Délibérations du comité sénatorial permanent des
Droits de la personne
Fascicule nº 20 - Témoignages du 2 octobre 2017
OTTAWA, le lundi 2 octobre 2017
Le Comité sénatorial permanent des droits de la personne se réunit aujourd’hui, à 16 h 2, pour étudier les questions ayant trait aux droits de la personne et examiner, entre autres choses, les mécanismes du gouvernement pour que le Canada respecte ses obligations nationales et internationales en matière de droits de la personn (sujet : étant la situation des droits de la personne des Rohingyas).
Le sénateur Jim Munson (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour à tous. Nous poursuivons notre audience spéciale sur la situation des Rohingyas et ce qui se passe dans cette région du globe. Nous avons entendu des témoignages convaincants la semaine passée, mais nous poursuivons aujourd’hui nos audiences.
[Français]
Avant de commencer, je demanderais à tous les sénateurs de se présenter.
[Traduction]
Nous allons commencer par la vice-présidente.
La sénatrice Ataullahjan : Salma Ataullahjan, de l’Ontario.
La sénatrice Martin : Yonah Martin, de la Colombie-Britannique.
Le sénateur Ngo : Thanh Hai Ngo, de l’Ontario.
La sénatrice Omidvar : Ratna Omidvar, de l’Ontario.
Le président : Parmi nos témoins, nous accueillons des représentants de la Canadian Burma Ethnic Nationalities Organization, Zaw Wai Kyaw, président fondateur et coordinateur, et Pri Lwan, secrétaire. C’est un plaisir de vous recevoir parmi nous.
Je crois savoir, monsieur Kyaw, que vous avez une déclaration préliminaire. Bienvenue à notre comité.
Zaw Wai Kyaw, président fondateur et coordonnateur, Canadian Burma Ethnic Nationalities Organization : Merci beaucoup, monsieur le président et honorables sénateurs. Merci de nous donner l’occasion de vous présenter les faits et des éléments de preuve concrets sur la crise dans l’État de Rakhine, dans le Myanmar.
Premièrement, il faut absolument connaître le contexte pour comprendre la crise. Il faut savoir que, pendant plus de 50 ans, le Myanmar a été dirigé par des gouvernements militaires. Beaucoup de communautés ethniques ont souffert au fil du temps. Le Myanmar est aussi devenu le pays le plus pauvre d’Asie et du monde.
Il faut aussi savoir que la conseillère d’État Aung San Suu Kyi a formé le gouvernement il y a seulement 18 mois. Beaucoup de problèmes ont été hérités du passé, et il y a beaucoup de défis à surmonter. Le gouvernement est responsable de toutes les personnes qui vivent au Myanmar.
Il faut savoir que la crise a lieu dans une partie de l’État le plus pauvre du Myanmar, qui jouxte aussi le Bangladesh, l’un des pays les plus pauvres et l’une des nations les plus populeuses de la Terre.
La population de l’État de Rakhine, là où sévit la crise, compte plus de 90 p. 100 de musulmans et moins de 10 p. 100 d’autres groupes confessionnels, des bouddhistes et des hindous.
Le conflit perdure depuis des siècles — il remonte à l’ère coloniale britannique — et est très complexe.
Il faut aussi savoir que la croissance de la population musulmane dans l’État de Rakhine a été de plus de 150 p. 100 entre 1973 et 2014, tandis que la population générale a seulement crû de 56 p. 100 durant la même période.
Aujourd’hui, les musulmans représentent plus de 90 p. 100 de la population dans le Nord de l’État de Rakhine, comparativement à 34 p. 100 en 1911.
Il faut savoir que la Loi sur la citoyenneté de 1982 n’a retiré la citoyenneté à personne. L’article 6 dit clairement que quiconque était un citoyen au titre de la Loi de 1948 reste un citoyen au titre de la loi de 1982.
Il faut aussi savoir que les droits s’assortissent d’une responsabilité, soit de respecter la primauté du droit du pays.
Deuxièmement, il faut connaître les mesures prises par le gouvernement du Myanmar à l’égard des personnes résidant dans l’État de Rakhine.
À la fin d’août 2016, seulement cinq mois après avoir formé un gouvernement, la conseillère d’État d’Aung San Suu Kyi a mis sur pied la commission consultative rakhine dirigée par M. Kofi Annan. Seulement un mois après la création de la commission de Kofi Annan, des terroristes ont organisé des attaques coordonnées contre les forces de sécurité, y compris le quartier général des garde-frontières.
Un an plus tard, le 23 août 2017, M. Kofi Annan a produit un rapport final. Le 24 août 2017, Aung San Suu Kyi a publié une déclaration selon laquelle elle acceptait le rapport et promettait, dans la mesure du possible, de réaliser ses recommandations le plus rapidement possible. Jusqu’à présent, elle est la seule à avoir accepté les recommandations de la commission et à avoir promis de les appliquer.
Comprendre ces éléments contextuels est très important.
Je veux maintenant expliquer la crise. Le Vendredi noir, le 25 août 2017, moins de 48 heures après la communication du rapport final de M. Kofi Annan, un groupe terroriste appelé l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan, l’ASRA, a coordonné des attaques sur les forces de sécurité, 30 postes de police, une base de l’armée, qui est le quartier général du bataillon, et des communautés non musulmanes. Des civils innocents ont perdu la vie. Au cours des derniers jours, on a découvert les corps de 45 personnes appartenant à la minorité hindoue. Elles ont été tuées brutalement. Il faut savoir qui compose l’ASRA. Le groupe était officiellement connu sous le nom du groupe de moudjahidins Aqua Mul, dirigé par le citoyen pakistanais Abdul Qudus. Le 15 mars 2017, le groupe s’est reconstitué et est devenu l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan, l’ASRA. L’ASRA est dirigée par des militants qui ne se trouvent même pas au Myanmar et qui n’y sont même pas nés, et qui viennent plutôt de Karachi, au Pakistan. Les dirigeants sont motivés idéologiquement et maintiennent des liens avec des groupes aux vues similaires au Moyen-Orient et au Pakistan. Leur objectif est de lancer le djihad, la guerre sainte, dans tout l’État de Rakhine. Ils ont désigné Buthidaung Mandor, dans le Nord de l’État de Rakhine comme étant leur principal bastion. Ils ont interdit aux musulmans de travailler dans les fermes et les exploitations de crevette appartenant à des Arakanais. Ils ont construit des tunnels et des installations de formation terroristes dans la chaîne de montagnes Mayu.
J’aimerais maintenant vous parler des conséquences du Vendredi noir.
Le nombre de personnes déplacées est extrêmement élevé. Plus de 40 p. 100 des membres des communautés ethniques non musulmanes et hindoues sont des personnes déplacées à l’intérieur du pays. Quarante pour cent des membres de la communauté musulmane ont aussi été déplacés, surtout à l’extérieur du pays.
Une aide humanitaire est fournie en permanence. Le gouvernement de l’Union des États, en coordination avec la Croix-Rouge et le CICR fournissent une aide humanitaire à tous les membres des communautés musulmanes et non musulmanes touchées dans l’État de Rakhine. Le mécanisme humanitaire inclut le centre d’aide humanitaire de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est, l’ANASE. Le gouvernement a aussi commencé à mettre en œuvre les recommandations du rapport de la commission de M. Kofi Annan.
En conclusion, j’aimerais dire que la conseillère d’État Aung San Suu Kyi a été critiquée injustement de deux façons extrêmes: par les purs et durs nationalistes, comme faisant preuve de trop de faiblesse en ce qui a trait à la sécurité nationale, et, par la communauté internationale, comme ne défendant pas assez les droits de la personne. Il faut savoir que les terroristes et les purs et durs ont tous les deux fait de leur mieux pour miner Mme Suu Kyi et son gouvernement aux yeux de la communauté internationale.
Il faut aussi savoir que si nous tombons dans le piège des extrémistes, le Myanmar pourrait retourner à l’âge des ténèbres. Au Myanmar, les gens de toutes les couches de la société appuient Aung San Suu Kyi et son gouvernement dans le cadre de la crise. Personne ne veut retourner à l’âge des ténèbres.
Je veux vous citer un extrait du discours qu’a prononcé récemment le ministre des Affaires étrangères de Singapour devant l’Assemblée générale des Nations Unies. Il a parlé de la crise au Myanmar et a dit : « Nous devons être vigilants pour ne pas tomber dans le piège des extrémistes ».
Merci beaucoup à vous tous.
Pri Lwan, secrétaire, Canadian Burma Ethnic Nationalities Organization : Bonsoir, monsieur le président et honorables sénateurs. Merci beaucoup de me permettre de participer à votre audience sur les droits de la personne.
Puisque M. Kyaw a déjà parlé de la crise dans l’État de Rakhine, permettez-moi maintenant de vous fournir un peu de renseignements contextuels et historiques sur la Birmanie et le Myanmar.
En Birmanie, avant l’indépendance, chaque groupe ethnique possédait sa propre administration, et tous les groupes ethniques ne relevaient pas de l’administration du roi. Après le 12 février 1947, nous et les autres groupes ethniques avons signé ce qui a été appelé l’accord de Panglong. C’est à cette époque que l’Union de Birmanie a été formée. Concrètement, en tant que groupe, notre pays n’a que 70 ans. Depuis lors, en 1962, l’armée birmane a pris le contrôle du pays, et, depuis, nous vivons sous une dictature.
Depuis peu, en 2015, nous avons élu un gouvernement partiellement civil. Tout comme la communauté internationale est enthousiaste, nous sommes aussi beaucoup enthousiastes à l’idée de nous diriger vers la démocratie et le fédéralisme, une situation où nous pourrons bénéficier de tous les droits, comme tout le monde. Cependant, il faut savoir que, de nos jours, le gouvernement civil a seulement un contrôle partiel du Parlement, et l’armée détient toujours le pouvoir absolu, y compris dans les domaines de la défense, de la sécurité intérieure et de la sécurité à la frontière. L’armée reste aussi un joueur très puissant dans l’arène politique.
C’est un fait que beaucoup de membres de la communauté internationale comprennent mal. Le Myanmar, ou la Birmanie, en tant que pays, va de l’avant afin de devenir un pays démocratique, mais le processus n’est pas encore totalement terminé. Nous avons seulement un gouvernement partiellement civil qui est en place depuis 18 mois et qui a hérité de beaucoup de problèmes, comme M. Kyaw l’a mentionné.
Puisque nous avons eu droit à des gouvernements dictatoriaux pendant plus de 50 ans, les violations des droits de la personne ne se produisent pas seulement dans l’ouest du pays. Actuellement, nous nous attaquons aux problèmes de droits de la personne dans l’État de Rakhine.
Il y a encore des violations des droits de la personne dans l’État d’où je viens. J’appartiens à une tribu qu’on appelle les Kachins. Dans mon État, la guerre civile sévit encore, et il y a des gens qui fuient leur maison et s’établissent à l’extérieur ou à l’intérieur des frontières. Il y a plus de 100 000 personnes déplacées à l’intérieur du pays, et il y a 250 000 personnes qui vivent encore à l’extérieur du pays en raison des violations des droits de la personne, de la guerre civile et de la violence intercommunale.
Je tiens à exprimer ma sympathie à ceux qui doivent fuir au Bangladesh et aux réfugiés pris à l’intérieur du pays. Je connais vos difficultés et je les comprends. Je sais comment on se sent lorsqu’il faut quitter sa propre maison sans savoir ce qui arrivera.
Je tiens aussi à dire que tous ces réfugiés, peu importe leur origine ethnique, le groupe auquel ils appartiennent et leur religion… L’humanité et les droits de la personne devraient s’appliquer également à tous ceux qui ont besoin de protection.
Le président : Nous allons manquer de temps. Nous avons seulement 30 minutes. Pouvez-vous conclure, s’il vous plaît?
Mme Lwan : Toutes ces violations des droits à la personne et toute cette violence entre communautés ne sont que les syndromes d’une cause sous-jacente. Il faut s’attaquer à la cause profonde, soit qu’un gouvernement partiellement civil en place en vertu de la Constitution de 2008 ne peut pas protéger toutes les personnes comme il devrait le faire. Il faut s’attaquer à la cause profonde. Je demande à la communauté internationale, y compris au gouvernement canadien, de s’attaquer à cette cause profonde et de nous aider à mettre en place un gouvernement 100 p. 100 civil et une armée qui respectera ce gouvernement.
Merci beaucoup.
La sénatrice Ataullahjan : Merci de votre témoignage.
Vous soulevez deux ou trois points intéressants. On n’arrête pas d’entendre parler des « fausses nouvelles » ou des « mythes ». S’il s’agit vraiment de fausses nouvelles, pourquoi les gens ne laissent-ils pas entrer des observateurs indépendants au pays afin qu’ils puissent voir la situation d’eux-mêmes? Toutes les images que nous voyons, elles sont toutes fausses?
Vous défendez Aung San Suu Kyi et vous dites qu’elle est une militante des droits de la personne. Elle dit qu’il n’en est rien. C’est une femme politique. On peut la voir sur une vidéo rire des Rohingyas et de leurs problèmes et du fait qu’on les tue. Elle a dit officiellement en Inde qu’il s’agissait de fausses nouvelles.
Je comprends votre problème. Je comprends que c’est une démocratie, et nous voulons tous que la démocratie fonctionne, mais pas aux dépens de la vie des autres.
Les Rohingyas sont en Birmanie depuis le XXe siècle, et ils ont les mêmes droits que les autres. La Birmanie faisait anciennement partie de l’Inde, puis il y a eu sécession, ce qui a donné le Pakistan, l’Inde et la Birmanie. Les gens qui sont restés au Pakistan sont devenus Pakistanais, ceux qui sont restés en Inde sont devenus Indiens, et ceux qui sont restés en Birmanie sont devenus Birmans. Il y a des tribus différentes, différentes ethnies, mais tous ont le droit d’être là.
M. Kyaw : Vous avez raison. Ils y ont tous droit au titre de la Loi sur la citoyenneté. En 1948, la Birmanie a obtenu son indépendance des Britanniques, puis le Pakistan et l’Inde ont fait de même. La Loi sur la citoyenneté de 1948 considérait comme citoyen quiconque vivait en Birmanie au moment de l’indépendance. Tous ceux qui vivaient là durant cette période sont devenus des citoyens.
De plus, la Birmanie était un pays très pauvre, et il y a eu beaucoup d’immigration. Comme je viens de le mentionner, entre 1911 et 2014, il y a eu une augmentation d’environ 1 500 p. 100 de la population musulmane, entre le recensement britannique et le recensement d’aujourd’hui.
La citoyenneté offre certains droits, ce que j’ai mentionné, et la Loi sur la citoyenneté de 1982 permettait aux enfants de tous ceux qui étaient arrivés après 1948 de devenir citoyens eux aussi. D’après ce que j’en sais, la Birmanie ne rejette pas la citoyenneté des gens qui vivent en Birmanie, peu importe leur religion.
Nous ne disons pas que toutes les photos sont des fausses nouvelles, mais la plupart des photos qui ont circulé à l’échelle internationale sont fausses ou ont été modifiées. Par exemple, il y en a une qui vient du Rwanda, mais on a dit qu’elle avait été prise en Birmanie ou au Myanmar. Une des photos concerne un événement qui s’est produit à Aceh, en Indonésie, mais il a été dit par les militants qu’elle avait été prise dans l’État de Rakhine. Il a aussi été dit que la situation s’était produite en 2011, dans l’État de Kachin, et qu’il s’agissait de victimes kachines qu’on présentait comme étant des Rohingyas.
Par conséquent, il y a beaucoup de choses sensationnalistes qui se passent, mais ce sont les gens que nous devons aider, et ce, peu importe la race ou la religion. Selon nous, il faut les aider, et nous estimons aussi que cet exode est prévu d’avance. Il y a aussi le sabotage de la recommandation… De quelle façon pouvons-nous — je parle du gouvernement du Myanmar — mettre en place ce genre d’environnement? Cependant, l’étape de la mise en œuvre est déjà commencée.
Aujourd’hui, je crois qu’Affaires mondiales vient tout juste de communiquer une déclaration commune. Les Nations Unies et des ambassadeurs du corps diplomatique ont visité les zones de conflit, et 19 pays ont produit une déclaration commune.
Nous croyons que c’est un bon pas vers l’avant. Aung San Suu Kyi a invité la communauté internationale à venir sur place et à mener des enquêtes. Je crois que c’est le premier pas qu’a fait la communauté internationale. Nous encourageons aussi le Canada et les parlementaires à accepter cette invitation pour venir voir de leurs propres yeux ce qui se passe. Ce serait utile.
La sénatrice Ataullahjan : Les diplomates qui sont allés là-bas ont été amenés dans certaines zones contrôlées. Si je veux y aller demain et que je veux aller à un endroit précis, pouvez-vous me garantir que le gouvernement birman me permettra d’y aller?
M. Kyaw : Nous ne représentons pas les autorités du Myanmar.
La sénatrice Ataullahjan : Mais vous êtes ici pour les défendre. Essentiellement, vous venez de nous dire que la plupart des photos qu’on a vues sont fausses. Les photos des corps qui flottent dans la rivière — et nous avons entendu un témoignage la semaine passée —, les réfugiés qui fuient et le fait que ces zones sont toutes minées.
M. Kyaw : Les corps qui flottent... Ce sont des images qui montrent des victimes du cyclone Nargis.
La sénatrice Ataullahjan : Cette photo était fausse elle aussi?
M. Kyaw : Oui. Tout comme les images des inhumations collectives qui ont été affichées sur un site Internet. Il s’agit de victimes du tremblement de terre au Sichuan, en Chine, et c’est l’époque où les moines bouddhistes ont appliqué le... Ils ont procédé à l’inhumation collective.
La sénatrice Ataullahjan : Essentiellement, tout ce dont nous avons eu vent jusqu’à présent, ce sont de fausses nouvelles? C’est ce que vous dites? Toutes les images que nous voyons sont fausses? Lorsque nous avons vu les images des villages brûlés, ces photos étaient fausses?
M. Kyaw : Non. Le gouvernement a admis que beaucoup de villages ont été brûlés. C’est la raison pour laquelle les représentants du gouvernement ont amené le corps diplomatique dans ces villages, afin qu’ils puissent voir ce qu’il en est de leurs propres yeux. Comme je l’ai mentionné, beaucoup des villages ont été complètement brûlés. C’est la raison pour laquelle je crois que c’est un très bon pas en avant d’inviter la communauté internationale à visiter la zone. Je suis aussi d’accord avec le fait que les médias internationaux devraient pouvoir se rendre sur place et tout voir de leurs propres yeux.
La sénatrice Ataullahjan : Mais ils sont contrôlés. On ne leur permet pas d’aller partout. Human Rights Watch et Amnistie internationale ont dit que les villages ont bel et bien été brûlés et que les Rohingyas sont vraiment assassinés. J’ai donc de la difficulté à vous croire lorsque vous me dites que toutes les preuves photographiques qu’on a pu voir sont fausses.
M. Kyaw : Je ne dis pas que toutes les photos sont fausses.
La sénatrice Ataullahjan : Toutes celles que j’ai mentionnées sont fausses, selon vous.
M. Kyaw : Ces photos étaient fausses. Mais pour ce qui est de l’exode et des gens qui traversent les frontières, je crois que ces photos sont bien vraies.
La sénatrice Ataullahjan : Donc seulement les réfugiés qui traversent la frontière, ces images sont correctes, mais celles qui montrent les tueries et les corps alignés sont fausses?
M. Kyaw : Oui.
La sénatrice Ataullahjan : Niez-vous que des Rohingyas sont tués?
M. Kyaw : Je ne suis pas en mesure de le nier ni de le confirmer.
La sénatrice Ataullahjan : Vous êtes en mesure d’être assis devant moi et de me dire que toutes ces images que nous avons vues sont fausses.
M. Kyaw : C’est ce que nous savons. Ce sont les images que nous connaissons.
La sénatrice Ataullahjan : De quelle façon pouvons-nous savoir qu’on les tue? Le monde regarde. Il y a des gens sur le terrain qui produisent des rapports. Tous ces gens mentent?
M. Kyaw : Ce sont ceux qui ont été interviewés, et ce sont ceux qui devraient aussi l’être au Myanmar.
La sénatrice Ataullahjan : Vous savez que nous avons donné aux représentants du gouvernement l’occasion de venir ici et de comparaître devant nous pour nous raconter leur version des faits? Ils ont refusé. Au sein des comités sénatoriaux, nous sommes très équitables et nous aimons entendre les deux côtés de l’histoire.
Le président : Merci beaucoup, madame la sénatrice. Affaires mondiales est ici et il y a d’autres témoins.
Le sénateur Ngo : J’ai quelques questions pour vous. Je suis très surpris de voir que l’événement s’est produit en août et qu’Aung San Suu Kyi n’a pas pris la parole pour condamner les actions des militaires immédiatement, ni un ou deux jours après, attendant plutôt deux semaines ou jusqu’à un moment donné en septembre. Pouvez-vous me dire pourquoi?
Mme Lwan : Monsieur le sénateur, je suis aussi déçue que tout le monde. La conseillère d’État n’a rien dit, et pas seulement au sujet de cet enjeu; elle n’a pas non plus parlé de la guerre civile qui sévit dans mon État. Nous ne pouvons pas vous le dire et nous ne savons pas vraiment pourquoi elle a gardé le silence.
On peut imaginer que les militaires étant totalement responsables de la défense, de la sécurité intérieure et de la sécurité à la frontière, la conseillère d’État fait très attention lorsqu’il est question de sécurité nationale. C’est la raison pour laquelle nous avons besoin d’un gouvernement purement civil à l’intérieur du pays, afin que nous puissions aller de l’avant avec la démocratisation du pays.
M. Kyaw : Puis-je ajouter quelque chose? Lorsque le gouvernement a été formé, Aung San Suu Kyi a dit que la priorité ultime était la paix et la réconciliation nationale. La réconciliation nationale, cela signifie non seulement la réconciliation avec les groupes ethniques armés et la fin de la lutte entre les militaires et les groupes armés, mais aussi la réconciliation avec les militaires. Par conséquent, nous ne pouvons pas dire pourquoi elle a gardé le silence jusqu’au 19 septembre, mais je crois que sa première priorité, c’est la réconciliation nationale.
Le sénateur Ngo : Je veux ajouter quelque chose. En tant que chef du gouvernement — première ministre, présidente ou peu importe comment vous voulez l’appeler — Aung San Suu Kyi a la responsabilité de se lever et de le dire. Le monde la blâme parce qu’elle n’a rien fait. Il était trop tard, deux ou trois semaines après, et nous ne pouvons pas accepter ça.
Encore une fois, pouvez-vous nous dire pourquoi? En raison du contrôle des militaires? Parce qu’elle a peur des militaires?
M. Kyaw : Je ne crois pas qu’elle craint qui que ce soit. Je crois qu’elle a bien réfléchi et qu’elle a pris en considération la réconciliation nationale et aussi l’actuelle Constitution de 2008. Ce sont des contraintes. Elle va prendre soin de tout le pays, le pays en paix, et pas seulement la portion ouest du pays, mais l’ensemble du pays.
Le sénateur Ngo : La Loi sur la citoyenneté de 1982 reconnaît-elle la citoyenneté des Rohingyas?
M. Kyaw : La Loi sur la citoyenneté de 1982 ne dit pas que les Rohingyas ne sont pas des citoyens. La loi ne mentionne aucune nationalité ni ethnie, pas de noms précis, et, de plus, elle précise quand les gens sont devenus citoyens. Par exemple, les gens qui vivaient au Myanmar le 4 janvier 1948 sont tous des citoyens. Par la suite, les gens de la deuxième génération, s’ils peuvent le prouver, peuvent demander la citoyenneté. Selon moi, la Loi sur la citoyenneté de 1982 ne faisait aucune discrimination en fonction de la race ou de la religion.
La sénatrice McPhedran : Je veux vous poser une question à deux volets au sujet de votre organisation et de votre présence ici, aujourd’hui. D’abord, pour votre organisation, si j’ai bien compris, votre mission consiste en partie à promouvoir la défense des droits des nationalités ethniques birmanes et de promouvoir plus de coopération entre les différentes nationalités. Ai-je bien compris?
M. Kyaw : C’est exact.
La sénatrice McPhedran : Y a-t-il des membres rohingyas dans votre organisation?
M. Kyaw : Dans notre pays, les Rohingyas ne constituent pas une nationalité ethnique. Si vous regardez tous les recensements durant l’ère coloniale britannique, le nom des Rohingyas n’est jamais mentionné. Dans l’État de Rakhine, il y a l’Association musulmane rakhine, qui a été fondée en 1913. En 1949, le mouvement moudjahidine a vu le jour pour lutter et créer un État islamique. Je crois que, en 1957, vers cette époque, les gens vivaient dans le Bhuthitaung, le Maungtaw et le Nord de l’État de Rakhine. En guise de solution, ils ont opté pour le nom « Rohingya ». En fait, « Rohan », dans le dialecte Chittagong du Bengali, signifie rakhine.
La sénatrice McPhedran : Je suis désolée de vous interrompre, mais je crains que le président nous dise qu’il faille poursuivre. Si je comprends votre position — je ne sais pas si c’est votre position, madame Lwan, mais je parle de M. Kyaw et de son exposé —, la description de ce que les militaires ont fait, au sujet des plus récents événements, particulièrement l’attaque du 25 août sur la base militaire, eh bien, ce sont de fausses nouvelles. Par exemple, un témoin nous a mentionné qu’il y a eu une confirmation par satellite que les villages étaient brûlés, et on a obtenu une estimation bien éclairée: plus de la moitié des résidences et villages des Rohingyas ont été détruits d’une façon ou d’une autre depuis l’« attaque » du 25 août.
Puis-je vous poser une question à deux volets? Dans un premier temps, votre organisation reconnaît-elle que des représailles ont lieu et ont eu lieu depuis cette attaque? Et ensuite, si vous contestez ces chiffres, croyez-vous que les représailles sont proportionnées et raisonnables à la lumière de ce qui s’est produit le 25 août? La réaction a été énorme.
M. Kyaw : Dès que la crise du mois d’août s’est produite, nous avons émis une déclaration et écrit une lettre à la ministre Freeland pour exprimer notre préoccupation au sujet des pertes de vie et des gens qui quittaient leur maison, y compris des membres des populations non musulmanes. Nous avons exprimé nos préoccupations et condamné l’attaque terroriste. C’est la position de notre organisation, et nous la maintenons encore. En même temps, cependant, nous ne sommes pas en mesure de confirmer ou nier le caractère proportionné ou disproportionné des réactions.
Si on regarde la situation d’un point de vue logique, c’est la saison des pluies au Myanmar. Cette partie du pays vit une saison des moussons très pluvieuse. Comment 500 000 personnes peuvent-elles traverser une frontière contrôlée de près par les forces gouvernementales alors que les Bangladais les surveillent aussi de près? Cela signifie qu’environ 40 000 ou 50 000 personnes doivent traverser la frontière chaque jour. Cependant, il y a définitivement une crise. Beaucoup de villages ont été incendiés et rasés. Nous regardons la situation du point de vue du comité de l’information du bureau de la conseillère d’État. Les représentants disent qu’environ la moitié des villages ont été incendiés et rasés et que 44 p. 100 de la population a fui. Dans son discours du 19 septembre, la conseillère d’État a prié les gens de venir voir que plus de 50 p. 100 de la population musulmane vit paisiblement avec les populations locales. Alors où est le reste de ces « près de 50 p. 100 de la population »?
Vous m’avez demandé si nous sommes au courant, mais malheureusement non. J’ai également parlé au téléphone hier avec des gens de l’État de Rakhine. Même si les attaques — les opérations militaires — ont cessé depuis le 5 septembre, les gens continuent d’abandonner leur maison. Certaines personnes dans le village décident de vendre leur propriété et de partir. On leur a dit que s’ils se rendaient aux camps de l’ONU au Bangladesh, ils pourraient ensuite aller dans un autre pays, comme les États-Unis ou un pays d’Europe. La migration a cessé avec les violences. C’est pourquoi nous devons travailler avec les gouvernements du Bangladesh et du Myanmar ainsi qu’avec les gouvernements internationaux pour régler la situation. Présentement, le gouvernement travaille avec la Croix-Rouge, et l’ANASE est bien placée pour fournir de l’aide.
Le président : Nous allons continuer cinq minutes de plus. La prochaine partie de la séance durera 30 minutes au lieu de 45.
La sénatrice Omidvar : Je serai brève. Je trouve qu’il y a des incohérences entre ce que nous ont dit précédemment Human Rights Watch, Amnistie internationale et InterPares — des ONG internationaux renommés, et votre témoignage.
Quel est votre processus pour faire la différence entre les nouvelles qui sont vraies et les fausses nouvelles? Vous nous présentez des données qui ne correspondent pas à ce que nous avons déjà. Comment est-on censé réagir?
M. Kyaw : Je vous ai présenté des données sur la croissance réelle de la population. Les chiffres que j’ai présentés ne concernent pas le nombre de réfugiés qui quittent le pays.
Dans cette partie du pays, la zone de conflit, la population musulmane a augmenté de 150 p. 100 entre 1973 et 2014. Il y a aussi les écoles religieuses. En 1962, il n’y avait que six écoles dans la région de Maungda. On y trouve environ 800 madrassas — des écoles — aujourd’hui. Dans les États du Nord, il y a aussi plus de 1 200 mosquées, mais seulement 120 temples bouddhistes.
La sénatrice Omidvar : Seriez-vous d’accord pour dire que nous aurions besoin d’une mission indépendante de l’ONU pour recueillir des données au Myanmar, dans l’État de Rakhine, afin d’obtenir les faits dont nous avons besoin? D’un côté, il y a les faits que vous rapportez, et de l’autre, les déclarations des ambassadeurs d’Affaires mondiales Canada, mais il faut dire que ce sont des ambassadeurs. Ce sont des diplomates, alors ils doivent faire attention à ce qu’ils disent. Un examen sommaire de leurs déclarations me suffit pour voir qu’ils s’expriment dans un jargon diplomatique, jusqu’à un certain point.
Selon vous, pourquoi le gouvernement interdit-il à l’ONU d’envoyer une mission au Myanmar afin de pouvoir exposer les faits au reste du monde?
La sénatrice Martin : Si je peux me permettre d’intervenir, vous parlez beaucoup de croissance. Je ne comprends pas comment ces données sont censées répondre aux questions que nous avons posées. Des ONG nous ont fourni des renseignements fiables, alors je ne sais pas pourquoi vous mentionnez la croissance. Lorsque certains groupes ont des enfants, la population grandit. Je ne vois pas quelle est la pertinence avec les questions que nous posons ici.
M. Kyaw : Les gens parlent de nettoyage ethnique et de génocide. Ces deux concepts sont directement liés à la croissance de la population et à la religion. Il existe des liens directs. C’est ce que nous croyons.
La sénatrice Ataullahjan : Vous dites qu’il n’y a aucun nettoyage ethnique ni génocide là-bas parce qu’il y a tant de musulmans — tant de Rohingyas — qui y vivent et que la population a augmenté, donc? Incidemment, les Rohingyas ne sont pas tous musulmans. Il existe une petite minorité de personnes de confession hindoue chez les Rohingyas. J’essaie simplement de préciser ce que vous dites.
M. Kyaw : De fait, il n’y a aucun Rohingya de confession hindoue. Comme je l’ai déjà mentionné, la désignation de Rohingya a vu le jour en 1957. Si vous consultez les archives de l’ONU, il y a eu une crise de réfugiés en 1973, je crois, ainsi que pendant les années 1990. Si vous regardez les documents de l’ONU de 1973, vous verrez que la désignation de Rohingya n’est pas utilisée.
La sénatrice Ataullahjan : Dans l’encyclopédie de la Birmanie, aux pages 89 et 90 du 9e volume, ne fait-on pas mention des Rohingyas comme étant des « ressortissants birmans »?
M. Kyaw : C’est ce que je dis: vers la fin des années 1950, on a créé le mot Rohingya. Prenez l’Association musulmane de l’État de Rakhine. En 1957, elle a changé son nom pour l’Association musulmane des Rohingyas, au terme de deux votes. Quand le général Ne Win a accédé au pouvoir, ces associations ont été dissoutes. Avant cela, ce mot n’existait pas. Jusqu’à récemment, on ne parlait pas de « Rohingya de confession hindoue ». C’est seulement après qu’il y a eu 45 victimes hindoues qu’on a commencé à les appeler ainsi. Hier, la All Burma Hindu Association a publié une déclaration condamnant l’attaque et demandant au gouvernement de les protéger. Elle s’oppose aussi à l’utilisation de la désignation de « Rohingya de confession hindoue ».
La sénatrice Omidvar : Excusez-moi. Vous ne répondez pas à nos questions. Il faut…
Le président : Merci, monsieur. Nous avons quatre minutes de questions, et nous avons maintenant dépassé 15 minutes.
La sénatrice Omidvar : Merci, monsieur le président. J’aimerais avoir une réponse claire à ma question.
Dans votre document, vous mettez toujours la désignation de « Rohingya » entre parenthèses, et vous précisez qu’ils sont Bengalais.
M. Kyaw : C’est la désignation utilisée par les gens et le gouvernement du Myanmar. C’est comme cela que les appellent le gouvernement et les gens dans ce pays. C’est pourquoi j’ai essayé de mettre les deux noms ensemble.
La sénatrice Omidvar : Selon la presse internationale — selon les ONG qui nous ont fourni des renseignements —, les membres de la communauté des Rohingyas s’appellent entre eux…
M. Kyaw : Ils…
La sénatrice Omidvar : Je vous prie de me laisser poser ma question. Entre eux, ils utilisent la désignation de Rohingyas, et non Bengalais. J’ai l’impression que cela fait partie de votre stratégie pour leur enlever leurs revendications de nationalité et d’appartenance au Myanmar et les transférer à un autre pays.
Le président : Je suis vraiment désolé, mais nous devons conclure. Sénateur Ngo, avez-vous une déclaration à faire? Nous avons une tonne de témoins aujourd’hui, et nous avons largement dépassé 15 minutes. Tenez-vous-en à 30 secondes, s’il vous plaît.
Le sénateur Ngo : Vous parlez de la période qui a précédé 1948. Après 1948, la désignation de Rohingya n’existait pas. Vous étiez responsable de la situation pendant cette période, et vous dites que tout cela est arrivé à cause de l’armée, c’est bien ce que vous dites? Avez-vous quelque chose à dire?
La sénatrice Ataullahjan : Puis-je poser ma question? Peut-être pourriez-vous ensuite répondre aux deux? J’ai devant moi les notes préparées par la Bibliothèque du Parlement, et ce que je comprends, c’est que le mensonge est omniprésent. J’ose espérer que ce n’est pas le cas de la Bibliothèque du Parlement. On dit ici que le gouvernement birman… Au XIIe siècle, un grand nombre de Rohingyas ont immigré légalement comme travailleurs sous le régime colonial britannique. Le gouvernement birman estime toujours que la migration effectuée au cours de cette période est illégale. Conséquemment, la non-reconnaissance des Rohingyas dans la loi sur la citoyenneté de 1982 fait en sorte que les Rohingyas sont apatrides.
Monsieur, êtes-vous citoyen canadien?
M. Kyaw : Oui.
La sénatrice Ataullahjan : Depuis combien de temps êtes-vous ici?
M. Kyaw : Vingt-six ans.
La sénatrice Ataullahjan : Comment vous sentiriez-vous si demain on vous disait que vous n’étiez plus citoyen canadien? En pratique, c’est ce qui est en train de se passer.
M. Kyaw : La Loi sur la citoyenneté de 1982 n’a enlevé à personne sa citoyenneté. Je ne sais pas d’où cela est sorti. Si vous lisez la loi sur la citoyenneté, l’article 6 indique même qu’une personne devenue citoyenne sous le régime de la loi de 1948 — l’année où nous sommes devenus indépendants — demeurera un citoyen. Personne ne veut retirer sa citoyenneté à qui que ce soit.
Le président : Merci de nous avoir donné votre opinion. Il y a beaucoup d’opinions sur le sujet, et c’est l’un des piliers du Canada. La liberté d’expression fait que vous avez droit à votre opinion. Vous avez dit ce que vous aviez à dire, et je vous remercie d’être venu témoigner.
Nous allons continuer notre discussion sur la crise des Rohingyas dans la deuxième partie de la séance. Je suis le sénateur Jim Munson, et avec mon groupe formé de sept autres sénateurs curieux et motivés, nous allons continuer de discuter des problèmes qui sévissent dans cette région du monde.
Monsieur Smith, je sais que vous avez déjà témoigné devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes. Je vous souhaite la bienvenue devant le nôtre.
Matthew Smith, cofondateur et directeur général, Fortify Rights : Merci, sénateur Munson. C’est un honneur d’être ici et de témoigner devant vous aujourd’hui. C’est rassurant à voir…
Notre organisation, Fortify Rights, enquête sur les violations des droits de la personne, conformément aux pratiques internationales. Lorsque nous enquêtons sur une violation alléguée des droits de la personne, nous adoptons une méthode très rigoureuse et travaillons en étroite collaboration avec les collectivités locales aux mêmes fins.
Vu les contraintes de temps, je vais entrer tout de suite dans le vif du sujet. La situation des droits de la personne des Rohingyas et d’autres groupes dans l’État de Rakhine est grave et horrible. Nous n’avons pas vu de vagues aussi massives de réfugiés depuis le génocide au Rwanda. Nous avons été témoins d’atrocités, commises jusqu’ici en toute impunité.
Les forces armées du Myanmar ont provoqué le déplacement de plus d’un demi-million de civils en quelques semaines. Des maisons, des bâtiments et des mosquées sont incendiés, les stocks alimentaires et d’autres moyens de subsistance sont détruits, et de graves violations des droits de la personne sont commises. La plupart des personnes déplacées depuis le 25 août ont fui vers le Bangladesh.
Je vais élaborer un peu sur les atrocités commises par les forces de sécurité de l’État. D’abord, voici ce que nous avons appris à la lumière de notre enquête sur l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan, aussi appelée ARSA. Nous savons que des membres de l’ARSA ont tué des civils rohingyas dans les jours précédant la contre-attaque gouvernementale du 25 août. Cela a continué depuis. Les chefs de l’ARSA ont ordonné l’élimination de personnes soupçonnées être des informateurs pour le gouvernement, des Rohingyas, et ils ont chargé de simples soldats d’exécuter leurs ordres.
L’ARSA a aussi tenté de restreindre la liberté de mouvement des hommes et des garçons qui fuient les violences depuis le 25 août afin de les persuader de rejoindre ses rangs pour combattre les autorités. Nous savons que l’ARSA a enrôlé de jeunes garçons dans ses opérations militaires.
Nous avons également appris, au cours des dernières semaines, que le gouvernement a annoncé qu’on avait découvert des fosses communes où étaient enterrées des victimes hindoues. Le gouvernement allègue que l’ARSA a tué des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants hindous. Nous ne sommes pas en mesure de confirmer qui est responsable de ces tueries, mais leur existence vient appuyer néanmoins le fait que le gouvernement devrait coopérer avec la mission d’enquête de l’ONU afin de faire la lumière sur la situation dans l’État de Rakhine. Comme cela a déjà été dit, la conseillère de l’État du Myanmar, Aung San Suu Kyi a interdit aux membres de la mission d’enquête d’entrer sur son territoire et, à plus forte raison, d’enquêter sur la situation dans l’État de Rakhine.
En ce qui concerne les forces de sécurité de l’État du Myanmar, l’armée et le gouvernement utilisent l’expression « opérations de nettoyage » pour décrire ce qu’ils font dans l’État de Rakhine. Depuis le début de ces opérations de nettoyage en octobre, nous avons recueilli plus de 188 témoignages de personnes qui ont survécu aux opérations en octobre et en novembre. Nous avons aussi parlé avec 51 survivants et témoins provenant de 31 villages dans le Nord de l’État de Rakhine depuis le 25 août. J’ai personnellement participé à ces travaux.
Les renseignements que nous avons recueillis dépeignent une situation atroce. Ils confirment le pire des histoires que nous avons tous entendues.
Voici les faits : les soldats de l’armée du Myanmar ont égorgé des gens, ils ont brûlé des gens vivants, y compris des bébés et des enfants, et ils ont battu des gens à mort. L’armée et la police ont ouvert le feu sur des hommes, des femmes et des enfants, au sol et depuis les airs avec des hélicoptères de combat. Les victimes ont été abattues à bout portant, comme s’il s’agissait d’exécutions, ainsi que d’autres façons.
Les survivants ont décrit les auteurs de ces atrocités comme étant des soldats en uniforme vert ou noir. Certains portaient aussi le foulard rouge caractéristique des forces de sécurité du Myanmar. D’autres survivants ont raconté comment les soldats de l’armée du Myanmar avaient brûlé vifs les membres de leur famille et leurs voisins. Ces massacres à grande échelle ont commencé avant le 25 août, depuis le 9 octobre, en fait.
Je veux insister sur le fait — et j’en ai déjà parlé à l’autre comité — que nous avons recueilli des renseignements sur plusieurs massacres commis par les forces de sécurité du Myanmar contre les Rohingyas dans des villages comme Maung Nu depuis le 25 août. Nous avons également recueilli des témoignages concernant les fosses communes découvertes en octobre et en novembre. Plus récemment, des survivants ont vu des soldats qui découpaient, enterraient ou, dans d’autres cas, brûlaient le corps de leurs victimes assassinées pendant les attaques.
Nous avons également enquêté sur la perpétration à grande échelle de viols et de violence sexuelle. Fortify Rights a recueilli les témoignages de femmes rohingyas qui avaient été violées par un soldat ou en bandes. L’organisation a aussi interrogé des professionnels de la santé qui ont traité des blessures horribles causées par la violence sexuelle. Nous avons aussi parlé avec des personnes qui avaient été témoins des viols ainsi qu’avec des professionnels de la santé qui avaient soigné les victimes de viol.
Selon les renseignements que nous avons recueillis, la plupart des viols qui ont été perpétrés depuis octobre sont des viols en bande commis par les soldats sur de jeunes femmes ou des filles. Cela avait souvent lieu ouvertement, avec d’autres personnes à proximité. Nous avons aussi recueilli des renseignements sur les emprisonnements arbitraires de masse, où les soldats séquestraient en groupe un grand nombre d’hommes et de garçons.
Dans l’ensemble, nous sommes d’avis que les renseignements dont nous disposons indiquent incontestablement que les forces de sécurité du Myanmar ont commis des violations des droits de la personne en attaquant de façon répétée et à grande échelle la population civile. Cela prouve, du moins pour nous, que des crimes contre l’humanité ont été commis. Ce que nous avons devant nous ici est hors de tout doute une campagne de nettoyage ethnique. J’irais même jusqu’à dire qu’il y a une accumulation des preuves montrant que certains agresseurs de l’État de Rakhine pourraient être coupables de génocide.
Je serais heureux de répondre à vos questions afin d’approfondir le sujet avec vous. Merci encore de votre temps.
Le président : Merci, monsieur Smith.
La sénatrice Ataullahjan : Merci, monsieur Smith, de nous avoir présenté votre témoignage. Avez-vous pu écouter le témoignage des témoins précédents?
M. Smith : Oui, madame la sénatrice.
La sénatrice Ataullahjan : Comment avez-vous réagi à leur témoignage? Ils ont nié le fait qu’on avait retiré leur citoyenneté aux Rohingyas. Ils ont aussi dit que la plupart des photographies prises étaient fausses. Pour résumer, ils jetaient le blâme sur les musulmans. Il semblerait que des organisations terroristes musulmanes dirigent un gouvernement non officiel dans l’État de Rakhine qui interdit aux gens de travailler.
Avez-vous recueilli des preuves qui vont en ce sens? Vous nous avez parlé des viols en bande, et c’est effectivement ce que d’autres observateurs ont signalé. Nous avons entendu parler de Rohingyas qui ont encore de la famille en Birmanie. Aucune émotion ne filtre quand ils racontent leur histoire; c’est comme si après avoir entendu tout ça, ils étaient devenus insensibles à la douleur. Nous avons rencontré des témoins qui nous racontaient : « Oui, mon oncle a été assassiné. » J’ai participé à un rassemblement à Toronto hier, et j’ai rencontré des gens qui parlaient de la façon dont les membres de leur famille avaient été tués comme on discute du temps qu’il fait.
Nous, sénateurs, avons le devoir d’écouter tous les témoignages avec objectivité et de les prendre en considération. Quelle est votre opinion du témoignage que vous venez d’entendre?
M. Smith : Je crois qu’une partie du témoignage de M. Zaw Wai Kyaw, malheureusement, correspond aux nombreuses choses qu’on peut entendre de certaines couches de la population au Myanmar. Je parle notamment de ces allégations concernant les fausses nouvelles.
Ce que j’ai remarqué au cours des derniers mois — même si le phénomène remonte à plus loin encore — c’est que la partialité est tellement forte chez certaines personnes au Myanmar qu’elles en sont même prêtes à défendre les actions des forces armées qui, depuis des années, commettent des crimes contre elles. C’est l’une des conséquences profondes, et l’une des conséquences particulièrement tragiques, de ce qui se passe actuellement dans l’État de Rakhine.
Certaines de leurs allégations sont clairement fausses. L’idée que la population des Rohingyas est en pleine explosion démographique est loin de la vérité. Le Ash Center de l’Université Harvard a récemment conclu que le taux de croissance démographique des musulmans dans le Nord de l’État de Rakhine avait augmenté au cours des années — donc, cette partie est vraie —, mais sans dépasser de quelque façon celui du reste de la population au Myanmar.
C’est le genre d’allégations qu’on entend. En outre, j’aimerais faire remarquer que lorsque des atrocités de masse et des génocides ont été commis dans d’autres régions du monde dans le passé, il y a aussi eu ces genres d’allégations selon lesquelles le taux de natalité chez les victimes était beaucoup trop élevé. Cela envoie un signal, et je trouve cela triste à entendre. Certaines des autres allégations avancées relativement à la loi sur la citoyenneté soulèvent leur lot de problèmes.
Le fait est qu’en vertu de la loi sur la citoyenneté de 1982, du moins jusqu’au 25 août, plus d’un million de Rohingyas ont effectivement perdu leur citoyenneté. Les faits sont étalés clairement devant nous, et si on regarde la loi un peu plus attentivement, on peut voir qu’elle a bel et bien été utilisée pour retirer leurs droits de citoyenneté à toute une population appartenant à une minorité ethnique et religieuse.
La sénatrice Ataullahjan : Vous avez dit qu’il s’agissait d’un génocide. Est-ce votre avis qu’un génocide a lieu en ce moment? Le fait que vous ayez utilisé le mot « génocide » ne m’a pas échappé.
M. Smith : Je ne crois pas qu’il serait déraisonnable de parler de génocide à l’heure actuelle. Je crois qu’il devrait y avoir une commission d’enquête internationale indépendante afin de déterminer précisément quels crimes internationaux ont été commis.
Cependant, je crois fortement que tous les éléments d’un génocide sont réunis ici. Je ne dirais pas qu’un génocide a lieu dans tout l’État de Rakhine, mais je dirais qu’il y a certaines personnes dans l’État de Rakhine actuellement qui agissent avec l’intention d’éliminer au moins une partie des Rohingyas, et je crois que ces personnes peuvent et doivent être forcées d’assumer la responsabilité de leur crime. Nous n’avons jamais vu une situation d’une telle gravité.
La sénatrice McPhedran : Merci beaucoup, monsieur Smith. Je suis contente de voir que vous avez pris en considération, essentiellement, les critères de la convention pour la prévention de génocide en partie dans votre réponse.
J’ai une question en deux volets à ce sujet. D’abord, sans préambule, quelles seraient, selon vous, les mesures les plus efficaces que la communauté internationale pourrait prendre pour réagir, compte tenu de l’information à notre disposition présentement.
Ensuite, pouvez-vous nous donner votre opinion sur le fait que ces crimes sont commis en toute impunité. Je veux savoir en particulier si, selon vous, il serait possible à l’heure actuelle de recueillir les preuves nécessaires qui nous permettraient de poursuivre le commandant en chef et ceux qui suivent ses ordres pour crimes contre l’humanité.
M. Smith : Présentement, la chose la plus importante que pourrait faire la communauté internationale serait de faire pression sur le gouvernement du Myanmar plus que jamais auparavant.
La sénatrice McPhedran : Parlez-vous de sanctions?
M. Smith : Je crois qu’il conviendrait d’envisager l’application de sanctions ciblées. Je dirais qu’un embargo sur les armes s’impose, mais il y a aussi d’autres moyens de pression diplomatiques qui peuvent être utilisés pour faire en sorte que le gouvernement permette aux travailleurs humanitaires de se rendre dans le Nord de l’État de Rakhine.
Les denrées alimentaires du Programme alimentaire mondial ne se rendent pas aux Rohingyas dans le Nord de l’État de Rakhine depuis juillet, soit un mois et demi avant le début des attaques. Selon le Programme alimentaire mondial, à ce moment, il y avait plus de 80 000 enfants de moins de cinq ans qui souffraient de malnutrition aiguë sévère. Les enfants et les autres personnes dans le Nord de l’État de Rakhine qui sont pris au piège là-bas et qui n’ont pas accès à la nourriture dont ils ont besoin risquent de mourir, alors que cela pourrait être évité. Il faut faire pression sur les autorités pour qu’elles autorisent l’accès… Je crois, à nouveau, que la prise de sanctions est appropriée.
Ce n’est pas la première fois que la communauté internationale s’est montrée incapable de mettre fin de façon efficace aux atrocités commises et de réparer les dégâts. C’est pourquoi je crois qu’il est nécessaire de faire pression sur les autorités d’une manière sans précédent.
Pour ce qui est de l’impunité avec laquelle les atrocités sont commises, je dirais qu’on a à présent épuisé toutes les solutions de portée nationale. Les autorités ont organisé plusieurs commissions qui avaient pour mandat d’examiner de façon approfondie les violations des droits de la personne. Essentiellement, il ne s’agissait que de tentatives pour exonérer les forces armées du Myanmar. Les autorités ont montré qu’elles n’avaient ni la volonté ni les moyens d’enquêter de façon appropriée sur ces crimes et de tenir les coupables responsables, et c’est pourquoi la communauté internationale devrait intervenir.
Les chefs militaires, comme Min Aung Hlaing, le commandant en chef, pourraient être accusés de crimes contre l’humanité et d’avoir commis des atrocités. Selon moi, une opération militaire de cette envergure suppose une certaine préparation. Pour qu’elle soit menée à bien, il faut investir des ressources considérables, autant financières que matérielles. C’est impossible d’organiser cela à l’improviste. Les chefs militaires devaient être au courant.
Si on pousse les choses plus loin, d’après ce que j’en sais, les poursuites relatives à ce genre de crimes internationaux s’appuient sur le fait que les chefs militaires — et dans certains cas, des simples soldats également — savaient que ces crimes étaient commis et n’ont pas essayé de les arrêter ou y ont également participé, d’une façon ou d’une autre. Avec ce que nous avons présentement, je ne crois pas qu’il serait très difficile de préparer une poursuite contre certains chefs militaires, y compris le commandant en chef.
La sénatrice McPhedran : Vous avez mentionné la mort d’enfants qui aurait pu être évitée. C’est devenu un autre critère dans la convention pour la prévention de génocide.
Monsieur Smith, quand êtes-vous allé au Myanmar pour la dernière fois?
M. Smith : J’étais à la frontière un peu de temps après les attaques. Le 25 août, j’étais à la frontière entre le Myanmar et le Bangladesh pendant environ 10 jours. Pendant cette période, j’ai parlé avec un certain nombre de personnes, et j’ai recueilli des témoignages exhaustifs de 51 survivants et témoins, y compris des hommes et des femmes rohingyas, des travailleurs humanitaires rohingyas qui avaient fui le pays ainsi que plusieurs membres de l’ARSA, le groupé armé rohingya.
La sénatrice McPhedran : Il est peut-être trop tôt pour que vous puissiez répondre à cette question, mais j’aimerais savoir si vous, en tant qu’expert, avez conclu qu’un génocide est en train de se produire?
M. Smith : Eh bien, je me répète, mais je crois qu’une mission d’enquête internationale devrait vraiment être envoyée pour faire la lumière sur la nature précise des crimes internationaux qui ont été commis, sur les auteurs de ces crimes et, ensuite, sur les vrais responsables de ces crimes en fonction des responsabilités du commandement.
Encore une fois, j’estime qu’il y a bel et bien des éléments du crime de génocide dans l’État de Rakhine. Il y a deux ans, un groupe de la faculté de droit de l’Université Yale a mené une étude et a conclu également à la présence d’éléments du crime de génocide à cet endroit. Je crois que cela illustre bien la gravité de la situation dans l’État de Rakhine qui dure depuis un certain moment.
La sénatrice Omidvar : J’ai deux questions pour vous. Cela concerne deux sujets différents, alors je demanderais au président de bien vouloir m’excuser de les poser toutes les deux.
Selon vous, monsieur Smith, se peut-il que le Canada finance de façon non intentionnelle la police birmane — du Myanmar — par l’intermédiaire de nos accords internationaux et de l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est? Se peut-il que le Canada ait contribué accidentellement à ce régime?
M. Smith : À dire vrai, je ne sais pas. Pour vous répondre, je devrais étudier davantage ce qui se fait du côté du gouvernement canadien. Je dirais toutefois qu’il serait préférable présentement pour les gouvernements de rompre leurs liens avec…
La sénatrice Omidvar : De suspendre leurs liens?
M. Smith : Oui, les suspendre.
La sénatrice Omidvar : Recommanderiez-vous au Canada d’interrompre tout financement direct ou indirect vers le Myanmar occasionné par des accords multilatéraux que nous avons conclus, du moins jusqu’à ce que des enquêtes internationales soient menées?
M. Smith : J’imagine que je devrais d’abord en apprendre davantage sur ces accords multilatéraux. S’il serait possible, de quelque façon que ce soit, qu’une relation ou une autre contribue dans une certaine mesure à ces violations horribles des droits de la personne, il faudrait certainement les examiner de très près, selon moi.
La sénatrice Omidvar : J’ai une question sur un autre sujet. Je parle à beaucoup de gens de la crise, des réfugiés, et les gens me demandent de leur expliquer, en gros, quelle est la différence entre la crise en Syrie qui a eu pour conséquence le déplacement d’un demi-million de personnes et celle-ci. Il n’est pas question ici de comparer des statistiques, parce qu’une seule vie a de la valeur, mais c’est pour mettre les choses en contexte. Selon votre opinion d’expert, de quelle façon les deux situations sont-elles différentes?
M. Smith : Je ne suis certainement pas un expert en ce qui concerne la situation en Syrie, mais je dirais que ce qu’il y a d’unique dans ce qui se passe actuellement et ce qui se passe depuis le 25 août en particulier, c’est la vitesse à laquelle les gens sont déplacés. C’est très inhabituel de voir un demi-million de personnes fuir leur pays en quelques semaines. Nous n’avons rien vu de tel depuis le génocide au Rwanda.
J’ai été consterné d’entendre le témoignage du témoin précédent. J’avais l’impression qu’il remettait en question la véracité du nombre de personnes qui avaient fui vers le Bangladesh.
S’il y en a qui doutent qu’autant de personnes se soient rendues au Bangladesh, nous les encourageons fortement à se rendre à la frontière et à voir de leurs propres yeux cette marée humaine en proie à une immense détresse.
Cela serait différent. Et un autre problème tient au fait que cette situation perdure depuis si longtemps. Les droits de la personne des collectivités rohingyas sont violés depuis des décennies: leur liberté de circulation est limitée, des restrictions touchent la naissance, et les gens n’avaient même pas le droit de réparer leur maison pendant un bon moment.
Le sénateur Ngo : Merci, monsieur Smith. Vous venez tout juste de mentionner que le gouvernement du Myanmar tente de blanchir les forces armées, qui, selon lui, ne seraient pas le principal responsable. Comment en êtes-vous venu à cette conclusion? Que pourrions-nous faire à l’égard des forces armées? Vous ne mentionnez pas les forces armées, mais nous savons que c’est de cela qu’il s’agit. Que fait-on de ces personnes?
M. Smith : Nous surveillons de très près depuis un certain temps la réaction du gouvernement à la situation dans l’État de Rakhine. Il y a quelques années, on parlait déjà ouvertement au Parlement du Myanmar de la possibilité de renforcer les restrictions visant les Rohingyas de l’État de Rakhine. Nous avons notamment entendu des représentants de l’armée du Myanmar et d’autres membres du Parlement birman parler très ouvertement de restrictions qui constituent des crimes contre l’humanité et qui visaient, entre autres, le contrôle des naissances.
En fait, la position du gouvernement sur certaines de ces questions est demeurée tout à fait transparente au fil des ans. Plus récemment, les commissions formées par le gouvernement ont examiné de plus près la situation. Une commission dirigée par le vice-président Myint Swe, ancien général de l’armée, a nié catégoriquement qu’il y avait un génocide ou un nettoyage ethnique, car selon ce dernier, il y avait des rizières dans des mosquées. Cela donne une idée de l’importance qu’accordent les autorités à la situation et de la méthodologie employée, et les faits à l’appui sont nombreux. Même les bureaux d’Aung San Suu Kyi ont nié que l’État est responsable de quelque acte répréhensible que ce soit.
Alors, pour ce qui est du sort de ces personnes, il faudrait qu’une enquête approfondie soit menée pour que les responsables de ces crimes soient débusqués. La communauté internationale devrait ne demander rien de moins que cela, et s’il y a des gens au Myanmar qui veulent établir les faits et que tout ce qu’on communique ce sont de fausses nouvelles, je crois qu’ils seraient les premiers à accueillir avec plaisir la tenue d’une enquête. Ce n’est pas ce que l’on voit, et c’est pourquoi il faut en faire davantage.
La sénatrice Martin : Je vous remercie de votre témoignage, monsieur Smith. J’essaie tant bien que mal de démêler les témoignages extrêmement bouleversants que nous entendons aujourd’hui, que ce soit au sujet des fausses nouvelles, du déni ou du génocide. Nous faisons face à une crise immense. J’essaie d’imaginer cette zone limitée avec une population croissante de plus de 500 000 âmes et les problèmes de sécurité qui l’entoure, car nous avons également entendu parler de mines antipersonnel. Si la zone n’est pas sécurisée, comment l’aide peut-elle se rendre aux personnes qui en ont besoin?
D’après vos observations sur le terrain et les faits que vous avez recueillis, pouvez-vous nous dire si l’aide se rend aux personnes qui en ont désespérément besoin? Que pouvons-nous faire pour venir en aide durant cette crise extrême et nous assurer que cette aide se rend aux personnes qui en ont le plus besoin?
M. Smith : Merci, madame la sénatrice. C’est un des principaux problèmes. Malheureusement, aucune aide ne se rend actuellement dans le Nord de l’État de Rakhine. D’après certaines sources, le gouvernement travaille dans le Nord…
Dans d’autres régions de l’État de Rakhine, plus de 120 000 Rohingyas sont confinés dans 38 camps d’internement situés dans huit cantons. Ces personnes sont victimes d’actes de violence semblables à ce que nous voyions en 2012. Le gouvernement les garde prisonniers dans des camps d’internement, où ils croupissent depuis 2012. Certains organismes parviennent à leur fournir de l’aide. Il y a des organismes qui travaillent avec le gouvernement pour la distribution de l’aide. Ils vivent des moments très difficiles. D’autres organismes sont présents. Partners Relief & Development est un organisme qui réussit à aider les personnes qui en ont besoin.
En ce moment, les besoins sont — je crois que tout ce que le Canada et les citoyens canadiens peuvent faire pour aider les organismes...
Le président : Merci. Nous perdons la communication, monsieur Smith, mais nous avons entendu clairement 30 minutes de témoignage. Nous laisserons la chance à Skype pendant deux autres minutes avant de passer à nos autres témoins. Sénatrice Martin, avez-vous quelque chose à ajouter?
La sénatrice Martin : Oui. Les problèmes de coordination doivent être immenses pour votre groupe et les autres.
Comment la coordination se fait-elle sur place et comment le Canada peut-il y contribuer? Le but ici n’est pas de prendre un rôle de coordonnateur, mais comment les interventions sont-elles coordonnées? Dans les circonstances, il doit être très difficile pour tous les groupes d’intervenir aussi efficacement qu’ils le voudraient.
M. Smith : Oui, vous avez raison, madame la sénatrice. Pendant un certain temps, le HCR des Nations Unies se chargeait de la coordination dans l’État de Rakhine.
Je dois dire que le leadership des Nations Unies au Myanmar a soulevé des préoccupations. Certains se plaignent du leadership des Nations Unies relativement à la situation dans l’État de Rakhine et d’autres régions du Myanmar, y compris la guerre dans l’État de Kachin qu’un autre témoin a mentionnée précédemment et où la violation des droits de la personne est grave et où l’aide ne parvient pas non plus aux personnes qui en ont besoin.
Le leadership de l’équipe des Nations Unies au Myanmar préoccupe; on parle de problèmes de coordination et, dans certains cas, d’un frein à la protection des droits de la personne. C’est inquiétant.
Une certaine coordination est nécessaire. Actuellement, je dirais que la situation est extrêmement urgente. D’après ce que nous disent certains de nos collègues et des membres de la collectivité qui ne sont pas dans le Nord de l’État de Rakhine, mais qui sont confinés dans des camps d’internement, il n’y a pas beaucoup d’aide, et nous craignons que le gouvernement n'empêche l’aide de se rendre à destination afin d’affaiblir encore davantage la population.
La sénatrice Ataullahjan : Des témoins ont mentionné précédemment que les moudjahidines sont au combat. Ce sont eux qui combattaient les Russes en Afghanistan. Qui arme les moudjahidines? Ont-ils des armes à feu, des bombes et des missiles? Qui les arme? Avez-vous recueilli des faits sur les activités des moudjahidines en Birmanie?
M. Smith : Je vous remercie. Votre question est excellente et elle est importante.
D’après notre compréhension de la situation, les personnes qui ont été recrutées par l’ARSA au cours des derniers mois ont reçu, dans certains cas, un bâton, un couteau et 20 000 kyats, soit environ 20 $ US, pour s’enrôler.
Je tiens également à mentionner qu’il y avait une campagne concertée d’intimidation et que des membres de l’ARSA — de petites cellules dans certains villages — intimidaient les Rohingyas pour les inciter à se joindre à eux. J’ai parlé à beaucoup de personnes qui ne voulaient absolument rien savoir de ce groupe armé.
En outre, ils ont leurs propres objectifs. Notre organisme, Fortify Rights, était parmi les premiers à analyser les vidéos de propagande de l’ARSA diffusées peu après les attaques du 9 octobre et a publié quelque chose à ce sujet. Ce qui est intéressant dans ces vidéos et ce qui distingue le groupe, c’est que ses objectifs touchent une corde sociopolitique. Il traite des droits de la personne. On l’accuse beaucoup de mener une sorte de djihad déguisé, voire une guerre sainte en bonne et due forme.
Ce n’est pas ce que disent les gens de l’extérieur. Ce n’est pas non plus ce que disent les dirigeants de l’ARSA. Je ne défends ce groupe d’aucune façon. Les dirigeants doivent être tenus responsables, mais il ne semble pas y avoir de motivations religieuses particulières.
La sénatrice Ataullahjan : Ce sont des terroristes armés de bâtons. Je vous remercie de la précision.
Le président : Je tiens à vous remercier, monsieur Smith, de votre témoignage et de ce que Fortify Rights accomplit pour faire parvenir l’information à nous et à d’autres intervenants ailleurs dans le monde. Votre témoignage est précieux. Merci au nom de tous les membres du comité.
Notre troisième groupe de la journée est composé de représentants d’Affaires mondiales Canada. Souhaitons la bienvenue à Don Bobiash, sous-ministre adjoint, Asie Pacifique, à Ian Burchett, directeur général, Asie du Sud-Est, à Stephen Salewicz, directeur général, Opérations de l’assistance humanitaire internationale, à Robert McDougall, directeur exécutif, Asie du Sud, et à François Lafrenière, directeur, Direction du développement pour le Myanmar et les Philippines.
Nous avons beaucoup de points à aborder. Nous disposons de 30 minutes, mais je vais essayer de prolonger cela à 45 minutes. Il y a beaucoup de questions. Vous avez peut-être entendu les témoignages précédents. Il est manifestement urgent de connaître la position du Canada sur cette situation.
Nous vous souhaitons la bienvenue, monsieur Bobiash. La parole est à vous pour les sept prochaines minutes.
Don Bobiash, sous-ministre adjoint, Asie Pacifique, Affaires mondiales Canada : Merci beaucoup, monsieur le président.
Monsieur le président, je vous remercie de l’occasion que vous me donnez de parler aujourd’hui de la crise qui sévit actuellement dans l’État de Rakhine au Myanmar et du rôle du Canada au Myanmar et au Bangladesh en réponse à cette tragédie inacceptable. Mes collègues et moi sommes ravis d’être ici pour discuter de la situation et répondre à vos questions.
Permettez-moi tout d’abord de souligner qu’Affaires mondiales Canada demeure profondément préoccupé par la crise actuelle touchant l’État de Rakhine. La violence et le déplacement, depuis le 25 août 2017, de plus de 500 000 Rohingyas au Bangladesh voisin, en date du 2 octobre, constituent la crise humanitaire et sécuritaire la plus critique qu’a connue la région depuis de nombreuses années.
[Français]
Comme certains d’entre vous le savent — et pour bien définir le contexte —, l’Armée de libération des Rohingyas de l’Arakan a lancé, le 25 août 2017, des attaques coordonnées contre 30 postes frontaliers, postes de police et casernes des forces de sécurité situés dans le nord de l’État de Rakhine.
L’intervention musclée des forces armées du Myanmar est à l’origine de la pire flambée de violence dans l’État de Rakhine au cours des dernières années, violence qui a forcé plus d’un demi-million de Rohingyas à fuir leur demeure pour trouver refuge au Bangladesh. Les événements qui se sont déroulés depuis le 25 août rappellent en tous points un épisode tragique antérieur à plus petite échelle, qui s’est produit pendant quelques mois à partir d’octobre 2016.
[Traduction]
Cet afflux de population récent au Bangladesh s’ajoute aux centaines de milliers de Rohingyas qui avaient déjà traversé la frontière au cours des dernières décennies. La situation actuelle des personnes déplacées au Bangladesh est très grave. Au cours des dernières semaines, ce sont en majeure partie des femmes et des enfants qui sont arrivés au Bangladesh. Jusqu’à 1 500 enfants sont nés au cours des 20 derniers jours dans les camps des Rohingyas au Bangladesh. Selon les forces armées du Myanmar, les actes de violence les plus récents dans l’État de Rakhine ont entraîné 500 décès, mais ce nombre serait beaucoup plus élevé selon d’autres estimations. C’est une tragédie.
Le moment choisi par l’ARSA pour mener des attaques n’était pas accidentel. La veille, le 24 août, la commission consultative sur l’État de Rakhine avait publié son rapport final. Cette commission a été créée au mois d’août 2016 par Aung San Suu Kyi, conseillère d’État du Myanmar, afin de recommander des mesures visant à améliorer les conditions dans l’État de Rakhine. C’est Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, qui en a été nommé président. Le Canada se réjouissait de l’approbation par le gouvernement du Myanmar des recommandations de cette commission.
[Français]
Les récentes attaques ne devraient pas être interprétées en vase clos. La récente tragédie fait partie d’un historique de violence plus vaste et complexe dans l’État de Rakhine.
Environ 3 millions de personnes vivent dans l’État de Rakhine; environ les deux tiers sont bouddhistes et appartiennent à la communauté ethnique rakhine. Le reste de la population est constitué essentiellement de diverses communautés musulmanes, la communauté des Rohingyas étant la plus importante. On y trouve aussi une petite communauté hindoue. Les Rohingyas ne sont pas officiellement reconnus comme un groupe ethnique national au Myanmar. À ce titre, ils ne bénéficient pas de la citoyenneté et, selon l’ONU, ils constituent la plus grande population apatride du monde.
[Traduction]
Au Myanmar, ils sont largement perçus comme des migrants économiques venus du Bangladesh et vus comme des « Bengalis illégaux ». Pendant des décennies, les Rohingyas ont souffert de discrimination systémique généralisée et de violations des droits de la personne. Les relations entre les Rohingyas et la communauté ethnique de Rakhine ont été longtemps tendues et ont souvent donné lieu à des actes de violence.
J’aimerais prendre quelques minutes pour parler de la réponse du Canada à cette crise.
Les droits de la personne ont toujours été au cœur du rôle du Canada au Myanmar. Nos efforts se sont particulièrement concentrés sur la promotion et la protection des droits des minorités ethniques et religieuses, en particulier ceux des Rohingyas.
Affaires mondiales Canada a été rapidement saisi par la crise la plus récente. Très tôt, le Canada a fermement condamné les attentats du 25 août. Nous avons à maintes reprises demandé aux forces armées du Myanmar de faire preuve de retenue, de protéger tous les civils et de mettre fin à la violence. Le Canada a exhorté à plusieurs reprises les autorités militaires et civiles du Myanmar à travailler ensemble et à prendre des mesures pour protéger les civils de la violence qui fait actuellement rage.
Le premier ministre a exprimé sa profonde inquiétude à l’égard de la situation qui sévit dans l’État de Rakhine pendant une conversation téléphonique avec la conseillère d’État, Aung San Suu Kyi, le 13 septembre. Au cours de l’appel, le premier ministre a souligné le besoin urgent pour les dirigeants militaires et civils du Myanmar d’agir avec détermination afin de mettre fin à la violence, de protéger les civils et de permettre un accès sans entrave aux représentants des Nations Unies et aux intervenants humanitaires internationaux.
À la suite de l’appel, le premier ministre a envoyé une lettre à la conseillère Aung San Suu Kyi le 18 septembre. Le premier ministre a déclaré que la résolution de cette crise relève clairement de son mandat et de celui des dirigeants militaires du Myanmar, y compris le commandant en chef, le généralissime Min Aung Hlaing, et a exhorté les autorités militaires et civiles à faire tout en leur pouvoir pour mettre immédiatement fin à la violence.
Le gouvernement du Canada a aussi travaillé en étroite collaboration avec les membres de la communauté internationale. Au cours des trois dernières semaines, la ministre des Affaires étrangères s’est entretenue avec bon nombre de ses homologues et de personnes influentes dans la région, y compris des représentants de la Norvège, de la Suède, du Bangladesh, de l’Allemagne, de l’Union européenne, des États-Unis, de la Turquie, de l’Indonésie et du Kuwait, de même qu’avec Kofi Annan. Durant sa discussion avec son homologue du Bangladesh, la ministre Freeland a remercié le gouvernement du Bangladesh d’avoir accueilli tous les arrivants cherchant à obtenir l’asile.
Le 16 septembre, la ministre Freeland a pris la parole à l’occasion d’un ralliement organisé par le Burma Task Force Canada à Toronto, soulignant l’importance que le gouvernement du Canada accorde à la crise qui sévit au Myanmar. Elle s’est faite l’écho des observations du haut-commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, selon lesquelles la situation dans l’État de Rakhine ressemble à un exemple classique de nettoyage ethnique. Le Canada a été l’un des premiers pays occidentaux à décrire la situation de façon aussi peu ambiguë en parlant de nettoyage ethnique.
La communauté internationale pose de nombreuses questions en vue de savoir si la crise au Myanmar équivaut à un génocide ou à des crimes contre l’humanité. Le critère juridique en droit international pour les crimes contre l’humanité, et en particulier le génocide, est élevé. Une décision légale à ce sujet serait prise par un tribunal dûment constitué.
Si un gouvernement souhaite qualifier une situation de génocide ou de crime contre l’humanité, cette évaluation devrait être basée sur des informations obtenues à partir de sources hautement crédibles et impartiales, comme un organisme de l’ONU, compte tenu de la gravité de l’allégation.
Le 18 septembre, la ministre Bibeau a assisté à un événement organisé par le Royaume-Uni en marge de l’AGNU et a pu communiquer les préoccupations du Canada au conseiller national en sécurité du Myanmar qui était présent.
La ministre Freeland a parlé au commandant en chef du Myanmar le samedi 30 septembre pour souligner les profondes préoccupations du Canada concernant la situation et souligner que les auteurs de violations des droits de l’homme doivent être tenus responsables.
Pour ce qui est de l’aide d’urgence fournie, le Canada a consenti une affectation initiale de 1 million de dollars en réponse aux besoins humanitaires croissants découlant de la violence dans l’État de Rakhine. Comme nous étions l’un des premiers donateurs internationaux ayant promis un soutien, nos fonds se sont avérés essentiels et ont permis à nos partenaires humanitaires d’accélérer rapidement leurs opérations existantes pour répondre à l’exode des Rohingyas.
Puisque le nombre de demandeurs d’asile a continué de dépasser toutes les prévisions, nous avons consenti une enveloppe supplémentaire de 2,55 millions de dollars le 15 septembre, ce qui porte notre contribution totale à la crise actuelle à 3,55 millions de dollars.
La ministre Bibeau a également publié une déclaration le 22 septembre indiquant les inquiétudes du Canada concernant les restrictions à l’accès humanitaire dans l’État de Rakhine et a appelé toutes les autorités militaires et civiles au Myanmar à faciliter le passage rapide et sans entrave des secours humanitaires.
Pour mettre l’aide totale en perspective, selon les rapports financiers de l’ONU, le Canada est actuellement le cinquième pays donateur en importance au chapitre de l’aide humanitaire au Bangladesh. En outre, depuis la création du Fonds central d’intervention d’urgence des Nations Unies en 2006, le Canada est le cinquième donateur en importance au Fonds, qui a affecté 7 millions de dollars américains à la crise au début de septembre.
Plus tôt cette année, le Canada a accordé une aide humanitaire de 5,63 millions de dollars à ses partenaires au Myanmar et au Bangladesh afin de répondre surtout aux besoins des Rohingyas. Ainsi, l’aide humanitaire totale du Canada aux personnes touchées par la crise au Myanmar et au Bangladesh s’élève maintenant à plus de 9 millions de dollars cette année.
Le Canada répond aux besoins des personnes touchées par la crise au Bangladesh et au Myanmar, y compris à ceux des Rohingyas, depuis plusieurs années, grâce à notre enveloppe d’aide humanitaire annuelle. Nous sommes prêts à en faire plus, dans la mesure du possible et s’il y a lieu, à la lumière de la situation sur le terrain.
Les efforts de développement actuels du Canada visent à soutenir le Myanmar dans son développement démocratique, sa bonne gouvernance et sa capacité à assurer la prospérité et le bien-être de son peuple, y compris ses nombreux groupes ethniques minoritaires, les femmes, les pauvres des régions rurales et les jeunes. Par exemple, le Canada appuie les Associés de développement économique mennonite pour accroître l’accès au crédit, les intrants, les liens entre les marchés et les nouvelles technologies pour les femmes et œuvre auprès de plus de 25 000 femmes pauvres des régions rurales pour qu’elles deviennent des intervenantes et des leaders économiques essentielles dans leurs collectivités.
Le Canada soutient également Inter Pares, qui travaille avec plus de 40 partenaires locaux pour stimuler le développement démocratique inclusif en favorisant l’engagement des citoyens, en approfondissant la confiance et la compréhension des systèmes démocratiques et en renforçant la capacité des collectivités à participer à leur propre développement. Nous pourrons nous pencher davantage sur nos programmes d’aide bilatérale au Myanmar, si vous le voulez.
À l’heure actuelle, les principales priorités consistent à mettre fin à la violence et à veiller à ce que l’aide humanitaire parvienne à ceux et celles qui en ont instamment besoin, et c’est ce qu’Affaires mondiales s’emploie activement à faire en ce moment. Parallèlement, il est essentiel de ne pas perdre de vue la situation à moyen terme si nous voulons que le cycle de la violence prenne fin. Il faudra donc se pencher sur les options visant à assurer la paix, la stabilité, la réconciliation et le développement durable dans l’État de Rakhine.
Les recommandations de la commission dirigée par Kofi Annan fournissent des propositions pratiques et judicieuses pour s’attaquer aux causes profondes de la violence actuelle. Le Canada appuie pleinement ces recommandations et attend avec impatience la mise en œuvre de la feuille de route actuellement élaborée par le gouvernement du Myanmar.
Entretemps, nous nous penchons activement sur des moyens de soutenir les groupes vulnérables dans l’État de Rakhine, d’assurer l’autonomisation des femmes et des filles qui sont particulièrement à risque et de promouvoir l’égalité entre les sexes, conformément à la Politique d’aide internationale féministe du Canada. Nous tenons fermement à l’établissement d’une mission d’enquête indépendante internationale sur les allégations de violations des droits de la personne au Myanmar, en particulier dans l’État de Rakhine, mandatée par le Conseil des droits de l’homme. Le Canada a exhorté le gouvernement du Myanmar à lui accorder un accès complet et sans entrave. L’État de Rakhine reste en grande partie fermé, et il est essentiel que la vérité sur les récents événements puisse être divulguée. C’est une question de justice et de responsabilisation des plus essentielles.
De toute évidence, comme en témoigne la crise actuelle dans l’État de Rakhine, il y a encore beaucoup à faire pour inverser plus de 50 années de dictature militaire brutale, mettre fin à des décennies de guerre civile et assurer la protection des droits fondamentaux de toute la population du Myanmar.
Compte tenu de la situation actuelle dans l’État de Rakhine, il est facile d’oublier que des progrès en matière de démocratisation ont été réalisés au Myanmar dans de nombreux domaines au cours des dernières années, notamment l’élection de son premier gouvernement civil en plus de cinq décennies. Nous devons toutefois garder à l’esprit que même si le gouvernement civil actuel a été élu, les militaires continuent d’exercer des pouvoirs indépendants dans le cadre de la constitution du pays. C’est non pas le gouvernement civil, mais bien l’armée qui devrait être tenue responsable de la crise actuelle.
À ce moment critique, nous devons nous rappeler qu’il est dans l’intérêt du Canada, et plus largement du monde, que la transition démocratique du Myanmar soit maintenue et renforcée. Aujourd’hui, j’ai souligné la réponse du gouvernement du Canada à la crise au Myanmar et j’aimerais assurer au comité que le gouvernement continuera de répondre à cette situation internationale tragique.
J’aimerais vous lire un court rapport sur la visite de diplomates canadiens, dont l’ambassadrice du Canada au Myanmar, dans le Nord de l’État de Rakhine. Le voici:
Sur invitation du gouvernement du Myanmar, nous avons visité le Nord de l’État de Rakhine aujourd’hui. Nous nous sommes rendus dans plusieurs villages dans les districts de Maungdaw et de Rathedaung et nous avons rencontré diverses collectivités locales. Cette initiative du gouvernement du Myanmar nous a permis de montrer notre soutien envers les nombreuses personnes de toutes les collectivités dans le Nord de l’État de Rakhine qui ont souffert et qui ressentent encore une grande insécurité. Nous condamnons, une fois de plus, les attaques perpétrées par l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan, le 25 août, et nous réitérons notre profonde préoccupation à l’égard de la violence et des déplacements massifs survenus depuis ces attaques.
Cette visite ne constituait pas une mission d’enquête et n’aurait pas pu l’être dans les circonstances. L’enquête sur les allégations de violations des droits de la personne doit être menée par des experts. Nous voyons d’un bon œil l’engagement de la Conseillère spéciale à se pencher sur les violations des droits de la personne conformément à des normes strictes de justice et nous exhortons, une fois de plus, les autorités du Myanmar à mener une enquête exhaustive sur les allégations de violations des droits de la personne et à entamer des poursuites contre les responsables.
Nous les pressons également de permettre à la Mission d’enquête des Nations Unies de visiter l’État de Rakhine. Nous avons vu des villages réduits en cendres et vidés de leurs habitants. La violence doit cesser. Les forces de sécurité ont l’obligation de protéger tous les habitants de l’État de Rakhine, et ce, sans discrimination, et de prendre des mesures pour empêcher les incendies criminels.
Nous saluons la déclaration de la Conseillère d’État qui indiquait qu’on avait demandé aux forces de sécurité de respecter scrupuleusement un code de conduite, de faire preuve de retenue et de prendre toutes les mesures nécessaires pour éviter de causer des dommages collatéraux et d’infliger des souffrances aux civils innocents. Nous encourageons le gouvernement du Myanmar à agir rapidement pour permettre aux centaines de milliers de réfugiés qui ont fui vers le Bangladesh de retourner dans leurs lieux d’origine de manière volontaire, dans la dignité et en toute sécurité.
Nous avons constaté, durant notre visite, le besoin humanitaire urgent. Nous réclamons, une fois de plus, l’accès humanitaire sans entrave dans le Nord de l’État de Rakhine et le rétablissement des services vitaux sans discrimination dans l’ensemble de l’État.
Nous nous réjouissons de l’accès déjà accordé aux médias, mais nous demandons, encore une fois, que les journalistes aient un accès complet et sans entrave au Nord de l’État de Rakhine.
Nous avons insisté auprès du gouvernement d’État et d’Union et des autorités locales dans l’État de Rakhine sur le fait que les personnes que nous avons vues durant cette visite ne doivent pas être victimes de représailles, telles des attaques physiques ou des arrestations arbitraires, et qu’elles doivent être protégées contre de tels actes.
Je vais écourter la déclaration.
Nous espérons sincèrement que notre visite n’est qu’une première étape vers l’ouverture pressante de l’accès pour tous, y compris aux médias, à toutes les parties du nord de l’État de Rakhine.
La déclaration est signée par notre ambassadrice, Karen MacArthur, et d’autres diplomates étrangers.
Le président : Merci de nous l’avoir communiquée. Nous avons environ 25 minutes. Est-ce qu’un représentant d’Affaires mondiales Canada pourrait nous fournir une copie de la lettre du premier ministre du 18 septembre à l’attention d’Aung San Suu Kyi? Nous l’avons vue dans les médias, mais est-il possible d’en obtenir une copie?
M. Bobiash : Nous pouvons faire cela.
La sénatrice Ataullahjan : Je vous remercie de votre témoignage. Vous avez mentionné que le gouvernement du Canada a demandé au gouvernement du Myanmar de faire preuve de retenue. Écoute-t-il? Les faits démontrent-ils une telle retenue?
M. Bobiash : Seul le temps nous le dira, mais le premier ministre lui-même et la ministre des Affaires étrangères ont communiqué à de nombreuses reprises avec leurs homologues birmans. Le dernier échange a eu lieu ce samedi entre notre ministre des Affaires étrangères et le commandant en chef, Min Aung Hlaing, qui ont eu l’occasion de discuter par téléphone des prochaines mesures à prendre. Notre ministre a soulevé certains points du rapport rédigé sous la direction de Kofi Annan, en a discuté en profondeur et a surtout abordé les prochaines étapes de ces recommandations. Elle a réitéré au commandant en chef le fait qu’il faut mettre en lumière les responsables des violations de droits de l’homme et que les réfugiés doivent recevoir l’aide humanitaire lorsqu’ils en ont besoin.
La sénatrice Ataullahjan : Les représentants du gouvernement n’ont-ils pas rejeté le rapport rédigé sous la direction de Kofi Annan? Le porte-parole du bureau du président n’a-t-il pas affirmé le 10 juillet que la commission Annan est un bon écran pour le gouvernement?
L’objectif était de gagner du temps pendant qu’on faisait disparaître complètement les Rohingyas. C’est ce que nous avons entendu. N’est-il pas vrai que le gouvernement n’a rien voulu faire et qu’il a rejeté toutes les propositions?
M. Bobiash : Il est important de ne pas trop généraliser. Plusieurs membres du gouvernement, y compris le général en chef et Aung San Suu Kyi, se sont dits en faveur du rapport et attendent la suite. Je ne peux rien dire d’autre sur des commentaires personnels à ce sujet.
La sénatrice Ataullahjan : Quand Aung San Suu Kyi est venue au Canada, au début du printemps ou cet été, Zaw Htay, son porte-parole dans ce dossier… Si je le sais, c’est que, pendant le repas, j’ai demandé à qui je pouvais m’adresser si j’avais des questions sur les Rohingyas, et on m’a dit qu’il était la meilleure personne à qui les poser.
Pourquoi cette hésitation? La ministre des Affaires étrangères a déclaré que cela avait « l’apparence d’un nettoyage ethnique ». Un tas de gens m’en ont parlé. J’étais à un grand rassemblement, hier, et des gens me demandaient: « Pourquoi dit-on que cela a « l’apparence »? Pourquoi ne pas appeler un chat un chat? »
M. Bobiash : Je crois qu’elle a utilisé l’expression « nettoyage ethnique » sans faire de détour, dans d’autres contextes et pour d’autres communications; c’est pourquoi je ne crois pas qu’on puisse vraiment parler d’« apparence ».
La sénatrice Ataullahjan : Depuis ce rassemblement, quand elle a pris la parole à Toronto, elle a encore parlé de « nettoyage ethnique »?
M. Bobiash : C’est bien ce que j’ai compris, oui.
Le sénateur Ngo : Merci, monsieur Bobiash. Un paragraphe de votre exposé m’a beaucoup troublé. Vous dites que l’ARSA n’a pas choisi par hasard le moment de son attaque: elle a attendu que le gouvernement du Myanmar ait accepté les recommandations de la commission.
Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste la différence entre la situation actuelle et les violations des droits de la personne qu’ont subies les Rohingyas avant la publication des recommandations du rapport final, donc avant l’attaque menée le 25 août?
Ian Burchett, directeur général, Asie du Sud-Est, Affaires mondiales Canada : Merci beaucoup de poser la question. Selon les données réunies, le groupe était extrêmement bien organisé lorsqu’il s’en est pris à des postes de police et à d’autres figures de pouvoir après le dépôt du rapport. Par la suite, l’armée a décidé de son propre chef de renforcer la sécurité dans l’État de Rakhine. C’est très préoccupant pour le Canada et pour d’autres pays, étant donné l’usage de la force et l’ampleur de la force qui a été déployée après ces attaques.
Et voilà le dossier que nous continuons de suivre; nous voulons nous assurer que les violations des droits de la personne et la violence cessent immédiatement et que tous ceux qui ont subi cette violence reçoivent une aide humanitaire appropriée et sont autorisés à retourner chez eux, dans l’État de Rakhine.
Le sénateur Ngo : Merci de cette réponse. Le témoin précédent, M. Smith, a dit que les attaquants s’étaient servis de bâtons, de matraques, de couteaux, et cetera. Comment peuvent-ils avoir causé de si lourdes pertes dans les divers postes et au commandement de l’armée… après tout, ils n’étaient armés que de bâtons et de couteaux, entre autres?
M. Burchett : Exactement. L’ampleur de la réaction de l’armée préoccupe énormément le Canada. Notre ministre de même que le premier ministre l’ont tous deux souligné à Aung San Suu Kyi. Récemment, en fin de semaine, la ministre a discuté avec le commandant militaire et lui a fait part de ses préoccupations relativement aux violations des droits de la personne et au recours à la force, disant qu’il fallait que les coupables soient traduits en justice. C’est de cela qu’elle a parlé au commandant militaire. Notre premier ministre a également indiqué à Aung San Suu Kyi qu’il fallait qu’une mission de recherche de faits soit autorisée à se rendre dans l’État de Rakhine pour faire la lumière sur ce qui s’est passé et mieux comprendre les cas de violation des droits de la personne et le recours à une violence abusive contre les Rohingyas.
Le sénateur Ngo : À quel moment du conflit le Canada va-t-il prendre des sanctions contre le commandement militaire et les unités militaires qui commettent ces atrocités?
M. Burchett : Les sanctions imposées au Myanmar sont toujours en vigueur aujourd’hui. Le Règlement sur les mesures économiques spéciales de la Birmanie est entré en vigueur le 13 décembre 2007 et est toujours en vigueur. Parmi ces mesures, mentionnons le gel des avoirs au Canada de tout ressortissant désigné du Myanmar lié à l’État du Myanmar, ainsi qu’un embargo sur les armes, qui interdit l’exportation et l’importation d’armes au Myanmar. Nos mesures de contrôle des exportations sont des plus sévères. Ces mesures de contrôle sont appliquées; les règlements et les sanctions n’ont pas changé depuis bien avant les attaques du 25 août.
La sénatrice McPhedran : Merci beaucoup, messieurs, de vous être présentés. J’aimerais revenir sur un commentaire que vous a adressé le sénateur Ngo. Pourriez-vous nous confirmer que le Canada n’expédie aucune arme vers le Myanmar?
M. Bobiash : Oui, je peux le confirmer.
La sénatrice McPhedran : Pouvez-vous nous confirmer que le Canada n’envoie pas d’argent à des sociétés liées à l’armée du Myanmar, en particulier la Myanmar Economic Corporation et la Myanmar Economic Holdings Limited?
M. Bobiash : Oui, je peux le confirmer. Nous pourrions vous donner une liste des entreprises et des institutions visées par ces sanctions, si vous le désirez.
La sénatrice McPhedran : Merci.
La sénatrice Omidvar : Nous sommes tous sur la même longueur d’onde. Pourriez-vous nous confirmer que le Canada — même sans en avoir l’intention, éventuellement — ne finance pas la formation des policiers du Myanmar, qui pourraient servir à d’autres fins que celles que nous avions imaginées en finançant l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est?
M. Bobiash : Oui, nous pouvons le confirmer.
La sénatrice Pate : Dans le même ordre d’idées, quelles recommandations présenteriez-vous à la ministre et au gouvernement canadien quant aux mesures prioritaires à prendre dans le but de mettre un terme aux problèmes que vivent les Rohingyas?
M. Bobiash : Notre priorité, dans l’immédiat, c’est de nous assurer que les victimes de ce conflit puissent recevoir une aide humanitaire; c’est un besoin urgent des deux côtés de la frontière, au Bangladesh comme au Myanmar. Nous devons poursuivre le dialogue et faire pression sur les dirigeants du pays, de façon qu’ils agissent de manière responsable. Notre ministre continuera à travailler en étroite collaboration avec les gouvernements des pays alliés, la communauté internationale et le système multilatéral pour que ces souhaits se réalisent.
La sénatrice Pate : Et en outre, est-ce que l’une de vos recommandations est conforme à certaines des recommandations présentées dans le but de retirer à la dirigeante sa citoyenneté honorifique?
M. Bobiash : Je ne veux pas m’avancer sur la question de la révocation de sa citoyenneté, mais, lorsqu’ils ont discuté avec Aung San Suu Kyi, le premier ministre et la ministre des Affaires étrangères n’ont pas pris de détour lorsqu’il était question de responsabilité personnelle et de leadership dans ce dossier.
Le président : Merci beaucoup. Nous allons faire un deuxième tour de table. Il nous reste environ 10 minutes.
La sénatrice Ataullahjan : Lorsque Aung San Suu Kyi est venue en visite au début du mois de juin, le premier ministre a annoncé une aide de 8,8 millions de dollars pour les œuvres humanitaires et la promotion de la paix et de la stabilité. Cette contribution devait servir à protéger les droits de la personne et à promouvoir la participation des femmes au processus de pacification national. Est-ce que l’argent s’est rendu à destination? Notre premier ministre a été très clair. Il a parlé d’encourager « un processus de paix inclusif qui respecte les droits de la personne et répond au besoin de toute la population du Myanmar, en particulier les groupes généralement vulnérables comme les membres de minorités ethniques et religieuses, les femmes et les enfants ».
Étant donné tout ce qui s’est passé depuis cette date, y a-t-il eu des changements?
Depuis 2013, le Canada a versé près de 95 millions de dollars au gouvernement sous forme d’aide au développement. Pensez-vous qu’il serait temps pour nous de cesser de donner de l’argent à ce pays jusqu’à ce qu’il commence à respecter la vie de tous ses citoyens?
M. Bobiash : Je vais demander à notre expert de l’aide internationale et de l’aide humanitaire, M. Salewicz, de vous répondre en donnant plus de détails. Mais avant qu’il ne prenne la parole, j’aimerais dire que le gouvernement du Canada ne verse pas son aide au développement directement au gouvernement du Myanmar. Nous travaillons presque exclusivement avec des organismes internationaux et des ONG.
Ensuite, le contexte du développement est important. Le Myanmar est l’un des pays les plus pauvres du monde, et l’État de Rakhine est l’un des plus pauvres de ce pays. C’est pour cette raison que l’aide fournie par le truchement du système multilatéral est plus importante, probablement, qu’elle le serait dans la plupart des pays en voie de développement. C’est la raison pour laquelle une bonne partie de notre aide, en particulier l’aide d’urgence, est fournie par le truchement du système des Nations Unies. Je vais demander à M. Salewicz de donner plus d’information sur le contexte.
Stephen Salewicz, directeur général, Opérations de l’assistance humanitaire internationale, Affaires mondiales Canada : Je vais répondre à votre question en ce qui a trait à l’assistance humanitaire. Comme M. Bobiash l’a indiqué, nous travaillons avec des partenaires d’expérience — la Croix-Rouge, des ONG internationales, les Nations Unies — déjà présents sur le terrain. Nous ne versons pas d’argent au gouvernement du Myanmar. Nous fournissons de l’aide en fonction des besoins et nous ciblons les populations les plus vulnérables du pays. Ces dernières années, depuis les violences de 2012, la plus grande partie de notre aide était destinée à l’État de Rakhine et aux partenaires qui travaillent dans cette région, notamment le Programme alimentaire mondial, le Comité international de la Croix-Rouge, l’UNICEF et aussi un certain nombre d’ONG. Ces organismes cherchent à combler les besoins fondamentaux de la population de la région, c’est-à-dire le logement, la nourriture, l’eau et l’hygiène.
Le défi actuel, dans le Nord de l’État de Rakhine, c’est l’accès; les défis que doivent relever nos organisations nous préoccupent beaucoup. Comme M. Bobiash l’a indiqué, nous avons clamé haut et fort que nos partenaires devaient avoir accès à cette région pour y travailler.
Notre aide est également adaptée à la situation qui suit les déplacements de la population vers le Bangladesh. Nous avions lancé un programme avant même les déplacements actuels de la population, en réponse aux événements violents et aux mouvements de population précédents vers le Bangladesh. De cette manière, nous avons pu verser un financement immédiatement. Notre aide est déjà réelle, sur le terrain, et nous avons pu réagir, au Bangladesh, quand la violence s’est déchaînée de nouveau.
Par la suite, nous avons versé une aide supplémentaire au Bangladesh tout en travaillant dans l’État de Rakhine, sachant bien, évidemment, que la partie nord de cet État est très difficile d’accès, comme vous l’ont dit d’autres témoins, et les partenaires ont de la difficulté à y faire leur travail. Les possibilités d’intervention sont donc très limitées, dans cette région.
Le président : Est-ce que j’ai raté quelque chose? Quand il se produit des événements comme ceux-ci, l’Équipe d’intervention en cas de catastrophe existe et peut se rendre pour assurer un accès à l’eau, et ainsi de suite. A-t-on parlé d’y envoyer cette équipe? Le temps passe.
M. Bobiash : Oui, c’est une très bonne question. En général, cette équipe d’intervention est déployée après une catastrophe naturelle, par exemple un tremblement de terre ou un tsunami, et cetera. Ensuite, nous ne dépêchons habituellement cette équipe que dans le cas où le gouvernement du pays touché le demande, et la situation ne répond à aucun de ces deux critères, ici.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Ngo : Merci beaucoup. Monsieur Bobiash, vous avez dit souhaiter que les dirigeants du Myanmar dialoguent avec les dirigeants de notre pays. Nous savons que, de manière générale, Aung San Suu Kyi ne contrôle pas l’armée et que, en matière de sécurité, c’est l’armée qui exerce tous les pouvoirs. Comment pourrait-elle dialoguer avec une armée qui ne rend de comptes à personne?
M. Bobiash : Eh bien, je crois que, évidemment, c’est l’un des défis auxquels elle fait face. Elle doit bien sûr faire appel à son jugement et elle a beaucoup de décisions difficiles à prendre quant à son image, car elle défend bien sûr un Myanmar démocratique et ses relations avec l’armée, laquelle, comme vous l’avez dit, contrôle toutes les questions de sécurité intérieure. C’est dans la constitution, en fait. Je ne peux pas m’exprimer en son nom, mais elle a de très difficiles décisions à prendre.
Le sénateur Ngo : Est-ce que les milieux diplomatiques canadiens font pression pour encourager le gouvernement du Myanmar à modifier sa constitution de façon que le gouvernement ou les soi-disant dirigeants du gouvernement puissent exercer un contrôle sur l’armée?
M. Bobiash : C’est une question très intéressante. En fait, nous sommes en train d’exécuter un projet d’aide au développement d’une valeur de quelque 5,1 millions de dollars qui a pour thème la gouvernance, et nous essayons d’aider le gouvernement en lui offrant de la formation et en lui faisant connaître des principes canadiens comme le fédéralisme.
En fait, une délégation du Myanmar est venue au Canada, il y a quelques mois, dans le cadre de ce programme. Alors, oui, nous essayons d’influer sur l’évolution du gouvernement grâce à des projets d’aide au développement de ce type, et nous pensons pouvoir lui donner de bons renseignements.
Le sénateur Ngo : Puisque vous parlez de la visite de cette délégation du Myanmar au Canada, en juin, est-ce que le gouvernement a abordé la question des réfugiés rohingyas en présence des militaires?
M. Bobiash : Je sais que le premier ministre en a parlé avec Aung San Suu Kyi, qui faisait partie de la délégation.
Le sénateur Ngo : Merci.
La sénatrice McPhedran : Nous savons tous que le Canada a fait preuve de leadership et a fait adopter la Convention d’Ottawa sur l’interdiction des mines antipersonnel. Pouvez-vous nous confirmer que l’armée du Myanmar a posé des mines antipersonnel le long de la frontière entre le Myanmar et le Bangladesh?
M. Bobiash : Nous savons que c’est ce que disent les autorités du Bangladesh, qui accusent le gouvernement du Myanmar de se servir de mines antipersonnel, mais nous n’avons pas pu nous-mêmes recueillir de preuve confirmant ou infirmant la situation.
La sénatrice Omidvar : J’aimerais parler d’une proposition, une solution présentée par la première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, qui demandait la création de zones de sécurité, au Myanmar, sous la supervision des Nations Unies. Est-ce que le gouvernement du Canada a fait connaître cette proposition lorsqu’il a discuté avec le Myanmar?
M. Bobiash : Le Canada et la plupart des gouvernements qui partagent ses idées sont contre la création de zones de sécurité. C’est parce que nous ne croyons pas que, à long terme, elles protègent les intérêts du peuple. Les zones de sécurité tendent à se transformer en ghettos, et les conditions de vie tendent à se détériorer, dans ces zones, avec le temps. D’une certaine façon, créer de telles zones, c’est un peu fuir ses responsabilités.
Le président : Merci beaucoup. Nous vous remercions, messieurs, de votre présence ici aujourd’hui. Vous nous avez éclairés en nous présentant des faits nouveaux, et je crois que c’est extrêmement important.
Le sénateur Ngo a quelque chose à ajouter.
Le sénateur Ngo : Oui. M. Bobiash a parlé de la visite de la délégation diplomatique à Rakhine et de son rapport. Pourrions-nous obtenir ce rapport?
M. Bobiash : Oui.
Le président : Merci. Je sais que vous avez dû faire les choses rapidement, mais vous avez réuni une équipe très talentueuse. Nous tenons à la remercier.
Mesdames et messieurs, j’ai le plaisir de vous présenter notre dernier témoin de la journée, Jean-Nicolas Beuze, représentant du HCR au Canada, Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
Monsieur Beuze, je ne sais pas combien de témoignages vous avez entendus aujourd’hui. Certains d’entre eux étaient incroyablement bouleversants, pleins d’émotions. Nous nous efforçons de digérer tout cela. Nous avons tout entendu, des fausses nouvelles jusqu’aux vraies, et nous avons écouté le résumé des mesures que prend le Canada que nous ont fait nos fonctionnaires. Nous aimerions bien sûr avoir votre opinion. Vous avez 30 minutes. Je suis désolé que ce soit si court, mais voilà, notre temps est compté. Vous avez la parole, monsieur. Merci de vous être présenté.
Jean-Nicolas Beuze, représentant du HCR au Canada, Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés : Merci beaucoup, monsieur le président. Je suis bien heureux de me retrouver ici avec un certain nombre de mes amis sénateurs.
Je représente le Haut-Commissariat pour les réfugiés, ici, au Canada, et j’aimerais d’abord faire le point sur la situation au Bangladesh, qui est, à l’heure où on se parle, notre principale priorité.
Comme vous le savez, depuis le 25 août, nous avons reçu près d’un demi-million de Rohingyas qui ont traversé la frontière du Bangladesh. Pour vous donner une meilleure idée du nombre, il peut y avoir jusqu’à 20 000 personnes qui traversent la frontière en une seule journée, et c’est ainsi tous les jours.
On nous a dit que les réfugiés avaient marché pendant parfois 10 jours sous la pluie et malgré le froid, ce qui se traduit pour les enfants et les personnes âgées par de nombreux problèmes de santé à leur arrivée au Bangladesh. Nous savons qu’un certain nombre de réfugiés ont eu recours à des passeurs, pour traverser le fleuve. Ça leur aura coûté jusqu’à 125 $ pour passer au Bangladesh, et, étant donné leurs ressources réduites, ils n’ont plus les moyens, une fois rendus au Bangladesh, d’assurer leur propre survie.
Comme vous le savez, ce demi-million de réfugiés s’ajoute aux 30 000 réfugiés déjà hébergés en majorité dans les deux camps officiels du Bangladesh, Kutupalong et Nayapara, qui se trouvent tous deux dans le district de Cox’s Bazar. Les nouveaux venus s’ajoutent donc aux 30 000 personnes qui résident déjà dans ces deux camps, mais les autorités du Bangladesh ont évalué qu’il se trouve déjà sur leur territoire de 200 000 à 500 000 Rohingyas non enregistrés, que nous n’avons pas pu enregistrer et qui se trouvent au Bangladesh sans aucun document.
Vous vous souviendrez que, en octobre 2016, il y avait déjà dans l’État de Rakhine des opérations militaires qui avaient entraîné le déplacement de 75 000 personnes vers le Bangladesh.
Le haut-commissaire, Filippo Grandi, se trouvait au Bangladesh la fin de semaine dernière. Je vais le citer, tout simplement, pour décrire la situation que des témoins précédents vous ont déjà décrite. Le haut-commissaire a déclaré que les gens qu’il avait rencontrés étaient profondément traumatisés et que, même s’ils avaient trouvé refuge au Bangladesh, ils étaient quand même aux prises avec d’énormes problèmes.
Ce n’est pas le but de la présente réunion, mais nous avons demandé au Haut-Commissariat, l’organisme responsable de notre intervention au Bangladesh, puisque ces gens doivent être considérés comme des réfugiés, une somme de 83 millions de dollars, jusqu’en février, pour répondre aux besoins de toute la population affectée, et nous n’avons pas reçu même 20 p. 100 de cette somme. Ce sont des efforts que la communauté internationale doit faire pour nous permettre d’aider les réfugiés rohingyas.
Le haut-commissaire a parlé des horreurs inimaginables que les Rohingyas lui ont décrites, des villages entiers brûlés, des familles assassinées d’une balle ou à coups de hache, des femmes et des filles brutalisées. Nous savons qu’on a fait état de nombreux cas de violence sexuelle ou fondés sur le genre. Nous avons accueilli un certain nombre d’enfants non accompagnés qui ont été séparés de leur famille pendant leur fuite ou quand ils ont traversé, et tout cela fait partie des interventions que nous effectuons actuellement au Bangladesh afin de sauver des vies.
Nous avons pu envoyer quatre avions pour assurer l’aide d’urgence. Nous espérons pouvoir en envoyer trois autres en octobre.
Je peux toutefois vous faire entrevoir une lueur d’espoir : avant ce nouvel afflux de migrants, nous ne pouvions pas enregistrer les réfugiés rohingyas au Bangladesh. Cette nouvelle vague a décidé les autorités du Bangladesh à demander au Haut-Commissariat pour les réfugiés de les aider à inscrire les réfugiés en consignant leurs données biométriques, ce qui est très important, puisque, comme vous le savez, les Rohingyas sont apatrides et ils auront toutes les difficultés du monde à prouver leur lien avec le Myanmar lorsqu’ils souhaiteront réintégrer leur maison, leur village. Nous avons déjà entendu dire que les réfugiés avaient l’intention de retourner au Myanmar dès qu’il leur sera possible de faire ce voyage en toute sécurité et de leur propre chef.
Il est important, ici, de féliciter le gouvernement du Bangladesh, qui a gardé ses frontières ouvertes. Nous gardons l’œil sur d’autres pays de la région, l’Inde et la Thaïlande, en particulier, qui ont déjà exprimé leur intention de fermer leurs frontières si des Rohingyas y abordaient.
Nous saluons bien bas Sheikh Hasina, qui a pris la décision de garder les frontières ouvertes.
Quant aux problèmes que nous observons, il y a l’eau, l’hygiène et la nourriture, mais il est extrêmement important d’avoir un toit, puisque sans un toit, les gens ne sont pas protégés contre les éléments, et leur santé en est bien sûr éminemment menacée. Nous observons surtout des problèmes respiratoires, des cas de diarrhée et de maladies de la peau. Vous l’avez vu, nous ignorons ce qui se passe en réalité de l’autre côté. Donc, du côté du Myanmar, il se peut que des gens cherchent à gagner le Bangladesh, mais se retrouvent pris dans le conflit, incapables de traverser, et nous savons qu’il y aurait encore 250 000 Rohingyas, au centre de l’État de Rakhine, qui risquent d’un moment à l’autre d’être déplacés si l’armée devait passer du Nord au Centre de l’État.
Au Myanmar, comme nous l’avons déjà dit, l’État de Rakhine viendrait, selon les évaluations, au deuxième rang des États les plus pauvres du Myanmar, lequel est lui-même un des pays les plus pauvres du monde; le pays compte déjà plus de 130 000 personnes déplacées à l’intérieur, depuis 2012. Le problème de l’accès au pays est critique, et le HCR est l’un des rares organismes à avoir pu maintenir un accès constant à l’État de Rakhine, un accès cependant extrêmement limité, et, bien sûr, pendant les opérations militaires, nous ne pouvons pas nous rendre sur le terrain au risque de mettre la vie de notre personnel en danger.
Nous insistons énormément pour que l’on prévoie un droit de retour, étant donné que les Rohingyas sont des apatrides. Il est très important pour nous — et, en fait, Aung San Suu Kyi elle-même en a parlé, dans sa déclaration du 19 septembre — d’obtenir un engagement à permettre aux réfugiés rohingyas de revenir du Bangladesh. Bien sûr, il faut que cela se fasse avec dignité, en toute sécurité et sans contrainte, ce qui veut dire que les conditions doivent être déterminées avant leur retour, de façon qu’ils puissent reprendre leur vie et avoir accès aux services de base, un gagne-pain, la santé, l’éducation et ainsi de suite. Mais au bout du compte, nous réclamons aussi que l’on s’attaque aux racines profondes de cette situation, c’est-à-dire régler le problème de l’apatridie des Rohingyas et intégrer aux lois du Myanmar une disposition pour faire en sorte que les Rohingyas soient reconnus comme étant des citoyens du Myanmar.
On a beaucoup discuté de la possibilité d’accorder aux Rohingyas qui étaient déjà réfugiés avant la dernière vague qu’ils soient intégrés, pour ne constituer qu’une seule population de réfugiés, de façon que l’aide qui est aujourd’hui fournie par la communauté internationale, avec le soutien des autorités du Bangladesh, ne cible pas uniquement les 500 000 nouveaux réfugiés, mais cible tous les groupes que j’ai déjà décrits, et qu’on leur accorde aussi le droit, à chacun d’entre eux, de retourner un jour au Myanmar.
Je m’arrête ici et j’attends vos questions et vos commentaires.
Le président : Merci beaucoup, monsieur. Nous avons en effet des questions.
Je vous demanderais tout simplement de vous tenir un peu plus loin du microphone. Vous avez une voix aussi puissante que votre message.
La sénatrice Ataullahjan : Merci de votre convaincant témoignage. J’ai compris à vous entendre que la crise des Rohingyas est bien réelle et qu’elle se poursuit, quoi qu’en disent les sceptiques.
Quelles sont les conditions de vie dans un camp de réfugiés? Sheikh Hasina a réclamé à grands cris qu’on l’aide à régler le problème. Son pays a accueilli, je crois, près d’un demi-million de réfugiés, pour l’instant. Si j’ai bien entendu, 60 p. 100 des réfugiés sont des enfants, et le Bangladesh doit lui-même faire face à une crise. Il y a eu des inondations. Reçoit-il une aide suffisante? Est-ce que la communauté mondiale lui envoie l’aide dont il a besoin pour s’occuper de cet afflux de réfugiés?
Mon autre question a trait aux enfants, qui nous préoccupent tout particulièrement. Nous avons entendu dire qu’il se peut que des exploiteurs sexuels ou des trafiquants d’enfants s’amènent sur les lieux. Le HCR au Bangladesh nous a dit être très conscient de la situation et qu’il garde l’œil ouvert, ce qui nous rassure. Avez-vous observé ou entendu quelque chose à ce sujet?
Il semble que le monde continue à faire des affaires comme si de rien n’était avec la Birmanie. Jusqu’ici, nous nous contentons de lui dire de bien se tenir, de nous écouter, de ne pas faire ceci ou cela. Je crois qu’il est temps d’aller plus loin et de prendre des sanctions; pourquoi hésiter à qualifier la situation de génocide?
Si je pose cette question, c’est parce que j’étais à un rassemblement, hier, et que je n’arrêtais pas de me faire demander pourquoi nous n'appelons pas ça un génocide.
M. Beuze : Merci de votre question, madame la sénatrice.
L'aide que nous avons reçue jusqu’ici n’est pas suffisante, je l’ai déjà dit. Prenons le cas du Haut-Commissariat aux réfugiés, l’organisme responsable de l’intervention au Bangladesh, et qui est aussi l’organisme responsable, au Myanmar, de la protection des personnes déplacées à l’intérieur; nous avons reçu un cinquième de l’argent que nous avions demandé, somme fondée sur une évaluation des besoins des gens à leur arrivée. Nous faisons constamment une évaluation des besoins, et c’est de cette façon que nous pouvons chiffrer les besoins. Nous n’avons reçu qu’un cinquième de ce que nous avons demandé, de sorte que, dans les faits, nous n’avons qu’une couverture à donner alors que nous voudrions en donner cinq. C’est plutôt insuffisant.
Il est important, comme vous l’avez mentionné, de souligner le fait qu’une grande proportion, non seulement d’enfants et de femmes, mais aussi de personnes âgées, ont des besoins précis à combler, ce qui rend encore plus compliquée et coûteuse la prestation de l’aide pertinente.
Le problème de la traite de personnes est préoccupant dans tous les déplacements, surtout lorsqu’on a recours à des passeurs pour traverser la frontière vers un autre pays, pour entrer au Bangladesh, parce que, très rapidement, nous observons une autre situation, où les passeurs se transforment en trafiquants et commencent à exploiter les gens qui ne peuvent pas payer pour accéder à la sécurité. Cela retient vraiment beaucoup notre attention, surtout compte tenu du fait qu’un grand nombre — nous n’avons pas encore d’estimations — d’enfants non accompagnés sont à risque d’être exploités parce que leur survie dépend de l’aide de quelqu’un, puis que des gens ayant des intentions criminelles pourraient intervenir si nous — les travailleurs humanitaires — ne recevons pas suffisamment de financement pour fournir l’aide directe.
Un autre élément que je voudrais souligner du point de vue de l’aide, c’est le risque de tension au sein des collectivités hôtes, comme vous l’avez indiqué à juste titre. Ces personnes arrivent dans des collectivités qui sont aussi défavorisées depuis longtemps, qui ont été exposées aux éléments, à des inondations, qui ne profitent pas d’une grande partie du développement et, par conséquent, si on aide des réfugiés, mais qu’on n’est pas également capable d’aider les collectivités hôtes dans la même mesure, on crée des tensions entre les deux communautés, et c’est là qu’on court le risque de limiter l’espace de protection, ce qui encourage ensuite les autorités à fermer la frontière dans le but de maintenir l’ordre public.
Il est vraiment important que la communauté internationale intervienne très rapidement en offrant le financement nécessaire pour soutenir les collectivités hôtes ainsi que les réfugiés.
Le sénateur Ngo : J’ai deux questions, mais je vais en poser une, puis je vais poser la seconde.
Le Bangladesh a-t-il reconnu des réfugiés rohingyas qui sont arrivés à ses frontières après le 25 août?
M. Beuze : C’est ce que nous faisons avec les autorités parce qu’elles se sont adressées à nous pour que nous enregistrions les réfugiés qui sont arrivés après le 25 août. Il s’agit d’un système complexe, où nous utilisons des données biométriques. Nous veillons à ce que chaque personne ne soit enregistrée qu’une seule fois, et cela garantira que ces personnes pourront être reconnues comme provenant du Myanmar et pourront y retourner.
Ce que nous demandons, c’est que cet enregistrement des données biométriques soit étendu à la population de Rohingyas qui était là avant le 25 août, mais qui ne faisait pas partie des deux camps enregistrés. Comme je l’ai déjà mentionné, deux camps avaient été autorisés par les autorités bangladaises, où se trouvaient environ 30 000 réfugiés rohingyas, mais nous n’avions pas une bonne idée du nombre de réfugiés situés à l’extérieur des camps… entre 200 000 et 500 000.
Laissez-moi revenir à la question précédente. Les camps officiels ont une très petite capacité d’accueil, laquelle a été complètement dépassée. Essentiellement, les gens partent — comme nous l’avons vu à la télévision et dans les photos — vers des camps de fortune qui sont organisés par des familles et des groupes bangladais. Ces camps sont situés dans des écoles, dans des centres communautaires, et ainsi de suite. Alors, la situation est assez pénible du point de vue de leurs seuls besoins en refuge.
Pour revenir à la question précédente, nous savons que le refuge est le premier élément de protection. Nous observons également une augmentation des taux de violence familiale et d’agression sexuelle commise par des membres de la collectivité, si la famille ne peut pas avoir de vie privée entre quatre murs. Il est très important que nous comblions non seulement les besoins en nourriture, en eau et en vaccination, mais aussi les besoins en refuge, et ce volet fait l’objet d’un sous-financement critique.
Le sénateur Ngo : Des 450 000 ou 500 000, combien de Rohingyas ont été reconnus en tant que réfugiés par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, de sorte qu’ils puissent bénéficier de l’aide de cet organisme?
M. Beuze : À nos yeux, toutes les personnes qui traversent une frontière internationale en raison de la persécution ou d’un conflit continu est un réfugié. Nous ne déclarons pas le statut d’une personne comme dans le cas, par exemple, de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Nous n’exerçons pas cette fonction. Il incombe vraiment au gouvernement hôte de reconnaître et de qualifier ces personnes.
Jusqu’à présent, les autorités bangladaises désignent les Rohingyas comme des ressortissants du Myanmar non documentés ou comme des ressortissants du Myanmar déplacés et non documentés. Cette inscription est la première étape vers la reconnaissance de leur statut de réfugié. À nos yeux, ils sont visés par notre mandat. La question tient à la mesure dans laquelle nous avons accès à eux afin de leur fournir de l’aide et à l’étendue du soutien dont nous bénéficions pour fournir de l’aide à tout le monde sur un pied d’égalité.
Le sénateur Ngo : Essentiellement, vous affirmez qu’à l’heure actuelle, il n’y en a aucun?
M. Beuze : Offert par les autorités bangladaises?
Le sénateur Ngo : Par le Bangladesh ou le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
M. Beuze : Dès qu’ils sont enregistrés dans notre base de données, ils sont automatiquement considérés comme des réfugiés. Il s’agit d’un travail qui a commencé au cours des deux dernières semaines. Je ne peux pas vous donner le nombre de personnes qui ont déjà été entrées dans la base de données, mais je ne pense pas qu’il y ait pour l’instant de discussions avec les autorités bangladaises, qui refusent de reconnaître ces gens. Elles les reconnaissent pleinement en tant que réfugiés. Elles veulent tout à fait que la communauté internationale les aide et elles souhaitent aider ces réfugiés à retourner dans une situation sécuritaire au Myanmar.
La sénatrice Omidvar : Selon moi, il y a toujours les trois mêmes solutions qui peuvent être appliquées à toutes les situations de réfugiés. Bien entendu, la première est un retour pacifique vers le pays d’origine, la facilitation d’un retour pacifique en toute sûreté et sécurité. La deuxième, c’est le soutien offert aux réfugiés pendant qu’ils sont dans des camps et dans les pays hôtes. La troisième — c’est une très petite option —, c’est la réinstallation.
Je veux savoir si des représentants canadiens sont sur le terrain, au Bangladesh. Ils doivent travailler avec les Nations Unies afin d’enregistrer les réfugiés à des fins de réinstallation au Canada.
Nous avons un Programme des réfugiés parrainé par le gouvernement. Nous avons un programme de parrainage privé. Pouvez-vous me parler des demandes, du processus et de la rapidité avec laquelle nous réglons cette crise des plus urgentes?
M. Beuze : Pour l’instant, nous procédons à cet enregistrement. Comme l’a mentionné la sénatrice Omidvar, durant le processus, nous identifions les réfugiés présentant des vulnérabilités particulières, dont la survie serait à risque dans le premier pays — en l’occurrence, le Bangladesh. Il peut s’agir de survivantes de viol pour qui, au Bangladesh, il n’existe aucun traitement médical ou psychologique adapté à leur situation. Ou encore d’une personne handicapée ou ayant des problèmes de santé qui ne peut pas être traitée au Bangladesh.
À cette étape, nous ne faisons que consigner tous ces éléments et vulnérabilités afin d’être en mesure, dans une deuxième étape, de finir par recommander un certain nombre d’entre eux à des fins de réinstallation.
Avant la crise, près de 50 membres de notre personnel étaient sur le terrain dans le cadre de nos activités courantes, au Bangladesh. Nous avons doublé le nombre, et des membres du personnel de l’unité sont déployés depuis le 25 août. Malheureusement, notre priorité consiste vraiment à assurer une intervention de sauvetage à cette étape. Toutefois, nous sommes en train d’établir la base de données afin que, à une étape ultérieure, nous soyons en mesure de formuler des recommandations en ce qui a trait à la réinstallation.
La sénatrice Omidvar : Alors, pour l’instant, aucun représentant canadien ne se trouve dans les camps du Bangladesh pour enregistrer les réfugiés à des fins de réinstallation?
M. Beuze : Pas à ma connaissance.
La sénatrice McPhedran : Merci infiniment de votre présence et des renseignements dont vous nous avez fait part.
J’ai une question à poser au sujet des observateurs et des délégations. Certains d’entre nous sont sur le point d’aller au Bangladesh dans le cadre de ce qui est probablement une délégation qui n’a pas grand-chose à voir avec cette crise. Dans le cadre de votre travail, avez-vous vu les délégations de parlementaires être en mesure d’apporter un changement positif au travail que vous faites, plus particulièrement dans deux pays comme ceux-ci, qui subissent un stress vraiment énorme?
M. Beuze : D’après mes 20 années d’expérience sur le terrain — et j’ai déjà été en poste au Liban, où j’ai reçu certains sénateurs et parlementaires canadiens —, il est essentiel que vous y alliez et que vous constatiez la situation par vous-même. Vous évaluez l’intervention, mais vous évaluez aussi les besoins et recueillez des témoignages directs.
Il importe que l’on maintienne la circulation de l’information dans les médias au pays, car cela fait partie de la solution qui permettra d’obtenir un financement suffisant. Ici, je dois répéter l’importance des situations où une crise qui a attiré beaucoup l’attention de la communauté internationale… Je suis désolé de le répéter, mais nous n’avons reçu que 20 p. 100 de l’argent, ce qui soulève vraiment la question. Nous savons que c’est la fin de l’exercice pour un certain nombre de pays. Nous savons que nous sommes dans une situation serrée et qu’un grand nombre d’urgences sont en concurrence. Toutefois, ces missions auxquelles participent des sénateurs ou des députés contribuent à maintenir la pression sur le gouvernement, mais aussi sur le public canadien, qui pourrait être sensibilisé davantage et réagir en faisant des dons. C’est extrêmement important.
Le deuxième élément qui est important, c’est le fait de garder la frontière ouverte et de s’assurer que les gens qui veulent échapper à la violence peuvent encore le faire dans des conditions sécuritaires. Nous en revenons à la question de la traite de personnes, mais nous craignons également qu’à un certain moment, un pays ferme la frontière parce qu’il a l’impression de ne pas pouvoir absorber l’affluence de réfugiés.
À un niveau politique — surtout si vous rencontrez au Bangladesh votre homologue qui est un député bangladais —, ces délégations sont aussi extrêmement importantes, car elles servent à créer les conditions politiques nécessaires pour que l’espace de protection reste ouvert. Si je le puis, je vous encouragerais à vous rendre au Bangladesh.
Le Myanmar est très différent. Comme j’ai travaillé pour divers organismes des Nations Unies, je sais qu’il faut établir les conditions nécessaires pour obtenir un accès imprévu aux personnes qu’on veut rencontrer dans le but d’effectuer une évaluation juste et objective. Toutefois, il s’agit d’un tout autre type de mission.
La sénatrice McPhedran : En ce qui concerne la frontière, y a-t-il des renseignements que vous pourriez nous communiquer en ce qui at trait aux mines antipersonnel qui sont plantées le long de la frontière entre le Bangladesh et le Myanmar?
M. Beuze : Selon des témoignages de réfugiés, des mines avaient été plantées. Des réfugiés ont été blessés. Il a été difficile de nous assurer de l’endroit où les blessures s’étaient produites durant la fuite — si c’était au moment où ils avaient fui leur village, durant le voyage ou à la frontière. Toutefois, nous n’avons pas été en mesure de confirmer ces allégations de façon indépendante.
La sénatrice Ataullahjan : Je me souviens d’avoir entendu dire qu’il faut 17 ans à un réfugié pour se réinstaller. Est-ce vrai? Je sais que je vous mets sur la sellette. Croyez-vous que les Rohingyas récupéreront un jour leur statut et pourront vivre en paix au Myanmar?
M. Beuze : Nous espérons certainement que les gens pourront retourner au Myanmar, pas dans le but de prouver que le droit international doit être respecté, mais parce que les gens demandent à pouvoir y retourner dès que possible, quand les conditions se prêteront à leur retour en toute sécurité.
Il n’est pas seulement question pour nous d’étudier les exigences du droit international et de la dynamique politique; il s’agit aussi de respecter le choix des victimes. Nous espérons certainement qu’elles pourront y retourner. Je sais que beaucoup d’études ont été menées sur le nombre d’années passées en exil. Comme dans toutes les situations, c’est très différent d’un pays à un autre. Je vous mettrais en garde contre le fait de faire des généralisations, car ce sont deux situations différentes que de fuir un conflit et de fuir une persécution personnalisée.
Au bout du compte, comme nous l’avons mentionné plusieurs fois, les causes profondes de ces déplacements doivent être éliminées, grâce au développement, au respect de la règle de droit et des droits de la personne. Il faut aussi procurer une nationalité à ces personnes.
La sénatrice Ataullahjan : Merci. Il semble que nous ayons entendu les mêmes propos dans le cadre d’une étude sur les réfugiés syriens, c’est-à-dire un grand désir de leur part de retourner chez eux, qu’il s’agisse de réfugiés syriens ou rohingyas.
Le président : Monsieur Beuze, merci beaucoup. Vous avez été très utile. Vous êtes un homme patient. Vous avez vu tous les autres témoins de la journée, et ils ont certainement raconté une histoire. Il est à espérer qu’en tant que Comité sénatorial des droits de la personne, nous aurons aussi une histoire à raconter.
Merci.
(La séance est levée.)