Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 11 - Témoignages du 16 février 2012
OTTAWA, le jeudi 16 février 2012
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C- 10, Loi édictant la Loi sur la justice pour les victimes d'actes de terrorisme et modifiant la Loi sur l'immunité des États, le Code criminel, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés et d'autres lois, se réunit aujourd'hui, à 10 h 36, pour étudier le projet de loi.
Le sénateur John D. Wallace (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour et bienvenue, collègues sénateurs et notre invité que je vais vous présenter dans un instant. Je m'appelle John Wallace, et je suis un sénateur du Nouveau-Brunswick; je préside le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Honorables sénateurs, nous poursuivons aujourd'hui notre étude du projet de loi C-10, loi intitulée Loi sur la sûreté des rues et des collectivités. Le projet de loi C-10 propose de modifier un certain nombre de lois qui, en ce qui concerne notre séance d'aujourd'hui, comprennent la Loi sur le transfèrement international des délinquants et d'édicter un certain nombre de dispositions. Ce projet de loi regroupe neuf projets de loi qui avaient été examinés séparément au cours de la troisième session de la 40e législature.
Le projet de loi C-10 a été déposé à la Chambre des communes le 20 septembre 2011 par le ministre de la Justice, l'honorable Rob Nicholson. Le projet de loi a fait l'objet de plusieurs semaines d'étude à la Chambre et a été renvoyé à notre comité par le Sénat le 16 décembre 2011 pour étude.
Pour effectuer correctement notre étude du projet de loi, nous avons prévu 11 jours de séances publiques, y compris des séances d'une journée entière pendant la semaine du 20 au 24 février 2012. C'est la sixième séance que nous consacrons au projet de loi C-10.
Ces séances sont publiques et elles sont également diffusées sur le web sur le site parl.gc.ca. Au total, le comité a invité près de 110 témoins, et l'on peut trouver davantage de renseignements sur le calendrier de l'audition des témoins sur le site web, parl.gc.ca sous l'intitulé « Comités du Sénat ».
Le sujet de l'audience d'aujourd'hui porte sur la partie 3 du projet de loi qui traite des mesures suivant la détermination de la peine et plus précisément, propose de modifier la Loi sur le transfèrement international des délinquants. L'objet de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, tel qu'énoncé dans cette loi est le suivant :
[...] faciliter l'administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leurs peines dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.
Les modifications que le projet de loi C-10 propose d'apporter à la Loi sur le transfèrement international des délinquants ajouteraient des facteurs dont le ministre de la Sécurité publique peut tenir compte pour décider s'il consent au transfèrement au Canada d'un délinquant canadien.
Honorables sénateurs, avant de présenter l'invité qui se joint à nous aujourd'hui, j'aimerais prendre un instant pour demander à tous les membres du comité sénatorial d'indiquer la région qu'ils représentent en commençant par la vice- présidente.
Le sénateur Fraser : Merci, monsieur le président. Je m'appelle Joan Fraser et je suis un sénateur du Québec.
[Français]
Le sénateur Joyal : Sénateur Joyal, sénateur du district de Kennebec, Québec.
[Traduction]
Le sénateur Baker : George Baker, Terre-Neuve-et-Labrador.
[Français]
Le sénateur Chaput : Maria Chaput, Manitoba.
[Traduction]
Le sénateur Angus : David Angus, Québec.
Le sénateur Lang : Dan Lang, Yukon.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Jean-Guy Dagenais, Québec.
Le sénateur Boisvenu : Pierre-Hugues Boisvenu, Québec.
[Traduction]
Le sénateur Frum : Linda Frum, Ontario.
Le sénateur Runciman : Bob Runciman, Ontario, Mille-Îles et lacs Rideau.
Le président : Merci, chers collègues.
J'ai le plaisir d'accueillir notre premier témoin, M. Daryl Churney, directeur, Politiques correctionnelles, Sécurité publique Canada. Bienvenue et sachez que nous sommes très heureux que vous soyez ici. Monsieur Churney, voulez- vous faire une déclaration préliminaire?
Daryl Churney, directeur, Politiques correctionnelles, Sécurité publique Canada : Merci, monsieur le président. Je n'ai pas préparé de remarques. J'aimerais mentionner un certain nombre de choses pour la gouverne du comité. J'ai fait distribuer aux membres du comité une brève description générale de la Loi sur le transfèrement international des délinquants dans les deux langues. Elle contient en fait un bref aperçu des principes fondamentaux qui sous-tendent la loi, quelques données historiques et certaines statistiques générales sur le nombre des traités relatifs au transfèrement des délinquants auquel le Canada est à l'heure actuelle partie, sous une forme bilatérale ou multilatérale. Il s'agit en réalité de renseignements généraux à votre intention. Je ne vais pas vous en parler directement à moins que des membres du comité souhaitent poser des questions particulières à ce sujet.
J'ai remis ces brochures à la greffière du comité; ce sont celles qui sont remises aux délinquants au moment où ils demandent leur transfèrement; c'est donc pour leur propre information. La brochure comprend la loi, un aperçu général du fonctionnement des transfèrements pour que les délinquants comprennent vraiment la nature du processus et quelques renseignements généraux. Il est un peu difficile de s'en procurer et je n'en ai laissé que cinq ou six exemplaires à la greffière du comité.
Je suis seul à la table aujourd'hui, mais je suis accompagné par ma collègue Agnès Lévesque, des Services juridiques de Sécurité publique. Elle est dans la salle avec moi, et s'il y a un aspect au sujet duquel il serait souhaitable d'obtenir un point de vue juridique, elle pourra également intervenir. Pour le reste, c'est vous qui décidez, monsieur le président.
Le président : Merci, monsieur Churney. Nous allons commencer avec notre vice-présidente, le sénateur Fraser.
Le sénateur Fraser : Merci beaucoup, monsieur le président.
J'aimerais poser de nombreuses questions sur cette partie assez courte du projet de loi C-10. Premièrement, j'aurais deux questions sur les facteurs dont le ministre peut tenir compte. La première est qu'avec cette proposition, il « peut tenir compte des facteurs ci-après » alors qu'auparavant la disposition se lisait « le ministre tient compte des facteurs ci- après »; suivent ensuite un bon nombre de facteurs, non pas tous, mais la plupart d'entre eux, dont le ministre peut tenir compte si « à son avis » cela est justifié. Par exemple, le ministre peut tenir compte du fait qu'à son avis, le retour au Canada du délinquant mettra en péril la sécurité publique; le fait qu'à son avis, le délinquant a quitté le Canada avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente.
Ces dispositions me semblent non seulement renforcer le pouvoir discrétionnaire accordé au ministre, mais en ajouter deux catégories. Premièrement, le ministre n'est même pas tenu de prendre en compte ces aspects; et deuxièmement, il s'agit simplement de savoir si, selon l'avis du ministre ce jour-là, il y a lieu de prendre en compte ces facteurs.
Quel a été le modèle suivi ici? Cela me paraît être une formulation juridique tout à fait inhabituelle, c'est le moins qu'on puisse dire. A-t-on suivi ici un modèle? Existe-t-il un précédent pour cette formulation particulièrement approximative, si vous me permettez de m'exprimer ainsi?
M. Churney : Bien sûr. Je vous répondrais un certain nombre de choses.
Premièrement, la loi a toujours prévu que c'était le ministre de la Sécurité publique qui avait le pouvoir de prendre des décisions aux termes de la loi. Ce pouvoir décisionnel n'a jamais été délégué à des fonctionnaires, par exemple. Il a toujours été attribué au ministre qui est le seul décideur. Voilà ma première remarque.
Deuxième remarque. Depuis un an ou deux, les tribunaux ont été amenés à plusieurs reprises à interpréter la loi et ils ont clairement indiqué, la Cour fédérale en particulier, que le ministre possédait un très large pouvoir discrétionnaire résiduaire aux termes de la loi et qu'il y avait lieu de faire preuve d'une retenue extrême à l'égard des décisions que prend le ministre. Je vous mentionne ceci à titre de contexte.
Pour ce qui est du changement par lequel l'expression « le ministre tient compte » devient « le ministre peut tenir compte des facteurs ci-après », je dirais que cette approche a été retenue parce qu'à l'heure actuelle, la loi ne contient qu'un nombre de facteurs relativement limité dont le ministre doit tenir compte et l'intention du gouvernement était, évidemment, de répondre en partie aux décisions judiciaires récentes qui, d'une certaine façon, invitaient le ministre à fournir, ou exigeaient qu'il fournisse, des motifs plus détaillés lorsqu'il prenait une décision de refus. Les facteurs énumérés dans le projet de loi C-10 visent à combler ce vide pour que le ministre puisse indiquer dans ses lettres de refus quels sont les motifs précis sur lesquels il s'appuie.
C'est la raison pour laquelle le projet de loi énonce « tient compte » et il y avait un consensus sur ce point.
Le sénateur Fraser : Le projet de loi dit « peut tenir compte. »
M. Churney : Excusez-moi, oui.
Le sénateur Fraser : C'est ce qui se passera si le projet de loi est adopté.
M. Churney : Ce sera « peut tenir compte », oui, vous avez raison.
Pour ce qui est de ce pouvoir facultatif, étant donné que la liste est plus longue, il est évident que tous ces facteurs ne s'appliqueront pas nécessairement à chaque demande de transfèrement. Les rédacteurs ont estimé que conserver une formulation impérative, avec l'utilisation de l'indicatif présent du verbe, serait trop lourde parce qu'elle obligerait le ministre à examiner chacun de ces facteurs particuliers alors qu'ils ne s'appliquent pas particulièrement dans chaque cas.
Avec une liste plus longue, les conseillers juridiques estimaient qu'il était beaucoup plus prudent d'utiliser une formule impérative; c'est donc là un peu le modèle qui a été suivi.
Le sénateur Fraser : Si j'avais l'esprit soupçonneux et compte tenu du fait que les tribunaux ont récemment annulé à plusieurs reprises la décision du ministre parce que celui-ci n'avait pas très bien motivé sa décision, si j'avais l'esprit soupçonneux, je dirais que ce projet de loi a en réalité pour but d'éviter que le ministre ait à expliquer ses décisions. Cette mesure ne contient rien qui renforce l'obligation du ministre d'expliquer le raisonnement qu'il a suivi pour prendre sa décision, en particulier dans le cas du refus d'autoriser le transfèrement au Canada de Canadiens emprisonnés à l'étranger. J'espère que vous allez pouvoir me rassurer sur ce point, monsieur Churney.
M. Churney : Madame le sénateur, la loi préserve l'obligation, qui existe déjà, pour le ministre de fournir des motifs écrits aux délinquants dont il refuse la demande; de sorte que cette obligation incombe au ministre, ce qui était le cas avant le projet de loi C-10 et le sera après le projet de loi C-10. Cette obligation n'est nullement atténuée. En fait, elle a été sensiblement renforcée, ne serait-ce que par les décisions judiciaires récentes qui ont vraiment insisté sur l'obligation du ministre de motiver sa décision.
J'aimerais revenir un peu en arrière parce que je n'ai pas répondu à la deuxième partie de votre première question dans laquelle vous nous demandiez pourquoi avoir inclus les termes « à son avis »; la raison en est que, pour la question de savoir si un délinquant commettra une infraction reliée au crime organisé après son transfèrement, les tribunaux ont généralement clairement précisé que le ministre ne peut prédire l'avenir, bien évidemment, ni être sûr à 100 p. 100 qu'il commettra une infraction pénale après son transfèrement. C'est pourquoi le ministre doit réellement apprécier les preuves et les renseignements dont il dispose et rendre une décision raisonnable en se fondant sur tous ces éléments.
Cette réserve que contient le projet de loi C-10 vise cet aspect et indique clairement que le ministre est l'autorité décisionnelle dans ce domaine. Il a l'obligation d'apprécier les preuves et les renseignements qui sont présentés, mais il ne peut déclarer avec une certitude absolue que quelqu'un commettra ou ne commettra pas une infraction par la suite.
Le président : Sénateurs, je vous rappelle que M. Churney doit rester avec nous encore 25 minutes, j'aimerais que vous ne l'oubliiez pas. Il y a encore six sénateurs qui veulent poser des questions.
Monsieur Churney, j'aimerais que vous teniez également compte de cet aspect; il est évident que nous voulons entendre ce que vous avez à dire, mais nous apprécierions beaucoup que vos réponses soient le plus concises possible.
M. Churney : Absolument.
Le sénateur Runciman : Il est quelque peu surprenant que la sécurité publique n'ait pas été expressément mentionnée parmi les objets de la loi et qu'elle le sera désormais. Certaines décisions judiciaires auxquelles le sénateur faisait référence ont attiré l'attention sur ces préoccupations, la capacité d'intervenir dans les situations qui pourraient poser un risque pour la société canadienne et je crois que l'on peut affirmer qu'à l'avenir, la sécurité publique sera l'élément le plus important dont le ministère et le ministre tiendront compte aux termes de ces modifications, si le projet de loi est adopté.
Je n'ai pas beaucoup de choses à dire à ce sujet. Je pense que c'est une bonne mesure et si vous lisez la brochure d'information à ce sujet, vous constaterez que ces facteurs sont inclus : mettre en danger la sécurité publique, continuer à exercer les activités criminelles après son transfèrement, le fait de mettre en danger la sécurité d'un enfant lorsque, en particulier, le délinquant a été condamné pour une agression sexuelle, la prise en compte du fait que le délinquant a participé à sa réadaptation et a collaboré avec les autorités chargées de l'application de la loi.
Je pense que la plupart des Canadiens seraient satisfaits du fait que le gouvernement, le ministre, peuvent prendre en compte ce genre d'éléments lorsqu'ils examinent une demande de transfèrement présentée par un prisonnier.
Je suis convaincu que c'est là une bonne mesure. Il y a un groupe qui a comparu après vous et qui a parlé du manque d'options dans le cas où la personne termine de purger sa peine à l'étranger. Il me semble que les mécanismes prévus à l'article 810 peuvent être utilisés de sorte que, si l'on estime que le délinquant en question constitue un danger grave, il y a des moyens qui sont toujours prévus par la loi.
M. Churney : Absolument. Ces options demeurent ouvertes. Par exemple, le mécanisme de la LTID est relié à la Loi sur l'enregistrement de renseignements sur les délinquants sexuels. Si quelqu'un est condamné pour une infraction sexuelle à l'étranger, et qu'il revient au Canada dans le cadre de la LTID, il est obligatoire d'enregistrer cette condamnation dans le registre des délinquants sexuels. Tous ces autres mécanismes peuvent encore être utilisés.
Pour ce qui est de votre première remarque, l'ajout de la sécurité publique, cela me paraît compatible avec l'intention du gouvernement de faire de la sécurité publique l'objectif fondamental, en général, de la plupart des mesures législatives qu'il a adoptées ces dernières années. Je pense que la modification de la LTID est compatible avec les modifications de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, par exemple, ainsi qu'avec les autres modifications du Code criminel. La loi conservera l'objectif double qu'elle a toujours eu, à savoir l'administration de la justice et également, l'objectif humanitaire consistant à faciliter la réadaptation sociale.
Le sénateur Runciman : Selon les dispositions de la loi actuelle, quel effet auraient les préoccupations des victimes à l'égard de cette décision? Est-ce qu'elles jouent à l'heure actuelle le même rôle dans ce domaine? Ces préoccupations sont-elles un facteur qui a été pris en compte dans les décisions judiciaires que nous avons vues? Ces préoccupations ont-elles une importance?
J'ai examiné le cas d'Albert Walker qui remonte à quelques années.
M. Churney : Oh, oui.
Le sénateur Runciman : Les victimes résidaient au Canada et étaient très inquiètes de son transfèrement, mais apparemment, il n'a été aucunement tenu compte de leurs préoccupations et l'individu est revenu au Canada, comme nous le savons, et pourrait obtenir la libération conditionnelle l'année prochaine, je crois. Avez-vous des commentaires sur ce sujet?
M. Churney : À l'heure actuelle, la loi ne parle pas des victimes; je dirais donc que le ministre a toute latitude pour tenir compte de l'intérêt des victimes et cela tomberait dans le pouvoir discrétionnaire résiduaire qu'il possède à l'heure actuelle parce que le ministre est autorisé à prendre en compte tout autre facteur pourvu qu'il soit conforme à l'objet et aux principes de la loi. Les modifications qu'apporte le projet de loi C-10 précisent toutefois que le ministre peut tenir compte des intérêts des victimes.
Le cas d'Albert Walker est un excellent exemple, parce qu'habituellement, dans les affaires de LTID, la victime se trouve à l'étranger et non au Canada, mais cette affaire vient nous rappeler qu'il y a des situations où la victime se trouve au Canada et que c'est un aspect dont le ministre devrait pouvoir expressément tenir compte.
Le sénateur Jaffer : Je voudrais une brève précision et vous allez peut-être avoir besoin de l'assistance de Mme Lévesque. J'ai compris votre explication au sujet de l'emploi de « le ministre tient compte » puis de « peut tenir compte », mais de la façon dont je comprends l'obligation, c'est une obligation qui appartient au ministre. La formulation facultative indique qu'il peut prendre en compte certains éléments, de sorte que cela vient réduire l'obligation qu'a le ministre de faire certaines choses pour lui donner le pouvoir discrétionnaire de tenir compte de différents éléments. J'aimerais que vous me disiez pourquoi cette obligation a été supprimée.
M. Churney : Encore une fois, je reviendrai en partie à ma réponse précédente pour dire que, d'une certaine façon, le fait de passer de l'expression « le ministre tient compte » à la formulation « le ministre peut tenir compte » visait en réalité à faciliter l'exercice par le ministre d'une fonction quasi judiciaire. Cependant, j'aimerais insister sur le point suivant, à savoir que quels que soient les facteurs que le ministre prend en compte lorsqu'il prendra une décision après l'entrée en vigueur du projet de loi C-10, si le ministre décide de refuser la demande, il devra expressément motiver sa décision; de sorte que sur ce point, il devra préciser par écrit les facteurs qu'il a pris en considération dans ce dossier particulier et expliquer la raison pour laquelle il en est arrivé à sa décision.
Même s'il peut arriver que cela ne soit pas tout à fait identique aux conseils que lui ont donnés ses fonctionnaires, le ministre doit toujours expliquer quelles étaient ses raisons, de sorte que cette obligation lui incombe toujours.
Le sénateur Jaffer : Je comprends de ce que vous dites que désormais le ministre possédera plus de latitude qu'il n'en avait auparavant; est-ce bien exact?
M. Churney : Je ne suis pas sûr que le ministre disposera de plus de latitude avec l'adoption de cette loi. Je dirais qu'après le projet de loi C-10, il disposera d'un cadre décisionnel plus large, mais je pense que les tribunaux ont, d'une façon générale, toujours reconnu que le ministre avait toujours eu un très large pouvoir discrétionnaire.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Ma question touche particulièrement la sécurité soit des victimes ou de la population canadienne lorsqu'on rapatrie un criminel, qui doit finir sa sentence ici parce qu'un jour, on devra le remettre en liberté, évidemment. Il y a 300 330 cas de criminels rapatriés au Canada par année. C'est bien le chiffre?
[Traduction]
M. Churney : En général, oui. Nous recevons chaque année environ 300 demandes.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : De cette proportion, combien ont été sentenciés pour des crimes à caractère sexuel?
[Traduction]
M. Churney : Je n'ai pas cette répartition avec moi, mais je peux certainement m'engager à vous la trouver.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : J'aimerais bien. Pouvez-vous me dire qui évalue le niveau de dangerosité du criminel? Est-ce le Canada ou le pays d'origine où le crime a été commis qui nous renvoie le criminel?
[Traduction]
M. Churney : Je suis désolé. Pourriez-vous répéter la dernière partie de votre question, sénateur?
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Comme la loi repose principalement sur la sécurité des Canadiens, lorsqu'on rapatrie un criminel qui demande de finir sa sentence au Canada, qui va évaluer son niveau de dangerosité? Est-ce le Canada ou le pays qui nous renvoie le criminel?
[Traduction]
M. Churney : Merci. Je l'apprécie.
Je dirais qu'il y a un devoir et une obligation qui s'imposent à la fois au pays ayant imposé la peine et au pays d'accueil. Dans toute la mesure du possible, nous nous efforçons d'obtenir autant de renseignements que nous pouvons au sujet du délinquant qui purge une peine étrangère dans un autre pays ainsi que des renseignements au sujet de sa participation aux programmes, par exemple, son degré d'adaptation à la prison étrangère, le genre de problèmes qu'il a connus dans cet établissement, s'il a des problèmes de santé, et s'il s'est bien comporté en prison.
La plupart du temps, il n'est pas difficile d'obtenir ces renseignements, parce que dans l'immense majorité des cas, notre clientèle se trouve aux États-Unis et bien évidemment, il y a de bonnes relations entre le Canada et les États-Unis. Cependant, dans certains cas, les délinquants se trouvent dans des pays très éloignés qui ne sont pas toujours très enclins à fournir ce genre de renseignements. Il peut même arriver que ces pays ne possèdent même pas certains types de renseignements, comme ceux qui concernent la façon dont le délinquant purge sa peine.
Je dirais que le Canada ne reçoit pas toujours le même genre de renseignements de ces pays étrangers, de sorte que, jusqu'à un certain point, nous sommes limités par la quantité de renseignements que le Canada obtient auprès des pays étrangers. Cependant, lorsqu'il reçoit cette information, le Service correctionnel du Canada prépare un dossier à l'intention du ministre dans lequel il présente un scénario basé sur le retour du délinquant au Canada et qui contient le programme correctionnel que nous aimerions élaborer pour cette personne, qui décrit les programmes auxquels, d'après nous, cette personne devrait participer et, sur une base hypothétique, la situation qui découlerait du retour de cette personne. Dans une large mesure, c'est une obligation qui s'impose aux deux côtés.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Lorsque cet individu a un dossier criminel au Canada pour des crimes à caractère sexuel et qu'il s'en va aux États-Unis et commet un autre crime à caractère sexuel, exemple un viol, ce qui fait qu'il devient un récidiviste, est-ce que cet individu a les mêmes chances de revenir au Canada qu'un individu qui en serait à son premier crime aux États-Unis? Est-ce que pour les récidivistes on ferme carrément la porte ou on leur laisse aussi une chance de revenir au Canada?
[Traduction]
M. Churney : Non, la porte n'est pas complètement fermée. Le SCC essaie toujours d'évaluer la probabilité de récidive du délinquant en se fondant sur les renseignements dont il dispose à ce moment-là, au sujet de cette personne. Encore une fois, cela dépend des renseignements que nous réussissons à obtenir du pays étranger. Cependant, dans toute la mesure du possible, le SCC s'efforce d'évaluer la capacité de réinsertion et de réadaptation du délinquant ainsi que son risque de récidive. Il effectue la meilleure évaluation possible, mais le risque de récidive n'est pas, à lui seul, un obstacle au transfèrement.
Le sénateur Baker : Pour que ce soit clair, on peut dire que la décision du ministre ne peut être infirmée par la cour dans un dossier de ce genre. Si j'ai bien compris, il s'agit de droit administratif qui relève de la Loi sur les Cours fédérales. Selon cette loi, la décision du ministre ne peut être infirmée. La décision du ministre peut être renvoyée à un autre décideur pour qu'il révise le dossier et le juge peut demander à un décideur différent, qui représenterait le ministre, la personne désignée par le ministre, de revoir la décision.
Ai-je raison d'affirmer que les tribunaux ne peuvent infirmer la décision du ministre quelles que soient les restrictions invoquées, mais le tribunal peut renvoyer plusieurs fois le dossier pour demander une nouvelle décision?
M. Churney : Oui.
Le sénateur Baker : Voilà qui est bien. Cela me paraît un aspect important. Cela m'a frappé il y a un instant. Il ne s'agit pas de droit pénal ici; il s'agit de la Loi sur les Cours fédérales et de la Cour fédérale qui ne peut infirmer la décision du ministre et la remplacer par le raisonnement d'un tribunal. Ce tribunal peut uniquement, aux termes des Règles des Cours fédérales, que je connais très bien, renvoyer le dossier pour nouvelle décision à un autre décideur.
Dans ce cas, le Service correctionnel du Canada vous envoie évidemment un rapport à votre bureau; est-ce bien exact?
M. Churney : Oui.
Le sénateur Baker : Au sujet de chaque personne?
M. Churney : Oui.
Le sénateur Baker : Chaque personne présente une demande et le Service correctionnel du Canada envoie un rapport au bureau du ministre; à vous.
M. Churney : Oui, le rapport arrive à ma section du ministère et ensuite, est transmis au bureau du ministre.
Le sénateur Baker : Non, non, il n'est pas transmis. La demande est présentée au ministère et ensuite, le ministre demande au Service correctionnel du Canada de préparer un rapport; la demande est ensuite transmise pour examen et recommandation du ministère au ministre. Est-ce bien la procédure?
M. Churney : C'est très proche. La demande initiale est présentée directement au Service correctionnel du Canada. La demande est ensuite transmise au ministère de la Sécurité publique et va ensuite au bureau du ministre. Le ministre rend une décision. Si c'est un refus et que la personne s'y oppose et présente une demande de contrôle judiciaire, la décision relative au contrôle judiciaire peut demander au ministre de revoir la décision. Dans ce cas, nous essayons de réviser le dossier à l'intention du ministre, de sorte que la révision de la décision pourrait s'effectuer plusieurs années après que la personne ait présenté sa demande initiale.
Le sénateur Baker : Il pourrait y avoir deux ou trois révisions.
M. Churney : C'est exact.
Le sénateur Baker : « Pour renforcer la sécurité publique, » comme l'a fait remarquer le sénateur Runciman, est un ajout nouveau à l'objectif de la loi, qui représente en fait la norme en fonction de laquelle ses motifs sont examinés par les tribunaux, j'imagine, mais on pourrait penser que la jurisprudence antérieure aurait décidé que les mots « faciliter l'administration de la justice » couvraient en réalité aussi « renforcer la sécurité publique ».
M. Churney : C'est exact. D'après la jurisprudence antérieure, l'administration de la justice comprend effectivement les considérations basées sur la sécurité publique.
Le sénateur Baker : J'espère qu'un autre sénateur pourra poursuivre sur la recommandation présentée au ministre.
Sénateur Joyal, si vous pouviez le faire lorsque ce sera votre tour de prendre la parole, je vous en serais reconnaissant.
Le sénateur Lang : J'aimerais revenir brièvement sur la question de la sécurité publique et sur le déroulement du processus. Je connais au moins un dossier dans lequel une peine sévère a été imposée aux États-Unis dans une affaire de drogue. La période de la peine qui a effectivement été purgée aux États-Unis a été très courte. L'individu a été ramené au Canada et il a par la suite récidivé en commettant de nouvelles infractions reliées aux drogues, ici au Canada. Cela a coûté pas mal d'argent aux contribuables, à la famille et à tous ceux qui ont été mêlés à cette situation regrettable.
Environ 300 demandes sont présentées chaque année. Pouvez-vous nous dire quel est le nombre en moyenne de celles qui sont approuvées?
Deuxièmement, au cours des 10 dernières années, quel est le nombre des personnes que nous avons ramenées dans notre système pénal et qui ont récidivé une fois libérées?
M. Churney : J'ai les chiffres pour la période du 1er avril 2010 au 31 mars 2011. Sur les 220 dossiers qui ont été examinés par Sécurité publique Canada, le taux des approbations a été de 69 p. 100, et celui des refus de 31 p. 100. Le taux d'approbation/refus est, d'une façon générale, conforme à celui des deux dernières années. C'est à peu près ce qu'a été jusqu'ici le taux des approbations/refus.
Je n'ai pas de chiffres précis avec moi au sujet du taux de récidive, mais j'ai déjà vu ces chiffres et il est très faible, inférieur à 10 p. 100, même plus faible que cela.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : J'aimerais que vous nous fournissiez, s'il vous plaît, le taux de récidive, mais aussi le taux de réincarcération. La notion de récidive est très étroite pour le gouvernement et le ministère de la Sécurité publique. J'aimerais connaître aussi le taux de réincarcération.
[Traduction]
M. Churney : Absolument.
Le président : Si vous pouviez nous fournir cela, ce serait apprécié.
Le sénateur Lang : Vous pourriez peut-être nous fournir ces données et mentionner également, dans le cas de ceux qui ont récidivé, la nature des infractions commises. Dix pour cent n'a pas l'air d'être un pourcentage très élevé, mais sur 220 individus, cela représente 22 délinquants qui ont récidivé et causé d'autres problèmes. C'est un aspect qu'il conviendrait de prendre en compte.
Le sénateur Joyal : Monsieur Churney, lorsque j'ai examiné les divers aspects du transfèrement, j'ai été surpris de constater que ces dernières années, la Cour fédérale avait prononcé de nombreuses décisions qui ordonnaient aux ministres fédéraux de revoir le dossier. En fait, dans la dernière décision, la décision Goulet, que vous connaissez, j'en suis sûr, qui a été prononcée le 19 janvier, le juge a mentionné qu'au cours des dernières années, il y avait eu 12 affaires dans lesquelles la cour avait ordonné au ministre de revoir sa décision, et c'est toujours la même décision : justification, justifier. Selon la conclusion de la décision Goulet, le ministre devait, dans les 45 jours, réévaluer, au fond et conformément aux exigences de la loi, la demande de transfèrement de M. Goulet.
Il semble que, dans chacune de ces affaires, il s'agit de l'obligation minimale du ministre. Le ministre ne peut pas dire que le transfèrement représente une menace pour la sécurité publique. On pourrait faire cette affirmation pour la plupart des délinquants. Le ministre doit préciser quel est l'aspect de la sécurité publique qui serait menacé.
L'affaire Getkate, que le Barreau nous a présentée, est très claire.
[...] la Cour a déclaré que l'interprétation qu'a faite le ministre d'un risque généralisé pour le Canada est déraisonnable et a annulé sa décision. La Cour a jugé qu'il fallait démontrer l'existence d'une menace réelle à la sécurité du Canada.
Autrement dit, il faut préciser quel est l'aspect de la sécurité publique qui est menacée ou quel est le groupe de Canadiens, de victimes potentielles, par exemple, qui le sont.
Comment expliquer que la Cour fédérale ait été obligée ces dernières années de rendre autant de décisions pour obliger les ministres fédéraux de la sécurité publique de motiver leurs décisions? Comme vous l'avez dit, le ministre exerce une fonction quasi judiciaire. Une fonction quasi judiciaire peut être examinée par les tribunaux, comme l'a dit le sénateur Baker. Vous préparez des documents pour le ministre. Comment se fait-il que vous ne compreniez pas ce que la cour attend de vous, à savoir, expliquer le motif du refus recommandé?
M. Churney : Ce gouvernement a choisi une voie particulière pour ce qui est de la LTID. Certaines décisions ont été contestées devant les tribunaux et ce qui a débouché récemment sur des décisions judiciaires. Pour résumer en quelques phrases ce que les tribunaux ont, d'une façon générale, déclaré au sujet des décisions du ministre, je dirais que toutes les demandes de contrôle judiciaire ont essentiellement porté sur le caractère raisonnable de la décision du ministre. Il a été soutenu dans certaines demandes que l'article 6, la liberté de circulation garantie par la Charte, est touché par la LTID et que les droits à la vie, la liberté et la sécurité de l'article 7 ne sont pas respectés. Ce sont généralement les trois principaux arguments que les demandeurs ont avancés.
Dans leurs décisions récentes, les tribunaux ont fourni des conseils au ministre au sujet de ce qu'ils s'attendent à voir dans les lettres du ministre, dans ses décisions. Ces conseils touchent exclusivement les lettres du ministre contenant sa décision, et pas nécessairement le dossier préparé par les fonctionnaires, de sorte que je vais rappeler que ce n'est pas l'avis fourni par les fonctionnaires qui est examiné à la loupe par les tribunaux; c'est la décision du ministre.
Encore une fois, les tribunaux ont formulé davantage de directives et de conseils au sujet de ce qu'ils s'attendent du ministre pour ce qui est de la motivation de sa décision et cela a été fort utile.
Le sénateur Joyal : Je le comprends, mais vous comprenez également que, compte tenu de toutes les autres tâches du ministre, celui-ci n'est pas à son bureau le soir en train d'essayer de tout lire, en particulier compte tenu du grand nombre de demandes que vous recevez. Il y a des fonctionnaires qui préparent les éléments de la décision et élaborent une lettre. J'ai été moi-même ministre et j'ai exercé certains pouvoirs quasi judiciaires et je vous décris la façon dont cela fonctionne. Les fonctionnaires du ministère préparent les divers éléments que je dois prendre en compte avant de rendre une décision et lorsque je signe, je signe en me fondant sur les faits et les conseils qui m'ont été fournis.
Je ne comprends pas pourquoi, compte tenu du nombre d'affaires qu'a prononcées la Cour fédérale ces dernières années, votre service ne semble toujours pas avoir compris que la décision du ministre doit être motivée, non pas en se contentant de dire que le délinquant constitue une menace à la sécurité du Canada. Il faut en dire davantage d'après les 12 décisions que la Cour fédérale a prononcées ces dernières années.
L'interprétation de la loi telle qu'elle se lisait était mauvaise. Avec la modification, le nouvel alinéa 10(1)l) énonce : « tout autre facteur qu'il juge pertinent. » ce qui ouvre la porte à à peu près n'importe quoi. Cela fera également l'objet d'un contrôle judiciaire et il faudra à nouveau obtenir des précisions sur la façon dont la loi doit être interprétée.
Nous ne parlons pas ici de sécurité publique, mais de « tout autre facteur ».
M. Churney : Il s'agit de tout autre facteur conforme aux objets de la LTID. De sorte que là aussi, il doit toujours y avoir un lien de causalité avec ces objets; sécurité publique, administration de la justice, réadaptation et réinsertion sociale des délinquants. Ce n'est pas n'importe quel facteur dont le ministre souhaite tenir compte; il doit exister un lien logique avec ces objets.
Le sénateur Fraser : Une précision au sujet de la question du sénateur Lang; j'ai une lettre que le commissaire du Service correctionnel a écrite au ministre et qui est datée du 20 janvier 2010. Il mentionne que 0,6 p. 100 des délinquants qui ont été ramenés au Canada ont été admis à nouveau dans un établissement fédéral dans les deux ans suivant l'expiration de leur peine — expiration du mandat — ce qui représentait au total quatre personnes et que 3,4 p. 100 des délinquants avaient été déclarés coupables d'au moins une infraction pendant leur période de mise en liberté avant l'expiration de leur mandat.
Je le mentionne simplement à titre d'information pour les membres du comité.
Le président : Est-il possible de fournir cette information à tous les sénateurs?
Le sénateur Fraser : Absolument. Cela vient d'une demande d'accès à l'information qui a été présentée par une personne que je ne connais pas et les noms des délinquants ont été caviardés.
Le président : Très bien. Veuillez m'en remettre une copie et je veillerai à ce que tous les sénateurs en obtiennent une.
Sénateurs, voilà qui termine le temps dont nous disposons pour M. Churney.
Je vous remercie.
M. Churney : Merci, monsieur le président et les membres du comité.
Le président : Nous allons poursuivre notre étude du projet de loi C-10, en particulier de la partie qui traite des modifications proposées à la Loi sur le transfèrement international des délinquants.
Nous sommes très heureux d'accueillir un groupe de trois témoins, dont l'un comparaîtra par vidéoconférence.
M. John Conroy est un avocat, qui pratique avec le cabinet Conroy & Company à Abbotsford, en Colombie- Britannique. C'est principalement un criminaliste et il a représenté de nombreuses personnes qui ont demandé de purger leur peine au Canada.
Nous allons entendre Mme Natalie Des Rosiers, avocate générale, de l'Association canadienne des libertés civiles. Nous accueillons également Fannie Lafontaine, professeure à la Faculté de droit de l'Université Laval. Le domaine de spécialisation de Mme Lafontaine est le droit pénal international, le droit pénal canadien et le droit humanitaire international.
Mme Lafontaine, si vous voulez faire une déclaration d'ouverture, nous aimerions l'entendre.
Fannie Lafontaine, professeure, faculté de droit, Université Laval, à titre personnel : Merci de m'avoir invitée à comparaître. C'est un honneur et un plaisir de me joindre à vous aujourd'hui. Mes remarques vont exclusivement porter sur certaines conséquences juridiques des modifications proposées. Je ne vais aborder qu'un petit nombre d'aspects.
[Français]
Je vais concentrer mes propos sur deux points principaux. Le premier point, ce sont les incidences des amendements proposés au projet de loi C-10 au regard de l'applicabilité potentielle de la Charte canadienne des droits et libertés au transfèrement de délinquants canadiens détenus à l'étranger. Le deuxième point portera sur les conséquences du fait que la Loi sur le transfèrement international des délinquants est une loi de mise en œuvre de traités internationaux sur l'interprétation qui doit être donnée à celle-ci.
D'abord, en ce qui concerne l'interaction entre la Charte et la loi, je résume mon propos en disant que la question de la protection qu'offre la Charte à un délinquant canadien détenu à l'étranger n'a pas été définitivement tranchée par la jurisprudence canadienne.
Il est possible que la Charte s'applique et offre des droits aux Canadiens détenus à l'étranger dans certaines circonstances, tant en vertu de l'article 6 qu'en vertu de l'article 7 de la Charte canadienne. Si la Charte s'appliquait en vertu de l'un ou l'autre de ces articles, le ministre serait dans l'obligation de considérer certains facteurs.
À mon avis, en éliminant l'obligation du ministre de tenir compte de certains facteurs, notamment les droits de l'accusé, le projet de loi ouvre la porte à un contentieux constitutionnel et cela n'est certainement pas l'objectif premier du projet de loi. L'effet inattendu du projet de loi, c'est qu'en retirant l'obligation pour le ministre de considérer certains critères, on ouvre peut-être la porte à un contentieux beaucoup plus large et ce, au regard de la Charte et du droit administratif.
Quant à l'article 6 de la Charte, les deux tendances qui s'affrontent actuellement à la Cour fédérale sont bien connues et le résumé législatif en fait un bon résumé auquel je ne m'attarderai pas. Mais essentiellement sur l'article 6, la décision est devant la Cour suprême.
Il y a deux grandes tendances. D'un côté, il y a les juges majoritaires, dans l'affaire Divito, qui disent que la loi sur le transfèrement n'entraîne pas de violation de l'article 6 parce que le refus du ministre de consentir au transfèrement n'a pas de lien de causalité avec les droits d'un délinquant étranger d'entrer au Canada. Les droits sont engagés parce que le délinquant a commis des infractions criminelles à l'étranger.
D'un autre côté, il y a les motifs concordants du juge dans l'affaire Divito et d'autres décisions. La loi sur le transfèrement implique l'article 6, et une fois que l'État tiers consent au transfèrement, le ministre doit considérer les droits de l'accusé d'entrer au Canada et les mettre en équilibre avec d'autres objectifs tels que la sécurité du Canada.
Ce qu'il faut comprendre, c'est que dans un contexte où la Charte restreindrait le pouvoir discrétionnaire du ministre, en lui imposant des facteurs précis à tenir en compte, notamment le droit de l'accusé et la sécurité du Canada, les amendements proposés au projet de loi C-10 et qui rendent facultatifs tous les critères devant éviter le ministre dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, ouvrent une porte beaucoup plus grande à des contestations sur le fondement de la Charte.
Le ministre n'étant plus tenu de considérer les facteurs obligatoires, sa décision et les dispositions législatives de la loi deviennent beaucoup plus vulnérables à des contestations constitutionnelles. C'est l'argument en ce qui concerne l'article 6, mais à mon avis, l'argument est encore plus probant au regard de l'article 7, qui a été très peu évoqué jusqu'à maintenant dans la jurisprudence au regard de la Loi sur le transfèrement.
Cela dit, il faut comprendre qu'il est tout à fait plausible que dans un futur éventuel, un délinquant étranger détenu à l'étranger invoque l'article 7. Est-ce que la Charte s'appliquerait dans un contexte où l'État tiers consentait au transfèrement du délinquant étranger alors qu'il est détenu dans des conditions de détentions inhumaines et qu'il a été torturé? À mon avis c'est tout à fait plausible.
À tout le moins, il est possible d'argumenter à l'effet que l'article 7 entre en jeu et que la décision des autorités canadiennes, soit le refus du transfèrement, fait en sorte qu'il existe un lien de causalité entre cette décision et la violation du droit du délinquant. Ces principes sont bien établis à la Cour suprême, notamment dans les arrêts Hape, Suresh et Khadr.
Si l'article 7 entre en jeu — et on peut très bien concevoir des scénarios dans ce cas-ci —, le ministre doit alors impérativement faire une pondération entre, d'un côté, les impératifs de sécurité du Canada et, de l'autre, les droits à la sécurité, à la liberté et à la vie de l'accusé.
La loi actuelle oblige le ministre à tenir compte de ces facteurs aux alinéas 10(1)a) et d). Le ministre doit considérer tant la menace que peut faire peser le retour du délinquant au Canada, que la menace sérieuse que l'entité étrangère ou son système carcéral constitue pour la sécurité du délinquant et ses droits de la personne.
Ce sur quoi je veux attirer votre attention, c'est qu'en changeant le régime législatif pour enlever le caractère obligatoire de cette évaluation, de cette pondération entre, d'un côté, la sécurité et, de l'autre, les droits, le projet de loi ouvre la porte encore plus grande à des contestations constitutionnelles tant sur l'article 6, comme je l'ai dit tout à l'heure, et éventuellement sur l'article 7.
Je ne parlerai pas des impacts en matière de droit administratif. Il y en a aussi. Je pense que mes collègues en parleront peut-être. Mais ça, c'est sur la Charte.
Mon dernier point concerne un autre aspect qui est l'ajout, dans les objectifs de la loi, à l'article 3, de l'objectif explicite de sécurité du public, qui est ajouté aux autres objectifs de facilitation de l'administration de la justice et de réinsertion sociale.
Ce sur quoi je veux attirer votre attention, c'est que la Loi sur le transfèrement des délinquants, c'est une loi de mise en œuvre de traités internationaux. Vous aurez sans doute remarqué que son titre au long est : An Act to implement treaties and administrative arrangements on the international transfer of persons found guilty of criminal offences.
C'est la loi de mise en œuvre des traités; ce n'est pas rien. Selon les principes d'interprétation législative de réception du droit international, une loi de mise en œuvre doit être interprétée au regard des traités internationaux qu'elle vise à mettre en œuvre.
Or, tous les traités bilatéraux ou multilatéraux ratifiés par le Canada en matière de transfèrement des délinquants, ont comme objectif principal la réhabilitation et la réinsertion sociale du délinquant.
Mon point est le suivant : la sécurité du public, même si elle est ajoutée à la loi, doit être interprétée au regard des objectifs des traités. Donc la sécurité publique est entendue non seulement comme celle de la sécurité du Canada et des personnes, mais aussi comme la sécurité du public favorisée par la réhabilitation du délinquant.
Je termine en vous disant que l'ajout de la sécurité publique est probablement inutile, en ce sens qu'elle a déjà été incluse dans la notion d'administration de la justice. Elle est aussi incluse dans la notion de réhabilitation du délinquant. Mais non seulement elle est peut être inutile, mais surtout, encore une fois, elle ouvre la porte à des contestations judiciaires tant en contrôle judiciaire que devant la Cour fédérale. Pourquoi? Parce que cela peut donner, à tort, l'impression que la sécurité du public devient un critère qui concerne exclusivement la sécurité du Canada — menaces terroristes, menaces à la sécurité de certaines victimes — au détriment d'une conception de la notion de sécurité du public qui inclut aussi la question de la réhabilitation et de la réinsertion sociale du délinquant. Ce sont mes deux points.
[Traduction]
Le président : Merci, madame Lafontaine.
Avant d'entendre les déclarations d'ouverture des deux autres témoins, nous aimerions que vous nous présentiez vos déclarations d'ouverture en cinq à sept minutes, comme je crois que cela vous a été mentionné avant votre comparution. Je sais qu'il est important de mentionner tous ces aspects. Il nous reste une heure et 15 minutes et nous voulons consacrer le maximum de temps aux questions.
Je m'arrête donc pour donner la parole à Mme Des Rosiers.
[Français]
Nathalie Des Rosiers, avocate générale, Association canadienne des libertés civiles : L'Association canadienne des libertés civiles est heureuse d'être ici. Elle existe depuis 1964. Notre expertise dans ce contexte-ci, c'est que nous sommes souvent contactés par des familles de détenus qui sont à l'étranger ou encore les détenus eux-mêmes. C'est dans cette perspective que je vais présenter nos remarques. Vous avez notre mémoire, qui était un mémoire exhaustif sur tout le projet de loi et les pages qui sont pertinentes à l'exercice ici sont les pages 16 à 18. Je vais me concentrer, compte tenu des limites de temps, sur nos recommandations spécifiques.
Je vais partir de la prémisse qu'il y a certainement une grande chance que l'évaluation du projet de loi va se faire comme étant une violation du droit constitutionnel en vertu de l'article 6. C'est la position que nous avions défendue dans l'affaire Divito et possiblement de l'article 7. On est donc dans un contexte où on sera dans une justification de l'article 1. C'est à cet égard que nos remarques ont été ciblées.
Dans un contexte où on parle d'une justification en vertu de l'article 1, la première question c'est que cela doit être prescribed by the law et ce doit donc être des limitations qui ne sont pas arbitraires et qui sont donc bien explicites. À cet égard, tout l'aspect discrétionnaire est inquiétant.
Notre première recommandation était donc qu'on devrait enlever les références aux termes « in the minister's opinion ». Ce n'est pas un langage qui reflète bien les incertitudes ou les nécessités de l'article 1. Cela permettrait, d'une certaine façon, de s'assurer à la fois en termes de constitutionnalité, mais aussi en termes de transparence. C'est souvent une inquiétude des personnes qui nous appellent, des familles qui se demandent quels sont les facteurs, comment se positionner, s'ils doivent parler à des journalistes ou contacter des ministres, à savoir comment est-ce qu'on peut faciliter le transfert de détenus au Canada. Cet aspect discrétionnaire apporte donc des problèmes.
Parmi les autres critères mentionnés, plusieurs d'entre eux sont incompatibles à la fois avec l'entendement des traités internationaux, mais ils sont probablement aussi incompatibles avec des objectifs en vertu de l'article 1. Il n'est pas compatible, par exemple, de dire qu'on va considérer la capacité, l'acceptation par le détenu de ses crimes antérieurs ou sa collaboration avec la police. C'est très dangereux dans un contexte où il ou elle serait détenu dans un régime où les prescriptions procédurales sont moins élaborées. De prescrire ou de demander au détenu de sacrifier ou de collaborer avec la police pour s'assurer un retour éventuel au Canada, je pense que cela favorise presque la torture dans certains cas et c'est donc très dangereux. Ce n'est pas un bon critère; c'est inapproprié et on devrait l'enlever. Cela envoie le mauvais message sur la présomption d'innocence partout dans le monde.
Finalement, les objectifs en vertu de l'article 1, qui vont être pertinents seront les objectifs de réhabilitation des détenus. L'ensemble de ces objectifs était que la sécurité publique est améliorée par le transfèrement des détenus au Canada. Parce qu'une fois qu'ils sont au Canada, ils sont assujettis au régime canadien qui permet un peu de garder certains contrôles sur le détenu. C'est dans ce contexte.
Je pense que c'est possible de considérer les vœux des victimes au Canada. C'est ce qui se passe en vertu du possible relâchement du criminel, qui serait évalué par la Commission des libérations conditionnelles.
Je vais terminer là-dessus en trois points. Présumons qu'il y a une très grande chance que ce sera évalué par les tribunaux et qu'on va devoir évaluer cette législation en vertu de l'article 1; elle ne satisfera pas le premier critère qui est prescribed by law et ne satisfera pas les examens de proportionnalité qui sont nécessaires aussi, parce que les objectifs mêmes ne sont pas bien servis par la législation.
[Traduction]
Le président : Merci, madame Des Rosiers.
Pour notre dernière déclaration préliminaire, je vais donner la parole à M. Conroy.
John Conroy, avocat, à titre personnel : Je pratique le droit depuis environ 40 ans. Vous m'avez présenté comme étant principalement un criminaliste. Je vis dans la vallée du Fraser qui, comme vous le savez, est le Kingston de l'Ouest. Je suis entouré de prisons, de sorte qu'environ 40 p. 100 de ma pratique est en droit administratif.
Le sénateur Baker a mentionné que le contrôle judiciaire exercé par la Cour fédérale relève du droit administratif et que la Cour suprême du Canada a fixé que dans ce cas, le critère est celui de la raisonnabilité dans un arrêt appelé Dunsmuir.
À cause de mon genre de pratique et de l'endroit où je réside, j'ai comparu comme avocat dans environ 90 p. 100 des affaires de contrôle judiciaire présentées aux termes de cette loi, y compris dans la décision récente Goulet et la décision antérieure, Van Vlymen, dans laquelle le tribunal a déclaré que l'article 6 de la Charte était applicable.
Il semble qu'il y ait un malentendu fondamental au sujet de l'objet de cette loi et ces modifications reflètent ce malentendu puisque le gouvernement accorde à un politique, un ministre, ce genre de pouvoir apparemment dans l'intérêt de la sécurité publique. Les gens semblent oublier le fait que, si nous refusons le transfèrement d'un délinquant parce que celui-ci est un citoyen canadien, à un certain moment avant que celui-ci ait terminé de purger sa peine dans le pays étranger, le délinquant sera déporté au Canada; s'il est déporté au Canada, il sera libre de toute restriction, y compris du casier judiciaire qu'il avait dans le pays étranger, puisque celui-ci ne fait pas partie du casier judiciaire canadien. C'est pourquoi j'estime que le refus du transfèrement n'est pas dans l'intérêt de la sécurité publique puisque la personne reviendra au Canada en étant libre de toute restriction et sans que nous possédions d'information à son sujet.
L'aspect sécurité publique exige que le transfèrement soit approuvé pour que notre service correctionnel puisse apprendre à connaître ce citoyen canadien qui a commis une infraction à l'étranger, pour qu'il prenne connaissance des circonstances de l'infraction, de ses antécédents et de tout ce que fait le Service correctionnel du Canada lorsqu'un délinquant arrive pour la première fois dans un centre de réception; il s'agit ensuite d'élaborer un programme pour lui, de fixer les dates d'admissibilité, par exemple. La seule façon dont cette personne pourrait alors être remise en liberté au Canada après l'évaluation du risque par le Service correctionnel du Canada est par une décision de la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Cet organisme indépendant nommé par le gouvernement décide si la personne représente un grave risque de récidive. S'il est libéré sous condition, le délinquant conserve ce statut jusqu'à l'expiration de son mandat, qui est à une date postérieure à celle à laquelle il reviendrait au Canada s'il était expulsé après avoir purgé 85 p. 100 de sa peine, comme c'est habituellement ce qui se fait aux États-Unis.
J'ai inclus dans les documents que je vous ai envoyés non seulement une étude récente effectuée par le Bureau de l'inspecteur général du département de la Justice des États-Unis au sujet du programme des États-Unis, qui est assez critique de l'approche adoptée actuellement par le Canada, mais également, le mémoire que je présente habituellement au ministre en cas de nouvel examen de sa décision qui décrit les objets de la loi et tout ce que fait le Service correctionnel du Canada. Je fais notamment remarquer que, dans la plupart des autres pays, aux États-Unis en particulier, la réadaptation et la réinsertion sociale ne sont pas les buts de l'emprisonnement. Il n'est pas possible de respecter les principes de la loi en laissant un détenu dans un pays qui n'est aucunement intéressé à essayer de réadapter ou d'amender un prisonnier étranger. Cela doit se faire dans notre propre pays.
La sécurité publique exige que l'on essaie de connaître la personne en question. Je dis toujours que, dans le cas d'un citoyen canadien qui est un terroriste, ne voudrions-nous pas arrêter ce terroriste et l'amener dans une de nos prisons pour essayer de comprendre pourquoi ce citoyen canadien est devenu un terroriste ou voulons-nous l'abandonner dans une prison étrangère pour qu'il revienne à un moment donné sans qu'aucune restriction lui soit applicable? Cela me paraît tout simplement insensé. Ces modifications ont manifestement pour but d'accorder au ministre un pouvoir discrétionnaire plus large pour refuser les demandes et non pas pour les approuver. J'en suis satisfait dans la mesure où elles vont me donner davantage de travail et il sera plus facile pour moi de faire annuler ces décisions par les tribunaux.
Le problème que nous connaissons ne vient pas du fait que le ministre a besoin de pouvoirs discrétionnaires plus larges, mais que celui-ci est incapable de rendre une décision raisonnable qui tienne compte des objets de la loi. Pourquoi est-ce que la réadaptation et la réinsertion d'un prisonnier et sa réintégration dans la société seraient mieux servies par la déportation qu'en le ramenant dans nos propres établissements pour essayer de l'évaluer, notamment le risque qu'il représente, et de contrôler ce risque jusqu'à l'expiration de son mandat conformément à la peine imposée?
Je pense que les tribunaux vont déclarer que ces modifications ne constituent pas des limites raisonnables aux termes de l'article premier de la Charte, et qu'ainsi, il sera plus facile pour nous de démontrer à nouveau que l'article 6 de la Charte est applicable. L'affaire Divito semble encore devant la Cour suprême du Canada. Je ne sais pas si le pourvoi va se poursuivre. Il est vraiment nécessaire que cette cour rende un arrêt qui tienne compte de l'intention du législateur et de l'objet de cette loi particulière et qui décide si ces facteurs constituent des limites raisonnables ou non.
À mon avis, je ne sais pas pourquoi nous avons besoin de tous ces facteurs, qu'ils soient impératifs ou facultatifs. Le véritable objet consiste à évaluer et à contrôler le risque que représente un citoyen canadien qui a commis une infraction à l'étranger.
Le président : Merci, monsieur Conroy. Nous allons maintenant passer aux questions des membres du comité.
Le sénateur Fraser : Je ne sais pas très bien qui voudra répondre à ma question, mais je ne comprends pas très bien la référence à la sécurité publique dans les critères énoncés dans le projet de loi que le ministre peut prendre en compte, l'un d'entre eux étant de savoir si, à son avis, le retour au Canada du délinquant mettra en péril la sécurité publique, y compris la sécurité de toute personne au Canada qui est victime d'une infraction commise par le délinquant ou d'un membre de la famille du délinquant ou celle d'un enfant dans le cas où le délinquant a été condamné pour une infraction d'ordre sexuel commise à l'égard d'un enfant.
Comme vous l'avez fait remarquer, monsieur Conroy, si j'ai bien compris, ces délinquants vont revenir au Canada, en particulier s'ils se trouvent aux États-Unis.
M. Conroy : Exact.
Le sénateur Fraser : La seule question qui se pose est de savoir quand. Tenons toutefois pour acquis que cet article du projet de loi C-10 fait référence à la menace à la sécurité publique du Canada au cours de la peine. Les délinquants qui sont ramenés au Canada sont envoyés en prison, de sorte que je ne comprends pas comment la sécurité publique, en particulier, dans le cas d'un enfant, par exemple, sera en péril si ces délinquants sont envoyés en prison. Vous allez penser que je vous demande de me dire que j'ai raison, mais j'aimerais obtenir une opinion juridique. Existe-t-il une jurisprudence sur la notion de sécurité publique que je devrais connaître, mais ne connais pas?
Mme Des Rosiers : Nous suggérons, dans notre mémoire, que ce point soit précisé. Nous proposons de veiller à ce que ces facteurs soient limités aux activités criminelles et aux préoccupations liées à la sécurité découlant de l'incarcération de ces délinquants au Canada. Cela doit être précisé. Il semblerait sinon que cette disposition fasse référence à la notion de sécurité publique prise dans un contexte plus large, qui serait celui de la période postérieure à la mise en liberté. Cela n'est pas pertinent aux objets de ce projet de loi. Ces remarques figurent dans notre mémoire. Cette disposition prête à confusion et, si le ministre prend une décision en se fondant sur la formulation du projet de loi qui est très ambiguë, cela induira le public en erreur. Nous demandons qu'il soit précisé que la préoccupation liée à la sécurité publique concerne l'incarcération au Canada.
Les autres éléments, à savoir la sécurité des membres de la famille et le reste, touchent bien évidemment la décision d'accorder à un délinquant la libération conditionnelle. Nous sommes tout à fait en faveur de considérer en premier lieu la famille. Ce n'est toutefois pas là l'objet du projet de loi.
Mme Lafontaine : En plus de ce qu'a dit Mme Des Rosiers, j'ajouterais qu'il est un peu plus difficile de comprendre l'objet du projet de loi quand il mentionne les enfants et les autres membres de la famille, en particulier étant donné que la sécurité du Canada ou celle du public n'est prise en compte que pour la durée de la peine et c'est ce que dit clairement la jurisprudence.
Quant aux autres éléments, s'il y a un risque que soient commises des infractions liées au terrorisme, la jurisprudence fait référence aux liens que l'accusé est susceptible d'avoir avec des réseaux internationaux, ce qui pourrait, par exemple, mettre en danger les gardiens de prison.
Cela a été mentionné et je pourrais trouver un dossier concernant les cas exceptionnels où la sécurité de la population canadienne ou du Canada serait en danger pendant que le délinquant purge sa peine. Comme vous l'avez mentionné et comme l'a dit M. Conroy, lorsque le délinquant aura purgé sa peine à l'étranger, il a le droit de revenir au Canada et il y reviendra. Voilà mon commentaire.
Le sénateur Fraser : Monsieur Conroy, voulez-vous ajouter quelque chose?
M. Conroy : Lorsqu'une personne est ramenée au Canada, elle est traitée exactement de la même façon que toute personne à laquelle nos tribunaux viennent d'infliger une peine et qui est prise en charge par le système pénitentiaire fédéral. Cette personne est amenée au centre de réception et elle est traitée exactement de la même façon que les autres détenus. Voilà ce que je ne comprends pas.
Comment peut-on dire que le ministre est mieux armé, pour savoir si une personne représente un danger pour le public, que le Service correctionnel du Canada qui possède beaucoup plus de renseignements que nous en obtenons jamais des Américains, et aussi, que la Commission nationale des libérations conditionnelles qui a pour mandat exprès d'évaluer le risque de récidive et d'imposer des conditions, par exemple? Il me paraît tout à fait illogique de demander au ministre de prendre ces décisions. Il semble qu'il n'ait pas grande confiance dans son propre ministère. Il est responsable du Service correctionnel du Canada. Il est responsable de la Commission des libérations conditionnelles du Canada. Pourquoi le ministre veut-il prendre ce genre de décisions en se basant sur des lignes directrices et des critères aussi flous, après avoir défini dans la loi leurs pouvoirs en matière d'évaluation du risque et de contrôle sans qu'il possède la même information?
En fait, la plupart du temps les tribunaux annulent ses décisions parce qu'elles sont déraisonnables parce qu'il n'a pas accepté les recommandations de son propre ministère. Ses conclusions vont à l'encontre de ce que le Service correctionnel du Canada a proposé et sont incompatibles avec ses recommandations.
Le sénateur Runciman : Le sénateur Fraser nous disait qu'il n'y aurait aucune raison de s'inquiéter étant donné que ces personnes allaient être incarcérées une fois de retour au Canada. C'est peut-être seulement une des raisons pour lesquelles elles souhaiteraient rentrer au Canada, mais elles pourraient ainsi sortir de prison beaucoup plus vite que dans d'autres pays.
Madame Des Rosiers, vous avez évoqué l'intérêt pour les victimes de prendre part à la procédure. J'ai cité précédemment, et je ne suis pas sûr si vous étiez là ou non, l'affaire Albert Walker, dans laquelle la fille de la famille n'avait pas manqué de faire de très sérieuses réserves sur le transfèrement, sans toutefois que l'on tienne compte de son avis. Bien entendu, il pourra bénéficier d'une libération conditionnelle l'année prochaine. Il faut bien sûr tenir compte du point de vue de la victime lorsqu'on envisage la possibilité de demander une libération conditionnelle éventuellement plus tôt que dans d'autres pays. Là encore, il appartient en dernière analyse à la Commission des libérations conditionnelles de prendre ces décisions.
Je crois, madame Lafontaine, que vous avez évoqué l'affaire Khadr dans votre exposé. Je me pose des questions sur ce cas. Il est évident qu'il est pris en compte par le système. Je ne suis pas sûr de ce que l'on entend ici par système. Je viens de lire la chose récemment et je ne sais pas dans quelle mesure c'est vrai : quand il reviendra au Canada, s'il y revient, il pourra immédiatement demander à bénéficier d'une libération conditionnelle compte tenu de son temps d'emprisonnement. Est-ce bien vrai?
Mme Lafontaine : Tout d'abord, différents problèmes se posent selon qu'il reste plus ou moins longtemps. Pour l'instant, il doit être incarcéré à Guantanamo pendant huit ans. Selon la date de son retour, le temps que va mettre le ministre pour prendre une décision, le fait qu'il soit transféré ou non, il y aura effectivement des répercussions sur la date à partir de laquelle il pourra demander à bénéficier d'une libération conditionnelle. Cela dit, je pense que vous connaissez les critères qui s'appliquent aux décisions en matière de libération conditionnelle.
Si je me réfère à l'affaire Khadr, cependant, ce n'est pas tant en fonction de la situation actuelle qu'en ce qui concerne le problème du transfèrement lié à l'arrêt de la Cour suprême, qui a déclaré qu'il pouvait y avoir un lien de cause à effet entre les agissements des fonctionnaires canadiens ici au Canada concernant les droits de personnes détenues à l'étranger. C'est ce que j'ai indiqué au sujet de l'affaire Khadr. Il ne s'agissait pas nécessairement de son transfèrement actuel.
Le sénateur Runciman : Monsieur Conroy, je ne nie pas que l'on puisse légitimement se préoccuper de la possibilité d'avoir accès au CIPC en ce qui a trait aux délinquants avant leur libération s'ils sont de retour au Canada. Vous avez laissé entendre, toutefois, qu'il n'y avait aucun moyen de recours. Nous avons entendu précédemment un fonctionnaire du ministère. On peut accéder aux 810 articles du Code criminel. Si l'on estime qu'une personne présente un grave danger pour la sécurité publique, une demande peut être déposée en vertu des dispositions de ces articles du Code criminel. Êtes- vous d'accord avec cette analyse?
M. Conroy : Il m'est bien sûr arrivé de voir ce genre de choses, et il faut alors s'assurer que le procureur de la Couronne local sache que cette personne est sur le point de rentrer au Canada pour que l'on puisse réunir toute l'information afin de présenter cette demande.
Il faut bien comprendre que lorsqu'un détenu demande un transfèrement, c'est comme si sa peine avait été prononcée au Canada. Les dates d'admissibilité sont les mêmes que pour tout détenu canadien. Ce n'est pas parce que l'on peut prétendre à bénéficier d'une libération conditionnelle qu'on y a automatiquement droit, et la Commission nationale des libérations conditionnelles ne va pas libérer une personne qui, à son avis, présente de gros risques de récidive. Il y a évidemment un risque pour les victimes éventuelles. La commission est très consciente des répercussions sur les droits des victimes et s'y intéresse de très près.
L'intéressé n'a pas à demander une libération conditionnelle. Il y aura une révision automatique au bout d'un tiers de la peine prononcée en vue d'une libération conditionnelle totale. Si elle est refusée, l'étape suivante est aux deux tiers de la peine, ce qui portera sur une libération d'office, officiellement une mise en liberté surveillée, de sorte qu'il y a une supervision pour le dernier tiers de la peine. Le principe admis au Canada, c'est qu'au lieu d'ouvrir toute grande la porte et de mettre dehors le détenu, on le libère progressivement de manière à protéger le public. Un détenu rentré au pays par la voie d'un transfèrement pourra continuer à être incarcéré aux deux tiers de la peine s'il est jugé à risque, jusqu'à l'expiration du mandat, soit pendant une période plus longue que s'il était renvoyé à l'étranger.
Il faut bien comprendre que ce n'est pas parce qu'on est admissible à une libération conditionnelle qu'on l'obtient automatiquement. On bénéficie effectivement d'une libération conditionnelle lorsque les autorités ont déterminé que l'on ne présente pas un trop grand risque. Le bénéficiaire d'une libération conditionnelle est lié par des obligations et sa libération peut être suspendue, non seulement s'il commet un nouveau délit ou s'il ne respecte pas une condition donnée, mais aussi s'il présente un risque de récidive.
Le sénateur Runciman : Je comprends bien. Je voulais simplement faire comprendre qu'il y avait d'autres solutions disponibles. Vous nous aviez dit qu'il n'y en avait pas.
M. Conroy : Toutefois, elles ne sont pas efficaces. Elles ne sont pas aussi efficaces, je vous le dis, que la supervision exercée par le Service correctionnel du Canada.
Le sénateur Runciman : Je faisais simplement remarquer que vous aviez déclaré qu'il n'y avait pas d'autres solutions disponibles alors qu'il y en a.
Madame Des Rosiers — et je sais qu'il y a des préoccupations d'ordre plus général concernant la loi — je tenais simplement à reproduire un commentaire fait par la Cour d'appel de l'Alberta dans l'affaire Arcand en 2010. Dans cette affaire, le juge de première instance avait prononcé une peine discontinue de 90 jours à l'encontre d'un homme ayant violé une jeune fille sans connaissance. La cour a déclaré que le manque d'uniformité des peines prononcées était un des grands maux de la justice au Canada et a évoqué les problèmes posés par la recherche de juges accommodants. Je cite ici l'arrêt de la cour.
En l'absence d'une uniformité raisonnable des peines prononcées par les juges de première instance et d'appel au Canada, nombre des objectifs et des principes liés à la détermination de la peine qui sont fixés par le Code ne peuvent plus être atteints. La faculté de prononcer de justes peines devient au mieux une loterie, au pire un mythe. Si l'on n'y prend pas garde, les tribunaux canadiens ne pourront pas se conformer aux objectifs fixés par le Parlement : réduire les disparités injustifiées lors du prononcé de la peine tout en maintenant une certaine marge de manœuvre. En dernière analyse, si les tribunaux ne réussissent pas à faire appliquer la loi et si la confiance du public diminue, le Parlement devra alors intervenir.
J'imagine que vous n'êtes pas d'accord avec ce raisonnement?
Mme Des Rosiers : Pas si l'on agit comme il se doit. Nous disons qu'il existe des mécanismes mieux appropriés si l'on recherche l'uniformité ou encore la clarté ou la transparence lors du prononcé des peines. Nous avons évoqué les directives données aux procureurs de la Couronne. La formation des juges sur les questions d'agression sexuelle, par exemple, a donné de bons résultats. C'est dans ce cadre que se placent nos commentaires.
Même lorsqu'il s'agit de prononcer des peines minimales, nous avons fait certaines propositions pour relativiser certains des éléments que vous prenez en compte. Je suis heureuse de constater que vous allez en tenir compte. Dans l'ensemble, je suis évidemment convaincue qu'il y a des préoccupations, mais elles ne s'attachent qu'à un certain nombre de crimes que vous allez considérer de toute façon. Une réduction de l'individualisation des peines me paraît incompatible avec notre système. On ne prend pas vraiment au sérieux la justice pénale si l'on ne tient pas compte de cette réalité.
Le sénateur Baker : Monsieur le président, je tiens à féliciter chacun des témoins, mais plus spécialement John Conroy, qui nous ont présenté des mémoires de qualité et qui ont largement contribué à faire avancer le sujet qui nous occupe. M. Conroy a gagné plus de procès qu'il n'en a perdu, ce que je considère comme un exploit étant donné les règles de la Cour fédérale.
Je vais vous poser une question sur un sujet qui me préoccupe beaucoup depuis un certain temps, monsieur Conroy. Nous sommes un certain nombre à lire régulièrement les Règles de la Cour fédérale et les modifications qui y sont apportées. Lorsqu'une personne qui fait appel d'une décision ministérielle en vertu de cette loi vous engage, vous allez contester cette décision devant la Cour fédérale, qui a la compétence exclusive en la matière. La plupart des éléments de preuve seront présentés par voie d'affidavit. La procédure pourra s'éterniser si le procureur général décide vraiment de contester la chose. Il y aura une audience devant un protonotaire et devant le juge. Au bout du compte, si vous perdez, il vous faudra vraisemblablement payer les dépens liés à la procédure. Disons, monsieur Conroy, que cela peut faire beaucoup d'argent. Il vous faudra payer toute la procédure.
Est-ce que le procureur général et le ministère de la Justice contestent fortement ou même trop fortement ces appels des décisions ministérielles; est-ce qu'au contraire ils se montrent coopératifs et divulguent toute l'information conformément aux normes prévues en matière pénale; ou bien, est-ce que ces procédures s'éternisent, ce qui vous amène à payer de lourds dépens au bout du compte?
M. Conroy : Il y a toujours le risque d'avoir à payer des dépens. Le plus souvent, nombre de ceux qui perdent leur procès n'ont pas les moyens de payer les dépens et continuent à se morfondre dans une prison étrangère. Ceux qui gagnent n'ont rien à payer, c'est le gouvernement qui paie les dépens. Il faut bien voir que c'est un contrôle judiciaire qui est demandé et que l'une des difficultés vient du fait qu'il faut parfois attendre 120 jours devant la Cour fédérale avant de pouvoir demander une date d'audience. Il semble ensuite qu'il faille attendre cinq ou six mois supplémentaires pour obtenir cette date d'audience. J'ai l'exemple de l'affaire Tangorra, qui a récemment été tranchée par le juge O'Reilly. Un refus a été prononcé. Nous allons en justice, le tribunal décide d'écarter la décision comme étant déraisonnable, il nous faut attendre 10 ou 15 mois avant de pouvoir obtenir une décision du tribunal, et c'est alors que le ministre prononce un nouveau refus. Il nous faut alors tout recommencer parce que la décision du ministre est bien sûr toujours déraisonnable; elle ne tient toujours pas compte des objectifs de la détermination de la peine et des buts de l'incarcération ainsi que de la libération conformément aux normes canadiennes.
Ce genre de choses peut se reproduire à l'infini. Je dois reconnaître que j'envisage toutes sortes de recours pour essayer de faire jouer l'habeas corpus devant les cours supérieures provinciales afin d'accélérer la procédure devant les tribunaux et de faire libérer plus rapidement les citoyens par la justice sans passer par la procédure longue et coûteuse de la Cour fédérale.
Le sénateur Baker : Vous n'avez toutefois pas répondu à ma question. C'était la suivante : quel est le comportement du ministère public dans ces affaires?
M. Conroy : Excusez-moi. D'après ce que je peux savoir, le cabinet du ministre demande systématiquement au procureur de la Couronne de s'opposer résolument dans ce genre d'affaires. Je n'ai aucune critique à faire aux personnes en cause. Le Service correctionnel du Canada, je l'ai dit précédemment, fait bien son travail lorsqu'il procède à l'évaluation; il fournit un maximum d'information concernant le risque de récidive et les différents éléments pris en compte dans la loi. Je n'ai pas beaucoup de critiques à faire au Service correctionnel du Canada ni aux avocats du ministère de la Justice. Le cabinet du ministre leur enjoint de lutter bec et ongles dans ce genre d'affaires.
Le sénateur Baker : Y a-t-il de nombreuses requêtes en radiation émanant des procureurs de la Couronne?
M. Conroy : Non, nous ne voyons pas la chose très souvent dans ce genre de procédure parce qu'il s'agit d'un simple contrôle judiciaire. Nous demandons tous les documents en possession du ministre en vertu de la règle 318. Tout ce qui a été porté à la connaissance du ministre et qui a été produit devant les tribunaux, de même que l'affidavit du demandeur. Il y a généralement un affidavit du représentant du ministère de la Justice, qui souvent fait mention des différents traités et des autres éléments à considérer pour replacer le tribunal dans un cadre plus général. C'est la documentation du Service correctionnel du Canada qui est fondamentale. Il ne s'agit pas d'un procès civil; c'est une procédure déclenchée à partir d'une requête ou d'une demande.
Le sénateur Baker : Est-ce que vous considérez...
Le président : Excusez-moi, sénateur Baker. J'imagine que vous aurez d'autres questions à poser lors d'un deuxième tour. Je tiens à m'assurer que tous les sénateurs auront la possibilité de poser leurs questions lors du premier tour.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Je ne sais pas qui d'entre vous a parlé de l'affaire Pierino Divito, qui a fait vraiment les annales au Canada au cours des années 2000. J'aimerais rappeler que Divito a été condamné au Canada pour être ensuite extradé aux États-Unis, en 2005.
Divito avait mis en place au Canada l'un des plus gros réseaux de trafic de cocaïne. Il avait exporté 10 000 livres de cocaïne. Ce n'était sans doute pas pour sa consommation personnelle. Sa peine va d'ailleurs se terminer cette année, en 2012.
Il a été extradé aux États-Unis parce qu'il y avait aussi commis des crimes. Il avait commencé sa carrière criminelle en 1963 — prostitution, possession d'armes illégales, trafic, et cetera — pour être arrêté dans les années 2000.
Je pense que votre association a condamné le Canada en disant qu'au fond, les droits de Divito n'avaient pas été respectés. Vous avez défendu cet individu.
Mme Des Rosiers : L'Association canadienne des libertés civiles tient à s'assurer que le droit canadien continue de se comporter en vertu de la Charte. On ne défend pas un individu en particulier. C'est notre mandat.
Ce qui est intéressant ici — et c'est un peu le problème lorsqu'on regarde cette loi —, ce sont des Canadiens. On est responsable au Canada des Canadiens. Il y en a qui font des bonnes choses, il y en a qui font des mauvaises choses. Et quand ils font de mauvaises choses, on essaie de les réformer, de les envoyer en prison pour qu'ils payent leur dette à la société.
Dans le présent contexte, malheureusement peut-être, M. Divito est un Canadien. De toute façon, M. Divito va revenir au Canada.
Le sénateur Boisvenu : Vous défendez la Charte des droits et libertés?
Mme Des Rosiers : On défend les principes démocratiques.
Le sénateur Boisvenu : Dans la Charte des droits et libertés, il y a aussi un article qui traite des droits à la sécurité.
Mme Des Rosiers : Oui, sécurité de la personne.
Le sénateur Boisvenu : Moi, quand je vous écoute — vous me direz si j'ai tort —, j'ai un peu l'impression que vous accordez plus d'importance au droit pour les criminels de revenir dans nos prisons douillettes du Canada plutôt qu'à défendre la sécurité de la population canadienne.
M. Divito est un bon exemple d'un individu à ne pas ramener chez nous. J'essaie de comprendre où est l'équilibre, dans votre discours, entre le droit d'assurer la sécurité de la population et de défendre un criminel comme Divito.
Mme Des Rosiers : La sécurité de la population va être mise en péril par le retour sans contrainte d'individus au Canada. C'est dans ce contexte qu'on doit se demander si le régime va permettre d'assurer une meilleure sécurité à tous les Canadiens en permettant une absence complète de contrôle.
Selon moi le problème, peu importe les individus, ce n'est pas de permettre à M. Divito de revenir — il va revenir de toute façon —, c'est plutôt de s'assurer que le régime met en place les contrôles nécessaires afin qu'il soit bien supervisé.
Le sénateur Boisvenu : J'aimerais que vous vérifiiez dans vos annales, parce que quelqu'un chez vous a déclaré qu'Ottawa brimait les droits de ce criminel. J'aimerais que vous vérifiiez cette déclaration et que vous confirmiez au comité si oui ou non, quelqu'un chez vous a fait cette déclaration.
Mme Des Rosiers : Cela va me faire plaisir de vérifier cela.
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Je vous ai écoutés avec attention, monsieur Conroy, madame Lafontaine et madame Des Rosiers. Si je comprends bien votre interprétation, on confère au ministre un plus grand pouvoir d'appréciation lorsqu'il s'agit d'accepter ou non le transfèrement lorsqu'on remplace dans les modifications la formulation « le ministre tient compte » par « le ministre peut tenir compte ». Par ailleurs, étant donné que ces modifications suppriment les droits des délinquants tels qu'ils figurent à l'heure actuelle à l'alinéa 10(3)b) — vous connaissez cet article — est-ce que le tribunal n'aura pas alors de plus grandes facilités à imposer au ministre l'obligation de justifier sa décision, alors qu'en réalité étant donné que le pouvoir discrétionnaire sera élargi, le tribunal va davantage se préoccuper de la portée de l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire que s'il était encadré par la formule législative impérative : « le ministre tient compte »? Je ne sais pas si je me suis bien fait comprendre dans ma question.
M. Conroy : J'ai toujours eu des difficultés avec la formule impérative « le ministre tient compte » de tous les facteurs existants, parce que je me suis toujours posé la question suivante : ces facteurs sont-ils pertinents lorsqu'on s'efforce d'autoriser un transfèrement à des fins d'amendement et de réinsertion? Bien sûr, lorsque la formule devient facultative, le pouvoir d'appréciation du ministre en est élargi. Toutefois, on en revient toujours à la question suivante : est-il en mesure de prendre une décision raisonnable, que l'examen des différents facteurs soit impératif ou facultatif? Ces modifications mettent en jeu de nouveaux facteurs à considérer, sur lesquels nous avons besoin de plus d'information et d'une plus grande divulgation.
Je prévois que le ministre aura encore plus de difficulté à prendre des décisions raisonnables à partir du moment où on lui confie un mandat aussi large, mais ce mandat élargi n'en sera pas moins assujetti à la règle du droit, au contrôle judiciaire et à l'obligation d'agir de manière raisonnable. Voilà où se situe le problème. Il me paraît que ces modifications risquent de rendre la tâche du ministre plus ingrate.
[Français]
Le sénateur Joyal : Est-ce que Mme Lafontaine veut commenter aussi?
Mme Lafontaine : En effet, c'est particulier, à mon avis, je partage l'avis de M. Conroy à ce sujet. En réalité, l'amendement complique le contrôle judiciaire en créant une confusion sur les critères à considérer. Il faut comprendre que la jurisprudence actuelle force le ministre à justifier sa décision sur tous les critères qu'il doit considérer. Or là, il peut considérer ce qu'il veut. Cela complique le contrôle judiciaire, mais cela le rend en même temps plus tentant pour les personnes, parce que comme la discrétion semble un peu mal encadrée, elle semble aussi plus facile à attaquer.
À mon avis, il risque d'y avoir un effet à double sens qui risque d'augmenter le contentieux en matière de contrôle judiciaire, justement parce qu'on rend plus confus les facteurs à considérer, sans compter les aspects constitutionnels où on devrait considérer certains critères, en fonction de la Charte, et parce que la loi n'oblige plus le ministre à le faire, cela crée encore un plus grand contentieux à mon avis.
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Monsieur Conroy, vous étiez l'avocat dans l'affaire Goulet, que j'ai citée précédemment. Pour quelle raison, à votre avis, le juge qui a prononcé la décision a cité les 12 affaires dans lesquelles les tribunaux canadiens ont systématiquement soutenu ces dernières années que le ministre devait justifier de manière détaillée, et non pas en vertu d'une déclaration générale, qu'il y avait un risque pour la sécurité ou pour la protection du public? Pour quelle raison, à votre avis, le juge a précisément indiqué dans cette affaire que ces dernières années, les différents ministres qui se sont succédé n'ont pas vraiment respecté les objectifs de la loi?
M. Conroy : C'est là tout le problème. Dans l'affaire Goulet, le tribunal nous dit « Nous passons notre temps à écarter vos décisions qui nous paraissent déraisonnables. Comment se fait-il que vous n'arriviez pas à prendre une décision raisonnable? Vous venez de prendre à nouveau une décision déraisonnable. »
De manière générale, le premier paragraphe de la décision du ministre est standard et rappelle les objectifs de la loi. Les deux paragraphes qui suivent traitent des circonstances entourant l'infraction. À l'occasion, ils renvoient à des considérations sociales ou familiales et à d'autres facteurs. Le paragraphe qui sert de conclusion est lui aussi en général standard, le ministre affirmant alors tout simplement : « Compte tenu de ces faits, je ne pense pas que cela soit conforme aux objectifs de la loi. »
Toutefois, il ne parle jamais de ce qui va se passer lorsque l'intéressé va se retrouver au Canada et comment il va être traité par son propre ministère, le Service correctionnel du Canada, et ensuite par la Commission des libérations conditionnelles. Il n'évoque pas à ce sujet les questions d'amendement, de réinsertion et de réintégration, et il ne nous dit pas ce qui va se passer si la personne concernée reste dans le pays étranger. Il ne motive jamais sa décision compte tenu des objectifs de la loi.
Par conséquent, quelles que soient les dispositions supplémentaires que l'on rajoute et quelle que soit leur portée générale, le ministre est toujours aux prises avec la question selon laquelle la loi qui autorise les transfèrements a pour objectif l'amendement, la réinsertion et la réintégration des intéressés, le Parlement ayant considéré que cette solution était préférable, du point de vue de la protection du public, à celle qui consiste simplement à les faire revenir au Canada et à les libérer sans aucun contrôle.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à Mme Desrosiers. Je vais faire une réflexion avant. J'ai pris connaissance de votre mémoire. Vous vous réfèrez souvent à la Cour suprême. Vous faites état de principes aussi entourant les peines minimales, notamment pour l'importation de stupéfiants, un des crimes grandement responsable de l'introduction des jeunes à la criminalité, comme vous le savez. Cela me laisse un peu perplexe.
Ceci dit, plus loin dans votre mémoire, vous dites que les peines minimales obligatoires n'offrent pas nécessairement la soupape de sécurité dans le cas où la peine est disproportionnée. Ça, c'est juste après avoir écrit que les peines minimales de C-10 sont plus courtes que celles de la jurisprudence de l'affaire Smith. Je ne veux pas penser que vous soulevez des objections juste pour être contre une réforme de la loi. J'aimerais vous entendre élaborer sur ce qui m'apparaît un peu incohérent.
Mme Des Rosiers : Je veux m'assurer que je réponds bien à votre question. Le but du mémoire, évidemment, c'est un peu en dehors de ce qui vous intéresse ici, c'est de présenter les façons dont le projet de loi peut avoir des vulnérabilités constitutionnelles. On essaye de vous informer en disant qu'il y a peut-être des problèmes. C'est le devoir du Parlement du Canada et de la Chambre des communes et du Sénat de s'assurer que les projets de loi ne sont pas mis de l'avant lorsqu'ils souffrent d'une inconstitutionnalité potentielle, parce que cela crée plus de problèmes que cela en résout, finalement. C'est un peu cela notre objectif, c'est de dire, peut-être que cela va soulever des questions, voici les questions que nous on voit qui vont probablement émerger. Si vous êtes satisfaits qu'on y répondra par d'autres critères, c'est votre devoir de vous assurer que la législation est conforme à la Constitution, c'est notre objectif ici.
Le sénateur Dagenais : Avec votre permission, monsieur le président, très rapidement, juste pour ma compréhension, concernant la Charte, est-ce qu'elle s'applique de la même façon quand on parle de personnes reconnues coupables ou accusées?
Mme Des Rosiers : Elle s'applique à tout le monde au Canada, elle a souvent même une application à l'extérieur du Canada dans le contexte où il y aurait des agissements du gouvernement canadien. Oui certainement, les droits sont différents, elle s'applique à vous, à moi, et à tout le monde au Canada.
Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur le président.
Le sénateur Boisvenu : Madame Lafontaine, dans votre mémoire, j'ai été surpris que vous utilisiez, pour les gens qu'on amenait ou qu'on transférait au Canada, le mot « accusé ». Vous l'avez dit quatre fois. Comparez avec des gens qu'on amenait dans ce programme. Ce sont des gens qui ont été reconnus coupables, non?
Mme Lafontaine : Je n'ai pas devant moi les mots, mais si c'est le cas, en fonction du contexte, c'est effectivement une erreur commise tardivement hier soir, mais la réalité, c'est que vous avez raison, ce sont des délinquants condamnés. Ce ne sont pas des accusés, je suis désolée s'il y a eu cette erreur.
Le sénateur Boisvenu : J'avais cru mal comprendre.
Le sénateur Chaput : Ma question est un peu théorique. Je me dis que nous avons un système de justice au Canada, qui n'est pas parfait, mais qui est quand même bon et qui respecte les principes de justice fondamentale.
Dans l'application de ce système de justice, je vois une série de facteurs à considérer, des obligations, des traités, la sécurité du public, et cetera. Il serait tout à fait naturel qu'il y ait un certain équilibre dans le processus de la justice et son application en ce sens que tout devrait être pris en considération et que chaque partie ait son obligation.
Ce qui me frappe depuis que nous nous penchons sur le projet de loi C-10, c'est que, d'un côté, il accorde plus de pouvoir discrétionnaire au ministre et que, de l'autre, enlèvera ou diminuera le pouvoir des juges.
Sommes-nous en train de créer un certain déséquilibre dans notre système canadien de justice avec les amendements proposés?
Mme Des Rosiers : C'est un des enjeux soulevés à l'occasion dans le cadre de correspondance avec le public. En général, on ne veut pas de décision politique sur des affaires qui traitent de la personne. Évidemment, les gens dont on parle ici ne sont pas dans des causes populaires. Donc, en général, notre système veut que ce soit un régime plus objectif qui traite de ces questions. C'est pour cela que c'est donné à des juges, qui regarderont la preuve sans avoir aucun intérêt politique dans la résolution du problème. Ils ne seront pas élus et se concentrons pas sur le fait qu'il s'agit d'une décision populaire ou non. Il faut regarder la preuve et voir exactement quel danger existe pour la personne et, ensuite, on prend une décision.
En général, il est de meilleure gouvernance d'avoir des décisions politiques où cela vaut la peine et de ne pas avoir de décision là où la teneur pourrait soulever les questions de légitimité.
Par exemple, quelqu'un nous a écrit dans ce contexte pour nous demander si cela voulait dire que si on voulait aider un membre de notre famille, qui est incarcéré au Mexique ou ailleurs, on devait faire une campagne publicitaire ou donner de l'argent à un parti politique en particulier pour pouvoir mousser notre capacité d'intervention.
On ne veut vraiment pas aller là au Canada. On ne veut même pas que ce soit une question qui soit soulevée dans le public. Nous préférons avoir des critères clairs et qui reflètent bien le droit international et ces considérations, et évite ce type de questionnement.
Mme Lafontaine : Ce qu'il faut maintenir, c'est un des objets de mon propos, peut-être un des objectifs qui n'étaient pas visés par le projet actuel, mais qui a un effet certain, c'est que cela n'enlève pas le pouvoir des tribunaux. Au contraire, les tribunaux garderont toujours un contrôle judiciaire sur le côté raisonnable de la décision et aussi en vertu de la Charte. Le projet de loi risque plutôt d'ouvrir le contentieux et de créer davantage de causes susceptibles d'être portées devant les tribunaux. Mais le fait que la discrétion soit formulée autrement n'enlève pas le pouvoir des tribunaux. C'est certain.
Ce que cela fait, par contre, c'est d'enlever des critères clairs pour le ministre, pour guider sa discrétion, ce qui pose un problème sur le plan politique. Sur le plan du contrôle judiciaire, on n'enlève pas le pouvoir aux tribunaux, au contraire, ce sont les gardiens de la Constitution et des abus du pouvoir politique, mais cela pourrait ouvrir grand le champ des contestations judiciaires des façon encore plus importante.
[Traduction]
Le sénateur Chaput : Monsieur Conroy, avez-vous quelque chose à ajouter?
M. Conroy : Sur la question de savoir si l'on va enlever des pouvoirs aux tribunaux?
Le sénateur Chaput : Oui.
M. Conroy : Je reconnais que l'on n'enlèvera aucun pouvoir aux tribunaux. Ils seront toujours là pour procéder au contrôle judiciaire. Là encore, il s'agit de savoir si le ministre a pris ou non une décision « raisonnable », puisque c'est le terme utilisé dans la loi. Il s'agit là d'une explication intelligible et rationnelle que tout le monde peut comprendre. C'est là le cœur du problème.
Nous disons par conséquent qu'à partir du moment où l'on confère au ministre un plus grand pouvoir discrétionnaire, il y aura indéniablement davantage de contestations judiciaires tant qu'il n'aura pas appris à prendre des décisions raisonnables, selon le sens donné par la loi à ce terme.
De la même manière, on pourra intenter davantage de poursuites en fonction de l'article 6, conformément au droit conféré aux citoyens. Ce droit d'entrée et de retour au Canada s'applique en particulier aux citoyens en fonction de la Charte, et l'article 7 de la Charte ne se limite pas aux questions de fond. Il renvoie aussi à l'équité de la procédure, s'efforçant d'obliger le ministre ou ses représentants à divulguer pleinement aux personnes concernées ce qui leur est reproché, pour qu'elles puissent bien plaider leur cause. C'est là un principe constitutionnel en vertu de l'article 7 de notre Charte.
Le sénateur Lang : Je ne suis pas un juriste. Je ne sais pas si c'est un avantage ou un inconvénient, mais j'ai le sentiment de faire preuve de bon sens.
Je me fais peut-être l'écho de ce que pensent les téléspectateurs qui regardent ce débat au sujet du transfèrement de détenus qui ont évidemment délibérément enfreint la loi dans un autre pays, bien souvent en connaissant à l'avance les conséquences de leurs agissements, le plus souvent aux États-Unis. Les peines prononcées dans ce pays sont de toute évidence bien plus lourdes que les nôtres, surtout lorsqu'il s'agit de vols qualifiés, de meurtres ou d'autres crimes violents. Comme l'a fait remarquer M. Conroy, les détenus doivent alors purger en général au moins 85 p. 100 de leur peine, ce qui est lourd — de 10 à 15 ans. Ici, au contraire, comme l'a signalé le sénateur Runciman, il arrive qu'on ne fasse que cinq ans d'emprisonnement au Canada pour la même infraction.
On peut se demander si ce système est bien équitable lorsqu'on part du principe que nos agissements doivent avoir des conséquences.
Il y a une chose qui me préoccupe. Je pense qu'on l'a déjà évoquée sans cependant prendre parti. J'aimerais que les témoins me fassent connaître leur opinion. Un voleur de banque aux États-Unis qui purge ses 10 ans va revenir au Canada en tant que citoyen canadien et aucune mention ne sera portée sur son casier judiciaire. Voilà qui me paraît stupéfiant. Il me semble que l'on pourrait adopter une loi exigeant au moins que les pouvoirs publics aient connaissance du problème et que ce fait figure dans le casier judiciaire de l'intéressé pour qu'on en tienne compte si quelque chose se produit. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
M. Conroy : Si vous me demandez si cela doit être porté à la connaissance du Centre d'information de la police canadienne, c'est son titre, il faut que cela soit consigné dans le casier judiciaire en fonction de la Loi sur le casier judiciaire adoptée par le Parlement. Il faudrait en quelque sorte modifier la Loi sur le casier judiciaire.
Étant donné toutefois les bases de données qui existent à l'heure actuelle, il n'est pas difficile de déterminer dans quelle mesure une personne a un casier judiciaire dans un pays étranger, simplement cela ne fera pas partie de la base de données dont dispose l'agent de police lorsqu'il contrôle un véhicule sur la voie publique. Il ne verra pas la peine qui a été prononcée à l'étranger. C'est là où le problème se pose.
Si vous envisagez de faire en sorte que l'infraction commise à l'étranger figure au casier judiciaire canadien, il vous faudra probablement modifier la Loi sur le casier judiciaire pour y parvenir.
Le sénateur Lang : Pensez-vous que nous devrions le faire?
M. Conroy : Non. Là encore, lorsqu'on parle de sécurité publique, si l'on prend le cas d'un voleur qui devrait autrement purger 85 p. 100 de sa peine, comme vous l'avez fait remarquer au sujet des États-Unis, il est davantage dans l'intérêt du public, pour sa sécurité, que cette personne soit rapatriée, lorsqu'on sait que le pays dans lequel il a commis l'infraction consent généralement au transfèrement. Il y a des exceptions, par exemple, au Japon, où la décision canadienne doit intervenir en premier. Dans le cas des États-Unis, toutefois, le pays accepte généralement de renvoyer le détenu et il faut alors que le Canada déclare, comme je le dis dans mon exposé, qu'il veut le rapatrier pour l'amender et le réinsérer afin de garantir la sécurité publique lorsqu'il aura purgé sa peine. C'est plus important, à mon avis, que le simple fait de savoir s'il a ou non un casier judiciaire dans un autre pays.
Le sénateur Lang : Excusez-moi, mais avec ce genre de raisonnement, nous ne devrions pas alors avoir de casier judiciaire à la disposition des pouvoirs publics pour les personnes ayant commis le même crime au Canada. Cette base de données a sa raison d'être, qui est de donner aux agents de police un minimum d'information sur les personnes qu'ils sont appelés à interroger lorsqu'un crime a pu être commis.
Y a-t-il une faille dans la loi? Pourquoi devrais-je figurer dans la base de données si j'ai purgé chez nous mes 10 ans d'emprisonnement pour le crime que je viens d'évoquer alors que j'en serais exempté si je l'ai fait aux États-Unis? Il me semble que c'est une question de bon sens.
M. Conroy : En fait, vous allez y figurer si votre peine est commuée en une peine canadienne et si elle fait alors partie de votre casier judiciaire canadien, mais vous n'y figurerez pas si vous êtes expulsé.
Le président : Monsieur Conroy, c'est à vous que s'adresse ma première question. Comme les autres membres du groupe de témoins, vous avez évoqué la constitutionnalité de la loi et des modifications proposées. Je veux simplement m'assurer que je comprends bien quelles sont les dispositions actuelles de la loi. Nous avons l'habitude qu'on nous dise, chaque fois qu'une modification est proposée à la loi, que des poursuites risquent d'être intentées en vertu de la Charte. Nous n'y voyons pas d'inconvénient. C'est toujours une possibilité. Il nous appartient cependant de juger de la crédibilité de cette opposition, et nous ne manquerons pas d'écouter ce que chacun d'entre vous peut avoir à dire à ce sujet.
Je crois savoir cependant que jusqu'à présent, la constitutionnalité de la loi a déjà été remise en cause devant les tribunaux, notamment en invoquant le paragraphe 6(1) de la Charte que vous avez évoqué tout à l'heure, et que dans un certain nombre de jugements, la Cour fédérale et la Cour d'appel fédérale ont déclaré que la loi était constitutionnelle. J'aimerais que vous me confirmiez que j'ai raison de l'affirmer. Je comprends bien qu'il y a d'autres éléments en considération dans ce projet de loi, mais je tiens à m'assurer qu'il n'y a pas de confusion sur ce point. Cette question a été traitée.
M. Conroy : Les différentes affaires prêtent à confusion, mais c'est l'arrêt Divito qui fait jurisprudence devant la Cour d'appel fédérale. Il y a une certaine confusion étant donné qu'il y a trois jugements et différentes interprétations, mais il est indéniable que l'article 6 est en jeu étant donné qu'il implique des personnes s'efforçant de revenir au Canada, le tribunal ayant cependant statué que la Loi sur le transfèrement international des délinquants est une limite raisonnable prescrite par la loi que l'on peut justifier dans une société libre et démocratique, cela en vertu des dispositions de l'article 1 de la Charte. Voilà où nous en sommes pour l'instant au sujet de l'article 6, et nous espérions que la Cour suprême du Canada tranche dans l'affaire Divito, mais il ne semble pas qu'elle doive être portée à sa connaissance pour qu'elle puisse se prononcer.
Il n'en reste pas moins qu'il y a au Canada une jurisprudence constante obligeant un ministre qui prend une décision aux termes des dispositions d'une loi publique à respecter la Charte et, par conséquent, cette décision, je vous le répète, englobe de manière générale l'article 6 mais, comme l'a fait remarquer, il me semble, Mme Des Rosiers, l'article 7 de la Charte dispose que chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale, ce qui fait, par conséquent, que ces principes de justice fondamentale continuent à jouer dans le cadre de la décision prise par le ministre en vertu de cette loi, que ce soit pour des raisons de fond ou de procédure.
Le président : En ce qui concerne le pouvoir discrétionnaire du ministre qui figure dans la loi actuelle, je soutiens que sa constitutionnalité a été reconnue par la Cour fédérale, en première instance et en appel; c'est bien ça?
M. Conroy : Oui, et il m'apparait que lorsqu'on tient compte des facteurs pertinents et du caractère raisonnable en vertu des dispositions de l'article 1, il est davantage probable qu'il soit jugé que ces modifications dépassent les limites du raisonnable selon le droit établi par l'article 6 étant donné leur portée trop large et leur caractère déraisonnable.
Le président : Je le comprends. Je voulais simplement m'assurer qu'il était logique d'appliquer la jurisprudence existante à ces modifications. Il n'y a donc pas de problème.
Ma deuxième question s'adresse à Mme Lafontaine et à Mme Des Rosiers. J'ai entendu certaines des critiques et des commentaires concernant l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre figurant dans les modifications qui sont proposées. Lorsqu'on expose les raisons pour lesquelles l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire est inadapté, injuste ou même éventuellement contraire à la loi, je me souviens de tous les arguments qui nous ont été présentés pour nous dire tout le bien que l'on pensait de ce pouvoir discrétionnaire du ministre.
Dans de nombreux projets de loi qui nous ont été présentés, lorsqu'il était proposé de restreindre le pouvoir discrétionnaire du ministre et, en particulier, lorsqu'on faisait mention des différents facteurs susceptibles d'être pris en compte dans l'usage de ce pouvoir discrétionnaire, on nous a constamment répété qu'il ne fallait en aucun cas le restreindre. Je pense en particulier à la production de documents dans les affaires liées à des infractions sexuelles que nous avons étudiées récemment, les éléments devant être pris en compte par les juges du tribunal figurant dans la loi, dans le code, mais où il ne fallait pas restreindre le pouvoir d'appréciation du juge parce que c'est lui qui se charge de l'affaire et qui est au courant des faits de l'espèce.
De la même manière, au sujet de cette loi, lorsqu'on tient compte de ces modifications, pourquoi ne serait-il pas justifié que le ministre exerce son pouvoir discrétionnaire? C'est lui qui est au courant des faits. Tous les faits lui ont été présentés et, par conséquent, pourquoi ne serait-il pas légitime que le ministre — le mandataire élu par le peuple, qui est en fin de compte responsable de l'application de la loi — exerce ce pouvoir discrétionnaire alors qu'il semble que la même logique ne s'applique pas au tribunal, notamment lorsqu'on sait que le ministre doit motiver son jugement? Il ne peut opposer un simple refus. Il doit en donner les raisons, comme cela est exigé devant le tribunal. Pourquoi fait-on une différence dans les deux cas?
Mme Des Rosiers : Il me semble que l'une des questions est de savoir si tous les critères sont appropriés compte tenu de l'objectif qui est recherché, et je crois que c'est l'une des raisons. Ainsi, j'ai indiqué que la collaboration avec les pouvoirs publics était un critère dangereux pour les raisons que j'ai exposées. Il est dangereux de procéder ainsi au plan international, et c'est l'une des raisons.
Je voudrais aussi que tout soit clair sur un point en particulier. Personne ne revient avec une peine modifiée. C'est le reste de la peine qui est purgée au Canada. Il ne s'agit pas d'une nouvelle peine, d'une peine plus courte. C'est le reste de la peine.
Le sénateur Lang : Il n'en reste pas moins que la peine purgée est bien moindre.
Mme Des Rosiers : Cela dépend. Je tenais simplement à ce que cela soit précisé.
Le président : Très bien.
Mme Des Rosiers : Nous n'avons aucune objection à ce que le ministre expose franchement les motifs qui lui ont permis d'arriver à sa décision. Il doit le faire, et c'est raisonnable, mais les critères doivent être compatibles avec la loi, et c'est là qu'il y a quelques difficultés parce que certains de ces critères ne semblent pas être conformes aux objectifs de la loi.
Aucun avantage n'est donné. La loi ne cherche pas à faire de cadeau à des malfaiteurs qui veulent revenir au Canada après avoir commis des délits à l'étranger. Il s'agit là d'une entente internationale venant du fait que les pays se rendent compte qu'il est préférable que leurs délinquants soient pris en charge chez eux et qu'on s'en occupe là où ils vont vivre plus tard. Je n'ai peut-être pas bien répondu à votre question.
Le président : Si, en effet. Sur ce point en particulier, dois-je en déduire que vous considérez que la sécurité de la victime, la sécurité de la famille du délinquant, la sécurité de l'enfant, ne sont pas pertinentes?
Mme Des Rosiers : Elles sont pertinentes.
Le président : Ne sont pas pertinentes compte tenu des objectifs de la loi?
M. Conroy : Non.
Mme Des Rosiers : Allez-y, monsieur Conroy. Je n'explique peut-être pas bien...
M. Conroy : Ce qui est pertinent...
Le président : Excusez-moi, monsieur Conroy, mon but n'est pas de vous interrompre, mais je m'adresse à Mme Lafontaine et à Mme Des Rosiers. Je prends peut-être plus de temps que je le devrais, mais ça me paraît important.
Mme Des Rosiers : Lorsque le délinquant est incarcéré, la sécurité de l'enfant est pertinente; il y a incarcération. Toute la question est là. C'est ce qui nous intéresse ici. On ne le laisse pas en liberté indépendamment du fait qu'il se comporte bien, qu'on l'aime ou qu'il se montre un bon citoyen. La question n'est pas là. Il s'agit de savoir s'il est préférable pour la sécurité du Canada de s'en tenir aux dispositions de cet accord international, qui est réciproque, afin que ces personnes soient prises en charge et supervisées chez nous, puis remises en liberté dans des conditions que nous connaissons. Je pense qu'il y a là une légère nuance à faire.
Le président : Madame Lafontaine, si vous pouvez me répondre rapidement, je vous en serais reconnaissant.
Mme Lafontaine : Votre affirmation est pertinente en ce qui a trait au pouvoir discrétionnaire. Certains affirment que cette discrétion est pleine et entière et qu'aucun critère ne l'encadre.
Cela reste un très large pouvoir discrétionnaire. Même dans la loi actuelle, ce pouvoir discrétionnaire est étendu. Cela est totalement conforme aux clauses des traités internationaux que l'on cherche à faire respecter.
Je pense que l'on protège le ministre en lui demandant de respecter certains critères. C'est plus sûr pour les besoins du contrôle judiciaire. C'est ce que je veux faire comprendre. Il m'apparaît que le pouvoir discrétionnaire serait très large en l'absence de critères guidant les décisions. L'application de certains critères, notamment concernant les droits de l'accusé à l'étranger et la sécurité du Canada, a l'avantage de mieux protéger la décision du ministre.
Le président : Je vous remercie de me donner ces explications.
[Français]
Le sénateur Fraser : Maître Des Rosiers, vous suggérez qu'on élimine le critère i), et je cite :
i) le fait que le délinquant a reconnu sa responsabilité par rapport à l'infraction [...] notamment en reconnaissant le tort qu'il a causé aux victimes et à la société;
Pour le commun des mortels, cela semble tout à fait raisonnable comme critère. Pourquoi est-ce que, selon vous, il faut l'éliminer?
Mme Des Rosiers : Le danger ici, c'est que ce n'est pas un concours de popularité pour revenir au Canada. C'est un peu ce qui inquiète ici. Il faut le mettre dans un contexte où on va avoir des gens qui sont incarcérés dans des régimes où la famille et le gouvernement du Canada veulent s'assurer qu'ils sont traités de façon équitable.
La présomption d'innocence, cela veut dire que si la personne est au Mexique ou ailleurs et qu'elle dit : « Je suis innocent », elle est quand même trouvée coupable. Cela arrive. Même au Canada des gens innocents ont été trouvés coupables, et cela peut aussi arriver dans d'autres régimes. On oblige cette personne à dire : « Écoutez, si vous ne plaidez pas coupable ou si vous ne reconnaissez pas votre culpabilité, même si vous êtes innocent, vous ne pourrez pas être considéré sous cet acte. » C'est ce qui nous inquiète.
Dans certains régimes, la présomption d'innocence est sur papier, mais pas dans la réalité. Il y a beaucoup de pression auprès des gens pour qu'ils plaident coupable dans des circonstances où ils ne le sont pas. On dit de faire attention. Ce critère n'est pas vraiment nécessaire. Il n'est pas nécessaire pour le ministre d'évaluer s'il est dans un contexte où la seule chose importante, c'est la sécurité du public. Il n'est pas nécessaire de savoir si la personne est une bonne personne ou non. Est-ce que c'est un gars populaire ou non? Est-ce qu'il a reconnu sa culpabilité dans ce contexte?
C'est aussi très dangereux de dire « la collaboration avec la police ». Il y a une pelletée de rapports d'Amnistie internationale qui notent comment, dans certains pays, les policiers sont corrompus ou acceptent des pots-de-vin. On ne veut pas se placer dans une position où, d'une certaine façon, on est indifférent à ce qui se passe sur le plan international. Le monde est grand. Lorsqu'on va passer cette législation, cela va être interprété pour tous les prisonniers partout dans le monde.
[Traduction]
Le sénateur Fraser : Je vous remercie. Il est utile de se rappeler qu'on ne parle pas uniquement des États-Unis; il y a aussi des pays peu recommandables.
Le sénateur Jaffer : Monsieur Conroy, il m'apparaît que ce qui compte avant tout ici, c'est que des délinquants vont être ramenés au Canada pour purger des peines moins lourdes. La durée de leur incarcération sera moindre s'ils sont ramenés au Canada, et c'est pourquoi il est préférable de faire en sorte qu'ils restent dans le pays dans lequel ils ont été condamnés.
Vous faites ce travail depuis très longtemps. La question a été remise sur le tapis à de nombreuses reprises aujourd'hui, mais j'aimerais que vous nous précisiez à nouveau quels sont les avantages pour la population canadienne qu'un délinquant condamné dans un autre pays vienne chez nous purger le reste de sa peine.
M. Conroy : Prenez le mémoire que j'ai envoyé, celui que j'ai fait parvenir au ministre chargé de réexaminer l'affaire, et vous verrez que tout est détaillé. Il s'agit d'une lettre de huit pages. Elle est trop détaillée pour que je puisse vous l'exposer complètement ici.
Toutefois, comme je l'ai dit précédemment, c'est comme pour toute personne condamnée à purger une peine au Canada. Il y a des professionnels qui évaluent son cas, qui la connaissent, qui évaluent le risque qu'elle présente et qui prennent en compte tous les facteurs établis dans la loi. Le dossier est traité par le Service correctionnel du Canada puis par la Commission nationale des libérations conditionnelles, afin de protéger la population compte tenu des risques de récidive que présente cette personne et afin de la superviser jusqu'à l'expiration de sa peine. Si on la laisse dans le pays étranger et si elle y est renvoyée, rien de tout cela ne se produit.
Il y a là une réaction irréfléchie prise sous le coup de l'émotion par un politicien ou un ministre, par opposition à une décision raisonnée, logique et rationnelle émanant d'un professionnel dont la fonction est d'évaluer les risques de récidive.
Le sénateur Jaffer : Si cette personne est rapatriée, nous avons alors la possibilité de la superviser et de la réinsérer au sein de la société, ce qui serait impossible sans cela. C'est bien ça?
M. Conroy : C'est tout à fait ça. C'est exactement comme si elle avait été condamnée par l'un de nos tribunaux. Elle revient chez nous et elle passe directement par un centre d'accueil comme si elle avait été déclarée coupable et condamnée à purger une peine de plus de deux ans au Canada. Son cas est évalué par les mêmes personnes que celles qui se chargent de faire l'évaluation des délinquants au Canada, en passant directement par le Service correctionnel du Canada jusqu'à ce qu'elle soit libérée en tenant compte du fait, je vous le signale, qu'il y a dans notre loi des dispositions qui nous permettent d'incarcérer cette personne jusqu'à l'expiration complète de sa peine si nous le jugeons nécessaire pour protéger le public.
Le sénateur Jaffer : Je vous remercie.
M. Conroy : Elle ne va pas automatiquement bénéficier d'une libération conditionnelle. Une personne qui revient aujourd'hui dans notre pays va devoir passer au moins quatre à six mois en prison avant de pouvoir comparaître devant la Commission des libérations conditionnelles.
Le sénateur Jaffer : Je vous remercie.
M. Conroy : Même si la date d'admissibilité est dépassée depuis longtemps.
Le président : Les cloches sont en train de sonner. Madame Lafontaine, avez-vous quelque chose à rajouter?
Mme Lafontaine : Cela n'a rien à voir avec ce dont nous parlons. Au sujet d'une question que m'a posée antérieurement le sénateur Boisvenu, j'ai reconnu une erreur que je n'avais pas commise. Je tiens simplement à ce qu'il en soit pris acte. Je ne faisais pas référence dans mon exposé à l'accusé, mais au délinquant détenu à l'étranger. Je voulais simplement que cela soit consigné dans nos délibérations. Merci de m'avoir permis de le faire.
Le président : Je vous remercie. Voilà qui met fin à cette séance et je tiens à remercier chacun des membres de notre groupe de témoins. Leur intervention a été très utile et pleine d'enseignements.
Nous nous retrouverons lundi prochain à midi et nous siégerons toute la semaine pour examiner les autres éléments du projet de loi C-10.
En attendant, je remercie une fois de plus nos témoins.
(La séance est levée.)