Délibérations du Comité sénatorial permanent de la
Sécurité nationale et de la défense
Fascicule no 25 - Témoignages du 30 avril 2018
OTTAWA, le lundi 30 avril 2018
Le Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense se réunit aujourd’hui, à 15 heures, pour étudier, afin d’en faire rapport, les politiques, les pratiques, les circonstances et les capacités du Canada en matière de sécurité nationale et de défense.
La sénatrice Gwen Boniface (présidente) occupe le fauteuil.
[Traduction]
La présidente : Honorables sénateurs, je vous souhaite la bienvenue au Comité sénatorial permanent de la sécurité nationale et de la défense. J’aimerais que mes collègues se présentent.
Le sénateur McIntyre : Paul McIntyre, du Nouveau-Brunswick.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Pierre-Hugues Boisvenu, du Québec.
[Traduction]
Le sénateur Oh : Victor Oh, de l’Ontario.
Le sénateur Richards : David Richards, du Nouveau-Brunswick.
La sénatrice Jaffer : Mobina Jaffer, de Colombie-Britannique.
La présidente : Cet après-midi, nous entamons notre étude du harcèlement et de la violence sexuels au sein des institutions de sécurité et de défense.
Nous sommes ravis d’accueillir un groupe de témoins qui comprend notamment le colonel Michel Drapeau, avocat-conseil principal, Cabinet juridique Michel Drapeau; Mme Maya Eichler, professeure adjointe, Département des études politiques et canadiennes, Mount Saint Vincent University. Comparaissent en outre, par vidéoconférence, Mme Nancy Taber, professeure agrégée, Département des études de premier cycle et de cycles supérieurs en éducation, Université Brock; et, enfin, Mme Stéfanie von Hlatky, professeure agrégée, Centre d’études sur la politique internationale et de défense, Université Queen’s. Je vous remercie tous d’avoir accepté notre invitation.
Nous allons entendre vos remarques à tour de rôle, après quoi nous vous poserons des questions.
Colonel à la retraite Michel Drapeau, avocat-conseil principal, Cabinet juridique Michel Drapeau, à titre personnel : Je suis fier d’avoir été invité et vous en remercie. J’ai l’intention d’être très bref, vu que j’ai déjà soumis au comité un mémoire de 6 000 mots. Je regrette seulement de l’avoir fait à la dernière minute. Il est intitulé « Agressions sexuelles chez les Forces canadiennes : l’armée fait-elle des progrès »
Comme je l’ai indiqué dans le mémoire, la réponse à la question est très claire, selon moi. Bien que les forces armées aient accompli des progrès majeurs avec l’opération HONOUR, elles n’atteignent pas leur objectif pour trois grandes raisons.
Tout d’abord, l’opération HONOUR a élargi la définition de harcèlement sexuel pour y inclure ce que je qualifierais d’accrochage banal et de dérapages verbaux dont font état des personnes qui se trouvent être présentes. Je peux vous en donner des exemples précis : ils se présentent assez régulièrement à mon cabinet. Cela cause de véritables problèmes en matière de justice et cela banalise la gravité de cas ayant trait à des infractions sexuelles. Comme je l’indiquais dans mon mémoire, accomplir des progrès dans l’éradication de l’inconduite sexuelle et de sa culture dans les forces armées, c’est plus que de jongler avec les chiffres.
Deuxièmement, l’opération HONOUR continue de s’en remettre à la police militaire pour faire enquête sur les cas de harcèlement et de violence sexuelle. Elle s’en remet aussi aux tribunaux disciplinaires militaires, les cours martiales, pour juger des crimes graves contre la personne. L’une et l’autre de ces institutions comportent des défauts inhérents. Il leur manque le type d’expertise spécialisée et d’indépendance de la chaîne de commandement qui les rendraient vraiment effectives. Elles manquent à leur devoir envers les victimes de crimes sexuels en les privant de la protection juridique dont jouit tout autre particulier en sol canadien, en vertu de la Charte canadienne des droits des victimes. Je trouve cela scandaleux.
J’estime aussi que l’armée ne devrait pas avoir de compétence en matière d’agression sexuelle, ce qui lui a été octroyé en 1998. Or, l’expérience des 30 dernières années montre qu’elle n’est pas à la hauteur, qu’elle n’est pas capable de traiter de la question avec le sérieux et l’efficience requis.
Mon troisième et dernier point est que l’armée n’a pas appliqué la recommandation clé de la juge à la retraite Marie Deschamps dont le rapport, en 2015, mentionnait la création d’un centre indépendant où rapporter des comportements de nature sexuelle. Il n’a jamais vu le jour. Pourquoi? Parce que l’armée voulait conserver le contrôle de tous les éléments : les accusés, les victimes et l’instance judiciaire traitant des crimes. Le résultat? Nombreuses sont les victimes qui ne font pas confiance au système. Elles ne faisaient pas confiance au système quand Me Deschamps a rédigé son rapport; elles ne faisaient pas confiance au système quand Statistique Canada a effectué l’étude de 2016; et nous continuions à être aux prises avec le même organisme interne qui veut se présenter comme un centre indépendant.
Avant de conclure, je souhaite attirer votre attention sur un article que j’ai présenté l’an dernier devant l’International Society for the Reform of Criminal Law, à San Francisco. Intitulé « Calling the house to Order », il constituait une avant-première involontaire à ma comparution d’aujourd’hui. Dans l’article, je rappelais aux parlementaires le rôle important que seuls ils peuvent jouer : apporter des changements à la loi afin que les victimes de crimes dans les forces armées puissent bénéficier d’enquêtes et de poursuites en bonne et due forme. Ainsi, ces personnes pourront servir sous les drapeaux dans la dignité et la sécurité, garantie qui n’existe pas maintenant.
Merci.
La présidente : Merci à vous. Avant de passer au prochain intervenant, laissez-moi présenter deux sénateurs qui se sont joints à nous : la sénatrice McPhedran et le sénateur Dagenais.
Maya Eichler, professeure adjointe, Département des études politiques et canadiennes, Mount Saint Vincent University, à titre personnel : Je remercie les membres du comité de m’avoir invitée et d’avoir entrepris l’étude. J’ai été très heureuse d’apprendre que vous vous intéressiez à la question.
Je suis professeure adjointe en études politiques et canadiennes ainsi qu’en études sur les femmes à la Mount Saint Vincent University, ainsi que titulaire de la Chaire de recherche du Canada en innovation sociale et mobilisation communautaire. Dans cette université, je dirige un centre de recherche sur l’innovation sociale et l’engagement communautaire dans les affaires militaires. À ce titre, j’effectue des recherches dans deux domaines principaux : tout d’abord, l’intégration du genre et la violence sexuelle dans les Forces armées canadiennes; ensuite, la nouvelle génération d’anciens combattants canadiens et leur transition de la vie militaire à la vie civile, avec un intérêt particulier pour les expériences des anciennes combattantes, notamment les répercussions du traumatisme sexuel militaire sur leur santé et leur bien-être à long terme.
De 2015 à 2017, j’ai également été coprésidente d’un groupe de travail de l’armée au Canada atlantique, qui s’appelait le groupe de travail opération HONOUR de la 5e Division du Canada et de la Mount Saint Vincent University. Il s’agissait d’une collaboration unique entre des civils et des militaires.
J’ai également collaboré avec Marie-Claude Gagnon, la fondatrice du groupe It’s Just 700, qui est l’un des principaux groupes de survivants militaires de traumatisme sexuel au Canada, qui a été fondé à la suite du rapport Deschamps. J’inciterais le comité à examiner le travail de ce groupe et d’entendre les témoignages de survivants militaires de traumatismes sexuels, tant mâles que femelles, dans le cadre de votre étude.
Les observations suivantes sont fondées sur diverses recherches et expériences collaboratives. J’aimerais d’abord signaler les nombreux changements positifs, qui ont eu lieu au cours des trois dernières années et reconnaître le mérite de tout le travail qui a été fait par un grand nombre d’intervenants au sein du ministère de la Défense et des FAC pour mener à bien l’opération HONOUR.
J’ai également été heureuse de constater les efforts récents déployés pour redynamiser l’opération HONOUR, et qui ont été notés dans l’ordre fragmentaire du 5 mars par le chef d’état-major de la Défense. Dans le cadre de ces efforts récents pour redynamiser l’opération HONOUR et pour faire avancer cette initiative, j’aimerais vous présenter deux points à considérer.
Le premier porte d’abord sur ce que nous avons besoin de comprendre relativement au harcèlement et à la violence sexuelle dans un contexte militaire. Je pense qu’il est important de savoir et de se rappeler que les institutions militaires ne sont pas sans distinction de sexe. Ce sont des institutions profondément genrées et très masculinisées. Les Forces armées canadiennes, comme d’autres organisations militaires, s’adonnent depuis longtemps à la marginalisation des femmes et à leur intégration sélective, et elles discriminent implicitement et explicitement les femmes tout en résistant à leur intégration complète.
C’est une longue tradition qu’il faut modifier. Même si toutes les barrières juridiques qui empêchaient l’entière inclusion et participation des femmes dans les forces armées ont été supprimées en 1989, les obstacles sociaux et culturels demeurent inchangés. Ils comprennent des croyances bien ancrées que de « vrais soldats » incarnent les caractéristiques typiques associées à la masculinité. Cela se caractérise dans l’opposition hiérarchique à celles associées à la féminité. Des chercheurs, tant au sein du ministère de la Défense qu’à l’extérieur, ont montré à maintes reprises que l’idéal du soldat demeure ancré dans le militaire de combat masculinisé.
Il existe aussi des composantes structurales plus générales des militaires qui créent un environnement propre à inciter au harcèlement sexuel et à la violence. Il suffit de noter l’accent sur l’uniformité, la hiérarchie, l’obéissance, ainsi que la loyauté envers le groupe et la mission, qui doivent passer avant l’amour-propre. C’est donc la construction genrée des compétences du soldat et les caractéristiques structurelles des institutions militaires qui font en sorte qu’elles sont plus exposées au harcèlement et à la violence sexuels systématiques. Je pense que ce sont ces deux caractéristiques qui doivent changer en vue de modifier l’institution. Il ne suffit pas de mettre l’accent sur des changements de comportement ou sur le fait de recruter davantage de femmes.
Comme deuxième point, j’aimerais parler de la façon dont les institutions militaires évoluent. Au cours des dernières décennies au Canada, le changement a essentiellement vu le jour en raison de pressions externes provenant des médias, du système juridique et de la société civile. Pour ce qui est de l’opération HONOUR, les militaires, même s’ils réagissent à un rapport externe, ont essentiellement essayé d’être à la source du changement. Ils ont mis en œuvre bon nombre de recommandations du rapport Deschamps, mais ils n’ont pas adopté une des recommandations clés, c’est-à-dire la création d’un centre de responsabilité véritablement indépendant. Les militaires ont plutôt mis en place le Centre d’intervention en matière d’inconduite sexuelle qui, je l’admets, ne fait pas partie de la chaîne de commandement, mais il fait toujours partie du ministère de la Défense. Le centre offre d’importants services, mais il met essentiellement l’accent sur la création de meilleurs appuis pour les victimes et les survivants de violences sexuelles militaires sans toutefois exiger de cette institution qu’elle rende des comptes.
À mon avis, il faut une surveillance externe ainsi que l’évaluation des efforts qui ont été déployés pour régler le problème d’inconduite sexuelle dans les Forces armées canadiennes. À ma connaissance, il n’y a eu aucune recherche indépendante axée sur des données probantes de menée sur les diverses initiatives qui ont eu lieu dans le cadre de l’opération HONOUR pour en évaluer son efficacité. En outre, il n’y a eu aucun rapport d’étape sur l’opération HONOUR depuis la publication du troisième rapport en avril 2017, bien que je m’attende à ce que deux rapports soient publiés au cours des prochaines semaines, puisque la demande en a été faite dans le nouvel ordre fragmentaire du 5 mars.
En plus d’une meilleure surveillance extérieure et de l’évaluation des progrès, je pense qu’il est aussi nécessaire de fournir davantage de ressources et de personnel dans l’ensemble des Forces armées canadiennes pour la mise en œuvre de l’opération HONOUR. Dans mon travail auprès des militaires, j’ai remarqué que les activités liées à l’opération HONOUR étaient souvent ajoutées à la charge de travail habituelle du personnel, qu’il y avait un manque de connaissances des enjeux liés au genre et à la violence sexuelle, et que d’autres questions opérationnelles plus urgentes avaient tendance à obtenir la priorité.
En conclusion, j’aimerais dire que de nombreuses initiatives utiles ont été établies dans le cadre de l’opération HONOUR, mais qu’à défaut de ressources, d’expertise et de personnel suffisants, c’est-à-dire sans l’appui nécessaire pour réellement mettre en œuvre l’opération HONOUR, et sans la surveillance externe suffisante, je ne pense pas qu’il soit possible d’apporter des changements en profondeur.
Merci.
La présidente : Merci.
Nancy Taber, professeure agrégée, Département des études de premier cycle et de cycles supérieurs en éducation, Université Brock, à titre personnel : Je vous remercie de me donner l’occasion de discuter de la violence et du harcèlement sexuel dans les Forces armées canadiennes. Je pense que, comme toutes les personnes présentes ici, c’est un sujet d’importance et je suis heureuse de pouvoir en parler. J’aurais aimé pouvoir me rendre à Ottawa, mais les circonstances ont fait en sorte que j’ai dû rester ici, à St. Catharines. Je suis toutefois heureuse de pouvoir témoigner par vidéoconférence aujourd’hui.
Je suis certaine que vous connaissez très bien le rapport Deschamps ainsi que celui de Statistique Canada. Par conséquent, je ne vais pas vous rappeler ces résultats.
J’aimerais, comme l’a fait la professeure Eichler, mentionner brièvement la vaste série de recherches universitaires dans laquelle se trouvent des résultats semblables, qui indiquent qu’il y a une idéologie du guerrier ancrée dans les politiques et les pratiques. Cette idéologie a préséance dans la culture militarisée hypermasculine, qui met l’accent sur la violence, l’endurance et l’hétéronormativité, tout en présentant une dichotomie entre celui qui protège et celui qui est protégé, les hommes d’allure masculine par rapport aux femmes d’allure féminine, et l’ami contre l’ennemi. Ceux qui sont perçus comme faisant partie du groupe des amis sont typiquement privilégiés, tandis que ceux faisant partie du groupe des ennemis sont souvent dénigrés.
Certains diront que les militaires ont besoin d’hommes violents et durs afin d’atteindre leurs objectifs, mais la recherche démontre que les membres des forces armées peuvent être résilients et compétents sans glorifier la violence ni s’adonner à des comportements discriminatoires ou de harcèlement. Je ne dis pas que tous les hommes sont des prédateurs et toutes les femmes des victimes — loin de là — mais il y a certaines formes de masculinité, qui sont privilégiées par l’organisation et que la culture sexualisée des FAC fait en sorte que cela ne profite ni à la réussite de la mission ni au bien-être des membres.
Dans mes observations, je mets l’accent sur les politiques des FAC et les façons de créer une organisation équitable pour les deux sexes tout en appuyant les changements culturels. En raison des contraintes de temps, je vais uniquement présenter les points clés des principaux documents. Puisque les problèmes ont été bien documentés, mes propos porteront essentiellement sur des recommandations en vue de changements plutôt que d’examiner les résultats des recherches en tant que telles. Toutefois, je peux quand même vous aiguiller vers des documents de recherche si cela vous intéresse. Plus particulièrement, j’ai publié deux documents en 2018 dans les publications Critical Military Studies et Journal of Military Veteran and Family Health sur les expériences des hommes et des femmes dans les Forces armées canadiennes en ce qui touche les politiques, ainsi que le harcèlement et les agressions sexuelles.
Même si Deschamps a fait des recommandations pour réviser les politiques des FAC, bon nombre d’entre elles n’ont pas été retenues. J’aimerais en faire un survol, parce que je pense qu’elles sont cruciales pour permettre d’apporter un changement.
Par exemple, dans la révision de 2017 de la DOAD 5012-0, Prévention et résolution du harcèlement, et des instructions connexes, la définition du harcèlement n’a pas été changée pour éliminer le libellé « d’une personne envers une autre personne ».
La présidente : Madame Taber, puis-je vous demander de ralentir? Les interprètes traduisent vos paroles au fur et à mesure.
Mme Taber : Bien sûr. C’était lent pour moi. Je veux tout simplement vous dire que j’essayais de ralentir. Je vais essayer de faire mieux.
Par conséquent, tout comportement qui ne vise pas une personne en particulier, comme dans le cadre d’une blague de nature sexuelle, ne serait pas considéré comme du harcèlement. Si le comportement visait précisément une personne, comme lors de l’emploi d’un terme péjoratif, mais que la personne ne se sent pas offensée, cela ne serait pas considéré comme du harcèlement au terme de la définition, même si quelqu’un qui l’entendait pouvait s’en offenser. Le règlement exige que la personne à qui on reproche le comportement savait ou aurait dû raisonnablement savoir que cela pourrait offenser ou causer du tort. C’est problématique dans une organisation où l’environnement sexualisé fait en sorte qu’un certain comportement pourrait être jugé acceptable, même s’il est inapproprié.
Une catégorie supplémentaire a été ajoutée à la définition en 2017, à savoir que le harcèlement doit être constitué d’une série d’incidents ou d’un incident ayant un impact durable sur la personne visée, de sorte qu’un incident non sévère ne constituerait pas du harcèlement même s’il s’agissait d’un comportement inapproprié.
Ces limites à la définition du harcèlement devraient être supprimées.
Il n’y a aucune définition de harcèlement sexuel ou d’agression sexuelle dans la politique, aucune reconnaissance du rôle du consentement, et aucune description dans la définition de relations personnelles indésirables qui reconnaît les effets de la structure hiérarchique des FAC à l’extérieur des relations de rapports directs, même si cela a été recommandé dans le rapport Deschamps. Ce manque de clarté ne tient pas compte de l’importance du genre et du pouvoir et, comme Mme Eichler l’a expliqué, le genre est la composante cruciale qu’il ne faut jamais oublier.
Il n’existe aussi aucune politique cohérente portant sur le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle, ce qui pourrait améliorer la clarté dans les définitions et les procédures en plus de donner une indication de la façon dont ces comportements sont reliés.
Si le problème découle d’une culture sexualisée, qui est la culture reconnue dans l’opération HONOUR, il est alors incompréhensible que les politiques ignorent l’importance du genre. L’opération HONOUR définit les comportements sexuels inappropriés, comme on le fait dans certaines formations connexes, mais le tout devrait se retrouver dans une politique uniformisée qui reconnaît l’importance du genre et définit les liens entre la discrimination fondée sur le sexe, le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle.
En outre, plutôt que d’avoir moins recours au mode alternatif de règlement des conflits, ou MARC, comme il est recommandé dans le rapport Deschamps, c’est le contraire qui se passe dans les politiques. On privilégie plutôt l’auto-assistance et le recours au MARC sans reconnaître les difficultés liées à ces processus dans une organisation hiérarchique à dominance masculine où la culture est sexualisée, et où certains grades ont un pouvoir officiel sur d’autres membres, mais également des pouvoirs non officiels qui font en sorte que ceux qui remettent en cause cette culture peuvent faire l’objet d’ostracisme et subir des impacts négatifs dans leur carrière. Par ailleurs, cela oblige les particuliers à soulever des questions de harcèlement sexuel lorsqu’il s’agit de situations délicates plutôt que d’obliger l’organisation à prendre des mesures et à s’engager dans un changement de culture. Il faudrait reconnaître les limites du MARC et modifier les politiques en conséquence.
Les politiques sur le harcèlement sexuel et l’agression sexuelle sont liées à des politiques en apparence non sexistes puisque, sur papier, on prétend que les femmes sont égales aux hommes et qu’elles ont les mêmes possibilités et responsabilités. Toutefois, il faut obtenir l’équité entre les genres et il faut que les questions touchant les femmes — qui selon moi touchent tout le monde, sauf que les femmes en subissent les conséquences de façon disproportionnée puisqu’elles sont plus susceptibles de faire preuve de bienveillance — soient prises en compte.
Il faut apporter des changements au sein des FAC afin qu’elles soient davantage axées sur la famille et d’aller à l’encontre de la culture, des politiques et des pratiques qui incitent les membres à se dévouer aux militaires d’abord et avant tout 24 heures par jour, 7 jours par semaine, pour l’ensemble de leur carrière.
Par exemple, le principe du soldat d’abord selon lequel les membres doivent toujours être prêts mentalement, physiquement, professionnellement et personnellement à être déployés dans les plus brefs délais devrait être repensé. Les femmes et les hommes qui ont de jeunes enfants, surtout lorsque les deux parents travaillent, devraient pouvoir être exempts de l’application de cette politique s’ils le souhaitent pour des périodes de temps limitées sans que cela nuise à leur carrière. Il faudrait également cesser d’utiliser des termes comme « inapte » et « en congé de maladie » pour des femmes qui sont enceintes et en santé. Ces femmes ne sont pas inaptes, mais ont simplement besoin de soins médicaux et d’être exemptées du principe du soldat d’abord. Les hommes devraient être encouragés, en politique et en pratique, à prendre un congé parental.
Il faudrait ouvrir, sur les bases ou à proximité, des garderies adaptées aux heures des militaires, à leur déploiement et aux exigences comme le travail par équipe, le travail qui se prolonge sans préavis au-delà des heures normales ou les rappels au travail à la dernière minute. Il faudrait songer à des conditions de travail souples, comme le télétravail occasionnel pour les occupations qui s’y prêtent et aussi le partage des emplois. Il conviendrait également de se demander si les déplacements fréquents sont vraiment nécessaires. Certaines de ces recommandations pourraient sembler incompatibles avec le service militaire, mais au XXIe siècle, les FAC devraient pouvoir revoir leur façon de fonctionner et de structurer le service de leurs membres.
En conclusion, il est essentiel, mais insuffisant, de modifier les politiques comme je viens de le décrire. Les dirigeants doivent veiller à ce que les politiques se reflètent dans les pratiques et les valeurs organisationnelles. Les initiatives de formation doivent refléter l’importance de changer la culture de l’organisation en ce qui concerne le traitement des hommes et des femmes. Ce qui est plus important, qu’il s’agisse de discrimination, de harcèlement ou d’agressions sexuelles, la discrimination selon le sexe et le harcèlement et les agressions sexuelles sont interreliés. On ne peut traiter l’un de ces problèmes sans s’attaquer aux trois si nous espérons apporter un changement. Une organisation équitable pour les hommes et les femmes en est une où les cas de harcèlement et d’agressions sexuelles diminueront. Les FAC auront une meilleure chance d’éliminer la culture sexualisée et hypermasculine en révisant les politiques et pratiques comme je le recommande.
Merci.
La présidente : Merci beaucoup.
Stéfanie von Hlatky, professeure agrégée, Centre d’études sur la politique internationale et de défense, Université Queen’s, à titre personnel : Je témoigne par vidéoconférence de l’Université Queen’s à Kingston. Je suis professeure agrégée d’études sur la politique et directrice du Centre d’études sur la politique internationale et de défense, où nous avons un laboratoire de recherche sur des questions comme celles que vous avez décidé d’étudier, sur la violence sexuelle dans les Forces armées canadiennes, et, de manière plus générale, sur la violence sexuelle dans d’autres organismes de sécurité au Canada.
Il y a eu beaucoup de changements au cours des dernières années. Dans les quelques minutes dont je dispose aujourd’hui, j’aimerais souligner certains domaines où je pense qu’il y a eu des améliorations, même minimes, et mentionner les lacunes et les domaines où il faudrait plus d’améliorations, et je ferai le lien aux données publiquement disponibles et à ma propre recherche.
L’une des principales choses que je tiens à dire c’est que les preuves qui sous-tendent les constatations et les 10 recommandations de Marie Deschamps sont très solides. Non seulement il y a 700 entrevues qui ont été menées pour ce rapport et cette enquête, mais en outre, le rapport de Statistique Canada qui a déjà été mentionné aujourd’hui, et qui a été rendu public en 2016, corrobore bon nombre des constatations de Marie Deschamps.
Certains des faits saillants de cette enquête qui se rapprochent des constatations de Marie Deschamps confirment que les femmes sont plus susceptibles que les hommes de rapporter qu’elles ont été victimes d’une agression sexuelle. Il est important de reconnaître également que, en chiffres absolus, plus d’hommes que de femmes sont victimes de violence sexuelle. C’est une bonne idée de faire une analyse sexospécifique sur la manière dont les services sont conçus et offerts aux survivants et de ne présumer de rien pendant ce processus.
L’enquête de Statistique Canada révèle en outre que moins du quart des victimes signalent leurs agressions sexuelles et que la plupart choisissent de régler le problème par leurs propres moyens. Cela représente 43 p. 100 des femmes et 41 p. 100 des hommes. Les gens ne signalent pas les agressions parce qu’ils craignent les conséquences s’ils déposent une plainte officielle. Bien que les participants précédents l’ont mentionné, je pense qu’il est bon de réfléchir au fait que bien des gens choisissent de régler ces problèmes de manière informelle et de s’interroger sur les services disponibles aux personnes qui choisissent cette voie et sur les raisons qui les incitent à le faire.
Le plus choquant, peut-être, est que 79 p. 100 des membres ont été victimes ou témoins d’un comportement sexualisé inapproprié dans les 12 mois précédant l’enquête. Cela montre que Mme Deschamps avait raison de plaider pour un vaste changement culturel dans son rapport.
Depuis 2015, il y a eu bien des améliorations qui méritent d’être soulignées. La première concerne l’accès à l’information. Dans le rapport Deschamps, même si vous n’avez lu que le résumé, vous avez vu qu’il y a beaucoup de confusion sur la manière d’avoir accès aux ressources et aux outils pour les survivants. Je constate qu’il y a eu une nette amélioration à cet égard — non seulement dans la façon que l’information est présentée sur le site web des Forces armées canadiennes, mais aussi en raison des outils novateurs comme l’application mobile Respect dans les FAC, qui a été lancée l’an dernier et dont l’objectif est de fournir de la recherche, de l’information et des outils dans un format accessible.
Il y a également eu de l’amélioration dans les outils et la formation conçus pour les dirigeants et les témoins. C’est positif. Il est important que les survivants comprennent qu’ils ont des appuis dans leur milieu et que leurs pairs et leurs supérieurs sont réellement sensibles aux questions d’inconduite sexuelle, qu’ils savent les reconnaître et s’en occuper. L’élimination de l’inconduite sexuelle est la responsabilité de tous et il faut cesser entièrement de blâmer les victimes.
Le fait que l’élimination de la violence sexuelle soit une priorité dans la politique de défense du Canada intitulée Protection, Sécurité, Engagement constitue un autre point d’amélioration. Les recommandations et les initiatives principales qui ont suivi le rapport Deschamps se trouvent dans ce document. C’est très important pour assurer une pérennité. Parfois, je m’inquiète de ce qui se produira relativement à la cadence des progrès déjà réalisés depuis la publication du rapport Deschamps, car des dirigeants bien engagés comme le contre-amiral Bennett ou le chef d’état-major Vance vont partir un jour. Pour que la démarche s’inscrive dans la durée, il est important de se doter d’un mandat solide. Ce mandat était compris dans la politique de défense du Canada. J’estime que c’est important. Plus les changements peuvent être institutionnalisés dans les politiques et les programmes, mieux en sera la situation.
Pour ce qui est des progrès réalisés, au cœur des nombreuses initiatives discutées aujourd’hui, que ce soit par moi ou les autres, on constate un objectif prédominant de changement culturel. L’un des facteurs habilitants reconnus tant dans la documentation que dans les données recueillies par l’enquête Deschamps et les Forces armées canadiennes est en fait la tolérance à la misogynie et un climat militaire sexiste qui mène à des comportements nuisibles tant pour les membres individuellement que pour l’organisation en entier. Il est important que les dirigeants des Forces armées canadiennes admettent qu’il y a effectivement un problème. C’est probablement la raison pour laquelle on le retrouve dans les premières recommandations. Nous avons constaté des mouvements similaires dans d’autres pays, comme aux États-Unis où certains anciens militaires ont reconnu sur Twitter avoir été complices d’une culture misogyne en employant le mot-clic #Iwaswrong, ou j’avais tort.
Il s’agit d’un bon pas en avant que de voir le chef d’état-major reconnaître non seulement le problème mais également lancer l’opération HONOUR, qui met l’accent sur l’importance de favoriser une culture de respect tout en soulignant qu’en l’absence de cette culture, l’efficacité opérationnelle s’en trouvera minée. Le lien entre les Forces armées canadiennes et l’efficacité opérationnelle semble être un thème dominant non seulement relativement à l’opération HONOUR mais également dans la promotion en général de l’intégration des femmes. Vous constaterez que cela justifie les efforts de recrutement et de rétention ainsi que l’intégration des femmes au sein des Forces armées canadiennes.
Je pourrais vous expliquer les raisons pour lesquelles l’on doit se montrer prudents par rapport à cette justification, mais j’ai aussi conscience du fait qu’on doive adopter une attitude pragmatique en avançant ce type d’arguments qui vont interpeler le public cible de ces initiatives. Je reconnais qu’il y a ici une tension.
Dans un même ordre d’idées, une amélioration sera également apportée du fait que l’on cherche à accroître la représentation et l’intégration des femmes. Il n’y a eu qu’une hausse modeste du nombre de femmes au sein des Forces armées canadiennes au cours de la dernière décennie. Comme il est indiqué dans le rapport Deschamps, il est important de mieux intégrer les femmes dans l’armée, et de faire en sorte qu’il y en ait davantage qui occupent des postes de direction de façon à influencer un changement. Il s’agit d’un objectif à long terme, par conséquent je crois qu’il est normal que nous ne constations pas vraiment de résultats criants à court terme. J’estime néanmoins que nous devrions nous montrer prudents en mettant l’accent sur l’intégration des femmes dans une optique de solution à un milieu de travail problématique.
Ma déclaration se basait également sur une étude que j’ai réalisée grâce à une bourse de l’OTAN sur la science de la paix et de la sécurité. Dans le cadre de ces travaux, j’ai été en mesure d’étudier la façon dont les organisations militaires envisagent la question de la violence sexuelle. L’une de mes principales constatations portait sur le fait que l’on examine de près les organisations militaires, et à juste titre, mais au détriment des organisations civiles de défense, où une culture de misogynie peut également être présente. Malheureusement, ce problème n’est pas souvent inclus dans les discussions. Lorsqu’il s’agit de leadership, de formation et de services de soutien aux survivantes au sein des Forces armées canadiennes, j’espère que l’on va également se pencher sur l’ensemble du ministère de la Défense nationale. Bien souvent, le scandale motive un changement et mène à un examen attentif, mais cela ne devrait pas être le cas. Cela devrait être fait par pur souci de diligence raisonnable.
Dans le cadre de mon projet, j’ai établi un lien entre les dynamiques internes et externes des Forces armées canadiennes. Par « interne », je fais référence aux Forces armées canadiennes à titre d’organisation, et par « externe » j’entends les activités réalisées par nos forces à l’étranger. Le Canada fait activement la promotion de la diversité, de l’éradication de la violence sexuelle et d’une participation accrue des femmes au sein de l’armée, et ce, à l’échelle internationale par l’entremise de ses missions et de ses opérations dans d’autres pays. Par contre, nous devons veiller à ce que nos propres affaires soient en ordre pour faire la promotion de ces types d’objectifs à l’étranger. Nous avons tendance à faire une distinction entre les dimensions internes et externes, mais à mon avis elles sont étroitement liées. La crédibilité des Forces armées canadiennes sur la scène internationale dépend de sa capacité de bien faire les choses, à savoir d’éradiquer l’inconduite sexuelle dans ses rangs et de faire avancer l’intégration des femmes et des autres groupes sous-représentés. Or, cela ne se produira pas sans le vaste changement culturel réclamé dans le rapport Deschamps.
Merci.
La présidente : Merci beaucoup. Nous allons maintenant passer aux questions, en commençant par le vice-président.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Je remercie nos invités, en particulier le colonel Drapeau, dont je suis depuis longtemps les interventions toujours très pertinentes dans les médias.
Il est évident que, en ce qui a trait au système actuel de police et au tribunal militaire, on doive mettre ce système de côté afin que la lutte contre les agressions sexuelles au sein des forces armées soit plus décisive que ce que nous voyons depuis 20 ans. Colonel Drapeau, comment explique-t-on autant de réticence chez les militaires à recourir aux canaux normaux de la justice canadienne lorsqu’il s’agit de porter des accusations?
Col Drapeau : Je n’ai pas de réponse à cette question. Je constate comme vous qu’il y a une résistance acharnée pour éviter de perdre le contrôle. Les forces armées ont obtenu le contrôle du dossier des agressions sexuelles en 1998, alors que les journaux de l’époque dénonçaient des cas d’agressions sexuelles qui remettaient en question la décision de confier ce dossier aux militaires. Elles ont assumé cette responsabilité, car elles ont réussi à convaincre vos prédécesseurs qu’elles étaient capables d’assurer une meilleure justice, plus prompte et peut-être plus situationnelle envers les membres des forces armées. Après 30 ans, on arrive à la conclusion que les choses ne fonctionnent certainement pas mieux. On a maintenant des preuves à l’appui qui nous indiquent que le climat d’inconduite sexuelle dans les forces est toujours prévalent et très ancré.
On demeure avec un système qui n’a jamais été désigné pour traiter des crimes contre la société et contre l’individu. Les tribunaux militaires utilisés pour traiter les cas d’agressions sexuelles sont des tribunaux disciplinaires. La police militaire est là pour assurer la bonne discipline, la bonne conduite des membres des forces armées. Elle n’a pas l’expérience ni la familiarité avec les méthodes d’enquête que tous les corps de police utilisent dans la poursuite et l’examen de ces crimes, avec pour résultat que nous continuons à avoir des difficultés. Je ne crois pas que la solution soit de continuer avec le système actuel. Les forces armées sont reconnues pour vouloir garder un contrôle sur tous les éléments qui contribuent à la détection et à la poursuite d’un crime, et elles gardent jalousement ce champ de compétence.
Le sénateur Dagenais : Serait-il possible de créer un mécanisme différent qui serait plus expéditif pour les victimes et qui pourrait apporter un changement?
Col Drapeau : Nous avons un système de justice en justice civile qui fonctionne. Nous avons des tribunaux et des corps policiers qui ont des brigades spéciales expérimentées. Certains passent leur carrière entière à faire des poursuites, des investigations de crime d’ordre sexuel. Pourquoi, dans les petites municipalités, dans une garnison des forces armées, que ce soit à Gagetown, à Petawawa ou à Edmonton, veut-on aller chercher un corps de police dont la formation est disciplinaire, dont les membres ne sont pas sur place de façon permanent et sont mutés constamment? Il est difficile de former et de garder cette expertise sur place. Le nombre d’agressions sexuelles dans les forces n’est pas aussi grand. Il y en a ici et là, donc les corps de polices militaires n’ont pas cette expérience. S’ils l’ont déjà eue, elle est perdue aussitôt que les membres sont mutés et tout est à recommencer. Les quatre juges militaires n’ont pas cette expérience. Chacun entendra un procès d’agression sexuelle aux deux ou trois ans. Ils n’ont pas la formation des juges civils non plus.
Tout cela est combiné au système de sentences au sein des forces armées, qui n’est pas adaptable à ce genre de crime, car une réprimande ne fait pas partie de l’éventail des peines qu’une cour civile imposerait. Il pourrait s’agir d’une amende peut-être, mais on voit des cours martiales qui sont appelées à juger des crimes d’ordre sexuel et qui transforment un crime en une offense disciplinaire, à savoir une « conduite préjudiciable au bon ordre et à la discipline ». Alors, l’individu est soit sujet à un déclassement ou à une réprimande ou à quelque chose de similaire qui n’a absolument rien à voir avec le genre de sentence qu’un tribunal civil aurait donnée à cette personne accusée et trouvée coupable. Le résultat est que les victimes ne pensent pas que les militaires et le système de justice militaire prennent la chose au sérieux, et l’avantage est donné à l’accusé quant à la sentence.
Le sénateur Dagenais : Ma prochaine question s’adresse à Mme Taber. Madame Taber, croyez-vous, après toutes les initiatives qui ont été prises depuis 20 ans et en fonction des constatations qui découlent de vos recherches, qu’il est encore possible de créer à l’interne un nouveau plan qui encadrerait sérieusement la lutte au harcèlement sexuel? N’est-ce pas reporter, encore une fois, la recherche d’une vraie solution? Est-ce qu’on peut mettre en place quelque chose qui serait crédible et qui apporterait un soutien aux victimes?
[Traduction]
Mme Taber : Merci. C’est une excellente question. Je répondrais par l’affirmative. Peut-être que je suis une éternelle optimiste, même au vu des changements qui se sont produits depuis 2015, bien qu’ils ont été en majeure partie attribuables à des forces externes, comme on l’a dit plus tôt, l’objectif vise à déterminer comment tout cela interagit. J’ai surtout mis l’accent sur les microéléments de la politique, car je crois qu’il est essentiel de discuter de l’importance de la question des sexes et de faire en sorte qu’elle soit à l’avant-plan, mais nous devons également étudier la façon dont les différents éléments du système fonctionnent ensemble.
Bien que nous ne puissions pas créer de nouveaux mécanismes internes, pour s’attaquer au harcèlement sexuel, cela ne fonctionnera pas tant que nous ne faisons pas en sorte que les Forces armées canadiennes soient un milieu de travail plus équitable pour les femmes et que l’on ne s’engage pas dans la voie d’un changement culturel. Nous avons surtout discuté d’enjeux qui sont d’ordre macro, mais pour s’y attaquer, nous devons commencer au niveau micro et prendre les mesures recommandées par des personnes comme Mme Deschamps.
Cela répond-il à votre question?
[Français]
Le sénateur Dagenais : Oui. Merci beaucoup, madame.
[Traduction]
La sénatrice Jaffer : Je remercie tous les témoins de leurs déclarations. Cela m’a certainement aidée à comprendre mieux le sujet. J’aurais un certain nombre de questions à poser, et je vais commencer par le colonel. J’attendrai la prochaine série de questions pour m’adresser à la professeure.
Colonel Drapeau, vous parlez de ces enjeux depuis bien longtemps. En octobre dernier, CBC a fait état d’un rapport que vous avez rédigé et qui indique qu’un peu moins du quart des procès pour agressions sexuelles au sein du régime militaire canadien ont mené à un verdict de culpabilité. Dans la plupart des cas, les délinquants étaient plutôt déclarés coupables de conduite déshonorante. Essentiellement, c’est attribuable au fait que les cas ont lieu au sein de l’unité, et corrigez-moi si j’ai tort, où tout le monde est présent, et par conséquent c’est difficile d’avoir des témoins et des collègues qui veulent témoigner en faveur de la victime.
Vous avez déclaré qu’il devrait y avoir un processus indépendant. Il semble que l’on traîne de la patte, car il n’y en a pas. Jusqu’à ce que ce processus soit établi, d’après vous, que devrait-il se passer? J’avais proposé entre autres de laisser une autre unité s’en occuper, mais j’aimerais savoir si vous avez des suggestions à faire.
Col Drapeau : Ma solution est simple. Nous devrions revenir en 1998 et nous référer à l’article 70 de la Loi sur la défense nationale qui établit que quatre infractions ne peuvent être jugées par un tribunal militaire si l’infraction a eu lieu au Canada. La quatrième de ces infractions étant l’agression sexuelle. Ainsi, tout le monde serait traité sur un même pied d’égalité, que vous soyez victimisé par des membres des Forces armées canadiennes dans un stationnement du Canadian Tire local ou, comme cela s’est produit à Québec — je fais référence ici à la note de bas de page no 11 de mon document —, dans une soirée de gala regroupant environ 1 000 personnes où un officier en état d’ébriété a agrippé deux de ses subordonnées. Ce dernier a été accusé d’agression, à juste titre, voire d’agression criminelle, mais a également fait l’objet simultanément d’une accusation en alternative de comportement préjudiciable au bon ordre et à la discipline. Il a donc fait ce que n’importe qui d’autre aurait fait dans les mêmes circonstances, sur le conseil de son avocat : il a plaidé coupable au deuxième chef d’accusation. Si je ne m’abuse, il a été déclaré coupable et sa peine s’est traduite par une réprimande sévère et une amende de 2 000 $.
Une question fondamentale s’impose : en quoi consiste une réprimande sévère? Quelles sont les conséquences? Mènent-elles à un casier judiciaire? La réponse est non. L’officier en question a été transféré de la ville de Québec à Ottawa, et l’affaire a été classée.
Mettez-vous maintenant dans les souliers de ses deux victimes, deux subordonnées ainsi que dans la peau des amis et des collègues. Croyez-vous vraiment que ces personnes vont dénoncer un crime s’ils en sont victimes et laisser le système de justice militaire statuer sur ce type d’infraction? Voilà le cœur du problème.
Depuis les tout débuts, le Code de discipline militaire intègre toutes les infractions du Code criminel et les infractions disciplinaires sous une même catégorie appelée « Infractions d’ordre militaire ». Ces infractions sont donc interchangeables. Voilà pourquoi les infractions disciplinaires peuvent se traduire par un comportement déshonorant, mais il s’agit quand même d’une infraction disciplinaire.
Pour toute autre profession au Canada, qu’il s’agisse d’un avocat, d’un agent de police ou d’un comptable, la personne s’expose à des poursuites au pénal, par exemple en cas de fraude ou d’agression sexuelle, ainsi qu’à une mesure disciplinaire de la part de l’ordre professionnel. Cela comprend la participation du système judiciaire.
Or, dans l’armée, toutes ces infractions sont du pareil au même. Il existe une force policière disciplinaire, un tribunal disciplinaire ainsi qu’un régime de peine disciplinaire, qui juge les cas d’agression sexuelle au détriment, selon moi, de l’institution en soi, à savoir les Forces armées canadiennes, et des victimes. Ils font de leur mieux avec le système dont ils disposent.
En réalité, vous n’avez pas besoin de faire partie de l’armée pour enquêter sur un cas d’agression sexuelle, porter des accusations et intenter des poursuites. Il y a d’ailleurs des tribunaux civils et des services de police au Canada qui disposent de l’expérience et de l’expertise nécessaires. Plus important encore, ces services sont indépendants de la chaîne de commandement militaire. Que vous soyez un colonel ou un simple soldat, si vous commettez un crime, vous ferez l’objet d’une enquête et de poursuites judiciaires.
Dans les forces armées, les victimes craignent que cette procédure ne soit pas suivie en plus du fait que si elles dénoncent le crime commis, ce qu’elles devraient faire auprès de la police militaire, mais aussi absurde que cela puisse paraître, dans 90 p. 100 des cas, la dénonciation se fait au sein de la chaîne de commandement. L’officier de la chaîne de commandement pourrait très bien être la personne ayant perpétré l’agression alléguée. Beaucoup de ces victimes m’appellent ou se couchent le soir réconfortées, car elles n’ont pas dénoncé le crime, sachant que cela entraînerait des graves conséquences sur leur carrière.
Je représente des femmes qui n’ont pas dénoncé le crime pendant plus de 10 ans, et elles sont expulsées des forces armées parce que leur performance et leur comportement psychologiques et sociaux en ont pris un coup. Les gens oublient qu’il s’agit de victimes, et elles sont expulsées pour des raisons de conduite ou des raisons disciplinaires. Le système ne fonctionne tout simplement pas.
La sénatrice Jaffer : Madame Eichler, j’ai écouté tout le monde très attentivement, mais pour la première fois, je prends conscience à quel point la culture d’autorité qui règne au sein des Forces armées canadiennes dissuade la dénonciation, surtout contre une personne qui est son supérieur. De toute évidence, il faut un processus indépendant, mais la culture d’autorité est si ancrée dans les Forces armées canadiennes. Même s’ils avaient une entité autonome auprès de laquelle dénoncer, il me semble que l’on hésiterait quand même à dénoncer quoi que ce soit en raison de la culture qui règne aux Forces armées canadiennes. J’espère que vous me direz que je me trompe.
Mme Eichler : Merci de poser la question.
Il nous faut les deux. Nous devons avoir un moyen de contourner la chaîne de commandement et de créer un système encore plus indépendant et responsable, mais il nous faut également réfléchir aux moyens d’améliorer le système hiérarchique, de trouver des moyens d’autonomiser les gens au bas de la hiérarchie et de rendre responsables les gens au haut de la hiérarchie. C’est une question plus vaste, mais il nous faut les deux types de mesures.
[Français]
Le sénateur McIntyre : Colonel Drapeau, après le dépôt du rapport Deschamps, l’opération HONOUR a été créée, suivie de la mise sur pied du Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle (CIIS) en septembre 2015. Quels sont les progrès et les obstacles qu’a connus le centre au cours de ses trois premières années d’existence?
Col Drapeau : Monsieur le sénateur, je ne suis pas un expert en ce qui concerne le centre proprement dit. De mémoire, dans un premier temps, le centre a connu certaines difficultés, notamment celle de trouver une équipe de direction permanente. Je crois qu’il a fallu trois ou quatre essais avant de nommer quelqu’un à titre de responsable du centre.
Deuxièmement, l’établissement de son modus operandi a pris un certain temps. Au départ, le centre avait des heures d’ouverture de 9 heures à 17 heures, du lundi au vendredi. Si un incident d’inconduite sexuelle survenait les fins de semaine, le centre n’était pas ouvert.
Troisièmement, il s’agissait de savoir à quel endroit dans la hiérarchie du ministère de la Défense le centre serait situé. Il y a eu un débat qui n’a jamais été vraiment résolu, selon lequel, éventuellement, le centre relèverait du ministère plutôt que des forces armées, ce qui donne l’illusion que le centre est indépendant de la chaîne de commandement. Cependant, je ne pense pas — et la majorité des victimes non plus — que c’est vraiment le cas. Ce sont des difficultés premières qui ont tout de même été troublantes, parce que c’était un moment précis dans l’histoire lorsque Mme Deschamps a déposé son rapport en avril 2015. C’était sa recommandation première. Il s’agissait d’un point de départ pour assurer une certaine sécurité, une certaine confiance aux victimes afin qu’elles puissent aller chercher de l’aide, trouver une oreille attentive et obtenir un soutien indépendant externe, que cette personne soit un colonel ou un sergent, peu importe.
Le sénateur McIntyre : Je comprends que les personnes qui ont subi une agression sexuelle doivent naviguer entre plusieurs services et processus au sein de l’organisation militaire. Par conséquent, un militaire pourrait se retirer du processus en cas de mauvaise expérience à l’une ou l’autre de ces étapes. Ai-je raison?
Col Drapeau : Si une victime décide de ne pas porter plainte, de ne pas demander d’aide, ce qui arrive souvent, le militaire fera peut-être appel aux services médicaux pour aller chercher une aide psychologique ou pharmacologique. Il faut savoir que les autorités médicales ont l’autorisation de donner des informations qui concernent la condition médicale d’un de leurs membres aux autorités responsables des carrières, et elles le font régulièrement. Alors, le militaire n’a pas entièrement confiance envers les services médicaux auxquels il fait appel, sachant que tout son bagage médical, tout ce qu’il confie à ses médecins et autres thérapeutes pourrait éventuellement être communiqué aux services de la gestion de carrière, qui vont décider s’il continuera ou non son service dans les forces armées.
[Traduction]
Le sénateur McIntyre : Mesdames, vous vous êtes toutes spécialisées dans la question de l’égalité hommes-femmes dans les Forces armées canadiennes. Ma question s’adresse donc à vous. À votre avis, les Forces armées canadiennes prennent-elles la question du harcèlement sexuel au sérieux, et pensez-vous que les dirigeants sont réellement engagés à l’égard de véritables changements culturels?
Mme Taber : Je suis encouragée depuis l’arrivée du général Vance et de la mise en œuvre de l’opération HONOUR. L’on m’a déjà posé cette question, et je crois bien que le général ainsi que son adjudant-chef prennent la question très au sérieux. Je crois réellement qu’ils sont déterminés à opérer un changement culturel. Toutefois, ils livrent une bataille en amont. Ils prennent le relais en 2018, après des décennies de discrimination et de marginalisation des femmes. Je crois que nous devons travailler de l’aval, de l’amont et depuis le milieu, c’est-à-dire les dirigeants à tous les niveaux, afin d’opérer un réel changement culturel.
Une des choses dont j’ai parlé est la suivante : lorsque l’opération HONOUR a été annoncée, un groupe de militaires — et cela a fait les manchettes d’un journal de Kingston — appelait cette opération « hop on her », plutôt qu’opération HONOUR. À un tel point que lorsque vous alliez chercher sur Google opération HONOUR, lorsque vous arriviez au « HO », l’autoremplissage proposait « hop on her » plutôt que HONOUR. Donc, il existe un engagement au niveau des dirigeants, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire avant d’en arriver à un changement culturel.
La présidente : Madame von Hlatky, souhaitez-vous ajouter quelque chose?
Mme von Hlatky : Certainement. Merci de poser la question.
Comme je l’ai dit dans mes remarques, je m’inquiète de la viabilité de cette initiative. Nous avons vu une multiplication de nouvelles initiatives et de changements depuis le rapport Deschamps, et les dirigeants ont effectivement été très engagés. Mais comme il y aura pas mal de roulement du personnel l’année prochaine, nous devons nous assurer de mettre en place les mécanismes institutionnels nécessaires pour que les nouveaux dirigeants puissent prendre le relais de leurs prédécesseurs.
Je suis également d’accord avec Mme Taber pour dire qu’il faut davantage que des dirigeants engagés; il faut en engagement tout au long de la chaîne de commandement. Je crois que dans les situations informelles, l’on fait encore des blagues au sujet de l’opération HONOUR. Tant que cela continue à se produire, c’est inquiétant. Il faut s’assurer qu’à tous les niveaux, dans les situations formelles et informelles, l’on ne tolère plus ce genre de commentaires inappropriés sur la violence sexuelle ou sur les initiatives qui visent à l’éradiquer. Bref, il y a encore beaucoup de progrès à faire.
Pour revenir aux observations de Mme Eichler, il ne s’agit pas d’une formation tout simplement sur la violence sexuelle, mais plutôt une formation plus générale sur l’égalité entre les sexes. Il faut se poser des questions profondes sur la culture organisationnelle des Forces armées canadiennes. Il faut s’interroger sur ce que l’on entend par la masculinité et la féminité, sur la façon de réconcilier ces deux notions au sein d’une culture professionnelle existante, et sur la façon de voir cette culture évoluer dans le respect des identités et de leur prise en compte.
Mme Eichler : Il existe un engagement, mais je ne pense pas qu’on en fasse assez. Nous sommes à un moment charnière avec le nouvel ordre fragmentaire du 5 mars au sujet de l’institutionnalisation de l’opération HONOUR. L’on reconnaît clairement qu’il va falloir un effort continu.
C’est comme je disais tout à l’heure au sujet des activités liées à l’opération HONOUR. Ces activités viennent s’ajouter à la charge de travail, à un tel point que la nouvelle formation sur les témoins, par exemple, devient une autre case à cocher. Comment peut-on réellement créer le genre de soutien nécessaire de la base au sommet — les ressources, l’expertise, le personnel — afin de réellement opérer un changement culturel? C’est la question qu’il faut poser au ministre.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Colonel Drapeau, c’est un plaisir de vous revoir. Cela fait presque 20 ans que vous naviguez dans le monde des forces armées. Je pense que vous devez être un doyen à ce chapitre au Canada. Je vous félicite d’y être encore impliqué.
Je vais commencer par émettre un jugement, et j’évoquerai des pistes de solution. Compte tenu de votre longue expérience, pensez-vous qu’on puisse dire de la gestion des problèmes d’agression ou d’intimidation à caractère sexuel dans les forces armées, je dirais même, à la limite, dans les organisations politiques fédérales, qu’elle est archaïque?
Col Drapeau : Oui, absolument.
Le sénateur Boisvenu : Au point où l’on protège davantage les dirigeants que les victimes elles-mêmes?
Col Drapeau : Je ne suis pas certain de cela, sénateur. Je pense qu’elle est archaïque, parce que le système de procès par voie sommaire, qui est la façon dont, jusqu’à récemment encore, on traitait certaines accusations de harcèlement, existe depuis plus d’une centaine d’années. La procédure n’a pas changé. À la cour martiale, des changements se sont produits en 1998-1999. Mais, fondamentalement, c’est un système qui est vieux d’un siècle ou plus dans sa forme.
Le sénateur Boisvenu : Vous dites qu’on exclut les victimes, qu’elles n’ont pas confiance dans le système et que très peu de soutien leur est fourni.
Col Drapeau : Monsieur le sénateur, si vous me le permettez, c’est vous qui avez exclu les victimes.
Le sénateur Boisvenu : Ce que je veux dire, c’est que, face à ces trois constats, on a affaire à un système qui ne protège pas beaucoup les victimes.
Col Drapeau : Je suis d’accord avec vous.
Le sénateur Boisvenu : Essayons maintenant de voir une piste de solution. Le gouvernement fédéral a adopté en 2015 la Charte des droits des victimes, qui reconnaît aux victimes le droit à l’information, à la protection, à la participation et aux indemnisations, mais cette charte exclut les militaires.
Col Drapeau : Oui, et j’en suis outré. Ce ne sont pas seulement les militaires qui en sont exclus, soit dit en passant. Je représente actuellement une victime qui a subi une agression sexuelle. Parce qu’elle est civile, elle va se présenter comme témoin devant une cour martiale en juin prochain, et elle n’a aucun droit. Quand j’ai accepté ce mandat, j’ai communiqué, dans son cas comme dans d’autres, avec les policiers militaires. Ceux-ci ne voulaient pas répondre aux questions que je leur posais pour savoir ce qui se passait et où ils en étaient dans l’enquête. Je tiens pour acquis qu’une victime civile devrait recevoir communication de ces éléments en vertu de cette loi.
Le sénateur Boisvenu : Une piste de solution ne serait-elle pas effectivement d’adopter, dans le domaine militaire, une charte des droits des victimes?
Col Drapeau : En toute justice, je crois que les militaires ont essayé de le faire lors de la dernière législature du Parlement, quelques semaines avant la fin. Ils avaient présenté un projet de loi qui reconnaissait les droits des victimes. Cependant, cela fait quasiment trois ans maintenant, et les victimes dont les agresseurs sont poursuivis devant les tribunaux militaires sont toujours exclues. Ce sont les seules personnes au Canada à être exclues de cette façon. Cela n’envoie pas un message très réconfortant à ces personnes.
[Traduction]
La sénatrice McPhedran : Merci aux quatre témoins, non seulement pour ce que vous avez dit aujourd’hui, mais aussi pour votre engagement soutenu, votre expertise et votre dévouement, qui vous ont amenés ici aujourd’hui.
J’aurais maintenant une question à poser aux quatre témoins et je voudrais que vous y répondiez chacun à votre façon, mais je voudrais en premier lieu revenir sur le commentaire concernant 1998. Si je vous ai bien compris, colonel Drapeau, vous décrivez ce qui, dans votre expérience, serait une panacée pour nos problèmes actuels. Je trouve difficile de croire cela, si c’est effectivement ce que vous étiez en train de dire. Je ne pense pas qu’il existe de preuves qu’en 1998, ou en 2018, ou à tout moment entre ces deux années, l’expérience des victimes d’agressions, d’exploitation et de violence sexuelles ait été bien servie par le système civil. Veuillez m’expliquer cela, s’il vous plaît.
Col Drapeau : Je précise que je n’ai pas employé et que je n’emploierai pas le mot « panacée ».
La sénatrice McPhedran : Non, c’est moi qui ai employé ce mot.
Col Drapeau : Le système civil est-il à la hauteur? Probablement pas — comme vous, je vois ce qui se passe dans ce dossier dans les médias et les communications professionnelles — mais il est meilleur pour les victimes que le système de justice militaire actuel à au moins deux chapitres. Premièrement, il est indépendant de la chaîne de commandement. Je pense que vous serez d’accord avec cela. Deuxièmement, les victimes de crime qui témoignent devant les tribunaux sont, à tout le moins, protégées par la Loi sur les droits de la personne. Troisièmement, les concepts s’appliquant à la détermination de la peine sont actualisés régulièrement dans les tribunaux civils, par suite des changements apportés par le Sénat et la Chambre des communes. Ces changements ne sont parfois apportés que beaucoup plus tard dans la Loi sur la défense nationale. Ainsi, de tous les principes, de détermination de la peine, adoptés dans le projet de loi C-15 en 2014, plus de la moitié n’ont pas encore été mis en vigueur par le système militaire.
J’ai omis une chose qui est peut-être la plus importante. La plupart des services de police que je connais, dont celui d’Ottawa et des autres grands centres urbains, comptent une escouade ou une équipe spécialisée dans les enquêtes sur les agressions sexuelles. Certains policiers y passent toute leur carrière. Dans le cas des agents de la police militaire qui recueillent le témoignage d’une victime, il s’agit parfois de la seule agression sexuelle sur laquelle ils enquêteront.
Si l’on compare ces deux régimes, on constate que l’un est loin d’être parfait, mais que l’autre est si imparfait que le statu quo est intenable.
La sénatrice McPhedran : Puis-je inviter les autres témoins à intervenir s’ils le souhaitent? Sinon, j’ai une autre question pour vous quatre.
Dans le troisième rapport d’étape sur la lutte contre les comportements sexuels inappropriés qui décrit la mise en œuvre des recommandations du rapport Deschamps par les Forces armées canadiennes, je note qu’il est indiqué dans l’introduction que 6 des 10 recommandations ont été mises en œuvre et que les quatre autres sont en voie de l’être. Cela me semble une interprétation très optimiste de ce que nous ont dit aujourd’hui les témoins.
Voici ma question pour chacun d’entre vous : je sais que c’est un enjeu complexe et que tout changement pour une organisation patriarcale et hiérarchique est exigeant et nécessite beaucoup de temps — je ne veux pas que vous me donniez cela comme réponse —, mais selon vous, quelle « prochaine étape » serait la priorité pour arriver à la plus grande transformation possible? Je pense aux effets à court terme, mais je vous pose cette question pour que vous, les experts, nous disiez ce qui serait le plus susceptible de transformer véritablement ce milieu de travail et d’intégrer ces changements de politique.
Mme Eichler : Selon moi, ce serait la surveillance externe. La juge Deschamps a déclaré, dans une entrevue à CBC qu’elle a donnée après le dépôt du troisième rapport d’étape, que l’organisme indépendant de surveillance qu’elle avait envisagé n’est pas ce qui a été créé. Le ministère de la Défense nationale affirme vouloir institutionnaliser l’opération Honour; le moment est donc bien choisi pour exercer des pressions sur le ministère afin qu’il prévoie un mécanisme de surveillance externe.
L’équipe d’intervention sur l’inconduite sexuelle travaille à mettre en place un conseil consultatif externe qui ne fera toutefois que prodiguer des conseils à l’équipe d’intervention, laquelle prodiguera à son tour des conseils au ministère et aux forces armées. Il y a deux organes consultatifs, mais pas de reddition de comptes.
Mme Taber : Je me dois de contredire l’affirmation figurant dans le rapport selon laquelle de nombreuses recommandations ont déjà été mises en œuvre. J’ai fait une analyse. Je n’entrerai pas dans les détails, mais j’en parle dans mon rapport. Je l’ai sous les yeux. À la recommandation 2, on traite de la deuxième partie des recommandations et de la stratégie.
Mme Eichler a déjà fait mention de la recommandation no 3.
Dans la recommandation no 4, on propose de permettre aux militaires de signaler les cas au centre de responsabilisation ou de demander des services de soutien sans devoir porter plainte officiellement. Le ministère estime avoir mis en œuvre cette recommandation, mais le libellé est contradictoire dans la DOAD 5019 qui exige des militaires qu’ils fassent rapport à la chaîne de commandement, dans l’application Respect dans les FAC et dans la trousse de formation sur l’intervention des témoins sont contradictoires.
On n’a pas non plus donné suite à la recommandation no 5. J’en ai fait mention dans mes remarques liminaires. Pas de définition simple et large du « harcèlement sexuel ». On n’a pas non plus défini le terme « relation personnelle préjudiciable » tel qu’il s’applique aux relations entre personnes de différents grades. Je cite ici le rapport de la juge Deschamps. L’« agression sexuelle » n’a pas été définie comme le recommandait la juge Deschamps.
Il a aussi été recommandé d’adopter une seule politique rédigée en langage clair, ce qui n’a pas été fait.
Il avait aussi été recommandé de faire moins souvent appel au mode alternatif de règlement des conflits, ce qui n’a pas été fait. Selon mon analyse du document, c’est plutôt le contraire. On a aussi ajouté l’exigence de présenter un avis d’insatisfaction avant de porter plainte officiellement.
Selon le rapport d’étape, ces recommandations ont été mises en œuvre, mais quand on analyse ce qui a été fait pour donner suite à ces recommandations, on constate que plusieurs des recommandations sont restées sans suite. Je juge important de le préciser.
Pour ce qui est de savoir ce qui est prioritaire, comme d’autres l’ont indiqué, le comité externe est essentiel. J’estime toutefois qu’il faudrait d’abord que le ministère mette véritablement en œuvre les recommandations de la juge Deschamps et que l’on fasse de la sensibilisation à l’égalité des sexes d’un point de vue féministe. Il faudrait aussi examiner l’égalité des sexes au sein de l’organisation, pour voir comment sont traitées les femmes, et pas uniquement en ce qui concerne les agressions et le harcèlement sexuels, mais aussi la discrimination fondée sur le sexe, comme je l’ai indiqué dans mes remarques.
Mme von Hlatky : Je répète qu’il ne s’agit pas de cocher des cases sur une liste de vérification, mais bien de déployer des efforts de façon continue. Il n’y a pas de solution miracle qui réglera tous les problèmes du jour au lendemain.
Une augmentation considérable des ressources serait bénéfique et pourrait même mener à une révolution, puisqu’on pourrait alors se doter d’une solide expertise à l’interne et de mécanismes pour s’appuyer de façon durable à des sources externes d’expertise. Ce serait l’une de mes principales recommandations, car il ne s’agit tout simplement pas de tâches qu’on peut ajouter aux attributions existantes.
J’encourage aussi les forces armées à réformer de façon féministe la formation et la sensibilisation militaires, comme mes collègues l’ont recommandé. Je sais que l’on a commencé à examiner le programme d’enseignement et à apporter des changements en conséquence. C’est le personnel militaire ici, à Kingston, qui pilote cette transformation, mais il faut que l’on concentre d’énormes efforts à cette réforme, de la formation de base jusqu’à la formation des plus hauts dirigeants, afin que tous aient accès aux plus récents résultats de la recherche fondée sur les données probantes dans ce domaine.
Le sénateur Oh : Cinq sénateurs sont intervenus avant moi et ont posé bon nombre de mes questions. Sortons du pays pour un moment. À votre connaissance, y a-t-il des pays, y compris au sein de l’OTAN, où les plaintes de harcèlement et d’agressions sexuels au sein des forces armées sont traduites devant les tribunaux civils?
Col Drapeau : Oui, sénateur, c’est le cas dans plusieurs pays. La tendance qui prévaut mondialement à l’heure actuelle est d’éliminer les tribunaux militaires en temps de paix. C’est le cas en France, en Belgique, en Allemagne et aux Pays-Bas. C’est la tendance. Les tribunaux disciplinaires sont mobiles, en ce sens qu’ils existent quand une force est déployée à l’étranger pour garantir la discipline et donner aux commandants les outils disciplinaires dont ils ont besoin pour que leurs troupes soient disciplinées et efficaces. En France, en temps de paix, si vous commettez un crime, vous serez traduit comme tout citoyen au tribunal civil, y compris pour inconduite ou une agression sexuelle.
Le sénateur Oh : Et depuis quand est-ce ainsi?
Col Drapeau : Depuis déjà un certain nombre d’années. Je reviens d’une conférence à l’Université Yale sur les tribunaux civils et le droit du point de vue des Nations Unies. C’est la tendance. Cela ne changera pas du jour au lendemain, mais, de plus en plus, c’est ce que les universitaires, les juristes et autres experts du droit militaire proposent, certainement pour les agressions sexuelles.
Les États-Unis connaissent un problème semblable aux nôtres, mais comme c’est une superpuissance, son cas est particulier. La majorité des autres pays envisagent d’éliminer les tribunaux militaires.
Au Royaume-Uni, il y a des cours martiales, mais elles sont toutes présidées par des juristes civils, et le juge en chef de la cour martiale britannique est un juge de la haute cour. Il a autant d’expérience que nos juges de nomination fédérale. Il reçoit la formation voulue et a de l’expérience. Tous les juges à qui il confie une cour martiale sont des civils.
Mme von Hlatky : J’aimerais aborder une question connexe qui n’a pas encore été soulevée, celle de la violence sexuelle dans le théâtre des opérations. Nous estimons que, ici, le processus est lourd et ne répond pas aux besoins des survivants, mais il nous faut aussi penser à ce qui se passe pendant les opérations à l’étranger. Si au cours d’un déploiement de neuf mois vous êtes victime d’une agression, que ce soit au sein des forces de votre pays ou de forces alliées, alors que vous travailliez jour et nuit et que vous faites peut-être l’objet de menaces extérieures, c’est là le genre de chose qui se produit et auquel on doit faire face. Il ne faut pas se limiter aux cas qui se produisent au Canada. La dénonciation des cas se produisant pendant des opérations soulève toute une série d’autres questions très complexes qui doivent faire partie de ces discussions.
Le sénateur Richards : J’ai une question semblable à celle du sénateur Oh. Merci de votre présence ici aujourd’hui. Colonel, que se passerait-il si une recrue ou une soldate qui a été agressée sexuellement, disons à Gagetown, au Nouveau-Brunswick, d’où je viens, décidait de sortir de la base militaire pour signaler l’agression à une agente de la GRC, par exemple? Son procès se déroulerait-il devant un tribunal civil? L’affaire serait-elle rendue publique et réglée au civil?
Le Col Drapeau : C’est une situation qui se produit souvent. La GRC démontrerait certainement beaucoup de compassion, mais elle informerait la femme que la GRC ne possède pas l’autorité ou la compétence pour traiter l’affaire. Elle dirigerait la femme vers la police militaire.
Le sénateur Richards : D’accord. La GRC intervient-elle dans les cas de meurtre sur une base militaire?
Le Col Drapeau : Au Canada, en vertu de l’article 70, le meurtre est exclu de la compétence militaire si l’infraction est commise au Canada. Si l’infraction est commise à l’étranger, elle devient du ressort de l’armée. Le kidnapping d’enfants est également exclu de la compétence militaire au Canada.
Le sénateur Richards : Merci.
La présidente : Nous passerons à la deuxième série de questions. Je vous demanderais d’être brefs pour que tout le monde ait le temps de poser une question.
[Français]
Le sénateur Dagenais : J’aimerais revenir sur l’opération HONOUR. Je ne sais pas si c’est Mme Taber qui a dit que certains militaires avaient dénigré l’opération HONOUR. Quelles sont les conséquences pour ceux qui ont dénigré cette opération? Est-ce encore l’impunité ou y a-t-il des conséquences? Ma question s’adresse évidemment à tous les témoins.
Col Drapeau : C’est au collège militaire. J’avais été averti quelque temps après l’incident que de jeunes cadets auraient ridiculisé le programme en utilisant l’expression « Hop On Her ». Cela a été rapporté dans les médias presque simultanément. Je ne sais pas si des mesures disciplinaires collectives ou individuelles ont été prises pour y mettre fin. Les attentes sont grandes envers ces futurs chefs. Je ne sais pas quelles mesures ont été prises, ou si des mesures ont été prises.
Le sénateur Dagenais : Merci, colonel Drapeau.
[Traduction]
La présidente : Madame Taber, vouliez-vous ajouter quelque chose?
Mme Taber : Non, je n’ai pas d’autres renseignements sur les répercussions ou le manque de répercussions.
La sénatrice Jaffer : J’ai deux questions. La première m’est venue après avoir écouté le témoignage des professeures sur la médiation et le mode substitutif de résolution des différends. Si j’ai bien compris ce que vous expliquiez, le problème est dans la relation de pouvoir. En raison de la structure de commandement ou d’autorité, la médiation n’est pas une option viable. Tout comme en droit de la famille, lorsqu’il y a de la violence, on ne peut utiliser la médiation. Pourriez-vous nous expliquer cela davantage?
J’aimerais aussi vous poser ma deuxième question qui porte sur la définition du « harcèlement ». Comme vous le savez, il n’existe pas de définition du « harcèlement ». Selon ma compréhension, c’est pour ne pas limiter les possibilités de poursuites qu’il n’y a pas de définition. Pourriez-vous nous faire part de vos impressions sur ces deux sujets?
Mme Eichler : En fait, c’est la victime ou le survivant qui devrait décider d’utiliser la médiation ou le MARC. J’ai discuté avec bon nombre de travailleurs sociaux dans l’armée qui m’ont dit que c’est parfois ce que la victime choisit. Or, il faut que ce soit un vrai choix, et dans une institution où la différence de pouvoir est si grande, c’est parfois difficile de faire en sorte que ce le soit.
Je ne crois pas qu’il faille s’en défaire, mais j’abonde dans le même sens que ma collègue, Mme Taber, à savoir qu’on a trop mis l’accent sur ces méthodes. On parle de médiation et de MARC sur la page couverture du Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle de l’armée, donc c’est fortement encouragé. Il ne faut pas s’en débarrasser, mais on ne devrait pas mettre de pression sur les victimes.
La sénatrice Jaffer : Professeure Taber, pourriez-vous nous en dire davantage sur ce sujet et sur la définition du « harcèlement »?
Mme Taber : Je suis d’accord avec ce qui a été dit précédemment sur le MARC. De plus, lorsqu’on regarde dans d’autres documents — par exemple, dans le manuel à l’intention des enquêteurs en matière de harcèlement, on parle d’un des désavantages liés à l’intervention d’un superviseur. On y indique qu’une telle intervention peut mener à une baisse du moral et empoisonner les relations futures, ce qui réduit l’efficacité et la cohésion au sein de l’unité. En gros, le message véhiculé est que si une personne cherche de l’aide à l’extérieur, il pourrait y avoir des répercussions négatives sur son unité à cause d’elle.
Le déséquilibre de pouvoir fait en sorte qu’il faut absolument que le choix du MARC soit rendu possible. Cependant, les recherches démontrent que le MARC et l’aide personnelle ont moins tendance à mener à un changement de culture puisqu’on traite les problèmes individuellement. La chaîne de commandement n’a aucun rôle à jouer et on ne cherche pas à changer ce qui se passe au quotidien, si ce n’est régler un cas ponctuel. Je pourrais vous en dire bien davantage, mais je pense avoir fait un bon résumé du problème.
Quant à la définition du « harcèlement », elle se trouve dans la DOAD 5012-0 :
Comportement inopportun et offensant d’une personne envers une autre personne en milieu de travail, y compris pendant toute activité ou dans tout lieu associé au travail, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Il comprend tout acte, propos ou exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace.
Il comprend également le harcèlement au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Dans mes remarques liminaires, j’ai parlé de deux changements à apporter à la définition. D’abord, un changement touchant le harcèlement et un autre le harcèlement sexuel. En premier lieu, nous pourrions améliorer la définition du harcèlement en supprimant les éléments mentionnés par la juge Deschamps pour que la définition ressemble plutôt à : « comportement inopportun et offensant d’une personne, y compris pendant toute activité ou dans tout lieu associé au travail, représentant un acte, un propos ou une exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace ».
La définition des « comportements sexuels dommageables et inappropriés » de l’opération Honour est très importante puisqu’elle place le genre au cœur du problème du harcèlement sexuel, ce qui n’est pas le cas encore une fois de tous les documents ou de la formation, mais la politique principale dans les instructions est muette sur ce sujet. Je crois qu’il s’agit d’une question importante pour votre comité dans le cadre de votre étude sur l’expérience des femmes. Je crois que d’autres en ont déjà parlé, mais il est important de rappeler que ce ne sont pas seulement les femmes qui vivent du harcèlement sexuel; les hommes, les membres des FAC qui ne se conforment pas au modèle binaire ainsi que ceux de la communauté LGBTQ en sont aussi victimes.
Dans la définition du harcèlement sexuel, « les comportements [...] incluent, sans y être limités, les actions perpétuant les stéréotypes et les préjugés qui déprécient des militaires en raison de leur sexe, de leur sexualité ou de leur orientation sexuelle. » La vraie définition est plus longue, mais je vous ai présenté les éléments principaux.
La sénatrice Jaffer : Merci.
Le sénateur McIntyre : Les Forces armées canadiennes sont évidemment aux prises avec des problèmes d’inconduite sexuelle. Comment ces problèmes se comparent-ils à ceux des forces armées d’autres pays?
Mme Eichler : Je n’ai pas fait de recherches poussées sur la situation des forces armées d’autres pays, mais il est clair que toutes les forces qui intègrent plus de femmes doivent gérer ces problèmes. Je pense que la situation est assez grave au sein des Forces armées canadiennes, mais je crois également que nous sommes l’un des pays qui en fait le plus pour s’attaquer à ce problème.
Col Drapeau : Je crois que notre problème est semblable à celui des autres nations. J’ai travaillé aux États-Unis et j’y ai comparu à titre de témoin et je puis vous dire que le problème y est plus grave qu’ici. Le problème vient surtout du fait que le militaire exerce un contrôle total sur la question de la violence sexuelle. Quant au Royaume-Uni, à la France ou aux autres pays de l’OTAN, je tiens pour acquis que le problème est le même qu’au Canada.
Mme Taber : Dans leur examen du traitement des femmes au sein des forces armées de 2012 et 2014, les forces armées australiennes ont indiqué qu’il était crucial de progresser sur l’équité entre les sexes. Certaines des solutions que j’ai proposées sont tirées de ce rapport.
Bien que le Canada soit perçu comme ayant des politiques progressistes dans l’opération HONOUR, Deschamps et le rapport de Statistique Canada nous démontrent que le problème est semblable à celui des États-Unis et du Royaume-Uni. Des recherches en Finlande ont porté sur la culture masculine du guerrier qui peut être néfaste pour les femmes et les hommes qui ne correspondent pas à ce modèle. Je pense que nous pouvons suivre l’exemple de l’Australie, en ce qui a trait au respect et à la façon de s’attaquer à la violence et au harcèlement sexuel au sein des forces armées.
Mme von Hlatky : Après le dépôt du rapport Deschamps, les dirigeants militaires ont immédiatement commencé à voyager à l’étranger pour recueillir les pratiques exemplaires de nos alliés et de nos partenaires. Il ne s’agit pas d’un problème uniquement canadien.
Regardons l’exemple australien. Ce que je trouve intéressant des pratiques exemplaires australiennes et de leur expérience avec Pathways to Change, est qu’elles proviennent d’un partenariat entre le chef de la défense et le commissaire à la discrimination sexuelle. Ce partenariat très salutaire entre un haut fonctionnaire civil et un chef de l’armée a permis de réaliser un examen exhaustif des pratiques au sein des forces armées australiennes. Je ne sais pas pourquoi nous n’avons pas adopté ces pratiques exemplaires au Canada. Peut-être faudrait-il s’en inspirer pour trouver des solutions durables.
Il ne faut pas non plus perdre de vue l’aspect de l’environnement multinational. Il est vrai que d’autres pays sont aussi aux prises avec des problèmes d’inconduite sexuelle dans les forces armées, mais que se passe-t-il dans un environnement opérationnel multinational dans lequel chacun a son propre processus? Nous n’avons pas encore commencé à nous attaquer à ce problème, or ce sera particulièrement important de le faire au Canada puisque les Forces armées canadiennes réalisent rarement des missions seules.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci encore à nos invités pour leurs témoignages.
Colonel Drapeau, au Canada, dans les provinces où l’on accorde un soutien juridique aux victimes, surtout dans les cas d’agression sexuelle, on remarque que le taux de dénonciation est plus élevé et que le taux d’abandon en cours de poursuite est plus bas. C’est un peu la conclusion à laquelle le comité sénatorial est arrivé, en 2012, lors de son étude sur la dénonciation. Dans les forces armées, un soutien juridique est-il offert aux victimes afin qu’elles se sentent moins seules?
Col Drapeau : Absolument pas. Pas à l’heure actuelle.
Le sénateur Boisvenu : Cela signifie que la structure hiérarchique des forces armées est très imperméable. Les victimes doivent-elles confronter ce système imperméable avant d’avoir accès à un peu d’information?
Col Drapeau : À l’heure actuelle, comme elles sont exclues de la loi, elles sont laissées à elles-mêmes. Dans certains cas, elles contactent des gens comme moi pour les représenter, mais de l’autre côté de la clôture, le ministère de la Défense ne reconnaît pas à ces victimes le droit d’être représentées et de faire valoir ce que la Charte canadienne des droits et libertés accorde à tous les autres Canadiens. Elles sont laissées pour compte.
Le sénateur Boisvenu : Est-il possible d’avoir accès à des données sur le nombre de victimes qui abandonnent leur recours après avoir porté plainte, parce qu’elles n’ont pas accès à un tel soutien?
Col Drapeau : Votre question est légitime et elle devrait être posée au ministère. Je suis certain que le directeur des poursuites militaires pourrait vous donner de l’information à ce sujet.
Le sénateur Boisvenu : Il s’agirait d’un indice intéressant pour connaître le degré d’abandon. C’est directement lié à la confiance envers le système et au soutien.
Col Drapeau : Il demeure quand même un très grand vide. Mme Deschamps y a fait référence. Une grande majorité des victimes de ces agressions sexuelles ne rapportent pas le crime. Le pourcentage est-il de 50, 60 ou 75 p. 100? On peut se permettre ce genre de figure sans exagérer. Le nombre est très élevé. A-t-il changé considérablement depuis lors? Il faut se rappeler que le rapport de Mme Deschamps date de 2015. L’opération HONOUR a été créée en 2015, et le rapport de Statistique Canada a été publié en 2016. Entre 2015 et 2016, Statistique Canada a rapporté qu’il y avait environ 1 000 agressions sexuelles dans les forces armées, encore davantage que ce que Mme Deschamps envisageait. Ce nombre est-il vraiment représentatif? Probablement, parce que 43 000 personnes ont participé au sondage, dont le degré d’efficacité était très élevé. De ces 1 000 personnes qui ont rapporté avoir été victimes d’agressions, combien d’entre elles se sont manifestées auprès des autorités policières? Il serait relativement facile de demander simplement une réponse à cette question.
[Traduction]
La sénatrice McPhedran : Ma question s’adresse à n’importe lequel de nos témoins experts. Je crois sincèrement qu’il y a un effet de cascade positif lorsqu’on mise sur le genre de façon sexospécifique, c’est-à-dire les femmes dans le cadre de notre discussion d’aujourd’hui. Or, je remarque que dans le rapport Deschamps, la commissaire ne fait pas référence à l’identité de genre. Sachant cela, seriez-vous inquiet si nous recommandions qu’à l’avenir, les recommandations tiennent compte du genre et de l’identité de genre? Le cas échéant, pouvez-vous nous expliquer pourquoi?
Mme Eichler : Aucun problème.
Mme Taber : Je veux simplement m’assurer d’avoir compris la question. Il ne me pose pas problème d’inclure l’identité de genre dans les éléments à considérer relativement au comportement sexuel blessant ou inapproprié.
Mme von Hlatky : J’acquiesce.
Col Drapeau : Aucun problème.
La sénatrice McPhedran : Merci.
Madame la présidente, pourrions-nous demander à l’établissement de formation si on connaît la provenance de ce commentaire, de ce mot-clic? Et même si on ne le sait pas, pouvons-nous demander à tous les centres de formation et aux Forces armées canadiennes de répondre à toutes les mesures de suivi et à tout ce qui s’est produit en réaction aux messages découlant de l’opération HONOUR?
La présidente : C’est noté.
S’il n’y a pas d’autres questions, j’en profite pour remercier nos témoins d’avoir pris le temps de venir nous rencontrer pour nous parler de leur expertise dans le cadre de notre étude. Nous vous sommes tous reconnaissants.
Nous allons nous réunir à huis clos brièvement.
(La séance se poursuit à huis clos.)