Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications
Fascicule nº 2 - Témoignages du 19 avril 2016
OTTAWA, le mardi 19 avril 2016
Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd'hui, à 9 h 30, pour étudier l'élaboration d'une stratégie pour faciliter le transport du pétrole brut vers les raffineries de l'Est du Canada et vers les ports situés sur les côtes atlantique et pacifique du Canada.
Le sénateur Dennis Dawson (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Le comité continue aujourd'hui son étude sur l'élaboration d'une stratégie pour faciliter le transport du pétrole brut vers les raffineries de l'Est du Canada et vers les ports situés sur les côtes atlantique et pacifique du Canada.
[Français]
Un des objectifs de nos réunions publiques est d'étudier la façon de répartir de manière optimale les risques et les bénéfices dans l'ensemble du Canada.
[Traduction]
Je souhaite la bienvenue à nos deux témoins d'aujourd'hui.
Nous avons, en vidéoconférence, M. Kenneth Green, directeur principal des études sur l'énergie et les ressources naturelles à l'Institut Fraser de Calgary. Nous accueillons en personne, Benjamin Delphis, directeur adjoint à la recherche au C.D. Howe Institute.
Nous commencerons par un exposé de M. Green, puis nous entendrons M. Dachis.
Kenneth Green, directeur principal des études sur l'énergie et les ressources naturelles, Institut Fraser : Bonjour. Je tiens à remercier le président Dawson, le vice-président MacDonald et les membres du comité de me donner la possibilité de vous renseigner au sujet des travaux de l'Institut Fraser; je vous remercie de me donner l'occasion de contribuer à améliorer les politiques publiques au Canada. Je voudrais également remercier Daniel Charbonneau d'avoir pris l'arrangement qui me permet de me présenter devant vous sans quitter Calgary où, entre parenthèses, nous allons avoir un temps magnifique aujourd'hui, ça ne me dérange donc pas de me lever si tôt.
Mes remarques aujourd'hui ne sont que le reflet de mes opinions et observations personnelles concernant les conclusions de la recherche que j'ai menée. Je ne parle au nom de personne d'autre, ni de l'Institut Fraser, ni d'aucune autre organisation.
Je m'appelle Kenneth Green, je suis directeur principal des études sur l'énergie et les ressources naturelles à l'Institut Fraser, un institut de recherche sur les politiques publiques qui est sans but lucratif et non partisan. L'Institut a pour mission d'aider le grand public canadien à comprendre les incidences que les politiques gouvernementales peuvent avoir sur leur vie et celle des futures générations.
Je voudrais me présenter en quelques mots. Je suis biologiste et spécialiste des sciences de l'environnement de formation, titulaire d'un baccalauréat en biologie générale, d'une maîtrise en génétique moléculaire et d'un doctorat en science et ingénierie de l'environnement. Par vocation, toutefois, j'étudie les politiques publiques depuis plus de 20 ans au sein de groupes de réflexion tant au Canada qu'aux États-Unis. J'ai travaillé pour la Reason Foundation à Los Angeles, l'American Enterprise Institute à Washington, D.C et l'Institut Fraser, pour lequel j'ai travaillé de 2002 à 2005 avant d'y retourner en 2013.
Je vous parlerai plus particulièrement aujourd'hui de recherches que j'ai faites pour l'Institut Fraser, sur la sécurité du transport du pétrole par rail ou oléoduc. Nous avons en fait publié deux études sur ce sujet : en 2013, nous avons publié Intermodal safety in the transport of oil et, en 2015, avec mon collègue Taylor Jackson, nous avons publié Safety in the Transportation of Oil and Gas : Pipelines or Rail? en utilisant une base de données actualisée qui nous a permis d'obtenir une résolution sensiblement meilleure que par le passé.
L'objectif de notre recherche était de mieux comprendre les ramifications potentielles sur le plan de l'environnement et de la santé du recours accru au transport ferroviaire du pétrole compte tenu de l'opposition croissante à laquelle se heurte le transport du gaz et du pétrole par pipeline.
Dans notre étude de 2013, dont Diana Furchtgott-Roth du Manhattan Institute, pionnière dans ce genre de recherche, est coauteure, nous avons surtout utilisé des données américaines, faute d'avoir accès à des données canadiennes à l'époque.
Dans cette étude, nous avions conclu que pour transporter un milliard de tonnes de pétrole sur une distance d'un mile au cours de la période allant de 2005 à 2009 — je viens de le dire, nous disposions de peu de données — il y avait deux incidents — des déversements ou des fuites — lorsque le transport se faisait par rail, mais seulement 0,6 incident pour le transport des mêmes quantités de pétrole sur la même distance par pipeline. C'est un rapport d'environ 3,6 à 1, ce qui veut dire que la probabilité d'avoir un accident lorsqu'on transporte du pétrole par rail est 3,6 fois plus élevée que par oléoduc.
En 2015, nous avons eu la possibilité d'actualiser nos recherches parce que nous avons obtenu accès à des données de haute qualité venant de Transports Canada, Statistique Canada et du Bureau de la sécurité des transports du Canada.
En matière de sécurité concernant le transport du pétrole et du gaz, ma collègue et moi avons montré que de 2003 à 2013 — un corpus de données plus récentes portant sur une période de 10 ans —, il y avait en moyenne 0,23 incident par million de barils équivalents pétrole transportés par rail, mais seulement 0,05 accident pour le transport de la même quantité de pétrole par oléoduc. De nouveau, pour simplifier, cela donne un rapport de 4,5 à 1 : les chances d'avoir un accident en transportant le pétrole par rail étaient 4,5 fois plus élevées que pour le transport des mêmes quantités par oléoduc.
Au cours de cette étude, nous avons également obtenu accès aux conclusions du rapport du département d'État des États-Unis sur l'oléoduc Keystone XL, comportant une annexe comparant le risque de construire un oléoduc au risque de ne pas le construire, l'hypothèse étant que si le pipeline n'était pas construit, le pétrole serait transporté par rail.
Les données américaines dont disposait le département d'État étaient plus récentes que celles utilisées dans notre étude antérieure. Le département d'État, sur la base de données couvrant la période 2002 à 2009 concluait que, sur la base du nombre de déversements annuels d'hydrocarbures pour le transport d'un million de tonnes-kilomètres par oléoduc et par rail — je vous fais grâce des petits chiffres, mais ils figurent dans le témoignage — le rapport indiquait que le risque d'accident dans le transport par rail était 5,5 fois plus élevé que pour le transport par oléoduc.
Je voudrais faire remarquer que les deux modes de transport sont extrêmement sûrs. Plus de 99,99 p. 100 du produit entrant à une extrémité du système de transport — rail ou oléoduc — arrive à destination et sort en sécurité à l'autre extrémité. Mais il existe un différentiel de risque minime, et à l'échelle des quantités de pétrole qui sont transportées chaque année, cela peut être substantiel.
Entre autres choses, je voudrais faire remarquer que la plupart des déversements se produisent en fait à ce que j'appelle les points de transfert, où le pétrole passe d'un mode de transport à l'autre : pour être chargé dans un camion- citerne; déchargé d'un camion et chargé sur un train; déchargé d'un train pour être chargé sur un camion, ainsi de suite. Ces installations sont conçues pour pouvoir capturer le pétrole et ne pas le laisser s'échapper dans l'environnement. Il arrive rarement en fait que le pétrole cause des problèmes écologiques, si l'on pense aux quantités que l'on déplace chaque année, chaque jour.
En résumé, transporter le pétrole par oléoduc est tout simplement plus sécuritaire que par rail. Le ratio d'accidents obtenu grâce à nos recherches, sur la base de données aussi bien américaines que canadiennes, est compris dans un éventail de différentiel de risque allant de 3,6 à 5,5, ce qui est rassurant compte tenu de la faible ampleur de la variation.
Tous les modes de transport du pétrole et du gaz sont nécessaires pour répondre aux besoins extrêmement variés des marchés petits, moyens et gros, un peu partout en Amérique du Nord. Pratiquement tous — le rail, l'oléoduc, les péniches ou les navires-citernes — ont un excellent palmarès en matière de sécurité. Dans la mesure où l'opposition aux oléoducs favorise le recours à un certain mode de transport du pétrole — le chemin de fer, aux dépens de celui que le secteur privé préférerait, à savoir les oléoducs — on augmente le risque pour les personnes et l'environnement et on rend un mauvais service à la santé publique ou à l'environnement.
Je terminerai mon témoignage sur ces mots. Je me ferai un plaisir de répondre à vos questions et d'engager la discussion sur cette recherche et d'autres que nous avons faites à l'Institut Fraser ou que j'ai faites ailleurs. Merci encore pour cette possibilité de vous parler de nos travaux à l'Institut Fraser. L'énergie est une composante vitale de notre société. Nous sommes, à mon avis, une civilisation de l'énergie, et de bonnes politiques publiques sont d'une importance vitale pour notre avenir et celui des futures générations. Je vous remercie une fois de plus de me permettre de contribuer à votre processus de prise de décision et à votre réflexion. Merci.
Le président : Merci beaucoup, monsieur Green. Nous entendrons d'abord M. Dachis, après quoi les sénateurs pourront poser des questions à nos deux témoins.
Benjamin Dachis, directeur associé de la recherche, Institut C.D. Howe : Merci beaucoup de m'avoir invité à prendre la parole ici aujourd'hui. Je travaille avec le C.D. Howe Institute. Nous sommes un groupe de réflexion national, non partisan, œuvrant dans le domaine des politiques publiques, qui se donne pour mission d'améliorer le niveau de vie des Canadiens en encourageant l'adoption de politiques économiques rationnelles.
Je souhaite vous présenter une étude du C.D. Howe que j'ai publiée il y a quelques mois avec un de mes anciens collègues, Grant Bishop. Vous devriez en avoir un exemplaire en français et en anglais dans votre trousse. Je ne suis pas avocat. Je joue parfois ce rôle à la télévision, mais j'ai l'occasion de travailler avec des avocats brillants comme Grant. C'est lui qui a tracé le cadre juridique dont il est question ici, ma contribution portant plutôt sur l'économie, mais je me ferai un plaisir d'aborder les deux volets pendant la période de questions réponses.
Je voudrais vous parler aujourd'hui des éléments critiques que la réglementation en matière d'oléoduc doit prendre en compte pour garantir l'acheminement du pétrole canadien au marché.
Le nouveau gouvernement fédéral du Canada s'est engagé à réexaminer le processus d'approbation des oléoducs en vigueur à l'Office national de l'énergie. Au cours des audiences de l'Office national de l'énergie, il a déclaré que « Les émissions de gaz à effet de serre directes et en amont attribuables à ces projets seront évaluées. » Le gouvernement fédéral a également publié, il y a un mois environ, le projet de règlement sur les modalités de mise en place de l'évaluation des émissions en amont, qui en constitue l'élément nouveau.
Toutefois, cette politique fédérale présente deux défauts. Premièrement, en exigeant de l'Office national de l'énergie qu'il tienne compte des émissions de gaz à effet de serre en amont dans son processus d'approbation des oléoducs, il se peut qu'il outrepasse ses pouvoirs constitutionnels en matière d'études environnementales au niveau fédéral et qu'il empiète sur les juridictions provinciales. Deuxièmement, mesurer les émissions de gaz à effet de serre en amont par rapport à un oléoduc interprovincial sera coûteux sur le plan économique et ne permettra pas de réduire les émissions.
Nous avons déjà vu ce film. L'administration Obama a refusé à TransCanada l'autorisation de construire l'oléoduc Keystone XL aux États-Unis et a cité à l'appui de sa décision des arguments relatifs aux émissions de gaz à effet de serre. La question qui se pose à nous aujourd'hui est de savoir si le gouvernement fédéral du Canada peut en faire autant et rejeter l'oléoduc en égard au climat.
La Cour suprême a souligné que les évaluations environnementales fédérales ne devraient pas servir de cheval de Troie au gouvernement fédéral pour s'ingérer dans la réglementation de l'industrie en général. N'oublions pas que le gouvernement fédéral n'a pas de pouvoirs particuliers en matière d'environnement, et qu'il les partage avec les provinces. Les évaluations environnementales fédérales doivent ressortir à d'autres pouvoirs fédéraux. Aux termes de la Constitution canadienne, les provinces ont juridiction sur les ressources naturelles et en matière de réglementation industrielle sur leur territoire. La Constitution donne au gouvernement fédéral la juridiction sur les travaux et entreprises interprovinciaux et internationaux. Cela veut dire les oléoducs.
Toute évaluation environnementale fédérale doit être en rapport avec la juridiction constitutionnelle aux termes de laquelle le gouvernement fédéral réglemente une activité donnée — autrement dit, la question environnementale que l'Office national de l'énergie examine doit être en rapport avec le pipeline, qu'il s'agisse de risques directs pour l'environnement, de franchissements de cours d'eau, ou des effets socio-économiques d'un oléoduc sur les communautés au voisinage.
La question des émissions est différente dans la mesure où elle relève déjà directement de la réglementation provinciale. Un peu partout au pays, on voit les provinces s'attaquer au problème. Exiger que l'Office national de l'énergie contrôle les émissions des activités industrielles en amont ressemble fort à une ingérence dans la juridiction provinciale en matière de réglementation industrielle et de contrôle des ressources naturelles. Cela revient à compter deux fois le dommage causé par les émissions.
Le risque que le gouvernement fédéral rejette un oléoduc pour des raisons environnementales constitue potentiellement un défi constitutionnel.
En outre, le plan fédéral soulève des difficultés administratives fondamentales. Tout d'abord, comment le gouvernement fédéral établirait-il le lien entre des projets pétroliers et gaziers en amont avec un oléoduc particulier? L'intensité des émissions d'un nouveau projet rendu possible par un pipeline pourrait être bien inférieure à celle obtenue en application des réglementations proposées. Par ailleurs, un utilisateur en amont n'est pas tenu d'utiliser un pipeline spécifique, comme celui soumis à un examen en vertu de la nouvelle réglementation.
Qui plus est, si un projet de pipeline était rejeté en raison des émissions en amont qui en résulteraient, il se pourrait que le pétrole soit transporté par d'autres moyens, notamment par rail, secteur où les émissions en amont ne seraient pas réglementées. Une telle décision serait à la fois coûteuse économiquement parlant et inefficace pour réduire les émissions et, comme on vient de l'entendre, nuirait vraisemblablement à la sécurité.
Le projet fédéral ignore aussi totalement les émissions en aval, qui constituent la vaste majorité des émissions de pétrole.
En fin de compte, le rejet d'un pipeline en vue de réduire les émissions apparaît comme une tactique incertaine en raison du risque constitutionnel et aussi comme un moyen inefficace du point de vue économique de réduire les émissions. C'est également une mauvaise stratégie économique.
Au lieu de cela, la perception d'une forme de redevance carbone, par le gouvernement fédéral ou les provinces, offrirait un moyen plus efficace de réduire les émissions. Un gramme de dioxyde de carbone a le même effet dans l'atmosphère qu'il soit émis au cours de l'extraction du pétrole ou d'une autre activité. Rien ne permet de supposer qu'une tonne d'émissions carboniques provenant de la production pétrolière en Alberta ou en Saskatchewan ajouterait moins de valeur à l'économie du Canada que, disons, la production de ciment au Québec, la production sidérurgique à Hamilton ou l'exploitation minière au Cap Breton. La nouvelle réglementation fédérale se prononce dans ce sens à la place des Canadiens.
Les restrictions imposées aux oléoducs ne concernent que les émissions liées au pétrole. Elles réduisent les avantages économiques qui reviennent aux travailleurs et compagnies du secteur. C'est là une façon très indirecte d'obtenir que les sociétés réduisent les émissions. Si l'on veut que les Canadiens réduisent leurs émissions, le gouvernement canadien doit mettre en place une tarification des émissions qui cible directement celles-ci.
L'ajout de l'oléoduc améliorerait la rentabilité des producteurs de pétrole et constituerait un avantage pour la société dans son ensemble sans accroître le total des émissions, si l'on devait au lieu de cela recourir au système de tarification axé sur le carbone. Nous pourrions avoir un système de tarification carbone, une réduction des gaz à effet de serre et un secteur du pétrole et du gaz rentable contribuant à la croissance économique, pour autant que l'on dispose d'oléoducs.
Pour résumer, la décision fédérale de tenir compte des émissions en amont dans l'évaluation des projets d'oléoducs examinés par l'Office national de l'énergie est probablement légalement bancale et économiquement mal fondée. Empêcher les oléoducs, au lieu de faire payer les émissions de gaz à effet de serre, n'aiderait pas le Canada mais l'entraverait plutôt dans ses efforts pour atteindre ses objectifs de réduction des émissions au moindre coût pour l'économie.
Merci. Il me tarde d'entendre vos questions.
Le président : Merci beaucoup.
Le sénateur Doyle : Merci pour votre présentation. Supposons un instant que nous ne fermions pas dans un proche avenir les industries qui utilisent du gaz et du pétrole dans leurs opérations. Vous dites que le recours aux oléoducs augmente leurs marges de profits, ce qui est vrai. Mais est-ce que la livraison par oléoduc est infiniment plus respectueuse de l'environnement? Est-ce que l'approvisionnement du marché en pétrole par camion et par train laisse une empreinte carbone beaucoup plus large à long terme que ne le ferait un oléoduc?
M. Dachis : Je voudrais demander à Ken de répondre d'abord. Il a travaillé davantage sur cette question précise de l'arbitrage entre le rail et les oléoducs.
M. Green : Oui, merci pour cette question. Le transport du pétrole par rail ou par camion génère plus d'émissions. Nous n'avons pas étudié le ratio exact d'émissions, mais il est généralement admis que les oléoducs en génèrent de moindres quantités et constituent la façon la plus sûre, plus efficace et la plus économique de transporter des liquides, essentiellement, sur de longues distances. On transporte beaucoup de choses par pipelines. C'est indubitablement le mode de transport préféré historiquement.
C'est logique, parce que les pipelines partent d'une infrastructure routière fixe, du point A au point B, ils traversent les zones où se trouvent des centres de population, et ils sont souvent enterrés là où ils ne peuvent pas subir l'impact des autres modes de transport. Les trains et les camions circulent généralement au-dessus du sol et les routes tendent à traverser les centres des villes et villages parce que c'est là que l'on veut apporter les marchandises au marché. Par conséquent, les personnes sont plus exposées au danger si l'on a recours à ces modes de transport plutôt qu'à l'oléoduc.
M. Dachis : Je soutiendrai une chose : il ne faut pas perdre de vue que le rail continuera d'avoir un rôle à jouer dans le transport du pétrole, en tout cas à court terme, quoi qu'il arrive. Le transport par rail a d'autres avantages qu'il ne faut pas perdre de vue. Pour commencer, il donne une grande souplesse aux entreprises de transport. La possibilité pour une compagnie de ne pas devoir transporter tout son pétrole à un endroit particulier, disons, du centre des États- Unis et de pouvoir servir différentes parties du marché américain peut se traduire par des profits plus élevés pour ces producteurs. Le transport par rail présente quelques aspects spécifiques, par exemple le moindre coût de la dilution pour le pétrole brut provenant des sables bitumineux, en particulier, la plus grande facilité de transport, et le moindre coût en capital du rail. Le rail aura donc son rôle à jouer, il ne faut donc pas s'imaginer qu'on va s'en passer entièrement à l'avenir mais plutôt ne pas oublier que le transport par oléoduc offre la meilleure option à long terme pour le transport de grandes quantités de pétrole.
Le sénateur Doyle : Pour les oléoducs qui acheminent les produits pétroliers jusqu'au port d'où ils seront exportés à l'étranger, est-il bien équitable de considérer l'emploi fait en amont de ces produits, compte tenu du fait qu'ils peuvent être exportés vers des pays qui ne partagent pas nos normes de contrôle des émissions et ce genre de choses?
M. Dachis : Vous parlez d'appliquer le même genre de réglementation que celle dont parle le gouvernement fédéral?
Le sénateur Doyle : Oui.
M. Dachis : Ce serait presque impossible à faire pour le secteur du rail. Il n'y a pas d'infrastructure pour un quelconque processus d'approbation, du moins au niveau fédéral que je connais assez bien, concernant disons l'installation de transbordement du pétrole, ni aucun processus de chargement du pétrole sur les rails. Un système semblable pour le rail à celui que vous envisagez pour le secteur des oléoducs en matière d'émissions en amont, me semble tout à fait inimaginable.
La sénatrice Unger : En ce qui concerne le coût pour le producteur, quelle est l'ampleur de la différence entre le transport par rail, par oléoduc et/ou par camion?
M. Green : Je demanderai au témoin qui m'accompagne de répondre pour ce qui est du coût. Nous n'avons pas examiné la question du coût pour le producteur. Notre examen portait sur le risque réel que présentait le transport du pétrole par rail ou par oléoduc.
Je suis on ne peut plus d'accord avec mon collègue. Nous avons besoin de tous ces modes de transport. On ne peut utiliser l'oléoduc pour approvisionner de petits marchés. Pas plus que des marchés qui ne sont pas stables. On a besoin du rail et on a besoin des camions. On a besoin de barges, et on a besoin de pétroliers pour acheminer les produits dont les hommes ont besoin jusqu'à leurs marchés.
Comme je l'ai dit, le risque lié au transport d'une quantité donnée de pétrole par rail est de 3,5 à 5,5 fois plus élevé que pour le transport par oléoduc. Par risque, j'entends le risque d'un incident ou d'un accident, à savoir une rupture, ou un déversement, un déraillement ou une fuite dans un wagon-citerne. Le risque est un peu plus élevé.
En ce qui concerne les coûts, je crois comprendre qu'ils sont sensiblement moins élevés pour le transport par pipeline par rapport au rail, mais je n'ai pas étudié spécifiquement le coût du transport par camion, par rail ou par pipeline.
M. Dachis : Le coût du transport par rail est indubitablement plus élevé que pour les pipelines. Ces coûts, toutefois, varient en fonction du type de train que l'on utilise. On peut utiliser un train de deux manières. On appelle l'un train- bloc, lorsque chaque wagon du train transporte du pétrole, et qu'ils vont d'une destination à l'autre sans arrêt, sans décharger quoi que ce soit ni changer de chargement. Il fait une navette directe. Dans l'autre cas, le pétrole est mélangé à d'autres choses comme le grain ou n'importe quoi d'autre susceptible d'être chargé dans un wagon. Dans cette option, les frais de transport par baril sont les plus élevés. Je ne sais pas quelle est l'ampleur de la variation, mais je sais que le pipeline a pour principal intérêt de permettre aux producteurs canadiens d'obtenir un meilleur prix pour leur pétrole. En réalité, c'est de ça qu'il s'agit.
La sénatrice Unger : Et est-ce que l'un ou l'autre d'entre vous conserve une lueur d'espoir en ce qui concerne le sort de Keystone et un changement éventuel au sud de nos frontières?
M. Green : J'ai travaillé avec l'American Enterprise Institute, à Washington, D.C, pendant sept ans environ, et il me semblait évident, lorsque l'oléoduc Keystone est devenu un point de friction politique entre les deux candidats à la présidence, Mitt Romney et Barack Obama, que le projet risquait fort d'être condamné dès ce moment parce que l'écart entre les partis était si grand qu'il ne laissait aucune place au compromis. C'était devenu une question purement politique et un tel motif d'affrontement entre les deux partis aux États-Unis que, réellement, le fossé ne pouvait plus être comblé.
Je ne suis pas optimiste à l'égard de ce projet. J'ai bon espoir que le Canada trouve le moyen de transporter son pétrole et son gaz jusqu'à un terminal côtier, que ce soit Énergie Est ou un des autres oléoducs proposés. C'est selon moi, la nécessité économique qui nous l'impose, et j'ai bon espoir que cette nécessité s'impose à chacun, et qu'elle les amène à tenir des discours différents par exemple en ce qui concerne Énergie Est. Mais l'opposition est assez farouche et je suis d'un optimisme prudent.
La sénatrice Unger : Monsieur Dachis, vous affirmez que, si l'ONE examine la question des émissions de gaz à effet de serre en amont et intervient dans leur gestion en rapport avec les projets qu'il est chargé d'examiner, le gouvernement fédéral empiètera vraisemblablement sur le domaine de responsabilité des provinces. Quelle implication pratique cela peut-il avoir et pensez-vous qu'il y aura des objections à cela pouvant donner lieu à un recours devant les tribunaux?
M. Dachis : L'implication pratique, dans le cas par exemple où le gouvernement fédéral décide formellement que, « à l'appui de notre décision de ne pas autoriser cet oléoduc, nous citons ces raisons. » On peut parfaitement envisager que la partie directement concernée, que ce soit le pipeline ou les compagnies de pétrole et de gaz, qui envisageait de l'utiliser, intente un recours contre cette décision qui pourrait finir devant la Cour suprême. Cela serait l'implication pratique d'un recours sur le plan constitutionnel.
Le sénateur Eggleton : Merci messieurs. Monsieur Green, tout d'abord, vous avez cité les statistiques concernant la comparaison du transport du pétrole par rail et par oléoduc, et vous avez dit qu'il y avait moins d'accidents avec les pipelines qu'avec le rail, mais vous avez dit, en même temps, que pour vous les deux systèmes étaient sûrs à 99.9 p. 100. C'est un chiffre impressionnant. Il ne semble pas que ces taux d'accident fassent réellement une différence tant soit peu importante à la lumière de ce chiffre. Permettez-moi de vous poser la question : avez-vous fait une quelconque étude concernant l'impact ou le dommage causé par un de ces accidents?
M. Green : Pas en termes d'accidents de rails spécifiques ou d'accidents d'oléoducs spécifiques. Pour ce qui est du chiffre de 99,9 p. 100, il ne s'agit pas de mon avis. On le trouve dans la littérature sur les questions de sécurité. Si vous ne transportez qu'un baril de pétrole, la différence sera négligeable. Si vous transportez 1 milliard de barils de pétrole, elle cesse de l'être.
Nous n'avons pas réellement étudié les dommages en dehors, de nouveau, des données provenant de Transports Canada, d'où il ressort que très peu d'incidents, liés au transport par rail ou pipeline, causent un dommage persistant pour l'environnement, ce qui ne veut pas dire aucun. Je ne cherche sûrement pas à minimiser les souffrances humaines ou le dommage écologique pouvant découler d'un déversement accidentel important, mais dans l'ensemble, compte tenu des quantités transportées, le bilan en matière de sécurité est réellement très impressionnant.
Le sénateur Eggleton : D'accord. Mais rien de spécifique sur l'impact ou les dommages.
La seconde question : en ce qui concerne les municipalités canadiennes, elles ont souvent exprimé leurs préoccupations en ce qui concerne la traversée de leur communauté par des produits dangereux, quel que soit le mode de transport. Il se trouve que je sais exactement par où passe le pipeline à Toronto parce que je représentais la circonscription par où passe la plus grande partie de l'oléoduc, mais c'est une question d'information, quel que soit le mode de transport, de nouveau — et d'obtention de l'information en temps voulu. C'est un problème qui dure depuis assez longtemps maintenant. Auriez-vous un commentaire sur la façon d'améliorer le flux de l'information à destination des municipalités?
M. Green : Je crois que, dans les orientations révisées sur le transport par rail, adoptées tant aux États-Unis qu'au Canada, l'un des éléments visant à améliorer les normes de sécurité prenait la forme de dispositions pour améliorer la communication et la notification des premiers intervenants en matière de transport de produits dangereux.
Bien sûr, il y a toujours un arbitrage en matière de sécurité, en ce qui concerne l'information à communiquer aux premiers intervenants concernant les produits qui traversent leur communauté, information qui risque d'arriver à des acteurs malintentionnés qui peuvent vouloir causer des méfaits, sur les produits qui circulent sur certaines lignes de chemin de fer également. Cela peut aussi, bien sûr, avoir des répercussions dans la mesure où les préférences de l'industrie concernant les modalités de transport peuvent être révélées.
Je crois que l'amélioration de la communication avec les premiers intervenants fait partie des plans révisés en matière de sécurité des transports par rail, au Canada et aux États-Unis. Je ne sais pas exactement comment cela fonctionnerait, je n'ai pas lu le plan détaillé là-dessus, et sur la façon dont une compagnie de chemin de fer par exemple informerait les premiers intervenants concernant le changement spécifique d'un train multi marchandises donc pas un train-bloc et les caractéristiques exactes des produits transportés dans chaque voiture. Ça je ne sais pas.
Le sénateur Eggleton : Qu'en est-il des oléoducs? Existe-t-il un protocole s'il y a une fuite quelque part dans le système? Si ce n'est pas dans cette municipalité, cela pourrait se présenter dans cette partie du pipeline. Est-ce que ce genre d'information est fourni aux premiers intervenants?
M. Green : Je n'ai pas de connaissance précise sur ce sujet. Les pipelines dans un sens ne sont pas réellement purs; ils sont comme un wagon de train, dans un sens. Il transporte différentes choses, et les caractéristiques d'une unité particulière de bitume dilué ou de pétrole circulant dans le pipeline provenant d'une installation seront un peu différentes de celles qui proviennent d'une autre installation de production.
Je ne sais pas si les différentes juridictions, ou comme vous dites les municipalités, sont informées ou peuvent être informées concernant les caractéristiques spécifiques du produit circulant dans le pipeline dans une zone où elles peuvent être appelées à intervenir en cas de rupture.
Le sénateur Eggleton : Monsieur Dachis, vous avez dit que vous n'étiez pas avocats, et pourtant l'essentiel de votre présentation consiste en un argument juridique. Votre coauteur était-il avocat?
M. Dachis : Absolument. J'ai l'occasion de travailler avec d'excellents avocats comme Grant.
Le sénateur Eggleton : Ce que je lis vient des documents de la Bibliothèque du Parlement. D'après vous, examiner la question des émissions en amont de gaz à effet de serre ne serait pas du ressort des autorités fédérales; toutefois, en 2005, usant de son pouvoir de réglementer les substances toxiques comme un aspect du droit criminel, le gouvernement fédéral a ajouté six GES à la liste des substances toxiques à l'annexe 1 de la Loi canadienne sur la protection de l'environnement. Depuis, il a adopté de nombreux règlements concernant les GES sur la base de certains pouvoirs. Est- ce que cela ne modifie pas le tableau en termes de juridiction du gouvernement fédéral?
M. Dachis : Cela renvoie à la question de savoir ce qu'on appelle « une compétence fédérale ». Le gouvernement fédéral a indéniablement le pouvoir de traiter des questions criminelles, et peut interdire une certaine substance. C'est une compétence spécifique. Une évaluation environnementale fédérale, c'est une autre histoire, où il n'est pas question d'interdire ces choses, il s'agit de trouver le juste équilibre entre la solution proposée et une autre.
Une évaluation environnementale fédérale, comme l'a dit la Cour suprême, ne peut servir de cheval de Troie pour ces autres éléments. On ne peut pas se servir d'une interdiction relevant du droit criminel comme justification pour autoriser que quelque chose se fasse dans le cadre d'un processus environnemental fédéral.
Le sénateur Eggleton : Cela dépend de la façon dont ils traiteront les résultats du rapport de L'ONE. Est-ce que quelqu'un introduira un recours à ce moment-là, ou est-ce que les intéressés attendront de voir comment le gouvernement fédéral se sert de cette information pour prendre sa décision?
M. Dachis : La conférence de presse sur ce sujet n'a eu lieu qu'à la fin janvier. Je ne sais pas si la période de consultation est terminée, mais cela reste une question tout à fait ouverte. J'encourage le comité à examiner la question dans le cadre de votre rapport.
Le sénateur Eggleton : En fin de compte, c'est le gouverneur en conseil qui prend la décision; ce n'est pas une décision législative.
M. Dachi : Oui, ce serait le cas. De nouveau, les tribunaux ont abordé cette question de l'évaluation environnementale fédérale, dans de nombreux cas.
Le président : Pour la gouverne du sénateur Eggleton et de l'auditoire, l'analyste de la Bibliothèque du Parlement m'a dit qu'il existe une application qui s'appelle AskRail qui a été lancée au mois de juin 2015, et qui vous dit ce qui se passe dans votre arrière-cour. Je ne l'ai pas essayée.
Le sénateur Black : Merci à vous de votre présence ici. C'est à mon avis la question économique la plus urgente que doit affronter le Canada aujourd'hui, et votre témoignage passionné et bien informé est très utile aux délibérations en cours.
Monsieur Green, en réponse aux excellentes remarques de mon collègue le sénateur Eggleton, vous avez signalé que les statistiques indiquent que le transport ferroviaire et par oléoduc sont totalement sécuritaires. Mais vous avez également fait valoir qu'en ce qui concerne les facteurs de risque, il existe un écart assez marqué entre ces deux modes de transport. Pourriez-vous préciser?
M. Green : Volontiers. Je suis désolé de vous contredire, mais je ne dirais jamais que l'un ou l'autre, ou n'importe quel autre mode de transport est totalement sécuritaire. C'est une chose à laquelle j'ai été confronté pendant presque toute ma carrière, à savoir qu'il n'existe pas de monde sans risques ou de milieu totalement sécuritaire. Ce qu'il y a, c'est une petite différence au niveau des risques.
Si vous mangez un aliment qui augmente légèrement votre risque de maladie cardiaque, cela n'est peut-être pas très important pour vous personnellement. Mais pour une société de plus de 35 millions de personnes, le risque se multiplie et commence à produire des problèmes de santé qu'il faut traiter.
C'est pratiquement la même chose pour la question du transport de pétrole. L'écart est relativement faible et l'immense majorité du pétrole est transportée sans incidents ni dommages aux personnes ou à l'environnement, mais il y a une différence à la marge. Dans la mesure où la politique gouvernementale favorise davantage le transport ferroviaire du pétrole que ne le voudrait le marché, elle augmente légèrement le risque pour les Canadiens et leur environnement.
Le sénateur Black : Je tiens à bien comprendre ce que vous dites. Voulez-vous faire croire au comité que, d'un point de vue politique, les oléoducs sont un meilleur mode de transport du pétrole que le transport ferroviaire ou est-ce l'inverse? Ou les deux modes sont-ils équivalents selon vous?
M. Green : Plus précisément, le transport d'une quantité donnée de pétrole ou de gaz par oléoduc est proportionnellement plus sûr pour l'environnement et la santé humaine que le transport par chemin de fer. Voilà ce que nous apprennent les données de Transports Canada, du Bureau de la sécurité des transports et d'Environnement Canada. Proportionnellement parlant, la sécurité est légèrement supérieure si le transport se fait par oléoduc plutôt que par chemin de fer.
Les termes sont importants ici, car « meilleur » ne s'entend pas exclusivement de la sécurité et comprend d'autres considérations, notamment le passage par des milieux humains, le coût du transport et les avantages pour la société d'une meilleure rentabilité du transport. C'est donc un terme beaucoup trop général pour que je puisse l'utiliser. Notre étude a spécifiquement utilisé des données sur la sécurité pour les déversements et les incidents liés à la santé humaine et non des données économiques.
Le sénateur Black : J'ai trouvé votre témoignage très utile et instructif. Vous avez insisté sur la norme relative aux GES qui est imposée depuis peu et vous avez laissé entendre que la mesure prise par le gouvernement du Canada pourrait être inconstitutionnelle. Si j'ai bien compris, vous avez également suggéré que c'est un peu injuste, car les exploitants d'oléoducs sont tenus de quantifier leurs émissions de GES sans qu'il y ait de norme comparative. Nous ne parlons pas de ciment ou d'acier. J'ai cru vous entendre dire que, selon vous, l'analyse des émissions de GES en amont des oléoducs est probablement un peu injuste.
M. Dachis : Je pense que l'appréciation est juste.
Le sénateur Black : Disons qu'elle est assez juste. Acceptez-vous néanmoins le point de vue politique selon lequel les oléoducs sont nécessaires et que dans sa sagesse, le gouvernement du Canada a déterminé qu'il fallait laisser un peu de répit — je crois qu'il s'agit de quatre mois pour Énergie Est et sept mois pour Trans Mountain, mais c'est peut-être l'inverse — et que cette analyse des émissions de GES émanant des oléoducs doit se faire pour laisser au gouvernement du Canada la latitude nécessaire pour approuver les deux oléoducs? Accepteriez-vous ce point de vue politique?
M. Dachis : Absolument. C'est l'un de ces cas où un langage passif peut être intéressant. Dans la formulation de l'annonce initiale, on disait que les émissions de gaz à effet de serre en amont allaient être évaluées. Cela ne signifie pas nécessairement qu'on va se fonder sur ces évaluations pour se prononcer contre les oléoducs.
S'il s'agit que le gouvernement fédéral fasse paraître un rapport disant que le projet produira des gaz à effet de serre supplémentaires, mais que ce n'est pas la raison pour laquelle il va se prononcer contre lui, que l'on va s'en occuper plus directement au moyen d'un oléoduc ou par une politique de tarification des émissions de GES afin d'éviter des émissions supplémentaires, cela lui donnerait peut-être le répit dont vous parliez. Je comprends tout à fait cette optique.
Le sénateur Runciman : Bienvenue, messieurs. Monsieur Green, dans les documents que je lis, je crois que vous avez parlé des chiffres de 2012 qui ont montré que le Canada a perdu 17 milliards de dollars par an en raison de la différence de prix. Je pense que c'est le chiffre que vous avez indiqué. C'est un chiffre assez effrayant quand on pense aux avantages que ces sommes auraient pu procurer aux Canadiens. Vous parliez d'un écart de 36 $ en 2012, et en regardant hier, je crois que l'écart était de 12 $. Je suis curieux de savoir ce que vous, et peut-être les deux témoins, pensez des effets que 25 $ par baril de pétrole auront sur les producteurs canadiens si le prix reste tel quel pendant un certain temps. Que pensez-vous qu'il se passera?
M. Green : Ce sont deux questions. Les recherches dont vous parlez ne font pas partie de l'une des deux études que j'ai présentées à titre d'information. Elles correspondent à un rapport que moi-même et un collègue, Gerry Angevine, à l'Institut Fraser, avons rédigé en 2013 et qui indiquait l'écart. Nous sommes en fait en train d'actualiser ces données.
Pour la deuxième question, sur les conséquences à long terme pour les producteurs canadiens de pétrole d'un prix à 25 $ ou 35 $ le baril, pour les producteurs de sables bitumineux — sous réserve de préciser que ce n'est pas une constatation issue d'une recherche empirique, mais de ce que j'ai lu et étudié dans les médias —, ce prix est trop bas pour assurer la rentabilité, en tout cas pour de nouvelles exploitations, voire pour la production continue des installations existantes dans les sables bitumineux et le secteur pétrolier non conventionnel. Le secteur conventionnel peut encore être compétitif, même à ces prix, bien que les gisements de pétrole et de gaz conventionnels soient en train de s'épuiser au Canada.
Quant à prédire si le pétrole restera oui ou non à ce prix, je n'ai pas de boule de cristal. L'histoire de la prévision des prix du pétrole est parfaite, puisque tout le monde se trompe tout le temps. Toutes les organisations internationales s'attendent à ce que les marchés absorbent le surplus et que les prix se stabilisent à un niveau un peu plus élevé. J'y crois dans une certaine mesure, mais il ne faut pas oublier qu'après la Seconde Guerre mondiale le prix du baril de pétrole, à deux déviations près, a fluctué entre 30 et 40 $. Par conséquent, le retour à la moyenne pour une période prolongée est une possibilité.
Le sénateur Runciman : La Loi sur l'Office national de l'énergie estime que si un projet est dans l'intérêt public :
[...] les conséquences sur l'intérêt public que peut, à son avis, avoir la délivrance du certificat ou le rejet de la demande.
Ce qui me ramène aux 17 milliards de dollars que le Trésor canadien a perdus. Je pense, ne serait-ce que théoriquement, qu'une diminution des recettes de cette ampleur pourrait avoir une incidence sur la capacité du gouvernement à maintenir ou à augmenter le financement dans d'autres domaines de compétence fédérale, y compris ceux qui sont directement liés à l'emplacement de l'oléoduc proposé. Vous hochez la tête... vous êtes donc de cet avis?
M. Green : Les Canadiens sont clairement en train de perdre des revenus, des recettes publiques, des fonds de retraite et d'autres formes de génération de richesse parce que nous obtenons un prix réduit pour nos exportations de pétrole vers les États-Unis, pays vers lequel nous exportons maintenant la quasi-totalité de notre production de pétrole. Cela met en évidence notre incapacité à recevoir le prix mondial en envoyant notre pétrole vers les marchés où la demande est la plus forte. Il est essentiel que les gens comprennent que les choix que nous faisons ont des conséquences, et c'est là une des conséquences.
Le sénateur Runciman : Parmi les témoins que nous avons accueillis la semaine dernière, il y en avait au moins un qui semblait assez pessimiste à l'égard d'Énergie Est, surtout à cause de l'exemple qu'il a cité, soit l'opposition des Premières Nations du Nouveau-Brunswick.
Je me demande si l'un d'entre vous a réfléchi à l'influence que les devises étrangères sont en train d'exercer sur l'opposition au développement de l'oléoduc dans le pays et les effets que cela peut avoir, le cas échéant.
Je pense qu'elles ont un impact. Je regardais des recherches effectuées par Vivian Krause, qui affirme qu'entre 2009 et 2013, au moins 75 millions de dollars américains sont entrés au Canada pour lutter contre la construction de l'oléoduc. J'ai lu un article la semaine dernière selon lequel une compagnie de gaz britannique était en train de financer l'opposition à l'exploitation du GNL en Colombie-Britannique.
Quels en sont les effets? Avez-vous des suggestions ou voyez-vous comment il faudrait réagir?
M. Dachis : Je voudrais lier cette question avec ce que vous avez dit à propos de la définition de l'intérêt public pour l'Office national de l'énergie. Voilà à quoi tout se résume et c'est de loin la question la plus difficile : Comment définir l'intérêt public? De nombreux intérêts sont en jeu : d'une part, il y a l'argent étranger qui peut rentrer — je ne vais pas m'y arrêter — et les intérêts privés, d'autre part. Ces intérêts privés peuvent, dans une large mesure, être segmentés ou séparés, et l'Office national de l'énergie devrait s'en tenir à ce qui est dans l'intérêt du public en général. Mais comment le définir? C'est une question vraiment difficile.
Il me semble que c'est une question de rentabilité et que l'Office national de l'énergie doit s'occuper de ce qu'il peut contrôler directement. L'Office n'est pas l'organe chargé de la réglementation des émissions de gaz à effet de serre dans ce pays. C'est le rôle des gouvernements fédéral et provinciaux. L'Office national de l'énergie ne devrait pas avoir à s'occuper de choses qui échappent à son contrôle direct. Sinon, mettez-vous dans la peau du pauvre ONE, à qui on demande continuellement de s'occuper des gaz à effet de serre, même s'il dit qu'il n'a pas le pouvoir de le faire.
Le sénateur Runciman : Est-ce que quelqu'un veut parler des devises étrangères? Monsieur Green?
M. Green : Nous n'avons pas étudié la question. J'ai vu la recherche de Vivian. Je pense qu'elle accentue l'importance des organismes de réglementation sans lien de dépendance qui sont semi-autonomes, comme le modèle de l'ONE, et qui sont, dans une certaine mesure, à l'abri des pressions politiques, que ce soit d'ordre monétaire ou autre.
Si les sociétés créent ce genre d'organes de réglementation sans lien de dépendance c'est pour les protéger afin qu'ils puissent se concentrer sur les risques et les avantages concrets et empiriques d'ordre scientifique, économique et technique sans se laisser influencer par les forces et les courants politiques, qu'ils soient monétaires ou non monétaires.
Le sénateur Runciman : Vous pensez donc que le processus de nomination n'a aucun effet sur l'objectivité?
M. Green : Je ne serais pas aussi cynique que cela. Je dirais que tout ce que nous faisons est influencé dans une certaine mesure par des désirs subjectifs et l'influence politique. Pour en revenir à la question du sénateur qui est intervenu avant vous, je reste optimiste quant à la capacité humaine de diriger rationnellement la politique publique; si je ne l'étais pas, il ne me resterait qu'à changer de métier.
M. Dachis : Vos propos ne rejoignent pas seulement les commentaires du sénateur Black, mais aussi ceux de certains de vos témoins de la semaine dernière. Geoffrey Hale et Yale Belanger sont les auteurs d'une étude du C.D. Howe sur ce sujet. Ils ont affirmé qu'il ne suffit pas que l'organe de réglementation soit indépendant, il doit encore être perçu comme tel. C'est absolument fondamental.
Quand vous avez un processus politique fédéral qui ne favorise pas une prise de décision finale affirmée pour l'oléoduc, penchant tantôt d'un côté tantôt de l'autre, le processus et la perception de ce processus seront nécessairement faussés dès le départ.
Le sénateur Runciman : Je crois que l'un des témoins a mentionné Oka, Caledonia et la crainte de devoir affronter ce genre d'opposition, d'où la tendance des gouvernements à reculer. Il me semble que c'est cette inquiétude qu'il a voulu exprimer.
La sénatrice Beyak : Merci, messieurs. Je suis toujours ravie de voir combien de Canadiens regardent les comités du Sénat à la télévision. Comme le président le sait si bien, nos rapports et nos travaux sont reconnus à l'échelle internationale grâce à des témoins comme vous. Je suis membre de l'Institut Fraser depuis 1998; votre fondateur, Michael Walker, disait souvent que si quelque chose importait, il fallait le mesurer. Je vous remercie donc de l'exposé si consciencieux que vous avez fait sur les mesures. J'estime qu'il a été très utile pour les Canadiens.
Monsieur Dachis, il y avait dans votre exposé beaucoup de jargon juridique mais aussi du bon sens, comme j'en entends dans ma circonscription tous les jours. Environ 6 millions de Canadiens ont voté conservateur, environ 7 millions ont voté libéral et nous sommes tous ensemble à vouloir un environnement propre, de l'air pur et de l'eau propre. Nous sommes tous concernés, bien sûr, par la sécurité et les oléoducs; mais nous savons que les oléoducs et les trains sont sécuritaires. Nous avons des tonnes de pétrole sur la côte Ouest en Colombie-Britannique et en Alberta et les gens de la côte Est en ont désespérément besoin, tout comme les peuples autochtones du Nord.
Nous achetons le pétrole de l'Arabie saoudite, ce qui n'a aucun sens sur le plan économique pour le Canadien moyen. J'apprécie vos commentaires sur la façon dont nous nous arrangeons pour nous tirer d'affaire : placer le bon sens de la majorité des Canadiens ordinaires au-dessus des groupes d'intérêts spéciaux et des voix les plus fortes, qui importent aussi, bien entendu. Nous devons les écouter, mais nous devons faire ce qu'il y a de mieux pour tous les Canadiens. J'aimerais savoir si vous avez d'autres conseils utiles; mais je vous remercie de toute façon pour ce que vous avez dit aujourd'hui.
M. Green : Merci de vos paroles de soutien pour l'Institut Fraser et de vos commentaires. C'est un véritable plaisir et un honneur de faire partie de ce processus. Je suis profondément convaincu qu'il est absolument essentiel pour nous et pour les générations futures, en particulier ceux qui vivent dans la pauvreté énergétique, que le Canada soit à la hauteur de son rôle en tant que source d'hydrocarbures dans un endroit où l'énergie est produite de manière éthique, conformément aux normes et aux garanties en matière d'environnement et de santé.
Dans notre salle de réunion, et je ne sais pas si vous avez eu l'occasion d'y faire un tour, il y a une grande plaque en bois sur le mur qui dit : « If it matters, measure it », autrement dit, « tout ce qui importe doit être mesuré. » Des calibreurs et autres dispositifs de mesure sont gravés sur la plaque. C'est notre devise officieuse qui montre comment nous essayons d'éclairer les effets des politiques publiques afin que les Canadiens puissent prendre de meilleures décisions fondées sur des données empiriques et exiger une meilleure politique fondée sur ces données dont nous devrions tous admettre théoriquement l'existence.
La sénatrice Unger : Monsieur Dachis, en février de cette année, vous avez publié un mémoire dans lequel vous affirmez que l'ONE aurait tort d'attribuer les émissions en amont à l'oléoduc. Je me demande si vous avez eu une réponse ou une réaction quelconque du gouvernement.
M. Dachis : Du gouvernement, pas que je sache. Comme un canard, c'est plutôt calme en surface, mais je suis persuadé que cela pédale fort sous l'eau en pensant à tout cela. Je vais en rester là.
La sénatrice Unger : J'ai une dernière question à propos de la définition d'« intérêt public ». Le pétrole de l'Alberta reste enclavé, mais l'Est du Canada continue d'importer du pétrole sale de l'Arabie saoudite et du Venezuela. Nous connaissons la propreté de ce pétrole et ce n'est certainement pas dans l'intérêt public.
M. Dachis : Cela est lié à la question sur l'intérêt public par rapport à l'intérêt privé et à ce qui doit vraiment s'inscrire dans le cadre des audiences réglementaires. De la même façon, je dirais que les émissions de gaz à effet de serre en amont ne doivent pas être imputées à l'oléoduc. Le pétrole sale ou l'éthique du secteur pétrolier canadien ne doivent pas être comptabilisés de manière à privilégier le pétrole canadien. Seul l'Office national de l'énergie devrait définir ce qu'il entend par « intérêt public » dans le cadre des pouvoirs réels qu'il détient.
M. Green : Je n'ai pas entendu la dernière question — nous avons perdu le son pendant quelques instants — alors je ne sais pas ce que la sénatrice a demandé.
La sénatrice Unger : En ce qui concerne la définition d'« intérêt public », j'ai dit que le pétrole de l'Alberta est enclavé et que l'Est du Canada importe du pétrole sale de l'Arabie saoudite et du Venezuela. Où est l'intérêt public dans tout cela?
M. Green : Il est difficile de voir où est l'intérêt public. Étant donné que nous avons un surplus de pétrole au Canada qui pourrait facilement desservir les marchés canadiens en conservant toute la production, la consommation et la transformation au pays, il est difficile de voir la logique d'importer du pétrole de pays qui ne partagent pas nécessairement nos valeurs, en particulier du point de vue moral ou éthique.
Voilà pourquoi il semble évident que l'oléoduc d'Énergie Est serait un avantage net pour le Canada; mais ce sont des considérations morales, que nous ne mesurons pas. Il est difficile de voir la logique d'importer du pétrole lorsqu'on produit un excès de pétrole dans un marché mondial déjà inondé.
La sénatrice Unger : En bref, en ce qui concerne les émissions de GES, n'est-il pas exact que le gouvernement fédéral ne devrait pas cibler certaines industries ou régions? Il semble que c'est ce qui va arriver s'il commence à intervenir.
M. Dachis : Très fondamentalement, au Canada nous devrions avoir une base de tarification du carbone aussi large que possible. C'est de loin le moyen le plus efficace de réduire les émissions de gaz à effet de serre dans le pays.
M. Green : Nous sommes tout à fait d'accord dans la mesure où il faut beaucoup de conditions bien particulières pour que la tarification du carbone fonctionne et devienne un moyen efficace de contrôler les gaz à effet de serre. Je ne crois pas du tout qu'il soit bénéfique de cibler des régions, des entreprises ou des secteurs par rapport à leurs émissions de gaz à effet de serre en amont.
Le président : Je souhaite remercier MM. Green et Dachis pour leur participation. Nous vous sommes reconnaissants des constatations dont vous nous avez fait part.
Mesdames et messieurs, demain soir nous entendrons le témoignage de Me Alan Ross de l'étude Borden Ladner Gervais sur le permis social de construire de nouveaux oléoducs.
Je déclare la séance levée.
(La séance est levée.)