement criminel, au méfait à l’égard de données informatiques, à la fraude à l’identité et aux faux renseignements. Donc, la portée est assez vaste.

J’aimerais aussi, si vous me le permettez, monsieur, et avec tout le respect que je vous dois, insister sur l’idée que les élus devraient reconnaître le fait qu’il est dans leur intérêt d’être moins susceptibles, si je peux m’exprimer ainsi. Ce genre de choses va avec vos fonctions, monsieur. En 2011, le Comité des droits de l’homme a encouragé les États membres à consentir à : « [...] l’expression sans entraves dans le cadre des débats publics concernant des personnalités du domaine public et politique qui sont tenus dans une société démocratique. » J’approfondirais avec plaisir le sujet, si vous le voulez, monsieur le sénateur.

Le sénateur Carignan : Je ne suis pas satisfait de la réponse, mais…

La sénatrice Eaton : Madame Craig, je ne suis pas avocate et je n’ai pas de formation en droit, alors peut-être pourriez-vous expliquer à une personne tout ce qu’il y a de plus ordinaire, comme moi, pourquoi l’exigence touchant la divulgation de la stratégie de défense en contre-interrogatoire, dans une affaire d’agression sexuelle — je crois que c’est sans précédent — serait-elle différente dans une affaire où une personne serait accusée de meurtre ou d’un autre crime capital?

Mme Craig : Merci de la question. J’ai deux réponses à vous donner.

Premièrement, comme je l’ai fait remarquer il y a un petit moment, ce n’est pas sans précédent. Il y a énormément d’exemples, ou du moins, il y en a plusieurs en droit criminel : une personne accusée, même si elle n’y est pas obligée par la loi — aucune loi ne l’obligerait, par exemple, à témoigner —, doit tout de même fournir certains renseignements ou détails à propos de sa défense, conformément à sa stratégie. Nous en avons déjà un exemple dans nos dispositions actuelles sur la protection des victimes de viol. Avant d’être autorisée à présenter des éléments de preuve concernant toute autre activité sexuelle de la partie plaignante, une personne accusée doit présenter une demande et un affidavit montrant que la pertinence et la valeur probante de ces éléments de preuve l’emportent sur leur effet préjudiciable. Donc, ce n’est pas sans précédent. C’est mon premier point.

Pourriez-vous me rappeler la deuxième partie de votre question?

La sénatrice Eaton : En quoi cela est-il différent d’une accusation de meurtre au premier degré?

Mme Craig : Oui. Merci. Comme l’a dit la juge L’Heureux-Dubé, les agressions sexuelles sont différentes de tous les autres crimes sous bien des aspects. L’une des principales raisons, c’est que, en matière de violence sexuelle, notre héritage juridique est imprégné de stéréotypes et de présomptions sexospécifiques inflexibles. Nous avons des règles, en ce qui concerne les agressions sexuelles, et elles doivent être adaptées à ce contexte particulier.

La sénatrice Eaton : C’est un sujet qu’on évite, peut-être parce qu’il n’est pas politiquement correct d’en parler dans le climat actuel, mais il arrive que des hommes soient harcelés sur les médias numériques. Il y a effectivement des femmes qui font du harcèlement criminel. Si je comprends ce que vous dites, un homme que je harcèlerais ne pourrait pas utiliser ce fait dans sa défense s’il changeait d’idée et que nous ayons ensemble des activités sexuelles.

Mme Craig : Non, ce n’est pas du tout ce que je dis. L’amendement n’aurait pas pour effet d’exclure ce genre d’élément de preuve. En ce qui concerne des messages de harcèlement qui auraient un contenu sexuel, la personne accusée doit simplement justifier la pertinence des éléments de preuve et prouver qu’ils ne servent pas seulement à faire naître un stéréotype discriminatoire ou à humilier la partie plaignante, et que leur valeur probante l’emporte sur l’effet préjudiciable. En d’autres mots, les éléments de preuve doivent être utiles pour le juge des faits, soit le juge ou le jury. La règle n’est pas qu’il est interdit à une personne accusée de présenter ce genre d’éléments de preuve.

La sénatrice Pate : Merci à tous les témoins.

Madame Craig, j’aimerais aborder à nouveau deux ou trois choses que vous avez mentionnées. Comme vous l’avez dit, un certain nombre de dispositions, en particulier celles qui touchent au consentement, auraient pour but de codifier l’arrêt J.A. Cependant, beaucoup de témoins qui se sont exprimés devant le comité de la Chambre sont d’avis que ce n’est pas le cas, que les dispositions ratent la cible. Pour corriger ce problème, serait-il suffisant de simplement supprimer intégralement l’alinéa a.1) proposé, soit « il est inconscient », puis d’en supprimer la référence à l’alinéa b)? Cela remplirait-il l’objectif de codifier l’arrêt J.A.?

Mme Craig : Je suis d’accord avec les témoins que vous avez mentionnés, selon lesquels l’amendement sous sa forme actuelle n’a pas pour effet de codifier l’arrêt J.A. Dans l’arrêt J.A., il était question d’une personne qui consent à l’avance à une activité sexuelle qui se produirait pendant qu’elle est inconsciente.

Je ne suis pas sûre de comprendre la deuxième partie de votre question.

La sénatrice Pate : Toutes mes excuses. C’est à la page 9 du projet de loi, le paragraphe 19(2.1) visant l’alinéa 273.1(2)b). Si nous pouvions agir de façon plus nuancée, vous pouvez probablement deviner ma prochaine question. Pourrions-nous supprimer l’alinéa a.1) et supprimer la référence faite à l’alinéa b) afin d’atteindre l’objectif qui est d’éliminer « inconscient ». De nombreuses personnes se sont dites préoccupées par la possibilité que certains juges, en particulier ceux qui s’en tiennent aux stéréotypes, interprètent l’inconscience comme un élément clé. Nous voulons éliminer la possibilité de confusion. Que serait-il préférable de proposer, comme amendement?

Mme Craig : De deux choses l’une. D’abord, je ne crois pas qu’il soit pressant de codifier l’arrêt J.A. Je crois que les gens sont préoccupés par le fait que cela va, en réalité, affaiblir l’arrêt J.A. Plus important encore — et c’est en lien avec une question qui a été posée plus tôt et avec quelque chose qui arrive bien trop souvent dans ce genre de cas —, vu les statistiques présentées par Janine Benedet sur le nombre de femmes qui ont été agressées sexuellement pendant qu’elles étaient en état d’ébriété, il est pressant de clarifier les critères juridiques relatifs à la capacité à consentir. L’amendement, même avec les modifications que vous proposez, n’y changerait absolument rien. Selon moi, supprimer les dispositions où il est question d’inconscience serait un début de solution. Cela soulagerait les préoccupations relatives à l’affaiblissement de l’arrêt J.A. ou — et je crois que c’est ce qu’il y a de plus pressant — aux juges qui interprèteraient à tort le critère juridique concernant la capacité à consentir en état d’ébriété comme étant le fait d’être conscient. Donc, oui, l’amendement aurait cet effet.

Cependant, il ne clarifierait pas — et c’est nécessaire — où est la limite. Le Parlement ou la Cour suprême du Canada doivent nous indiquer où se situe la limite en ce qui concerne la capacité. Selon moi, les décisions des tribunaux inférieurs ne suffisent pas; elles ne sont pas uniformes. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question.

La sénatrice Pate : Oui, merci. Pouvez-vous alors nous recommander un amendement qui remplirait cet objectif, qui permettrait de déterminer où se situe la limite?

Mme Craig : La décision dans chaque affaire repose toujours sur les faits, mais le critère de la capacité à consentir doit comprendre une norme juridique établissant le niveau de sobriété auquel la partie plaignante peut comprendre et la nature et les conséquences de l’activité sexuelle à laquelle elle consent ainsi que les risques et les circonstances connexes. Par exemple, dans l’affaire Al-Rawi, une norme relative à la capacité à consentir prendrait en considération le fait que la partie plaignante et l’accusé s’étaient rencontrés 13 minutes avant les contacts sexuels. Cette norme prendrait aussi en considération la capacité de la partie plaignante à évaluer les circonstances, comme le fait d’avoir une relation sexuelle dans un endroit public avec un inconnu, voire dans un véhicule stationné dans une rue sombre et peu éclairée. Il ne suffit pas d’avoir la capacité de comprendre ce que suppose l’acte physique en lui-même. La norme doit être plus rigoureuse. La capacité à consentir à une relation sexuelle exige la capacité de comprendre et les circonstances et les risques.

Le président : J’ai le plaisir de vous remercier, au nom du comité, monsieur Turk, madame Cameron, madame Taylor — du Centre for Free Expression — et madame Craig, de la Schulich School of Law de l’Université Dalhousie. Vos témoignages ont été essentiels à notre compréhension de la portée et de l’impact de ce projet de loi.

Mesdames et messieurs les sénateurs, nous reprenons notre examen du projet de loi C-51, Loi modifiant le Code criminel et la Loi sur le ministère de la Justice et apportant des modifications corrélatives à une autre loi.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Steve Coughlan, de la Schulich School of Law de l’Université Dalhousie. On dirait que c’est le matin de l’Université Dalhousie. Bienvenue.

Nous aurons aussi le plaisir d’entendre, par vidéoconférence, Karen Segal, avocate pour le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes — bonjour — et, bien sûr, Hilla Kerner, membre du collectif Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter.

Nous allons commencer par M. Coughlan. Ce sera ensuite au tour de Mme Segal, puis à celui de Mme Kerner.

Steve Coughlan, professeur, Schulich School of Law, Université Dalhousie, à titre personnel : Merci beaucoup, sénateur Joyal et mesdames et messieurs les membres du comité, de m’avoir invité à témoigner devant vous à propos du projet de loi C-51 et en particulier des dispositions du projet de loi concernant la suppression de certaines dispositions du Code criminel et l’élimination de diverses dispositions portant inversion de la charge de la preuve.

J’approuve ce projet de loi, mais mon véritable but ce matin est de vous expliquer pourquoi je le soutiens et comment il devrait s’inscrire dans une initiative plus vaste.

J’aimerais commencer par citer la personne à la tête du ministère de la Justice : « Je crois que le temps est venu de revoir de fond en comble le Code criminel. Le Code est devenu lourd et très difficile à interpréter, et nombre de ses dispositions sont maintenant désuètes. »

Cette citation n’est pas de notre ministre de la Justice actuelle, mais bien du sénateur Jacques Flynn, du temps où il était ministre de la Justice, en 1979. Le code était déjà fondamentalement imparfait il y a 40 ans, et les réformes à la pièce n’ont fait qu’empirer la situation. C’est pour cette raison que j’invite le comité à prendre en considération le code dans son ensemble au lieu de s’en tenir aux modifications proposées dans le projet de loi. Ces propositions sont utiles, mais elles ne visent que les problèmes les plus simples à résoudre. S’en tenir à ces modifications reviendrait à faire fi des problèmes fondamentaux qui existent depuis des décennies.

Vous allez penser que c’est une hyperbole, mais il n’en est rien : le Canada n’a pas de Code criminel. Un code est un texte législatif qui établit l’ensemble du droit applicable à un sujet donné, ce que notre code n’a jamais eu la prétention de faire. Notre code devrait indiquer tous les éléments dont la Couronne a besoin pour prouver la culpabilité d’une personne qui a commis une infraction. Non seulement il ne le fait pas, mais il est rédigé d’une façon qui rend difficile de déterminer quels sont ces éléments. Il devrait plutôt rendre cela plus facile. Notre code crée directement de l’ambiguïté, ce qui ne respecte pas la primauté du droit.

Faute de temps, je vais aborder une seule question : le fait qu’il manque à notre Code criminel ce qu’on appelle la partie générale. Pratiquement tous les codes criminels des autres pays comprennent cette partie générale, qui, entre autres choses, définit dans quel état mental une personne doit être avant que l’on puisse la reconnaître coupable d’un crime. Nous connaissons tous le principe qui associe dans un crime un acte coupable et une intention criminelle, mais, de façon générale, notre code aborde rarement ce dernier aspect, laissant plutôt aux tribunaux le soin de trancher la question.

Donc, il n’y a rien dans notre Code criminel qui soit similaire, par exemple, à l’article 15 de la partie générale du code pénal allemand, qui précise que, à moins que la loi ne prévoie expressément la responsabilité criminelle fondée sur la négligence, seul un comportement délibéré entraîne une responsabilité criminelle.

Dans la plupart des cas, nous ne précisons pas les aspects moraux, et lorsque nous le faisons, nous ne les appliquons pas uniformément, ce qui, comme je l’ai déjà dit, obscurcit tout bonnement davantage la voie à suivre.

Je vais prendre en exemple les dispositions du Code criminel relatives aux incendies criminels, non pas parce qu’elles sont particulièrement mauvaises, mais parce qu’elles constituent un exemple typique. À dire vrai, je pourrais probablement ouvrir le code au hasard et prendre n’importe quelle disposition assez longue pour illustrer mon point.

Je vais tout de même utiliser les dispositions relatives aux incendies criminels. Il y en a beaucoup. L’une d’entre elles, l’article 434.1, concerne les incendies criminels qui constituent une menace grave envers la santé ou la sécurité d’autrui ou un risque sérieux pour ses biens. Donc, la question qui se pose naturellement est la suivante : pour être reconnue coupable de cette infraction, la personne devait-elle savoir que l’incendie menaçait la santé ou la sécurité d’autrui ou ses biens?

D’un côté, la réponse est manifestement oui, puisque la Cour suprême a déclaré de nombreuses fois qu’un principe fondamental de l’interprétation du Code criminel est la présomption selon laquelle la faute doit être subjective. Une personne accusée de voies de fait contre un policier en fonction sera déclarée coupable si elle savait qu’il s’agissait d’un agent de la paix en fonction. Ce n’est pas précisé dans le code, mais cela est tenu pour acquis.

De l’autre côté, il y a des situations où la réponse est à l’évidence non. Il existe plus d’une disposition relative aux incendies criminels. L’article 433 concerne les incendies criminels où la personne accusée sait que le bien est occupé. Autrement dit, la disposition précise que la personne doit savoir que l’endroit est habité.

À cause de cette nuance, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a conclu, l’année dernière, dans la décision Bastien, que la première disposition relative à l’incendie criminel ne requiert pas que la personne soit au courant de certaines choses. Son raisonnement est logique : si un article précise que la personne doit savoir certaines choses et qu’un autre article ne dit rien à ce propos, alors on peut supposer que la connaissance de certaines choses n’est pas un facteur dans l’article qui n’en fait pas mention. En théorie, c’est un raisonnement irréprochable, mais, là où le bât blesse, c’est qu’il donne de l’importance à l’absence dans le libellé de toute mention de l’élément moral, même si la Cour suprême du Canada a dit plus d’une fois que l’absence de toute mention de l’élément moral ne devrait pas être considérée comme importante.

Loin de moi l’idée de remettre en question la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Je veux seulement souligner que, dans ces circonstances que nous avons créées, il n’y a plus de bonne réponse. À dire vrai, puisque le code ne règle pas la question, il est fort possible que la cour d’appel d’une autre province arrive à une conclusion différente. Nous sommes dans le noir, nous ne pouvons pas interpréter la loi correctement.

Une autre disposition relative aux incendies criminels, l’article 434 — parce que, bien sûr, entre l’article 433 et l’article 434.1, il y a l’article 434 —, prévoit qu’une personne est coupable d’un acte criminel si elle a intentionnellement causé par le feu un dommage à un bien. Donc, si cet article dit qu’une personne doit avoir intentionnellement causé un dommage par le feu, cela veut-il dire que la personne devait avoir l’intention de causer un dommage par le feu? Étonnamment, la réponse semble être négative.

Nos tribunaux distinguent l’« intention générale » et l’« intention spécifique ». L’intention générale est l’intention de faire quelque chose, alors que l’intention spécifique est l’intention supplémentaire d’obtenir un résultat grâce à cette action.

Il n’y a pas si longtemps, dans l’affaire Tatton, le juge de première instance a conclu que, dans le cas d’un incendie criminel, les faits déterminaient si la personne avait une intention générale ou une intention spécifique. Puis, la Cour d’appel de l’Ontario a dit : « Non, c’est faux. C’est toujours l’un ou l’autre, et c’est toujours l’intention générale. » L’affaire a été portée devant la Cour suprême du Canada, qui a tranché : « Non, c’est faux. Effectivement, c’est toujours l’un ou l’autre, et c’est toujours une intention générale. »

Il semble que, après des années de débat, et même s’il est écrit « intentionnellement […] cause par le feu […] un dommage à un bien », la personne en question n’avait pas besoin d’avoir prévu que le feu allait causer un dommage. Cela est parfaitement contre-intuitif, et, je le répète, c’est impossible à déterminer en lisant le code.

Dans l’arrêt Tatton — et c’est exactement le point que je veux faire valoir aujourd’hui —, la Cour suprême du Canada a dit ceci :

La confusion entourant la distinction entre l’infraction d’intention générale et l’infraction d’intention spécifique fait partie d’un problème plus vaste qui afflige le droit criminel canadien depuis des décennies. Malheureusement, le Code criminel offre souvent peu d’indices clairs au sujet de l’élément moral requis pour une infraction déterminée. Il revient donc aux juges d’essayer de deviner l’élément moral requis (également appelé degré de faute). Comme l’explique le professeur Don Stuart dans son ouvrage Canadian Criminal Law, p. vii :

Notre système accusatoire, qui exige que les causes soient soumises de façon équitable à des juges ou des jurés impartiaux, et la présomption d’innocence ne peuvent fonctionner de façon légitime lorsque les critères applicables à des questions aussi fondamentales que les exigences en matière de faute sont confus...

Voici ce que le tribunal a conclu à ce sujet :

Il est essentiel que le législateur intervienne pour définir l’élément moral des infractions [...]

La Cour suprême a aussi dit ceci :

Si un accusé doit attendre « qu’un tribunal décide de l’étendue d’une infraction, [il] est alors traité de façon injuste et contraire aux principes de justice fondamentale » [...]

Cependant, la réalité est que la plupart du temps, le Code criminel ne donne ni le cadre ni les paramètres des infractions, et nous devons attendre que les tribunaux s’en chargent.

Voilà pourquoi je dis que nous devons entreprendre une tâche beaucoup plus importante que la simple suppression de certains articles du code. Nous ne pouvons pas régler les graves problèmes systémiques qui existent par du rafistolage. Il serait effectivement utile de supprimer ces articles, comme le propose le projet de loi, et peut-être tout aussi bénéfique d’ajouter quelques articles supplémentaires pour remplacer ceux qui seront éliminés, mais ce serait loin d’être suffisant pour moderniser le code. Il est maintenant littéralement impossible d’ajouter de nouvelles dispositions au code sans le rendre plus incohérent et plus ambigu. La seule façon de régler le problème serait de l’examiner de façon exhaustive et, idéalement, d’y ajouter une partie générale.

Le président : Merci.

Karen Segal, avocate, Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes : Merci de m’accueillir parmi vous aujourd’hui. Je représente le FAEJ, le Fonds d’action et d’éducation juridiques pour les femmes, une organisation juridique féministe nationale fondée en 1985 qui se consacre à l’avancement des droits des femmes et des filles en recourant aux tribunaux, à des réformes du droit et à des activités de sensibilisation.

Le FAEJ a joué un rôle dans pratiquement tous les arrêts de la Cour suprême du Canada qui ont créé un précédent relativement aux droits des femmes et aux lois concernant les agressions sexuelles. L’organisation a aussi présenté des observations sur des réformes importantes du Code criminel. Dans tout ce processus, notre objectif est d’améliorer les lois en matière d’agressions sexuelles de manière à améliorer de façon systémique la vie des femmes.

J’aimerais parler des changements proposés touchant les dispositions du code en matière d’agressions sexuelles. D’emblée, il est important de garder à l’esprit que l’agression sexuelle est un crime extrêmement sexiste, qui touche de façon disproportionnée les femmes et les filles et qui les empêche d’atteindre une égalité réelle. En outre, les taux de condamnation pour les agressions sexuelles sont invraisemblablement bas. Il faut tenir compte de ces circonstances au moment d’évaluer les modifications législatives.

Je veux souligner que nous vous avons fourni le mémoire que nous avions préparé à l’intention du comité permanent de la Chambre des communes qui étudiait ce projet de loi. Malheureusement, nous n’avons pas eu suffisamment de temps pour le mettre à jour avant la séance d’aujourd’hui, mais les recommandations qui y sont présentées sont tout aussi pertinentes, puisque les modifications que nous avions proposées n’ont pas encore été mises en œuvre.

Puisque mon temps est limité, je vous invite à consulter le mémoire au sujet des éléments du projet de loi que nous soutenons, et il y en a beaucoup. Dans l’ensemble, le fonds approuve un grand nombre de modifications qui sont proposées dans ce projet de loi. Je vais donc utiliser mon temps pour vous exposer certaines de nos préoccupations.

Notre préoccupation fondamentale à l’égard du projet de loi C-51 réside dans la codification proposée de l’inconscience comme ligne de démarcation pour définir lorsqu’une plaignante devient incapable de consentir, au titre des paragraphes 273.1(2) et 153.1(3). Selon le mémoire du FAEJ, la disposition n’ajoute rien de nouveau à la législation en matière d’agression sexuelle et fait en sorte que les dispositions sur l’incapacité de manière plus générale sont limitées par cette évaluation de la conscience par opposition à l’inconscience, au lieu d’une évaluation de la capacité d’une femme ou d’une personne à fournir un consentement éclairé et volontaire. Cela risque, par le fait même, de miner les protections juridiques accordées aux femmes qui sont conscientes, mais par ailleurs incapables de consentir, par exemple, les milliers de femmes au Canada qui sont agressées sexuellement chaque année alors qu’elles sont conscientes, mais gravement intoxiquées par l’alcool ou la drogue.

Si cela nous préoccupe, ce n’est pas parce que l’inconscience ne devrait pas être pertinente; les tribunaux n’ont aucune difficulté à appliquer la règle établie depuis très longtemps selon laquelle une personne inconsciente est incapable de donner son consentement. Le problème auquel se butent les tribunaux se pose lorsque le plaignant est conscient, mais qu’il n’a pas la capacité de donner un consentement significatif à une activité sexuelle parce que ses facultés sont gravement affaiblies par l’alcool ou la drogue.

Les dispositions sur l’incapacité exigent que la personne soit en mesure de donner son consentement éclairé et libre, qu’elle comprenne la nature sexuelle de l’acte et qu’elle comprenne qu’elle peut refuser d’y participer. Toutefois, en pratique, les tribunaux ont beaucoup de difficulté à donner un sens à ce critère et ont souvent adopté un critère considérablement plus bas et plus dangereux pour déterminer si une personne avait la capacité de consentir. Les juges ont pris l’habitude d’exiger des indices externes de l’inconscience et du sommeil avant de conclure que la personne ne pouvait pas donner son consentement; pour voir des exemples, je vous inviterais à consulter nos mémoires.

Nous ne voyons pas les tribunaux se lancer dans une analyse nuancée de la capacité d’une plaignante à fournir un consentement éclairé. Les tribunaux s’appuient plutôt sur la capacité de la plaignante à exercer des tâches élémentaires pour prouver sa capacité à fournir un consentement éclairé et volontaire à un contact sexuel. Par conséquent, les tribunaux ont tendance à assimiler la conscience à la capacité de consentir à un contact sexuel, ce qui n’est pas dans la loi.

Un exemple des plus flagrants de ce problème est l’affaire R c. Al-Rawi, instruite en Nouvelle-Écosse, dans laquelle, au procès de première instance, le chauffeur de taxi accusé d’agression sexuelle a été acquitté malgré le fait que la plaignante a été retrouvée inconsciente à l’arrière de la voiture de taxi de l’accusé dans un secteur isolé de la ville. La plaignante était partiellement dévêtue et l’accusé tenait entre ses mains les sous-vêtements trempés d’urine de la victime. Le juge de première instance a déterminé qu’il ne pouvait pas affirmer de façon irréfutable que la plaignante était inconsciente au moment où l’agression sexuelle a commencé et que, en conséquence, il avait un doute raisonnable quant à sa capacité à consentir au moment où l’agression sexuelle a commencé, effectivement. Selon cette conclusion, la conscience équivaut à la capacité de consentir.

On a interjeté appel de cette décision, et un nouveau procès a été ordonné, mais l’affaire Al-Rawi est significative puisqu’elle montre la tendance qui prévaut dans les tribunaux de première instance à l’échelle du Canada. Le FAEJ, à titre de défenseur de l’égalité des femmes, est préoccupé par cette tendance, puisqu’elle ne protège absolument pas les femmes qui sont agressées sexuellement alors qu’elles sont conscientes, mais sont sous l’emprise de l’alcool ou de la drogue et incapables de donner leur consentement éclairé. Les tribunaux n’ont pas de difficulté à conclure à une incapacité dans les cas où la plaignante était en fait inconsciente.

Le FAEJ est d’avis que, si les tribunaux accordent autant d’importance au degré de conscience comme point limite à partir duquel une personne ne peut plus donner son consentement, cela entraîne une malheureuse distorsion de l’analyse, puisqu’elle amène les juges à évaluer si la plaignante était consciente plutôt que si elle pouvait donner son consentement éclairé à des contacts sexuels, si elle l’a donné et si elle ne l’a pas retiré. Nous craignons que les changements perpétuent ce problème.

Plusieurs raisons expliquent cela. D’abord, nous craignons que les avocats de la défense fassent valoir que ces changements signifient que l’inconscience est désormais la norme légale en matière d’incapacité de consentir. Comme la codification de l’inconscience n’ajoute rien de nouveau au droit, nous nous attendons à ce que les avocats de la défense soutiennent que cette modification vise à apporter une clarification de l’incertitude courante présente dans la loi en ce qui concerne la capacité de consentir. Les tribunaux ont de la difficulté à déterminer quel degré d’affaiblissement des capacités est suffisant pour rendre quelqu’un incapable de donner son consentement. Nous craignons que cela ne soit considéré comme une tentative de dissiper cette incertitude, et qu’on établisse un point limite de l’inconscience au lieu d’examiner si la personne a la capacité de comprendre la nature sexuelle de l’acte et de donner un consentement éclairé à cet acte.

Nous pensons que la Couronne devra encore une fois trancher la question de la capacité à consentir, au détriment des victimes dont la vie est affectée par ces arguments.

Ensuite, même si l’inconscience n’est pas officiellement interprétée comme une limite juridique au regard de laquelle une personne devient incapable, nous craignons que cette disposition ne perpétue l’importance qu’on accorde à la conscience par rapport à l’inconscience au lieu d’encourager les juges à effectuer une évaluation nuancée de la capacité par opposition à l’incapacité. La loi, telle qu’elle est rédigée, n’établit pas l’inconscience comme ligne de démarcation, mais nous voyons une tendance chez les juges à insister sur cet aspect. La préoccupation à l’égard de la codification tient au fait que cela va perpétuer l’importance que l’on accorde à l’inconscience.

Cela ne sert certainement pas de ligne directrice aux juges, comme celui dans Al-Rawi, qui doivent déterminer si une femme consciente est capable de donner son consentement.

Le FAEJ reconnaît que les deux nouveaux alinéas proposés, 273.2b) et 153.1b), laissent place à la possibilité que l’incapacité soit établie pour d’autres motifs que celui de l’inconscience, et qu’il n’était pas de l’intention du législateur d’empêcher de conclure à l’incapacité d’une personne si elle ne se trouvait pas dans un état de totale inconscience. Cependant, cela ne dissipe pas notre préoccupation. Les dispositions vont tout de même diriger l’attention des juges sur l’inconscience et n’aident aucunement les décideurs à évaluer l’incapacité, hors de l’inconscience. Ces changements, par exemple, n’auraient pas eu d’incidences sur l’issue des diverses affaires que nous avons citées dans notre mémoire, dans lesquelles la plaignante a dû présenter des éléments de preuve montrant qu’elle était endormie ou presque endormie pour prouver qu’elle était incapable de consentir.

Le président : Merci beaucoup. Pourriez-vous conclure, maître Segal, car nous avons peu de temps pour la vidéoconférence, compte tenu du temps qui nous est alloué.

Mme Segal : Oui. Pour conclure, ce que nous proposons au gouvernement, c’est qu’il profite de l’occasion pour apporter des précisions quant aux dispositions sur la capacité de consentir et pour codifier une norme de capacité qui énonce qu’une personne ne peut donner son consentement que si elle est en mesure de comprendre la nature sexuelle de l’acte et les risques associés à cet acte, qu’elle comprend qu’elle peut refuser d’y participer et qu’elle est capable de communiquer son consentement volontaire à cet acte de façon explicite par ses paroles ou son comportement.

En ce qui a trait au libellé, je sais que je manque de temps, mais je vais simplement vous lire une proposition de changement. Nous proposons que le libellé se lise comme suit : « Il n’y a pas de consentement du plaignant s’il est incapable, au moment où l’activité sexuelle a lieu, de le former. Dans ce contexte, l’incapacité signifie que le plaignant ne peut pas comprendre rationnellement les risques et les conséquences de l’activité sexuelle, ne peut pas savoir qu’il a le choix d’y participer ou non ou ne peut pas manifester de façon explicite son accord à participer à l’activité sexuelle par ses paroles ou son comportement. » Merci.

Le président : Merci beaucoup, maître Segal.

Madame Kerner, pour le compte du Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter, vous avez la parole.

Hilla Kerner, membre du collectif, Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter : Bonjour. La plupart d’entre vous savent qui nous sommes et ce que nous faisons à titre de plus vieux centre d’aide aux victimes de viol au Canada et de membre de l’Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel. À la lumière de cette participation en première ligne au mouvement des femmes, je vous donne le point de vue de mon groupe en ce qui concerne le projet de loi.

Je vais commencer en disant que nous sommes préoccupés par le fait que, bien que d’autres groupes de femmes, des juristes féministes et nous-mêmes avons témoigné devant le comité de la justice de la Chambre des communes et avons demandé que le projet de loi soit amendé, ces amendements n’ont pas été intégrés à la version que vous avez sous les yeux.

J’ai entendu la fin d’une conversation entre la sénatrice Pate et Elaine Craig, donc je crois comprendre que, à tout le moins, la sénatrice Pate est au courant des demandes d’amendements formulées par les féministes.

L’agression sexuelle est un crime sexiste. Tout le monde le sait maintenant. C’est un acte de violence commis presque invariablement par un homme à l’endroit d’une femme ou d’un enfant. L’avancement de la législation en matière d’agression sexuelle traduit la compréhension croissante du Parlement à l’égard de l’agression sexuelle et reflète et renforce l’égalité des femmes. Nos dispositions législatives concernant les agressions sexuelles visent à protéger l’intégrité physique des femmes.

Nous apprécions les efforts déployés par la ministre de la Justice pour faire progresser les dispositions en matière d’agression sexuelle, mais ce serait peu judicieux de la part du Parlement d’adopter des modifications aux dispositions sur les agressions sexuelles sans tenir de consultations exhaustives avec les centres d’aide aux victimes de viol, de même que les autres groupes de femmes et les juristes féministes.

En ce qui concerne ce projet de loi en particulier, je vais renforcer les objections que ma collègue du FAEJ vient tout juste de mettre de l’avant. Nous nous opposons à l’ajout du passage « […] il n’y a pas de consentement du plaignant [s’] il est inconscient ». Bien sûr, une femme inconsciente ne peut donner son consentement, mais c’est quelque chose que prévoyait déjà la loi actuelle, qui précise que le consentement du plaignant ne se déduit pas s’il est incapable de le former.

Nous craignons que l’ajout proposé soit utilisé à mauvais escient par des avocats de la défense pour faire valoir que l’inconscience est le seuil de l’incapacité, et comme, trop souvent, nous sommes témoins de cas où les juges ne connaissent pas les dispositions législatives sur les agressions sexuelles ni l’intention qui sous-tend ces dispositions et les arrêts de la Cour suprême précisant de quelle façon il faut appliquer la loi, il y a un grave danger que, dans de tels cas, les juges acceptent les arguments de la défense.

Nous soutenons le passage proposé selon lequel aucun consentement n’est obtenu s’il n’y a aucune preuve que l’accord volontaire du plaignant à l’activité a été manifesté de façon explicite par ses paroles ou son comportement.

Nous soutenons aussi l’élargissement de la portée des dispositions sur la protection des victimes de viol par l’inclusion d’une communication à des fins d’ordre sexuel ou dont le contenu est de nature sexuelle. Nous soutenons le droit à une représentation juridique pour les victimes dans les procédures liées à la protection des victimes de viol et nous appuyons les amendements proposés concernant les dossiers de la victime en possession de l’accusé. Ces dispositions seront utiles pour les femmes avec qui nous travaillons dans notre centre d’aide aux victimes de viol.

Dans l’ensemble, en ce qui concerne la violence faite aux femmes, le Canada a de bonnes lois. Les dispositions législatives sur l’agression sexuelle, la violence conjugale, l’inceste et le harcèlement sexuel, de même que les nouvelles dispositions législatives sur la prostitution permettent au système de justice pénale de faire enquête, de porter des accusations et de condamner les hommes qui agressent les femmes.

Lorsque des femmes victimes de violence de la part d’un homme brisent le silence pour faire un signalement à la police, elles le font pour se protéger et pour protéger leurs enfants, pour protéger les autres femmes et pour demander à l’État de respecter son obligation en ce qui concerne le droit inhérent des femmes à la sécurité, à la sûreté et à la liberté.

Hélas, il est bien connu que le système de justice pénale manque à ses obligations envers les femmes et ne respecte pas l’engagement du Canada à l’égard des femmes comme le prévoit la Charte. Le droit des Canadiennes à la même protection et au même bénéfice de la loi ne leur est pas reconnu.

Les hommes peuvent changer. Les hommes ne sont pas de nature violente et ils peuvent choisir de nous traiter mieux en toute égalité, et de nous laisser être complètement maîtres de notre corps et de notre sexualité. Cependant, les hommes ne changeront pas si on ne les y oblige pas ou qu’on ne les tient pas responsables de leurs actes, et j’aimerais insister sur le fait que nous ne demandons pas l’imposition de peines lourdes ni même l’emprisonnement. Nous sommes en faveur de l’élimination de toute peine minimale obligatoire, mais nous exigeons que les hommes soient tenus responsables et contrôlés.

De sérieuses réformes doivent être apportées à tous les échelons du système de justice pénale — la police, la Couronne et les juges — lorsqu’il s’agit de violence masculine contre les femmes, et nous espérons témoigner devant vous de nouveau lorsque votre comité étudiera le projet de loi C-337, la Loi sur la responsabilité judiciaire par la formation en matière de droit relatif aux agressions sexuelles.

Aujourd’hui, pendant que j’ai votre attention, je soutiendrais que toute amélioration ou toute transformation du système de justice pénale doit commencer par la transparence. Le public doit savoir combien de rapports en matière d’agressions sexuelles, de brutalité conjugale, d’achat de services sexuels et de proxénétisme chaque détachement de police reçoit, combien de temps durent les enquêtes et, si les causes n’ont pas été portées à l’attention de la Couronne, les raisons qui expliquent cela. Le public doit savoir combien de causes la Couronne a reçues, combien n’ont pas entraîné d’accusation et la justification de chaque décision à cet égard.

Enfin, toutes les décisions des cours provinciales, des cours d’appel et de la Cour suprême doivent être transcrites et publiées sur un site Web à des fins de consultation publique.

La publication des données sur le système de justice pénale révélera tous les éléments qui ont contribué aux échecs du système lorsqu’il s’agit de violence masculine contre les femmes. C’est la première étape essentielle que nous devons suivre si nous voulons voir un changement et il doit y avoir un changement.

Le président : Merci beaucoup, madame Kerner.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Tout d’abord, je vous remercie beaucoup de vos témoignages, qui sont très pertinents dans le cadre de notre étude. Madame Segal, si je comprends bien, vous dites que le projet de loi actuel ne semble pas régler le problème du consentement chez les femmes intoxiquées par l’alcool ou la drogue? Êtes-vous vraiment d’avis que le projet de loi ne règle pas du tout cette problématique en faisant référence à la fameuse cause en Nouvelle-Écosse?

[Traduction]

Mme Segal : Je ne suis pas certaine de comprendre votre question.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Êtes-vous d’avis que ce projet de loi ne vient pas résoudre la notion de consentement chez la femme intoxiquée et victime d’agression sexuelle, comme on l’a vu dans la cause en Nouvelle-Écosse?

[Traduction]

Mme Segal : Merci de la question. Nous croyons que le projet de loi ne règle pas la question de savoir si une personne est en mesure de donner son consentement. Dans tous les cas d’intoxication, le tribunal devrait poser deux questions. La première : la personne a-t-elle en réalité donné son consentement? La deuxième : la personne était-elle en mesure de donner son consentement?

On constate un problème de jurisprudence, qui est distinct de la question de savoir si une personne a vraiment donné son consentement et si elle avait la capacité de le faire au départ. Ce qui nous inquiète avec le projet de loi, c’est qu’il ne règle pas les incertitudes non résolues et le manque de clarté de la loi quant au degré d’affaiblissement des capacités nécessaires pour rendre une personne incapable de donner son consentement.

Quant à savoir si une personne a effectivement donné son consentement, ce qui constitue un autre problème que pose la loi parce qu’il s’agit de deux enquêtes distinctes, nous craignons que la question de la capacité de donner son consentement soit fusionnée avec le consentement. Dans l’affaire Al-Rawi, non seulement le juge a estimé qu’il avait des doutes raisonnables concernant la capacité de la plaignante à donner son consentement, mais il s’est également appuyé sur ce constat pour établir un doute raisonnable relativement au fait qu’elle a donné son consentement. Il s’agit de deux questions distinctes, mais ce que nous devons particulièrement examiner ici, c’est à quel moment une personne perd la capacité de donner son consentement.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup. Pour ce qui est du droit à l’avocat, qui est un élément très intéressant du projet de loi où l’on confirme qu’un plaignant peut avoir droit à un avocat lors des audiences, je tiens à vous rappeler, sénateur Joyal, qu’en 2012 nous avons déposé un rapport, et l’une des causes principales de la non-dénonciation ou des arrêts de procédure par une victime est la grande faiblesse d’aider les victimes d’actes criminels lors des procédures criminelles, alors qu’on apporte un soutien au criminel.

Même si le projet de loi prévoit le droit à l’avocat pour la victime, si cette dernière ne reçoit pas de soutien financier pour payer son avocat, qu’est-ce que cela va donner de plus? Ma question s’adresse à Mme Kerner.

[Traduction]

Mme Kerner : Au moins en Colombie-Britannique, un financement est offert par l’aide juridique pour permettre à une femme d’être représentée par un avocat. Le problème important auquel nous faisons face, c’est que nombre d’avocats de la défense s’intéressent aux dossiers de la femme qui sont conservés dans un centre d’aide aux victimes de viol, ou dans un centre d’aide aux victimes de viol féministe et d’autres groupes de femmes où la femme a eu du soutien. Et l’avocat de la défense veut obtenir ces dossiers. C’est une façon de miner et d’ébranler la crédibilité non seulement de la victime, mais également du travail féministe des centres d’aide aux victimes de viol.

Il n’y a aucun financement pour défendre ces dossiers qui portent sur le travail, le soutien et la défense des femmes. Ce que les femmes nous disent est très important parce que c’est le fondement de ce que nous savons sur la violence masculine contre les femmes. Les centres d’aide aux victimes de viol n’ont aucun moyen de financer la défense juridique de ces dossiers. Nous le constatons partout au pays. Cela nuit énormément au travail que font les centres d’aide aux victimes de viol pour soutenir les femmes victimes de violence masculine et faire avancer l’égalité des femmes.

[Français]

La sénatrice Dupuis : J’aimerais poursuivre dans la même veine que le sénateur Boisvenu. Les coûts liés au droit à un avocat pour les plaignants — souvent des plaignantes —, devraient-ils être considérés à l’intérieur du procès plutôt qu’en fonction de la situation financière de la plaignante? Autrement dit, les procès et les enquêtes entraînent des coûts qui sont assumés par la société. J’essaie de voir si ces coûts ne pourraient pas être associés au procès lui-même.

[Traduction]

Mme Kerner : C’est une excellente question, et je l’apprécie. Nous devons reconnaître que toute femme qui se manifeste, qui signale une agression à la police et qui décide de s’adresser au système de justice pénale pour tenir son agresseur responsable de ses actes fait valoir les droits de toutes les femmes en matière d’égalité, de sécurité, de sûreté et de liberté. Il est dans notre intérêt, comme État, d’assurer la sécurité des femmes, de faire la promotion de leur égalité et de financer la protection de leurs dossiers de consultation et d’autres dossiers qui minent leur droit à la vie privée. Il est dans l’intérêt de notre société que ces hommes soient tenus responsables de leurs gestes et que les femmes se manifestent. Nous devons permettre aux femmes de se manifester et les appuyer à cet égard.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Dans le cadre du rapport du Comité des affaires juridiques qui traitait des délais judiciaires rendus publics l’an dernier, nous avons eu l’occasion de recevoir en comité l’actuelle ministre de la Justice, si ma mémoire est bonne. J’avais alors posé la question sur le constat que vous faites aujourd’hui. Dans le cadre de la révision du droit criminel dans son ensemble, est-il possible de laisser ce que j’appelle la triade, soit la défense, la poursuite et les tribunaux, régler cela entre eux? Ne faudrait-il pas que le législateur entreprenne une révision profonde, y compris des éléments dont vous nous avez fait part, à savoir ajouter une première partie générale, préciser ce qui constitue les infractions et les éléments principaux des infractions?

[Traduction]

M. Coughlan : Je suis tout à fait favorable à une révision profonde. Il y a un peu moins de deux ans, j’ai envoyé à la ministre de la Justice une lettre que pratiquement tous les professeurs de droit criminel du pays ont signée, laquelle l’exhortait à faire exactement cela : un examen profond du système.

J’ai eu bien des discussions informelles avec le personnel du bureau de la ministre et du ministère de la Justice. Je crois que nos plaidoyers se sont traduits par une partie des dispositions du projet de loi, par exemple, ou d’autres projets de loi qui visaient ou qui visent à retirer du Code criminel des dispositions qui ont déjà été invalidées.

Toutefois, dans notre lettre, nous avons certainement parlé d’un éventail d’aspects et de choses très faciles à faire et de ce dont nous avons vraiment besoin. Ces dispositions, bien qu’utiles, sont les changements les plus évidents et les plus faciles à apporter.

Sur les plans de l’équité pour l’accusé et pour les victimes et de l’efficacité du système à tous les égards, nous devons entreprendre un remaniement approfondi du système.

La dernière fois que notre Code criminel a fait l’objet d’un examen systématique, c’était avant ma naissance. Cela fait trop longtemps.

Le sénateur McIntyre : Monsieur Coughlan, vous avez fait une comparaison entre le Code criminel canadien et le code allemand. Vous avez dit que nous devrions réformer notre code et être plus cohérents. Ce que je crois comprendre de votre exposé, c’est qu’il ne s’agit pas de repenser les dispositions, mais de les réécrire. En d’autres mots, il ne faut pas qu’elles se chevauchent.

Où voulez-vous en venir exactement? S’agit-il de retirer certains mots du code comme « volontairement », « par corruption », « intentionnellement » et « sciemment », et de les remplacer par des énoncés au début du code et ensuite enchaîner avec les dispositions?

M. Coughlan : Oui, c’est l’une des choses que l’on pourrait faire. J’affirme avec certitude que, chaque fois que je vois une disposition qui contient le mot « volontairement », je n’ai aucune idée de ce qu’il signifie parce qu’on lui a attribué cinq significations différentes, au moins, dans la jurisprudence.

Le sénateur McIntyre : Pouvez-vous nous donner un exemple d’un énoncé que vous utiliseriez? Si nous nous débarrassons de ces mots, nous allons ajouter des énoncés, mais quels sont-ils, brièvement?

M. Coughlan : Des choses comme…

Le sénateur McIntyre : Connaissance?

M. Coughlan : Oui. « Lorsque la perpétration d’une infraction exige qu’un fait en particulier soit véridique, l’accusé ne peut pas être coupable s’il n’avait pas connaissance de ce fait, à moins que la disposition précise le contraire », quelque chose du genre.

Vous avez raison. Il s’agit en grande partie de réécrire le Code criminel. On pourrait éliminer nombre de dispositions, mais indépendamment de cela, il s’agit essentiellement de réécrire le Code criminel. Un mot comme « fin » signifie deux choses différentes selon la partie du Code criminel où il se trouve. La Cour suprême a reconnu cela et a dit que, chaque fois qu’on utilise le mot « fin », on ne sait pas vraiment ce qu’il signifie.

Le sénateur McIntyre : Autrement dit, au début du code, nous aurions un mot comme « connaissance » qui signifierait qu’une connaissance est requise pour toutes les circonstances, à moins que le code précise le contraire.

M. Coughlan : Oui. Actuellement, il y a une distinction entre une faute subjective, commise lorsque l’accusé savait en réalité, et une faute objective, comme la négligence, où l’accusé aurait dû savoir. Cependant, le Code criminel compte des dispositions qui portent sur la négligence volontaire. Qu’est-ce que cela veut dire? En réalité, il n’y a aucune façon raisonnable de lire nombre des dispositions.

La formulation de certaines dispositions est demeurée pratiquement inchangée depuis 1892, année où on a initialement rédigé le code.

Le sénateur McIntyre : Merci beaucoup. Nous pourrions faire la même chose avec le mot « intention ».

Le président : Ne serait-ce pas l’œuvre d’une vie si on chargeait une commission d’examiner le code selon ce que vous avez décrit?

M. Coughlan : Mme Cameron a parlé, plus tôt aujourd’hui, du document de la Commission de réforme du droit sur le libelle diffamatoire. La Commission de réforme du droit du Canada, vers la fin des années 1970 et pendant les années 1980, a rédigé environ 40 ou 50 documents de travail ou rapports sur diverses infractions comme le libelle diffamatoire, l’incendie criminel et le meurtre. Elle a examiné toutes les dispositions. Vers 1987, elle a proposé une nouvelle version du Code criminel peut-être deux fois plus courte que celle que nous avons maintenant, version qui comportait une partie générale et qui était uniforme.

Oui, c’était un défi de taille qui a été relevé, mais tous les efforts déployés n’ont rien donné.

L’Association du Barreau canadien, il y a au moins 25 ans, a rédigé une nouvelle version du Code criminel. Encore une fois, peut-être qu’aucune de ces deux versions n’est parfaite, mais elles sont beaucoup mieux que ce que nous avons.

Ce n’est pas l’œuvre d’une vie, mais je ne veux pas laisser entendre qu’il s’agit de l’œuvre d’un an. Ce ne l’est pas, mais c’est faisable.

Le sénateur McIntyre : Maître Segal, certains commentateurs ont soutenu que le projet de loi C-51 est essentiellement une codification de la décision J.A. Évidemment, vous ne souscrivez pas à cet argument.

L’ancienne juge en chef McLachlin a rédigé en grande partie la décision dans laquelle elle dit clairement que le consentement doit être continu, éclairé et contemporain de l’activité sexuelle.

Je crois comprendre, de votre exposé, que le projet de loi C-51 ne précise pas que le consentement doit être continu, éclairé et contemporain de l’activité sexuelle. Vous vous souviendrez que le juge Fish a rendu une décision dissidente.

Recommandez-vous que le Parlement privilégie l’approche adoptée par le juge Fish?

Mme Segal : Merci de la question. Non, nous n’appuyons pas la décision dissidente du juge Fish. Nous souscrivons à la décision de la juge en chef McLachlin dans l’arrêt J.A., mais notre argument est que les dispositions proposées dans le projet de loi C-51 ne forment pas une analyse aussi nuancée que celle de la juge en chef McLachlin.

Même au cours des procédures de l’affaire J.A., on convenait qu’une personne inconsciente ne pouvait pas donner son consentement. La question était la suivante : une personne peut-elle donner son consentement avant de devenir inconsciente? La cour a conclu que le consentement doit être contemporain de l’activité sexuelle parce que tout le monde a le droit de retirer son consentement. Par conséquent, il faut être conscient pendant la durée de l’activité sexuelle.

Nous adhérons certainement aux inclusions de l’arrêt J.A., mais, ce qui nous inquiète, c’est que les modifications du projet de loi C-51 ne codifient pas d’une manière assez nuancée ce que disait la juge en chef McLachlin. En fait, cela pourrait faire en sorte qu’il faille trancher de nouveau le litige de l’affaire J.A. parce que, à ce moment-là, la loi prévoyait qu’une personne inconsciente ne pouvait pas donner son consentement. Si nous codifions cela dans le Code criminel, alors nous pourrions nous retrouver dans une position où il faudrait examiner de nouveau ces questions.

Afin de codifier ce que disait la juge en chef McLachlin dans sa décision, nous proposons une définition plus nuancée et plus rigoureuse de la « capacité de donner un consentement », laquelle suppose que le consentement doit être continu et contemporain de l’activité sexuelle, mais qui traite également de l’incapacité de donner son consentement dans d’autres types d’affaires d’intoxication et d’autres formes d’incapacité.

[Français]

Le sénateur Carignan : Je vais poursuivre sur la question de la décision du juge Fish. Comment répondez-vous à l’argument du juge Fish lorsqu’il dit que cela empêcherait même une personne d’embrasser tendrement son conjoint ou sa conjointe pendant qu’il dort parce qu’il n’est pas conscient à ce moment-là? C’est l’exemple qui a été donné par le juge Fish. Que répondez-vous à cela?

[Traduction]

Mme Kerner : Je ne connais pas très bien cette décision, car je suis travailleuse de première ligne, non pas avocate, mais je peux affirmer en toute certitude que les femmes au pays ne porteront pas plainte à la police pour viol après que leurs conjoints les ont touchées tendrement.

Notre problème est l’opposé. C’est que les femmes ne disposent pas encore de leur corps comme elles l’entendent tout en bénéficiant d’une autonomie complète et du droit de choisir, à n’importe quel moment, de donner leur consentement volontaire à n’importe quel acte sexuel.

Je crois que le juge Fish s’est trompé, et le défi auquel nous faisons face en tant que société est de trouver comment arrêter les hommes d’agir ainsi, les tenir responsables de leurs gestes et combattre l’oppression des femmes afin qu’elles soient égales aux hommes, libérées et unies dans notre société.

[Français]

Le sénateur Carignan : Au même moment où vous parliez de la Commission de réforme du droit du Canada, j’ai consulté son site et j’ai pris connaissance de ses travaux et de ses recommandations quant à la réforme du Code criminel.

Comment expliquez-vous qu’on ne soit pas capable de le réformer, et ce, malgré les recommandations des experts et de la Commission de réforme du droit? Cela s’adresse aux personnes dans le domaine juridique. L’autre jour, j’ai eu une discussion sur la problématique de l’écoute électronique parce que ces divulgations encombrent les procès. Comment expliquer qu’il n’y a pas de réforme en profondeur avec un nouveau code? Quels sont les obstacles?

[Traduction]

M. Coughlan : Je crois qu’il y a deux éléments. Bien sûr, la Commission de réforme du droit a fait un travail fondamental de grande envergure, et je pense que, à ce moment-là, c’était probablement une illustration de l’expression « le mieux est l’ennemi du bien » parce que, comme nous ne pouvions pas nous entendre sur le fait que cela convenait parfaitement, nous n’avons rien fait et nous nous retrouvons maintenant avec quelque chose de bien pire. À mon avis, c’est souvent un problème. Par la suite, c’est une question de volonté politique. Il y a toujours des problèmes pressants, et il est légitime que nombre de ces problèmes soient intégrés au Code criminel. Par exemple, il a été logique d’ajouter récemment au Code criminel la publication de photographies par vengeance, ce qui était grandement nécessaire.

Doit-on rédiger la disposition en tenant compte des éléments mentaux, ce qui serait incohérent avec les décisions de la Cour suprême qui précisent qu’on n’a pas besoin de le faire? Ou doit-on rédiger la disposition sans inclure ces éléments mentaux, ce qui ferait en sorte qu’elle ne serait pas cohérente avec les dispositions qui les incluent? En ce moment, lorsque nous réagissons à des problèmes ponctuels et que nous apportons des modifications à cet égard, même si les préoccupations peuvent être légitimes, tout ce que nous faisons, c’est créer une plus grande incohérence dans le code.

La difficulté, c’est de trouver la volonté politique pour aller de l’avant et recommencer du début, car cela semble être l’œuvre d’une vie, mais ce ne l’est pas. C’est un défi de taille, mais c’est faisable, et il faut que quelqu’un y croie.

La sénatrice Pate : Merci à tous les témoins de leur travail. J’ai deux ou trois questions dont certaines sont faciles.

Je présume que la lettre que vous avez envoyée est du domaine public, ou pourriez-vous dire à la greffière où se trouve la lettre que vous avez envoyée?

M. Coughlan : Je ne pense pas que la lettre soit accessible au public quelque part. Il ne s’agissait pas d’une lettre ouverte à la ministre. Ce n’était qu’une lettre que nous lui avons envoyée. Je ne crois pas que le bureau de la ministre serait contre l’idée de vous la fournir. Je serais plus à l’aise si c’était elle qui vous la fournissait.

Le président : Quelle est la date?

M. Coughlan : En fait, j’ai une copie… Le 2 décembre 2015, il y a environ deux ans et demi.

La sénatrice Pate : Il semble qu’une des recommandations que vous voudriez peut-être que nous formulions, c’est de rétablir ou de revitaliser une commission de réforme du droit, une commission de réforme de la détermination de la peine ou une combinaison des deux. Est-ce quelque chose que vous recommanderiez au comité?

M. Coughlan : Oui.

La sénatrice Pate : Je vous remercie également, mesdames Segal et Kerner, de vos commentaires.

Parmi les recommandations que vous avez formulées dans vos mémoires le 25 octobre 2017, pour le FAEJ, y en a-t-il que vous modifieriez pour notre comité, vu le manque de temps?

Mme Segal : Nous ne modifierions pas les recommandations, mais, à la fin de nos mémoires, nous proposons trois indicateurs de capacité de donner son consentement qui pourraient être intégrés dans le cadre d’une réforme du code. À la fin de mon exposé, j’ai lu le libellé que nous avons élaboré dans le cadre d’ateliers, lequel refléterait les propositions de façon à ce qu’elles puissent être ajoutées au code. Je serais heureuse de vous le relire si c’était utile ou je pourrais vous les envoyer par courriel.

Le président : Nous avons le libellé dans le procès-verbal du comité.

La sénatrice Pate : Pourriez-vous nous l’envoyer également à titre de proposition?

Mme Segal : Oui.

La sénatrice Pate : Madame Kerner, merci de tout le travail que votre organisation fait et de tout le temps passé à travailler sur la question et bien d’autres choses.

Il semble que deux ou trois de vos propositions importantes porteraient sur le soutien des femmes dont on demande les dossiers afin que l’on puisse indiquer s’ils sont pertinents. La question de modifier la définition de consentement de la manière décrite par Me Segal est une autre proposition importante. Y aurait-il d’autres propositions, selon vous, que nous devrions examiner pour ce qui est de ce projet de loi en particulier?

Mme Kerner : J’ajouterais un financement destiné à la représentation juridique pour les centres d’aide aux victimes de viol et les groupes de femmes lorsqu’ils défendent les dossiers des victimes. Je voudrais insister sur les modifications proposées par Mme Liz Sheehy, Mme Janine Benedet, le Centre d’aide aux victimes de viol d’Ottawa et mon amie du FAEJ.

Le président : Merci beaucoup, mesdames Segal et Kerner et monsieur Coughlan, de votre contribution à notre travail. Elle a été beaucoup appréciée par tous les sénateurs autour de la table, et nous allons poursuivre notre étude du projet de loi C-51, très certainement en tenant compte des préoccupations que vous avez exprimées ce matin. Merci beaucoup.

(La séance est levée.)

Haut de page