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TRCM - Comité permanent

Transports et communications

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Transports et des communications

Fascicule nº 37 - Témoignages du 12 juin 2018


OTTAWA, le mardi 12 juin 2018

Le Comité sénatorial permanent des transports et des communications se réunit aujourd’hui, à 9 h 30, pour étudier les nouvelles questions liées à son mandat et les lettres de mandats ministériels, et à huis clos, pour examiner un projet d’ordre du jour (travaux futurs).

Le sénateur David Tkachuk (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bienvenue à cette réunion du Comité sénatorial permanent des transports et des communications.

Nous nous réunissons conformément à notre ordre de renvoi général, dont la durée a été prolongée hier soir jusqu’à la fin de 2019. Nous sommes ici pour étudier les déductions pour la publicité étrangère sur Internet.

Je souhaite la bienvenue à notre témoin, April Lindgren, qui est professeure à l’École de journalisme de l’Université Ryerson. Elle compte aussi parmi les chercheurs du Local News Research Project, qui vise à examiner la couverture médiatique locale dans les collectivités canadiennes.

Merci de participer à notre séance d’aujourd’hui, madame Lindgren. Je vous invite à commencer votre exposé. Les sénateurs auront ensuite beaucoup de questions à poser.

April Lindgren, professeure, École de journalisme, Université Ryerson, à titre personnel : Je remercie le comité de m’avoir invitée à comparaître.

Je vais parler de la recherche que nous faisons au Local News Research Project, qui indique généralement que la couverture locale est menacée et inégale au pays. Je vais énoncer quelques raisons qui expliquent la situation et faire une observation sur les déductions fiscales que vous envisagez. Je vais effectuer un bref survol et répondre ensuite à vos questions.

Vous devriez avoir reçu une série de diapositives. J’attire votre attention sur la deuxième, qui énumère les raisons pour lesquelles les nouvelles locales sont importantes. Les cinq minutes qui me sont allouées ne suffisent pas pour discuter en détail de ces points. Aux États-Unis, la Knight Commission on the Information Needs of Communities in a Democracy, soit la commission Knight sur les besoins d’information des communautés au sein d’une démocratie, a conclu que l’information, pour reprendre le même terme, est aussi importante au bon fonctionnement des collectivités que la qualité de l’air, la sécurité des rues, les écoles et la santé publique.

Qu’entend-on par « nouvelles et information locales »? Les chercheurs ont cerné huit besoins essentiels en matière d’information pour les collectivités. L’idée est que les gens ont besoin de cette information pour mener efficacement leurs activités quotidiennes. La liste des huit besoins comprend l’information sur les urgences et les risques, la santé, l’éducation, le transport, les perspectives économiques, l’environnement ainsi que les questions civiques et politiques.

Je mentionne la liste des huit besoins parce qu’elle étaye ma réflexion sur ce que j’appelle la « pauvreté des nouvelles locales ». À mon avis, il existe différents degrés de pauvreté des nouvelles locales, selon la mesure dans laquelle les médias locaux satisfont ces huit besoins essentiels en matière d’information au sein d’une collectivité.

Comment étudions-nous cette idée de pauvreté des nouvelles locales? La prochaine diapositive présente une carte des nouvelles locales. C’est une initiative qui vise à donner une meilleure idée de la pauvreté des nouvelles locales. La carte repose sur une approche participative, ce qui signifie que les contributeurs, par exemple vous-mêmes, peuvent y ajouter des renseignements concernant les médias locaux de votre collectivité ou d’autres collectivités que vous connaissez. Une station de télévision locale a-t-elle fermé ses portes? Un journal local a-t-il vu le jour? Y a-t-il un nouveau site de nouvelles en ligne? A-t-on observé une réduction ou une hausse des services?

La carte peut tenir compte de tous ces renseignements. C’est comme un indicateur visuel que les gens peuvent utiliser pour se faire une idée de ce qui se passe dans le milieu des nouvelles locales d’un bout à l’autre du pays. Divers filtres peuvent être employés pour modifier l’information présentée.

Que nous apprend la carte? C’est le 1er juin que nous avons téléchargé les données pour la dernière fois, deux ans après que j’aie lancé la carte avec mon collègue de l’Université de la Colombie-Britannique, Jon Corbett. Nous avons actuellement sur la carte 431 indicateurs, qui soulignent les changements aux médias locaux. En gros, environ les trois quarts de ces changements constituent de mauvaises nouvelles. Deux cent quarante-huit indicateurs, c’est-à-dire le grand secteur bleu du diagramme, représentent la fermeture de médias locaux dans 176 collectivités canadiennes. Soixante-six autres indicateurs rendent compte de réductions des services, de calendriers de publication journalistique moins chargés ainsi que de bulletins de nouvelles annulés ou raccourcis aux stations de télévision.

Je vous rappelle que les données remontent à 2008. On a une certaine chronologie. Cela nous donne des données concrètes pour nous faire une idée de la situation médiatique à l’échelle locale.

La prochaine diapositive, dont je parlerai brièvement, présente notre deuxième projet, qui consiste à examiner la pauvreté des nouvelles locales. C’est la diapositive avec l’urne. Dans ce cas-ci, nous avons mené une étude pour comparer comment huit collectivités, pendant la campagne électorale de 2015, ont reçu de l’information sur la course locale au poste de député. Comment les médias locaux ont-ils couvert les courses locales pendant la campagne électorale de 2015?

Nous avons observé de grandes différences d’un bout à l’autre du pays. Je vais en parler au moyen des trois prochaines diapositives, des graphiques à barres. Dans le premier graphique, vous verrez que nous avons observé d’importantes variations du nombre de médias locaux par tranche de 10 000 électeurs inscrits dans chacune des huit collectivités. Les électeurs à Brampton n’avaient que trois médias locaux. C’était la collectivité la moins bien informée selon nos mesures. À l’opposé, les électeurs à Kamloops avaient neuf sources de nouvelles locales.

La prochaine diapositive montre le nombre d’articles locaux par tranche de 10 000 électeurs. C’est le nombre d’articles sur la course locale au poste de député. Une fois de plus, nous voyons d’importantes différences, en fonction de l’endroit où vivent les électeurs. Brampton et Oakville, les deux circonscriptions de banlieue dans notre échantillon, sont celles où les habitants ont eu accès au plus petit nombre d’articles sur la course locale au poste de député, à l’instar des personnes qui vivent dans la circonscription rurale de la ville de Kawartha Lakes, en périphérie de Peterborough. C’est l’exemple de circonscription rurale que nous voulions examiner.

Enfin, le troisième graphique à barres est le résultat du travail que nous avons fait pour tenter de comprendre dans quelle mesure les gens avaient accès à un éventail de sources de nouvelles. Nous avons emprunté un outil du domaine de l’économie appelé l’indice de Herfindahl-Hirschman pour mesurer ce que nous considérons comme une concentration des médias. Nous avons ainsi observé que les habitants de Brampton sont ceux qui avaient accès au plus petit nombre de sources de nouvelles. Je vais rendre la situation de façon concrète. À Brampton, il y avait trois médias : un journal et deux sites web. Le Brampton Guardian, l’hebdomadaire communautaire, a toutefois diffusé 43 des 44 articles sur la campagne électorale locale. Il y avait trois médias locaux, mais les gens n’avaient pas un grand éventail de sources de nouvelles sur la course électorale. Cela signifie que cette ville de 600 000 habitants n’avait vraiment qu’une seule source de nouvelles sur la course locale au poste de député pendant la dernière campagne électorale.

En comparaison, un endroit comme Kamloops avait neuf médias, y compris un hebdomadaire qui a publié 43 articles, un site de nouvelles en ligne qui en a diffusé 36 ainsi qu’une station de télévision locale qui a produit 26 reportages. Kamloops a été mieux informée selon cette mesure. Pendant la campagne électorale, les électeurs de cette collectivité ont eu accès à différents points de vue et à différentes couvertures médiatiques.

Pour résumer, nos principaux résultats montrent que la couverture médiatique locale est menacée et inégale au pays. Au-delà des données concrètes qui permettent de cerner le problème que vous tentez de régler, je veux attirer votre attention sur la complexité du problème. Les raisons pour lesquelles les médias locaux éprouvent des difficultés sont multiples : les changements technologiques; la concentration des médias; la migration de masse de la publicité vers Facebook et Google, ainsi que l’affaissement connexe de la publicité payante; et, du moins à ce stade-ci, la réticence des Canadiens à payer pour des nouvelles qu’ils obtiennent déjà gratuitement.

Compte tenu des incertitudes associées à l’avenir de la publicité en tant que source de revenus, il ne fait aucun doute que de nombreux médias d’information, lorsqu’ils ne jettent pas l’éponge, commencent à se tourner vers d’autres sources de revenus. Dans bien des cas, cela signifie qu’ils demandent aux lecteurs et aux téléspectateurs de payer. Nous voyons d’ailleurs qu’ils exercent plus de pressions pour que les gens s’inscrivent, qu’ils s’abonnent à des bulletins d’information, qu’ils deviennent membres ou qu’ils apportent une contribution dans le cadre d’un financement participatif.

Le travail effectué dans ce domaine pour les médias d’information montre qu’ils ne peuvent plus se fier à la publicité, qui leur permettait auparavant de se financer, en tant que principale source de revenus. On veut également voir du changement dans les politiques gouvernementales pour accroître le nombre de modèles sans but lucratif, dans le but de permettre aux médias d’information d’être considérés comme des organismes de bienfaisance, de donner des reçus, de bénéficier d’un soutien accru de la part de fondations et ainsi de suite.

Ne vous faites pas d’illusions : la modification fiscale dont vous discutez aujourd’hui n’est pas une solution miracle qui réglera les problèmes du monde des nouvelles. Elle peut toutefois être l’un des nombreux outils nécessaires. Il y a un problème plus grand et plus complexe auquel personne n’a la solution pour le moment. Nous examinons toutes sortes de modifications pour essayer de remédier au genre de problèmes sur lesquels j’ai mis l’accent dans les deux projets de recherche dont j’ai parlé aujourd’hui.

Je vais m’arrêter ici et répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup.

Dans les régions que vous avez étudiées, était-ce non seulement la perte de publicités, mais aussi, peut-être, le dépeuplement dans les petites collectivités qui ont nui au journal communautaire local? Je sais que c’est la situation à laquelle font face de nombreuses collectivités de ma province, la Saskatchewan.

Pensez-vous que la concurrence de la radio consacrée aux nouvelles, ainsi que d’Internet, a eu un effet sur les journaux communautaires? Au bout du compte, il semble que c’est la seule chose dont on parle lorsqu’il est question des nouvelles locales. Les gens consultent de nouvelles sources de nouvelles. Nous nous concentrons peut-être trop sur la mauvaise chose, mais je vous pose la question.

Mme Lindgren : Nous avons tenu compte de toutes les sources de nouvelles dans notre étude sur la campagne électorale : la radio, la télévision, Internet. Au moment de faire l’étude, nous voulions avoir une vue d’ensemble des différentes sources consultées par les gens pour obtenir de l’information sur la campagne électorale.

Quant à savoir si c’est attribuable au dépeuplement, c’est peut-être vrai dans certains cas, mais le fait est que Brampton et Oakville ne se dépeuplent pas; la population augmente à un rythme effréné, dans l’ensemble.

Je pense que cela dépend du genre de collectivité dont on parle. Les causes de ce que j’appelle la pauvreté des nouvelles locales varient en fonction du type de collectivité. Dans la banlieue, il y a des problèmes de proximité avec une grande ville, comme Toronto. Les gens se tournent vers Toronto et ils pourraient être moins intéressés par les nouvelles locales. Par conséquent, tout média local qui ouvre ses portes fait face à l’importante concurrence des médias de la grande ville.

Même si elle couvre Brampton, la station torontoise de CBC s’intéresse surtout aux événements dans la métropole. Le Toronto Star publie à l’occasion des articles sur Brampton, mais il est surtout question de Toronto. Pendant ce temps, l’écosystème médiatique est très faible à Brampton.

Des études laissent supposer que le grand nombre de personnes qui font la navette nuisent peut-être au soutien offert aux nouvelles locales parce qu’elles sont moins engagées dans leur collectivité; ce n’est qu’une hypothèse. Il y a également la question de la concurrence. Avec quel acharnement un média d’information local peut-il vendre des services publicitaires lorsque la plupart des gens s’abonnent au Toronto Star? La concurrence est problématique.

Dans les municipalités rurales, la façon dont ces journaux ont réussi à effectuer une transition vers Internet pourrait également poser problème. Des études indiquent qu’ils ne se sont pas montrés aussi souples à cet égard qu’ils doivent l’être. En même temps, il y a une population âgée qui n’est peut-être pas aussi à l’aise avec Internet que d’autres groupes. Dans bien des cas, la transition vers Internet s’avère difficile pour les petits journaux communautaires.

Nous menons actuellement une étude sur les petits journaux et leur capacité à survivre. Les données indiquent qu’environ la moitié n’ont pas pleinement adopté la technologie numérique. Par ailleurs, la qualité de la connexion Internet dans ces collectivités est également en cause. Je connais très bien la zone qui entoure la ville de Kawartha Lakes. Même la connexion de la bibliothèque laisse parfois grandement à désirer.

Le sénateur Plett : Bienvenue. Je viens également d’une région rurale du sud-est du Manitoba. J’estime que nous bénéficions d’une excellente couverture de la part d’un journal appelé le Carillon ainsi que d’un réseau en ligne appelé Steinbach Online. Nous avons également des stations de radio locales. À mon retour à la maison, je ne manquerai pas de me renseigner sur leur situation financière, entre autres choses.

Je sais que le Carillon a récemment été acheté par le Winnipeg Free Press, ce que j’ai trouvé un peu triste étant donné qu’il a toujours été impartial. Le journal tente de préserver cette impartialité, même si je crois qu’on ne peut pas en dire autant du Winnipeg Free Press.

Je veux en faire une question, mais ce sera surtout une observation. Je sais que certains de mes collègues diront que j’ai un parti pris injustifié. Je ne pense pas qu’il soit injustifié. J’ai sans aucun doute un parti pris et je ne vais pas m’en excuser.

Nous avons une situation à Winnipeg. Je ne vais donner que Winnipeg en exemple. Je suis persuadé que je pourrais parler d’une autre ville, mais en tant que politiciens, nous avons des batailles politiques.

J’ai eu un échange avec le rédacteur du Carillon il y a seulement une ou deux semaines. Nous ne sommes pas toujours d’accord. Je respecte le fait qu’il respecte mon droit d’avoir une opinion, et il croit qu’elle doit être publiée puisque je suis sénateur du sud-est du Manitoba. Si j’ai une opinion, elle doit être publiée.

C’est tout le contraire au Winnipeg Free Press. Lorsque mon opinion diffère de celle du rédacteur, on estime qu’elle ne doit pas être présentée en prétextant que ce n’est évidemment pas la bonne et que personne ne s’y intéresse.

Je me demande pourquoi les médias locaux éprouvent plus de difficultés, car je crois qu’ils sont beaucoup plus équitables, et ils tiennent à ce que leurs abonnés prennent connaissance du pour et du contre. C’est sans aucun doute plus courant de la part des médias locaux — je pense que c’est plus intéressant dans bien des cas — que des médias d’information nationaux, et ce sera toujours ainsi. J’aimerais entendre vos observations à ce sujet.

Hier, j’ai parlé à une journaliste à la retraite. Nous avons parlé des élections en Ontario. Elle a fait une observation intéressante : chaque fois que les résultats d’une autre circonscription étaient obtenus et que le Parti libéral avait perdu — face au NPD ou, encore plus souvent, de toute évidence, aux conservateurs — le journaliste ne disait pas : « Encore un revers pour Kathleen Wynne. » On disait plutôt simplement : « Encore un revers; ils en ont perdu une autre. »

Pourquoi était-ce nécessairement encore un revers? Apprend-on aux journalistes à être aussi manifestement partiaux qu’ils le sont, selon moi?

Mme Lindgren : Je ne peux pas parler d’un média d’information précis, mais si on a dit à 10 reprises dans le feu de l’action « Encore un revers pour les libéraux » — je ne les défends pas, j’essaie juste de déterminer ce qui s’est passé —, on prenait pour acquis que c’était une mauvaise nouvelle pour les libéraux. Je ne peux pas dire ce que chaque journaliste faisait.

Je crois, sénateur, que les questions que vous avez soulevées témoignent de la nécessité d’avoir différentes sources de nouvelles dans les collectivités. Les derniers chiffres que je vous ai présentés sur le manque de sources distinctes que les gens peuvent consulter posent évidemment problème.

Sur la carte des nouvelles locales, on voit beaucoup de X rouges pour ce qui est des journaux communautaires. Pour en savoir davantage, vous pouvez changer les filtres, et vous verrez que la majorité de ces X rouges sont associés à la fermeture de journaux communautaires.

Deux cent quarante-huit indicateurs montrent la fermeture de médias locaux, dont 180 journaux communautaires d’un bout à l’autre du pays. C’est très décourageant pour le secteur journalistique.

À propos des journaux, selon des études menées en Europe, ils se surpassent pour ce qui est de leur contribution à l’environnement médiatique d’une collectivité.

À la réflexion, les chercheurs ont constaté que les journaux tendent à avoir de vastes salles de rédaction. Les journalistes vont couvrir les actualités de manière générale et exhaustive, après quoi d’autres médias d’information, comme une petite station de radio ne comptant peut-être qu’un journaliste, diffusera une partie de l’information. Les médias locaux utiliseront simplement ce que les journaux ont publié la veille et intégreront l’information aux nouvelles du jour.

Les journaux ont plus d’incidence qu’on pourrait le croire. Ils comptent moins d’abonnés, mais ils tendent encore à avoir de vastes salles de rédaction et sont des acteurs importants.

Quand j’évoque la disparition des journaux communautaires, je fais référence à la perte de voix diversifiées qui pourraient faire connaître, comme vous l’avez fait remarquer, les divers points de vue de la communauté.

Vous avez aussi fait mention du regroupement ou de l’acquisition de journaux par d’autres journaux. C’est ce qui se passe dans le secteur des journaux. Or, les recherches nous ont révélé que cette tendance fait perdre leur saveur locale aux nouvelles. Les journaux, bien que toujours locaux, utiliseront plus de contenu partagé afin de réduire les coûts. Ils diffuseront davantage de nouvelles régionales et moins de détails locaux qui intéressent bien des communautés.

Pour répondre à votre question, je dirais qu’il faut que les diverses sources d’information des communautés veillent à exprimer un éventail de points de vue.

Le sénateur Plett : Vous avez en partie répondu à ma question supplémentaire. J’ai fait mention de la station de radio locale dans le sud-est du Manitoba, laquelle appartient maintenant à Golden West Radio, un conglomérat de taille respectable. Pour survivre, les propriétaires ont acquis de petites stations de radio de l’Ouest canadien. L’identité rurale et locale est préservée, car ils achètent des stations locales, notamment à Steinbach, à Altona, à Portage La Prairie, et poursuivent leur expansion vers l’ouest.

Voilà où le bât blesse. C’est un phénomène qui s’observe dans toutes les industries. Vous avez affirmé qu’il n’existe pas de solution miracle. Voilà qui renforce le concept voulant que la survie passe par l’expansion. Les journaux ne peuvent faire du sur-place : ils doivent aller dans un sens ou dans l’autre. Est-ce que ce facteur ferait également partie des problèmes? Je pourrais employer l’exemple de l’achat du Carillon par les propriétaires du Winnipeg Free Press, bien que cela puisse se produire n’importe où. Les grandes organisations achètent les petites pour en faire ensuite ce qu’elles veulent, les fermant ou les laissant poursuivre leurs activités si elles se portent raisonnablement bien. Bien souvent, toutefois, il est tout aussi facile de fermer le journal et de prendre la relève du réseau.

Est-ce là une des principales raisons expliquant pourquoi la situation est telle qu’elle est actuellement et pourquoi nous ne pouvons rien faire?

Mme Lindgren : Dans certaines recherches réalisées au Canada, des chercheurs ont indiqué que le Bureau de la concurrence n’avait pas accompli son travail en se penchant sur les conséquences de la concentration des médias d’information. Je ne pense pas que nous disposions de résultats à ce sujet. Le Bureau de la concurrence a décidé d’étudier l’entente intervenue entre Postmedia et le Toronto Star concernant l’échange d’un certain nombre de journaux juste avant Noël. La majorité des journaux ont été fermés.

C’est certainement un domaine au sujet duquel certains proposent de réaliser une enquête plus approfondie. C’est un facteur contributif.

Il faut aussi se souvenir qu’on peut maintenir un journal ou une station de radio en activité en vendant de la publicité, mais ce n’est pas seulement une question de quantité; c’est une affaire de qualité. Autrement dit, dans quelle mesure les médias d’information diffusent-ils encore des nouvelles locales?

Il se trouve un exemple dans la région de Port Hope. Un de mes anciens collègues, maintenant à la retraite, a réalisé une étude sur le journal de cette région et a observé une diminution marquée de la quantité d’information locale publiée après son acquisition par Postmedia. Le journal a par la suite fermé ses portes. Cette recherche a été effectuée par John Miller, professeur émérite à l’Université Ryerson maintenant à la retraite.

C’est plus qu’une question de quantité; il existe aussi un important problème de qualité dont il faut parler.

La sénatrice Galvez : Madame Lindgren, je vous félicite. Je suis impressionnée par votre recherche. C’est du bon travail, avec d’intéressants résultats.

Mme Lindgren : Merci beaucoup.

La sénatrice Galvez : Je cherche toujours des solutions au lieu de soulever le nombre incroyable de problèmes que nous avons. Je tends à penser — et corrigez-moi si je me trompe — qu’il existe deux sortes de problèmes : les grands médias d’information et les petits acteurs locaux et ruraux. Vous indiquez, dans vos travaux, que vous vous êtes intéressés à des sujets comme la santé, l’environnement, la santé et la sécurité, mais je pense que vous savez ce qui se passe dans les villes rurales et isolées, où la population vieillit et où, par conséquent, les intérêts et les besoins évoluent. J’ai observé la situation en Europe, en Allemagne, en Italie et en France. Les médias d’information locale se portent bien, car ils s’adaptent aux nouveaux besoins des communautés. Pour illustrer mon propos, après la catastrophe de Lac-Mégantic, les gens ont élaboré des applications sur divers types d’accidents et de situations d’urgence potentiels afin d’instaurer un circuit fermé de communication afin de tenir la communauté informée et interactive.

Outre le problème d’acquisition des petits médias par les grands qui entraîne une perte de services dans les petites communautés, je me demande si le problème ne vient pas du fait que nous ne comblons pas les besoins réels et actuels de ces communautés. La population s’intéresse à l’environnement, à la santé et à la sécurité, mais aussi à la présence de services, comme les bibliothèques que vous avez évoquées. Il faut aussi s’interroger sur la popularité de Kijiji et de la participation citoyenne. Pourquoi est-ce si important?

Mme Lindgren : Sachez d’abord que je n’ai foi en aucune plateforme. Je ne pense pas qu’il faille avoir des journaux, des stations de radio ou de sites web; ce qu’il nous faut, c’est un journalisme de qualité accessible à la population. C’est ce qui prime. Nous cherchons encore à comprendre les contributions des divers types d’organisations d’information, ce qui se passe, quand elles disparaissent et les conséquences de leur fermeture, quelles ferment toutes ou en partie.

Sénatrice, je pense que vous mettez le doigt sur un problème, ce qui nous ramène à ce qui a été dit précédemment au sujet de la qualité. Chez tous les médias d’information, le problème vient en partie de la perte de journalistes et de personnel. Mon frère est homme d’affaires, et je lui dis que je ne comprends pas; les médias d’information sont un des rares domaines où on décide de réduire substantiellement la qualité de l’information offerte, tout en s’attendant à ce que les gens paient. Les propriétaires réduisent le nombre de journalistes, de rédacteurs et de pages, ou la longueur de la diffusion, mais continuent de demander le même prix sur Internet, s’attendant à ce que les gens s’abonnent et à pouvoir réussir en affaires. Dans bien des cas, il y a un problème de qualité.

Cette situation a de nombreuses conséquences. Quand vient le temps de décider de fermer boutique, les gens disent que le média ne diffusait rien d’intéressant de toute façon. Pourtant, ce dernier avait peut-être proposé du contenu de qualité et joué un rôle à une époque, comme dans le cas du journal de Port Hope dont j’ai parlé plus tôt. Toutefois, au moment de décider de fermer le média, celui-ci ne publie plus grand-chose de valable.

Les nouveaux propriétaires des médias, peu importe leur taille, ont des comptes à rendre. Les sociétés publiques sont tenues de diffuser l’information sur les mises à pied, par exemple, alors que les petites boîtes privées n’ont pas à le faire. Les propriétaires ne sont jamais heureux d’annoncer des mises à pied, parce que, au lieu d’affecter deux personnes à l’hôtel de ville, ils n’y affecteront qu’un employé à temps partiel. Le journaliste chargé de s’occuper de l’éducation devra aussi couvrir les affaires policières.

Ce sont là les conséquences précises des réductions dont nous ne parlons pas, et la population se demande ce qui se passe, considérant que les publications sont des torchons ou que les émissions ne valent pas la peine d’être regardées. On pense que rien, dans ces médias d’information, ne vaut la peine d’être sauvé.

La perte de qualité nous entraîne dans un cercle vicieux.

Je ne me fais pas d’illusion à propos des jours de gloire. Il a toujours existé des journaux, des radios privées et des stations de télévision de piètre qualité. Tous les médias de nouvelles ne sont pas égaux, mais le fait d’opter pour des réductions à titre de principale stratégie de survie pose problème.

[Français]

Le sénateur Cormier : Je vous remercie et je vous félicite aussi pour votre recherche. Ces informations sont très pertinentes. Je me demandais si vous aviez eu l’occasion de faire de la recherche auprès des médias francophones, parce qu’il y en a partout au Canada. Je me demandais si vous aviez des données concernant ces médias et si elles étaient différentes, si le portrait était différent de celui des communautés anglophones.

[Traduction]

Mme Lindgren : Je n’ai pas effectué de recherches sur les médias francophones comme tels. Vous devriez en parler avec Colette Brin, de l’Université Laval, qui s’est penchée sur la situation au Québec.

La carte de suivi des changements liés aux nouvelles locales contient des renseignements sur les médias d’information de toutes les provinces, et nous avons procédé à une ventilation provinciale qui nous indique que depuis 2008, 34 médias d’information ont, à notre connaissance, fermé leurs portes. À titre de comparaison, si cela intéresse quelqu’un, il y a eu 100 fermetures en Ontario, 30 en Alberta, 53 en Colombie-Britannique et 12 en Saskatchewan jusqu’à maintenant. Dans la plupart des autres provinces, il y en a eu moins de 10. Il est logique que dans les provinces les plus populeuses, il y ait plus d’activité dans le secteur des médias. Voilà la réponse que je vous offre au sujet de la recherche sur le Québec.

Nous avons envisagé de faire traduire la carte afin d’en proposer une version française, mais le temps et les ressources ne permettaient pas de le faire. Je pense que nos données sur le Québec sont assez bonnes. Il y a certainement moyen de recueillir d’autres informations en faisant appel aux gens.

Le sénateur Cormier : Merci. Ces renseignements nous seraient utiles, particulièrement parce qu’il s’agit du Québec, mais aussi parce que cela concerne toutes les communautés francophones situées à l’extérieur du Québec, qui sont fort différentes.

Je pense à l’écosystème médiatique au Canada, qui comprend des médias locaux, mais aussi des médias nationaux comme Radio-Canada et CBC. Existe-t-il une relation entre eux? Qu’en pensez-vous? Nous mettons l’accent sur les médias locaux. Dans ma province, au Nouveau-Brunswick, nous entretenons une relation étroite avec les médias locaux, mais nous jouissons aussi d’une bonne relation avec Radio-Canada et CBC. Je me demande s’il existe là une solution. De quelle manière ces médias peuvent-ils s’influencer mutuellement?

Mme Lindgren : Sachez que, au Canada, comme ailleurs, ce n’est que depuis quelques années que les chercheurs ont commencé à s’intéresser davantage aux médias locaux. Un grand nombre de recherches portent sur les médias nationaux, mais en raison de la perturbation que nous observons dans ce secteur, nous commençons à en apprendre davantage sur ce qui se passe à l’échelle locale.

Vous n’êtes pas sans savoir que le gouvernement a affecté une somme de 50 millions de dollars sur une période de cinq ans pour tenter de résoudre certains des problèmes des médias locaux. J’ai quelques idées sur la manière dont au moins une partie de ces fonds pourrait être dépensée. Le diffuseur public pourrait notamment entreprendre des initiatives davantage fondées sur la collaboration et les partenariats avec les petits médias du pays. Il existe des modèles d’une telle approche au Royaume-Uni; j’en connais au moins une dans le domaine du journalisme de données.

En ce qui concerne le rôle du diffuseur public en général, des recherches réalisées en Europe donnent à penser que la présence d’un diffuseur public a une incidence bénéfique sur les médias locaux, car il les pousse à se surpasser. La concurrence étant plus élevée, la communauté est mieux servie quand le diffuseur public est présent à l’échelle locale. Voilà ce que j’ai à dire sur la question. J’ajouterais que le diffuseur national couvre davantage les élections. Ce sont les deux remarques que je ferais à ce sujet.

Au chapitre des médias nationaux, je pense que le diffuseur public pourrait nouer plus de partenariats avec les petits médias locaux.

Je sais que la question soulève la controverse, mais, vous savez, on pourrait faire valoir que les nouvelles constituent un bien public. À l’heure actuelle, le secteur privé est vraiment en difficultés. Il fut un temps où la vente de publicité rendait les affaires très lucratives. Or, cette époque est révolue. Maintenant, qui offre ce bien public si rien n’incite le secteur privé à le faire?

La sénatrice Bovey : Merci beaucoup. C’est vraiment très intéressant. Si vous me le permettez, j’aimerais faire dévier la conversation vers la participation citoyenne. Penchons-nous sur le résultat de tout cela.

J’ai lu votre article du 13 janvier dans Options politiques, où vous faites mention d’une étude qui conclut que la participation citoyenne avait diminué à Seattle et à Denver immédiatement après la fermeture de journaux locaux dans ces deux villes. Je me demande si votre étude a révélé si cela avait eu une incidence sur le taux de participation au scrutin dans chacune de ces petites communautés.

Vous avez également indiqué que la BBC paiera 50 journalistes qui seront embauchés par des organisations médiatiques locales afin de couvrir la politique et les services publics locaux. Ce modèle fonctionne-t-il? Pourrait-il fonctionner au Canada? Ici encore, je cherche une solution au lieu de tenter de voir ce qui pourrait résulter de l’analyse que vous avez réalisée.

Mme Lindgren : Nous avons recueilli des données pour disposer de renseignements sur la quantité de nouvelles diffusées, rien de plus. J’ai effectué un petit sondage fort pertinent en conjonction avec l’étude sur les élections. Nous avons interrogé les habitants de huit communautés pour savoir dans quelle mesure ils considéraient être suffisamment informés pour voter de manière éclairée pour leur député local lors des élections de 2015. Il est intéressant de noter que les résultats de ce sondage, tout limité soit-il, cadraient presque parfaitement avec nos constats au chapitre de la pauvreté des nouvelles.

À Brampton, je pense qu’environ 70 p. 100 des répondants ont indiqué qu’ils ne pensaient pas avoir suffisamment d’information pour voter de manière éclairée, alors qu’à l’autre extrémité du spectre, à Kamloops et dans de petites villes mieux servies par les médias d’information locaux, les gens se montraient plus satisfaits des renseignements dont ils disposaient pour voter de manière éclairée. Je pense que ces résultats permettent d’établir un lien direct avec les nouvelles et les informations dont les gens disposent pour être en mesure de participer à la vie civique.

La question de la participation est intéressante, car nous savons que l’accès aux nouvelles locales tend à stimuler la mobilisation. Certaines recherches, qui ne sont pas canadiennes, donnent à penser que les nouvelles locales peuvent encourager la participation aux élections. Il y a évidemment lieu de se demander ce qui se passe en cas de disparition des médias locaux à grande ou même à petite échelle. Il est toujours difficile d’établir un lien, car bien d’autres facteurs entrent en ligne de compte. On peut faire valoir qu’il existe un lien. L’étude sur Denver que vous avez évoquée est un exemple de recherche dans le cadre de laquelle les auteurs ont indiqué qu’il semblait exister une corrélation avec la disparition des journaux, à moyen terme du moins.

Ces deux villes comptaient encore bien d’autres journaux et n’en étaient pas complètement dépourvues.

La BBC est, effectivement, en train d’engager 150 journalistes. Elle rémunérera ces journalistes, qui seront affectés dans des salles de rédaction locales afin d’écrire des articles portant expressément sur la vie civique et politique. Ces nouvelles seront ensuite diffusées sur le réseau de la BBC. On fait un gain global, tout en mettant l’accent sur les nouvelles locales.

Pour ce qui est de la manière dont la somme de 50 millions de dollars pourrait être dépensée, je proposerais de s’inspirer de certaines initiatives prises au Royaume-Uni dans le domaine du journalisme de données, dont une a été entreprise par la BBC dans un bureau local ou sur son site de nouvelles locales. La BBC intègre des journalistes de diverses régions du pays à son équipe de journalisme de données pour qu’ils travaillent avec ses experts en la matière afin d’élaborer un projet.

À titre d’exemple, on s’est penché sur la situation des services d’autobus dans l’ensemble du Royaume-Uni. Toutes les données ont été recueillies. Même pour les journalistes locaux, la principale difficulté réside dans le traitement et l’analyse de ces données. Ils ont fait un tri dans ces données et les ont organisées de façon cohérente. On les a ensuite mises à la disposition des journalistes de tout le pays de sorte que chacun puisse produire un reportage sur la situation locale.

Une version nationale du reportage a été rédigée. Grâce à l’accès à toutes les données, les journalistes locaux pouvaient ensuite traiter de l’évolution de la qualité des services d’autobus au sein de leur collectivité.

Il est intéressant de voir comment la BBC s’y est prise pour faciliter la tâche à ces journalistes. On leur a remis en quelque sorte un guide : ceux qui souhaitaient préparer un reportage sur la situation dans leur localité avaient ainsi accès à toutes les données nécessaires pour comprendre l’origine du problème. Le gouvernement envisageait des coupures dans les services d’autobus. On fournissait aux journalistes des éléments témoignant de l’importance de ces services. Les journalistes pouvaient de cette manière puiser dans tout un bassin de faits. Pour alimenter leur reportage, on leur proposait même les réponses de certains experts à une sélection de questions. On leur suggérait des façons d’utiliser les données pour évaluer la situation dans leur collectivité.

L’exploitation de ces données devenait ainsi facile pour les journalistes des petits organes de presse qui, nous le savons, disposent de très peu de temps et sont de moins en moins nombreux. Au dernier décompte, il y avait eu au moins 70 reportages locaux au sujet des services d’autobus.

C’est un exemple du genre de collaboration que je préconise de préférence à l’utilisation des fonds pour subventionner directement des salaires. Dès que ces fonds disparaissent, les journalistes subventionnés disparaissent avec eux.

La sénatrice Bovey : Toujours en ce qui a trait aux fonds et aux revenus, et à propos de cette question de la publicité dont nous avons discuté ainsi que de l’adoption de modèles sans but lucratif en journalisme, croyez-vous que le soutien offert aux médias par des donateurs individuels ou des entreprises par l’entremise de fondations de bienfaisance influera sur les points de vue véhiculés par la presse? Est-ce qu’on va pouvoir ainsi s’acheter du contenu?

Mme Lindgren : Encore là, tout dépend de la qualité de l’organe de presse en question. La plupart des médias qui utilisent ce modèle, et il y en a des exemples aux États-Unis ainsi qu’au Royaume-Uni avec le Guardian, ont des normes régissant leur salle de presse. Il faut se demander si, pendant toutes ces années où les annonceurs ont été les principales sources de financement, ils ont pu acheter du contenu médiatique. Je dirais que ce n’était pas le cas.

Tout comme il y avait un pare-feu entre la publicité et les nouvelles à la belle époque des annonceurs, il faudra que l’organe de presse soit conscient de la nécessité de prévoir une séparation suffisante entre ses donateurs et ses journalistes. Dans un monde idéal, on voudrait multiplier ses sources de financement afin d’éviter de devoir trop s’en remettre à un seul donateur. Dans un contexte de régression des recettes publicitaires, les médias doivent se mettre à la recherche d’autres sources de revenus en se montrant davantage créatifs et en misant par exemple sur l’organisation d’événements pour lesquels des billets sont vendus.

[Français]

La sénatrice Gagné : Merci de votre présentation ce matin.

[Traduction]

Dans un souci de démocratie, je comprends que nous avons besoin de journalistes de qualité, d’une diversité d’opinions et d’une mobilisation citoyenne. Comment pouvons-nous tendre vers de tels résultats dans le contexte de notre étude? Que recommanderiez-vous pour améliorer les politiques publiques à ce chapitre?

Mme Lindgren : Si je connaissais la réponse à cette question, je pourrais faire beaucoup d’argent comme experte-conseil auprès des organes de presse. Il n’y a pas de solution magique. Il est difficile d’y voir clair, tout au moins pour l’instant. Je pense que les organisations médiatiques doivent se montrer plus souples dans la recherche de sources de revenus. Diverses possibilités s’offrent à elles : sociofinancement; statut d’organisme de bienfaisance; vente de publicité; organisation d’événements; engagement plus soutenu au sein de la communauté de telle sorte que les gens sentent qu’il en va de leur intérêt. Cela nous ramène à l’une des premières questions soulevées. Les citoyens doivent se sentir concernés et avoir l’impression qu’ils obtiennent des organes de presse des informations vraiment importantes, à un point tel qu’ils sont disposés à payer directement pour les obtenir et à appuyer ces organisations comme s’il s’agissait d’un bien public.

Pour ce qui est des politiques publiques, vous savez comme moi qu’un débat fait rage quant à savoir si les gouvernements devraient subventionner encore davantage les organes de presse. Je ne voudrais pas que les gouvernements puissent fournir du financement et influer directement sur les décisions, car cela pourrait devenir problématique. Je ne crois donc pas que les subventions salariales directes soient la voie de l’avenir. J’estime souhaitable que le soutien offert procure des bénéfices plus généraux qu’une simple subvention pour l’emploi d’un journaliste.

On pourrait envisager de reprendre le modèle de la BBC fondé sur le journalisme de données dont je parlais tout à l’heure. La BBC peut assigner un journaliste à une salle de nouvelles, mais il faut que le contenu qu’il produit soit rendu accessible au reste de l’organisation.

Concernant les subventions salariales, je dirigeais récemment une discussion avec un groupe de journalistes. Il a notamment été suggéré de financer pendant un an l’emploi d’un jeune journaliste ou d’un diplômé récent au sein d’un organe de presse. Ce serait le genre de subventions salariales auxquelles je pourrais être favorable, car cela permet à des jeunes d’aller travailler dans différentes régions du pays et de jeter par le fait même les bases d’une nouvelle génération de journalistes.

C’est l’exemple d’une solution d’application générale qui me semble appropriée. J’arrive plus difficilement à accepter l’idée que l’on constitue un bassin de fonds en invitant les organes de presse à soumettre une demande pour obtenir des subventions salariales pour leurs journalistes. C’est le pire modèle que l’on puisse imaginer.

Le président : Nous nous intéressons aux moyens à prendre pour limiter les déductions fiscales dont bénéficie la publicité étrangère sur des médias comme Facebook ou Google. Qu’en pensez-vous? Croyez-vous que ce serait une bonne chose?

Mme Lindgren : Comme je m’attendais à cette question, j’en ai discuté avec des gestionnaires responsables de la publicité dans des organisations médiatiques pour me faire une meilleure idée de la manière dont les choses pourraient se dérouler. Il y a différents enjeux en cause.

Je n’ai aucune certitude, mais il me semble que l’idée n’est pas mauvaise en soi. Il resterait à déterminer dans quelle mesure cela pourrait améliorer les choses. Il apparaît certes avantageux d’aplanir les règles fiscales afin qu’elles soient les mêmes pour tous, mais je ne suis pas une experte en la matière. Si Facebook offre des tarifs nettement inférieurs — et ils le sont — à ceux des organes de presse locaux, je ne crois pas qu’il y a beaucoup d’annonceurs qui vont modifier leurs pratiques.

Par ailleurs, il y a le problème émergent des bloqueurs de publicité qui peut inciter les médias à s’interroger sur la pertinence du recours aux tribunes numériques à cette fin.

Il y a en outre toutes les préoccupations relatives à la protection de la vie privée. Si Google et Facebook obtiennent d’aussi bons résultats en publicité, c’est notamment parce qu’ils sont capables de cibler les auditoires à atteindre. Comme nous nous inquiétons de plus en plus de voir le parcours Internet de chacun être suivi à la trace par Facebook, les partis politiques et Google, je crois que la publicité numérique risque éventuellement de se heurter à de nouveaux obstacles.

Le président : Pensez-vous que le problème puisse être en partie attribuable à la propriété intellectuelle, une facette dont nous avons discuté avec d’autres témoins? En effet, Google et Facebook utilisent sans frais les flux de nouvelles provenant d’organisations médiatiques qui s’efforcent d’assurer leur rentabilité en vendant ces nouvelles. Est-ce en partie ce qui pose problème?

Mme Lindgren : Cela fait partie du problème et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous voyons les organes de presse miser davantage sur la formule de l’abonnement. Il faut s’abonner pour pouvoir avoir accès à tout le contenu. Je pense que c’est l’une des solutions au problème que vous soulevez.

Dans une perspective à long terme, il y a des questions d’équité qui en découlent. En arriverons-nous à un point où seuls les gens capables de se payer un abonnement auront accès aux nouvelles de première qualité, si je puis dire, alors que tous les autres devront se contenter des manchettes accessibles gratuitement et des articles que l’on publiera à l’occasion sans frais?

C’est ce que j’entrevois dans une perspective générale.

Le président : N’est-ce pas ce qu’on fait déjà? Il a toujours fallu s’abonner pour recevoir un journal. Quelle est la différence si ce n’est que l’un est sur papier et l’autre en format électronique?

Mme Lindgren : Je peux lire un journal et vous le passer par la suite. Si j’y ai accès sur mon ordinateur à la maison, c’est seulement moi qui pourrai le lire, et pas vous.

Le président : Je pourrais le lire si je vivais avec vous, mais pas si je suis seulement votre voisin, n’est-ce pas?

Mme Lindgren : Tout à fait.

Le président : C’est une question de propriété intellectuelle. C’est ce qui inquiète ces gens-là; le fait que l’information puisse circuler sans frais.

Merci beaucoup. Cette étude continue d’être fort intéressante. Nous espérons vous voir poursuivre votre travail en nous tenant au fait de vos avancées.

Nous avons invité les gens de Facebook et de Google à comparaître devant nous, mais ils ont refusé.

Nous allons suspendre la séance avant de reprendre à huis clos dans quelques minutes.

(La séance se poursuit à huis clos.)

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