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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule no 63 - Témoignages du 30 mai 2019


OTTAWA, le jeudi 30 mai 2019 (séance de l'après-midi)

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd’hui, à 14 h 6, pour étudier la teneur des éléments de la section 17 de la partie 4, et des sous-sections B, C et D de la section 2 de la partie 4 du projet de loi C-97, Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 19 mars 2019 et mettant en œuvre d’autres mesures, et pour examiner une ébauche de rapport.

Le sénateur Serge Joyal (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Honorables sénateurs, bienvenue à notre réunion sur les parties du projet de loi d’exécution du budget qui ont été renvoyées à notre comité. J’aimerais rappeler aux honorables sénateurs que la première partie que nous étudions aujourd’hui concerne des modifications à apporter à la Loi sur les juges. Cette partie crée essentiellement trois postes supplémentaires de juges au Canada en vertu de la Loi fédérale sur les juges et elle vise également des parties importantes du Code criminel sur le blanchiment d’argent.

[Français]

C’est avec grand plaisir que je souhaite la bienvenue cet après-midi à M. Paul Saint-Denis. Sans vouloir vous qualifier d’une manière désobligeante, vous êtes un vétéran du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles. Les vétérans ont toujours une grande crédibilité en raison de leurs nombreuses années de service. Nous sommes heureux de vous revoir cet après-midi. Vous êtes accompagné de Mme Adèle Berthiaume, avocate au ministère de la Justice.

[Traduction]

J’aimerais également souhaiter la bienvenue à Fraser Valentine, directeur général, Affaires de réfugiés, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada.

[Français]

Nous accueillons également M. André Baril, qui est directeur principal, Affaires de réfugiés. Bonjour, monsieur Baril. Vous connaissez la procédure, donc je n’ai pas à vous en faire part. Messieurs Saint-Denis et Valentine, avez-vous un mot d’ouverture à présenter aux honorables sénateurs?

Paul Saint-Denis, avocat-conseil, ministère de la Justice Canada : Merci, monsieur le président. Au risque de vous décevoir, je n’ai rien à vous présenter. Je répondrai aux questions qui seront posées plus tard.

[Traduction]

Fraser Valentine, directeur général, Affaires de réfugiés, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada : J’aimerais faire une déclaration.

Le président : Dans ce cas, vous aurez préséance sur M. Saint-Denis. Allez-y.

M. Valentine : Merci beaucoup, monsieur le président.

Comme vous le savez, le nombre de migrants dans le monde a atteint un nombre record. En effet, environ 258 millions de personnes sont en déplacement, ce qui comprend des migrants économiques et plus de 25 millions de réfugiés.

Au cours des deux dernières années, le Canada a connu une hausse considérable du nombre de demandes d’asile, qu’il s’agisse des demandes d’asile régulières présentées au Canada ou des demandes présentées par des migrants irréguliers qui entrent au pays entre les points d’entrée à la frontière canado-américaine. En 2017, par exemple, le Canada a reçu au total 50 000 demandes d’asile, ce qui comprend les demandes présentées par environ 21 000 immigrants irréguliers interceptés entre les points d’entrée. En 2018, on comptait plus de 55 000 demandes d’asile, ce qui comprend les demandes présentées par environ 19 500 personnes interceptées.

En réponse à ces hausses marquées du nombre de demandes d’asile, on propose dans le budget de 2019 d’investir 1,18 milliard de dollars sur cinq ans, et 55 millions de dollars par année par la suite, en vue d’accroître l’intégrité des frontières et du système d’octroi de l’asile au Canada. Ces investissements aideront la stratégie en matière de protection frontalière du gouvernement et permettront d’accroître la capacité des systèmes d’octroi de l’asile, afin d’offrir une protection aux réfugiés en temps voulu et de veiller à ce que les demandeurs d’asile déboutés soient renvoyés du pays plus rapidement.

Cette approche repose sur trois piliers principaux. Tout d’abord, détecter et décourager l’utilisation à mauvais escient du système de visa en empêchant les personnes qui pourraient ne pas être des demandeurs légitimes de visa de résidence temporaire de se rendre en Amérique du Nord. Deuxièmement, décourager la migration irrégulière et gérer les arrivées à la frontière, tout en assurant la sécurité des Canadiens. Enfin, troisièmement, investir dans le système d’octroi de l’asile pour traiter plus rapidement un plus grand nombre de demandes d’asile et procéder au renvoi des personnes qui n’ont pas besoin de la protection du Canada.

Je suis ici aujourd’hui pour vous parler du troisième pilier, c’est-à-dire investir dans le système d’octroi de l’asile pour en faire un système rapide, équitable et définitif.

Ces investissements représentent une augmentation du financement à l’échelle du système qui permet de traiter un plus grand nombre de demandes d’asile. Le financement prévu dans le budget de 2019 permettra tout d’abord à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada de prendre des décisions à l’égard d’un nombre maximal de 55 000 demandes d’asile et de 13 500 appels d’ici l’exercice financier 2020-2021. Deuxièmement, comme vous l’avez dit, monsieur le président, cela permettra d’ajouter trois postes de juge à la Cour fédérale au moyen de modifications à la Loi sur les Cours fédérales, ce qui augmentera à la capacité et permettra d’accélérer les audiences concernant un contrôle judiciaire. Comme vous le savez, cette modification se trouve dans la Loi d’exécution du budget. Troisièmement, cela permettra de traiter plus de 4 000 demandes supplémentaires d’examen des risques avant renvoi par année, ce qui permettra de procéder à un nombre additionnel de renvois, mais qui pourrait également entraîner une augmentation de la charge de travail à la Cour fédérale.

Je serai heureux de répondre à toutes vos questions sur n’importe lequel de ces changements proposés. Merci.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Valentine.

[Français]

Je voudrais, par conséquent, inviter la sénatrice Dupuis, vice-présidente du comité, à ouvrir le débat.

La sénatrice Dupuis : Ma première question s’adresse à Me Saint-Denis, du ministère de la Justice. Quand le ministre a témoigné devant le comité tout récemment, on lui a demandé si on avait mené une analyse comparative selon les sexes. On nous a dit qu’on nous fournirait cette information. Êtes-vous en mesure de nous en faire part aujourd’hui? On a aussi demandé s’il y avait eu une analyse relativement à un « Charter statement », soit une déclaration concernant la conformité du projet de loi C-97 à la Charte. On se demandait s’il y avait eu une analyse de ce genre pour les sous-sections B et C de la section 2 de la partie 4. Êtes-vous en mesure de nous donner cette information aujourd’hui?

M. Saint-Denis : Certainement, madame la sénatrice. Nous avons fait ces deux analyses sur la conformité à la Charte et sur la perspective selon le genre et le sexe; je sais que le ministère est en train de préparer ces documents pour vous les envoyer.

Le président : Serait-il possible de les avoir relativement rapidement? En vertu du mandat confié à ce comité par la Chambre, nous devons faire rapport au plus tard le 6 juin, soit dans une semaine. S’il était possible de les avoir au cours des prochains jours, ce serait des informations très utiles pour les honorables sénateurs membres de ce comité.

M. Saint-Denis : Certainement.

Le président : Merci.

La sénatrice Dupuis : J’aurais une question à poser à M. Valentine. Au sujet du troisième pilier sur l’investissement dans le système d’octroi de l’asile, visant à en faire un système rapide, équitable et définitif, j’essaie de comprendre le lien entre les investissements dont vous nous avez parlé, qui visent à permettre à la Commission de l’immigration d’augmenter le nombre de décisions qu’elle peut rendre, et l’ajout de trois postes de juge à la Cour fédérale. Ce n’est pas nécessairement évident. Je voudrais comprendre. La Cour fédérale, dans ce domaine, exerce un contrôle judiciaire. Quel est le lien entre les deux?

[Traduction]

M. Valentine : Je vous remercie de votre question.

Les investissements effectués par le gouvernement du Canada qui sont proposés dans le budget de 2019 augmenteront la capacité du système d’octroi de l’asile actuel du Canada en lui permettant de traiter 50 000 demandes par année comparativement aux 26 000 demandes qu’il peut traiter avec le financement actuel.

Lorsque nous travaillons sur ce dossier — nous collaborons étroitement avec nos partenaires, notamment le ministère de la Justice —, nous formulons d’abord une série d’hypothèses sur la capacité supplémentaire du système d’octroi de l’asile et nous déterminons ce que cela signifiera pour l’ensemble du programme d’octroi de l’asile et pour tous les organismes qui participent à la gestion du programme. Il s’agit notamment de mon ministère, d’IRCC, de nos collègues de l’ASFC, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada et du ministère de la Justice.

Nous formulons donc des hypothèses dans le cadre de notre examen de ce continuum, en nous fondant sur les taux d’approbation, les taux de rejet et les demandes qui sont abandonnées et retirées. Nous communiquons ces hypothèses à nos collègues du ministère de la Justice et, à leur tour, ils déterminent ce qu’ils croient être nécessaires pour gérer le volume qui se retrouvera potentiellement devant la Cour fédérale.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Vous dites que l’augmentation des fonds servira à doubler le nombre de cas concrets qui sont traités, pour les faire passer de 25 000 à 50 000. Est-ce que vous avez des informations — vous ne les avez peut-être pas aujourd’hui —, mais avez-vous des données sur le nombre de demandes de contrôle judiciaire par rapport aux 25 000 demandes qui sont traitées chaque année par le ministère jusqu’à présent?

[Traduction]

M. Valentine : Oui, nous pourrons sûrement vous les communiquer. Des suppositions sont fondées sur des tendances et, notamment, celles des taux de départ, que nous pouvons communiquer à nos homologues du ministère de la Justice.

[Français]

La sénatrice Dupuis : Merci.

Le sénateur McIntyre : Merci de vos présentations. Ma question s’adresse à M. Saint-Denis et à Mme Berthiaume. Avez-vous des statistiques sur le nombre de condamnations criminelles pour blanchiment d’argent au cours des cinq dernières années? Si oui, comment ces statistiques se comparent-elles au nombre de reprises où la police a plutôt choisi d’appliquer des lois provinciales sur la confiscation des produits de la criminalité?

M. Saint-Denis : Oui, nous avons des chiffres concernant le nombre d’accusations et de condamnations. Statistique Canada fait la collecte de ce genre de données. Nous avons aussi des statistiques qui ont été fournies à une organisation, soit le Groupe d’action financière du G7 (GAFI), lorsque le Canada a été évalué relativement à ces mesures contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme en 1986, mais ces données sont quelque peu désuètes. Il y a peut-être moyen d’obtenir des données plus à jour auprès de Statistique Canada. On peut tenter de les obtenir. Toutefois, en ce qui concerne les accusations, la portée des accusations et des condamnations pour les infractions liées au blanchiment d’argent, ce sont des cas rares, dans le sens où il y a peut-être 150 à 200 cas par année. Cependant, il y a une infraction connexe de possession de produits de la criminalité. C’est l’infraction que nous voyons le plus souvent dans les cas liés aux produits obtenus de la criminalité. Lorsque, par exemple, un individu est accusé de trafic de drogue, il sera souvent accusé en même temps d’une infraction de possession de biens liés aux produits de la criminalité, par opposition à une accusation de blanchiment d’argent, pour la simple raison que l’infraction de possession de biens est plus facile à prouver aux tribunaux que l’infraction de blanchiment d’argent.

Les cas d’infractions de possession de biens obtenus de la criminalité sont d’environ 1 000, par opposition aux 150 ou 200 infractions de blanchiment d’argent. En ce qui concerne la confiscation civile, c’est un sujet complètement différent. Premièrement, ce ne sont pas toutes les provinces qui disposent d’une loi pour ce genre de procédure. Huit des dix provinces ont des lois à cet égard.

La confiscation civile est une procédure que la province peut entamer sans que des accusations soient déposées. On ne peut pas vraiment relier cela à l’infraction relative au blanchiment d’argent. Dans le cas d’une procédure de confiscation civile, il faut prouver que les biens dont il est question sont reliés à une infraction quelconque, pas nécessairement à une infraction de blanchiment d’argent, mais souvent à une infraction de fraude, ou plus souvent encore au trafic de drogue. Dans ces cas-là, le niveau de preuve qu’il faut amener n’est pas hors de tout doute raisonnable. On parle plutôt ici de la prépondérance de preuve. Donc, c’est la preuve civile, et non la preuve criminelle, qui est utilisée pour obtenir la confiscation de ces biens.

Le sénateur Carignan : J’ai une question technique que j’ai d’ailleurs posée hier, mais les témoins n’avaient pas la réponse. Au paragraphe 114(1) du projet de loi, on dit que les alinéas 3b) et c) de la Loi sur l’administration des biens saisis sont remplacés par ce qui suit :

a.1) d’autoriser le ministre à fournir à tout fonctionnaire de l’administration publique fédérale et à tout employé d’une autorité provinciale ou municipale des services consultatifs et autres concernant la saisie, le blocage, la garde [...]

Que signifie « et autres », exactement?

M. Saint-Denis : Il s’agit d’une modification proposée par Travaux publics et Services gouvernementaux Canada. Il s’agit de la partie qui traite de la gestion des biens qui sont saisis ou confisqués. Ils veulent offrir des conseils ou administrer les biens saisis par les provinces. À ce moment-là, ils demanderaient à Travaux publics Canada de le faire pour eux. Je crois que c’est ce que signifie la référence à « et autres ». On parle ici de gestion administrative.

Le sénateur Carignan : Vous le croyez ou c’est bien le cas?

M. Saint-Denis : Vous voulez être certain…

Le sénateur Carignan : J’ai posé la question hier, et on m’a dit qu’on n’avait pas la réponse. Pourtant, vous me répondez : « Je crois... ».

M. Saint-Denis : Je le crois avec un haut degré de certitude.

Le sénateur Carignan : Il y a différents degrés de croyance.

M. Saint-Denis : C’est un degré de croyance qui s’apparente au concept « hors de tout doute raisonnable ».

Le sénateur Dalphond : Ma question s’adresse davantage à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada. Vous avez prévu ajouter trois postes de juge à la Cour fédérale parce que vous croyez qu’on doublera le volume potentiel de procédures de révision judiciaire. Combien de dossiers font-ils l’objet d’une révision judiciaire devant la Cour fédérale chaque année? Deuxièmement, dans les modifications qui sont suggérées, je note qu’il y aura un nouveau critère d’irrecevabilité. Le fait d’avoir présenté une demande d’asile dans un autre pays précédemment ferait en sorte que le dossier serait rejeté sommairement plutôt que pendant une procédure de révision judiciaire. Cela permettra-t-il de réduire le nombre de dossiers? Avez-vous des analyses ou des chiffres là-dessus?

André Baril, directeur principal, Affaires de réfugiés, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada : Merci, monsieur le sénateur. En fait, je ne connais pas le nombre de demandes de révision judiciaire qui sont présentées par le biais du système d’octroi de l’asile en ce moment. Je peux vous donner les chiffres en me fiant aux prévisions utilisées pour évaluer le nombre accru de demandes de révision judiciaire. À la commission, deux sections sont chargées des demandes d’asile, dont une qui s’occupe de la prise de décisions, soit la Section de la protection des réfugiés. À ce niveau-là, on s’attend à environ 3 000 décisions. Les personnes qui ne peuvent pas faire appel présenteront par la suite une demande de révision judiciaire devant la Cour fédérale. On parle ici d’environ 4 500 demandeurs d’asile qui auront été déboutés et qui présenteront une demande. Pour ce qui est du programme d’examen des risques avant renvoi, environ 500 demandeurs déboutés par année feront une demande de révision judiciaire. Près de 300 demandes sont faites pour des raisons de compassion et des raisons humanitaires devant la Cour fédérale. C’est ce que révèlent nos prévisions relativement à la révision judiciaire. La capacité du système augmentera. Cela représentera environ 8 500 causes par année à la Cour fédérale.

Pour ce qui est de votre deuxième question sur les critères d’inadmissibilité qui se trouvent dans la section 16, ces gens n’auront pas accès à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, mais seront redirigés vers le programme d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Par la suite, ceux qui seront déboutés pourront tout de même aller devant la Cour fédérale pour faire une demande de révision judiciaire. Toutefois, lorsqu’ils vont devant la Cour fédérale, s’ils se trouvent dans un processus de renvoi, ils doivent faire une demande pour une requête en sursis.

Le sénateur Dalphond : Merci.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : Ma question concerne la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. Je pense que c’est à vous, monsieur Saint-Denis, que je devrais la poser, mais, sinon, veuillez me diriger vers la bonne source d’information. Cela fait suite à votre réponse plus tôt.

Si j’ai bien compris, vous parliez de la difficulté, parfois — vous avez alors pris l’exemple du trafic de drogues —, de prouver le fait, mais, aussi, de la plus grande facilité de prouver la possession de produits de la criminalité. La question portait sur le financement du terrorisme. Je suppose donc que c’est la même chose. Je pense que c’est ce que vous avez dit ou que vous avez laissé entendre. Est-il plus difficile, dans les cas de financement du terrorisme, de suivre les criminels à la trace et d’obtenir des condamnations pour le blanchiment d’argent?

M. Saint-Denis : Ces infractions sont au nombre de deux. Elles sont distinctes. Ce ne sont pas du blanchiment. Elles comportent différentes activités et sont habituellement commises par différents acteurs, si vous voulez. Certains bailleurs de fonds du terrorisme peuvent avoir financé, avant, une activité terroriste ou du blanchiment. Par exemple, quelqu’un, relié au groupe terroriste, a peut-être commis une fraude, des vols, du trafic, y compris de drogues, et il s’est peut-être servi du produit de ces actes criminels et l’a peut-être transformé en autre chose. Ce serait normalement du blanchiment. Puis il aurait prêté l’argent ainsi blanchi à quelqu’un qui participe à une activité terroriste. Il s’agit bien ici d’activités différentes. Normalement, dans une poursuite pour blanchiment, on n’évoque d’ordinaire pas la question du financement du terrorisme, et l’inverse est également vrai.

La sénatrice Lankin : Est-il vrai que nous connaissons des cas où au moins l’allégation selon laquelle c’est ce à quoi les produits de ces actions ont finalement servi a été évoquée? À votre connaissance, des condamnations ont-elles été obtenues?

M. Saint-Denis : À ma connaissance, non.

La sénatrice Lankin : Merci. Cela m’a été utile pour le contexte.

Je ne connais rien aux monnaies virtuelles. Vous avez lu les articles. Pour ma part, je me suis arrêtée à mi-chemin, dépassée sur les plans théorique et pratique. N’est-ce pas que l’ajout de cette disposition dans le projet de loi donne la capacité d’examiner ces monnaies? Pouvez-vous expliquer ce renvoi?

M. Saint-Denis : Nous proposons l’ajout, dans le Code criminel, relativement à l’infraction de blanchiment, d’un élément mental supplémentaire d’insouciance. Actuellement, dans une poursuite pour blanchiment, la Couronne doit notamment prouver que l’accusé croyait ou savait qu’un crime avait permis l’acquisition du bien.

Quant aux cryptomonnaies, elles peuvent constituer l’un des moyens par lesquels les produits de la criminalité peuvent être convertis, déplacés puis reconvertis ailleurs en argent. On peut considérer une cryptomonnaie comme tout simplement une autre forme de monnaie. Elle présente des avantages comme, d’habitude, l’anonymat. Cet anonymat, en compliquant les enquêtes sur la cryptomonnaie, rend un peu plus difficiles les poursuites. Considérez-la simplement comme une autre forme de monnaie qui se prête au blanchiment.

Je sais que, aux États-Unis, une assez grosse affaire de blanchiment, l’une des premières, a mis en cause un site du Web profond, appelé Route de la soie, où on pouvait commander la commission de crimes ou des produits de contrebande ou d’autres produits de cette nature, moyennant de l’argent.

La sénatrice Lankin : Je vous le demande, étant donné nos discussions d’hier avec le ministre et les fonctionnaires de la Justice, sur l’aspect mental de l’insouciance, sur son critère et son seuil. Les réponses m’ont tout à fait réconfortée.

Les cryptomonnaies attirent beaucoup de personnes qui risquent de devenir des participants, peut-être même à leur insu, dans une activité. Le degré d’insouciance, d’engagement mental, de connaissance ou la nécessité de savoir différeront selon la situation, qui, j’en suis bien consciente, pourra être aggravante ou atténuante.

D’autres articles du Code criminel visent-ils les cryptomonnaies? Est-ce l’objet d’une actualisation permanente dans divers domaines? Était-il possible de s’attaquer à ces problèmes sans user de cette terminologie? Je n’y vois pas d’objection; j’essaie seulement de comprendre pourquoi ça survient ici et maintenant.

M. Saint-Denis : Je suis désolé. J’ai peut-être mal compris votre première question. Vous parlez d’un amendement visant la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, si je ne m’abuse.

La sénatrice Lankin : Oui.

M. Saint-Denis : Ce n’est vraiment pas mon rayon. C’est celui du CANAFE, qui, je pense, comparaîtra plus tard, aujourd’hui.

La sénatrice Lankin : Très bien. C’est votre réponse précédente qui m’a conduite à vous poser cette question. Je peux attendre le CANAFE.

M. Saint-Denis : Ses représentants pourront vous expliquer l’ajout des cryptomonnaies et ainsi de suite.

La sénatrice Lankin : C’est l’intersection entre les critères mentaux de l’insouciance et cette disposition particulière.

M. Saint-Denis : À ce sujet, je peux vous dire que l’élément d’insouciance que nous souhaitons ajouter à l’infraction de blanchiment devra être prouvé hors de tout doute raisonnable, tout comme les infractions commises avec une intention criminelle. L’emploi d’une cryptomonnaie dans le blanchiment n’y changera rien. Il faudra toujours prouver tous les éléments de l’infraction, y compris l’élément mental. Si ça se trouve à être de l’insouciance, il faudra ensuite démontrer hors de tout doute raisonnable que l’individu a été insouciant à l’égard des biens qu’il avait à sa disposition.

La sénatrice Lankin : Peu importe leur forme?

M. Saint-Denis : Oui.

[Français]

Le sénateur Carignan : Merci. J’ai vu, dans les notes de préparation, qu’un rapport a été présenté à la Chambre des communes, qui s’intitule Lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes : faire progresser le Canada. Dans les recommandations du rapport, on peut lire ce qui suit à la recommandation no 20 :

Convenant de la difficulté des procureurs à déposer des accusations de blanchiment d’argent en raison de la complexité d’établir les liens entre le blanchiment et les infractions principales, le Comité recommande au gouvernement du Canada :

• de présenter des modifications au Code criminel et à la Loi sur la protection des renseignements personnels de manière à mieux faciliter les enquêtes sur le blanchiment d’argent; [...]

À moins que cela m’ait échappé, je ne vois pas de modifications à la Loi sur les renseignements personnels dans le projet de loi. Est-ce que le changement de concept visant à proposer l’insouciance par opposition à l’aveuglement volontaire représente le seul changement que vous faites en réponse à cette recommandation, ou y a-t-il d’autres modifications dans le Code criminel ou dans la Loi sur les renseignements personnels qui se trouvent quelque part dans le projet de loi?

M. Saint-Denis : Dans ce projet de loi, la modification visant l’insouciance est la seule que nous proposons.

Le sénateur Carignan : Pour répondre à cette recommandation dans tout le budget, dans tout ce projet de loi omnibus si volumineux, il y a seulement la notion d’insouciance?

M. Saint-Denis : Pour cette recommandation, oui. Il se peut que nous proposions par la suite d’autres modifications, comme peut-être celle qui est soulevée ou qui fait l’objet d’une recommandation dans le rapport, mais, pour le moment, la notion d’insouciance est la seule modification que nous proposons.

Le sénateur Carignan : Quels étaient les éléments de modification dans la Loi sur la protection des renseignements personnels sur lesquels le comité ou la Chambre des communes voulaient attirer l’attention du gouvernement en particulier?

M. Saint-Denis : Je ne sais pas.

Le sénateur Carignan : Est-ce possiblement lié aux fiducies?

M. Saint-Denis : Encore là, je n’ai pas suivi les débats de près ni les discussions à ce comité, alors je ne peux pas vous dire si cela a un lien avec les fiducies ou non. Je ne le sais tout simplement pas. C’est peut-être quelque chose que vous pourriez également demander à nos collègues du CANAFE. Je ne peux pas vous répondre là-dessus.

Le président : Je voudrais approfondir cette question, monsieur Saint-Denis, parce que, depuis le temps que toute cette question de blanchiment d’argent, d’évasion fiscale et de paradis fiscaux fait l’objet d’un débat dans l’opinion publique canadienne, il y a une sorte de dénominateur commun chez tous les intervenants. Nous avons entendu de la part des représentants de la Gendarmerie royale du Canada, lorsque nous avons débattu le projet de loi C-45, que, pour éviter que le crime organisé ne s’intègre trop facilement dans les structures de production et de distribution du cannabis, la clé de l’efficacité, pour combattre le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale, serait de créer un registre qui contiendrait le nom du bénéficiaire de la structure corporative qui sert d’écran au blanchiment d’argent, c’est-à-dire qui lui donne une apparence de respectabilité et de légalité. Il y a deux semaines environ, l’Institut C.D. Howe a affirmé que la législation canadienne était la plus faible des pays occidentaux. Comme je l’ai déjà mentionné, l’Institut C.D. Howe n’est pas un groupe d’activistes de gauche. Ce sont des personnes qui ont les deux pieds bien plantés dans l’activité économique.

Ils proposaient dans leur rapport de créer deux registres : un premier à accès limité, destiné aux agences de perception du revenu et possiblement des forces policières, et un autre qui serait plus général et accessible au public, qui contiendrait évidemment les informations qui seraient de nature à satisfaire aux objectifs de protection des renseignements personnels.

Qu’est-ce qui empêche le ministère de la Justice de demander au Parlement de fournir les outils nécessaires aux organismes publics et policiers qui ont la responsabilité d’appliquer les dispositions du Code criminel, et qui leur permettraient d’être beaucoup plus efficaces que ce que nous constatons actuellement?

M. Saint-Denis : Nous avons déjà abordé en partie la question des propriétaires bénéficiaires dans la Loi d’exécution du budget de l’année dernière, quand nous avons modifié la Loi canadienne sur les sociétés par actions. On a alors exigé que ces sociétés retiennent certaines informations dans leurs propres dossiers.

Dans ce projet de loi, nous avons de nouveau modifié la Loi canadienne sur les sociétés par actions pour permettre aux agents de la paix d’avoir accès à ces informations. C’est un premier pas vers le traitement de la question de ces sociétés.

Le gouvernement va possiblement se pencher sur la création d’un registre afin de déterminer quelle forme il prendra, par exemple. Cependant, je ne peux pas vous dire quand cela se fera, parce que je ne le sais tout simplement pas.

Tout cela n’est vraiment pas du ressort du ministère de la Justice, mais plutôt du ministère de l’Innovation, de qui relève la Loi canadienne sur les sociétés par actions. Vous devez savoir qu’on parle des sociétés de régime fédéral. Cela ne vise que ces compagnies. Plusieurs provinces ont leur propre loi visant les sociétés par actions.

La Colombie-Britannique vient justement de déposer ou d’adopter un projet de loi sur cette question. Les autres provinces examinent actuellement leur propre législation. Tout cela s’est fait après une rencontre des ministres des Finances qui s’est tenue il y a peut-être un an et demi, lors de laquelle les ministres se sont donné le mot d’ordre de faire justement ce que vous suggérez.

Même si tout se passe peut-être trop lentement, pour certains, on va quand même de l’avant. La première étape est de s’assurer que les sociétés retiennent de l’information à laquelle les agents de la paix pourront avoir accès par la suite.

En ce qui concerne la question du registre central, c’est une question quand même assez complexe, parce que cela voudrait dire que les provinces et le gouvernement fédéral devront s’entendre pour créer ce registre. Il y a notamment des questions de ressources qui doivent être examinées avant qu’on puisse aller de l’avant. C’est un gros projet.

Le président : Cependant, le public est d’avis que, finalement, les personnes qui fraudent le système en se cachant derrière des structures corporatives opaques finissent toujours par s’en tirer plus facilement que l’honnête contribuable qui a rempli sa déclaration fiscale et qui, si jamais il a le malheur de devoir 500 $ au fisc, devra remettre ce montant dans un délai de 30 jours, au risque de payer des pénalités. Il semble y avoir deux justices : une pour ceux qui ont les moyens de recourir aux structures corporatives grâce à des conseils juridiques ou comptables, qui sont des gens qui ont déjà des façons de contourner la loi grâce aux moyens que leur fournit le crime organisé, et une pour ceux qui sont obligés de respecter la loi.

Dans une société, il faut que les gens aient la conviction que les mêmes mesures de justice s’appliquent à tous. Dans ce cas-ci, on a l’impression que le ministère de la Justice ou le ministère des Finances attendent que quelqu’un bouge au Canada. Vous avez parlé de la Colombie-Britannique. Pourquoi le gouvernement fédéral n’est-il pas celui qui montre la voie à suivre, en modifiant sa propre Loi sur les sociétés par actions, de manière à ce qu’il y ait un registre qui serait privé et accessible uniquement pour les forces de l’ordre et à des fins de perception fiscale? Quant à l’autre registre public, on aurait au moins la conviction que des outils essentiels sont disponibles. On sait en quoi consistent ces outils essentiels. Pourquoi attendre aussi longtemps dans un cas où, en pratique, on devrait faire vite, puisqu’on sait que c’est l’outil le plus efficace pour combattre le blanchiment d’argent et le crime organisé?

M. Saint-Denis : Vous posez d’excellentes questions, monsieur le président. Par contre, vous comprendrez sûrement que je ne suis vraiment pas la meilleure personne pour répondre à ce genre de questions.

Tout ce que je peux vous dire, c’est que nous avons fait les premiers pas en apportant des modifications à la Loi canadienne sur les sociétés par actions l’an dernier dans la Loi d’exécution du budget, de même qu’avec les quelques modifications que nous proposons maintenant à ce projet de loi, afin de permettre aux agents de la paix d’avoir accès à ces renseignements en ce qui concerne les sociétés de régime fédéral.

Le président : Je ne veux pas monopoliser l’attention; je vois que le temps file et nous avons d’autres témoins. Lorsque nous avons étudié le projet de loi C-45 autour de cette table, nous avons identifié clairement les moyens à prendre pour éviter que le crime organisé ne s’ingère dans les permis de production et dans la distribution du cannabis. On nous a assuré alors que toute la réglementation serait en place. Un mois plus tard, Radio-Canada a révélé, lors d’un reportage, l’existence de documents qui servaient à cacher l’identité de membres du crime organisé dans les structures de production du cannabis.

Vous comprendrez que, lorsque le ministère de la Justice revient devant nous pour nous demander d’approuver des dispositions qui resserreraient la capacité publique de prévenir le blanchiment d’argent, on ne peut que se demander ce qui empêche le gouvernement d’agir et à qui profite le crime, comme le dit l’adage populaire.

Le sénateur Carignan vous posera probablement d’autres questions à ce sujet, mais c’est certainement ce que la majorité des sénateurs ont entendu et répété à plusieurs reprises en ce qui concerne ce projet de loi.

Le sénateur Carignan : Ma question allait un peu dans le même sens. Je sais que les banques doivent maintenant déclarer à l’Agence du revenu du Canada leurs activités dans les paradis fiscaux. Toutefois, il n’y a que l’Agence du revenu qui possède cette information et elle n’est pas publique.

Avez-vous envisagé de la rendre publique?

M. Saint-Denis : Lorsqu’on dit que le ministère de la Justice est capable de faire certaines choses, c’est vrai. Il faut quand même comprendre que, en ce qui concerne le ministère du Revenu et la gestion des banques et de l’information qu’elles possèdent, tout cela n’est pas de notre ressort. La question relève du ministère des Finances ou du ministère du Revenu.

Le sénateur Carignan : J’entends votre réponse, mais vous faites des amendements au Code criminel dans la Loi d’exécution du budget. Comment voulez-vous qu’on ne pose pas de questions?

M. Saint-Denis : C’est une excellente question, mais je suis ici pour répondre aux questions qui ont trait aux modifications au Code criminel. Je peux essayer de vous aider à comprendre ce qui se passe à l’extérieur, mais si je ne peux pas, je ne peux pas.

[Traduction]

Le président : Je termine par une question à M. Valentine.

Dans le haut de la page 5 de votre exposé, vous dites : « Permettre à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié au Canada de prendre des décisions à l’égard d’un nombre maximal de 50 000 demandes d’asile et de 13 500 appels d’ici l’exercice financier 2020-2021 ». Combien de ces demandes font partie de l’arriéré à traiter, et quelle est la taille de l’arriéré des dossiers à traiter? Vous n’en parlez pas du tout. C’est pourtant un problème important dans le système de demandes d’asile, si j’ai bien compris.

M. Valentine : Merci beaucoup pour la question, monsieur le président.

Actuellement, l’arriéré dans le traitement des dossiers pour la décision de premier niveau à la commission s’élève à 77 000 demandes, et le délai d’attente, actuellement, pour une décision est d’environ deux ans, à partir du moment où la demande est faite.

Comme le président de la commission l’a dit devant un comité parlementaire, les investissements découlant du budget de 2019 permettront à la commission de porter à 40 000 le nombre de dossiers qu’elle pourra traiter dès le premier exercice, puis à 50 000, dans le deuxième. La commission pourra ainsi gérer les nouveaux dossiers qui lui sont adressés. Dans ces deux premières années civiles, la taille de l’arriéré ne diminuera pas beaucoup, parce que, d’après le nombre de demandeurs, les nouvelles demandes que nous prévoyons continueront d’arriver.

Le président : Autrement dit, c’est l’éternel rocher de Sisyphe que nous poussons depuis des années et que nous continuerons de pousser. L’augmentation du budget et des ressources supplémentaires ne suffira pas à normaliser le débit des dossiers et la capacité du système de les traiter en deux ans?

M. Valentine : Si nous continuons de recevoir de 50 000 à 55 000 demandes ou plus par année, l’arriéré restera à son niveau actuel et pourrait augmenter. Cela étant dit, la commission a pris un certain nombre de mesures pour accroître son efficacité et accélérer le traitement des dossiers. Elle a écourté ses audiences et a pris des mesures touchant les dossiers papier, ce qui a donné des résultats. Elle règle plus de dossiers qu’il y a un an, par exemple. Si elle parvient à réduire le nombre de dossiers qui lui arrivent — par exemple, jusqu’ici, en 2019, les demandes irrégulières, c’est-à-dire faites par les personnes traversant la frontière entre les points d’entrée, ont diminué de 49 p. 100 —, elle pourra traiter plus de dossiers déjà reçus.

Le président : Pour rattraper le travail en retard.

M. Valentine : Effectivement, mais il faudra certainement plusieurs années pour en venir à bout.

Le président : Je pense qu’il importe beaucoup aux sénateurs d’en tenir compte quand ils feront des recommandations à la Chambre sur les affectations budgétaires.

À moins que vous n’ayez d’autres questions, chers collègues, je voudrais vous remercier.

Monsieur Saint-Denis, conservez le message que mes collègues ici présents et moi avons exprimé à votre ministère, parce que je pense qu’on vous le répétera plusieurs fois si rien de concret n’est fait dans un délai raisonnable. Je vous remercie du temps que vous nous avez accordé.

La sénatrice Frum : Je ne peux m’empêcher de demander comment on s’y est pris pour accélérer le traitement des dossiers des réfugiés. Quelles mesures a-t-on modifiées?

M. Valentine : À la Commission de l’immigration et du statut de réfugié en particulier? Son président a créé un groupe de travail qu’il a chargé de résorber le nombre de dossiers actuellement à traiter. Le groupe de travail a pris un certain nombre de mesures, par exemple rassembler les cas semblables pour les confier à un seul décideur. Il cible et trie les dossiers pour faire acquérir à un décideur une compétence particulière pour une région du monde, par exemple, ce qui lui permettra de traiter plus rapidement plus de dossiers. C’est un exemple de ce qu’il a pu faire pour augmenter l’efficacité du traitement des dossiers. Le président de la commission et ses collègues nous ont dit que cette mesure et d’autres ont permis d’accroître l’efficacité d’environ 30 p. 100 au cours des 18 derniers mois.

Le président : Une autre question? Cela touche un problème qui, vous le savez, a beaucoup d’importance pour chacun d’entre nous ici présents.

La sénatrice Batters : Une courte réponse suffira. Nous avons entendu dire que, au cours des trois dernières années et demie, il s’était accumulé un important retard dans les nominations à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Combien y compte-t-on de postes vacants, actuellement?

M. Valentine : Je pourrai vous le dire plus tard. On en a comblé beaucoup. Il y en avait un certain nombre à la Section d’appel des réfugiés, ce qui, bien sûr, retardait le traitement des dossiers, à cause des décisions qui ne pouvaient pas se prendre. Le gouvernement et le ministre se sont efforcés de les combler pour maximiser la production. Nous pourrons certainement vous communiquer les taux les plus récents de postes vacants aux deux niveaux.

La sénatrice Batters : Oui. Je voudrais bien les connaître. Merci.

M. Baril : Si vous me permettez une précision, la commission compte quatre sections. Deux d’entre elles, la Section de la protection des réfugiés et celle de l’immigration, sont constituées de fonctionnaires et non de personnes nommées par le gouverneur en conseil, comme la Section d’appel des réfugiés et la Section d’appel de l’immigration. Nous pourrons vous communiquer les chiffres sur ces deux sections.

La sénatrice Batters : Oui, parce que j’ai entendu dire que, en général, le nombre de postes vacants qui pouvaient être comblés par des nominations était extrêmement élevé, notamment, je m’en souviens, à la commission. Merci.

La sénatrice Frum : Visiblement, le problème, si votre processus est rationalisé, est qu’il n’est peut-être pas aussi robuste que le processus antérieur. Il est peut-être plus efficace et peut-être meilleur, mais là serait le sujet de préoccupation. Avez-vous une idée du moyen employé pour mesurer les taux d’acceptation et de refus, maintenant que votre processus est rationalisé? Ces taux ont-ils vraiment changé?

M. Valentine : Je veux m’assurer de bien comprendre votre question. Est-ce que cela concerne la nouvelle disposition de la Loi d’exécution du budget sur l’irrecevabilité ou seulement les taux d’acceptation à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié?

La sénatrice Frum : Oui. Je tiens à revenir au processus dont vous parlez pour réduire le travail en retard.

M. Valentine : Le président de la commission a également adopté une méthode permettant le traitement proportionnel des demandes formulées par des personnes qui se présentent à des points d’entrée autorisés, par rapport à celles qui arrivent au Canada par des voies irrégulières ou entre les points d’entrée.

Le taux actuel, toutes catégories confondues, d’acceptation de la commission, en 2018, pour les personnes qui ont traversé illégalement la frontière se situe à 49 p. 100. Le taux global se situe à environ 10 ou 15 p. 100 de plus.

À notre connaissance, ça n’a pas de répercussion sur la qualité des décisions prises et certainement pas sur l’indépendance des décisions prises sur ces mesures d’efficacité.

La sénatrice Frum : Merci.

Le président : Madame Berthiaume et messieurs Saint-Denis, Baril et Valentine, merci beaucoup. Je suis convaincu que nous aurons d’autres occasions de poursuivre notre discussion sur ce sujet, parce que c’est un problème permanent dans le système. C’est un problème systémique, comme on dirait, autant que le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale le sont au Canada, des problèmes que nous n’avons pas encore réussi à résorber ni à leur trouver de solution permanente par la rationalisation de nos lois.

[Français]

Honorables sénateurs, nous allons donc commencer notre deuxième session cet après-midi.

[Traduction]

Nous avons l’honneur d’accueillir les représentants de la Gendarmerie royale du Canada : son surintendant et directeur général, Criminalité financière et cybercriminalité, Opérations criminelles de la police fédérale, Mark Flynn et son commissaire adjoint, aux Opérations criminelles de la police fédérale, Eric Slinn.

Messieurs, vous connaissez, bien sûr, l’objet de notre séance. C’est le blanchiment d’argent et les produits de la criminalité, l’évasion fiscale, les paradis fiscaux, tout ce qui, vous le comprendrez, préoccupe la majorité des Canadiens et suscite chez eux des réactions très négatives quand ils en apprennent chaque jour davantage à ce sujet. Vous avez la parole. Après, nous discuterons librement entre nous.

Eric Slinn, commissaire adjoint, Opérations criminelles de la police fédérale, Gendarmerie royale du Canada : Merci, monsieur le président. J’espère que nos noms de famille, Slinn et Flynn, ne sèment pas trop la confusion. Nous essaierons de ne pas vous embrouiller.

Le sénateur Joyal : C’est le nom de jumeaux fameux dans un film, comme vous le savez.

M. Slinn : Merci, monsieur le président. C’est un plaisir pour moi de comparaître dans le cadre de l’examen du projet de loi C-97, la Loi d’exécution du budget du gouvernement du Canada.

[Français]

Je suis accompagné aujourd’hui du surintendant principal Mark Flynn, directeur général, Criminalité financière et cybercriminalité, Opérations criminelles de la police fédérale, de la Gendarmerie royale du Canada.

[Traduction]

Je crois savoir que vous m’avez invité pour parler de dispositions précises du projet de loi qui portent sur le recyclage des produits de la criminalité, dont des propositions concernant les monnaies virtuelles, les déclarations et les divulgations du CANAFE et les modifications apportées à la Loi sur l’administration des biens saisis. Je ne peux parler directement de toutes ces propositions, puisqu’elles ne relèvent pas de ma responsabilité, mais ces dispositions contiennent de nombreuses mesures qui contribueront à l’amélioration des enquêtes ainsi que de la collecte et de l’analyse de renseignements.

De plus, dans le budget 2019, on a annoncé la création de l’équipe d’action, de coordination et d’exécution de la loi pour la lutte contre le recyclage des produits de la criminalité dans le but de renforcer notre capacité de produire et de recueillir des renseignements et de fournir la meilleure information possible aux équipes d’enquêtes de partout au pays. Ces efforts de collaboration aideront la GRC et ses partenaires chargés de l’application de la loi concernant les plus graves menaces à l’économie canadienne.

Par ailleurs, dans le budget de 2019, on mentionnait l’inclusion d’un élément d’insouciance dans les dispositions du Code criminel portant sur le blanchiment d’argent. La GRC disposera ainsi d’un nouveau mécanisme pour enquêter sur les blanchisseurs d’argent professionnels, dont le lien avec l’infraction principale est souvent volontairement masqué.

Vous vous demandez probablement ce qu’est une infraction principale. En ce qui concerne le blanchiment d’argent, l’infraction principale est celle dont découlent les fonds blanchis. Par exemple, si l’argent blanchi provenait de la vente de drogues, l’infraction principale serait celle de trafic de stupéfiants.

En gros, l’élément d’insouciance indiquera clairement que les forces de l’ordre et les procureurs peuvent utiliser les activités des blanchisseurs d’argent professionnels, comme le transport des produits de la criminalité dans le seul but de dissimuler ses origines, pour démontrer qu’ils sont complices de l’activité de blanchiment d’argent, même s’ils prétendent ne pas être au courant de l’infraction principale.

Il est important de souligner que cela n’éliminera pas le fardeau de prouver que l’argent provient de produits de la criminalité, mais cela aidera aux enquêtes et aux poursuites contre les blanchisseurs d’argent professionnels qui évitent activement de connaître l’origine des fonds qu’ils blanchissent.

On s’attend non seulement à ce que cette mesure facilite le processus d’enquête, mais également à ce qu’elle améliore la capacité du gouvernement d’intenter des poursuites en fournissant aux procureurs un nouvel outil pour cibler les blanchisseurs d’argent professionnels, dont le lien avec l’infraction principale est souvent ténu.

En outre, l’élément d’insouciance permettra au Canada de s’aligner davantage sur ses partenaires internationaux, ce qui favorisera une amélioration de la coordination et de la capacité de cibler les blanchisseurs d’argent professionnels qui mènent leurs activités à l’échelle mondiale.

Les améliorations au régime canadien de lutte contre le blanchiment d’argent qui sont proposées dans le projet de loi C-97 aideront assurément la GRC et les organismes canadiens d’application de la loi à lutter contre le blanchiment d’argent. Cependant, je m’en voudrais de ne pas parler de la complexité des enquêtes sur le blanchiment d’argent et des efforts collectifs qu’il faut mener pour réussir. En termes simples, cette lutte au Canada n’est pas seulement un problème pour les organismes d’application de la loi et la GRC — c’est un effort collectif et une responsabilité partagée. Tous les partenaires et les intervenants doivent être mobilisés et dotés des outils et des capacités nécessaires. Il s’agit également d’élargir notre collaboration avec des partenaires et des acteurs non traditionnels, notamment les banques, le secteur immobilier, les avocats, les concessionnaires de voitures de luxe et d’autres entités déclarantes. Ils font tous partie de la solution.

S’assurer que le régime de lutte contre le blanchiment d’argent a les outils et les ressources qu’il faut pour trouver, recueillir et communiquer des renseignements, tout en respectant les lois canadiennes en matière de protection des renseignements personnels et la Charte, aidera à renforcer les moyens de défense du Canada contre le blanchiment d’argent.

Bien que d’importantes mesures soient prises pour accroître la capacité du Canada de lutter contre le blanchiment d’argent, comme la disposition sur l’insouciance proposée dans le projet de loi C-97 et les récentes modifications apportées à la Loi canadienne sur les sociétés par actions relativement à la propriété effective, de nombreux défis persistent dans les enquêtes et les poursuites relatives au blanchiment d’argent au Canada. Nous devons continuer d’être vigilants, de nous adapter et d’évoluer, en veillant à suivre le rythme de l’évolution constante des modes de blanchiment d’argent.

Bien que des modifications à la Loi canadienne sur les sociétés par actions soient proposées pour obliger les sociétés constituées en vertu d’une loi fédérale à tenir une liste de leurs véritables propriétaires, les sociétés constituées en vertu d’une loi provinciale ne sont pas tenues de le faire. De plus, bien sûr, la qualité de l’information qui sort d’un tel système dépend de la qualité de l’information qui y entre. Il est très difficile de s’assurer que ces renseignements sont exacts.

De plus, étant donné que les avocats ne sont pas assujettis à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes lorsque des opérations financières sont traitées par leur bureau ou des comptes en fiducie, les organismes d’application de la loi ont une capacité très limitée de suivre efficacement l’argent en raison du secret professionnel de l’avocat.

La question du blanchiment d’argent est d’autant plus compliquée que le blanchiment d’argent, qui se faisait traditionnellement au comptant, est en train de se développer dans le cyberespace. Les blanchisseurs d’argent professionnels utilisent maintenant les transferts électroniques, les devises virtuelles et les méthodes de cryptage. Cela met en lumière l’évolution du blanchiment d’argent dans une sphère technique qui devient encore plus difficile à suivre et à démêler.

À la GRC, nous nous efforçons de moderniser et de transformer l’effectif afin de relever ce type de défis aujourd’hui et à l’avenir. Nous élaborons des stratégies visant à accroître les effectifs de spécialistes civils possédant les compétences requises, comme les juricomptables et les techniciens en criminalistique numérique, afin de renforcer et d’améliorer nos interventions lors d’enquêtes complexes sur le blanchiment d’argent.

Nous veillons également à ce que le programme de la police fédérale de la GRC soit axé sur les menaces les plus graves pour les Canadiens et l’intégrité économique du Canada. Un volet des nouveaux investissements dans l’application de la loi dans le cyberespace qui a été annoncé dans le budget de 2018 aidera à renforcer les enquêtes de la police fédérale qui comportent une cybercomposante importante, dont celles sur le blanchiment d’argent.

Enfin, nous collaborons avec nos homologues du gouvernement du Canada et de la Colombie-Britannique pour régler les questions décrites dans le rapport German. Bien que ces problèmes ne soient pas des révélations pour nous, leur inclusion dans le présent rapport public fait ressortir les préoccupations croissantes au sujet du blanchiment d’argent au Canada et témoigne de la priorité accordée à cette question au sein de la police fédérale.

La GRC est souvent l’organisme qui est dans le feu de l’action, mais aucune de nos actions ne peut être menée isolément. Il faut adopter une approche horizontale pour lutter contre ce problème, selon laquelle les banques, les concessionnaires automobiles, les courtiers immobiliers et les avocats collaborent pour protéger notre économie et nos citoyens.

[Français]

Merci de m’avoir donné l’occasion de m’adresser à vous aujourd’hui. C’est avec plaisir que je répondrai à toutes vos questions.

[Traduction]

Le président : Merci beaucoup.

C’est le sénateur Carignan qui posera les premières questions.

[Français]

Le sénateur Carignan : Merci, messieurs Slinn et Flynn. Vous n’êtes pas fâchés ou frustrés de la situation? On a vu les rapports. L’Institut C.D. Howe dit qu’on ne voit même pas la couleur de 99,9 p. 100 de l’argent qui est blanchi. L’autre jour, je m’amusais à faire de la recherche sur Internet et j’ai trouvé le site d’une compagnie établie à Dubaï qui invitait les citoyens du monde à investir dans les paradis fiscaux; il y avait une énumération de pays bien connus pour leur passivité à l’endroit des paradis fiscaux, et j’ai vu apparaître le Canada sur la liste. Tout cela est le résultat d’un système où l’on utilise des compagnies et des fiducies pour cacher les propriétaires réels. On ne prend pas les moyens suffisants pour combattre le blanchiment d’argent.

Sérieusement, croyez-vous que l’amendement qui parle de l’insouciance par opposition à l’aveuglement volontaire sera l’outil qui vous permettra de recouvrer la part de 99,9 p. 100 qui vous passe sous le nez? Y a-t-il d’autres outils ou moyens dont vous auriez besoin? Vous avez parlé des concessionnaires automobiles, des avocats, des comptables, des fiscalistes. Ce sont eux qui créent les fiducies et les modèles. Pouvez-vous nous faire part des besoins que vous avez, qui ne figurent pas dans le projet de loi et que nous pourrions vous octroyer en tant que législateurs?

[Traduction]

M. Slinn : Tout d’abord, suis-je fâché? Je suis déçu. Je crois que le discours au Canada, d’une certaine façon, suggère que les forces de l’ordre ne s’acquittent pas de leurs responsabilités de protéger l’intégrité économique des Canadiens. Bien que nous ayons une responsabilité à cet égard, à vrai dire, si les organismes d’application de la loi constituent le dernier espoir dans la lutte contre le blanchiment d’argent, notre pays est en difficulté. Nous avons un rôle important à jouer au chapitre de la protection de l’intégrité économique. Toutefois, nous travaillons à l’aide des outils que le Parlement et le gouvernement nous fournissent, et le projet de loi propose de nouveaux outils qui, selon nous, constituent un pas dans la bonne direction. Pourrait-il y en avoir plus? Je crois que nous devons commencer avec ceux que nous avons et voir comment ils fonctionnent.

La GRC reconnaît qu’il lui faut établir un juste équilibre entre les droits des citoyens canadiens, leur vie privée et les droits garantis par la Charte. Évidemment, nous aimerions probablement avoir une plus grande marge de manœuvre, mais nous reconnaissons également la primauté du droit dans ce pays et l’importance de prendre en compte la vie privée et les droits garantis par la Charte.

Nous pensons donc que c’est un bon début. Est-ce la panacée? Nous ne le savons pas. Je compare cela à l’an 2000. Nous nous sommes préparé au passage de l’an 2000 et nous croyions que de grands problèmes allaient survenir, et cela n’a pas été un événement. Si nous examinons le blanchiment d’argent dans son contexte, on nous donne des outils supplémentaires, comme la propriété effective et l’élément d’insouciance, et j’ai bon espoir que c’est un pas dans la bonne direction. Est-ce suffisant? Cela reste à voir.

[Français]

Le sénateur Carignan : À combien l’évaluez-vous en milliards de dollars? Il y a quelques mois ou quelques années, on disait que la GRC l’évaluait entre 5 et 15 milliards de dollars. Cependant, le Fonds monétaire international donne un chiffre beaucoup plus élevé. En pourcentage, on parlerait, pour le Canada, d’un montant qui se situe entre 40 et 100 milliards de dollars. C’est le chiffre que M. Meunier, retraité du CANAFE, a évoqué. L’Institut C.D. Howe l’a également cité. À combien l’évaluez-vous à l’heure actuelle? L’évaluez-vous toujours entre 5 à 15 milliards de dollars, ou se rapproche-t-on plutôt de 50 à 100 milliards de dollars?

[Traduction]

M. Slinn : En toute honnêteté, je l’ignore. J’ai vu des chiffres, entre 5 et 100 milliards de dollars, comme vous le dites. Je crois que Mme Maloney a parlé récemment, dans le cadre d’une étude de la Colombie-Britannique, d’une estimation de 46 milliards de dollars. Je ne le sais vraiment pas. Je ne crois pas que nous ayons une bonne connaissance de la situation. C’est peut-être en raison des mécanismes de déclaration ou de l’économie souterraine.

L’économie de la drogue est très vigoureuse. Nous le constatons pour les opioïdes. Nous voyons maintenant la même chose se produire dans le cas des méthamphétamines, qui commencent à envahir le pays. Le crime organisé voit des possibilités. Le Canada est souvent un lieu de transbordement de drogues. Nous savons que bien des drogues à destination de l’Australie passent par le Canada. Des possibilités s’offrent aux organisations criminelles, et elles chercheront ces possibilités de faire de l’argent. Elles feront affaire en argent comptant.

C’est la même chose si l’on veut savoir combien de drogues nous bloquons concernant la méthamphétamine et la cocaïne. Nous ne savons malheureusement que ce que nous savons, et je crois que nos estimations sont purement spéculatives. Je dirais la même chose au sujet du blanchiment d’argent. Je ne sais pas si nous avons une très bonne idée de ce que cela pourrait être.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie de votre exposé. Nul doute que le blanchiment d’argent est un grand problème au Canada. Il touche tous les Canadiens. Il ne fait aucun doute — du moins, à mon avis — que les blanchisseurs d’argent professionnels continueront de structurer leurs activités criminelles et trouveront fort probablement des moyens de contourner cet élément d’insouciance quant à la nature criminelle des fonds qu’ils reçoivent. L’ajout de l’élément criminel d’insouciance est une bonne mesure. Cela dit, messieurs, quels autres pays, le cas échéant, utilisent ce critère dans l’accusation criminelle de blanchiment d’argent?

M. Slinn : Je vais laisser mon collègue répondre à cette question.

Mark Flynn, surintendant, directeur général, Criminalité financière et la cybercriminalité, Opérations criminelles de la police fédérale, Gendarmerie royale du Canada : Je ne sais pas concernant le mot précis « insouciance », mais je dirais que concernant le principe qui sous-tend cet écart marqué par rapport à la norme, il en a été question dans plusieurs des réunions de ce que nous appelons le Groupe des cinq, et la majorité de ces autres pays ont intégré ce principe, dans une certaine mesure, dans leurs lois ou dans l’interprétation de leurs lois. Or, je ne pourrais pas vous dire exactement lesquels et apporter des nuances pour mieux définir « insouciance ».

Le sénateur McIntyre : Savez-vous si l’on considère que ces pays réussissent mieux à obtenir des condamnations pour cette accusation?

M. Flynn : Oui, c’est le cas pour bon nombre d’entre eux. En examinant les rapports du GAFI, vous constaterez que bon nombre des autres pays réussissent mieux que le Canada dans le cadre de l’examen du GAFI.

Le sénateur McIntyre : Ils sont en avance sur nous à cet égard?

M. Flynn : À certains égards, oui.

Le sénateur Dalphond : Dans le même ordre d’idées que celles de mes collègues, en ce qui concerne le blanchiment d’argent, nous ignorons de combien de milliards de dollars il est question, mais nous savons que le problème existe. C’est un cancer dans le système. Hier, on nous a dit qu’aucune accusation n’a été portée pour blanchiment d’argent au titre de la loi actuelle. Nous devons donc nous poser des questions. Est-ce que des enquêtes ont eu lieu? Si c’est le cas, pourquoi n’ont-elles pas abouti à des accusations?

M. Slinn : Je peux vous dire qu’il y a actuellement plus de 40 enquêtes à la GRC qui concernent le blanchiment d’argent, que ce soit directement ou indirectement.

Le rôle de la police et de la GRC est de recueillir les éléments de preuve. Nous recueillons les éléments de l’infraction, et notre devoir est de les présenter à la Couronne. La Couronne évaluera cette preuve, et comme vous le savez bien, dans certaines provinces, comme la Colombie-Britannique, une approbation préalable au dépôt d’accusation est nécessaire. Au bout du compte, c’est la Couronne qui détermine s’il y a une probabilité raisonnable de condamnation ou si le cas particulier pose des problèmes. Je crois que c’est une question qu’il vaudrait mieux leur poser.

Cela dit, notre responsabilité, c’est de recueillir ces éléments de preuve de manière judicieuse, évidemment, et de mener une enquête approfondie. Parfois, ces enquêtes posent des difficultés, mais, au bout du compte, c’est à la Couronne qu’il revient de déterminer si une accusation est portée ou si un procès a lieu, et non à la police.

Le sénateur Dalphond : J’ai travaillé à des dossiers où j’ai vu que la police est informée de la décision de la Couronne d’intenter des poursuites ou non, et elle a une explication, qui est normalement fournie de façon abrégée. Lorsqu’on présente ces dossiers et qu’aucune accusation n’est portée, est-ce que c’est parce que ce serait trop difficile, selon l’exigence légale, d’obtenir une condamnation? Par conséquent, la modification concernant l’insouciance est un élément dont devra tenir compte la Couronne et mènera à l’ouverture de dossiers pour des accusations?

M. Slinn : C’est exact. Lorsque l’élément d’insouciance entrera en jeu, comme c’est le cas pour toutes les enquêtes et toutes les accusations au criminel, on nous apprend dès le moment du dépôt qu’on passe directement aux éléments de l’infraction et on recueille des éléments de preuve.

Dans la majorité des cas de blanchiment d’argent, il s’agit probablement surtout d’enquêtes réalisées dans le cadre de projets, de sorte qu’il y aurait plusieurs agents de police. Dans ces cas, en général, un avocat-conseil de la Couronne intervient tôt dans l’enquête. Il travaille avec nous tout au long du processus et nous donne des conseils. Toutefois, vous avez tout à fait raison : il y a des cas où, à la fin, nous croyons — c’est-à-dire la police — qu’il y a suffisamment de preuves pour qu’une accusation soit portée et que nous les présentons, mais la décision revient à la Couronne en fin de compte. Elle ne nous maintient pas dans l’isolement quant aux raisons pour lesquelles elle ne va pas de l’avant. C’est peut-être parce qu’il est peu probable que les accusations mènent à une condamnation, ou qu’il y a un problème lié à la preuve ou à la Charte, ou en raison de la sensibilité opérationnelle. La GRC collabore souvent avec des partenaires internationaux, et il y a parfois des renseignements de nature délicate que les partenaires ne seront pas en mesure d’accepter de partager, ce qui peut avoir une incidence sur la question de savoir si nous allons de l’avant ou non.

Le sénateur Dalphond : Vous a-t-on dit que c’est la mens rea, si je peux utiliser le terme technique, qui constituait le problème la plupart du temps ou parfois?

M. Flynn : Dans les enquêtes sur le blanchiment d’argent et les produits de la criminalité, le lien avec l’infraction principale et la connaissance de l’infraction principale constituent souvent un défi qui influe sur la probabilité raisonnable d’une poursuite fructueuse, et c’est ce que nous entendons souvent. Il est difficile de dire si c’est la plupart du temps ou la majorité du temps, parce qu’un grand nombre d’éléments mènent à la conclusion qu’il n’y a pas de probabilité raisonnable d’obtenir une condamnation. Or, il m’arrive assez souvent d’entendre cela à mon bureau à Ottawa, où je siège en tant que responsable du programme.

Le sénateur Dalphond : Alors, si nous adoptons cet amendement, je suppose que vous pourrez nous indiquer dans quelques années que des accusations ont enfin été portées?

M. Flynn : Nous portons d’ores et déjà des accusations. Vous avez sans doute entendu parler du projet Collecteur, une opération de grande envergure réalisée en Ontario et au Québec. Partout au pays, des enquêtes sur des activités de blanchiment d’argent ont pu être menées à terme. Nous obtenons des résultats intéressants, mais nous avons également notre lot de difficultés. Il va de soi que nos résultats doivent être améliorés, et nous espérons que les modifications proposées puissent nous fournir des outils supplémentaires pour atteindre cet objectif.

Le sénateur Dalphond : Merci.

M. Slinn : Si vous me permettez, je dirais qu’il y a une chose que notre organisation pourrait améliorer, outre le nombre de poursuites à l’égard des activités importantes de blanchiment d’argent. D’une manière qui est sans doute typiquement canadienne, nous ne nous vantons pas suffisamment de nos accomplissements. Nous fournissons à nos partenaires du Groupe des cinq quantité d’éléments de preuve, d’informations et de renseignement qui permettent le démantèlement de réseaux de blanchiment d’argent à l’étranger. Il est fréquent que nos efforts en ce sens ne soient pas publicisés. Il y a des occasions où la GRC pourrait sans doute le faire, mais nous choisissons de nous en abstenir. Suivant une attitude typiquement canadienne, nous nous contentons d’apporter notre contribution.

Je pense qu’il est important que votre comité le sache, car certains ont laissé entendre que la GRC n’en faisait pas suffisamment. Je peux vous assurer que nous faisons notre large part. Pourrions-nous mieux faire encore? Certainement. Nos employés accomplissent toutefois de l’excellent travail dans un grand nombre de dossiers. Ils ont un peu l’impression d’être traités injustement. Je suppose que l’on pourrait citer l’enquête E-Pirate, car cette affaire a fait les manchettes. Je ne vais pas entrer dans les détails, mais je peux vous dire que nos employés étaient extrêmement déçus de voir que le dossier ne pourrait pas aller de l’avant. Ils avaient consacré des soirées, des fins de semaine sans voir leurs familles, des journées de congé et des heures supplémentaires — presque jusqu’au seuil de l’épuisement professionnel — à la collecte des éléments de preuve nécessaires. Je voulais donc que cela soit bien clair. Nos employés ont vraiment leur travail à cœur et accueilleront d’un bon œil tout nouvel outil pouvant leur permettre de mieux le faire.

Le sénateur Kutcher : Merci beaucoup, messieurs, de vos témoignages et du travail que vous accomplissez.

D’après vous, dans quelle mesure l’ajout du critère de l’insouciance va-t-il améliorer les résultats en matière d’enquêtes et de poursuites? Plus précisément, à quel pourcentage d’amélioration vous attendez-vous pour ce qui est des poursuites couronnées de succès?

M. Flynn : C’est très difficile de le prédire. J’aimerais bien pouvoir le faire, mais c’est impossible.

Le sénateur Kutcher : Vous pouvez risquer une estimation? Je ne vous demanderai pas de comptes.

M. Flynn : Comme je le disais tout à l’heure, il est problématique pour nous d’établir le lien avec l’infraction sous-jacente et de voir ces groupes criminalisés transnationaux indiquer aux gens qui travaillent au sein de leurs réseaux de faire comme s’ils n’avaient rien vu et de ne pas poser de questions quant à la provenance de l’argent et aux activités criminelles dont il pourrait être le produit. Nous nous réjouissons donc de l’ajout de tout outil pouvant rendre nos enquêteurs mieux aptes à obtenir les éléments de preuve requis pour qu’un procureur puisse intenter des poursuites. Il est bien évident que les criminels vont s’adapter. Nous devrons analyser de près la manière dont ils le feront, mais il est impossible de prévoir comment les choses vont se dérouler.

Le sénateur Kutcher : Je peux essayer de poser ma question un peu différemment. D’après ce que vous connaissez des dossiers qui n’ont pas mené à une condamnation, pouvez-vous nous dire dans quelle proportion d’entre eux vous auriez pu avoir gain de cause si vous aviez eu accès à l’époque à un outil comme celui-ci?

M. Flynn : Je n’ai pas effectué cette analyse statistique, mais je pense vraiment que ce sera pour nous un précieux avantage.

Le sénateur Kutcher : Merci.

La sénatrice Boniface : Merci beaucoup de votre présence aujourd’hui. Merci également pour le travail que vous accomplissez. Je sais que vous devez traiter des dossiers très complexes.

J’aimerais revenir à la question de l’insouciance. Quant au libellé de ces dispositions, avez-vous envisagé d’autres options qui vous auraient offert un peu plus de flexibilité, mais qui ont été rejetées ou écartées parce qu’elles contrevenaient à la Charte ou pour d’autres raisons? J’essaie simplement de me faire une idée de l’étendue des avenues que vous avez explorées.

M. Slinn : Personnellement, j’aimerais bien que le fardeau de la preuve soit inversé, mais c’est peut-être allé trop loin.

La sénatrice Boniface : C’est exactement là où je voulais en venir.

Le président : On peut penser au projet de loi C-75 qui permet d’inverser ce fardeau à l’égard de certaines infractions, comme dans les cas de violence à l’endroit d’un partenaire intime. Il y a des situations où certains objectifs supérieurs doivent avoir préséance au sein d’une société libre et démocratique. Je ne veux pas répondre à votre place, bien évidemment...

La sénatrice Pate : Mais vous l’avez très bien fait.

M. Slinn : Je disais cela à la blague, mais je pense que ce serait aller un peu trop loin. Je ne sais pas si les Canadiens sont vraiment prêts pour une telle chose, bien que cela se fasse déjà dans d’autres pays, y compris le Royaume-Uni. Je ne pourrais toutefois pas vous dire dans quelle mesure les Britanniques ont pu obtenir ainsi de meilleurs résultats. Ont-ils pu vraiment ébranler les professionnels du blanchiment d’argent? Je l’ignore. Peut-être que mon collègue a plus de détails à vous donner à ce sujet? Il semble que non. Désolé.

La sénatrice Boniface : Peut-être pourrions-nous nous pencher sur la question lors d’une autre séance.

Le président : N’hésitez-pas à proposer quelque chose, madame la sénatrice. Nous vous prêterons une oreille attentive.

La sénatrice Lankin : J’ai deux questions. La première porte sur la notion d’insouciance. Je me demande notamment comment des organisations comme celles des secteurs de l’immobilier et des casinos pourront prendre connaissance et conscience des responsabilités qui leur incomberont désormais. J’ai fait partie pendant plusieurs années du conseil d’administration de la Société des loteries et des jeux de l’Ontario. Nous avons suivi toutes les étapes qui ont mené au rapport German et nous nous sommes bien sûr intéressés à ce qui arrivait dans les casinos directement exploités par la province ainsi que dans ceux, désormais plus nombreux, dirigés par des exploitants privés. Il est bien évident que la recherche d’un profit peut inciter ces gens-là à détourner le regard. Cette modification pourrait offrir un outil vraiment précieux dans cette industrie, mais dans d’autres également. Est-ce que la GRC compte jouer un rôle de sensibilisation auprès de ces secteurs afin qu’ils comprennent bien quelles sont leurs obligations? Je sais que vous le faites déjà dans bien d’autres domaines. J’aimerais savoir quels sont vos plans à ce sujet. C’est ma première question.

M. Slinn : Merci pour cette question.

Nous n’y avons pas encore vraiment réfléchi. Dans toutes nos activités, nous considérons toutefois que notre rôle ne se limite pas à l’application de la loi. Nous faisons aussi de la prévention en plus de sensibiliser nos partenaires quant aux défis que nous devons relever et aux obligations qui leur incombent.

J’ai abordé la question d’entrée de jeu. Si nous voulons lutter efficacement contre le blanchiment d’argent, il faut que les responsabilités soient partagées. Les banques doivent reconnaître leur part de responsabilité et ne pas fermer les yeux sur ces activités. On nous a parlé de ces gens à Vancouver qui paient leurs taxes municipales en se présentant avec des sacs remplis de billets de 20 $. Il faut que nous fassions comprendre aux Canadiens que de tels agissements sont répréhensibles, même si je suis un peu étonné que nous ayons encore à le faire. On ne peut pas tolérer de telles choses.

Je pourrais vous donner l’exemple d’une situation un peu semblable. Vous faites installer une piscine dans votre cour arrière et vous demandez combien il vous en coûtera si vous payez comptant et combien ce sera si vous faites un chèque et s’il y a une facture. Ce sont malheureusement des pratiques qui ont encore cours. Je dirais que c’est semblable à ce qui se passe dans le secteur du blanchiment d’argent, sauf qu’il s’agit dans ce dernier cas de véritables professionnels qui savent comment contourner les règles et qui n’hésitent pas à le faire.

Tout ça pour vous faire comprendre que nous considérons la prévention comme l’une de nos responsabilités principales et que nous nous employons notamment pour ce faire à sensibiliser ceux qui pourraient être vulnérables dans des secteurs comme l’immobilier, les casinos, la vente de voitures de luxe et même les magasins de meubles.

La sénatrice Lankin : Voici ma seconde question. Je l’ai posée tout à l’heure à M. Saint-Denis du ministère de la Justice. Je dois avouer que le moment était peut-être mal choisi et que ma question n’était pas très clairement articulée. J’aimerais savoir ce qu’il en est du point de vue de l’application de la loi. Je m’intéresse tout particulièrement au dossier du terrorisme et j’aurai peut-être l’occasion d’en discuter également avec les gens du CANAFE. Je comprends bien que le blanchiment d’argent peut jouer un rôle dans le financement du terrorisme. M. Saint-Denis a indiqué n’être au courant d’aucun cas semblable qui aurait abouti à une condamnation. Je ne sais même pas s’il y a des cas où l’on a essayé d’intenter des poursuites ou porter des accusations. Pouvez-vous nous aider à nous faire une meilleure idée de la situation? Ce n’est pas tellement dans le contexte de la modification proposée à cette loi financière concernant les monnaies virtuelles, mais j’ai l’impression que l’on va trop loin avec le changement faisant intervenir la notion d’insouciance dans le Code criminel, et peut-être également dans ce cas-ci. Il se peut que je fasse fausse route. Je l’ignore. Comment les choses se sont-elles déroulées par le passé? Peut-on envisager qu’il soit éventuellement possible pour vous-mêmes, le SCRS et d’autres agences de vous en prendre à cette pratique de façon encore plus vigoureuse?

M. Slinn : Je dois vous dire bien franchement que nos enquêtes sur le financement du terrorisme n’ont pas vraiment produit de bons résultats. Je ne vous parle même pas de poursuites en justice, car il n’y en a aucune qui me revienne en mémoire. Nous avons effectivement eu quelques dossiers à ce sujet, mais cela n’avait certes pas l’ampleur de ceux touchant le crime organisé ou le blanchiment d’argent. Ces dossiers ont été très peu nombreux, et je ne sais pas pourquoi.

La sénatrice Lankin : Il est possible que j’évalue mal la situation mais, lorsque je vivais et travaillais à Toronto, j’ai suivi de près les événements touchant la communauté sri lankaise et l’intimidation dont ses membres étaient victimes de la part des Tigres tamouls. Ce n’est pas exactement du blanchiment d’argent, mais cela touchait sans doute le financement du terrorisme. Est-ce un exemple qui peut être pertinent dans le cas qui nous intéresse?

M. Slinn : Je n’ai jamais vraiment beaucoup réfléchi à cette possibilité. Compte tenu de toutes les circonstances en cause, je dirais que ce n’est sans doute pas le cas. Je connais bien ce dossier, mais pas dans une perspective de financement du terrorisme. Il ne faut toutefois pas en conclure qu’une telle pratique n’avait pas cours au sein de cette communauté ou en lien avec elle.

M. Flynn : C’est un groupe différent au sein de la GRC, soit notre section d’enquête sur la sécurité nationale, qui s’intéresse de plus près au financement du terrorisme.

La sénatrice Lankin : Merci.

Le sénateur Kutcher : Il est possible que vous ne puissiez pas répondre à cette question. Certains estiment que la crise du fentanyl à l’origine d’un grave problème de santé publique en Colombie-Britannique, mais de plus en plus également ailleurs au Canada, est liée au blanchiment d’argent dans certains pays. Êtes-vous d’avis que ce projet de loi peut, avec l’intégration du critère de l’insouciance, avoir un effet bénéfique sur la santé publique?

M. Flynn : Le recyclage des produits de la criminalité, notamment via le blanchiment d’argent, permet aux organisations criminelles de disposer des ressources nécessaires pour étendre leurs réseaux et causer encore plus de torts. Le fentanyl et les autres drogues sont à l’origine d’importants problèmes de santé publique. Il va de soi que toute action contrecarrant les groupes criminalisés et les empêchant d’étendre leurs activités criminelles va réduire les répercussions de celles-ci en matière de santé publique. Dans quelle mesure? Difficile à dire. On ne peut pas savoir quels autres groupes profiteraient de l’occasion pour intégrer ce marché. Reste quand même que toutes les mesures que nous pourrons prendre pour freiner ces groupes criminels organisés auront des répercussions sur les problèmes de santé publique découlant de leurs activités.

M. Slinn : Nous savons que le crime organisé est à l’origine de la crise du fentanyl, mais nous voyons également qu’il y a des revendeurs isolés, et c’est là qu’intervient le problème du blanchiment d’argent et des devises virtuelles. Le phénomène du trafic du fentanyl pour ce qui est des petites quantités — en excluant les fournisseurs à grande échelle — est fondé sur le recours à des monnaies virtuelles, ce qui fait qu’il est d’autant plus difficile de retracer l’argent et de démêler le tout. Les transactions se font dans l’anonymat le plus complet. Il est difficile de voir qui se cache derrière une monnaie virtuelle. Il ne fait toutefois aucun doute que c’est bel et bien le crime organisé, qu’il s’agisse des Hells Angels, des groupes criminalisés traditionnels ou des organisations criminelles asiatiques, qui engrange des profits grâce au fentanyl en causant la mort de nos concitoyens.

Le président : J’ai moi-même deux questions.

Je me demandais si la réglementation en vigueur au Canada pour ce qui est des transactions en espèces est à jour par rapport à ce qui se fait dans d’autres pays, et tout particulièrement en Europe. Prenons la France comme exemple. Un citoyen français est autorisé à effectuer des transactions en espèces dont le montant ne dépasse pas 1 000 euros, alors que le maximum est de 10 000 euros pour les étrangers. Autrement dit, un citoyen français ne peut pas payer comptant un article dont la valeur dépasse 1 000 euros, ce qui n’est pas un montant très considérable. En outre, s’il veut déposer plus de 5 000 euros en espèces à sa banque, on lui demandera d’où vient cet argent et la transaction sera inscrite dans un registre. Sachant que les citoyens français doivent composer avec de telles règles, je me demande si notre système n’est pas en comparaison trop laxiste pour permettre de contrer le blanchiment d’argent. Pouvez-vous nous dire ce que vous en pensez, monsieur Flynn?

M. Flynn : Les transactions en espèces permettent de transférer de l’argent de façon anonyme de telle sorte qu’il soit impossible d’en suivre la trace. Nous devons sans cesse composer avec des situations où un sac de hockey rempli d’argent est déposé sur le comptoir d’une entreprise de services monétaires pour que les fonds correspondants soient ensuite transférés quelque part par voie électronique. Nous espérons que la notion d’insouciance que l’on propose d’intégrer à la loi aura un impact à ce niveau. Au vu du nombre de sénateurs qui ont hoché la tête lorsque j’ai parlé de ces sacs pleins d’argent se retrouvant régulièrement dans des bureaux semblables, je pense que l’on peut clairement conclure que l’on s’éloigne ainsi de ce qui peut être considéré comme un comportement normal et acceptable, surtout lorsque ce sac arrive dans la valise d’un Chevy Pinto, plutôt que dans un véhicule blindé. Il y a également les devises virtuelles qui permettent les transferts d’argent anonymes.

Quant à savoir si notre réglementation est désuète, je dirais qu’il y a de nombreux pays où la situation est similaire. Il y en a d’autres où l’on a fortement resserré les mesures de contrôle pour les transactions en espèces et les échanges de différents biens, si tant est que l’on puisse considérer une devise virtuelle comme un bien. Nous ne faisons pas partie de ces pays-là. Il va de soi que nous laissons le soin aux parlementaires de déterminer le seuil qu’il convient d’établir et les restrictions que l’on doit imposer aux citoyens canadiens. Il nous incombera ensuite de remplir notre rôle en assurant l’application des mesures qui auront été adoptées pour nous permettre d’accomplir notre travail.

Le président : Cela m’amène à la dernière question que je souhaite vous poser. Lorsque j’ai pris connaissance dans les journaux des résultats et de la conclusion de l’enquête menée en Colombie-Britannique, je me suis réjoui de constater que quelqu’un, quelque part, s’était enfin penché très sérieusement sur cette question. Ma réaction suivante a été de déplorer qu’une telle enquête ne soit pas lancée à l’échelle nationale par le gouvernement du Canada, et plus particulièrement sous la responsabilité de la GRC et des autres agences fédérales qui sont parties prenantes dans ce dossier. Pourquoi le moment ne serait-il pas bien choisi pour lancer une telle enquête nationale dont le rayonnement et les conclusions pourraient enfin convaincre le gouvernement qu’il doit agir beaucoup plus rapidement et efficacement afin de contrer le blanchiment d’argent et l’évasion fiscale?

M. Slinn : Pour que les choses soient bien claires, proposez-vous une enquête à proprement parler? Parlez-vous plutôt du rapport German?

Le président : Je parle du rapport German.

M. Slinn : Merci. Je pensais que vous parliez peut-être d’une enquête particulière. J’allais dire...

Le président : Pas du tout.

M. Slinn : Je dirais que cela nous ramène à mon commentaire de tout à l’heure. Peut-être devrions-nous nous vanter davantage. Nous menons effectivement des enquêtes sur le blanchiment d’argent depuis un certain nombre d’années. Nous travaillons de façon intégrée avec les autres organismes chargés de l’application des lois, comme l’Agence des services frontaliers du Canada, l’Agence du revenu du Canada, et nos homologues des États-Unis ou du Groupe des cinq. C’est simplement que nous ne prenons pas publiquement la parole pour faire savoir aux gens par exemple que la GRC est à l’origine de cette importante saisie qui a été effectuée à Houston, au Texas.

Je peux vous donner brièvement l’exemple d’une situation dont vous êtes peut-être déjà au courant, car elle a fait les manchettes hier. Un certain Vincent Ramos, propriétaire de Phantom Secure à Richmond, fournissait non pas de l’argent mais un service — l’encryptage de BlackBerry — à de nombreuses organisations criminelles. Le FBI a fini par l’arrêter après avoir accumulé différents éléments de preuve. Même si la GRC a apporté une contribution importante dans ce dossier, son rôle est passé sous silence, alors qu’il aurait peut-être dû être publicisé. Quoi qu’il en soit, l’individu en question a été trouvé coupable et s’est vu imposer une peine de neuf ans d’incarcération et confisquer des actifs d’une valeur de 80 millions de dollars.

Il faut insister sur le fait que le blanchiment d’argent est un service. Il est primordial que les forces de l’ordre ciblent les produits de la criminalité. Le blanchiment d’argent est simplement un service que l’on offre à quelqu’un, de telle sorte que les fonds en question se retrouvent dans son compte de banque et qu’il puisse s’acheter un joli bateau, un chalet et toutes ces chaînes en or et ces trucs semblables. Les forces de l’ordre doivent parvenir à saisir une plus grande partie de ces produits de la criminalité, car c’est ainsi que l’on peut faire mal à ces organisations. On s’en prend aux gens qui offrent le service, alors que l’on devrait plutôt viser ces actifs acquis malhonnêtement.

Pour répondre à votre question, on peut donc résumer le tout en disant que nous travaillons de façon intégrée. Pourrions-nous être plus efficaces? Certainement. C’est la raison pour laquelle le gouvernement a prévu des fonds pour les équipes ACE, un projet pilote qui nous permettra de travailler de façon plus intégrée pour voir comment il est possible d’améliorer les échanges de renseignement en vue de détecter les menaces les plus sérieuses pour les Canadiens.

J’aimerais ajouter qu’il y a le Groupe des cinq en matière d’application de la loi, qui a cinq sous-groupes. L’un de ces sous-groupes est un groupe de travail sur le blanchiment d’argent où des organismes du Groupe des cinq se réunissent pour cerner les importantes menaces mondiales. Nos travaux portent sur les menaces mondiales qui concernent le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. C’est tout simplement quelque chose dont il n’est pas souvent question sur la place publique. Nous ne parlons pas de nos activités, mais nous sommes actifs. Par ailleurs, même si la descente n’a peut-être pas lieu au Canada, cela influe sur notre économie. Cela vise des Canadiens. Ce sont d’importants blanchisseurs d’argent qui sont actifs partout dans le monde. Des interventions ont lieu. Ce n’est peut-être pas aussi médiatisé que cela devrait l’être.

Le président : Messieurs, il est peut-être temps de revoir votre stratégie de communication et de redorer votre image auprès des Canadiens. Vous êtes des symboles nationaux; j’espère que vous le savez. Je crois que le Canada est le seul pays au monde où vous pouvez visiter une boutique touristique pour y acheter des articles à l’effigie de la GRC et les rapportez à la maison comme symbole du pays. Je ne connais pas beaucoup d’autres pays dans le monde où c’est possible de le faire, et c’est un gage de l’intégrité et de la réputation de l’institution que vous représentez. Les Canadiens comptent sur vous pour s’assurer de conserver leur liberté et de poursuivre leurs activités quotidiennes en sachant que vous êtes là pour maintenir la loi.

Au nom de tous mes collègues ici présents, j’ai le privilège de vous remercier. Sentez-vous libres de venir nous voir en tout temps. Comme les sénateurs Carignan, Batters et Kutcher l’ont mentionné, je vous invite à témoigner devant le comité pour nous expliquer les autres outils dont vous avez peut-être besoin pour maintenir la loi et l’ordre au pays. Merci beaucoup, monsieur Slinn.

La sénatrice Batters : Je ne pouvais pas laisser passer cette occasion de mentionner Regina, ma ville, et le domicile de la GRC.

Le président : Merci, sénatrice. Merci, surintendant Flynn. Merci beaucoup, monsieur Slinn, d’avoir accepté notre invitation.

[Français]

C’est avec grand plaisir que j’accueille cet après-midi — je vais utiliser l’acronyme en anglais, parce que c’est celui qui est le plus répandu et le plus facile à identifier — les représentants de FINTRAC, en français le CANAFE, le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada. Je suis heureux de souhaiter la bienvenue à M. Luc Beaudry, directeur adjoint; à Mme Joane Leroux, directrice adjointe, Opérations régionales; et, enfin, à M. Dan Lambert, directeur adjoint, Secteur du renseignement. Est-ce que vous voulez faire une petite déclaration d’ouverture, monsieur Beaudry?

Luc Beaudry, directeur adjoint, Collaboration, développement et recherche, Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada : Oui, s’il vous plaît, monsieur le président, j’ai une courte déclaration à faire.

[Traduction]

Merci de nous avoir invités à nous entretenir avec vous aujourd’hui dans le cadre de votre étude des éléments de la Loi d’exécution du budget de 2019.

[Français]

Je suis accompagné aujourd’hui de Dan Lambert, directeur adjoint de notre Secteur du renseignement, et de Joane Leroux, directrice adjointe, Opérations régionales.

[Traduction]

J’aimerais prendre quelques minutes cet après-midi pour décrire le mandat principal du CANAFE et le rôle que nous jouons en vue d’aider à protéger les Canadiens et l’intégrité du système financier du Canada. Je vais également parler brièvement des modifications proposées à la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes qui visent à renforcer la capacité du CANAFE de veiller au respect de la loi et de fournir des renseignements financiers exploitables à l’appui des enquêtes des services de police, des organismes d’application de la loi et des organismes de sécurité nationale du Canada.

[Français]

Le CANAFE a été créé en 2000 en vertu de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes pour décourager, prévenir et détecter le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes. En vertu de cette loi, le CANAFE, la police, les organismes d’application de la loi, les organismes de sécurité nationale et des milliers d’entreprises partout au pays ont tous un rôle à jouer dans la création d’un environnement hostile pour ceux qui cherchent à abuser de notre système financier ou qui menacent la sécurité des Canadiens et des Canadiennes. Notre loi impose des obligations aux entités financières, aux casinos, aux entreprises de services financiers et à d’autres entreprises assujetties à la loi. Ces obligations comprennent la mise en place d’un programme de conformité, la vérification de l’identité des clients, le contrôle des relations d’affaires, la tenue de documents et la déclaration de certains types d’opérations financières particulières au CANAFE, y compris les déclarations douteuses.

Reconnaissant que l’efficacité globale du Régime canadien de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes dépend de la transmission opportune de déclarations d’opérations financières de grande qualité par ces entreprises, le CANAFE utilise un programme complet de conformité axé sur les risques pour s’assurer que les entreprises respectent leurs obligations.

Chaque année, nous effectuons des centaines d’examens de conformité dans l’ensemble du pays. Nous publions des interprétations de politique et répondons à des milliers de demandes de renseignement afin de faciliter et d’assurer la conformité à la loi. Grâce à ces efforts et à l’engagement sans cesse croissant des entreprises canadiennes, le CANAFE a reçu près de 25 millions de déclarations d’opérations financières l’an dernier, ce qui représente une hausse d’environ 30 p. 100 au cours des cinq dernières années.

[Traduction]

Avec cette information, le centre met à profit son expertise et ses connaissances uniques pour produire des renseignements financiers exploitables à l’intention des services de police, des organismes d’application de la loi et des organismes de sécurité nationale du Canada. Nos communications de renseignements financiers ont augmenté au fil des ans et elles ont pratiquement doublé depuis cinq ans. J’aimerais souligner que la protection de ces renseignements et de la vie privée des Canadiens est un aspect essentiel de chacune de nos activités.

En ce qui concerne les modifications proposées dans le budget de 2019, j’aimerais mentionner l’exemple des monnaies virtuelles dont il a été question aujourd’hui. Le projet de loi que vous avez devant vous permettrait au gouvernement d’élaborer d’autres projets de règlement en vue d’améliorer la surveillance des pratiques financières modernes liées aux monnaies virtuelles, aux entreprises de services monétaires étrangères et aux produits prépayés.

[Français]

Les modifications proposées feraient également de Revenu Québec et du Bureau de la concurrence de nouveaux destinataires de renseignements financiers du CANAFE. L’an dernier, le centre a fourni plus de 2 200 communications uniques de renseignements financiers exploitables à l’appui des enquêtes des services de police, des organismes d’application de la loi et des organismes de sécurité nationale.

[Traduction]

Les changements proposés modifieraient également le moment et le pouvoir discrétionnaire du directeur du CANAFE en ce qui a trait à la communication publique de certains renseignements liés à une pénalité administrative pécuniaire. Cela permettrait de renforcer encore plus l’ouverture et la transparence du programme de pénalités administratives pécuniaires du CANAFE et d’améliorer notre capacité d’intervenir en cas de non-conformité.

En conclusion, le ministre des Finances et le ministère des Finances Canada sont responsables des questions législatives, réglementaires et politiques du régime de lutte contre le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes. Toutefois, sur le plan des opérations, nous pouvons dire que les modifications proposées à la loi que vous avez devant vous renforceront notre capacité de veiller au respect de la loi et de fournir des renseignements financiers exploitables à l’appui d’enquêtes sur le blanchiment d’argent et le financement des activités terroristes.

[Français]

Merci, monsieur le président. Nous sommes à votre disposition pour répondre aux questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur Beaudry.

Le sénateur Carignan : Vous pouvez peut-être répondre à une question que j’ai posée tout à l’heure aux policiers. Selon vous, le marché du blanchiment d’argent, qui est souterrain actuellement, est évalué à combien de milliards de dollars?

M. Beaudry : J’aimerais répondre de manière plus précise, mais je crois qu’aucun pays n’a réussi à répondre à cette question. Il y a des estimations qui existent déjà dans la littérature. La méthode de calcul la plus souvent citée est celle de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC), où on dit qu’environ 3 à 5 p. 100 du PIB d’un pays se retrouve dans l’économie criminelle. Pour le Canada, cela représenterait de 40 à 100 milliards de dollars.

Le sénateur Carignan : Ce sont les chiffres que j’avais tout à l’heure.

M. Beaudry : Est-ce qu’on peut le confirmer de façon très catégorique? Non. On parle ici d’activités clandestines dont les effets sont très difficiles à mesurer. Ces estimations sont reprises régulièrement, et je n’ai rien vu de suffisamment crédible pour les remettre en question.

Le sénateur Carignan : Pourquoi le Canada n’est-il pas encore sur la liste de l’Union européenne des pays à haut risque en matière de blanchiment d’argent? Selon la liste publiée en février 2019, il y aurait 23 pays sur cette liste. Parmi les critères qui ont été élargis, il y a tous ceux qui sont liés à l’absence de contrôle, particulièrement en ce qui a trait à la constitution de sociétés-écrans, de structures opaques et de systèmes utilisés pour dissimuler les véritables bénéficiaires d’une opération. On n’a pratiquement rien ici. Qu’est-ce qui fait que le Canada n’est pas sur la liste? Est-ce en raison de l’efficacité de nos diplomates?

M. Beaudry : Non, je ne crois pas. Nos diplomates sont très efficaces à l’étranger. Le principal problème en matière de blanchiment d’argent, c’est vraiment le côté secret qui entoure la question. On parle du secret fiscal, du secret bancaire, du secret corporatif. Les pays qui encouragent de telles pratiques sont ceux qui se trouvent sur la liste noire de l’Union européenne.

Dans le cas du Canada, je crois que nous reconnaissons tous que nous avons encore du chemin à faire. Certaines mesures sont déjà en place. Est-ce qu’on peut améliorer l’efficacité de ces mesures? Toujours. Pour ce qui est des bénéficiaires effectifs et des propositions, nous croyons que cela permettra de lever le voile sur le secret corporatif. C’est un pas dans la bonne direction. Est-ce suffisant? Les criminels qui font du blanchiment d’argent vont probablement s’ajuster assez rapidement.

Le sénateur Carignan : J’ai l’impression qu’il n’y a pas de volonté politique de s’y attaquer. C’est comme si on était en réaction tout le temps, particulièrement avec la Commission européenne, qui « pousse » beaucoup là-dessus.

Chaque fois que les conseils des ministres se réunissent et que la Commission européenne décide que cela suffit, qu’on va « pousser » davantage... Cela fait partie des éléments qu’utilise la Commission européenne pour identifier spécifiquement une méthode visant à contrer le blanchiment d’argent.

La Commission européenne « pousse », puis le Canada décide de bouger et d’apporter des amendements qui concernent la monnaie électronique. Il me semble qu’il n’y a pas de volonté politique. Il me semble que le Canada est « à la remorque».

M. Beaudry : En ce qui concerne la monnaie virtuelle, l’amendement proposé dans le projet de loi permettra au gouvernement d’instaurer des sanctions réglementaires qui nous amèneront au même niveau, sinon devant beaucoup de pays. Au GAFI, le Groupe d’action financière sur le blanchiment de capitaux, le Canada est un des pays les plus à l’avant-garde pour ce qui est de la monnaie virtuelle. Le Canada est perçu comme un chef de file. Beaucoup de pays, y compris les pays qui font partie de l’Union européenne, ont beaucoup de difficulté à bien cerner et réglementer cette activité, car elle est très fluide. Le modèle d’affaires change continuellement. Donc, l’adaptation des règlements à tous ces modèles d’affaires demeure un défi considérable. Je ne suis pas sûr qu’on peut dire que le Canada est « à la remorque » de l’Union européenne. Dans certains dossiers, le Canada n’est peut-être pas aussi rapide que d’autres pays. Par contre, dans d’autres dossiers comme celui qui concerne la monnaie virtuelle, je crois que le Canada n’a pas à rougir de ses initiatives.

Le sénateur Carignan : Quand on dit que le Canada est vulnérable à la pratique qu’on appelle « blanchiment à la neige », est-ce un qualificatif qui correspond à une partie de la réalité?

M. Beaudry : Je crois que dire qu’il n’y a pas de blanchiment d’argent au Canada, c’est se mettre la tête dans le sable. Le Canada est une économie ouverte.

Nous avons un système bancaire fort et sécuritaire et un accès quasi instantané ou presque au système financier américain et au dollar américain. Ce sont des caractéristiques très attrayantes pour les criminels. Le Canada est un pays attrayant pour ceux qui font du blanchiment d’argent. C’est l’essence même de notre système, parce que nous avons un système financier fort. Si vous placez votre argent au Canada, vous êtes sûr de récupérer votre argent.

D’autres pays ont une gouvernance moins forte et un système financier moins fort que le Canada. Il y a autant de blanchiment d’argent, mais c’est beaucoup plus risqué sur le plan financier de placer son argent. Le défi pour le Canada, c’est d’ériger des remparts efficaces tout en s’assurant que l’économie continue d’être florissante. C’est une question d’équilibre. On ne veut pas placer des remparts trop élevés, car on ne veut pas étrangler la compétitivité du secteur financier. C’est un fleuron de l’économie canadienne. Les Canadiens ont des attentes relativement à la vie privée également. Les Canadiens sont inquiets du degré de blanchiment d’argent, et avec raison. Trouver la meilleure approche à cet effet est une question d’équilibre.

Le sénateur McIntyre : Merci de votre présentation, monsieur Beaudry. Comme vous le savez, un comité d’experts sur le blanchiment d’argent créé par le gouvernement de la Colombie-Britannique a commencé son étude en septembre 2018 et a publié un rapport accablant intitulé Preventing Money Laundering in Real Estate le 9 mai dernier. Votre organisation a comparu devant ce comité d’experts. Je comprends également que, lorsque le comité d’experts vous a demandé de lui fournir des rapports sur des transactions suspectes effectuées pays par pays et province par province, vous avez admis être dans l’impossibilité de les lui fournir. Pourriez-vous nous indiquer pourquoi, et comment se fait-il que vous n’ayez pas de tels rapports en votre possession? Comment allez-vous rectifier la situation et faire en sorte de fournir ces rapports, qui sont si importants pour l’avenir?

M. Beaudry : Merci de la question. Effectivement, le CANAFE a participé à la commission d’experts mise sur pied par le gouvernement de la Colombie-Britannique. Nous avons répondu à plusieurs de leurs questions. Nous leur avons fourni beaucoup de données. Nous avons été en contact régulier avec le personnel de la commission et les commissaires. On nous a demandé de fournir des données concernant certaines transactions financières à un niveau macroéconomique à des fins de clarification. Le CANAFE n’a pas partagé ces rapports, car ils contiennent des renseignements personnels sur les Canadiens, mais, au niveau macroéconomique, nous avons partagé avec eux certains détails sur les flux financiers que nous avons observés.

En ce qui concerne le type de rapports que la commission nous a demandés, particulièrement les déclarations d’opérations douteuses, la commissaire cherchait un degré de détail dans les rapports qu’il nous était assez difficile d’atteindre, surtout pendant les délais impartis. Pour bien me faire comprendre, les rapports que nous recevons des entités financières, particulièrement les rapports sur les opérations douteuses, peuvent contenir beaucoup de détails. Donc, obtenir le degré de détail réclamé par la commission aurait exigé énormément d’efforts de la part de notre personnel. On parlait d’un effort manuel. Il y a des milliers de rapports à consulter pour arriver au degré de détail qui était recherché.

Ce n’est pas une information lisible à la machine. C’est vraiment le défi auquel nous avons fait face à ce moment-là. Cela ne nous a pas empêchés de partager beaucoup de données avec la commission, mais, en ce qui a trait aux données recueillies province par province, nous ne pouvions pas fournir des informations aussi détaillées.

Le sénateur McIntyre : Je vous donne la version anglaise de ce qu’a dit le panel, et je cite :

[Traduction]

Le groupe a souligné que « le Canada est le seul pays dont l’unité du renseignement pour le blanchiment d’argent ne pouvait pas le faire ».

[Français]

Les mots du panel sont assez forts. On a beaucoup de travail à faire au Canada.

M. Beaudry : Le Canada est un des seuls pays qui a accès à plusieurs de ces rapports de transactions. Si on parle de rapports sur des opérations importantes en espèces, comme les déclarations de télévirements internationaux, très peu de cellules de renseignement financier ont accès à ces renseignements. Très peu de cellules de renseignement financier reçoivent les rapports ayant trait aux déclarations douteuses que reçoit le CANAFE.

Le sénateur McIntyre : Je comprends que les banques sont soumises au contrôle antiblanchiment d’argent, mais les prêteurs spécialisés dans les prêts immobiliers ne le sont pas. Pourriez-vous nous dire pourquoi, et comment on peut remédier à cela?

M. Beaudry : C’est un problème qui a été identifié dans le rapport de la Chambre des communes sur le blanchiment d’argent l’an dernier. Dans sa réponse, le gouvernement a reconnu que le problème existe. Donc, à notre connaissance, c’est un sujet qui est toujours à l’étude au ministère des Finances. Le problème a été bien illustré en Colombie-Britannique. Je crois que le défi entourant la question sera de bien définir cette pratique. La réflexion à ce sujet est toujours en cours.

[Traduction]

La sénatrice Pate : Merci à tout le monde.

Je trouve intéressant que le rapport de 2016 du CANAFE parle du lien entre la traite des personnes et le blanchiment d’argent, et je crois comprendre que le CANAFE a aussi lancé le projet Protect en 2016 qui se veut, selon ce que j’en comprends, un partenariat public-privé qui ciblent la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle en mettant l’accent sur le blanchiment d’argent et les bénéficiaires effectifs de ces aspects de la criminalité. J’aimerais seulement savoir, selon vous, les effets qu’auront les modifications proposées à la section 4 en ce qui a trait à l’accessibilité aux renseignements sur les bénéficiaires effectifs et les rapports que vous établissez avec les provinces et les territoires, étant donné que la loi est fédérale, que bon nombre d’entités constituées en vertu des lois provinciales ou territoriales pourraient certainement être impliquées dans des activités de blanchiment d’argent par le biais de la traite de personnes et que c’est une ressource qui est utilisée à maintes reprises, contrairement au trafic de stupéfiants ou d’armes que nous voyons également. Bref, pouvez-vous nous parler des effets et nous dire s’il y a quelque chose qui, selon vous, le comité pourrait recommander pour renforcer ce secteur?

Dan Lambert, directeur adjoint, Secteur du renseignement, Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada : Merci beaucoup de votre question.

Votre évaluation du projet Protect est exacte en ce qui concerne la traite des personnes. C’est un grand succès du CANAFE et des organismes d’application de la loi au Canada, et d’autres dans le monde ont examiné cette initiative et s’en sont inspirés en raison du succès obtenu concernant le suivi de l’argent par rapport à la traite des personnes. Nous avons établi un certain nombre d’indicateurs que nous avons communiqués aux banques, aux entreprises de services monétaires, aux entités déclarantes, et cetera, ce qui leur a permis de nous fournir de meilleures déclarations d’opérations et ce qui nous a permis de fournir de meilleurs renseignements aux organismes d’application de la loi au Canada et à l’étranger.

Toutefois, je crois que la question des bénéficiaires effectifs et ce qui est proposé ici vont un peu plus loin que la traite des personnes. Il arrive très souvent qu’avec la traite des personnes cela concerne les individus qui font la traite de femmes et parfois les femmes ou les individus eux-mêmes, par exemple, contrairement à certains aspects de la propriété effective dont il est question dans la mesure législative, et cela concerne vraiment davantage notre capacité de suivre l’argent dans les cas de vastes fraudes.

La sénatrice Pate : Toutefois, nous savons que — c’est certainement le cas à l’étranger —, dans certains cas les plus lucratifs et complexes de traite de personnes à des fins d’exploitation sexuelle, nous avons des bénéficiaires effectifs, c’est-à-dire des individus qui gèrent les activités de manière professionnelle, qui investissent dans des sociétés à numéro et qui profitent de la traite notamment de femmes et de filles, mais aussi d’autres personnes. Bref, comment pensez-vous lutter contre ce fléau?

M. Lambert : Il va sans dire que, en ce qui concerne les exemples, il y a des cas internationaux importants où notre contribution a précisément été reconnue en la matière. Cela nous permet de suivre l’argent lorsque nous collaborons avec d’autres unités du renseignement financier dans le monde. Au Canada, la possibilité de voir des renseignements sur les bénéficiaires effectifs dans les cas où des individus cachent peut-être leur argent dans des sociétés à numéro — je répète que ce sont de vastes organisations internationales — sera sans conteste utile dans le cas de la traite des personnes, du trafic de stupéfiants, du travail dans le cadre du partenariat public-privé, du fentanyl et du projet GUARDIAN. Ce sont deux aspects. Il y a les renseignements auxquels nous pourrions avoir accès pour comprendre qui sont les bénéficiaires effectifs, et cela permet aussi de suivre le parcours de l’argent dans le monde lorsqu’il s’agit de vastes organisations.

La sénatrice Pate : Y a-t-il des recommandations que notre comité pourrait formuler pour renforcer ce secteur?

M. Beaudry : Je crois que vous soulevez un excellent exemple. Dans le contexte plus général, le principal avantage de l’initiative sur les bénéficiaires effectifs est d’assurer une plus grande transparence au sujet d’une telle structure d’entreprise. Je crois que c’est ce qu’il faut faire. Nous devons rendre plus transparente la structure d’entreprise. Au Canada, les provinces jouent un rôle important. La majorité des personnes morales sont constituées en vertu de lois provinciales. C’est une question provinciale. Donc, je crois que ce serait un premier pas utile que d’encourager les provinces à aller dans cette direction. Le gouvernement est déterminé à coopérer avec les provinces. Nous avons entendu que les ministres des Finances de partout au pays se sont mis d’accord pour atteindre cet objectif.

Je crois que la clé pour lutter contre le blanchiment d’argent dans n’importe quel pays est de lever le voile sur le secret organisationnel, le secret bancaire et le secret fiscal. Il n’y a rien que les blanchisseurs d’argent détestent plus que lorsque les autorités scrutent leurs activités. Ils détestent cela. C’est donc vraiment l’objectif que nous devrions viser. Que pouvons-nous révéler? L’aspect fondamental du blanchiment d’argent est d’agir en catimini.

Merci de votre question.

Joane Leroux, directrice adjointe, Opérations régionales, Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada : En ce qui concerne la réglementation, soit mon domaine de travail, nous avons publié quelque chose en juillet 2018 en ce qui concerne précisément cet élément. Les entités déclarantes, comme les banques, ont maintenant l’obligation réglementaire de recueillir des renseignements sur les bénéficiaires effectifs. Lorsqu’une institution ouvre un compte, il y a certains critères. Elle doit établir le bénéficiaire effectif, tenir un registre et effectuer l’évaluation des risques, et il y a de nombreuses autres obligations réglementaires connexes. C’est utile en ce sens de vraiment savoir qui se cache derrière la transaction. C’est quelque chose que les entités déclarantes doivent vérifier, parce que nous leur avons demandé de confirmer le bénéficiaire effectif. Donc, où les entités déclarantes peuvent-elles aller pour valider et trouver l’information dont elles disposent? Je me mets dans la peau d’une entité déclarante, et non du CANAFE, parce que, même si c’est une obligation pour nous, pour elles, il faut trouver l’endroit où obtenir l’information pour s’assurer que tout est exact et fait en temps opportun pour respecter leurs obligations réglementaires.

La sénatrice Pate : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Carignan : Je vais revenir sur une des réponses que vous avez données quand je vous ai posé des questions tout à l’heure, lorsque vous avez dit qu’il faut trouver un équilibre entre la protection de la vie privée et la recherche du crime, soit de la personne qui fait du blanchiment d’argent. Je suis d’accord avec vous, mais y a-t-il un équilibre à l’heure actuelle? En effet, 99,9 p. 100 des cas ne sont pas découverts. On parle d’un montant qui se situe entre 40 et 100 milliards de dollars pour le blanchiment d’argent, selon vos dires. Pratiquement aucune accusation n’est portée. S’il y a un équilibre, il penche du côté du criminel. Vous avez parlé d’accroître la transparence dans toutes les structures corporatives, y compris les fiducies. Pourrait-on rétablir un certain équilibre entre la recherche de la preuve visant à inculper les criminels et une certaine ouverture relativement à la protection de la vie privée?

M. Beaudry : Vous visez en plein dans le mille. Il est difficile d’aller contre votre argument. Simplement pour illustrer la complexité du problème, quand on parle de lutte contre le blanchiment d’argent, on parle de plusieurs aspects. On peut dire que c’est un crime global. Pour s’y attaquer, il faut impliquer plusieurs aspects du droit. On parle de droit commercial, de droit criminel, de toutes sortes d’instruments qui peuvent servir à combattre le blanchiment d’argent. Plusieurs agences s’y attaquent selon les compétences octroyées par le gouvernement. Par exemple, on a entendu plus tôt la GRC, qui est responsable de mener des enquêtes criminelles et de recueillir la preuve, puis de la présenter au procureur. Je ne vous ferai pas un cours de droit. De notre côté, notre rôle est la détection. Nous détectons et nous communiquons le résultat de cette analyse, de cette détection, aux policiers, à la GRC et à d’autres partenaires. À partir de ces pistes, la police pourra recueillir la preuve. Pour faire référence à l’équilibre que vous avez mentionné, et qui penche beaucoup d’un côté, si on prend le tout collectivement dès la première étape, soit la détection, jusqu’au procès criminel, on voit de façon holistique que cela ne fonctionne pas. C’est ce que le GAFI, le Groupe d’action financière, a reconnu par rapport au Canada. Il y a eu un rapport assez critique à l’égard du Canada sur certains aspects. D’autres études ont reconnu par contre que le Canada était en très bonne position et faisait figure de leader dans certains domaines. Il y a encore des défis à relever; nous avons devant nous des propositions qui visent à aller de l’avant. Personnellement, je crois fermement que la proposition sur les bénéficiaires effectifs est un excellent pas en avant. C’était une des grandes critiques du GAFI envers le Canada, soit le fait que le registre des compagnies relativement à la transparence des compagnies était loin d’être optimal. Est-ce que cela rétablira cet équilibre? Je l’espère sincèrement, mais je pense que le remède est beaucoup plus large. Vous avez entendu plus tôt les propositions concernant les changements au Code criminel. Nous espérons que cela viendra en aide à nos collègues policiers.

Il n’y a pas de solution unique; plusieurs solutions doivent être apportées à ce problème vraiment complexe auquel nous faisons face.

Le président : Dans le même ordre d’idées, monsieur Beaudry, compte tenu du fait que le Canada n’est pas un pays exemplaire en ce qui a trait à des questions aussi essentielles, ce qui nous amène à conclure — comme le sénateur Carignan l’a mentionné — que, en fait, le système est exploité presque librement par les criminels, n’y aurait-il pas lieu de tenir une enquête nationale qui reviendrait sur l’ensemble de l’opérabilité du système, afin d’identifier les points les plus faibles, ce qui serait essentiel, et, plutôt que le Canada soit à la traîne de l’Union européenne, du Royaume-Uni et des États-Unis, qu’il devienne un pays exemplaire?

M. Beaudry : Bien respectueusement, monsieur le président, je n’ai pas de point de vue à donner sur l’opportunité d’une commission d’enquête nationale à ce sujet.

Il y a une commission d’enquête qui a été annoncée en Colombie-Britannique.

Le président : Cependant, en ce qui concerne la Colombie-Britannique, ce n’est pas le gouvernement du Canada qui fera enquête. J’ai la plus grande admiration pour le gouvernement de la Colombie-Britannique, qui a pris cette initiative, mais il y a un gouvernement au Canada, et c’est le gouvernement fédéral. Bien sûr, on reconnaît tous qu’une province peut agir conformément à ses responsabilités, qui sont très importantes. Au moins, on peut constater que, en Colombie-Britannique, il y a une volonté politique, et cette volonté semble pour le moment tout à fait absente quand on parle du Canada dans son ensemble.

C’est fondamentalement cela qui est en cause, à la limite. Tout le monde a applaudi quand on a vu dans le journal, la semaine dernière — mon collègue, le sénateur McIntyre, l’a mentionné plus tôt —, qu’il y avait enfin une province qui prenait le taureau par les cornes, comme l’ont dit plus tôt les représentants de la Gendarmerie royale du Canada.

On a l’impression que, chaque année, on ajoute une petite touche ici et là, mais il n’y a pas, comme vous l’avez dit, de vision holistique de l’ensemble du système qui nous permettrait de dire que le gouvernement assume un leadership. On a l’impression que c’est ce qu’il manque dans le système.

J’ai le plus grand respect pour ce que vous faites au CANAFE, même si le rapport de la Chambre des communes recommandait que votre mandat soit élargi pour l’ajuster selon les mêmes termes que celui de l’agence qui fait un travail similaire aux États-Unis. Même votre mandat pourrait être revu, précisé et élargi dans un contexte contemporain. Peut-être que, l’an prochain, il y aura d’autres dispositions dans le budget qui traiteront d’un autre petit élément, mais on ne constate pas de vision globale qui pourrait nous convaincre que le gouvernement du Canada prend le taureau par les cornes.

Selon moi, c’est ce qu’il manque au système, et on peut l’observer par l’intermédiaire des différents témoins qui défilent devant nous, du rapport qui a été publié par la Chambre des communes et des commentaires que font les agences internationales, aux Nations Unies, en Europe ou ailleurs. On se rend compte que le Canada n’est pas un exemple. Il y a des bons points, bien sûr — il ne faut pas se flageller à outrance —, mais, pour le système dans son ensemble, il n’y a pas de volonté politique par rapport au leadership. Selon moi, cela devient évident lorsque l’on regarde en détail la façon dont fonctionnent les différentes agences. Péniblement, elles tiennent le coup; elles ont sans doute des mandats et elles sont responsables. Toutefois, il y a une absence de volonté politique pour faire face à ce problème à fond quand on prend note du résultat, soit que 99 p. 100 de l’argent passe entre les mailles du filet, se retrouve ultimement ailleurs et échappe autant au fisc qu’à la justice. Il y a quelque chose qui cloche dans le système.

M. Beaudry : Comme je vous le disais plus tôt, je crois que, de notre côté, au CANAFE, nous sommes prêts à coopérer avec les autorités, et nous le ferons. Nous l’avons toujours fait, même si la loi nous impose de strictes conditions quant au partage de l’information. Nous détenons beaucoup d’informations personnelles sur les Canadiens, mais cela ne nous a jamais empêchés de coopérer avec le Parlement ou la commission d’enquête, ni même aux deux rapports de la Colombie-Britannique. Je ne crois donc pas que cela sera différent à l’avenir non plus.

Le président : Merci.

[Traduction]

Merci beaucoup de votre participation cet après-midi. Nous vous remercions d’avoir accepté notre invitation.

[Français]

Merci beaucoup, monsieur Beaudry, monsieur Lambert, ainsi que madame Leroux, de vous être rendus disponibles cet après-midi. Ce sera certainement utile pour nos réflexions et le rapport que nous devons déposer au Sénat.

Merci, madame et messieurs.

[Traduction]

J’invite les sénateurs à bien vouloir demeurer à leur place encore quelques minutes. Nous devons discuter de manière générale de l’étude d’une ébauche de rapport et des aspects sur lesquels nous souhaitons insister lorsque nous ferons rapport au Sénat de ces deux sections de la Loi d’exécution du budget.

Acceptez-vous de poursuivre les travaux en séance publique ou voulez-vous discuter à huis clos de l’orientation générale du rapport? Je vous demande votre préférence. Poursuivons-nous en séance publique?

Le sénateur McIntyre : En séance publique.

Le président : Merci, honorable sénateur. Comme je l’ai mentionné plus tôt, le Sénat nous a demandé de déposer notre rapport la semaine prochaine sur ces deux sections du budget. Je vous invite à nous faire part de vos observations générales, ce qui nous permettra ensuite de demander à nos analystes de préparer une ébauche qui sera envoyée au comité directeur et aux sénateurs concernés; nous pourrons ainsi déposer le rapport la semaine prochaine. Je fais appel à votre sagesse. À moins que vous vouliez que je rédige l’ébauche de...

[Français]

Le sénateur Carignan : Monsieur le président, je pense que nous avons tous constaté les mêmes choses, et cela ne va pas nécessairement à l’encontre des amendements proposés — je ne suis pas sûr qu’il y aura beaucoup d’amendements à ce sujet de toute façon. Certains ont parlé d’un pas dans la bonne direction, mais c’est un bien petit pas. C’est un pas dans la bonne direction, mais on ne parle pas de la grandeur de l’enjambée. Une chose est certaine, et c’est que ce projet de loi est très incomplet en ce qui a trait à une vision globale du dossier. Manifestement, cela ne répondra pas à un problème qui est beaucoup plus large ni au défi que nous devons relever.

Le sénateur Dalphond : Je suis d’accord avec le sénateur Carignan. Je pense que c’est un pas en avant, et le fait de redéfinir l’infraction grâce à cette définition de « recklessness » permettra peut-être enfin de faire aboutir des procédures. Toutefois, je pense que ce qu’on a entendu de la part des témoins montre qu’il y a un manque de coordination et d’effort. Un effort soutenu est requis et n’est pas encore visible. Nous devrions faire une observation dans notre rapport. Personnellement, je n’ai pas d’amendement à présenter au texte proposé, mais je suggérerais d’inclure une observation pour affirmer assez fortement que nous nous inquiétons de la prolifération de ces opérations illégales, dont l’ampleur est difficile à quantifier, mais qui atteindraient, selon certains experts, jusqu’à 40, 50 ou 100 milliards de dollars, et que nous implorons le gouvernement de s’attaquer rapidement à ce problème et à doter le Canada d’outils comparables à ce qu’on trouve ailleurs dans le monde pour remédier à la situation.

[Traduction]

Le président : Nous n’avons certainement pas la conviction que le Canada élabore des pratiques exemplaires. Ces pratiques exemplaires sont élaborées ailleurs, et nous essayons de rattraper notre retard après coup. C’est l’impression que j’ai eue.

[Français]

Le sénateur Carignan : C’est ce que l’on voit avec l’OCDE, avec la Commission européenne, partout. On ne sent pas de volonté d’être des leaders pour lutter contre ce problème, alors que nous sommes un des endroits où il est le plus criant. Dans le fond, nous sommes fiers de notre système bancaire parce qu’il est robuste, et nous constatons maintenant que c’est presque un inconvénient, puisque ceux qui commettent ces infractions se disent que le Canada est un endroit idéal pour placer leur argent. C’est un peu incongru comme situation, mais c’est l’effet pervers que nous constatons.

[Traduction]

La sénatrice Lankin : Je suis d’accord avec mes deux collègues et les commentaires que nous avons entendus. Je dois dire qu’à mon avis nous continuons d’aller dans la bonne direction avec certaines mesures progressives qui ont été proposées dans de précédents projets de loi d’exécution du budget et celui-ci. Toutefois, nous nous sentons peut-être obligés, en tant que pays, de commencer à courir. Je n’ai pas l’impression que cela se concrétisera.

Certaines initiatives sont importantes, même si elles ne font pas l’objet de lois. Le représentant de la GRC a fait allusion à l’équipe d’action, de coordination et d’exécution, qui regroupe l’ASFC, le SCRS, le CANAFE, probablement l’ARC et tous les intervenants autour de la table, et c’est un grand pas en vue d’éliminer le cloisonnement concernant...

Le président : L’approche en cloisonnement.

La sénatrice Lankin : ... l’échange de renseignements et de définir les obstacles à une hausse des poursuites et de repérer les lacunes, ce qui peut mener à l’adoption d’autres mesures législatives.

Cela étant dit, c’est un problème si cela s’accroît à un rythme plus rapide que la cadence à laquelle évoluent nos mesures. Je ne me montre pas critique à l’égard des mesures; j’ai hâte que nous ayons une compréhension plus approfondie et plus vaste de l’analyse des lacunes et du plan d’action. Je crois que certains collègues pourront en parler lorsque viendra le temps.

Je suis aussi consciente qu’il y a eu des discussions au Comité des banques. Il y a aussi des discussions sur la traite des personnes à un autre endroit ici. Il y a aussi la question des bénéficiaires effectifs des sociétés, et nous avons eu des brides de discussions à cet égard, et il en est question aussi ici. J’ai l’impression qu’il faut un examen profond. Cela ne concerne pas du tout notre réaction par rapport au projet de loi ou cela ne veut pas dire que nous demandons au gouvernement de faire quelque chose. Cependant, lorsque je pense au travail de certains sénateurs — il convient certainement de souligner celui du sénateur Downe, et le vôtre, monsieur le président, et celui d’autres sénateurs —, le Sénat peut faire quelque chose ici pour la prochaine législature, et je crois que cela pourrait faire progresser cet enjeu. Je ne fais que le mentionner.

Je n’ai aucun problème avec un rapport qui passe le tout en revue, qui accepte ces mesures et qui en fait rapport au Sénat en mentionnant que le comité donne son aval ou son soutien. Je ne sais pas la manière dont nous souhaitons le faire. Toutefois, je crois que le véritable enjeu est que nous devrions trouver ensemble une manière de creuser cette question, parce que je crois qu’une majorité de sénateurs souhaitent vraiment prendre le taureau par les cornes.

Le président : Je crois qu’il y a consensus à cet égard. Je regarde du côté de la sénatrice Pate et je pense à la traite des personnes, qui fait partie de la réalité du blanchiment d’argent. C’est un élément très important que nous devrions aussi mentionner dans le rapport.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Je me fais l’écho des commentaires de mes collègues, et je suis tout à fait d’accord avec eux. Je voudrais seulement ajouter que je crois qu’on devrait inviter le gouvernement fédéral à suivre le chemin tracé par la Colombie-Britannique, qui a commencé son étude en septembre 2018 et a publié un rapport accablant intitulé Combating Money Laundering in B.C. Real Estate le 9 mai dernier.

Le président : Cela peut probablement se faire assez rapidement. Cela n’a même pas pris un an pour en arriver à un rapport substantiel.

Le sénateur McIntyre : Ce qui me plaît, c’est que la Colombie-Britannique a eu le courage d’aller de l’avant et, comme vous l’avez dit plus tôt, de prendre le taureau par les cornes. On devrait dire au gouvernement fédéral que c’est son tour, maintenant.

Le sénateur Carignan : C’est d’autant plus important que, si cela se fait seulement en Colombie-Britannique, à Vancouver et à Victoria surtout, les criminels vont se déplacer.

Le président : Ils iront ailleurs, bien sûr, à Toronto ou à Calgary.

Le sénateur Carignan : Ou à Montréal.

Le président : Ou même en Saskatchewan.

Le sénateur McIntyre : Il faut une vision.

Le sénateur Carignan : Ou à Regina.

[Traduction]

Le président : J’ai l’impression qu’il y a... Sénatrice Batters?

La sénatrice Batters : Ce n’est pas sur ce point.

Le président : Je voulais aussi aborder, bien sûr, la question de l’immigration, car c’est un second aspect de la partie qui nous a été renvoyée.

Y a-t-il d’autres commentaires sur cet article de la section, qui porte, grosso modo, sur le blanchiment d’argent? Je pense que nos analystes ont les éléments essentiels. Il ne s’agit pas d’un projet de loi — c’en est un, mais nous n’y recommandons pas, bien sûr, des modifications à ce stade. Ce n’est pas l’objet de la présente étude. Quoi qu’il en soit, nous rédigerons une ébauche et la diffuserons auprès des membres du comité directeur et des porte-parole du projet de loi pour nous assurer qu’elle reflète bien les différents points de vue autour de la table.

Puis-je aborder le second point, qui porte sur l’immigration? Je regarde de ce côté avant de me risquer à proposer...

La sénatrice Batters : J’ai une simple question d’ordre général. Pour une Loi d’exécution du budget, il n’y a probablement qu’un parrain, un porte-parole, pour l’ensemble plutôt que pour chaque élément particulier, n’est-ce pas?

Le président : Oui.

La sénatrice Batters : Savez-vous qui est le parrain de ce projet de loi?

Le président : C’est normalement un projet de loi gouvernemental qui découle du budget, alors ce devrait être le sénateur Harder.

La sénatrice Batters : Non. Le sénateur Pratte a déjà parrainé une Loi d’exécution du budget.

Le président : Je ne suis pas certain que ce soit lui cette fois-ci.

La sénatrice Batters : Le sénateur Boehm.

Le président : Le sénateur Dean.

La sénatrice Lankin : Le sénateur Boehm, pas Dean.

Le président : Oui, le sénateur Boehm. Je pensais au sénateur Dean, qui a parrainé le projet de loi C-45.

Sur la question de l’immigration, puis-je me tourner de ce côté? Sénatrice Frum, c’est une question qui vous a tenu à cœur. D’après ce que vous avez entendu et de ce que vous savez concernant la proposition dans la mesure législative, celle-ci a simplement haussé le nombre de juges, mais il y a une réalité derrière tout cela, bien sûr, que nous avons abordée aujourd’hui. Suggérez-vous que nous ajoutions des commentaires à cette partie de la loi?

La sénatrice Frum : On a fait allusion à l’arriéré de 50 000 personnes, alors nous pourrions signaler que nous avons des préoccupations à cet égard.

Le président : À l’égard de cette question.

La sénatrice Frum : Oui.

La sénatrice Batters : Je suis curieuse de connaître leur nombre de postes vacants. Ils avaient beaucoup de bien à en dire, mais ce n’est pas ce que je me rappelle qu’on ait mentionné dans des articles récents.

Le président : J’ai entendu dire qu’ils ont haussé le nombre de fonctionnaires qui traitent une certaine partie des demandes, mais pour ce qui est du commissaire nommé, c’est là, en fait, qu’il y a un écart, du moins c’est ce que j’ai entendu.

Le sénateur Dalphond : Je suppose que nous devrions peut-être faire une observation concernant le fait qu’ils auront plus de personnes nommées par la gouverneure en conseil pour examiner les comités et les commissions d’appel, et qu’il y aura plus de juges, mais que l’arriéré ne disparaîtra pas. Ils seront en mesure de traiter 50 000 cas par année au lieu de 25 ou 24 comme maintenant, mais cela ne règle pas le problème de l’arriéré. Je suppose que nous devrions formuler une observation selon laquelle c’est un bon pas en avant, mais que la prochaine étape devrait être de traiter l’arriéré, car il faudra des années et des années avant d’en venir à bout.

Le président : Et c’est si le nombre de demandes n’augmente pas.

Le sénateur Dalphond : Oui. C’est si on présume que...

Le président : L’arriéré continuera d’augmenter. Je pense que nous devrions assurément le mentionner.

Avez-vous d’autres commentaires à formuler à ce sujet? Chers collègues, je vais proposer que le Sous-comité du programme et de la procédure soit habilité à approuver la version finale des observations annexées au rapport, en tenant compte des considérations soulevées pendant la discussion d’aujourd’hui.

Des voix : D’accord.

Le président : Est-ce d’accord, chers collègues? C’est la seule autorisation que j’ai à vous demander. Nous allons nous assurer que le rapport reflète assez bien les opinions qui ont été formulées autour de cette table cet après-midi. Merci infiniment d’avoir été disponibles, honorables sénateurs, pour que nous puissions suivre les directives que nous avons reçues du Sénat de faire rapport de ces sections du projet de loi d’exécution du budget.

(La séance est levée.)

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