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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 15 - Témoignages du 9 septembre 2014


OTTAWA, le mardi 9 septembre 2014

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 10 heures, pour étudier la teneur du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour chers collègues, et bienvenue aux témoins et aux membres du public qui sont ici présents afin d'assister aux délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Nous commençons aujourd'hui notre pré-étude du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence. Les pré-études, une particularité du Sénat, permettent au comité d'étudier la teneur d'un projet de loi avant que ce texte n'ait été adopté par la Chambre des communes.

En 2007, un groupe de travailleuses du sexe a contesté la validité constitutionnelle de trois dispositions du Code criminel portant sur la prostitution. La Cour suprême a invalidé ces trois dispositions en décembre 2013 et a accordé un délai d'un an au Parlement pour que celui-ci réagisse. Le projet de loi C-36 a été déposé à la Chambre des communes en juin 2014 en réponse à l'arrêt de la cour.

Notre premier témoin aujourd'hui est l'honorable Peter Mackay, ministre de la Justice et procureur général du Canada. Le ministre est accompagné par trois représentants de Justice Canada, à savoir M. Donald Piragoff, sous- ministre adjoint principal du Secteur des politiques, ainsi que deux employées de la Section de la politique en matière de droit pénal, Mme Nathalie Levman, avocate, et Mme Carole Morency, directrice générale et avocate générale principale.

Monsieur le ministre, nous vous prions de faire votre déclaration liminaire.

L'honorable Peter Mackay, C.P., député, ministre de la Justice et procureur général du Canada : Merci, monsieur le président et mesdames et messieurs. J'ajouterais que je suis également accompagné de M. Bill Pentney, sous-ministre, en plus des fonctionnaires fort compétents que vous avez nommés.

Mesdames et messieurs les sénateurs, je vous remercie d'être venus aujourd'hui.

[Français]

C'est avec plaisir que je comparais devant le comité au sujet du projet de loi C-36, intitulé Protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation. J'apprécie grandement la volonté du comité de procéder à un examen préalable du projet de loi. Comme vous le savez sans doute, le respect des échéances est essentiel.

Le projet de loi C-36 fait suite à l'arrêt Bedford rendu par la Cour suprême du Canada en décembre 2013, qui entraînera la décriminalisation de la plupart des activités liées à la prostitution chez les adultes, si aucune réponse législative n'entre en vigueur avant l'expiration le 20 décembre 2014 de la suspension d'un an.

[Traduction]

Sachez que, avant que vous ne soyez saisis de ce projet de loi ce matin, le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a entendu des douzaines de témoins, à savoir des travailleurs de soutien de première ligne, des agents de police, des chefs de police, des experts juridiques et universitaires et, bien sûr, des victimes. Si vous me le permettez bien, j'aimerais remercier tous ces témoins et surtout les nombreuses victimes qui ont comparu devant le comité dans le cadre de son étude sur le projet de loi C-36 et qui ont communiqué leurs idées et opinions personnelles. Je les félicite de leur courage.

J'aimerais également faire part de mon admiration la plus sincère à l'égard du dévouement des travailleurs de soutien de première ligne, des gens qui font preuve tous les jours de compassion en offrant un soutien indispensable aux personnes dont les vies ont été traumatisées par les actions des proxénètes, des clients et, très souvent, des organisations criminelles. Source d'inspiration, leur travail suscite notre respect et notre reconnaissance.

Certains militants pour la légalisation et des représentants du secteur vous diront au cours des prochains jours que la prostitution est un choix, que les travailleurs du sexe commencent à travailler à l'âge de 18 ans et que seule la légalisation pourra leur offrir de la sécurité. Nous ne sommes pas d'accord.

L'un des témoins que nous avons entendus cet été, une certaine Natacha Falle, a décrit au comité le 7 juillet les dangers et les embûches de la prostitution pour notre société. Je la cite :

Quand j'ai commencé, j'avais presque 15 ans. Je venais d'une famille de classe moyenne vivant dans une banlieue de Calgary. Mon père était policier. Ma mère était gérante de boutiques de robes de mariées. Ma vie en apparence normale est soudain devenue risquée, et je suis partie.

Elle a également raconté ce qui suit :

[...] nous avons chacune, l'une après l'autre, fini par avoir un souteneur et consommé des drogues. Ma meilleure amie a été assassinée. [On] lui a tiré une balle dans la tête.

Cette jeune femme a été tuée par un souteneur qu'elle connaissait depuis seulement trois mois et qui se faisait passer pour son garde du corps.

Lorsque la Cour suprême a rendu son arrêt dans l'affaire Bedford, le gouvernement canadien devait faire un choix, soit légaliser la prostitution et normaliser la vente des corps humains, soit défendre les victimes et leurs familles ainsi que la santé et la sécurité de nos collectivités.

Une grande confusion entoure ce que fait et ne fait pas le projet de loi C-36. Ainsi, certains ont demandé pourquoi le projet de loi C-36 ne facilite pas la vente par un particulier de ses services sexuels, puisque le projet de loi propose de criminaliser l'achat mais non la vente des services sexuels. Soyons clairs, le projet de loi fait de la prostitution une activité illégale. Par conséquent, il ne cherche pas à tolérer, à permettre ou à faciliter l'achat ou la vente des services sexuels.

Le projet de loi C-36 propose un traitement asymétrique de l'achat et de la vente, non pas en vue d'autoriser ou de permettre la vente, mais plutôt d'accorder aux vendeurs le traitement réservé aux victimes d'exploitation sexuelle, victimes qui ont besoin d'aide pour quitter le monde de la prostitution plutôt que de se faire punir pour avoir subi cette exploitation. Le projet de loi C-36, en somme, fournit une immunité juridique et respecte l'arrêt Bedford ainsi que les préoccupations en matière de sécurité soulevées.

Soyons clairs, monsieur le président, mesdames et messieurs : la donne a changé dans la mesure où le gouvernement a accepté l'invitation de la Cour suprême du Canada. La juge McLaughlin s'est exprimée dans l'arrêt Bedford au nom de la majorité comme suit :

Il appartiendra au législateur, s'il le juge opportun, de concevoir une nouvelle approche qui intègre les différents éléments du régime actuel.

Une fois que le projet de loi aura été adopté, la prostitution sera illégale pour la première fois au Canada. L'objectif principal du projet de loi C-36 consiste à réduire la demande à l'égard de la prostitution en vue de décourager les personnes d'y participer pour, en fin de compte, l'abolir dans la mesure du possible. Personne ne se fait d'illusions quant à l'énormité du défi devant nous, ce qui ne devrait pas nous empêcher pour autant d'atteindre cet objectif louable visant à éliminer cette activité dégradante et dangereuse.

La réduction de la prostitution permettra d'atténuer l'exploitation, la violence et la souffrance de tant de personnes. Les objectifs législatifs du projet de loi C-36 sont donc tout à fait différents de ceux de la loi actuelle qui, selon la Cour suprême du Canada, servent essentiellement à réguler les nuisances d'une activité qui est autrement légale. Le projet de loi C-36, par contre, comme je l'ai déjà indiqué, rendrait la prostitution illégale et toute analyse constitutionnelle se déroulerait en fonction du nouveau cadre et des nouveaux objectifs législatifs.

Les considérations et le raisonnement de la Cour suprême, ainsi que la prémisse qui a soutenu en grande partie l'arrêt, n'ont donc plus cours, car la prostitution devient illégale. De plus, on met l'accent, ou plutôt on cible, les souteneurs et les clients.

Le projet de loi C-36 représente un changement de taille en ce qui concerne la prostitution, qui devient désormais une forme d'exploitation sexuelle ayant une incidence négative démesurée sur les femmes, les enfants et d'autres groupes de personnes marginalisées et vulnérables, notamment les Autochtones, les femmes des Premières Nations et les néo-Canadiens.

La prostitution n'est pas un crime sans victimes. Ses victimes sont non seulement les vendeurs, mais également les collectivités dans lesquelles la prostitution se déroule, ainsi que les enfants, qui y sont exposés, et la société en elle- même, car il y a ainsi la normalisation de l'inégalité des sexes inhérente à la prostitution.

De plus, la commercialisation et l'institutionnalisation de la prostitution ne font qu'exacerber l'incidence négative de l'exploitation, lorsque par exemple la prostitution a lieu dans des clubs de danseuses et des salons de massage et par l'entremise des agences d'escortes.

Je sais que tous ici présents seraient d'accord pour dire que l'une des principales fonctions du droit pénal est de protéger les personnes vulnérables. Or, la prostitution cible les personnes vulnérables et en fait des victimes.

La recherche indique que l'entrée dans le monde de la prostitution et le fait d'y demeurer sont influencés par divers facteurs tels que la pauvreté, la jeunesse, une faible scolarité, une enfance marquée par des sévices sexuels et des violences, l'alcoolisme et la toxicomanie, ainsi que les troubles psychologiques, entre autres.

La recherche montre également que la prostitution est une activité extrêmement dangereuse qui présente des risques de violence, de souffrance et de traumatisme psychologiques à ceux qui l'exercent, quel que soit l'endroit ou le cadre juridique en place.

Un régime juridique qui facilite la prostitution au bénéfice des personnes qui cherchent à exercer cette activité librement, c'est-à-dire une forme de légalisation ou de décriminalisation, engendrait une plus forte demande de services sexuels et une hausse correspondante de l'exploitation des populations vulnérables, y compris les enfants et les adolescents, afin de répondre à cette demande. Une telle approche, à mon avis, normaliserait également la mercantilisation des groupes vulnérables, notamment les femmes et les filles. Ceci aurait une incidence corrosive sur la société canadienne et viendrait contrer les gains énormes que nous avons réalisés au pays en ce qui concerne l'égalité des sexes.

Les moyens avancés dans l'arrêt Bedford par la Cour suprême nous ont obligés à prendre une décision critique. Si nous devions adopter un système qui facilite la prostitution, nous ferions davantage de tort à la majorité vulnérable, à la fois aux personnes qui ont été exploitées par la prostitution et à celles qui risquent d'y participer.

Permettez-moi de vous parler franchement : la priorité du gouvernement consiste à protéger les Canadiens vulnérables. Le fait de ne rien faire n'a jamais été envisagé et aurait constitué une abdication de la responsabilité du gouvernement, la responsabilité de protéger les citoyens, notamment les personnes vulnérables. Je le répète : la priorité du gouvernement, priorité dont il est intimement convaincu, consiste à protéger les Canadiens vulnérables. Le projet de loi C-36 tient bien compte de cette priorité.

Permettez-moi de vous parler d'abord de la question de la demande. Le projet de loi cherche à réaliser ses objectifs en s'attaquant à la demande de services sexuels. Comme je l'ai dit auparavant, pour la première fois dans l'histoire du droit pénal canadien, l'achat de services sexuels sera criminalisé. Ainsi, la prostitution serait contre la loi, tel qu'indiqué dans le sommaire législatif de la Bibliothèque du Parlement qui porte sur le projet de loi, la criminalisation de l'achat de services sexuels « ... fait en sorte que la prostitution... devient de facto illégale... ».

Afin de renforcer les dispositions visant l'achat, le projet de loi propose de criminaliser la publicité entourant la vente de services sexuels, ce qui est également une première dans l'histoire du droit pénal canadien. La vente de services sexuels est interdite, du fait qu'elle est alimentée par la demande à l'égard des services et par la publicité qui contribue à la demande.

J'aimerais apporter quelques éclaircissements, car une certaine confusion règne à l'égard de cette infraction. Une personne qui fait la publicité des services sexuels offerts par d'autres personnes serait coupable de l'infraction, tout comme la personne qui aide sciemment d'autres personnes à annoncer la vente de services sexuels.

Toutefois, la personne qui annonce ses propres services sexuels ne peut être poursuivie au titre de cette infraction, car le projet de loi C-36 accorde à cette personne le traitement d'une victime de l'exploitation sexuelle. La nouvelle loi visera donc ceux qui achètent les corps et les vies d'autres êtres humains. Cette approche est conforme à l'objectif du projet de loi, lequel vise à réduire la demande de la prostitution tout en accordant un traitement de victime aux personnes assujetties à cette activité, des personnes qui ont besoin d'aide, et non de punition.

Dans le projet de loi C-36, les infractions visant les personnes cherchant à profiter de la demande créée par les acheteurs ont été conservées et mises à jour. Le fait de bénéficier d'un avantage matériel de la prostitution d'une autre personne et d'agir à titre d'entremetteur afin qu'une autre personne offre des services sexuels constituerait donc de nouvelles infractions. L'infraction consistant à bénéficier d'un avantage matériel remplacerait l'ancienne infraction, soit vivre des produits de la prostitution, qui a été désignée inconstitutionnelle par la Cour suprême dans l'arrêt Bedford.

Le projet de loi tient donc compte de la préoccupation énoncée par la Cour suprême, c'est-à-dire que l'interdiction de vivre des produits de la prostitution empêche les personnes concernées d'embaucher des gardes du corps et d'autres personnes qui pourraient accroître leur sécurité, ainsi que de la crainte, fort réaliste, voulant que ces mêmes gardes du corps tenteraient d'exploiter la situation afin de maximaliser leurs profits. Le texte prévoit donc deux exceptions à l'égard des rapports sans exploitation qui permettent aux vendeurs d'interagir avec d'autres personnes comme le ferait quiconque. Je m'explique.

Ainsi, l'infraction consistant à bénéficier d'un avantage matériel ne s'appliquera pas aux personnes qui offrent les biens ou services d'entreprises légitimes ou à titre informel, par exemple, une connaissance qui offre des services de protection. On pourrait aussi songer aux services de comptabilité, de livraison ou de chauffeur, des services dont se prévalent facilement les membres du public.

Toutefois, si la personne visée par l'exception prévue dans le texte tente d'exploiter la situation au moyen de violences, ou en profite financièrement dans un contexte commercial, dans un club de danseuses ou un salon de massage, par exemple, cette personne sera visée par l'infraction consistant à bénéficier d'un avantage matériel. Les rapports, comme nous le savons, peuvent facilement virer à l'exploitation, et les rapports de parasitisme ou d'exploitation ont un caractère criminel.

[Français]

Monsieur le président, le projet de loi C-36 moderniserait également les dispositions actuelles concernant les infractions liées au proxénétisme. Alors que l'infraction proposée concernant l'avantage matériel n'exige pas la preuve d'une participation active en ce qui a trait à la prostitution d'autrui, l'infraction proposée concernant le proxénétisme exige une participation active, comme le fait d'amener ou d'inciter d'autres personnes à se livrer à la prostitution. Cela est conforme à l'approche actuelle adoptée par le Code criminel et justifie les peines plus sévères imposées pour le proxénétisme.

[Traduction]

Monsieur le président, mesdames, messieurs, j'ai déjà indiqué que le projet de loi C-36 propose de criminaliser l'achat et non la vente de services sexuels. Le projet de loi accorderait expressément une immunité aux vendeurs en ce qui concerne les poursuites découlant d'infractions liées à l'achat, aux avantages matériels, au proxénétisme ou à la publicité. Le projet de loi C-36 n'empêcherait pas notamment les vendeurs de prévoir certaines mesures de sécurité, telles qu'énoncées dans l'affaire Bedford, comme le fait de vendre des services sexuels à partir d'un endroit fixe à l'intérieur, de recruter des gardes du corps légitimes et, comme je l'ai dit tantôt, de faire de la publicité pour ses propres services.

J'ai déjà expliqué que le projet de loi C-36 ne sanctionne pas la vente de services sexuels, ni ne les facilite ou les permet. Le texte accorde plutôt aux personnes se livrant à la prostitution un traitement de victimes et a comme impératif la protection des personnes vulnérables. C'est regrettable, mais certaines personnes continueront à exercer cette activité, même si nous, en tant que société, œuvrons en vue de réaliser l'objectif du projet de loi C-36, soit décourager et en fin de compte abolir la prostitution, tout comme les autres crimes.

Le projet de loi criminaliserait cependant certains comportements des vendeurs dans des circonstances limitées, là où de tels comportements seraient nuisibles à l'égard des enfants. La première mouture du projet de loi C-36 prévoyait une infraction punissable par voie de déclaration sommaire de culpabilité, qui criminalisait la communication aux fins de vendre des services sexuels dans des endroits publics où l'on pourrait raisonnablement s'attendre à ce que des enfants soient présents.

Le Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes a entendu des témoins qui ont fait part de leurs préoccupations à l'égard du libellé de l'infraction. J'ai également pris connaissance d'une grande brochette d'opinions dans le cadre des consultations antérieures sur cette disposition particulière. Je dois avouer que même au sein du secteur policier, les opinions sont divergentes.

À la suite des préoccupations soulevées lors des audiences du comité, le gouvernement a modifié le libellé de l'infraction en limitant sa portée afin de viser uniquement certains endroits particuliers, c'est-à-dire trois types d'endroits fréquentés par les enfants : les cours d'école, les terrains de jeux et les garderies, ainsi que les zones avoisinantes.

L'objectif principal de l'infraction modifiée demeure le même : empêcher les enfants d'être exposés à la prostitution, car les enfants vulnérables qui y sont exposés risquent d'être exploités plus tard. L'infraction protège également les enfants des torts supplémentaires associés à la prostitution, c'est-à-dire le fait d'être exposé aux activités liées à la drogue, aux instruments utilisés pour la prise de drogue, tels que les seringues, ou encore aux condoms souillés et à d'autre matériel dangereux.

Comme les paramètres de la responsabilité criminelle ont été clairement établis, l'infraction modifiée concernant la communication tient soigneusement compte des divers intérêts, notamment le besoin de protéger les vendeurs contre l'exploitation et la violence, ainsi que le besoin de protéger les enfants vulnérables contre les torts associés à la prostitution.

Dans l'arrêt Bedford, la Cour suprême a reconnu l'importance particulière accordée à la protection des enfants, et c'est donc la raison pour laquelle le projet de loi prévoit une échelle de pénalités plus sévères à l'égard de ceux qui participent aux activités liées à la prostitution des mineurs.

Il sied de parler maintenant du financement complémentaire. Le gouvernement est persuadé que la meilleure façon de lutter contre les risques et les dommages inhérents à la prostitution est d'en réduire l'ampleur et d'aider les personnes à quitter le monde de la prostitution. C'est la raison pour laquelle le gouvernement a annoncé qu'il offrira une aide grâce à un financement complémentaire quinquennal de 20 millions de dollars. Cette somme s'ajoute à d'autres initiatives fédérales, notamment le Plan d'action national de lutte contre la traite des personnes, la Stratégie nationale pour la prévention du crime, le Fonds d'aide aux victimes, la Stratégie sur la justice applicable aux Autochtones et l'enveloppe consacrée au dossier des femmes autochtones assassinées ou disparues.

Il existe également un financement accordé par les provinces et territoires, qui ont la responsabilité primaire des nombreux services nécessaires comme le logement, les services sociaux, la santé, les programmes d'éducation et de formation professionnelle, ainsi que les services de traitement et de counseling offerts aux victimes et aux toxicomanes.

Pour terminer, monsieur le président, je crois que les témoignages que vous allez recueillir vous feront connaître une réalité fort triste qui n'est bien souvent pas comprise et qu'ignorent peut-être la majorité des Canadiens : un monde d'exploitation où seul le dollar compte, marqué par des souffrances et des violences terribles partout au pays.

[Français]

Je vous invite à prendre en considération les résultats finaux de la consultation publique menée par le gouvernement sur les infractions liées à la prostitution au Canada, qui a permis de recueillir plus de 31 000 réponses, ainsi que le document technique que j'ai déposé auprès du Comité de la justice le 7 juillet 2014. Ce dernier contient des références au corpus de recherche disponible sur la prostitution et fournit une analyse juridique sur les propositions de réforme du droit du projet de loi. J'ai en ma possession une copie de ce document pour votre référence.

[Traduction]

À titre de conclusion, je dirais que la prostitution, comme nous le savons tous, c'est bien évident, est un problème social complexe qui exige une réponse concertée. Le projet de loi propose les outils issus du droit pénal dont on a besoin pour lutter contre la prostitution et tenir compte de toutes les préoccupations en matière de sécurité, y compris celles énoncées dans l'arrêt Bedford, ainsi que des questions plus générales liées à la prostitution en matière de sécurité et de besoins sociaux. Ainsi, les personnes exerçant l'activité doivent être à l'abri de la violence et de l'exploitation, les collectivités doivent être protégées des effets nocifs de la prostitution, y compris les enfants qui risquent d'y être exposés, et la société doit se garder de normaliser une activité marquée par l'exploitation et l'inégalité des sexes.

Vu la complexité du dossier, il faudra beaucoup plus qu'un simple projet de loi pour remplir le vide juridique créé par l'arrêt Bedford. C'est ainsi que le gouvernement a créé une enveloppe pour renforcer les programmes actuels afin de mettre un terme aux torts divers causés par la prostitution.

Le projet de loi et l'enveloppe complémentaire montrent bien l'engagement du gouvernement qui souhaite travailler avec ses partenaires, les provinces, les territoires et la société civile, afin de réduire les dommages causés par la prostitution et, un jour, mettre fin à cette activité très dangereuse en aidant les prostituées et leurs familles à faire le cheminement nécessaire vers une vie plus paisible, prospère et productive.

Je vous remercie de votre travail sur ce dossier. Je vous remercie d'être venu aujourd'hui et je me ferai un plaisir de répondre à vos questions.

Le président : Merci beaucoup, monsieur le ministre. Si j'ai bien compris, vous serez avec nous jusqu'à 11 heures?

M. MacKay : C'est exact, mais au besoin, je serais prêt à rester plus tard.

Le président : Et vos représentants pourront rester jusqu'à midi afin de répondre aux questions des membres du comité?

M. MacKay : Oui.

Le sénateur Baker : Monsieur le ministre, je vous souhaite de nouveau la bienvenue.

Nous savons que les préoccupations principales visant la nouvelle disposition sont d'ordre constitutionnel. Je sais que vous êtes un ancien procureur de la Couronne et que vous avez travaillé sur des affaires portant sur la Charte. Vous avez l'habitude de dresser un mémoire concernant la Charte et de présenter vos arguments devant les tribunaux. Je me souviens d'une affaire en particulier, où la Cour suprême du Canada a validé l'arrêt de la Cour d'appel de la Nouvelle-Écosse et en ce qui concerne les articles 8 et 9. Vous avez alors agi comme procureur de la Couronne.

Ceci dit, j'aimerais vous poser trois questions. La première concerne la prohibition des activités qui ont lieu en public. C'était l'une des principales considérations de la Cour suprême du Canada, car cette interdiction obligeait les gens qui se livrent à cette activité à se cacher dans les ruelles sombres et ainsi courir des risques. Comment peut-on déclarer la validité constitutionnelle du projet de loi lorsqu'une de ces dispositions fait exactement la même chose?

Deuxièmement, vous voudriez peut-être vous prononcer sur deux sondages menés récemment au Canada, dont un effectué par votre ministère, qui indique que l'opinion des Canadiens est partagée de façon assez égale sur la question de la légalisation de la prostitution.

Ma troisième question est la suivante : j'ai lu votre projet de loi et au paragraphe 286.5, il y a une exemption. On lit que : « Nul ne peut être poursuivi pour une infraction à l'article 286.2 », c'est-à-dire bénéficier d'un avantage matériel lié à la prostitution, « si l'avantage matériel reçu provient de la prestation de ses propres services sexuels ». En d'autres termes, les prostituées seront à l'abri d'éventuelles poursuites. Le prochain paragraphe proposé accorde la même immunité en ce qui concerne la publicité, et le troisième paragraphe qui suit précise qu'aucune personne ne pourra être poursuivie pour avoir aidé ou encouragé une personne à perpétrer une infraction mentionnée précédemment si l'infraction est rattachée à la prestation de ses propres services sexuels.

À la page précédente, on y lit que les personnes qui travaillent pour le compte des prostituées, c'est-à-dire les gardes du corps ou les réceptionnistes, sont exemptées. Ailleurs dans le texte, une protection est également accordée aux personnes qui vivent avec une prostituée, si c'est bien cela qu'on veut dire par « entente de cohabitation légitime ».

Vous avez dit que la prostitution sera de facto illégale au Canada pour la première fois, d'accord, mais qu'en est-il sur le plan juridique? En réalité, la prostitution devient-elle une activité illégale pour la première fois dans l'histoire du Canada? Toutes nos lois remontant à 1869 ne contiennent pas une seule disposition qui interdit la prostitution. Souhaitez-vous réagir, monsieur le ministre?

M. MacKay : Oui, sénateur. Je vous remercie pour votre question importante et pertinente.

En ce qui concerne la première et la troisième question, vous avez en fait fourni vous-même l'essentiel du raisonnement qui explique pourquoi nous voudrions poursuivre les entremetteurs et les clients mais non les prostituées elles-mêmes. Nous nous en tenons à la fois à la teneur de l'arrêt Bedford mais également à la reconnaissance du fait que les prostituées sont des victimes. Certains le nieront, mais je crois que la quasi-totalité de la jurisprudence et un examen objectif des faits indiqueront que la vaste majorité des personnes concernées n'ont pas choisi de se prostituer. À mon avis, la Cour suprême a invalidé les trois dispositions du Code criminel car il faut tenir compte des exigences de la Charte des droits, ainsi que des dangers inhérents de la prostitution, et ainsi aborder la question autrement. La juge McLachlin et la cour ont donc invité le Parlement à proposer un nouveau cadre qui rend la prostitution illégale pour la première fois.

En ce qui concerne votre question concernant la justification de l'exemption juridique et la raison pour laquelle nous avons essentiellement accordé l'immunité aux prostituées à l'égard des poursuites pour proxénétisme, communication et exploitation d'une maison de débauche, ainsi qu'aider ou encourager l'activité ou encore y participer, sachez que ces personnes bénéficient d'une immunité sauf dans les cas où il y a communication dans un lieu public ou dans des endroits particuliers où les enfants seraient présents, ou encore dans des endroits réservés aux enfants, par exemple les terrains de jeu ou les écoles.

Je maintiens que le projet de loi n'oblige pas les prostituées à se réfugier, comme l'ont laissé entendre certains, dans des endroits sombres comme les ruelles où les risques sont plus grands, et il faut le souligner, où ces personnes seraient obligées de renoncer à certaines mesures qui les rendraient moins vulnérables, par exemple examiner la personne ou prendre certains renseignements en note. Ce projet de loi, qui ne se veut pas permissif, reconnaît néanmoins qu'il y a certaines mesures à prendre pour réduire les risques.

Ceci dit, et je le répète, je crois que la prostitution est dangereuse. Il y a très peu que l'on peut faire pour complètement éliminer les risques. Le projet de loi en fait beaucoup, car c'est le fruit de nombreuses consultations et d'un examen des faits et de la situation dans d'autres pays, en vue de minimiser les risques tout en protégeant les personnes vulnérables. On y désigne clairement les criminels, c'est-à-dire les clients et les entremetteurs, et on en fait la cible de la police et des sanctions pénales. L'approche est telle que nous croyons qu'à la longue, grâce à tous ces efforts et à ceux des provinces et des territoires et de bon nombre de groupes qui font un travail extraordinaire dans ce domaine, nous réussirons à emmener les prostituées à connaître une meilleure situation, en leur offrant des possibilités plus intéressantes et en leur accordant un accès au soutien que nous pensons améliorera leurs vies et les aideront à sortir de la prostitution et à vivre une vie plus productive.

Votre dernière question portait sur les résultats partagés des sondages. Je ne suis pas étonné qu'il y ait une telle divergence d'opinions sur ce sujet, tout comme sur d'autres. Nous savons tous que ce problème existe depuis très longtemps et que les gens ont tendance à se camper sur leur position. Toutefois, si l'on aborde le problème de la perspective de la justice pénale, nous croyons avoir un projet de loi qui fera l'affaire. Après avoir examiné les recommandations et les conseils de la Cour suprême et avoir entendu un grand nombre de Canadiens, quelque 31 000 personnes qui ont participé à la consultation en ligne et aux rencontres en personne, nous croyons que c'est la direction que doit prendre le pays pour aborder ce problème fort complexe.

La sénatrice Batters : Monsieur le ministre, merci beaucoup d'être venu aujourd'hui. Pourriez-vous nous parler un peu plus des objectifs législatifs du modèle canadien proposé et des preuves sur lesquelles reposent ces objectifs?

Je viens de la Saskatchewan et j'ai passé presque toute ma vie à Regina. Avant de devenir sénatrice, j'étais chef de cabinet du ministre de la Justice de la Saskatchewan pendant quatre ans et demi. J'ai donc occupé une place privilégiée au sein du régime de justice pénale de ma province.

Selon mes observations, la prostituée moyenne de la Saskatchewan est probablement une jeune Autochtone de 14 ans, toxicomane, qui a été battue plus tôt dans la journée par son souteneur. Pour cette jeune fille, la prostitution n'est pas un choix. C'est de la coercition, du désespoir et de l'exploitation : ce n'est pas un choix.

Mon expérience confirme ce que vous avez dit, c'est-à-dire que la prostitution n'est pas un choix dans la vaste majorité des cas; c'est une activité dangereuse et les personnes qui se livrent à cette activité commencent à un très jeune âge. Voulez-vous nous en dire plus?

M. MacKay : Merci, sénatrice. Votre description de la situation explicite de bien des prostituées de votre province et d'ailleurs est fort juste, et a un lien avec la question que le sénateur Baker a posée sur l'objectif même du projet de loi.

Comme je l'ai indiqué, nous proposons dans le projet de loi un changement fondamental de paradigme dans l'approche adoptée par le système de justice pénale du Canada, puisqu'on traite la prostitution comme une forme d'exploitation sexuelle et les prostituées elles-mêmes comme des victimes quand elles se trouvent dans la situation que vous venez de décrire.

Le projet de loi vise généralement à réduire la demande à l'égard de la prostitution en ciblant le consommateur, les proxénètes et les michetons qui contribuent au problème; à rendre la prostitution comme telle illégale, ce qui s'écarte de la simple criminalisation de certains aspects ou parties de la pratique; et à décourager les gens d'entrer dans le domaine de la prostitution comme tel. Je pense que les efforts préventifs ne devraient pas être sous-estimés, car ils sont essentiels à ce que nous cherchons à faire ici : décourager la prostitution à ses origines mêmes afin que ses causes sous-jacentes, qui sont légion, demeurent du ressort d'autres domaines relatifs à la santé mentale, aux services de lutte à la dépendance, à la pauvreté, au logement et aux soins à l'enfance. Ce sont là des questions que, je le sais, vous avez cherché à résoudre dans votre carrière précédente dans le but final de réduire la prostitution le plus possible.

Certains se sont moqués du fait que nous espérons éliminer la prostitution, comme je l'ai indiqué. Mais dans les faits, c'est ce que nous tentons de faire. Est-ce quelque chose qui s'effectuera rapidement? Bien sûr que non. Est-ce quelque chose qui exigera un effort colossal? Au-delà d'une initiative de justice pénale, cela demandera un effort et un investissement énormes.

Je pense que ces nouveaux objectifs, associés aux programmes que j'ai évoqués plus tôt, constituent la voie à suivre. Je pense que c'est ce qu'on nous conseille de faire et que c'est l'exemple que d'autres pays ont suivi pour lutter contre la pratique, en soi extrêmement dangereuse, de la prostitution. Cette façon de faire a un effet très large et global sur bien des communautés du Canada et exigera une approche particulière propre à chacune d'entre elles.

Selon moi, ce projet de loi facilitera grandement la tâche des agents responsables de la justice pénale, tout en favorisant une plus grande collaboration afin de s'attaquer aux fondements mêmes de la prostitution.

La sénatrice Batters : Monsieur le ministre, depuis le dépôt du projet de loi C-36, il y a eu dans les médias beaucoup de désinformation sur les dispositions relatives à la publicité qu'il contient. J'aimerais que vous nous apportiez des éclaircissements sur ces dispositions en ce qui concerne les personnes qui vendent leurs propres services sexuels.

M. MacKay : Comme je l'ai indiqué précédemment, le projet de loi ne criminalisera pas les gens qui vendent leurs propres services sexuels. Il vise plutôt ceux qui permettent et perpétuent la prostitution, soit les annonceurs eux-mêmes et les proxénètes qui recourent à la publicité, et s'applique à toutes les formes de publicité. Dans ce projet de loi, nous considérons la publicité comme une des causes auxquelles il faut s'attaquer. Mais ici encore, pour des raisons qui ont été énoncées de façon limpide dans l'affaire Bedford et clairement évoquées par les témoins, les prostituées ne devraient pas, selon toute probabilité, faire l'objet de poursuite criminelle.

Quand on considère tous les facteurs examinés ici, nous pensons que, dans les faits, ce sont ceux qui permettent la publicité et la prostitution par l'entremise de ce médium qui s'exposeront à des poursuites.

La sénatrice Jaffer : Monsieur le président, avec votre permission, puis-je demander à la greffière de distribuer un petit diagramme que j'ai préparé à l'intention du ministre?

Monsieur le ministre, merci beaucoup d'être ici aujourd'hui et d'avoir fait un exposé. J'ai un certain nombre de questions, mais comme je sais que le temps nous est compté, je m'efforcerai de les poser le plus rapidement possible.

Lors des audiences qu'a tenues la Chambre des communes le 7 juillet, M. Piragoff a indiqué ce qui suit en répondant à une question :

L'objectif général du projet de loi C-36 est de réprimer la prostitution, de décourager les personnes d'entrer dans ce monde, et de dissuader les clients d'y participer. Dans le projet de loi, on reconnaît aussi qu'essayer de contrer la prostitution n'a rien de simple et que, à ce chapitre, les personnes qui se livrent à la prostitution et qui vendent des services sexuels doivent être protégées.

Monsieur le ministre, la dernière partie de cette déclaration est particulièrement pertinente quand vient le temps d'accomplir ce que la cour a demandé dans l'arrêt Bedford, c'est-à-dire qu'il ne faut pas tant réprimer la prostitution que protéger les femmes qui s'y adonnent. Vous vous êtes montré très persuasif dans votre désir de protéger les travailleuses du sexe. Pouvez-vous indiquer précisément comment vous considérez que ce projet de loi permettra de protéger les femmes et les travailleuses du sexe? Je sais que vous vous êtes exprimé de manière fort persuasive au sujet de la réduction de la prostitution et je ne pense pas qu'il y ait dans cette salle quelqu'un qui ne soit pas d'accord avec vous à ce sujet. Mais je ne suis pas d'accord avec vous au sujet de l'aspect sur lequel vous avez mis l'accent, car d'après ce que je comprends de l'arrêt Bedford, nous devons protéger les travailleuses du sexe; ces dernières ont des droits également. Je ne suis pas entièrement convaincue que le présent projet de loi les protégera. Pourriez-vous nous fournir plus d'explications à ce sujet?

M. MacKay : Merci beaucoup, sénatrice Jaffer. Je fais preuve d'empathie, car je crois que ce projet de loi permettra en fait de faire les deux; il contribuera à réprimer la prostitution comme telle, tout en créant le climat dans lequel les prostituées peuvent prendre certaines mesures ou des démarches précises afin de mieux se protéger ou de se prémunir contre la violence. Le projet de loi met notamment l'accent sur la réduction de la demande et cible les responsables, soit les proxénètes et les michetons. En outre, comme je l'ai souligné, il prévoit que les organismes d'exécution de la loi accorderont leurs ressources et leur attention principalement à ceux qui sont responsables de la prostitution, c'est-à- dire surtout les personnes qui exploitent les femmes et particulièrement celles qui en viennent à la prostitution en raison de leur vulnérabilité.

Pour répondre précisément à votre question, le présent projet de loi a comme principe sous-jacent de ne pas empêcher les gens de prendre des mesures précises pour se protéger, comme certains l'ont réclamé et, certainement, comme la cour l'a accepté. Notamment, il prévoit que des lieux fixes situés à l'intérieur ne soient pas exclus des zones où des services sexuels sont vendus, que ce soit de façon indépendante ou en collaboration. Il est en outre permissif, car il permet aux gens d'employer des gardes du corps. Ils peuvent par exemple se servir de guetteurs qui notent certains renseignements, ce qui peut avoir un effet dissuasif.

J'ai déjà parlé de la publicité et de la criminalisation du fait que des gens dans l'entourage des prostituées obtiennent un avantage matériel ou financier sans qu'il y ait de relation d'exploitation. Ce sont tous des facteurs qui s'inscrivent parmi ceux que la cour a notés comme ayant pour effet d'accroître la vulnérabilité des prostituées.

Nous avons, selon moi, éliminé certains des obstacles qui empêchent ces dernières de prendre des mesures pour améliorer leur sécurité. Cela dit, je me dois de souligner qu'il est impossible, à mon avis, d'éliminer tous les dangers inhérents à la prostitution en raison de la nature même de cette activité. Ayant répondu à votre question sur la manière de créer des conditions meilleures et plus sûres, je ferais remarquer que la loi et certainement le gouvernement n'ont pas l'intention de permettre ou d'encourager les gens à se livrer à la prostitution. Cette pratique est maintenant de fait illégale, mais on s'attaque principalement aux acheteurs et aux responsables, aux proxénètes qui tentent d'exploiter les prostituées afin d'obtenir un avantage matériel de la prostitution comme telle.

Le président : Nous allons devoir vous interrompre. J'ai accordé un peu plus de latitude aux premiers intervenants, mais le ministre doit bientôt partir. Chaque sénateur a la possibilité de poser une question pendant que le ministre est ici; je vous encourage donc tous à écourter vos questions. Monsieur le ministre, je sais qu'il est difficile de traiter succinctement du sujet, mais je vous encourage à rester aussi brefs que possible dans vos questions et vos réponses pour que tous aient la possibilité d'intervenir.

Le sénateur McIntyre : J'ai deux brèves questions. Ma première concerne la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. D'après ce que je comprends, les dispositions de cette loi s'appliqueraient quand une personne a moins de 18 ans. Autrement dit, la loi couvrirait toutes les interactions faisant intervenir une personne de moins de 18 ans. Je veux que vous me le confirmiez.

M. MacKay : C'est exact.

Le sénateur McIntyre : Mon autre question concerne l'élément du projet de loi qui porte sur la traite des personnes. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi la traite des personnes et la prostitution sont étroitement liées et ne peuvent être dissociées l'une de l'autre?

M. MacKay : C'est une excellente question. Tout d'abord, je voudrais confirmer que la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents s'appliquerait ici. Comme vous le savez, le projet de loi C-36 comprend des efforts pour augmenter les sanctions relatives à la prostitution des enfants en particulier. Les circonstances sont clairement plus aggravantes quand les personnes concernées correspondent à la définition d'enfant, car ces dernières sont plus vulnérables.

En ce qui concerne la traite des personnes, il s'agit, à l'instar de la prostitution, d'un crime terrible, qui repose fondamentalement sur l'exploitation. Bien des femmes, en particulier les néo-Canadiennes et les Canadiennes d'origine autochtone, sont victimes de la traite aux fins de prostitution; ces activités sont donc inextricablement liées et je considère que dans le système de justice pénale, on ne peut pas vraiment les dissocier dans notre approche, dans notre réponse, dans nos efforts pour atténuer les torts causés aux femmes et permettre à ces dernières de se sortir de cette exploitation.

Des pays ayant décriminalisé ou légalisé la prostitution que nous avons étudiés, nombreux sont ceux qui ont, de fait, observé une augmentation de la traite des personnes. Voilà qui prouve que les deux activités sont étroitement liées et associées. Nous avons donc choisi de ne pas légaliser ou décriminaliser la prostitution, car nous pensons que cela serait plus dommageable et entraînerait une augmentation de la traite, comme l'ont démontré les pays que nous avons étudiés.

Ici encore, quand il est question des pays étrangers, il est intéressant de noter que le Parlement européen a tout récemment, au printemps dernier, adopté ce qu'on décrit traditionnellement comme le modèle nordique. Le modèle canadien s'inspire fortement de cette approche, et le Conseil de l'Europe a recommandé que ses États membres observent cette approche, qui prévoit qu'on cible les responsables tout en utilisant les démarches et efforts de réadaptation pour aider les prostituées à abandonner la prostitution.

Ce projet de loi et ces modifications cadrent avec les infractions relatives à la traite des personnes et les infractions que contient le projet de loi C-36 au sujet de la prostitution. Ils accroissent la peine maximale et imposent des peines minimales obligatoires pour l'obtention d'un avantage matériel tiré de la traite d'enfant. Je considère qu'il s'agit, une fois encore, d'une approche qui tient compte du lien étroit entre ces deux problèmes sociétaux.

Le sénateur Joyal : J'aimerais attirer votre attention sur l'article 286.5 proposée du projet de loi. Je vais vous en donner une interprétation et j'aimerais, si possible, obtenir vos observations à ce sujet.

D'après ce que je comprends de l'article 286.5, un ou une prostituée peut annoncer ses services, peut retenir les services d'un taxi pour aller chercher un client, engager un garde du corps et s'associer à d'autres prostitués afin d'offrir ses services, et ce, en toute légalité en vertu de cet article. Ai-je raison d'interpréter ainsi cet article?

M. MacKay : Je répondrais, sénateur Joyal, que l'activité ne doit pas reposer, de par sa nature, sur l'exploitation, c'est-à-dire ne pas permettre à une tierce partie d'obtenir un avantage matériel. La situation sera évidemment examinée dans ce contexte afin de voir s'il y a intimidation ou si on agit de manière à perpétuer la violence ou la dépendance. Si ce n'est pas le cas, la réponse est oui.

Le sénateur Joyal : Autrement dit, une personne qui vend ses services sexuels pour de l'argent totalement de son propre chef — essentiellement, il s'agit d'une transaction commerciale aux fins de rémunération...

M. MacKay : C'est effectivement de la rémunération.

Le sénateur Joyal : ... peut annoncer ses services sur Internet, par exemple, ou dans n'importe quel journal ou revue. Comme je l'ai dit, elle peut faire appel à un taxi, ou à un chauffeur de taxi, pour aller chercher des clients qui la contactent. Elle peut engager un garde du corps, qui veillera au maintien de la sécurité dans son appartement. Cette personne agirait tout à fait légalement en vertu de l'article 286.5 proposé, dans la mesure où, comme vous l'avez dit — et je suis d'accord avec vous — elle ne travaille pas pour un proxénète ou un micheton à qui elle remet un pourcentage de la rémunération, et n'agit pas sous la menace, qu'elle risque de ne pas recevoir sa drogue ou qu'elle soit dans toute autre situation que nous pourrions comprendre.

Je veux me concentrer sur le fait de vendre de son plein gré des services sexuels en échange d'une rémunération.

M. MacKay : La réponse brève est oui. Il existe une immunité contre les poursuites. Au sens strictement légal, c'est un acte criminel, mais cette disposition du Code criminel prévoit une immunité précise à cet égard.

Le sénateur Joyal : S'il y a une immunité dans ce contexte, comment pouvez-vous déterminer que la personne qui paie pour ces services est un criminel? Voilà où j'ai quelques difficultés à saisir la logique des activités légales prévues à l'article 286.5 et le fait qu'une personne qui reçoit ses services paierait pour les obtenir.

M. MacKay : Je répondrais brièvement qu'on prévoit une immunité contre les poursuites parce qu'on admet clairement que la prostituée est une victime. Voilà où est la différence. Certaines personnes sont des victimes, alors que d'autres obtiennent des avantages matériels en les exploitant. Cela revient à votre question précédente sur la relation d'exploitation. Celui qui exploite participe à un acte criminel, alors que la prostituée, même si elle est consentante dans certains cas, est la victime. Il existe un déséquilibre de pouvoir auquel nous tentons de nous attaquer grâce à ces dispositions.

Le sénateur Joyal : Il existe une nuance entre le fait d'être un proxénète qui exploite une personne, quelle qu'elle soit, et celui d'être victime d'un contexte d'exploitation criminelle. Quand la prostituée offre ses services de son plein gré, sans être exploitée par un proxénète, comment la personne qui achète librement les services légalement annoncés et offerts peut-elle être considérée comme étant complice d'un état de victime que l'article n'accorde pas à la personne qui offre librement ses services? Voilà pourquoi je pense qu'il existe une nuance sur laquelle les tribunaux voudront se pencher.

M. MacKay : Il ne fait aucun doute qu'ils s'y intéresseront et examineront les circonstances dans chaque cas. Il me semble, sénateur, que quand vient le temps de déterminer s'il y a « plein gré » lorsqu'on considère la situation de la prostituée, qu'il existe une pléthore de causes sous-jacentes à la dépendance, à l'exploitation ou à la violence, il faut déterminer si elle agit vraiment de son plein gré et que les tribunaux ou les experts qui examinent la prostitution acceptent — je ne crois pas que ce soit le cas — qu'il n'y a pas de déséquilibre de pouvoir, de marchandisation et d'exploitation sexuelle qui sont si endémiques dans la prostitution et qui sont tellement associés à la manière dont les femmes en particulier et les jeunes femmes se trouvent dans cette situation.

Si on revient en arrière, c'est ce que nous devons garder à l'esprit en envisageant ce que ces dispositions cherchent à accomplir. Nous pensons qu'en offrant l'immunité aux prostituées, on peut appliquer la force de loi là où il faut, c'est- à-dire sur les responsables, tout en offrant des conditions plus sécuritaires qui permettront aux femmes qui continuent de se livrer à la prostitution de réussir à se prévaloir des programmes et des stratégies prévus pour les aider à s'en sortir. Il faudra, à cette fin, déployer un effort simultané.

Votre comité examine ce projet de loi, mais je vous prie, sénateurs, de garder à l'esprit que la poursuite des programmes et du bon travail qui est accompli — lesquels, nous l'espérons, seront renforcés par des fonds et des ressources supplémentaires — offrira aux prostituées une voie claire pour abandonner la prostitution. C'est cet effort simultané qui, selon moi, se traduira par des résultats. La rapidité et l'efficacité avec lesquelles nous pourrons y parvenir dépendent vraiment en partie de l'adoption de ce projet de loi, mais il est évident qu'en réduisant la demande et en offrant plus de programmes et d'options aux prostituées, nous réduirons les torts qu'elles subissent actuellement.

Le sénateur Plett : J'ai une liste de questions, mais je ne pourrai évidemment pas toutes les poser. Je vous remercie de témoigner.

Tout d'abord, permettez-moi de dire que j'appuie l'intention du projet de loi; je soutiens sans réserve le projet de loi. Je suis de ceux qui voudraient qu'il aille peut-être plus loin.

Dans la partie du projet de loi qui porte sur l'immunité, les prostituées sont considérées comme des victimes. La sénatrice Batters a parlé de jeunes filles de 14 ans, et je suis entièrement d'accord. Il y a de jeunes garçons et de jeunes filles de 14 ans qui vendent de la drogue. Or, il ne bénéficie pas de l'immunité. Ce sont eux aussi des victimes, et pourtant, ils sont inculpés.

Voici ce qui me préoccupe, monsieur le ministre. À long terme, la disparition de la clientèle sonnera le glas de ce commerce. C'est quelque chose que je comprends et que j'appuie. Cependant, à court terme, le proxénète dira aux jeunes de 14, 15 ou 16 ans qu'il perd des clients et que comme ils ne peuvent être poursuivis, ils devront simplement se prostituer un peu plus pour assurer le maximum d'activités possible. Avons-nous une solution à court terme à cet égard? J'appuie entièrement l'approche à long terme, mais je voudrais que vous traitiez de ce point.

Rapidement, en ce qui concerne le financement de 20 millions de dollars, comment en est-on arrivé à ce chiffre? J'ai lu dans un rapport que les États-Unis ont accordé 10 millions de dollars pour 10 fois plus de gens qui font la même chose. Comment en est-on arrivé à 20 millions de dollars?

M. MacKay : Pour répondre à votre dernière question, nous jugeons que le chiffre de 20 millions de dollars est un investissement raisonnable pour commencer. Il importe également de considérer que ce chiffre fait complément aux autres programmes et aux ressources, notamment la Stratégie de la justice applicable aux Autochtones et les programmes actuellement offerts, lesquels sont également financés par les provinces et les territoires dans certains cas. Ce montant de 20 millions de dollars ne devrait pas être considéré isolément. Il y a d'autres investissements ciblés dans le domaine, pour faire référence avec la question du sénateur McIntyre sur la lutte à la traite des personnes. C'est un élément constituant, mais il y a aussi chevauchement du financement. On peut compter sur la Stratégie nationale pour la prévention du crime et le Fonds d'aide aux victimes. Toutes ces ressources devraient être considérées dans leur totalité et non séparément, tout comme ce financement de 20 millions de dollars.

Je répondrais également à votre question sur l'effet à court terme. Nous voulons évidemment avoir un effet immédiat. Nous espérons que la mentalité évoluera rapidement et que les victimes sentiront qu'elles ont le pouvoir de signaler leur situation si elles sont victimes de l'exploitation de proxénètes et de michetons. Nous avons entendu des témoignages à cet égard. Des prostituées ont indiqué que dans bien des cas, elles hésitent à dénoncer la situation par crainte d'être poursuivies et d'être victimes, si l'on veut, d'accusations criminelles. Elles sont donc réticentes à se manifester.

En éliminant les possibilités de poursuite, nous espérons les encourager à agir. Nous espérons conférer un certain pouvoir aux victimes, aux prostituées pour les encourager à se manifester et à coopérer avec la police, les travailleurs sociaux et les personnes chargées de les aider, en sachant clairement qu'elles ne se retrouveront pas avec un casier judiciaire. Cela répond en partie à votre question.

En ce qui concerne les jeunes en particulier, pour utiliser votre exemple de jeunes de 14 ans, les peines seront maintenant plus lourdes. Je sais, sénateur Plett, que vous et moi conviendrons parfaitement que ceux qui s'en prennent aux enfants en particulier, peu importe le contexte, devraient être poursuivis autant que la loi le permet et s'exposer à de graves sanctions et à des peines d'incarcération. C'est donc un thème sous-jacent du projet de loi également.

Dans d'autres initiatives législatives que nous avons entreprises, les enfants sont présentés comme étant nos citoyens les plus vulnérables et les plus précieux; on peut donc faire davantage à cet égard dans le contexte de la justice pénale.

J'en reviens au principe de base du projet de loi, qui consiste à rompre avec les efforts précédents — lesquels, bien franchement, faisaient chou blanc — afin de cibler la demande, comme vous l'avez indiqué, pour voir comment on peut dissuader les gens d'entrer dans le monde de la prostitution et s'attaquer à la demande, aux exploiteurs, aux responsables, à ceux qui sont vraiment derrière ce qui constitue, nous le savons, les nombreux et complexes problèmes à l'origine de la prostitution.

Je crois qu'avec cet objectif et cette approche reposant sur une plus grande collaboration, nous commencerons à avoir l'effet désiré, lequel consiste à réduire la prostitution et d'autres maux et problèmes sociaux qui sont associés à la prostitution comme telle. Nous espérons certainement qu'ils permettront d'atténuer la souffrance humaine, qui est, une fois de plus, étroitement liée à la prostitution, et je reviens au point que le sénateur Jaffer a soulevé au sujet de la non- criminalisation des mesures de sécurité.

Tout bien considéré, je pense que nous avons évalué très soigneusement tous ces calculs, écouté les conseils d'experts et les observations des personnes qui se trouvent dans cette situation et réellement tenté d'élargir les préoccupations qui touchent à la sécurité et à la société et, à l'aide de mesures en matière de justice pénale et de programmes, de mieux aider ceux et celles qui, quotidiennement, accomplissent l'important travail visant à aider les nombreuses personnes touchées par la prostitution.

Le président : Monsieur le ministre, deux autres sénateurs aimeraient poser de brèves questions, si vous avez le temps. Nous laisserons la parole au sénateur Dagenais.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci, monsieur le ministre, pour votre présentation. J'ai deux questions très courtes à vous poser.

Premièrement, pourquoi le projet de loi C-36 va-t-il criminaliser la publicité des services sexuels offerts contre rétribution?

Ma deuxième question touche également à la publicité : l'infraction proposée relativement à la publicité de services sexuels va-t-elle sanctionner les éditeurs de documents, ceux qui font paraître les petites annonces, et va-t-elle aussi sanctionner les administrateurs de sites web qui vont afficher de telles annonces?

M. MacKay : La réponse à la deuxième question est oui. Mais l'intention de ce projet de loi n'est pas de se concentrer sur les prostitués. Il s'agit seulement de s'attaquer aux problèmes liés à la prostitution.

[Traduction]

En essence, nous considérons qu'en ce qui concerne la prostitution, la publicité est, à l'évidence, un des facteurs habilitants sous-jacents qui attisent la demande, qui favorisent l'augmentation de l'exploitation et, bien franchement, aident les proxénètes et les exploiteurs. Cela pave la voie à la prolifération et à l'expansion de la prostitution, qui s'en trouvera accrue. Voilà pourquoi nous ciblons les annonceurs.

Cependant, vous avez tout à fait raison de dire que cette mesure ne cible pas la personne indépendante, les prostituées qui pourraient décider d'utiliser Internet ou une autre forme de publicité pour dire « Voici ce que je fais ». Je le répète, nous leur offrons l'immunité parce que nous admettons et acceptons qu'une prostituée est une victime à cet égard en raison de toutes les causes sous-jacentes qui l'ont menée à ce point de sa vie. Nous pensons que tout bien considéré, il faut continuer de cibler ceux qui favorisent et ceux qui recherchent la prostitution, c'est-à-dire les proxénètes et les michetons.

Le sénateur McInnis : Merci, monsieur le ministre. Je vous remercie de comparaître.

Le fait que cette question soit sous les feux de la rampe a peut-être ceci de bon que les médias et d'autres commencent à porter attention à la gravité du problème. Un bon samedi matin — le 30 août, en fait —, je me suis levé pour voir, à la une du Chronicle Herald, qu'on accordait une pleine page au récit d'une « fille perdue ». On y relatait les déboires d'une jeune fille de 13 ans, issue d'une famille désunie, dont la vie troublée l'avait incitée à succomber à l'attrait du gain facile et au monde de la prostitution, de la drogue, des vêtements de marque et de ce genre de choses. Elle pouvait voir jusqu'à cinq clients par jour, âgés de 18 à 70 ans. Un grand nombre de ses pairs font la même chose. En fait, elle estime qu'elle pourrait en nommer 50 à Halifax seulement. La police en arrive au même nombre. Dieu sait combien d'autres il y en a dans les plus grandes villes.

Elle indique qu'une de leurs pires craintes, c'est que les proxénètes les emmènent à Toronto. Permettez-moi de vous lire ce qu'elle dit ici dans un petit paragraphe :

J'ignore comment convaincre les gens de se tenir loin de la prostitution. C'est sale et triste, et je n'aurais tout simplement pas dû me trouver dans cette situation. J'ai perdu mon innocence, et ce n'est pas comme si je pouvais revenir en arrière.

Comme je l'ai indiqué, elle a moins de 16 ans. Dans le monde de la prostitution et de la drogue, elle mène une vie dangereuse. Elle a peur des proxénètes, elle a perdu son adolescence, n'a pas d'instruction et doit maintenant tenter de réintégrer le système d'éducation.

Je suppose que la question — que vous avez effleurée en partie — est la suivante : qu'est-ce que cette mesure va accomplir et de quels programmes disposons-nous pour aider ces personnes à reprendre une vie normale?

M. MacKay : Eh bien, cela exigera un effort herculéen, c'est certain. Ce qui me réconforte, c'est que le pays compte actuellement des organisations formidables et des personnes qui ont littéralement consacré leur vie à cet effort afin de contribuer à libérer des personnes, majoritairement des femmes, de l'esclavage moderne.

L'article de journal dont vous avez parlé met en lumière d'autres éléments insidieux de la prostitution. Les jeunes — en particulier les jeunes femmes — qui sont isolés de leurs pairs et de leurs parents sont privés de leurs mécanismes de soutien normaux; ils sont donc pris au piège ou retirés de chez eux et de leur communauté. De plus en plus captifs de la situation, ils sont forcés de se livrer à la prostitution, en grande partie au moyen de la violence, de l'intimidation et du chantage. Certains éléments de la cybercriminalité ont un lien avec la prostitution, car des gens sont victimes de chantage et obligés de s'adonner à la prostitution par crainte que certaines images ou choses que certains se sont appropriées en ligne soient diffusées.

Ainsi, pour répondre plus précisément à votre question sur le projet de loi, sachez qu'on y met l'accent sur les responsables, les dispositions relatives à l'immunité, les peines plus strictes et le soutien du travail qui s'effectue actuellement. Par exemple, j'ai notamment mentionné le Centre to End All Sexual Exploitation, ou CEASE, à Edmonton, dont nous avons entendu le témoignage; le Streetlight Support Services, à Toronto; et les programmes d'éducation sur la prostitution qui existent dans notre province, en Nouvelle-Écosse. J'ai été à London, en Ontario, plusieurs fois au cours de notre consultation, et il y a le London Abused Women's Centre, Sextrade101, et des gens comme Megan Walker et bien d'autres qui ont consacré leur vie à ce problème. Joy Smith, notre collègue à la Chambre des communes, et bien d'autres poursuivent leurs efforts bien réels et tangibles pour tenter d'aider les gens à améliorer leur sort et à se sortir de l'exploitation.

Je veux juste terminer en citant, si vous le voulez bien, un des témoins qui a comparu. Voici ce qu'elle a dit :

Pour la vaste majorité des femmes qui s'adonne au commerce du sexe, la prostitution n'est pas un choix de carrière. La vie leur offre peu d'options. La prostitution fait que ces femmes sont presque toujours victimes de violence.

C'est à cette crainte, à cette violence sous-jacente que nous devons continuer de nous attaquer. C'est, à la base, ce que ce projet de loi vise à accomplir. C'est ce que les programmes, le financement et les réseaux de soutien feront, mais ne vous y trompez pas : il faudra du temps et un effort colossal pour prévenir la prostitution et permettre aux gens de s'en sortir.

Le président : Monsieur le ministre, je vous remercie d'être venu tôt et d'être resté plus longtemps afin de permettre aux sénateurs qui souhaitaient vous poser une question directement l'occasion de le faire. Nous vous en sommes fort reconnaissants. Voulez-vous faire un dernier commentaire?

M. MacKay : Si je le puis, monsieur le président, j'aimerais simplement vous remercier d'être ici et de prendre les devants. Je sais qu'il s'agit d'efforts préliminaires et que vos travaux vont se poursuivre.

Mais avec votre permission, je voudrais déposer ce document technique qui fournit de plus amples renseignements. Nous l'avons remis au comité de la Chambre des communes et j'aimerais que vous puissiez en profiter aussi.

Le président : Merci beaucoup. Nous apprécions cette attention. Nous laisserons le ministre partir, puis nous poursuivrons la séance avec les représentants du ministère de la Justice.

Je rappelle aux membres du comité que nous entendrons maintenant Donald Piragoff, sous-ministre adjoint principal, Secteur des politiques; Nathalie Levman, avocate, Section de la politique en matière de droit pénal; et Carole Morency, directrice générale et avocate générale principale, Section de la politique en matière de droit pénal, du ministère de la Justice. Nous vous remercions de comparaître aujourd'hui.

Le sénateur Baker : Merci, monsieur le président, et bienvenue aux témoins. Je vous félicite pour l'excellent travail que vous faites au ministère.

Ma question porte sur la forme du projet de loi. Comme la Cour suprême a indiqué dans sa décision que les temps ont changé, nous évoluons et différentes questions influent sur les lois. Le monde de la législation est en constante évolution. C'est un processus fluide.

J'ignore si vous pouvez répondre à la question suivante, mais quand j'ai vu le projet de loi du ministère, j'ai été frappé par les références répétées aux histoires illustrées de crime. Au paragraphe 164(1) proposé, on peut lire ce qui suit :

[...] est obscène ou est une histoire illustrée de crime au sens de l'article 163;

Ce dernier définit une histoire illustrée de crime comme une publication, fictive ou non, où figurent des actes de violence. Je paraphrase. Je tourne la page et trouve trois références aux histoires illustrées de crime à la page 4 du projet de loi.

Je sais que le seul litige relatif aux histoires illustrées de crime concerne l'affaire que la Cour d'appel du Manitoba a entendue au sujet de la bande dessinée de Dick Tracy, et les tribunaux se sont servis de ces dispositions. Il s'agit d'un domaine circonscrit du droit qui ne concerne pas la prostitution ou quoi que ce soit qui est considéré comme obscène, mais simplement les bandes dessinées. Il en est pourtant question dans le présent projet de loi. Je sais que vous ne modifiez pas la loi, mais vous la répétez.

Le ministère de la Justice dispose-t-il d'un processus permettant de corriger ces reliques des années 1940? Dans le monde d'aujourd'hui, la violence dans les bandes dessinées est un sujet comique.

Pour ma part, j'ai été outré quand j'ai vu cette répétition continuelle d'histoires illustrées de crime dans le projet de loi. Pouvez-vous répondre à cette question?

Nathalie Levman, avocate, Section de la politique en matière de droit pénal, ministère de la Justice Canada : Ce projet de loi porte sur la publicité de services sexuels, et ces dispositions visent à ajouter cette forme de publicité aux dispositions qui autorisent son retrait ou d'autres mesures. L'objectif ne consistait pas à modifier substantiellement les dispositions. Ce que vous voyez, c'est le passage « publicité de services sexuels » inséré dans la disposition actuelle. Cela ne concerne pas les histoires illustrées de crime; elles étaient simplement là.

Le sénateur Baker : Les rédacteurs du projet de loi avaient l'occasion d'éliminer un élément de la loi qui, de nos jours, est plutôt comique. Y a-t-il des dispositions qui vous permettent de corriger ces passages du Code criminel qui ne devraient pas être répétés, comme c'est le cas dans le projet de loi?

Donald Piragoff, sous-ministre adjoint principal, Secteur des politiques, ministère de la Justice Canada : Sénateur, le cabinet a autorisé les fonctionnaires à modifier le Code criminel pour s'attaquer à la prostitution et aux problèmes afférents. Il ne les a pas autorisés à modifier la loi en ce qui concerne les bandes dessinées. C'est le processus.

Quand ils examinent une disposition, les fonctionnaires ne peuvent pas tout bonnement se dire : « Oh, je pense que c'est désuet et devrait être éliminé. » Il revient au gouvernement et au Parlement de nous autoriser à le faire. C'est peut- être un exemple d'un bon projet de loi qu'un député ou un sénateur pourrait déposer.

La sénatrice Batters : Certains Canadiens ont dit ne pas bien comprendre le fait que le projet de loi C-36 criminalise l'achat de services sexuels pour la première fois au Canada, alors que, dans la plupart des cas, il accorde l'immunité à celle qui vend ces services sexuels, à savoir la prostituée. Pour que les gens puissent mieux comprendre, pourriez-vous expliquer l'application asymétrique du droit pénal en l'espèce et nous donner des exemples de situations semblables déjà existantes?

Mme Levman : Le meilleur exemple à ma connaissance serait l'article 212.4 du Code criminel qui criminalise l'obtention de services sexuels auprès de mineurs.

Le nouvel article 286.1 est calqué sur cet article 212.4 existant. Il s'inspire de la même approche en criminalisant l'acheteur du fait qu'il crée la demande à l'origine de la pratique d'exploitation, mais épargne la personne qui vend des services sexuels parce qu'on la considère comme une victime de la transaction. C'est suivant la même logique que l'on criminalise l'achat, mais non la vente.

La sénatrice Batters : D'un point de vue technique, pouvez-vous nous dire dans quelle mesure le projet de loi C-36 répond aux préoccupations soulevées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Bedford concernant la sécurité des prostituées?

Mme Levman : Il répond de différentes manières aux préoccupations touchant la sécurité, et pas uniquement à celles soulevées par la Cour suprême du Canada. Il s'attaque en effet aux questions plus générales entourant la sécurité et les aspects sociaux qui ont été mentionnées ce matin par le ministre.

D'abord et avant tout, vu que l'on considère la prostitution comme étant fondamentalement une activité d'exploitation, il va de soi que l'on améliorera la sécurité si l'on en réduit l'incidence, car moins de gens y seront exposés.

Deuxièmement, rien n'empêche les personnes qui continueront de se livrer à cette activité de prendre certaines des mesures de sécurité énoncées dans l'arrêt Bedford de la Cour suprême du Canada. Le ministre vous en a d'ailleurs cité quelques-unes. À titre d'exemple, une prostituée peut vendre ses services sexuels dans un endroit précis, à l'intérieur; recourir à des services de protection; et négocier des conditions plus sûres pour la vente de ses services sexuels dans des endroits autres que ceux devant être utilisés par des enfants.

J'ajouterais que le projet de loi C-36 favorise également une plus grande sécurité en ciblant les exploiteurs — pas uniquement les proxénètes comme le Code criminel en vigueur, mais aussi l'acheteur, soit la personne qui crée la demande.

La sénatrice Jaffer : J'ai lu l'arrêt Bedford à plusieurs reprises et j'en retiens surtout le passage indiquant que la violence d'un client ne diminue en rien la responsabilité de l'État qui rend une prostituée plus vulnérable à cette violence. L'État a aussi la responsabilité de protéger les travailleuses du sexe.

Dans ce contexte, pouvez-vous me dire pourquoi vous n'avez pas jugé bon de traiter de la santé et de la sécurité de ces travailleuses dans le préambule du projet de loi. Le ministre a parlé à maintes reprises du projet concernant les jeunes. Cette problématique est abordée dans d'autres parties du Code criminel, et vous l'avez incluse dans certains articles, mais vous n'avez pas établi qu'un client qui retient les services d'un enfant de moins de 18 ans se rend coupable d'une infraction punissable par mise en accusation, plutôt que par voie sommaire.

J'ai une troisième question. Vous avez demandé au Centre d'excellence de la Colombie-Britannique pour le VIH- sida un rapport évalué par des pairs et la Pivot Legal Society a produit un rapport sur l'impact de la criminalisation des clients. Pouvez-vous nous communiquer les résultats de cette étude? Je crois que l'on s'est notamment penché sur la situation en Suède et en Norvège. Pouvez-vous nous dire quelles ont été les conclusions quant au modèle quasi identique au nôtre qui est appliqué dans ces deux pays? Permet-il de protéger les travailleuses du sexe?

Mme Levman : Vous avez posé plusieurs questions. Je vais débuter par la première.

En 2010, le gouvernement suédois a procédé à une évaluation de l'approche adoptée là-bas. On en a conclu que l'on avait effectivement réduit l'incidence de la prostitution. On vient tout juste de rendre publics les résultats d'une autre étude menée en Norvège. Le rapport est malheureusement rédigé presque entièrement en norvégien; il n'y a que quelques passages en anglais. J'ai cru comprendre que le gouvernement norvégien en est arrivé à des conclusions semblables.

Le document technique déposé ce matin par le ministre fait état de toutes les recherches de la sorte, ce qui vous permettra d'examiner le contexte international...

La sénatrice Jaffer : Je crois que vous avez mal compris ma question. Vous avez demandé à Pivot de produire un rapport à ce sujet, et j'aimerais en connaître les conclusions.

Mme Levman : Nous n'avons rien demandé à Pivot, mais je sais qu'ils ont effectivement mené une étude.

La sénatrice Jaffer : Qu'ont-ils dit à propos de la criminalisation?

Mme Levman : Je crois que leur étude portait sur les répercussions d'une politique mise en œuvre par le service de police de Vancouver pour cibler uniquement les clients en application de l'article 213. Cette étude qualitative a révélé que les travailleuses du sexe, il y en a une trentaine qui ont répondu, n'avaient pas l'impression d'être plus en sécurité grâce à cette politique. C'est mon interprétation, et ce n'est qu'une étude parmi tant d'autres. Je vous invite à consulter la portion du cahier technique qui traite des différentes études réalisées, souvent auprès d'échantillons plus vastes.

Vous avez parlé du caractère criminel de l'achat de services sexuels auprès d'un mineur. Cette infraction est obligatoirement considérée comme un acte criminel. Le paragraphe 286.1(1) traite de l'infraction commise lorsque des services sexuels sont achetés auprès d'un adulte, alors que le paragraphe 286.1(2) traite de l'infraction commise en achetant des services sexuels auprès d'une personne de moins de 18 ans. C'est une infraction obligatoirement punissable par voie de mise en accusation et entraînant l'application de diverses peines. C'est la même infraction déjà prévue à l'article 212(4) qui a été déplacée à la partie VIII du Code criminel pour rejoindre les autres infractions touchant la prostitution. Cette infraction obligatoirement punissable par voie de mise en accusation est assujettie à une peine maximale de 10 ans et à une peine minimale obligatoire de 6 mois pour un premier délit et d'une année pour les récidives.

M. Piragoff : Je vais répondre à votre première question, sénatrice. Vous avez cité l'arrêt Bedford concernant l'obligation pour l'État de ne pas rendre plus périlleuse la situation des prostituées dans la rue. Je peux vous assurer que nous avons tout fait dans ce projet de loi pour éviter de leur compliquer la vie ou de les exposer à des risques plus élevés. Comme la ministre l'indiquait, différentes mesures ont été prises à cette fin.

Je crois que c'est le sénateur Baker qui a posé la question au sujet des études déjà réalisées qui révèlent que les transactions s'effectuent de nouveau dans les ruelles étant donné qu'en vertu de la loi en vigueur, la travailleuse et l'acheteur de services sexuels sont tous les deux coupables lorsqu'ils communiquent entre eux pour conclure une telle transaction. On ne voulait pas le faire à découvert; on optait pour la clandestinité. On a fait valoir que cela forçait les gens à se rencontrer dans les ruelles, des endroits pas vraiment sécuritaires.

Les prostituées étaient contraintes à agir ainsi, car elles ne pouvaient pas travailler à partir de chez elles. Une fille ne pouvait pas utiliser son appartement, car celui-ci était considéré comme une maison de débauche dès la deuxième infraction. Ce projet de loi leur dit maintenant qu'elles n'ont plus à travailler dans la rue. Elles peuvent le faire dans la sécurité de leur foyer. Elles peuvent embaucher un garde du corps. Elles peuvent travailler avec une amie dans le même appartement. Deux personnes peuvent le faire en toute sécurité, pour autant que l'une d'elles n'exploite pas l'autre. Elles n'ont plus à travailler dans la rue. Et si elles choisissent tout de même de travailler à l'extérieur, il leur est également possible de faire appel à un garde du corps, en autant que ce ne soit pas quelqu'un qui les exploite, mais bel et bien une personne chargée d'assurer leur protection. De plus, une collègue ou une autre personne peut agir comme observateur et prendre en note les numéros de plaque.

Le projet de loi a expurgé la loi existante de bon nombre des éléments qui, d'après la Cour suprême du Canada, ont généralement pour effet de repousser la prostitution vers les zones à risque. Les prostituées peuvent travailler à l'extérieur. Si elles veulent travailler dans la rue, elles peuvent avoir recours à des gardes du corps et à des observateurs. La travailleuse du sexe pourra aussi trier ses clients car, contrairement à ce que prévoit le code en vigueur, elle ne commettra plus une infraction en communiquant avec eux pour les fins d'une transaction. Elle disposera du temps nécessaire. Le client ne peut pas nécessairement en dire autant, mais la travailleuse peut prendre tout le temps requis pour s'assurer que le client est recommandable. Elle n'a plus à sauter rapidement dans sa voiture de crainte d'être appréhendée, parce que cela n'est plus possible.

Le président : Je vous ai déjà accordé du temps additionnel. Sénateur McIntyre.

Le sénateur McIntyre : Merci à tous les trois de votre présence aujourd'hui. J'aimerais simplement poursuivre dans le sens de l'intervention du sénateur Baker concernant la forme du projet de loi.

Le projet de loi C-36 comporte un préambule et 49 articles. Certains de ces articles apportent des modifications corrélatives à d'autres lois en reprenant des infractions prévues au Code criminel dans la Loi sur la défense nationale et en proposant des changements d'ordre technique ou linguistique, des reformulations, tout ça dans le but de préciser l'intention du législateur. Je constate également que plusieurs articles de la loi sont modifiés pour tenir compte des infractions créées par ce projet de loi dans des listes d'infractions existantes, notamment concernant le registre des délinquants dangereux et les échantillons d'ADN.

Êtes-vous satisfaits de ce projet de loi que vous avez rédigé? Je ne vous demande pas si vous êtes d'accord ou non avec le projet de loi, mais bien si vous êtes satisfaits de la manière dont il a été rédigé. Si je pose la question, c'est que certains termes ne sont pas définis dans le projet de loi, comme par exemple les « services sexuels » et la notion d'« endroit public ». Pouvez-vous me dire ce que vous en pensez?

Mme Levman : Merci pour cette question.

Oui, j'ai la conviction que les formulations et les termes utilisés dans ce projet de loi vont tout à fait dans le sens du droit canadien, et je vous invite à nouveau à consulter le document technique où vous trouverez même la jurisprudence permettant d'interpréter certaines de ces formulations. Par exemple, l'expression « services sexuels » se trouve au paragraphe 212(4) déjà en vigueur, et il existe un imposant corpus législatif permettant d'en interpréter le sens. On la situe dans le contexte de la prostitution, tout en laissant aux tribunaux une certaine marge de manœuvre pour s'adapter aux nouvelles formes que cela peut prendre. J'estime que les tribunaux ont ainsi une norme très claire à appliquer. Des expressions comme « endroit public » et « situé à la vue du public » existent déjà dans le code. Il y a une jurisprudence qui en permet l'interprétation. En fournissant une définition de ces expressions, on pourrait miner la valeur de la jurisprudence disponible, alors qu'elle n'a jamais été litigieuse et n'a pas causé de difficultés aux tribunaux chargés de l'appliquer.

C'est toujours ainsi que l'on fonctionne pour la rédaction des lois. Lorsqu'on utilise de nouvelles expressions, il vaut mieux les définir s'il n'existe pas de jurisprudence à cet effet. Mais si la jurisprudence est disponible, on peut décider de la laisser en place pour que les juges puissent continuer à s'en servir pour interpréter les expressions en cause.

Le sénateur Joyal : Monsieur Piragoff, j'aimerais poursuivre dans le sens de la réponse que vous avez donnée tout à l'heure à la sénatrice Jaffer concernant l'article 286.5. Étant donné qu'une prostituée s'adonne à une activité légale dans le contexte que vous venez de décrire, comment expliquez-vous que l'on puisse tenir criminellement responsable une autre personne participant à cette activité jugée légitime?

M. Piragoff : Si vous vous en remettez au libellé de l'article auquel vous faites référence, sénateur Joyal, vous verrez que nul ne peut être poursuivi. On ne dit pas que personne ne commet une infraction ou que nul ne peut être tenu criminellement responsable. On indique que personne ne peut être poursuivi dans les circonstances énoncées. Il y a donc immunité contre toute poursuite. Cela ne veut pas dire que l'individu en question ne participe pas à une activité illégale.

C'est la même chose que pour un trafiquant de drogues. Il vend des stupéfiants, ce qui est une activité criminelle. Celui qui en achète ne commet toutefois pas un crime. Il n'existe pas d'infraction pour l'achat de drogue, mais c'est tout de même une activité criminelle. L'acheteur pourrait toutefois être accusé d'aider ou d'encourager ce trafic, ou encore de complicité s'il achète de grandes quantités de drogue. C'est pourquoi l'article indique également que nul ne devrait être poursuivi pour avoir aidé ou encouragé une personne à perpétrer une infraction ou en avoir été le complice. Il y a une nuance par rapport à l'absence de toute responsabilité.

Il y a bien d'autres exemples d'infraction dont l'application est asymétrique. Si une personne conseille à un enfant de 10 ou 11 ans de commettre une infraction, cette personne peut être accusée à ce titre, mais l'enfant ne le sera jamais. Il y a beaucoup de cas de figure semblables où une personne bénéficie de l'immunité pendant que l'autre est trouvée coupable.

Le sénateur Joyal : Il faut toutefois constater que l'on empêche une personne de gagner légitimement sa vie en criminalisant l'achat de ses services dans un tel contexte. À mon sens, la situation est totalement différente lorsqu'un proxénète recrute des clients en quête de faveurs sexuelles, car on peut dès lors considérer qu'il existe un lien de complicité entre celui qui sert d'intermédiaire et celle qui accepte une telle relation.

Lorsqu'une prostituée exerce son droit d'offrir des services sexuels à une personne consentante et ayant l'âge légal de les acheter, je ne vois pas comment la criminalisation du client dans ces circonstances pourrait survivre à une contestation judiciaire.

M. Piragoff : Je crois que le ministre a déjà répondu à la question. L'acheteur est criminalisé du fait que son comportement favorise une situation d'exploitation. Le ministre vous a donné les différents motifs justifiant une telle considération et l'individu est donc reconnu coupable en raison de son comportement. Il n'est pas coupable à l'égard des agissements de la personne qui vend des services sexuels. Il est coupable du fait qu'en achetant ces services, il contribue à maintenir la personne dans un secteur d'activité que le gouvernement juge néfaste, ce qui en fait une victime aux yeux du gouvernement.

En fin de compte, c'est une décision de politique publique qui va plus loin que la seule logique de la loi. Veut-on favoriser un accroissement de la prostitution au Canada ou plutôt agir de façon dissuasive et en réduire l'incidence? Une fois que vous avez pris une décision en ce sens, vous disposez de certaines options juridiques pour en assurer l'application.

Le sénateur Joyal : Vous nous ramenez encore une fois à l'arrêt Bedford concernant l'article 7. Dans ce contexte bien particulier de l'article 286.4, je suis d'avis, comme vous l'avez bien exprimé dans une réponse précédente, qu'il n'existe pas de fondement juridique permettant d'établir la criminalité de l'acheteur d'un service légitimement offert en vertu de l'article 286.5.

Si de telles accusations étaient portées contre moi, j'en contesterais la constitutionnalité. Si une personne offre un service reconnu comme tout à fait légal dans des circonstances bien précises, je ne peux pas être trouvé criminellement responsable de m'être porté acquéreur de ce service.

M. Piragoff : Ce n'est pas un service légitime offert de bon droit. C'est un service qui ne peut pas entraîner de poursuites en vertu du projet de loi. Ce n'est pas la même chose.

Le sénateur Joyal : Reste quand même, comme je l'ai déjà indiqué, qu'une personne offre de plein gré un service dans le contexte que je viens de décrire, en fait la promotion au moyen d'une offre directe, envoie son chauffeur cueillir le client tout en ayant son garde du corps à la porte de son appartement privé. Toutes ces personnes prennent part à l'activité en étant, comme vous l'avez souligné, à l'abri des poursuites. Ils participent tout de même à l'activité et sont tout à fait au courant de ce qui se passe. Il en va de même du propriétaire de l'immeuble. En revanche, la personne qui paie le montant prévu pour le service offert pourrait faire l'objet d'accusations criminelles. Je ne vois pas vraiment comment on peut criminaliser qui que ce soit pour une activité qui respecte tout à fait les dispositions du projet de loi.

Mme Levman : D'un point de vue juridique, je crois qu'un acte criminel est tout de même commis parce qu'on se rend coupable de l'une des infractions prévues en matière de prostitution. Si l'article 286.5 met ces personnes à l'abri des poursuites, c'est simplement dû au fait que le projet de loi C-36 considère qu'il s'agit de victimes ayant besoin d'aide, mais il n'affirme pas pour autant que leurs actions sont légales. Il ne favorise pas la vente.

Le sénateur McInnis : Merci beaucoup.

Je ne sais pas dans quelle mesure vous êtes au fait des sondages qui sont réalisés, mais j'aimerais que vous nous parliez du processus consultatif mené par le ministère de la Justice. Le sénateur Baker a parlé d'un sondage qui a donné un résultat de 50-50; je crois que c'était Ipsos Reid, mais je n'en suis pas certain. Le sondage a été mené auprès d'un échantillon aléatoire correspondant à 4 p. 100 ou environ dans toutes les régions du pays.

Je crois que vous avez mis en ligne un document et toute une série de questions. Pour poser vos questions, vous avez utilisé une page web, Twitter et différents autres mécanismes. Je crois que 31 000 personnes vous ont répondu. Cinquante-six pour cent ont indiqué que l'achat de services sexuels auprès d'un adulte devrait être une infraction criminelle, alors que 44 p. 100 sont d'avis contraire. Pour ce qui est de la vente de tels services par un adulte, 66 p. 100, soit 17 801 répondants, ont dit que cela ne devrait pas être considéré comme criminel, alors que 34 p. 100 croyaient l'inverse. En réponse à une autre question, 62 p. 100 ont souligné qu'une personne tirant un avantage économique de la prostitution d'un adulte commet une infraction criminelle. Il y en avait donc 38 p. 100 qui n'étaient pas de cet avis.

J'estime cet effort de consultation tout à fait louable de votre part. J'aimerais tout de même savoir ce que vous en pensez. La plupart du temps, les gouvernements essaient d'adopter des lois qui conviennent à la majorité des Canadiens. Sinon, c'est à leurs risques et périls. Il arrive que l'on doive mettre en œuvre des lois sans que la majorité soit d'accord, mais on s'efforce généralement de le faire.

Pouvez-vous nous parler de cet effort de consultation que vous avez déployé? J'ai simplement posé la question en présumant que vous étiez des experts en sondages.

Mme Levman : Le processus de consultation a duré un mois. Les réponses obtenues figurent parmi les nombreux facteurs pris en compte dans l'élaboration de ce projet de loi. Nous ne nous sommes donc pas limités à cette consultation publique. Il va de soi que l'arrêt Bedford a revêtu une importance capitale, tout comme la jurisprudence et les travaux de recherche disponibles. Le gouvernement souhaitait connaître l'opinion des Canadiens quant à la forme que devrait prendre la loi et les résultats démontrent, malgré qu'un taux de 56 p. 100 ne puisse être considéré comme une majorité écrasante, qu'ils sont favorables à l'approche adoptée avec le projet de loi C-36.

M. Piragoff : Il y a une distinction à faire entre les sondages d'opinion publique et les consultations. Le sondage s'effectue sur le vif, au moyen d'un appel téléphonique. On ne fournit aucun renseignement contextuel; c'est une opinion non informée qui est exprimée. On demande l'avis des gens, et ils répondent ce qui leur vient à l'esprit en indiquant s'ils sont d'accord ou pas. Voilà pour le sondage d'opinion.

Comme vous l'avez indiqué, une consultation c'est toute autre chose. C'est un processus davantage fondé sur l'information. Nous avons mis en ligne un document de deux ou trois pages au sujet des différentes options qui existent sur la planète. La décriminalisation est l'une de ces options, tout comme le modèle nordique et l'interdiction à proprement parler. Il y a une certaine forme de stimulation, car les répondants sont mieux informés. Le hic c'est que les gens qui répondent à ce type de consultations en ligne s'intéressent sans doute déjà à la question du fait qu'ils ont choisi de visiter le site. Les données sont un peu faussées, car il s'agit de répondants déjà intéressés par la question en cause. Lors d'un sondage, les questions sont posées directement sans fournir d'information, mais on obtient un échantillon plus représentatif de la population, car on ne se limite pas seulement aux gens déjà intéressés par le sujet.

Bien qu'il s'agisse de deux techniques différentes, on constate que les chiffres sont assez proches, en général. On relève certains écarts, mais essentiellement, les résultats sont très semblables. Que ce soit dans le cadre de consultations ou de sondages d'opinion publique, on a tendance à obtenir des résultats comparables. Est-ce le cas du point de vue statistique? Je l'ignore. Je ne suis pas un expert en la matière, mais si vous examinez les chiffres, vous verrez qu'ils sont assez proches.

Le sénateur Plett : J'ai une autre question. Je n'ai pas lu les questions du sondage, mais avez-vous demandé aux gens s'ils approuvaient ou non l'arrêt Bedford?

Mme Levman : Non. Comme M. Piragoff l'a dit, le questionnaire renfermait des renseignements généraux, notamment de l'information sur l'arrêt Bedford et sur les différentes approches politiques en matière de prostitution, mais ce qu'on voulait surtout, c'est savoir comment les répondants envisageaient la loi, et non pas solliciter leurs opinions sur des décisions rendues par les tribunaux.

Le sénateur Plett : Merci.

Le président : Comme il nous reste quelques minutes, nous procéderons rapidement à une deuxième série de questions.

Le sénateur Baker : Je vais cesser de revenir à cette histoire illustrée de crime et je vais passer à autre chose. Je me demande pourquoi on n'a pas supprimé cette référence. Cela me dépasse.

Monsieur Piragoff, à mon avis, votre exemple du trafiquant de drogues n'est pas valable puisque vous dites qu'il n'est pas illégal de se procurer de la drogue. Bien sûr que c'est illégal. Les gens peuvent être accusés de possession en vertu d'un différent article du Code criminel.

Je crois que ce que le sénateur Joyal essaie de dire, c'est qu'il est difficile de concevoir une situation où une personne peut être accusée de participer à un acte légal. Autrement dit, l'acte de se prostituer, comme vous l'avez décrit et comme le ministre l'a décrit, n'est pas un acte illégal.

Vous dites que la personne ne sera pas poursuivie, qu'elle est à l'abri de toute poursuite. La décision d'intenter des poursuites revient tout d'abord à la police, puis à la Couronne. C'est ainsi que fonctionne notre système au Canada. Par conséquent, suite à l'adoption de ce projet de loi, on pourrait lancer un mandat de perquisition ou utiliser des dispositifs d'écoute dans l'appartement d'une prostituée dans le cadre d'une enquête. Les Canadiens vont trouver cette situation très bizarre. Vous rendez la prostitution de facto illégale, mais il est légal de se prostituer. L'acte de prostitution est toujours légal. C'est plutôt bizarre. L'inégalité de facto de la prostitution est une manière détournée.

Y a-t-il quelque chose dans l'histoire du Canada qui nous explique pourquoi le Canada a décidé, en 1869, de ne pas criminaliser l'acte de prostitution dans le Code criminel, pourquoi on a pris diverses mesures dans le Code criminel pour rendre l'acte illégal de manière indirecte alors qu'il est encore légal sur le plan juridique?

M. Piragoff : Je ne partage pas votre avis, sénateur. Il s'agit d'un acte illégal, sauf pour la disposition qui accorde l'immunité. Même si la loi pénalisait seulement l'achat de services sexuels, le vendeur pourrait également participer à cette transaction, toutefois, le projet de loi C-36 prévoit explicitement que cette personne ne peut être poursuivie pour cette raison.

Sans cette disposition d'immunité, une travailleuse du sexe pourrait être complice, tout comme un acheteur de drogues pourrait l'être, et c'est de cette façon que les acheteurs se font prendre puisqu'ils achètent une grande quantité. En plus d'être en possession de drogues, ils peuvent être accusés de trafic.

C'est la même chose ici. Il y a une différence entre dire « nul ne commet une infraction si » et, « nul ne peut être poursuivi si. » L'expression « nul ne peut être poursuivi si », qui est le libellé utilisé, sous-entend qu'un crime peut avoir été commis mais qu'on ne poursuivra pas la personne, qui est au fond une victime. Ces personnes n'ont pas besoin d'être poursuivies en justice. Elles devraient être considérées comme des victimes. Elles doivent trouver des moyens de se sortir de ce milieu. Elles doivent suivre des programmes d'aide, et ce n'est pas en les poursuivant qu'on va les aider.

Le président : Il reste trois ou quatre minutes.

Le sénateur Joyal : Pourriez-vous nous expliquer davantage le paragraphe 286.2(4), qui est une autre exception à ce projet de loi? Cette exception s'applique à quiconque reçoit l'avantage matériel dans le cadre d'une entente de cohabitation légitime, en conséquence d'une obligation morale ou légale de la personne qui rend ces services sexuels, ou en contrepartie de la fourniture de biens ou services qu'il offre à la population en général, et ainsi de suite.

Pourriez-vous nous expliquer le but de cette exemption dans le contexte de la discussion que nous venons tout juste d'avoir?

Mme Levman : Vous décrivez ici la disposition qui énonce les exceptions prévues par la loi à l'infraction concernant l'avantage matériel. Trois de ces quatre exceptions reposent sur la jurisprudence qui interprète l'infraction de proxénétisme. Dans l'affaire Grilo, la cour a jugé que les personnes ayant conclu des ententes de cohabitation légitime avec des personnes qui vendent des services sexuels ne peuvent être accusées de vivre des produits de la prostitution à moins qu'il y ait eu une certaine forme d'exploitation. C'est la décision qu'a rendue la Cour d'appel de l'Ontario dans l'affaire Grilo. Le document qui explique ces exceptions législatives renvoie d'ailleurs à cette décision.

L'exception liée à l'obligation légale et morale découle également de l'affaire Grilo : aider financièrement une personne à charge qui n'habite pas avec vous, par exemple lui donner un cadeau, et cetera. Encore une fois, les travailleurs et travailleuses du sexe peuvent interagir avec d'autres personnes comme vous et moi sans qu'on ne leur impose une responsabilité criminelle.

La troisième exception découle notamment d'une affaire portée devant la Chambre des lords, en 1962. Dans l'affaire Shaw, on a conclu que si vous êtes un comptable, par exemple, et que l'un de vos clients vend des services sexuels, vous avez le droit de vous faire payer pour vos services, pourvu qu'ils soient offerts selon les mêmes conditions que pour n'importe qui d'autre.

La quatrième exception résulte directement de l'arrêt Bedford. Si une travailleuse du sexe craint pour sa vie, par exemple, elle peut embaucher un ami, une connaissance ou quiconque offre ce type de services de protection de façon plus informelle, non pas Pinkerton ou Brinks, puisque ces services sont couverts dans la troisième exception, pourvu qu'il ne lui conseille pas de rendre de tels services sexuels ni ne l'y encourage et que l'avantage reçu soit proportionnel à la valeur de ces biens ou services. Au même titre que moi, ces personnes peuvent ne pas se sentir en sécurité et ont le droit d'embaucher quelqu'un pour les protéger.

La sénatrice Jaffer : Pourriez-vous nous dire pourquoi la santé et la sécurité des travailleuses du sexe n'ont pas été mentionnées dans le préambule du projet de loi?

Mme Levman : Dans le préambule, il est question de l'exploitation inhérente à la prostitution et de l'importance qu'il y a à protéger la dignité humaine et l'égalité, compte tenu du préjudice social causé par la marchandisation des femmes. Je pense que les concepts de la santé et de la sécurité en font partie intégrante.

Le président : Je remercie nos témoins de nous avoir consacré leur temps aujourd'hui. Nous vous en sommes très reconnaissants.

Pour ce qui est de notre prochain groupe de témoins, nous accueillons Kim Pate, directrice générale de l'Association canadienne des Sociétés Elizabeth Fry; Michèle Audette, présidente de l'Association des femmes autochtones du Canada, ainsi que Teresa Edwards, directrice des affaires internationales et des droits de la personne, Robert Hooper, président du conseil d'administration de Walk With Me Canada, ainsi que Timea E. Nagy, fondatrice et intervenante de première ligne pour les soins aux victimes.

Madame Audette, il semble que vous allez commencer. Chaque organisation disposera de cinq minutes. Est-ce ce qui était prévu? Aviez-vous prévu que chaque personne dispose de cinq minutes? Je ne sais pas comment vous entendez procéder. Cinq minutes par organisation. Tout le monde est d'accord? Je ne vois aucune réaction ici.

Le sénateur Baker : Ou plus.

Robert Hooper, président du conseil d'administration, Walk With Me Canada : Nous pensions que nous avions cinq minutes chacun, mais nous pouvons prendre cinq minutes au total, si vous préférez.

Le président : C'est la règle générale. Je peux faire preuve d'un peu de souplesse, mais nous voulons accorder le plus de temps possible aux sénateurs afin qu'ils puissent poser leurs questions et obtenir des réponses. Nous allons commencer par Mme Audette.

[Mme Audette s'exprime dans sa langue maternelle.]

[Français]

Michèle Audette, présidente, Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) : Je remercie les gens ici présents, et nos collègues, qui vont débattre, je l'espère dans un esprit ouvert, un sujet qui pèse lourd sur les femmes autochtones. Tout d'abord, je travaille énormément pour l'Association des femmes autochtones du Canada. C'est une passion, mais je suis aussi une mère de cinq enfants qui est extrêmement préoccupée du présent et de l'avenir de mes fils et surtout de mes jeunes jumelles.

Merci aussi pour cette invitation. Nous allons réitérer nos préoccupations sur ce sujet d'actualité et vous faire part de solutions dans l'espoir que les femmes autochtones ne soient pas les grandes oubliées de ce projet de loi.

Les femmes au Canada méritent justice, protection, sécurité et dignité. L'Association des femmes autochtones du Canada a œuvré depuis 1974 auprès des provinces et des territoires dans lesquels nous avons des organisations sœurs qui ont aussi des réseaux directement liés aux communautés.

En tant que femme innue, j'habite dans ma communauté au quotidien. Je peux vous dire que, tous les jours, nous entendons et voyons cette violence à laquelle nous faisons face, que nous la touchons et que nous y goûtons. Nos sens sont malheureusement éveillés à ces conditions de vie inacceptables.

Vous savez que l'extrême pauvreté existe aussi au sein des communautés autochtones et que ce sont surtout les femmes qui sont grandement touchées par cela. Le placement de nos enfants est une réalité très présente. D'ailleurs, les premiers ministres, lors de la rencontre à l'Île-du-Prince-Édouard, il y a deux semaines, en ont fait une priorité.

Pourquoi est-ce que je parle du placement d'enfants? Vous avez entendu parler, malheureusement, de l'histoire de Tina Fontaine, une jeune fille de 15 ans qui, elle aussi, a malheureusement été placée dans une famille d'accueil et que l'on a retrouvée morte dans un sac de poubelles près d'une rivière. Ce sont des choses qui doivent prendre fin au Canada.

Nous savons aussi que, dans cette même région, et ce, chaque semaine, nous entendons parler d'une jeune fille qui est portée disparue ou retrouvée morte. On parle des jeunes filles autochtones. Vous avez sûrement vu au journal télévisé de CBC News, The National, d'anciens membres de gangs de rue, hommes ou garçons, affirmer que les femmes autochtones et les jeunes filles en fuite ou placées en famille d'accueil étaient des cibles faciles pour le trafic humain, la prostitution et l'industrie du sexe. Cela fait de nous des femmes et des jeunes filles extrêmement vulnérables.

Nous avons aussi fait des recherches, de l'écoute, de la mobilisation, des rencontres avec des femmes qui sont malheureusement encore dans ce milieu ou qui ont réussi à s'en sortir. La forte majorité d'entre elles, sinon toutes, ont dit que ce n'était pas un libre choix, ce n'était pas une décision consentante, mais une action pour laquelle elles n'ont pas eu un mot à dire, dans laquelle elles ont été forcées, au risque d'être menacées de mort si elles voulaient s'en sortir.

Le trafic humain peut commencer à partir de 7 ans jusqu'à 12 ans dans nos communautés autochtones. Ces communautés font partie du Canada. Nous en sommes tous et toutes responsables. La plupart de ces jeunes filles que nous avons rencontrées, maintenant des femmes et des grands-mères, nous disent avoir été extrêmement touchées par la violence au sein de leurs communautés, mais aussi au sein de la communauté canadienne. Les femmes qui ont travaillé dans l'industrie du sexe ou de la prostitution ont été elles aussi victimes de leur « pimp », leur « john » ou de celui qui les marchandait, et elles ont été affectées par cela.

Je le répète, il est important, pendant les quelques minutes qu'il nous reste, de préciser que ces femmes n'ont pas eu le choix. On a posé de nouveau la question suivante à ces femmes : « Si vous aviez le choix, pour le même montant d'argent, le referiez-vous? » La réponse a été catégorique : non! Il est important de vous rappeler que vous avez le pouvoir législatif de protéger les femmes autochtones, le pouvoir de choisir la tolérance zéro quant à la violence sexuelle, la tolérance zéro quant à l'exploitation sexuelle des jeunes filles et des femmes autochtones, et de ne pas les criminaliser pour cela. La plupart des femmes autochtones se retrouvent en prison pour la malheureuse raison de vivre dans une extrême pauvreté, de vouloir se nourrir et nourrir leur famille. Peut-être que la prostitution a été un choix imposé qui a permis de nourrir la famille.

Trouvons ensemble des solutions qui feront que l'on sorte de la pauvreté, que l'on ait des logements adéquats et que les fonds pour ce faire puissent être adaptés, en tenant compte de la culture, aux femmes autochtones du Canada.

Je vous remercie infiniment pour ces quelque cinq minutes.

[Traduction]

Le président : Madame Pate, si je ne me trompe pas, vous êtes la suivante. Vous pouvez commencer.

Kim Pate, directrice générale, Association canadienne des Sociétés Élizabeth Fry : Merci, monsieur le président, et mesdames et messieurs, les membres du comité. Je tiens tout d'abord à reconnaître le territoire traditionnel sur lequel nous avons le privilège de nous rassembler aujourd'hui, c'est-à-dire le territoire algonquin. Je crois qu'il est essentiel, que ce soit dans le cadre de cette étude ou d'autres études, de reconnaître les conséquences de la colonisation sur nos peuples autochtones. Au cours des 30 dernières années, j'ai eu le privilège, l'occasion et, surtout, la responsabilité de travailler dans des prisons pour femmes, auprès de jeunes femmes et d'enfants, et même dans des prisons pour hommes.

Je travaille auprès de femmes qui ont été marginalisées, victimisées, criminalisées et institutionnalisées. Même si mon travail n'a jamais été d'intervenir auprès de personnes du milieu de la prostitution, c'est ce qu'il est devenu en gros. Mon travail me ramène tous les jours devant ce problème. Je n'ai jamais eu l'intention de défendre cette cause. Et pourtant, toutes les personnes que j'ai rencontrées, particulièrement depuis que je travaille auprès des femmes incarcérées, ont été touchées directement ou indirectement par cet enjeu.

On doit considérer la prostitution telle qu'elle est. Pour moi, c'est un problème fondamental d'égalité et de violence envers les femmes.

J'aimerais revenir sur ce qu'on a vu et entendu dans les médias à ce sujet. Les discussions et les rapports médiatiques sur la question créent des divisions, au point où, particulièrement dans les médias sociaux, il y a eu des commentaires méprisants, irrespectueux et nuisibles envers les femmes qui se sont déjà adonnées à la prostitution et qui ne sont pas en faveur de la décriminalisation complète. Je pense que c'est regrettable, répréhensible et inadmissible.

Ces discussions et ces débats irrespectueux, qui sont devenus violents, témoignent, à mon avis, de la difficulté que nous avons à aborder cette question. J'encourage tous ceux qui travaillent dans ce dossier à reconnaître l'objectif commun sur lequel nous nous sommes entendus et à poursuivre cet objectif.

Quant aux commentaires selon lesquels nous n'avons pas suffisamment discuté de la question, d'après mon expérience, c'est la première fois, au cours des 10 dernières années, qu'on discute autant d'un projet de loi criminel, à part peut-être le projet de loi sur le registre des armes à feu. Il serait donc inapproprié de dire qu'on n'a pas tenu de débats assez approfondis sur la question.

Rappelons-nous de qui il est question ici. On parle des femmes qui sont les plus désavantagées et les plus marginalisées de toutes. Les prostituées ne sont pas des femmes qui viennent d'un milieu où elles estiment avoir des choix précis, mais des femmes qui sont forcées de se prostituer parce qu'elles n'ont pas d'autres options. Pour survivre dans ce milieu, elles doivent de plus en plus faire face à des environnements inhospitaliers, autant dans l'industrie de la prostitution que dans la collectivité, lorsqu'elles ne s'adonnent pas à la prostitution.

Nous devrions tous être d'accord pour dire qu'il faut absolument mettre fin à la violence envers les femmes et les jeunes filles. Il faut que ce soit notre point de départ : veiller à ce que la violence faite aux femmes et aux filles soit éradiquée et garantir l'égalité à toutes les femmes et les filles, notamment en appuyant toutes les mesures à cet effet.

Avant le dépôt de ce projet de loi, si trois hommes et non trois femmes avaient porté la question de la prostitution devant les tribunaux, je suis convaincue que nous ne serions pas ici en train d'avoir cette discussion. Les groupes de femmes et les groupes qui luttent pour l'égalité entre les sexes ne seraient pas aussi divisés si trois hommes avaient fait valoir leurs droits d'acheter le corps des femmes et leurs services sexuels dans un libre marché capitaliste.

Comme vous le savez, partout au pays, nous — notre organisation, nos organisations sœurs, y compris ceux qui présenteront un point de vue différent sur la question — mettons en place des programmes d'intervention précoce auprès des jeunes ainsi que des programmes au sein de la collectivité, et nous venons en aide aux sans-abri, aux toxicomanes ainsi qu'aux personnes ayant des troubles de santé mentale.

Nous estimons que la décriminalisation des femmes est essentielle à l'égalité des sexes. Nous considérons également qu'il est fondamental de mettre fin à la violence faite aux femmes — et nous croyons que ce projet de loi y contribuera. Nous voulons lutter contre la marchandisation des femmes et des jeunes filles pour atteindre une complète égalité. Il ne s'agit pas de moralité sexuelle ni d'orientation sexuelle, et ceux qui affirment que c'est un prolongement de ces débats essaient, à mon avis, de nous entraîner sur une autre voie.

Quelle est donc notre histoire? Les femmes et les jeunes filles n'ont pas toujours joui de l'égalité. Aux termes de la loi, nous sommes censées être égales aujourd'hui. Tout d'abord, on nous a dit que nous étions la propriété de nos époux ou de nos pères. C'est tout à fait aberrant et nous n'acceptons plus ces propos. En fait, les femmes sont maintenant considérées comme des personnes à part entière, qui ont le droit de voter, et qui sont censées être égales aux hommes en vertu de l'article 15 de notre Charte.

En 1983, on a clairement indiqué aux hommes que ce n'était pas parce qu'ils épousaient une femme qu'ils avaient le droit de la violer. On a donc fait avancer la cause de l'égalité des femmes en condamnant les hommes qui obligeaient leur femme à avoir une relation sexuelle avec eux. Certains d'entre vous se rappelleront de ce débat. Je m'en rappelle très bien. Il était scandaleux à l'époque qu'une femme puisse penser qu'elle n'était pas obligée de combler tous les besoins de son mari une fois mariée. Aujourd'hui, il serait scandaleux de penser l'inverse.

Nous avons maintenant une occasion d'exprimer clairement que pour assurer l'égalité des sexes, il ne faut plus accepter la marchandisation ou la vente des femmes pour des services sexuels puisque cela accroît l'inégalité.

Comment y arriver? Certains disent qu'il faut plus de sanctions légales, alors que d'autres disent qu'il faut les éliminer. La réalité, c'est que nous avons déjà des lois pour lutter contre la violence faite aux femmes et aux filles partout dans le monde. Ce n'est pas parce qu'on n'a pas éradiqué la violence à l'endroit des femmes que nous l'acceptons et que nous ne devrions pas prendre des dispositions qui l'interdisent. C'est essentiellement ce dont nous parlons lorsque nous disons qu'il faut décriminaliser les femmes, mais pas l'acte d'acheter et de vendre des femmes pour des services sexuels. Nous ne préconisons pas la décriminalisation de ces actes de violence contre les femmes et les filles, nous ne débattons pas de cela, et nous ne faisons pas de pressions à cette fin. D'ailleurs, je n'ai jamais entendu personne dire ça. Je pense que tout le monde serait d'accord pour dire que c'est inconcevable.

Le libre marché capitaliste n'est pas la réponse. Nous voulons mettre fin à la violence faite aux femmes. Nous craignons que le projet de loi renferme des dispositions qui pourraient continuer de criminaliser les femmes — notamment la disposition interdisant la publicité de services sexuels, la disposition criminalisant l'achat de services sexuels dans tout espace public où des enfants seraient susceptibles de se trouver, surtout lorsque la plupart des femmes dont il est question ici sont de pauvres mères monoparentales. Nous déplorons le manque de ressources affectées aux services sociaux. Nous sommes notamment en faveur d'un revenu de subsistance garanti ainsi que de services sociaux et de soins de santé adéquats. En outre, nous appuyons une disposition — qui ne fait pas partie du projet, mais qui devrait — selon laquelle tous ceux qui ont été déclarés coupables de prostitution devraient voir leur casier judiciaire blanchi de la même façon que...

Le président : Je vais vous arrêter ici.

Mme Pate : Merci. Je serai heureuse de répondre à vos questions.

Le président : J'essaie d'être le plus généreux possible afin que vous puissiez tous faire valoir votre point de vue au comité.

Monsieur Hooper, allez-y, je vous prie.

Robert Hooper, président du conseil d'administration, Walk With Me Canada : Je vais céder la parole à Mme Nagy.

Timea E. Nagy, fondatrice et intervenante de première ligne pour les soins aux victimes, Walk With Me Canada : Je vous remercie de me permettre de comparaître devant vous aujourd'hui. Je vais lire mon témoignage pour m'assurer de respecter le temps qui m'est alloué.

J'avais 20 ans lorsque des trafiquants m'ont forcée à travailler sur le marché du sexe, ici au Canada. J'ai réussi à m'enfuir et j'ai recommencé ma vie. Des années plus tard, mon conjoint s'est suicidé, et je me suis retrouvée dans la rue par une froide journée d'hiver sans chaussures ni argent. Je n'étais pas admissible à l'aide sociale du gouvernement. Comme je n'avais pas de famille pour m'aider, mes seules options étaient de devenir sans-abri ou de réintégrer l'industrie du sexe pour quelques mois, le temps de me remettre sur pied. J'ai donc décidé d'y retourner pendant trois mois. Chaque fois, ce n'était pas véritablement un choix de ma part et, chaque fois, j'ai subi la même chose, c'est-à-dire de la violence de la part des clients.

Je suis une survivante du trafic sexuel, une ancienne prostituée et la fondatrice d'un organisme qui vient en aide aux victimes de la traite de personnes à des fins sexuelles ici au Canada. Oui, ces victimes sont réelles. Notre dernière était âgée de 15 ans. Plus de 90 p. 100 des victimes que nous côtoyons ici au Canada sont des jeunes filles canadiennes qu'on force à se prostituer.

Je sais qu'il existe déjà des lois contre le trafic des êtres humains, mais elles ne s'attaquent pas à la cause profonde de la traite de personnes à des fins sexuelles — soit la demande de la part des clients. En fait, c'est très simple. Si on diminuait la demande et qu'il y avait moins d'acheteurs, il y aurait bien moins de victimes parce que les trafiquants feraient faillite. C'est aussi simple que ça. Si vous entrez dans un magasin et que vous ne trouvez pas ce que vous voulez, vous n'y retournerez plus.

S'il devient difficile d'acheter un produit, la demande va diminuer, c'est prouvé. En Suède, l'unité de lutte contre la prostitution a intercepté une conversation téléphonique d'un réseau européen de traite de personnes. Les trafiquants tentaient de déterminer où en Europe ils allaient expédier les femmes. Ils ont rapidement convenu de ne pas les envoyer en Suède, où les affaires vont mal en raison de l'absence de demande. Selon l'unité de lutte contre la prostitution, on a porté trois accusations de traite de personnes en 2013 dans la capitale. Nous en avons eu plus de 145 au Canada l'année dernière.

Ce projet de loi représente un grand pas en avant. Il cible enfin les vrais criminels — les clients et les proxénètes. J'entends les groupes en faveur de la prostitution clamer haut et fort : « Qu'en est-il de nous? Qu'en est-il des femmes qui sont dans l'industrie par choix? Il n'y a pas de proxénétisme, nous pratiquons ce métier de notre propre chef, et nous avons le droit de le faire en toute sécurité ». Je leur réponds : « Oui, absolument, mais d'après ce que vous dites, vous avez délibérément choisi d'exercer ce métier dangereux. Les victimes de la traite de personnes, quant à elles, n'ont pas pu prendre cette décision. Vous pouvez travailler seulement quatre heures par jour ou dix heures si vous le voulez. Vous pouvez choisir vos clients et refuser d'offrir certains services. Vous pouvez appeler la police si un client vous fait du mal. Les victimes de la traite de personnes n'ont pas ce luxe.

Le réel danger se passe lorsque vous êtes seule avec le client. Le fait de connaître son nom et son numéro de téléphone ou bien d'avoir une copie de son permis de conduire n'assurera pas votre sécurité. Du moins, cela ne m'a pas protégée par le passé.

Tant mieux si vous gagnez 2 000 ou 3 000 $ par mois et que vous arrivez à nourrir votre famille et à payer vos études. Tant mieux si vous avez le luxe, et surtout, la liberté de pouvoir être assise à cette table pour participer à ce débat. Les victimes n'ont pas cette chance.

Qu'en est-il des jeunes filles qui font l'objet de traite de personnes et qui doivent vivre et travailler dans des conditions horribles partout au Canada au moment où on se parle? Qu'en est-il de leur sécurité? De leur liberté? De leurs droits à la sécurité? Elles ne peuvent pas être ici aujourd'hui pour vous dire la vérité sur leurs clients et leurs proxénètes. Elles ne sont pas dans le milieu pour s'acheter une paire de chaussures à 1 000 $ ni pour payer leurs études. Elles ont été attirées, manipulées et sont détenues contre leur gré. Elles doivent servir 10 à 15 clients par jour, comme il m'est déjà arrivé de le faire, pour pouvoir manger un repas. Elles ne font pas ça pour l'argent; elles le font pour ne pas être battues.

Elles travaillent pendant des mois, servent des milliers de clients et remettent à leurs proxénètes des centaines de milliers de dollars dont elles n'auront pas un sou. Nous croyons qu'il y a beaucoup plus de victimes dans l'industrie du sexe que de travailleurs autonomes. Si nous n'entendons pas leur voix, ce n'est pas parce qu'elles n'existent pas, mais plutôt parce qu'elles sont encore en danger et qu'elles ne peuvent être présentes aujourd'hui.

C'est pourquoi nous avons des organismes, des intervenants de première ligne et des experts qui peuvent venir témoigner en leur nom et vous dire que ce n'est pas le fruit de notre imagination. Ces victimes sont bel et bien réelles. Ce sont nos filles, nos sœurs, nos mères.

Quoi qu'il en soit, les deux parties s'entendent sur une chose : la prostitution est un milieu extrêmement dangereux à cause des clients. Autrement, les groupes en faveur de la prostitution n'auraient pas demandé qu'on adopte des lois pour assurer leur sécurité.

D'après mon expérience sur le terrain, je peux vous affirmer que la traite de personnes à des fins sexuelles est un enjeu énorme. La plupart d'entre nous ne savent pas à quel point la situation est grave, mais j'en suis témoin tous les jours. Des femmes et des jeunes filles canadiennes exploitées, détenues, torturées et manipulées par leurs proxénètes. La vie de ces jeunes filles est ruinée à tout jamais. Voici donc ma question : adopte-t-on des lois pour des raisons de commodité, pour être en mesure de satisfaire une habitude? Ou si on adopte des lois pour sauver des vies et bâtir un avenir sain et sûr pour notre société?

J'appuie ce projet de loi parce que j'estime qu'il faut adopter des lois visant à protéger les plus vulnérables, et c'est ce que permettra de faire ce projet de loi.

Je vous remercie beaucoup de votre écoute.

Le président : Merci beaucoup.

Nous allons entamer une série de questions. J'ai ici une longue liste d'intervenants. Nous allons commencer par le vice-président du comité, le sénateur Baker.

Le sénateur Baker : Merci, monsieur le président, et un merci tout particulier à nos témoins d'aujourd'hui.

Monsieur le président, j'aimerais céder le reste de mon temps à Kim Pate afin qu'elle puisse terminer ce qu'elle a commencé dans son exposé. J'éprouve un grand respect pour elle. Elle travaille dans le domaine de la jurisprudence, comme nous le savons tous, et a présenté des exposés à la Cour suprême du Canada ainsi que dans des cours supérieures provinciales.

Madame Pate, pourriez-vous reprendre là où on vous a interrompue, puis terminer votre exposé?

Mme Pate : Merci beaucoup.

En 2008, notre organisme a changé de position à ce sujet, passant de la décriminalisation globale à notre position actuelle. Ce changement de cap est notamment attribuable aux coupures dans les programmes sociaux et les soins de santé ainsi qu'aux obstacles persistants à l'égalité des femmes. Certaines femmes parmi les plus défavorisées et désespérées faisaient face à des conditions encore plus brutales et dangereuses dans la rue.

Vous vous rappellerez peut-être de l'homme qui avait attaché une femme avec des câbles de démarrage et qui l'avait électrocutée. Cette agression s'est produite dans le quartier Downtown Eastside à Vancouver. Je suis allée en prison et j'ai commencé à parler de cette histoire. La femme n'avait pas signalé l'agression à la police et l'homme n'était pas connu des policiers, même si beaucoup de preuves confirmaient qu'il achetait régulièrement des femmes dans le but de leur infliger de mauvais traitements. C'était également à l'époque où nous recherchions les femmes dont les restes ont été trouvés plus tard à la ferme Pickton.

Quand je me suis entretenue avec les détenues, elles m'ont notamment dit qu'en raison de leur pauvreté, de leurs troubles de santé mentale, de leur toxicomanie et de leur casier judiciaire, les chances qu'elles s'adonnent à autre chose qu'à la prostitution étaient plutôt minces. Elles estimaient qu'on pouvait les acheter et les vendre pour les brutaliser, et pas juste sexuellement; on pouvait les battre, les électrocuter et, dans certains cas, — je ne crois pas que quiconque consentirait à se faire assassiner, mais cela faisait partie de la réalité de la prostitution.

Cela nous a donc amenés à changer notre position, en tenant compte des pays de l'ALENA et des autres, notamment du fait que certaines personnes sont appelées des « bunny ranchers » et que lorsque la prostitution a été légalisée et que des bordels ont ouvert leurs portes dans l'État de Victoria, en Australie, les femmes sont devenues les marchandises les plus vendues sur le marché.

Nous avons convenu qu'il fallait revoir notre position. Il ne s'agit pas simplement de la décriminalisation des femmes. Il faut reconnaître que leur position d'inégalité est un facteur déterminant dans l'équation. Il faut aussi dénoncer la marchandisation des femmes et des jeunes filles dans le cadre d'une stratégie à long terme à l'égard de l'égalité et la prestation d'un revenu de subsistance garanti, de services sociaux et de soins de santé adéquats. On en a déjà fait allusion, mais ce ne sont pas des éléments fondamentaux du projet de loi. On devrait les inclure dans le préambule et les définir clairement. Vingt millions de dollars, ce n'est pas suffisant; c'est ce que coûtent les réparations de la rue Preston. Si c'est tout ce qu'on investit, cela démontre qu'on ne prend pas la question de l'égalité très au sérieux.

Pas de peines minimales obligatoires : Lorsqu'on a adopté la disposition interdisant le racolage dans un endroit public aux fins de la prostitution, nous avons fait valoir — nous espérions avoir tort, mais ce n'était pas le cas — que les femmes seraient encore emprisonnées et que les hommes éviteraient encore la criminalisation. C'est exactement ce qui s'est produit.

Même avant l'adoption de ce projet de loi, même avant l'arrêt Bedford, je mettais les gens au défi de me trouver un homme qui a été criminalisé et emprisonné pour proxénétisme et achat de services sexuels. À moins qu'ils aient fait autre chose, comme battre des prostituées, ces hommes n'ont pas été criminalisés.

Vous connaissez mon point de vue. Je ne veux pas qu'on jette plus de gens en prison. Il ne faut pas se leurrer en se disant que les attitudes vont changer, tout comme dans le cas de la violence faite aux femmes, mais nous avons observé un changement d'attitude quant à ce qui est acceptable dans la façon de traiter les femmes. J'estime que ce projet de loi devrait continuer dans ce sens, mais qu'il faudrait y apporter quelques changements. Nous devons veiller à ce qu'il y ait suffisamment de ressources et à ce qu'on n'impose pas de peine minimale obligatoire. Nous devons éliminer les dispositions qui criminalisent le fait de faire sciemment de la publicité pour offrir des services sexuels, tout comme la disposition qui interdit aux femmes de se prostituer dans leur maison lorsque leur enfant se trouve dans la chambre d'à côté. Il faut que les femmes puissent faire un choix — notre position ne nuirait pas aux rares personnes qui se prostituent par choix, mais elle mettrait fin aux situations de plus en plus dangereuses.

Il y a une heure, j'ai reçu un appel d'une femme qui était dans cette situation, qui connaissait bon nombre des victimes de Pickton, dont certaines pour lesquelles il n'a pas été reconnu coupable, mais qui se trouvaient clairement à la ferme. Elle a dit : « Même si je n'appelais jamais la police, au moins, si mon client sait que je peux l'appeler n'importe quand, je me sentirais plus en sécurité, que ce soit dans la rue ou chez moi. »

Il n'est pas question ici de rendre le milieu encore plus dangereux. C'est déjà extrêmement risqué de s'adonner à la prostitution.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos témoins. Ma question s'adresse à Mme Pate.

Prenons comme point de départ que les médias, que ce soit les journaux ou les sites web, publient de pleines pages d'annonces de services sexuels. Ces annonces sont souvent l'outil principal des souteneurs et des individus qui exploitent les femmes. Je suis un ancien policier de la Sûreté du Québec, et je comprends facilement que les filles ont toutes le même numéro de téléphone qui aboutit souvent à une centrale.

Que devrions-nous faire pour éviter ce genre de situation?

[Traduction]

Mme Pate : Nous devons nous pencher sur des questions plus vastes comme la pornographie. J'ai eu ces mêmes discussions avec ma fille de 15 ans alors que je me préparais pour cette réunion. Nous sommes à Saskatoon maintenant. Elle ne pouvait pas voir plus clairement qui sont les personnes réduites à l'état de choses dans la collectivité. Elle m'a demandé comment se fait-il qu'on s'attend à ce que toutes les jeunes filles autochtones travaillent dans la rue, au même titre que nous dans le secteur de la vente? Le problème tient en partie au fait que nous avons permis aux femmes et aux jeunes filles d'être considérées comme des objets.

Les criminaliser après coup ne va pas régler le problème. Dans cette situation, si on en a l'occasion, si on peut parler à des personnes qui se prostituent et leur offrir de véritables options, des possibilités de s'en sortir, je ne connais aucune femme ni aucun homme — certains d'entre vous savent que j'ai vécu avec de jeunes hommes et de jeunes femmes, il y a quelques années, qui sortaient de la rue. Je ne connais personne qui ne choisirait pas une autre option, tout comme l'a indiqué l'Association des femmes autochtones du Canada dans ses travaux.

On ne leur donne pas souvent l'option de s'en sortir. Ils doivent choisir entre être criminalisés ou demeurer silencieux, être battus et perpétrer le cercle vicieux dans lequel ils se trouvent, et je ne crois pas que ce soit des options viables.

La sénatrice Jaffer : Je vous remercie tous de vos excellents exposés. C'est très touchant.

Je parle ici en mon nom uniquement. Personne ici ne souhaite que quelqu'un sombre dans la prostitution ou soit victime de la traite de personnes, et on n'a jamais entendu un enfant dire qu'il souhaite plus tard devenir travailleur ou travailleuse du sexe. Le problème que je vois avec ce projet de loi, c'est qu'on parle des travers de la prostitution, mais on ne dit pas comment on va aider les gens à s'en sortir. Quels autres choix et quelles portes de sortie leur offrons-nous? On ne peut rien faire sans disposer des ressources nécessaires.

L'un des principaux buts du projet de loi est de réduire la prostitution, ou idéalement de l'éliminer. Comment ce projet de loi permettra-t-il d'atteindre ce but? C'est un objectif louable, et je l'appuie entièrement, mais j'en ai un peu marre d'adopter des projets de loi qui créent des attentes sans qu'on y alloue les ressources nécessaires.

Teresa Edwards, directrice des affaires internationales et des droits de la personne, Association des femmes autochtones du Canada (AFAC) : J'aimerais vous donner le point de vue de l'Association des femmes autochtones du Canada. Nous sommes à un tournant aujourd'hui et le gouvernement a la possibilité d'envoyer un message pour dire que la marchandisation de la femme, comme l'ont mentionné tous les témoins avant moi, n'est plus acceptable dans la société aujourd'hui.

En ouvrant ma boîte de courriels ce matin et en lisant les grands titres, j'ai été surprise d'apprendre que la NFL avait banni Ray Rice à la suite d'un acte de violence conjugale. Comme l'a mentionné Kim Pate, ce geste aurait été tout à fait acceptable autrefois, tant du point de vue de la société que de la loi. Puis il y a eu la loi et l'idée a fait son chemin au sein de la société. La société n'a jamais accepté la violence comme telle, bien sûr, mais ce n'est pas quelque chose que la NFL ou une autre ligue de sport professionnel aurait dénoncé. Si c'est le cas aujourd'hui, c'est parce qu'un gouvernement a pris les devants pour changer les mœurs, en instaurant une nouvelle politique si on veut, une autre façon de voir les choses pour les Canadiens, et en particulier pour les femmes, qui dit que cette situation n'est plus acceptable et que nous allons criminaliser les proxénètes et les trafiquants pour améliorer le sort des femmes.

Les occasions ne manquent pas. Les femmes autochtones sont le segment de la population qui connaît le plus fort taux de croissance chez les jeunes. Plus de 80 p. 100 sont célibataires. Si le présent gouvernement, ou les suivants, investissait dans le développement économique le quart des ressources qu'il consacre à lutter contre la violence familiale, cela se traduirait par une nette amélioration des conditions socioéconomiques des femmes autochtones.

Il faut investir dans l'avenir des femmes autochtones, dans leur éducation et l'amélioration de leurs revenus. En effet, même si les femmes autochtones sont plus instruites que les hommes autochtones, cela ne se reflète pas dans leurs revenus. Toutes les femmes doivent pouvoir compter sur un revenu de subsistance garanti, en particulier celles qui sont les plus marginalisées, comme les femmes autochtones et les femmes immigrantes et réfugiées. Pour qu'elles puissent sortir du milieu de la prostitution, il faut qu'elles aient des options concrètes et qu'il y ait des programmes sociaux et des services de soutien pour les aider.

Je ne veux pas parler au nom de Timea, mais dans son cas, si elle y est retournée après avoir été victime de la traite et s'en être échappée, est-ce par choix ou parce qu'elle ne pouvait pas compter sur des services sociaux pour l'aider?

Je pense que nous sommes à un tournant aujourd'hui. Est-ce que ce projet de loi est parfait? Non, il est très loin de l'être, mais c'est un pas dans la bonne direction. Il faut envoyer un message aux Canadiens.

Mme Pate y a fait allusion un peu plus tôt, et je ne veux pas faire de coq à l'âne, mais il y a un problème qu'il faut avoir toujours bien présent à l'esprit, et c'est celui de la pornographie. Ce n'est pas une question morale. Les enfants, en particulier les garçons, ont un accès sans aucune restriction à une pornographie violente et sauvage en tapant le moindre mot sur le clavier. La publication Penthouse est perçue comme la belle époque.

Il n'y a pas de mesures en place pour empêcher un garçon de six ou sept ans d'avoir accès à ce genre de site sur Internet. Pourquoi est-ce un enjeu pertinent ici? À cet âge, le cerveau est en plein développement, et si un jeune garçon voit des images de sexualité extrêmement violentes à l'endroit des femmes, cela pervertit son jugement et son appétit sexuel, et si ce jeune devient plus tard policier, juge, parlementaire ou politicien, c'est l'image qu'il aura de la femme et c'est ainsi qu'il voudra assouvir son appétit sexuel et cela ne fera que légitimer le recours à la prostitution, à la traite, à la marchandisation et à l'exploitation de la femme. C'est un élément qu'il faut garder à l'esprit ici parce qu'il est d'une très grande importance.

Comme les femmes peuvent vendre leurs services en ligne et que les proxénètes peuvent utiliser Internet pour vendre des femmes, les garçons peuvent avoir accès à la pornographie, en particulier la pornographie sauvage, et c'est un incubateur de violence pour de jeunes garçons en croissance. C'est un élément que nous vous demanderons de changer plus tard, toutefois. Je ne pense pas que quiconque soit contre l'idée de mettre en place des barrières pour empêcher les enfants d'avoir accès à la pornographie.

Mme Pate : Sénatrice Jaffer, avec tout le respect que je vous dois, votre argument est très à propos, mais ce n'est pas une position prise par les sénateurs lors de l'adoption d'autres projets de loi qui nécessitaient le même type d'intervention. On pourrait envoyer un message très clair pour que ces autres dispositions soient incluses dans le projet de loi afin que l'on puisse espérer, à tout le moins, concrétiser certaines parties des dispositions sur l'égalité. Je vous encourage fortement à les inclure, à supprimer toutes les peines minimales obligatoires, et à mentionner clairement que le but est de créer un environnement plus égalitaire pour les femmes et de lutter contre la violence dont elles sont victimes.

M. Hooper : Timea et moi en avons discuté longuement, et il y a trois éléments importants selon nous : tout d'abord, nous pensons que le montant de 20 millions de dollars est un début. C'est plus que ce que le gouvernement américain investit dans les programmes de sortie de la prostitution. Nous sommes toutefois d'accord avec nos collègues pour dire que ce montant est nettement insuffisant.

Pour faire écho aux propos de Mme Pate au sujet de l'élimination des dossiers criminels, et cetera, il faut que des garanties et des services sociaux soient mis en place pour faciliter la sortie. Nous avons un très bon programme qu'il nous faudrait du temps pour vous expliquer, et nous pensons qu'il faut mettre en place des centres de réhabilitation ou de réadaptation.

En passant, nous pouvons vous dire, à partir de l'expérience que nous avons auprès des plus de 300 victimes que nous avons tenté de sortir du milieu et d'aider à se reprendre en main et à survivre, que ce qu'il manque actuellement, après que Timea et son équipe ont effectué le travail de première ligne, c'est un relais. On ne parle pas ici d'une ou deux semaines, mais d'un long voyage, si on peut dire, et il n'y a pas de programmes de logement, pas de services sociaux, ou encore pas de soins dentaires pour celles qui ont eu les dents fracassées par un coup de poing. Je pourrais continuer longtemps. Comme mes collègues l'ont mentionné, ce serait merveilleux pour nous s'il y avait des programmes en place pour prendre le relais.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie de vos exposés.

Madame Pate, j'ai une question au sujet de la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l'affaire R. c. Gladue, que vous connaissez bien, j'en suis certain. Comme vous le savez, la Cour suprême y a énoncé plusieurs principes dans l'arrêt Gladue. Si je comprends bien, les principes de détermination de la peine qui y sont énoncés s'appliquent, qu'il y ait une peine minimale obligatoire ou non. Je crois comprendre également que l'arrêt Gladue oblige un juge à examiner les possibilités autres que l'incarcération au moment d'imposer une peine à un délinquant autochtone.

Le projet de loi C-36 prévoit l'imposition de peines minimales obligatoires. Croyez-vous qu'il respecte les principes prévus dans l'arrêt Gladue et que les peines minimales obligatoires ne vont pas à son encontre?

Mme Pate : Non, je ne le crois pas, et je vais demander à Teresa de l'Association des femmes autochtones du Canada de répondre à la question. Si la loi prévoit une peine minimale obligatoire, le juge a très peu d'options à sa disposition, si ce n'est d'alourdir la peine déjà prévue, à moins qu'il décide de contester l'imposition d'une peine minimale obligatoire.

En fait, ce qui est prévu à l'alinéa 718.2e), ce qu'on appelle souvent les principes de l'arrêt Gladue, ne s'appliquerait pas nécessairement aux décisions relatives à la peine dans ce cas, et je pense que cela pose problème. C'est une des raisons pour lesquelles nous sommes contre les peines minimales obligatoires.

Le sénateur McIntyre : Mais si je comprends bien, les principes de l'arrêt Gladue s'appliquent, qu'il y ait ou non une peine minimale obligatoire.

Mme Pate : Non, et cela peut porter à confusion.

Le sénateur McIntyre : Je sais que l'arrêt Gladue a donné lieu à différentes interprétations, et c'est pourquoi je vous pose la question.

Mme Pate : Je n'ai pas la prétention de posséder la vérité, mais la Cour suprême a mentionné que l'arrêt Gladue et l'alinéa 718.2e) s'appliquent dans d'autres circonstances, notamment les décisions en matière de libération, celles touchant les délinquants dangereux et les récidivistes de longue date, mais elle n'a pas dit, à ma connaissance, à moins que ce soit très récent et que je n'ai pas...

Le sénateur McIntyre : Même sans l'arrêt Gladue, vous auriez quand même des réserves au sujet des peines minimales obligatoires?

Mme Pate : C'est exact.

Le sénateur Joyal : J'aimerais attirer l'attention sur la réponse de Mme Pate, car la question a été soulevée au comité lors d'un précédent projet de loi. Lorsqu'il y a une peine minimale obligatoire, l'arrêt Gladue ne s'applique pas. Le juge est tenu d'imposer la peine minimale, même s'il est en présence d'un cas où un autochtone, en raison de son expérience passée, de problèmes familiaux, d'exploitation dans la rue, peu importe les circonstances...

Le sénateur McIntyre : Même s'il s'agit d'un délinquant?

Le sénateur Joyal : Tout à fait. Lorsque la loi prévoit une peine minimale, le juge l'impose. Nous avons déjà posé la question aux représentants du ministère de la Justice. Je suis certain que les gens de la Bibliothèque du Parlement peuvent confirmer le tout à partir des procès-verbaux.

Le sénateur McIntyre : Je ne veux pas vous interrompre, mais j'ai lu la transcription des délibérations du comité de la Chambre des communes, et il me semble que ce n'est pas ce qu'ont dit les témoins du ministère de la Justice. Selon eux, les peines minimales ne vont pas à l'encontre des principes établis dans l'arrêt Gladue. C'est ce que j'ai compris.

Le sénateur Joyal : Ce n'est pas ce qui a été dit ici.

Monsieur le président, nous allons pouvoir vérifier ce que les témoins ont dit à ce sujet.

Madame Pate, madame Audette, ce qui m'inquiète, c'est de savoir si le projet de loi est logique. Aux dires du ministre ce matin, le projet de loi part du principe que prostitution est synonyme d'exploitation. S'il s'agit d'exploitation et de victimisation, pourquoi condamne-t-on les victimes? Si la personne est forcée de le faire pour survivre, comme vous l'avez tous mentionné, et comme Mme Nagy l'a mentionné, pour manger une fois par jour, pour nourrir ses enfants, comme la personne autochtone l'a mentionné un peu plus tôt, pourquoi s'entête-t-on dans le projet de loi à criminaliser une personne qui est forcée de se prostituer pour manger une fois par jour? À mon avis, il y a quelque chose d'illogique ici avec l'idée de base voulant que la prostitution soit synonyme de victimisation des femmes. Si c'est le cas, il faudrait que le projet de loi en tienne compte et que le juge à qui on en fait la preuve puisse lever la sentence de responsabilité criminelle, annuler le dossier criminel et permettre que la personne ait droit aux services sociaux.

De plus, il me semble illogique dans ce projet de loi, quand on parle d'exploitation au premier paragraphe du préambule et de marchandisation au deuxième, qu'on encourage les prostituées à signaler les cas de violence. Qui signalera un cas de violence pour lequel elle sera reconnue coupable? Cela manque de logique à mon avis. Le projet de loi vise deux objectifs qui entrent en contradiction avec certaines de ses dispositions. En vous écoutant, je trouve que vous préféreriez redéfinir un peu certaines infractions en pensant aux personnes qui ont été exploitées et forcées à se prostituer pour survivre. C'est ce qui me donne l'impression que certains éléments du projet de loi ne sont pas conformes aux visées de son parrain.

[Français]

Mme Audette : Sénateur, lors de ma brève présentation, j'ai mentionné que nous ne voulions pas criminaliser les femmes autochtones qui se retrouvent dans cette situation; il y a donc, quelque part, cet illogisme. L'Association des femmes autochtones du Canada sait très bien que beaucoup de femmes se sont retrouvées — et non par choix — très jeunes dans l'industrie du sexe ou après l'âge de 18 ans, et ainsi de suite. Selon nous, elles ne devraient même pas être considérées comme des criminelles. Vous l'avez bien dit, pourquoi appeler si on sait qu'on se fera traiter de « criminelles »? Cela a été dit dès le début. L'Association des femmes autochtones du Canada a des préoccupations à l'égard de femmes autochtones qui se trouvent dans une situation d'extrême pauvreté et de vulnérabilité.

[Traduction]

Mme Pate : Nous n'appuyons pas les dispositions qui ont pour but de criminaliser les femmes et il se peut que je n'aie pas été assez claire sur ce point. Je vais tenter de l'être un peu plus.

Dans le préambule, on devrait indiquer clairement pas seulement que les femmes sont victimes d'exploitation et de marchandisation, mais aussi parler de la position d'inégalité au départ pour les femmes, les enfants, et aussi les jeunes hommes. D'après notre expérience, les jeunes hommes ne demeurent pas dans le milieu très longtemps. Il semble y avoir peu d'hommes adultes, mais il y en a quelques-uns, et encore une fois, nous maintenons notre position, à savoir que si les gens le font véritablement par choix, nous ne devons pas nous y opposer.

Si on intègre la notion d'égalité, on peut alors mentionner que ceux qui le font pour une raison quelconque ne seront pas criminalisés, mais que ceux qui le font dans un but d'exploitation, de marchandisation et de chosification le seront.

Nous sommes contre les peines minimales obligatoires. Ce n'est pas en jetant des personnes en prison qu'on réglera le problème. Il faut qu'il y ait d'autres options, et c'est la position que nous avons eue dans nos comparutions antérieures et que nous continuons d'avoir.

Notre position sur la détermination de la peine consiste à continuer d'examiner les solutions positives pour remédier au problème. Il faut sensibiliser la population, mais il faut aussi lier le tout à des dispositions qui portent sur les questions sanitaires, économiques et sociales, comme on l'a fait dans d'autres projets de loi que vous avez examinés.

Le sénateur Joyal : Vous avez parlé également des sections portant sur la publicité.

Mme Pate : C'est exact.

Le sénateur Joyal : Et celle portant sur la prostitution dans les écoles.

Mme Pate : Nous aimerions qu'elles soient supprimées.

Le sénateur Joyal : Et les périmètres de distance?

Mme Pate : Nous sommes contre.

Le sénateur Joyal : Y a-t-il d'autres sections du projet de loi que vous n'appuyez pas?

Mme Pate : Ce sont les principales, mais il y a aussi toutes celles qui imposent des peines minimales, y compris celles qui existent déjà. Nous pensons qu'elles devraient être supprimées.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup de vos témoignages très sincères et significatifs.

Madame Audette, c'est toujours un plaisir de vous revoir. Je tiens à vous féliciter pour votre engagement et pour la mission que vous accomplissez auprès de votre communauté. J'y suis très sensible et j'ai d'ailleurs été impliqué par le passé eu égard à certaines disparitions; je pense, par exemple, à celle des deux jeunes filles disparues à Maniwaki et qui ont sans doute été dirigées vers l'industrie de la prostitution.

La prostitution est un fléau qui touche énormément vos communautés, mais cela touche également les communautés non autochtones. J'ai participé à une rencontre il y a quelques mois à Longueuil, lors de laquelle j'ai rencontré des intervenantes du centre jeunesse. À Longueuil, on effectue un suivi auprès de 200 jeunes filles de 12 et 13 ans qui se prostituent pour des dettes de drogue.

C'est un cercle vicieux. La consommation commence très jeune et, pour payer des dettes de drogue, la prostitution est trop souvent une solution.

C'est une solution facile qui mène au décrochage scolaire, à des suicides. Le fléau est terrible et les impacts à long terme sont souvent permanents.

Notre gouvernement s'est engagé, dans le cadre de ce projet de loi, à investir 20 millions de dollars. On le disait plus tôt, c'est le double de ce que les Américains investissent. Une avenue de prévention en ce qui a trait à la prostitution doit être examinée, en plus de celle de la criminalisation de la clientèle. De toute façon, souvent, il est trop tard; les femmes qui se prostituent depuis une décennie, parfois deux, sont complètement défaites sur le plan humain, économique et social, et les réhabiliter est impossible.

J'aimerais donc connaître votre opinion au sujet d'une approche préventive en ce qui concerne les gens de votre communauté particulièrement, par rapport à cet argent que l'on pourrait investir non seulement dans la réparation, mais aussi dans la prévention.

Mme Audette : Je vous remercie beaucoup pour les commentaires que vous avez faits au début de votre énoncé. J'ai beaucoup de respect pour ce que vous avez fait, surtout au niveau personnel.

Nous sommes d'accord de ce côté-ci pour dire que 20 millions de dollars ne sont pas suffisants dans le cas d'un problème majeur. C'est toutefois un début, comme le dit M. Hooper.

Vous êtes au courant que l'Association des femmes autochtones du Canada réclame depuis très longtemps une enquête nationale publique pour faire la lumière sur les cas de disparition et d'assassinat dans le cadre desquels il y a malheureusement un lien avec les femmes qui se sont retrouvées dans le trafic humain, la prostitution, ainsi de suite, et ensuite sur ces listes de femmes assassinées et disparues. Cela reste une solution parmi tant d'autres, mais de longue haleine.

Nous avons eu l'appui des 13 premiers ministres pour établir une table ronde avec le gouvernement fédéral, autour de laquelle les ministres qui travaillent sur des dossiers autochtones, des initiatives et des programmes pourront s'asseoir avec l'Association des femmes autochtones du Canada pour trouver des solutions urgentes et concrètes. On parle aussi de prévention dans ces solutions, avec les hommes et les femmes, donc d'approches différenciées. Il y a l'approche globale aussi. Nous avons l'espoir de nous asseoir avec différents ministres et, grâce à cette loi visant à contrer la prostitution au Canada, de leur demander de nous aider à développer des outils, de la formation, des moyens de sensibilisation pour les Canadiens, hommes et femmes, et pour nos communautés aussi.

Je crois que c'est extrêmement important. La criminalisation, c'est bien beau, mais il ne faut pas oublier que ça remplit les prisons et que ça coûte cher aux contribuables.

Je prône la prévention différenciée pour la société canadienne, mais aussi pour les milieux autochtones.

Le sénateur Boisvenu : J'ai beaucoup d'admiration pour le travail des policiers canadiens partout au Canada. Je vais vous poser une question qui vous mettra peut-être un peu en boîte, mais je vais vous la poser tout de même.

Dans le cadre de l'intervention policière et judiciaire — je parle autant du travail des policiers à résoudre des problèmes de tout ordre dans votre communauté que du processus judiciaire —, y a-t-il une équité entre le traitement des dossiers des Autochtones et celui des dossiers des non-Autochtones? J'ai eu plusieurs dossiers de disparitions autochtones entre les mains, et je n'ai pas l'impression que le même niveau d'énergie y était consacré selon les cas. Les policiers ne devraient-ils pas être sensibilisés à cette réalité?

Mme Audette : Si je me fie au rapport de la Commission de la Colombie-Britannique sur le Downtown Eastside de Vancouver et concernant la relation entre la police et les victimes, à forte majorité des femmes autochtones — Human Rights Watch Report —, on a un portrait très lugubre, très noir de la relation entre policiers et femmes autochtones. Les dossiers en matière de justice ou de sécurité publique sont traités différemment et pas de la bonne façon.

Cependant, je crois que nous devrions être positifs et, au lieu de nous quereller, nous pourrions prévenir. Nous avons donc tendu la main à la GRC, et bientôt, nous allons tendre la main à l'Association canadienne des chefs de police et à celle des chefs de police des Premières Nations pour souligner qu'il n'y a pas de loi qui nous oblige à transmettre de l'information entre corps policiers; cependant, nous, en tant qu'organisation, nous aimerions développer de la formation, de l'information et des outils d'intervention.

Le plus bel exemple que je peux vous donner, c'est celui-ci : Femmes autochtones du Québec, en 1998, a commencé à approcher l'Association des chefs de police des Premières Nations pour leur enseigner comment intervenir en matière de violence conjugale et sexuelle dans les collectivités. À ce moment-là, on avait deux heures par année à offrir aux jeunes futurs policiers; aujourd'hui, cette formation est obligatoire et dure deux jours. On va en amont du problème.

Je crois donc que, en effet, on pourrait se blâmer de part et d'autre, mais que si on se tendait la main pour les 5, 10, 15 prochaines années, on pourrait faire du bon travail avec les corps policiers et les groupes de femmes.

[Traduction]

Le sénateur Plett : Merci à tous nos témoins de leur présence. Je suis certainement heureux d'apprendre que vous êtes tous en faveur de ce projet de loi qui permettra de protéger les personnes les plus vulnérables, et que vous appuyiez, tout comme moi, l'abolition de la prostitution.

J'ai deux questions que j'aimerais poser à Mme Nagy et j'aimerais entendre sa réponse. Je pense qu'elle a clairement indiqué dans son exposé qu'elle est celle qui a le plus d'expérience concrète ici aujourd'hui du sujet à l'étude. Je vous remercie de nous avoir fait part de votre expérience et vous félicite pour votre travail. J'aimerais aussi avoir le point de vue des représentantes de l'Association des femmes autochtones du Canada.

Certaines personnes critiquent le projet de loi, et bon nombre d'entre elles disent que la prostitution peut être une profession légitime si des mesures de protection appropriées sont en place. Elles affirment aussi que la prostitution est bien souvent un libre choix entre adultes consentants. Nous avons beaucoup parlé d'enfants, et vous-même avez commencé le métier très jeune.

Que répondez-vous aux détracteurs qui croient que nous allons trop loin, vu que la prostitution serait acceptable si des mesures de protection étaient en place, et qui pensent aussi que nous nous ingérons dans les affaires des adultes consentants qui se livrent à la prostitution?

Mme Nagy : Merci beaucoup pour ces questions. Elles reviennent sans cesse.

Je pense que certaines travailleuses croient aujourd'hui que c'est leur choix; je n'en dirai pas plus, mais je sais qu'elles croient que c'est leur décision. C'est ce que je croyais moi-même lorsque je suis retournée dans la rue par manque d'argent. Dix ans plus tard, après avoir beaucoup consulté, j'ai examiné mon passé et réalisé que j'ai été agressée sexuellement dans mon enfance. J'ai ensuite été victime de traite, après quoi c'était ma réalité. Alors c'est sûr que je croyais qu'il était tout à fait acceptable d'utiliser quelques astuces afin de gagner de l'argent pour manger. Aujourd'hui, 10 ans plus tard, si quelqu'un voulait me payer pour coucher avec moi, j'aurais l'impression d'être violée puisque je me sens maintenant propre et que j'ai progressé sur la voie de la guérison.

Par respect pour l'étape où se trouvent ces femmes dans leur cheminement de vie, je crois donc qu'elles sont convaincues, aujourd'hui, que c'est bel et bien leur choix. Encore une fois, je tiens à dire que c'est leur propre cheminement, puisque c'est ainsi que nous travaillons avec les victimes, entre autres. C'est leur choix, et si elles croient que c'est ce qu'elles décident actuellement de faire, je n'ai pas le droit d'en juger. Ce n'est pas ma vie, mais bien la leur. J'ai toutefois le droit de les aider dans leur cheminement pour que ce soit le plus sécuritaire possible.

On parle des femmes qui veulent se livrer à la prostitution et du fait qu'il s'agit de deux adultes consentants, mais j'aimerais attirer l'attention sur le client.

La prostituée dit que c'est entre son client et elle puisque celui-ci se présente à sa chambre et qu'il la paie en échange de sexe. Eh bien, qu'en est-il de sa femme à lui, qui est à la maison avec cinq enfants? Il nous est arrivé d'être dans un stationnement avec des agents de police et de savoir d'où le mari venait de sortir. Celui-ci est rentré à la maison, et cinq enfants étaient avec sa femme. Quant à elle, n'a-t-elle pas le droit de savoir où se trouvait son mari? Dans ce cas, je doute fort qu'elle était au courant. Les enfants n'ont-ils pas le droit de savoir où il était?

S'il y avait consentement, ce micheton irait parler à sa femme avant de payer en échange de sexe : « Chérie, je sors une heure. Je vais débourser 350 $ et avoir une relation sexuelle non protégée, parce que j'aime telle chose et que tu n'aimes plus le faire ainsi. Parlons-en aux enfants aussi. Est-ce que tout le monde est d'accord? » Voilà en quoi consiste un consentement, à mes yeux. Lorsque l'accord est conclu en catimini entre un homme et une prostituée seulement, je ne considère pas qu'il y a eu consentement.

Si le client ou l'homme est célibataire et qu'il fait appel à la prostitution pour toutes sortes de raisons — c'est son choix —, je ne nierai pas qu'il peut y avoir consentement dans certains cas. Mais en réponse à tout cela, je pense bel et bien que certaines femmes sont dans l'industrie parce qu'elles le choisissent, et je crois qu'elles pensent le faire parce qu'elles le veulent bien. Elles sont libres et ont réussi à se livrer à la prostitution de façon assez sécuritaire, mais ce sont elles qui ont ouvert le débat, en disant que ce n'était pas sécuritaire et qu'il faut de nouvelles lois. Dans ce cas, pourquoi choisir un travail qui est tellement dangereux, et pourquoi se tourner vers le gouvernement pour assurer sa sécurité?

Qu'avons-nous fait dans le cas des mineurs et des pêcheurs? Je n'arrive pas à me rappeler ce qui s'était passé à l'époque en Nouvelle-Écosse, où le gouvernement a fini par mettre fin aux activités étant donné que le milieu est très dangereux. Les gens n'avaient plus le droit d'exercer ces activités, et s'ils le faisaient, c'était à leurs risques et périls.

Ma dernière remarque à ce sujet, c'est que vous et moi sommes d'accord pour dire que l'industrie est très dangereuse. Le travail n'a rien à voir avec un emploi chez McDonald, comme j'ai entendu les militants le dire à la télévision. C'est complètement différent. Dans ce genre de travail, il est certain que la femme sera maltraitée, violée ou lésée par un micheton ou un proxénète. J'occupe un emploi différent aujourd'hui, et je n'ai plus ce genre de crainte jour après jour lorsque je vais travailler. Je suis persuadée que vous non plus n'avez pas cette crainte, pas plus que ceux qui travaillent chez McDonald. Je ne pense pas que nous puissions employer l'expression travail du sexe. Le simple fait que la prostitution existe depuis aussi longtemps ne veut pas dire qu'elle est acceptable. Des gens sont assassinés depuis si longtemps. Est-ce acceptable? Devrions-nous simplement laisser tomber les lois?

Le sénateur Plett : Vous aviez donc le choix d'avoir une relation sexuelle et de manger, ou d'être battue? Vous aviez bel et bien le choix.

Mme Nagy : Oh, oui, j'avais un choix.

Le sénateur Plett : Peut-être aimeriez-vous commenter?

Mme Audette : Je serai brève, et j'imagine que ma collègue aussi va prendre la parole.

Je fais partie de Femmes autochtones du Québec et de l'Association des femmes autochtones du Canada depuis 20 ans déjà, en plus de mes responsabilités de sous-ministre de la condition féminine au Québec, et je n'ai jamais rencontré une seule femme autochtone, jeune femme ou mère, qui m'a dit l'avoir fait par choix. Ce n'est jamais arrivé, mais je ne peux pas dire que j'ai rencontré toutes les femmes au Canada.

Ce que je dis aujourd'hui, c'est qu'avec nos recherches, nos connaissances, nos compétences et la passion que nous mettons dans notre travail, nous ne jugeons pas ces femmes que je n'ai jamais rencontrées, parce qu'il y en a probablement qui le font par choix. Mais au cas où elles décidaient un jour de venir nous voir, le gouvernement a un rôle important à jouer, tout comme les provinces et les villes, et doit appuyer les organisations qui aident les femmes à se sortir du milieu.

Mme Edwards : J'aimerais revenir à une remarque que j'ai faite tout à l'heure sur la croisée des chemins et la décision du gouvernement. Nous devons nous concentrer à empêcher non pas les femmes de s'adonner à la prostitution, mais plutôt les hommes d'acheter des services sexuels. Nous devons nous pencher sur le rôle des hommes dans cette affaire. Comme je l'ai dit, compte tenu de la saturation du marché de la prostitution et de la pornographie gonzo, et du rôle énorme que joue la violence dans la prostitution, ce qui forme l'esprit des jeunes garçons, il faut que le gouvernement, la société, les dirigeants, les sénateurs, les organisations et les organismes sportifs disent clairement qu'acheter, utiliser et maltraiter des femmes n'est plus toléré.

Ce n'est pas une question de consentement. Nous n'allons pas défendre les droits d'une minorité qui dit que seuls les deux adultes consentants sont touchés lorsqu'on sait que 97 p. 100 des travailleurs du sexe subissent de la violence de michetons ou de proxénètes, ou encore, qu'ils ne peuvent pas toujours partir. Même s'ils ont supposément « choisi » la prostitution, ils ont accumulé une dette; le proxénète leur dit qu'ils doivent verser 100 000 $ avant de pouvoir partir. Personne d'entre nous n'a ce genre de choix.

Lorsque nous allons au travail, nous pouvons donner un avis de deux semaines ou même partir sans préavis, la conséquence étant de ne pas être payés. Or, ce n'est pas ainsi pour les femmes du monde de la prostitution.

Je veux que nous portions notre attention sur ce qui compte, de même que sur le rôle énorme que jouent les hommes dans ce dossier. Prenons l'exemple classique de Bob qui a battu Mary. Qu'arrive-t-il dans ce cas? Mary devient une femme battue, et Bob est parti; il disparaît complètement du paysage. Soudain, les fonctionnaires et la société civile s'occupent de Mary, la femme battue, et songent à ce qu'on peut faire pour elle.

Un instant. Qu'allons-nous faire de Bob et du fait qu'il a battu Mary au départ? Il en va de même pour les femmes disparues et assassinées. L'important, ce n'est pas de trouver quoi faire pour garder ces femmes dans les bonnes grâces, les empêcher de faire de l'auto-stop ou assurer leur sécurité. Ce qui compte, c'est de trouver un moyen d'empêcher les hommes de les tuer. C'est un grave problème. Comment allons-nous faire pour que les hommes cessent de tuer nos femmes, de les battre, de les violer et de les acheter? Il faut pousser l'analyse. Le Canada est mûr pour une nouvelle vision. J'ai besoin de croire que vous souhaitez tous que le Canada change sa façon de voir les choses plutôt que de simplement permettre l'achat et l'utilisation de femmes.

Le président : Merci.

J'ai une petite question à l'intention de Mme Pate. En introduisant sa question, le sénateur Baker a parlé de votre connaissance approfondie du droit. Je me trompe peut-être, mais j'ai entendu dire qu'en plus des responsabilités pour lesquelles vous comparaissez aujourd'hui, vous êtes désormais aussi professeure de droit à l'Université de la Saskatchewan.

Mme Pate : Je suis actuellement titulaire de la chaire Sallows en droits de la personne à la faculté de droit de l'Université de la Saskatchewan.

Le président : J'ignore si vous êtes à l'aise avec le sujet, mais à la lecture des extraits de notre discussion d'aujourd'hui avec le ministre, j'ai surtout remarqué des commentaires sur la question de la constitutionnalité, jusqu'à maintenant. Compte tenu de votre formation juridique, j'aimerais savoir ce que vous pensez de la constitutionnalité du projet de loi.

Mme Pate : Bien sûr. Notre avis découle du fait que l'article 15 permet de prendre des mesures proactives qui encouragent la mise en place de dispositions sur l'égalité. Je pense que les dispositions qui réclament la décriminalisation des femmes et la mise en œuvre de mesures d'aide devraient résister à un examen fondé sur la Charte. Il a bien sûr été question d'une application asymétrique de la loi dans d'autres domaines. Dans l'ensemble, c'est ce que je pense.

Comme je l'ai déjà dit, je vous encourage à modifier et à adapter certaines dispositions du projet de loi, mais je pense qu'il est bel et bien possible de l'adopter de façon à ce qu'il respecte les exigences constitutionnelles; c'est possible en précisant dans le préambule que des dispositions sur l'égalité doivent être en place à cet effet.

Le sénateur McInnis : C'était très instructif. En fait, nous avons été submergés d'information sur la prostitution au Canada au cours des dernières semaines, comme vous pouvez voir. Ce n'est pas la question que je comptais poser, mais à écouter les témoignages, c'est peut-être une bonne chose que je sois le dernier.

Pour commencer, le dossier est maintenant très médiatisé. C'est une merveilleuse occasion. Mais de mon siège, j'ai entendu parler de marchandisation de femmes par des hommes, d'iniquité en vertu de la Charte, ce dont j'étais bien sûr au courant, de la portion de femmes autochtones touchées, du recours à la prostitution pour assurer sa survie, de drogues, de l'achat de nourriture et de vêtements pour les enfants, de traite de personnes, et d'enfants dans l'industrie du sexe. J'ai reçu la bibliographie de quelque 199 articles, livres et documents sur le sujet. Vous avez tous dit que le projet de loi contribuera selon vous à diminuer les chiffres sur la prostitution. Vous avez aussi mentionné que 20 millions de dollars ne suffiraient peut-être pas. J'ignore quelle somme pourrait suffire s'il n'y a pas d'infrastructure en place pour s'attaquer aux problèmes socio-économiques.

Il semble qu'il y ait toutes sortes d'organisations comme la vôtre à l'échelle du pays. Devrait-on trouver un moyen de canaliser ces efforts pour réellement cibler les problèmes et arriver à autre chose que des solutions rapides? Je ne pense pas qu'on ait trouvé la solution. Le projet de loi sera probablement adopté. Qu'arrivera-t-il après? Le problème aura-t-il la même visibilité? Vous dites qu'il s'agit d'un problème socioéconomique récurrent. Que pensez-vous que le gouvernement devrait faire pour remédier à la situation une fois pour toutes?

Mme Nagy : Je vais commencer, puis je vais céder la parole à M. Hooper.

Nous en avons déjà parlé. Il faut commencer par la prévention et l'éducation, et il ne s'agit pas que de sensibiliser la société et les hommes, mais aussi les forces de l'ordre et la police. Tout le monde se dit : « Qu'est-ce que cela va donner? »

Selon les études, la majorité des clients sont âgés entre 25 et 45 ans, des étudiants collégiaux et universitaires. Tout commence à l'école. « Où veux-tu aller pour ton enterrement de vie de garçon? » « Dans un club de strip-tease. » Éduquons la société à ce sujet. En sensibilisant les jeunes, on éduque ceux qui fourniront plus tard la demande, alors on la diminue tranquillement. Ils n'achèteront pas les filles et la demande ne sera pas aussi forte.

Il n'y a pas de solution rapide à ce problème. La société en souffre depuis 40 ans, et nous ne changerons pas les choses en deux ans. Il faut y aller très graduellement, un pas à la fois. Et ce n'est que le premier. Il faut que cela se fasse.

Il faut éduquer les hommes et les filles : ce n'est pas une bonne idée de se prostituer ni de vendre son corps. Il ne faut pas que ce soit accepté par la société. Il vous dira qu'il a fait des recherches là-dessus et qu'un homme peut acheter une fille en ligne en six secondes au Canada. Dans quel genre de société vivons-nous si nous laissons faire une chose pareille?

Tout revient à la prévention et à l'éducation. Il faut commencer par cela pour éviter que d'autres filles deviennent des victimes. Il faut ensuite s'occuper des victimes actuelles. Pour cela, il y a en effet des organisations partout au pays qui tentent d'aider, mais elles n'ont pas les fonds nécessaires. Nous devons tous nous serrer les coudes, et j'inclus tout le monde, y compris les groupes de défense. Nous aimerions beaucoup qu'ils sensibilisent les personnes qui sont prises dans l'engrenage, car nous ne pouvons pas les forcer à quitter ce milieu. Nous devons tous allier nos efforts et oublier nos différends afin de trouver une solution ensemble.

Les fonds devraient sans doute provenir du gouvernement, mais le monde des affaires devrait vraiment en faire plus. Des compagnies de toutes sortes font beaucoup d'argent au Canada, et elles ne font rien pour enrayer le problème ni pour aider les victimes. Je pense entre autres aux compagnies hôtelières. Je crois qu'on pourrait solliciter davantage les grosses compagnies au Canada. Ce n'est pas que l'affaire du gouvernement. C'est un problème de société et tout le monde doit contribuer à la solution.

Mme Pate : Je tiens à préciser que le projet de loi, même avec les modifications que nous avons proposées, ne permettra pas de régler le problème à lui seul. Pour avoir visité Amsterdam, l'Allemagne et la Thaïlande au cours de la dernière année, nous savons ce qui arrive lorsqu'on permet au libre marché de s'installer dans ce domaine. La demande a augmenté. La traite des femmes a connu une hausse incroyable. Il y en a déjà au Canada, et pas seulement comme Mme Nagy l'a mentionné, mais aussi entre les communautés. Les femmes arrivent de la côte Est, du centre du Canada ou d'ailleurs. Quand je travaillais auprès des jeunes il y a une vingtaine d'années, la traite des jeunes femmes autochtones se faisait entre Vancouver, Edmonton et Calgary.

Comme c'est le cas avec bon nombre de projets de loi sur la criminalité, nous devons fondamentalement mettre l'accent sur une approche beaucoup plus globale. Ce serait utile de l'intégrer au préambule, mais très franchement, ce serait bête de prétendre que ce projet de loi permettra à lui seul de résoudre la situation.

M. Hooper : Pour revenir à l'idée que c'est un choix, généralement parlant, sachez qu'aucune femme n'a fait appel à nous en disant qu'elle avait choisi d'être prostituée ou victime de traite sexuelle.

Nous avons remarqué deux choses. Deux études ont été publiées sur l'opinion de la population canadienne concernant la prostitution. Honnêtement, j'ai été étonné de voir qu'autant de gens croyaient que la légalisation était une solution. Notre organisation en a conclu que la société devait être sensibilisée à cet égard, car elle croit qu'il n'y a rien de mal à cela. Cependant, si on allait plus loin que la simple question « devrait-on légaliser ou non la prostitution » et qu'on demandait aux gens ce qu'ils en penseraient s'il s'agissait de leur fille ou de leur garçon de 14 ans, je crois que la réponse serait grandement différente. La société et nos dirigeants verraient sans doute les choses d'un autre œil.

Notre dernière constatation, et nous l'avons probablement répétée plus d'une fois, porte sur la situation socioéconomique et les conditions dans lesquelles vivent certains groupes au pays. Il faut trouver le moyen d'éradiquer ce problème. Theresa et Michèle ont dit qu'on tentait de remédier à la situation depuis 40 ans, et je pense que vous avez parlé de 200 ans. C'est la source du problème. Il ne faut pas uniquement sensibiliser la société, mais aussi s'attaquer aux causes profondes pour éviter que des jeunes de 14, 15 ou 16 ans soient forcés de faire ce choix. Nous devons entrer dans les écoles primaires et secondaires et sensibiliser les garçons et les filles. On parle souvent de régler le problème en disant aux filles de ne pas traîner au Tim Hortons à 22 h 35 à Kapuskasing, en Ontario, parce que c'est à ce moment qu'un proxénète va se pointer et les amener à Toronto. On dit aussi aux garçons de 14 ans dans les écoles de Toronto qu'il ne faut pas payer 150 $ pour recevoir les services sexuels des filles de Kapuskasing. Il faut sensibiliser l'ensemble de la société.

Le sénateur Baker : Pour confirmer les dires des témoins d'aujourd'hui, notamment Theresa Edwards et Kim Pate, concernant l'imposition de peines minimales obligatoires aux contrevenants autochtones, le sénateur McIntyre avait bien raison. Nous avons vérifié rapidement et des représentants du ministère de la Justice ont effectivement déclaré devant le comité de la Chambre que les peines minimales obligatoires ne contreviennent pas à l'arrêt Gladue. Les principes de l'arrêt Gladue seraient appliqués dans l'imposition de peines minimales obligatoires.

Cependant, le sénateur Joyal et Mmes Edwards et Pate ont tout à fait raison. Nous venons tout juste de vérifier et il y a trois mois, en juin, la Cour suprême du Canada a, dans R. c. Anderson, admis l'appel de la Couronne et la peine imposée était différente des peines minimales obligatoires; « ...la Constitution n'oblige aucunement les procureurs du ministère public à prendre en considération le statut d'Autochtone... »

Vous avez absolument raison. Les tribunaux ont peut-être débattu de la véracité de ce fait, et le sénateur McIntyre a bien cité le témoignage du ministère de la Justice devant la Chambre des communes, mais il est évident que vous avez raison; le ministère avait tort. Nos témoins, Mmes Pate et Edwards, avaient tout à fait raison d'affirmer que c'est ce que prévoit la loi.

Le sénateur McIntyre : Les choses sont claires maintenant.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à Mme Audette. Évidemment, j'ai entendu toutes les présentations et je remarque que tous les discours sont bien structurés et qu'ils devraient pouvoir convaincre les jeunes femmes de ne pas se laisser entraîner dans la prostitution.

Certains d'entre vous ont accès à des tribunes et à des médias. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi le message ne s'adresse pas davantage aux jeunes femmes? On vous a tous entendus et je ne comprends pas que votre message ne s'adresse pas plus directement aux jeunes femmes. Pourriez-vous nous en dire davantage sur ce sujet?

Mme Audette : Disons les vraies choses. À mon avis, le message se rend. J'arrive du Native Women's Resource Centre de Toronto, organisme qui ne connaissait ni mon visage, ni ma force, ni ma passion pour les femmes assassinées et disparues, ni ma volonté de participer à l'édification d'un Canada meilleur.

La simple raison est qu'on n'est pas sur le terrain. L'Association des femmes autochtones du Canada est avec vous en ce moment au lieu d'être sur le terrain. Nos organisations provinciales et territoriales, par contre, font du mieux qu'elles peuvent.

Ainsi, mon rêve, advenant que cette table ronde existe, est qu'on puisse s'asseoir avec la GRC, la Sûreté du Québec, l'OPP et les autres associations de corps de police afin de discuter de ce qu'on pourrait mettre en œuvre pour faire de l'intervention directe, mais ensemble, pour que ces jeunes femmes sachent que des organisations telles que l'Association des femmes autochtones du Canada, Femmes autochtones du Manitoba, une organisation provinciale, existent et que la ville peut leur offrir des services pour les soutenir.

Mais on ne peut pas être partout, bien que l'on essaie, à l'aide d'Internet, par exemple. Comme je l'ai dit, quand on est ici, on n'est pas sur le terrain, et on n'a qu'une petite équipe de 13 personnes pour couvrir un beau grand territoire.

Le sénateur Dagenais : Votre visage me dit quelque chose. Dernièrement, je vous ai vue souvent à la télévision. En tout cas, on espère que Radio-Canada a un mandat national.

Mme Audette : Une femme dans la rue qui vit l'itinérance ou l'extrême violence n'a pas tendance à écouter les nouvelles. Ce n'est pas du sarcasme. Mais c'est là où je trouve que nos artistes, les musiciens et les gens sur le terrain ont aussi un rôle extrêmement important à jouer pour faire de l'éducation populaire.

[Traduction]

Mme Nagy : Si notre message ne rejoint pas tous les jeunes, c'est que nous devons faire concurrence aux médias de masse — musiciens, rappeurs — et c'est ancré dans notre culture que c'est « cool » de porter des mini-jupes et des talons hauts. C'est le message que véhicule notre société à l'heure actuelle. Notre travail, à l'aide des programmes de prévention, c'est de discréditer ce message et de leur faire comprendre que ce n'est pas cool d'être la proie d'un proxénète.

Mme Pate : De plus, il y a eu l'hypersexualisation des jeunes femmes en particulier, à laquelle s'ajoute l'hyper- responsabilisation, cette notion de choix. Lorsque je prends la parole en public, je pose la question suivante : « Combien d'entre vous prévoient être raccompagnés à la maison? » Ce seront presque invariablement les jeunes filles qui auront reçu très clairement ce message : c'est à elles de s'assurer qu'elles sont en sécurité. Si au lendemain d'une attaque les grands titres disaient « Aucun homme ne doit sortir après la tombée du jour, sauf s'il est accompagné d'une femme qui se porte garante de son bon comportement ». Évidemment, on en rit. Et pourtant, personne ne sourcille quand on dit aux femmes qu'elles ne devraient pas sortir seules la nuit parce que c'est dangereux. Nous devons changer ces idées, à savoir qui est responsable de la sécurité de chacun. Ce n'est pas que l'affaire des femmes.

Le sénateur Joyal : Avez-vous réfléchi à l'incidence que ce projet de loi pourrait avoir sur l'amélioration de l'état de santé des femmes dans le milieu de la prostitution?

Mme Pate : Une des questions que nous avons longtemps examinées avant de reformuler notre position en 2008, c'était de savoir si ce serait plus sain d'avoir des quartiers réservés ou des maisons closes, ce que beaucoup ont défendu. D'après ce qui se passe à Amsterdam, en Thaïlande et dans les autres pays qui ont cette option, y compris la Nouvelle- Zélande, les femmes que nous côtoyons et avec lesquelles nous travaillons ne pourraient pas en profiter en raison de leurs antécédents judiciaires, de leurs dépendances ou de leurs problèmes de santé mentale. La réalité est qu'il est peu probable que ces femmes puissent jamais bénéficier de quelque instrument que ce soit qui vise à réglementer ou à légaliser la prostitution. En fait, parmi les pays où des mesures de ce genre ont été prises, la Nouvelle-Zélande sera, de l'aveu général, l'une des dernières administrations à légaliser la prostitution, parce qu'il s'agit d'une île et que le pays voisin l'a déjà fait. Presque partout, la demande a grimpé, tout comme l'arrivée de prostituées de l'étranger et le taux de violence contre les femmes.

La sénatrice Jaffer : Comme vous le savez, parce que nous en avons discuté en privé, bien des choses me dérangent dans ce projet de loi. L'une d'elles est qu'on met les femmes et les filles dans le même panier. Pourtant, leurs situations respectives sont bien différentes. Pensez-vous qu'on devrait présenter deux projets de loi distincts? Les jeunes filles et les femmes ne sont pas confrontées aux mêmes difficultés. Qu'en pensez-vous?

Le président : Je suis désolé, mais nous devons écourter les questions et les réponses. Il ne reste que deux ou trois minutes. Si vous pouviez abréger votre réponse, ce serait très apprécié.

Mme Edwards : Je crois en effet que les femmes et les jeunes filles ont besoin de services distincts, car à la différence des femmes, les jeunes filles sont victimes de traite sexuelle. Elles atteignent la majorité et on leur fait croire que c'est leur choix parce qu'elles sont adultes. Je pense qu'il faut faire avancer ce projet de loi et continuer de travailler sur les nuances et les améliorations à apporter; nous avons besoin de ces bases et nous en avons besoin maintenant. Je ne crois pas cependant qu'il soit nécessaire d'avoir deux projets de loi distincts pour les jeunes filles et pour les femmes.

Le président : Merci à vous tous pour ces délibérations productives et pour votre précieuse participation à nos audiences. Nous avons beaucoup de témoins à entendre et j'aimerais qu'ils aient tous la chance de s'exprimer.

Je vous présente notre prochain groupe de témoins : de l'Asian Women Coalition Ending Prostitution, nous recevons Suzanne Jay et Alice Lee, membres de l'organisation; à titre personnel, K. Brian McConaghy, directeur, Ratanak International; de The Evangelical Fellowship of Canada, Julia Beazley, analyste politique; et de Pivot Legal Society, Katrina Pacey, directrice litige, et Kerry Porth, présidente du conseil d'administration.

Suzanne Jay prendra la parole en premier. Je vous en prie.

Suzanne Jay, membre, Asian Women Coalition Ending Prostitution : Merci beaucoup de nous donner la parole. L'Asian Women Coalition Ending Prostitution s'efforce de faire progresser l'égalité pour les femmes asiatiques et de donner à celles-ci la chance de participer de manière significative à la société civile et d'y jouer un rôle de premier plan. Nous voyons la prostitution comme une forme de violence masculine et nous cherchons à l'éradiquer.

L'AWCEP applaudit l'intention décrite dans le préambule qui établit la protection de l'égalité comme l'un des objectifs du projet de loi C-36. Cet objectif est conforme au principe selon lequel les lois canadiennes doivent être comprises et interprétées dans le contexte de la Charte canadienne des droits et libertés. Le préambule du projet de loi reconnaît la nature systémique de la prostitution et ce qui se produit lorsque les femmes ne sont pas traitées de manière égale en raison de leur race, origine nationale ou ethnique, couleur et sexe.

Il est satisfaisant de voir que le projet de loi reconnaît le danger inhérent lié à la prostitution ainsi que l'exploitation profonde des femmes par les proxénètes, les tenanciers de bordel, les entremetteurs, les annonceurs et les clients, notamment les effets négatifs et démesurés que cela entraîne pour les femmes asiatiques et d'autres groupes de femmes racialisés.

Nous recommandons d'affermir l'intention de protéger la dignité humaine et l'égalité en soulignant les effets disproportionnés de la prostitution sur les femmes racialisées dans le préambule et en mentionnant les accords internationaux que le Canada a accepté de mettre en application afin d'éliminer la discrimination à l'égard des femmes et de protéger les victimes de la traite de personnes.

Nous appuyons l'article du projet de loi qui criminalise la promotion de services sexuels, car la publicité favorise l'implantation de stéréotypes tenaces. Dans la région métropolitaine de Vancouver, les femmes asiatiques sont extrêmement surreprésentées dans la promotion de la prostitution. Des salons de massage asiatiques ont pignon sur rue un peu partout au Canada, et la publicité sexuelle représentant des femmes asiatiques est tellement courante qu'elle est devenue presque invisible. Les stéréotypes avec lesquels nous devons composer, comme l'image qu'invoquent les noms « écolière japonaise » et « poupée chinoise », serviles et soucieuses de plaire, nous déshumanisent et sexualisent la femme asiatique. La normalisation de ces stéréotypes nous prive des droits que nous garantit la Charte, qu'on soit prostituée ou non.

Les proxénètes, les entremetteurs, les tenanciers de maison de prostitution, les annonceurs et les autres impliqués dans la vente et la promotion de la prostitution satisfont à cette demande profondément raciste, et c'est dans leur intérêt commercial de normaliser ces stéréotypes afin de favoriser la croissance de leur marché.

Il y a des chevauchements entre la pratique de la prostitution et la violence conjugale, le viol et l'inceste. Ce sont là des gestes de violence sexiste posés généralement par des hommes dans des endroits privés, où l'intimité est utilisée pour séquestrer les femmes, renforcer l'autorité de l'attaquant et cacher les gestes de violence du regard du public.

Être à l'intérieur avec un homme n'est pas plus sécuritaire pour les épouses, les enfants victimes d'inceste ou les femmes prostituées. Nous reconnaissons toutefois que les établissements privés, y compris les salons de massage asiatiques, favorisent la protection des hommes. Ils permettent aux proxénètes, aux tenanciers de bordel, aux entremetteurs et aux clients d'être à l'abri des regards et de cacher la violence inhérente à la prostitution. Nous craignons que cela n'offre une échappatoire légale aux proxénètes qui se font passer pour des gardes du corps.

Nous soutenons l'approche ciblée préconisée par le projet de loi pour combattre le problème à la source. Nous saluons la distinction faite entre ceux qui dépendent du revenu d'une femme sans investissement dans la façon dont il est gagné (comme les enfants à charge ou les coiffeuses) et ceux qui recrutent des femmes et les forcent à se prostituer et qui soutiennent ainsi comme un parasite la prostitution, par exemple les proxénètes, les tenanciers de bordel, les entremetteurs et les clients.

Les membres du comité parlementaire ont déjà souligné qu'ils savent que la criminalisation de la communication dans les lieux publics constitue un problème. La modification visant à cibler les femmes près des écoles, des garderies et des terrains de jeux affaiblit les mesures, car accuser les femmes de l'exploitation dont elles sont victimes mine l'objectif d'égalité.

La traite des personnes fait partie intégrante de l'expérience des femmes asiatiques de la prostitution, quel que soit leur pays d'origine. Ma collègue, Alice Lee, pourrait vous en parler de façon plus détaillée.

Nous savons que le projet de loi contribue à empêcher que le crime organisé se transforme en milieu d'affaires légitimes. Les dispositions législatives actuelles sur la traite des personnes ne s'appliquent qu'aux trafiquants et non aux clients. Le projet de loi C-36 criminalise un homme qui achète les services sexuels d'une femme victime de traite de personnes. Toutefois, il ne modifie pas l'équilibre du pouvoir sur lequel se fondent le crime organisé et la traite de personnes, car les dispositions actuelles en matière d'immigration appuient l'exploiteur. Nous recommandons d'accorder aux femmes qui se trouvent dans une situation d'exploitation le statut d'immigrant dès leur entrée au Canada, pour qu'elles risquent moins d'être recrutées et qu'elles aient plus de chances de sortir de la prostitution.

Pour conclure, une approche canadienne de la prostitution doit être beaucoup plus rigoureuse afin d'être utile dans une société multiraciale. Le droit pénal est limité en ce sens que des mesures ne sont prises contre les actes de violence et d'exploitation qu'une fois qu'ils ont été commis. L'Asian Women Coalition Ending Prostitution demande au gouvernement fédéral de mettre en place des mesures d'aide sociale complètes pour empêcher le recrutement et pour que les femmes puissent bénéficier de nos droits garantis par la Charte.

K. Brian McConaghy, directeur, Ratanak International, à titre personnel : Monsieur le président, mesdames et messieurs, je vous remercie de me donner l'occasion de parler du projet de loi C-36.

Je m'appelle Brian McConaghy, je possède 22 années d'expérience au sein de la GRC, et 24 années à la tête d'un organisme de bienfaisance qui aide des jeunes à se remettre des agressions subies dans le travail du sexe.

Je félicite le gouvernement de ses efforts pour identifier les personnes prostituées comme étant des victimes, plutôt que des criminels. J'appuie aussi la criminalisation des gens qui achètent des services sexuels et qui profitent de la vente de femmes canadiennes. Je suis contre la légalisation de la prostitution.

À mon avis, les principes de réduction des préjudices qui sont verbalisés par ceux qui souhaitent la légalisation de la prostitution sont mal fondés. Je ne suis toujours pas convaincu que les femmes qui se prostituent seront plus en sécurité si l'industrie est réglementée. D'après moi, il est stupide de présumer que la réglementation peut transformer la prostitution en une industrie qui respecte les lois.

Je ne crois pas que la légalisation aurait protégé les femmes que Willie Pickton a enlevées et qui ont fini démembrées dans mes congélateurs, à la GRC, à des fins d'analyse médico-légale. Selon ce que nous avons appris du dossier Pickton et de l'analyse des membres de ces femmes, c'est que Pickton n'est que le dernier d'une longue lignée de prédateurs ayant, au fil des années, soumis ces femmes à des violences et à des blessures traumatiques.

Ne nous faisons pas d'illusions sur la brutalité de cette industrie. Des citoyens canadiens sont régulièrement soumis à de graves préjudices dans le milieu de la prostitution, et leurs vulnérabilités sont exploitées au maximum. La légalisation de la prostitution ne chercherait à résoudre que la violence périphérique — les menaces, les raclées, les agressions, et cetera. Cependant, je suis d'avis que l'activité centrale, la prostitution, représente la violence faite aux femmes. Les pratiques de réduction des préjudices ne protégeront pas les femmes de la violence si le métier représente en soi la violence. L'achat du consentement des femmes par des hommes pour ensuite les soumettre à des milliers de viols rémunérés fait violence à leur corps et détruit profondément le psychisme.

Souvent, les jeunes femmes qui se sortent de la prostitution font des tentatives de suicide. Je n'ai jamais rencontré de jeune femme dans un programme de transition qui avait fait une tentative de suicide parce qu'elle avait été battue, menacée à la pointe d'un revolver. Invariablement, la source de leur désespoir est un profond sentiment de dévalorisation qui découle des agressions sexuelles répétées qui font partie intégrante de ce milieu, en plus de la violence verbale qui mine leur confiance en elles et ébranle les fondements de leur identité. C'est la violence inhérente à la prostitution.

Si la violence est un élément central de la vie des prostituées, la seule façon de la réduire est manifestement de réduire la taille de cette industrie. Les expériences menées dans d'autres pays nous ont appris que la légalisation ne diminuera pas les préjudices, mais qu'elle les augmentera plutôt en élargissant l'industrie.

De plus, je crois qu'il est naïf de présumer que la création d'une industrie de la violence sexuelle légale au Canada passerait inaperçue aux yeux de l'énorme source de demande qui se trouve au sud de la frontière. Les principes économiques les plus simples nous apprennent que la demande sera comblée avec un produit de plus en plus vulnérable qu'on trouvera dans la société canadienne. Fournir un tel marché peut mener à la catastrophe.

En ce qui concerne la question du choix, la prostitution est pour moi un continuum d'agression qui commence avec l'enfant prostitué n'ayant pas, en raison de son âge, la compétence requise pour donner son consentement, et qui se poursuit quand il devient un adulte dont on abuse parce qu'il y est conditionné, qu'il est toxicomane et traumatisé, et qu'il est ainsi dans bien des cas rendu incapable de donner un consentement éclairé. Ce qui est tragique, c'est que dans ce contexte, certaines victimes consentent à ce qu'on leur fasse subir des préjudices physiques parce qu'elles ont désespérément besoin de leur prochaine dose de drogue. Appelez cela comme vous le voulez, mais ce n'est pas un consentement éclairé et sans contrainte.

Je crois que la loi doit cibler les personnes qui ont clairement un choix à l'égard de tels préjudices. Les femmes prostituées, dont la plupart ont été maltraitées lorsqu'elles étaient enfants, et qui souffrent fréquemment d'une dépendance à la drogue, qui sont manipulées et extrêmement vulnérables, n'ont pas ce choix. Toutefois, les gens qui ont de l'argent, une carrière et une réputation à préserver, ceux qui embrassent leurs enfants à l'heure du coucher, qui disent au revoir à leur femme, qui se rendent au centre-ville et qui choisissent de profiter d'une femme ou d'une fille vulnérable sont ceux que nos lois doivent cibler.

En tant que personne qui a passé beaucoup trop de temps à examiner les corps démembrés de femmes prostituées et à analyser la nature et les circonstances de leur mort violente, en tant que personne qui sait d'expérience le nombre d'années nécessaires pour aider de jeunes victimes de violence à s'en remettre, et en tant que personne qui a consacré sa vie au rétablissement de telles victimes, permettez-moi de vous garantir qu'il ne s'agit pas d'une industrie de choix pour la grande majorité des prostituées. Ce n'est pas une industrie lucrative et elle ne les rend pas autonomes; c'est un milieu destructeur et mortel.

L'un des indicateurs clés d'une démocratie parvenue à maturité est sa capacité de voir au-delà des éléments superficiels et de créer une loi qui protège les personnes les plus vulnérables, peu importe leurs circonstances ou leur position sociale. En créant le projet de loi, le Canada prend des mesures pour protéger les femmes victimisées.

J'ai des réserves au sujet des dispositions sur la communication énoncées dans l'article 213, mais j'appuie le projet de loi et j'aimerais qu'il soit adopté rapidement.

Julia Beazley, analyste politique, Alliance évangélique du Canada : L'Alliance évangélique du Canada est l'association nationale des chrétiens évangéliques regroupés à des fins d'influence, d'impact et d'identification à titre de ministres et de témoins publics.

Au cours des deux dernières décennies, l'AEC a présenté un certain nombre de documents et de mémoires au Parlement sur la question de la prostitution et celle de la traite de personnes. Nous avons également agi à titre d'intervenants devant la Cour suprême du Canada dans l'affaire Bedford. Nous vous remercions de nous donner l'occasion de discuter de cet important projet de loi.

En juillet, nous avons présenté un mémoire au Comité de la justice qui appuyait fortement le projet de loi C-36. Puisque notre temps est limité, je vous demanderais de consulter notre mémoire pour connaître en détail nos observations et nos recommandations.

En élaborant le projet de loi, le gouvernement a adopté un point de vue de la question de la prostitution qui envisage la situation dans son ensemble, et il a remis courageusement en question la présomption de longue date voulant que les hommes jouissent d'un droit d'accès sexuel aux corps des femmes contre rétribution. De plus, il a aussi réfuté carrément l'idée que l'achat de services sexuels est inévitable dans notre société. À cet égard, le projet de loi représente un changement de paradigme en matière de loi et de politique et, en définitive, nous l'espérons, dans l'attitude du public à l'égard de la prostitution.

Dans le préambule, on reconnaît l'exploitation et les risques qui sont inhérents à la prostitution, les dommages sociaux causés par la chosification du corps humain et la marchandisation des activités sexuelles, et le fait que la prostitution porte atteinte à la dignité humaine et à l'égalité entre les sexes. On reconnaît également que les problèmes comme la pauvreté, la toxicomanie, la maladie mentale et la racialisation sont les principaux facteurs qui incitent les gens à se livrer à la prostitution. On souligne l'importance de dénoncer et d'interdire l'achat de services sexuels, car l'achat crée la demande de prostitution. Ce positionnement change complètement la façon dont on a toujours traité la question de la prostitution. Les considérations juridiques et politiques liées à la question ont longtemps porté presque exclusivement sur les personnes qui se prostituent et sur la façon de les traiter : comme une nuisance publique, une menace à la santé publique ou une source de perturbation au sein de la collectivité.

On ne parlait pratiquement pas des acheteurs de services sexuels qui stimulent la demande, laquelle incite les personnes à se livrer à la prostitution et les y maintient. Le projet de loi C-36 définit et cible correctement la force motrice sous-jacente à la prostitution et à la traite de personnes. Il propose une nouvelle infraction qui criminalise l'achat ou la tentative d'achat de services sexuels. Si le projet de loi est adopté, l'achat de services sexuels sera illégal pour la première fois au Canada, et la conduite de l'acheteur sera illégale, peu importe où l'acte aura lieu.

Le commerce du sexe est régi par les principes de l'offre et de la demande du marché. En l'absence d'une demande masculine d'accès sexuel à des femmes et à des filles, principalement, l'industrie de la prostitution ne pourrait ni prospérer ni se développer. La nouvelle infraction cible la cause profonde de cette exploitation et est assortie d'amendes importantes et de peines d'emprisonnement éventuelles. Des sondages menés auprès d'hommes qui achètent des services sexuels ont indiqué que ces mesures, ainsi que le risque de divulgation publique, seraient les moyens les plus efficaces de les dissuader de continuer à acheter des services sexuels.

Le projet de loi enclenche également un changement radical dans la façon dont les personnes qui se prostituent sont considérées dans la loi. Les recherches et les témoignages anecdotiques révèlent qu'entre 88 et 96 p. 100 des femmes qui se prostituent ne le font pas par choix et qu'elles cesseraient de le faire si elles croyaient disposer d'une solution de rechange viable. Le projet de loi permet de reconnaître cette réalité et d'en tenir compte.

Le gouvernement a clairement indiqué que selon l'esprit et l'intention du projet de loi, les personnes qui se prostituent ne sont plus considérées comme une nuisance, mais comme des victimes d'exploitation vulnérables; par conséquent, elles sont mises à l'abri des accusations criminelles, sauf dans des circonstances précises. C'est là un changement important, que nous appuyons fortement.

Lors de notre comparution devant le Comité de la justice, nous avons exprimé notre crainte que le libellé des paragraphes 213(1) et 213(1.1) laisse une échappatoire assez importante pouvant nuire à l'intention de la loi de criminaliser principalement les activités des clients et des proxénètes. Nous voulons restreindre au minimum la portée éventuelle de cet article, afin d'éviter de criminaliser les personnes qui se prostituent.

Le comité a tenu compte de notre préoccupation, qui a été soulevée par presque tous les témoins qui ont comparu devant lui, et il a modifié le paragraphe 213(1.1) pour préciser que les endroits publics auxquels on fait référence incluent des endroits situés près des écoles, des terrains de jeux ou des garderies, et nous nous réjouissons de cette modification. Toutefois, selon notre interprétation, il semble que les seules personnes qui risquent d'être criminalisées en vertu de ces dispositions, ce sont les plus vulnérables, soit celles qui se livrent à la prostitution de rue, qui sont parmi les plus touchées par le désespoir et les dépendances.

La criminalisation des personnes vulnérables crée des obstacles à leur abandon de la prostitution et, surtout, accroît les inégalités et la marginalisation qui les ont menées à cette situation.

Pour celles qui réussissent à quitter le milieu, le casier judiciaire constitue un obstacle important aux possibilités d'études ou d'emploi.

Encore une fois, nous proposons que la peine relative aux infractions selon les paragraphes 213(1) et 213(1.1) soit établie à un seuil très bas, sans possibilité d'emprisonnement, et qu'elle soit définie dans la loi afin que les personnes les plus vulnérables cessent de subir une peine non méritée ou un préjudice indu.

Puisque la réussite des nouvelles mesures dépendra de la façon dont elles seront appliquées, nous croyons que des formations normalisées devraient être offertes aux services de police, aux procureurs généraux provinciaux et aux avocats de la Couronne au sujet de la nouvelle façon de considérer la prostitution en vertu du projet de loi C-36, afin de favoriser une application compatible avec l'intention du projet de loi.

Enfin, les mesures législatives proposées feront partie de ce qui constitue une approche à deux volets adoptée par le gouvernement. Nous accueillons favorablement l'engagement initial de 20 millions de dollars pour financer les programmes de réinsertion et nous espérons que cela se traduira par un financement fédéral plus important à long terme.

Le projet de loi C-36 n'est pas parfait, mais en recadrant la question comme il le fait et en ciblant directement la demande d'achat de services sexuels, il réalise quelque chose d'important, et c'est pourquoi nous l'appuyons.

Certaines personnes ont fait valoir que le projet de loi C-36 mettra la vie des femmes en danger, mais les lois ne sont pas responsables de la violence et de la stigmatisation dont les prostituées sont victimes; c'est plutôt la croyance que les hommes jouissent d'un droit d'accès sexuel au corps des femmes contre rétribution à leurs conditions et en tout temps, ainsi que la perception parmi les gens qui achètent des services sexuels voulant que les prostituées fassent partie d'une catégorie à part — qu'elles ne sont pas des mères, des conjointes ou des filles. Tant que nous ne remettons pas en question ces croyances, comme le fait le projet de loi, la misogynie, qui cause la violence et la stigmatisation, continuera d'exister.

Kerry Porth, présidente du conseil d'administration, Pivot Legal Society : Je m'appelle Kerry Porth. Je suis une ancienne travailleuse du sexe et je suis présidente du conseil d'administration de Pivot Legal Society.

Le projet de loi C-36 créera un environnement propice à une augmentation de l'exploitation, de la violence et du désespoir. Il aurait pu en être autrement. La décision Bedford était une occasion unique d'entamer un débat national éclairé sur l'industrie du sexe. Nous avions la possibilité de mettre la priorité sur le point de vue des travailleurs du sexe, qui sont vraiment bien placés pour savoir quelles politiques et quels règlements protégeraient les droits de la personne et du travail. À la place, nous avons un projet de loi qui traite à tort tous les travailleurs du sexe comme des victimes et qui ne contient pas les mesures nécessaires permettant de les protéger réellement.

Je veux souligner une chose importante qu'on laisse complètement de côté dans les discussions, il me semble. L'expérience des travailleurs du sexe varie d'une personne à l'autre. D'un côté, il y a les gens qui ont été contraints à entrer dans l'industrie du sexe ou qui traversent une période difficile et qui ont peu d'options pour arriver à joindre les deux bouts.

De l'autre côté, il y a des personnes qui considèrent le travail du sexe comme leur métier et qui s'épanouissent dans ce milieu. La grande majorité des travailleurs du sexe adultes se situent quelque part entre les deux.

Parce que les situations sont diverses, les lois et les programmes doivent répondre à toutes sortes de besoins, et à mon avis, trois principes devraient orienter l'élaboration de dispositions législatives et de politiques canadiennes à cet égard.

Premièrement, il nous faut nous assurer que les gens qui sont dans l'industrie du sexe, peu importe les circonstances qui les y ont menés, ont des conditions de travail les plus sécuritaires possible. Pour garantir leur sécurité, il faut décriminaliser le travail du sexe.

Deuxièmement, nous devons nous assurer que les personnes qui sont victimes de mauvais traitements ou de coercition dans le milieu du travail du sexe ont accès aux mesures de protection dont elles ont besoin. Cela ne requiert pas l'adoption de nouvelles lois. Il faut plutôt que nous fassions en sorte que les travailleurs du sexe aient accès aux différentes lois pénales visant à les protéger et qu'elles s'appliquent à tous les torts qui peuvent leur être causés dans l'industrie du sexe.

Troisièmement, nous devons veiller à ce que les personnes qui ne veulent pas faire partie de l'industrie du sexe aient l'aide et les choix dont elles ont besoin pour faire ce changement dans leur vie. La criminalisation ne sert à rien à cet égard. En fait, elle limite les choix qui s'offrent aux travailleurs du sexe.

Pour s'assurer que personne n'est dans l'industrie du sexe par désespoir ou parce qu'il n'y a pas d'autres solutions, il faut s'assurer que des services sociaux et de la formation professionnelle utiles sont offerts. C'est ainsi que les gens peuvent vraiment choisir.

Merci.

Katrina Pacey, directrice litige, Pivot Legal Society : Je vais utiliser les deux minutes et demie qui me sont imparties pour répondre à ce que j'appelle les fictions sur lesquelles on se fonde pour justifier l'approche proposée dans le projet de loi C-36.

Tout d'abord, il est faux d'affirmer que les lois criminelles qui interdisent l'achat de services sexuels ou d'autres éléments de la prostitution adulte entraîneront des répercussions importantes sur le nombre d'activités liées à la prostitution au Canada. Je conteste ce qu'ont affirmé les fonctionnaires du ministère de la Justice ce matin. Je conteste également ce qu'on vous a dit jusqu'ici sur les résultats obtenus par la Suède et la Norvège.

En effet, des pays de partout dans le monde ont tenté d'adopter l'approche fondée sur la criminalisation de nombreuses façons et sous de nombreuses formes, et aucun n'a obtenu de données empiriques fiables qui démontrent qu'elle entraîne une diminution importante de la prostitution. En fait, même dans les cas où on a constaté une diminution, il y a de nombreuses autres explications, par exemple le fait que les travailleurs du sexe cessent leurs activités dans la rue pour les exercer à l'intérieur.

Deuxièmement, il est faux de soutenir que le projet de loi C-36 fournit un cadre juridique qui met les travailleurs du sexe à l'abri des poursuites judiciaires. On continuera de criminaliser les travailleurs du sexe de la rue, et on pourrait les criminaliser s'ils participent à une entreprise, à un partenariat, à une coopérative ou à un autre type d'entreprise qui pourrait être considéré comme étant une entreprise commerciale ou si l'on juge qu'ils tirent des avantages du travail de leurs collègues. Les Canadiens qui défendent la sécurité et les droits des travailleurs du sexe ne devraient pas appuyer cette approche.

Troisièmement, selon le gouvernement, le projet de loi C-36 respecte la décision Bedford et il est conforme à l'article 7 de la Charte en ce qui concerne les droits des travailleurs du sexe. Toujours selon le gouvernement, le projet de loi C- 36 ne limite pas l'accès des travailleurs du sexe à des mesures qui visent à améliorer la sécurité, par exemple le triage des clients, le travail à l'intérieur et le travail en groupe. Encore une fois, c'est tout simplement faux.

Tout comme la législation relative aux maisons de débauche, les interdictions concernant l'achat de services sexuels et la publicité rendront le travail à l'intérieur pratiquement impossible. Les travailleurs du sexe ne pourront plus profiter de cette occasion d'exercer leurs activités en toute sécurité.

Tout comme la loi sur les communications, l'interdiction concernant les communications par les clients et par les travailleurs du sexe continuera de repousser les travailleurs du sexe marginalisés de la rue dans des endroits dangereux, de leur donner très peu de temps pour négocier avec les clients ou pour les trier, et de les brouiller avec la police. C'est exactement ce qui s'est produit dans le quartier centre-est et selon le commissaire Wally Oppal, ce sont précisément ces circonstances qui ont mené à la tragédie des femmes disparues et assassinées.

Tout comme la disposition liée au fait de vivre des produits de la prostitution, l'interdiction de fournir ces services et l'interdiction de fournir ou de tirer un avantage matériel continueront d'isoler les travailleurs du sexe et de les empêcher de s'engager dans des relations qui améliorent la sécurité. Le projet de loi C-36 recréera les conditions des lois invalidées dans la décision Bedford. De plus, il diminuera le contrôle qu'exercent les travailleurs du sexe sur les circonstances de leurs activités et il n'est pas conforme à l'article 7 de la Charte.

Enfin, on affirme que si la décision Bedford est mise en œuvre, si les lois sont invalidées, cela créera un vide et un manque de mesures de protection pour les travailleurs du sexe qui sont victimes de mauvais traitements ou d'exploitation ou d'autres formes de violence dans le contexte de leur travail, et ce n'est tout simplement pas vrai. En effet, les lois contre la traite des personnes seront toujours en vigueur. Les lois qui interdisent l'exploitation sexuelle des enfants et des jeunes seront également toujours en vigueur. Les nombreuses dispositions qui nous protègent tous de la violence, de l'extorsion, des agressions, de la détention, des menaces et du harcèlement seront toujours en vigueur, et ce sont ces dispositions auxquelles les travailleurs du sexe souhaitent avoir accès. Ils demandent en effet un accès complet et équitable aux mesures de protection qui existent pour tout le monde, et ils devraient y avoir accès.

Merci.

Le président : Je remercie tous les témoins.

Le sénateur Baker : J'aimerais remercier tous les témoins de leurs excellents exposés.

Madame Pacey, et madame Porth, vous avez dit que le projet de loi dont le comité est saisi sera, selon vous, invalidé, tout comme l'affaire Bedford a été invalidée — c'est-à-dire les trois dispositions en question —, par la Cour suprême du Canada. Pourriez-vous nous en dire plus à cet égard?

Selon vous, les trois dispositions que le gouvernement a mises en œuvre dans ce cas-ci, c'est-à-dire que les services sexuels offerts par un particulier ne seront pas visés par les poursuites concernant la publicité et le fait de tirer des avantages des services sexuels, et le fait de conseiller, d'aider et d'encourager une personne, et la disposition vous permettant d'embaucher des réceptionnistes, des chauffeurs ou des gardes du corps, n'aident pas vraiment les travailleurs du sexe. Pourriez-vous nous en dire plus à cet égard?

Mme Pacey : Certainement. J'aimerais d'abord préciser que le projet de loi est volumineux et qu'il contient de nombreux éléments. Mes commentaires liés à la question constitutionnelle viseront surtout les dispositions dont nous avons parlé aujourd'hui, c'est-à-dire les dispositions qui interdisent l'achat de services sexuels, les dispositions liées aux avantages matériels et les dispositions dont j'ai parlé aujourd'hui.

Le sénateur Baker : Je vous en suis très reconnaissant, car le projet de loi a pour titre Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford. C'est la raison d'être du projet de loi.

Mme Pacey : C'est exact.

Le sénateur Baker : Mais il s'agit seulement d'une faible partie du contenu du projet de loi.

Mme Pacey : Ce projet de loi contient un très grand nombre d'éléments. Il y a par exemple des peines minimales obligatoires, et beaucoup d'autres choses.

Le sénateur Baker : Oui, et vous parlerez donc des mesures dont nous voulons entendre parler; allez-y.

Mme Pacey : Je l'espère, et si ce n'est pas le cas, veuillez me le demander.

Nous devons commencer au début, c'est-à-dire par la décision Bedford. Nous devons prendre conscience que selon cette décision, les lois qui empêchent les travailleurs du sexe de prendre des mesures pour assurer leur sécurité, peu importe la raison pour laquelle ils font le commerce du sexe, s'ils sont en mesure de prendre ces mesures et qu'elles sont efficaces, mais que ces lois les empêchent de les prendre, cela n'est pas justifiable au terme de l'article 7 de la Charte.

Il faut se servir de cette analyse pour examiner les dispositions, et je crois que nous devons commencer par les répercussions. Nous devons vérifier si les dispositions du projet de loi C-36 qui ciblent les activités liées à la prostitution adulte — qu'il s'agisse de l'achat de services sexuels, de communications publiques ou de participation à des relations d'affaires — entraîneront les mêmes répercussions pour les travailleurs de sexe que les lois visées dans l'affaire Bedford.

Dans mon mémoire, je crois honnêtement qu'il est clair, en se fondant sur les preuves et un examen complet des preuves présentées par le Canada et par d'autres pays partout dans le monde, ainsi que sur le gros bon sens, qu'on obtiendra les mêmes résultats. En effet, les travailleurs du sexe de la rue continueront de travailler dans les quartiers les plus dangereux de nos villes. On continuera d'empêcher les travailleurs du sexe qui exercent leurs activités à l'intérieur de se créer l'espace le plus sécuritaire possible. Je crois qu'il est logique d'imaginer une travailleuse du sexe qui souhaite établir un espace de travail intérieur, mais qui est dans l'incapacité de faire de la publicité et de parler aux gens de ses activités — car un agent de police n'a qu'à se tenir à la porte et informer ses clients qu'ils seront en état d'arrestation dès qu'ils entreront — et qui doit continuer de travailler seule, car si elle travaille avec d'autres, il s'agira d'une entreprise commerciale, et il est donc facile de constater, selon moi, qu'il s'agit d'une attaque indirecte contre la capacité des travailleurs du sexe d'exercer leurs activités à l'intérieur.

Si nous examinons ces répercussions, nous devons nous demander ce qui arrivera dans le cadre d'une analyse fondée sur l'article 7. Ce matin, le ministre affirmait très prudemment qu'on avait rédigé le préambule et les objectifs du projet de loi afin de viser ce qui constitue, de l'avis du gouvernement, un exercice d'équilibre pour lequel il a perdu devant la Cour suprême du Canada, c'est-à-dire que les lois qui visent les nuisances ne peuvent pas être justifiées si elles entraînent au bout du compte des torts et de la violence. On a donc modifié le préambule et les objectifs en conséquence.

À mon avis, même avec le préambule et les objectifs énoncés dans le projet de loi C-36, et même si on précise pour le compte rendu qu'il s'agit de mesures de protection, lorsque le tribunal examinera les preuves, lorsque le tribunal comprendra les conséquences directes et effectuera un exercice d'équilibre, les mesures législatives ne seront plus adéquates.

Le sénateur Baker : Évidemment, le préambule n'établit pas, à lui seul, la constitutionnalité. Les dispositions, c'est-à- dire le contenu du projet de loi, établissent la constitutionnalité avec le préambule. Vous avez donc absolument raison. Il ne suffit pas d'affirmer que c'est le préambule. Vous avez soulevé un point important, c'est-à-dire que dans ce cas-ci, nous parlons de consentement entre adultes, n'est-ce pas? Nous ne parlons pas de prostitution infantile ou d'autres choses, ou de la décision Bedford. Ces questions sont toujours visées par la loi.

Vous faites donc valoir que même si le gouvernement du Canada ne se penchait pas sur ces questions, elles seraient toujours visées par des lois adéquates au Canada?

Mme Pacey : Absolument, et je l'affirme en tant qu'avocate qui a consacré les 12 dernières années à la sécurité des travailleurs du sexe du quartier centre-est de Vancouver. C'est la raison pour laquelle je fais ce travail, car je suis préoccupée par les torts et la violence dont sont victimes les femmes avec lesquelles je suis si proche dans notre quartier. C'est dans ce cadre que nous avons examiné le Code criminel, que nous avons rencontré des experts constitutionnels et des avocats spécialisés en droit criminel, et que nous avons mené une analyse pour enfin leur demander si, en ce qui concerne leur protection, le Code criminel du Canada, une fois ces lois invalidées — c'est-à-dire les lois visées par la décision Bedford —, était suffisant. Les travailleurs du sexe eux-mêmes ont répondu par l'affirmative. Ils ne veulent pas que des personnes soient forcées d'entrer dans le commerce du sexe. Ils ne veulent certainement pas que des gens soient victimes de la traite des personnes, et ils veulent absolument que les enfants soient protégés. Ils ont affirmé qu'une fois que ces lois qui leur causent peut-être du tort de façon non intentionnelle seront invalidées, c'est-à-dire les lois qui visent le fait de vivre des produits de la prostitution, de communiquer et de mener des activités dans une maison de débauche, il restera toujours un large éventail de dispositions qui leur fournissent la protection qu'ils souhaitent obtenir et auxquelles on leur a refusé accès, car ils sont traités comme des criminels.

La sénatrice Batters : J'aimerais remercier les témoins d'être ici aujourd'hui.

J'aimerais d'abord m'adresser à M. McConaghy. Tout d'abord, je vous suis très reconnaissante de vos commentaires. Je crois que vous avez bien résumé la question lorsque vous avez dit que les personnes qui devraient être visées sont celles qui ont vraiment le choix dans ce cas-ci, c'est-à-dire les personnes qui achètent les services sexuels, et c'est en partie l'objectif du projet de loi.

J'ai également aimé les commentaires formulés dans votre exposé, et vous avez fait un commentaire similaire lorsque vous avez comparu devant le comité de la justice de la Chambre des communes, car vous avez mentionné que les femmes qui sortaient de la prostitution faisaient souvent des tentatives de suicide. Étant donné que ce sujet me touche personnellement, je me suis beaucoup efforcée, pendant des années, de sensibiliser les gens au sujet de la santé mentale et du suicide. Je vous suis donc très reconnaissante d'avoir abordé ce sujet. Vous avez parlé d'une très mauvaise estime de soi, et c'est le problème au cœur de la prostitution. J'aimerais que vous nous en disiez un peu plus à cet égard.

M. McConaghy : Je crois qu'en ce qui concerne un grand nombre des problèmes, et mes collègues assis à la table ne seront certainement pas d'accord avec moi, mais je pense que nous souhaitons tous protéger les femmes. Je pense que les différences d'opinions sont liées à la façon dont on comprend l'élément de violence. La violence périphérique, comme j'ai choisi de la décrire, concerne les coups, les coups de couteau, les menaces, et cetera. Toutes ces choses qui ne sont pas au centre de ce travail.

Toutefois, à mon avis, la description de travail d'une prostituée est destructrice par elle-même. Si nous pouvons prendre des règlements par l'entremise de la légalisation pour créer une industrie réglementée dans laquelle on fournit des soins de santé et des gardes du corps, et que tout fonctionne en ce qui concerne la structure, je crois fermement que même dans ces conditions, la description de travail est destructrice sur le plan psychologique. C'est ce que nous constatons chez les femmes et les filles qui ont quitté ce milieu; c'est le sentiment de dévalorisation provoqué par des agressions sexuelles répétées qui entraîne un désespoir absolu.

Fondamentalement, il s'agit d'un choix de carrière qui, je crois, nous souhaitons éviter à nos filles, et je ne crois pas qu'il s'agisse d'une carrière que nous devrions institutionnaliser en tant que société canadienne, car cela reviendrait à dire que les jeunes femmes sont un produit à vendre. Je suis très préoccupé par les répercussions que cela entraînera au sud du 49e parallèle.

Nous serions naïfs de croire que la création d'une industrie légale dans notre pays n'attirera pas des convois d'hommes en provenance du sud de la frontière. Nous avons pu le constater en Allemagne, où de nombreuses femmes ont été menées pour offrir des services à des gens venant de partout en Europe. La Thaïlande est également un très bon exemple d'un endroit où ce commerce est légal. Là-bas, on a pratiquement vidé les tribus des collines du nord de leurs filles et on accepte autant de filles que possible du Cambodge, du Laos et du Vietnam par l'entremise de la traite illégale de personnes aux frontières.

Le problème devient de plus en plus important. Nous sommes une population relativement réduite qui envisage ce qui pourrait être un commerce sexuel légal juste au nord de Détroit, et cetera. À quoi ressemblera le poste frontalier de Détroit-Windsor à ce moment-là? Nous jouons avec le feu, et à mon avis, si nous pensons que les obligations fondamentales liées à une carrière dans la prostitution n'entraînent pas de torts, nous sommes naïfs.

La sénatrice Batters : Madame Jay, lorsque vous avez comparu devant le comité de la justice de la Chambre des communes, vous avez dit « Nous », c'est-à-dire les femmes asiatiques, « ... subissons les conséquences néfastes lorsque nos attributs, qu'ils soient réels ou imaginés, sont sexualisés et traités comme des marchandises pour la promotion de services sexuels. Ces stéréotypes déshumanisent et sexualisent les femmes asiatiques, et que nous soyons prostituées ou non, ils bloquent notre accès à la Charte des droits. » J'ai trouvé que c'était un point très intéressant. J'aimerais que vous nous en parliez en ce qui concerne les arguments pour une charte des droits des prostituées, et vous avez votre propre réponse.

Mme Jay : Je crois qu'il est important de ne pas créer un sous-groupe de femmes pour lesquelles il est acceptable de violer les droits ou de les soumettre à des mauvais traitements sans en subir les conséquences. Je crois que c'est ce qui se produit lorsque nous abordons la question de la prostitution en créant deux catégories de femmes : les travailleuses du sexe et celles qui ne le sont pas.

En ce qui concerne les femmes asiatiques, en tant que groupe, nous avons rarement l'occasion de nous soustraire aux stéréotypes liés à la sexualisation de nos caractéristiques. Que je travaille ou non dans un salon de massage, lorsque je marche dans la rue, il est très possible qu'un individu présume que j'offre des services sexuels, comme il peut présumer que n'importe quelle femme qui marche dans la rue en Thaïlande, ou dans un autre endroit lié au tourisme sexuel, offre ce genre de services. Il s'agit d'une présomption maintenant enseignée aux hommes par l'industrie du tourisme sexuel, la pornographie et la normalisation de la publicité en ligne et dans les journaux pour les salons de massage asiatiques. Ces salons de massage sont devenus un perpétuel sujet de plaisanterie. Ils sont l'arrière-plan d'une grande partie de la culture populaire des « hipsters » avec laquelle nous devons vivre en ce moment. Si l'on permet aux hommes d'accepter ces idées à notre égard sans se poser de questions, cela signifie qu'il s'agit aussi des hommes avec lesquels nous travaillons. Il s'agit des hommes qui fréquentent l'école avec nous et qui occupent également des postes d'autorité. Si on ne remet pas en question leurs présomptions et l'adoption de ces stéréotypes, ils les appliquent à notre égard. Cela a un effet lorsqu'il s'agit de nous accorder un traitement égal dans un milieu de travail ou dans un milieu scolaire, et cela a des répercussions sur le type de tâches qu'on nous confie dans ces endroits.

La sénatrice Jaffer : J'ai toute une liste de questions à vous poser, madame Jay ou madame Lee. Vous avez parlé d'obtenir le statut de résident permanent, mais je n'ai pas très bien compris. Je travaille depuis des années au dossier des femmes qui sont exploitées à l'extérieur du pays. Voulez-vous dire qu'une personne devrait obtenir le statut de résident permanent dès qu'elle arrive au pays, ou au moment où la police la trouve dans un salon de massage? À l'heure actuelle, à Vancouver, la pratique consiste souvent à les conduire à l'aéroport. Que voulez-vous dire? Pourriez-vous nous l'expliquer?

Je vais aussi formuler les questions que j'adresse à Mme Pacey et à Mme Porth. Mesdames, pourriez-vous nous parler plus longuement du mémoire de Pivot sur cette question? Avec tout le respect que je dois au ministère de la Justice, je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce qu'il a dit au sujet de la situation en Suède et en Norvège. Vous qui avez de l'expérience, pourriez-vous nous en parler?

En tant que directrice de la Pivot Legal Society, pourriez-vous nous dire exactement quelles seront les répercussions de ce projet de loi dans la vie des travailleuses du sexe?

Mme Jay : Pour répondre brièvement à votre question, nous recommandons au gouvernement du Canada d'accorder le statut de résident permanent à toute femme qui arrive ici dans des conditions qui en font une victime d'exploitation. Nous ferions en sorte que celles qui ont été mariées par correspondance fassent partie du Programme des travailleurs étrangers temporaires et du Programme des aides familiaux résidants. Dans presque tous les cas, il s'agit de personnes qui viennent au Canada en raison de la pauvreté dans leur propre pays. Elles viennent ici à la recherche de meilleures perspectives d'avenir, mais quelqu'un d'ici les parraine dans l'objectif de tirer profit de leur situation défavorable dans leur pays d'origine.

Nous disons que des exemples récents montrent comment ce sont encore les employeurs qui exercent la balance du pouvoir. Dans le cadre du Programme des travailleurs temporaires étrangers, plusieurs cas récents montrent à quel point ces femmes sont très souvent exploitées. Si elles avaient un statut régularisé, elles auraient de bien meilleures chances d'éviter de se trouver dans de telles circonstances.

J'aimerais ajouter que les acheteurs, les proxénètes et les membres du crime organisé qui exploitent les salons de massage asiatiques et les petites maisons closes comptent sur le fait que ces femmes sont en situation irrégulière au pays. Si les femmes n'arrivent pas au pays en situation irrégulière, ces gens font en sorte que cela devienne le cas. Ils confisquent les papiers des femmes et les encouragent à rester plus longtemps que leurs visas le permettent. Ils menacent aussi les femmes de les signaler aux autorités, parce que ces femmes ne possèdent pas toujours suffisamment de renseignements concernant leurs droits ici au Canada.

Mme Porth : Récemment, Pivot a publié un rapport intitulé My Work Should Not Cost Me My Life, ce qui se traduit par « Mon travail ne devrait pas me coûter la vie ». Ce rapport est le fruit d'une collaboration avec le Centre d'excellence pour le VIH-SIDA de la Colombie-Britannique. Les auteurs du rapport ont demandé au Service de police de Vancouver d'effectuer un virage dans sa façon d'appliquer la loi, à savoir d'éviter de poursuivre les travailleuses du sexe de rue, mais de plutôt poursuivre leurs clients. Même si cela fait seulement partie de la politique officielle du Service de police de Vancouver depuis janvier 2013, dans la pratique, c'est ce qui se fait depuis cinq ans.

Dans le rapport, les travailleuses du sexe ont indiqué qu'elles devaient faire beaucoup plus d'heures. Une travailleuse du sexe qui est restée debout dans la rue pendant six heures sans faire d'argent n'a pas le loisir de simplement décider de rentrer à la maison. Elle compte sur ce revenu pour répondre à ses besoins et pour survivre, alors elle doit rester dans la rue pendant beaucoup plus longtemps.

Pour les travailleuses du sexe de rue qui sont aussi toxicomanes, plus elles passent de temps à chercher un client, plus elles risquent de se trouver en état de sevrage. Le fait qu'elles sont désespérées les rend beaucoup plus vulnérables et susceptibles d'accepter un client qui présente plus de risques.

En ce moment, l'autre chose qui arrive, c'est que les clients changent de comportement. Ils sont beaucoup plus nerveux parce qu'ils savent qu'ils pourraient être poursuivis pour avoir communiqué dans un endroit public. Ils préfèrent donc rencontrer les femmes dans des quartiers industriels isolés et mal éclairés. Ils demandent aux travailleuses du sexe soit d'entrer dans la voiture avant d'avoir négocié les termes de la transaction, soit de les suivre dans une ruelle sombre et d'effectuer la transaction à cet endroit-là. Cela laisse à la travailleuse du sexe très peu de temps pour évaluer si le client manifeste des signes notoires d'intoxication, pour vérifier sa voiture, pour voir s'il y a une poignée du côté du passager, pour voir s'il y a des armes dans la voiture et même tout simplement pour se faire une idée du client. De plus, cela lui laisse très peu de temps pour négocier les termes de la transaction, notamment ce qu'elle est prête ou pas prête à faire, là où elle préférerait aller et combien elle veut être payée. De telles transactions à la hâte peuvent mener à des malentendus. Ces malentendus peuvent mener à la violence. Par conséquent, le fait de s'en prendre au client met réellement les travailleuses du sexe en danger.

Le Service de police de Vancouver appuie la criminalisation de l'achat de services sexuels. Les policiers estiment qu'ils ont besoin de cet outil supplémentaire pour trouver les prédateurs. Ils aiment bien parler d'un cas, survenu en 1988 ou 1989, où ils ont vérifié un véhicule dans le Downtown Eastside. Ils y ont découvert des armes et aussi des dispositifs de retenue, et ils font valoir que, grâce à cela, ils ont arrêté un prédateur. Toutefois, j'aimerais rappeler au Service de police de Vancouver que, d'après le rapport que le service a présenté à la Commission d'enquête sur les femmes disparues, les policiers ont arrêté le pire tueur en série du Canada des dizaines et des dizaines de fois dans le Downtown Eastside, sans jamais l'avoir empêché de tuer une seule travailleuse du sexe. Par conséquent, le fait de ratisser très large et de s'en prendre à tous les clients dans l'espoir d'arrêter un seul prédateur ne fonctionnera pas. Tant que nous poursuivrons cet objectif, les travailleuses du sexe seront exposées au danger.

Le sénateur Plett : J'aimerais faire une ou deux remarques avant de poser une question.

L'intention générale de ce projet de loi consiste à abolir la prostitution, pas d'en faire une profession sécuritaire. À maintes reprises, vous avez toutes les deux fait valoir que cela met la vie des prostituées en danger. Or, notre objectif n'est pas de faire en sorte que les prostituées soient en sécurité; nous voulons abolir la prostitution. Voilà l'intention de ce projet de loi.

Immédiatement avant vous, nous avons entendu le témoignage de Timea Nagy, fondatrice de Walk With Me Canada et intervenante de première ligne pour les soins aux victimes. Je lui ai posé une question concernant ses choix, et elle a convenu qu'elle avait des options. Elle avait l'option de faire des passes, de se faire battre ou de ne pas manger. Voilà quelles étaient ses options. Elle est devenue prostituée à un très jeune âge, elle a quitté le métier et ensuite elle y est retournée parce qu'elle n'avait rien à manger.

Vous n'avez pas dit ceci explicitement, mais, à mon avis, vous avez au moins laissé entendre que, dans une certaine mesure, il s'agit d'une profession raisonnable. Madame Porth, peut-être que vous pourriez vous exprimer plus clairement à ce sujet. Vous avez dit que vous avez déjà été une travailleuse du sexe. À quel âge avez-vous commencé à exercer cette profession? Je ne pense pas que beaucoup de personnes se réveillent le jour de leur 18e anniversaire en se disant : « Je crois que je vais devenir une prostituée. » À mon avis, pour une raison ou une autre, elles ont commencé à exercer cette profession à un jeune âge parce qu'elles ont été contraintes, manipulées et forcées à le faire.

Avez-vous des éléments de preuve qui montreraient que ce n'est pas vrai, que la majorité des travailleuses du sexe ont commencé à faire ce travail à l'âge adulte, qu'elles aiment vraiment ce travail et qu'il ne s'agit pas d'une profession très violente?

Mme Porth : Je tiens à préciser que j'ai commencé à exercer cette profession à l'âge de 34 ans, à un moment où j'avais sombré dans la toxicomanie et une pauvreté extrême. Quoi qu'il en soit, j'avais d'autres options. J'ai obtenu un diplôme universitaire, alors j'aurais pu trouver un autre emploi. J'aurais pu subir une cure de désintoxication et suivre un traitement, mais ce n'est pas ce que j'ai choisi de faire.

Je n'ai pas particulièrement aimé exercer le travail du sexe, mais pas pour les raisons que la plupart des gens pourraient penser. Je n'aimais tout simplement pas jouer à l'innocente — ce qui fait réellement partie du travail. Je n'ai jamais été victime d'une agression. La plupart du temps, j'ai réussi à travailler chez moi, et je m'assurais d'avoir une autre personne présente au cas où j'avais besoin d'aide. Pendant les quatre ans au cours desquels j'ai exercé le travail du sexe et au cours des milliers de transactions sexuelles que j'ai effectuées, je n'ai eu besoin d'aide qu'une seule fois, et cela, parce que le client ne voulait pas partir. Il n'a pas été nécessaire d'être violent à son endroit pour le convaincre de partir.

Je ne prétends pas que mon histoire est de quelque façon que ce soit typique ou atypique.

Le mythe relatif à l'âge moyen d'entrée dans la prostitution est fondé sur un certain nombre d'études. Un article de journal a été publié récemment à ce sujet aux États-Unis. Un certain nombre d'articles et de recherches ont discrédité ce mythe. C'est fondé sur deux études, mais dans les deux cas, les études portaient sur des prostituées mineures; il y a donc de fortes chances que l'âge moyen allait être de moins de 18 ans.

Quand John Lowan a comparu devant le Comité de la justice, il a indiqué qu'il avait passé en revue plusieurs études canadiennes qui indiquaient que l'âge moyen d'entrée dans la prostitution au pays se situe entre 18 et 23 ans.

Comme je l'ai dit dans ma déclaration préliminaire, les expériences vécues par les travailleuses du sexe varient beaucoup. Pendant six ans, j'ai occupé le poste de directrice exécutive de la PACE Society, qui est un organisme sans but lucratif du Downtown Eastside qui travaille auprès des travailleuses du sexe de rue. J'ai travaillé avec plus de 250 d'entre elles. Certaines haïssaient vraiment le travail et voulaient quitter ce milieu, et nous les avons donc aidées à le faire. D'autres étaient satisfaites de leur situation à ce moment-là et d'autres encore étaient très à l'aise avec le travail qu'elles exerçaient et considéraient que c'était un choix de leur part.

À mon avis, il est très important de commencer à aider les gens là où ils se trouvent. Nous devons écouter ce que les travailleuses du sexe qui sont encore actives ont à dire au sujet de leur expérience; voilà ce qui devrait être notre point de départ. Vous devez croire ce qu'ils vous disent au sujet de leur expérience. Le fait que certains d'entre nous considèrent que ce travail est dégoûtant et de mauvais goût ne veut pas dire que les travailleuses du sexe le voient de cette manière.

Mme Pacey : Si vous me le permettez, j'aimerais ajouter quelque chose aux observations de ma collègue. Je considère qu'il est très important de se rappeler que, conformément à la décision Bedford et à la Charte canadienne des droits et libertés, nous avons l'obligation, le gouvernement a l'obligation, de veiller à ce que ses lois ne mettent pas les travailleuses du sexe encore plus en danger.

Le principal objectif dont vous avez parlé — à savoir l'abolition de la prostitution au Canada — est peut-être légitime du point de vue du gouvernement, mais je suis ici pour vous dire qu'il n'est pas légitime s'il faut adopter des lois qui exposent les travailleuses du sexe d'aujourd'hui au danger. Cela ne respecte pas la Charte des droits et cela ne respecte pas les principes constitutionnels qui nous protègent tous.

L'autre chose que je tiens absolument à préciser, c'est que cela ne fonctionnera pas. Comme je l'ai mentionné, des formes très extrêmes de criminalisation ont été mises en place partout dans le monde, mais aucun pays n'a obtenu de bons résultats. Il n'existe aucun pays que nous pourrions montrer en exemple en disant qu'il a enrayé la prostitution ou l'a même sensiblement fait régresser. Dans de nombreux pays — et je parle tout particulièrement de la Nouvelle- Zélande —, nous pouvons dire que leur modèle de décriminalisation a été très efficace parce qu'il a permis d'améliorer la santé et d'accroître la sécurité des travailleuses du sexe, tout en évitant d'accroître le nombre de personnes qui se livrent à cette profession. Cela s'explique par le fait que les personnes exercent cette profession pour bien des raisons. Ce sont donc précisément de ces raisons que nous devons parler aujourd'hui, et nous devons adopter une approche fondée sur les faits.

Le sénateur Plett : C'est ce que nous faisons.

Mme Pacey : C'est ce que nous faisons.

J'aimerais rappeler que, si nous parlons des personnes qui exercent le travail du sexe parce qu'ils n'ont pas d'autre choix ou d'autre option, nous devrions réellement nous pencher sur les raisons pour lesquelles c'est le cas. Pour venir en aide aux femmes avec lesquelles nous travaillons dans le Downtown Eastside, il faudrait effectuer de considérables investissements judicieux dans des services qui régleraient les conditions socioéconomiques qui les ont menées à exercer le travail du sexe.

Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir sur l'effet de ce dont Mme Beazley a parlé au sujet de la criminalisation de la prostitution aux abords des écoles. J'étais en fait surpris de lire votre commentaire à cet égard, en particulier lorsque vous mentionnez que les personnes qui se prostituent à ces endroits sont probablement les plus vulnérables. Nous avons entendu des Autochtones témoigner avant vous. Je ne sais pas si vous étiez dans la pièce à ce moment.

Pourriez-vous nous dire sur quoi vous vous fondez pour en arriver à une telle conclusion? Vous nous demandez de modifier le paragraphe 213(1), si je comprends bien ce que vous nous proposez.

Mme Beazley : Certainement. Si je comprends bien le projet de loi, on y retrouve le paragraphe 213(1). Le paragraphe a été abrogé, mais la partie visant une personne qui gêne la circulation des piétons ou des véhicules ou qui arrête un véhicule est encore présente. Ces infractions ne sont pas visées par le nouveau paragraphe 213(1.1), qui a été modifié pour apporter une précision concernant les endroits situés près d'une garderie, d'un terrain de jeu ou d'un terrain d'école. Les seules personnes qui seront ainsi visées par cela, ce sont les prostitués dans la rue, mais bien d'autres types de prostitution existent. Les prostitués dans la rue sont principalement, comme je l'ai déjà dit, des personnes très marginalisées. C'est dans ce milieu qu'on retrouve la majorité des femmes autochtones qui se prostituent. Selon ce que j'en comprends, j'avance que ce sont les personnes les plus vulnérables qui risquent d'être les seules personnes à écoper d'accusations criminelles avec le remaniement de la loi.

Le sénateur Joyal : Voulez-vous ajouter quelque chose, mesdames Pacey et Porth?

Mme Pacey : J'ai beaucoup de choses à ajouter, mais j'essaierai d'être brève.

La reformulation du libellé de l'article 213 pose deux problèmes. Premièrement, en aucun cas on ne devrait arrêter des travailleurs du sexe dans la rue. Je crois que bon nombre des témoins que vous avez entendus aujourd'hui, en particulier cet après-midi, semblent en convenir.

Deuxièmement, j'aimerais que vous vous demandiez si le Code criminel est la bonne manière d'avoir une conversation avec les travailleurs du sexe sur les lieux où la prostitution a lieu dans les diverses villes ou collectivités rurales. La prostitution se fait dans la rue pour diverses raisons. À Vancouver, le Service de police de Vancouver a reconnu que les interventions policières à l'égard des travailleurs du sexe étaient futiles. Cela faisait en sorte que les travailleurs du sexe ne se tournaient pas vers les policiers lorsqu'ils avaient besoin d'aide. C'était une relation fondée sur la confrontation. Le Service de police de Vancouver a adopté une politique, à savoir que les policiers ne feraient appel au Code criminel qu'en dernier recours et qu'ils en comprenaient les inconvénients et les répercussions.

J'aimerais qu'on se demande pourquoi cela se trouve dans le Code criminel et pourquoi nous n'avons pas plutôt des discussions sur la scène locale avec les travailleurs du sexe et les organismes de soutien au milieu pour leur parler des travailleurs du sexe qui se trouvent aux abords des terrains de jeux, même si je dois admettre que cela n'arrive pas très souvent dans notre ville, parce que la majorité des travailleurs du sexe ne veulent pas se trouver près des terrains de jeux. Nous devrions tout simplement avoir de telles discussions sur la scène locale pour établir où la prostitution se déroule et où c'est à la fois sécuritaire pour les travailleurs du sexe et acceptable pour nos collectivités.

Le sénateur Joyal : J'ai soulevé la question de la santé des prostitués avec le précédent témoin. Aimeriez-vous ajouter quelque chose à cet égard? Le présent projet de loi améliorera-t-il la sécurité des prostitués? D'après moi, les risques pour la santé des prostitués vont de pair avec leur sécurité. C'est très important dans le contexte actuel, compte tenu de la présence d'une maladie mortelle. En prenant connaissance du projet de loi, avez-vous pensé aux effets qu'il aura sur la santé des prostitués?

Mme Porth : L'Organisation mondiale de la Santé a condamné la criminalisation de la prostitution, étant donné que cela empêche encore plus les travailleurs du sexe d'avoir accès aux services de soutien en santé et augmente leur vulnérabilité au VIH et à d'autres ITS. La criminalisation de la prostitution dans certains pays a entraîné des violations des droits de la personne, notamment les tests de dépistage obligatoires, ce que les Nations Unies reconnaissent également comme une atteinte aux droits de la personne. La revue médicale The Lancet a publié une série d'articles sur la relation entre la criminalisation et le risque accru de transmission du VIH en marge de la conférence AIDS 2014 à Melbourne.

Les travailleurs du sexe ont déjà difficilement accès aux soins de santé. Ils sont la cible de beaucoup de préjugés. Lorsque j'étais une travailleuse du sexe et que j'allais consulter mon médecin pour une infection des voies respiratoires supérieures, mon médecin insistait sans cesse pour que je passe des tests de dépistage d'ITS, même si les travailleurs du sexe au Canada ont en fait plus souvent des relations sexuelles protégées que la population en général. Bref, cela ne nous incite pas à consulter un médecin.

Il y avait également une bordure rouge sur mon dossier, ce qui signifie que je faisais partie d'un groupe à risque élevé. Les travailleurs du sexe sont donc la cible de beaucoup de préjugés. En continuant de criminaliser leur profession, nous les qualifions en fait de criminels ou de victimes innocentes; cela renforce les préjugés et signifie qu'ils ne recevront pas les mêmes soins de santé que tout autre citoyen canadien.

Le sénateur McInnis : J'ai une question pour M. McConaghy et Mme Beazley, mais j'aimerais d'abord poser une question à Mmes Porth et Pacey. Je ne vous ai pas entendu le dire, mais corrigez-moi si je me trompe. Croyez-vous que les prostitués sont des victimes et sont exploités?

Mme Porth : Je crois que pour être une victime il faut qu'une autre personne vous exploite. Je n'ai jamais considéré mes clients comme des gens qui m'exploitaient. Je fixais mes tarifs. Je choisissais les actes sexuels que j'acceptais de faire. Si les clients n'acceptaient pas mes conditions, c'était tout. J'ai été choyée qu'aucun de mes clients ne se montre violent, et je présume que c'est, parce qu'ils se trouvaient chez moi et qu'ils savaient qu'il y avait quelqu'un d'autre. Les travailleurs du sexe dans la rue sont beaucoup plus vulnérables à ce type d'exploitation et de violence.

Par contre, j'étais vulnérable, parce que je risquais que des clients me menacent de me dénoncer au ministère du Développement de l'enfant et de la famille, étant donné que j'avais un enfant, ou à mon propriétaire qui aurait pu m'évincer s'il avait appris que je me prostituais chez moi. Encore une fois, c'est la criminalisation qui rend les travailleurs du sexe plus vulnérables.

Mme Pacey : Mon point de départ a été d'écouter des travailleurs du sexe, ce que je fais depuis 11 ans. J'ai rencontré des travailleurs du sexe qui se disent avoir été des victimes. C'est quelque chose qu'elles n'ont jamais choisi de faire et qu'elles ne voulaient plus jamais avoir à faire. Elles cherchaient de l'aide pour changer de vie et de milieu. J'ai discuté avec des travailleurs du sexe qui ont dit : « C'est mon choix, et ni vous, ni aucun autre Canadien n'a le droit de me juger pour cela. Je suis un adulte consentant qui décide avec qui j'ai des relations sexuelles. »

Dans les deux cas, peu importe ce qui a poussé les gens dans la prostitution, la question qui suivait était toujours de savoir si la criminalisation les avait aidés. C'est ainsi que Pivot a pris part à la discussion. Il n'y avait aucune position sur ce qui devait être fait; on disait de parler aux travailleurs du sexe des avantages ou des inconvénients de la criminalisation sur leur vie. C'est ce que nous continuons de faire.

Que je discute avec un travailleur du sexe qui croit vraiment être une victime de la prostitution — et je crois fermement que c'est son expérience — ou une personne qui décrit son expérience comme un choix — et je la crois également —, la criminalisation a mal servi les deux groupes. Le temps est maintenant venu, selon moi, de le reconnaître et de passer à autre chose.

Le sénateur McInnis : Convenez-vous que la majorité des prostitués ne veulent pas être dans ce milieu?

Mme Pacey : Je suis en fait en total désaccord avec vous à ce sujet. Ce n'est pas ce que j'ai vu. Je travaille dans l'est du centre-ville avec des travailleurs du sexe dans la rue qui doivent surmonter d'incroyables défis et barrières dans leur vie, et la majorité des femmes avec lesquelles je travaille dans l'est du centre-ville me disent qu'elles cherchent à changer de vie ou à sortir du milieu. Je sais également qu'elles représentent une faible population et un faible pourcentage de l'industrie. Lorsque je sors de ce milieu et que je m'entretiens avec des travailleurs du sexe en établissement, des travailleurs indépendants et des étudiants universitaires qui se prostituent pour payer leurs études ou des mères dans ma collectivité qui se prostituent pour gagner de l'argent, ces personnes affirment qu'elles le font par choix et que c'est le meilleur choix pour elles, compte tenu de leur situation actuelle, et elles souhaitent que le gouvernement respecte leur choix et assure leur sécurité.

Le sénateur McInnis : Ce n'est pas dans mes habitudes de contredire les témoins, mais sauf votre respect je ne suis pas d'accord, particulièrement en raison des témoignages que nous avons entendus jusqu'à maintenant et de la multitude de documents que nous avons lus en nous préparant à l'étude. Vous avez par contre tout à fait droit à votre propre opinion.

En terminant, j'ai lu que la prostitution avait été réduite de 40 p. 100 sur cinq ans en Suède. Vous avez dit que ce n'était pas le cas. Sur quoi vous basez-vous?

Mme Pacey : Je me fonde sur l'examen des trois grandes études suédoises, dont la plus récente qui date de 2010. À mon avis, la méthodologie de cette recherche présente des lacunes. L'étude affirme que la prostitution en général à diminuer. Si l'on se penche un peu plus sur l'étude, on constate que l'aspect visible de la prostitution était déjà en déclin en raison de l'émergence d'Internet. Les chercheurs constataient déjà une diminution du nombre de travailleurs du sexe dans la rue. Ils ne savaient pas à quoi l'attribuer, mais ils avançaient que c'était probablement lié à l'émergence d'Internet.

Ensuite, la loi est entrée en vigueur, et les chercheurs ont continué de voir une diminution. De plus, ils ont reconnu que les autorités appliquaient très rigoureusement la loi à l'époque. Il y avait une nouvelle loi, et les policiers étaient emballés. Ils patrouillaient dans les rues et dissuadaient les clients. On l'a bien entendu observé. D'après ce que j'en comprends, nous avons ensuite vu une baisse d'intérêt de la part des autorités, parce que c'était devenu moins intéressant de pourchasser les clients dans les rues, ce qui m'apparaît être la manière dont les policiers avaient interprété leur politique. La prostitution dans la rue a de nouveau augmenté. Entre-temps, il y a eu l'émergence de la prostitution en établissement. Plus de travailleurs du sexe en Suède affichaient leurs services en ligne.

Nous devons nous demander si ces données sont fiables. Y a-t-il une tendance, à savoir que la prostitution se passe en fait maintenant en établissement? Lorsqu'on s'y attarde vraiment, le problème est que les données ne sont pas du tout fiables.

[Français]

Le sénateur Rivest : Comme beaucoup d'autres, je partage le scepticisme exprimé à l'égard de l'efficacité de nouvelles mesures de droit criminel pour faire face à un problème social aussi important et complexe que celui de la prostitution.

Je ne crois pas du tout à l'efficacité d'apporter des amendements au Code criminel qui auraient un impact significatif sur la diminution du phénomène de la prostitution ou qui assureraient la sécurité aux travailleuses et aux travailleurs du sexe.

Au Canada, que ce soit sur le plan fédéral, provincial ou municipal, lorsqu'on a regroupé les forces policières, les organismes communautaires qui travaillent dans ce domaine et les organismes de services de santé, est-ce qu'on a réussi quelque part à réduire de façon substantielle le phénomène de la prostitution ou, à tout le moins, a-t-on pu s'assurer que l'exercice de la prostitution se faisait dans des « conditions convenables », si on peut employer cette expression?

Est-ce que, quelque part au Canada, des expériences ont démontré, en dehors des amendements à apporter au Code criminel, qu'il est peut-être plus efficace de s'intéresser à un problème social sur le terrain et d'en faire un problème de société plutôt qu'un problème de droit criminel?

[Traduction]

Mme Porth : J'aimerais dire deux choses. Il y a d'abord le groupe Living in Community avec lequel je collabore depuis un certain temps et qui existe depuis environ 11 ans à Vancouver. Cet organisme a regroupé des associations de quartier, les autorités policières, la Vancouver Coastal Health, les organismes d'aide aux travailleurs du sexe, les travailleurs du sexe et des personnes de tout acabit pour discuter des problèmes de la prostitution et de ses répercussions sur les collectivités. Le tout a débuté par des tables rondes communautaires où des gens pouvaient venir discuter ensemble de la question de la prostitution.

Il y a quelques années, nous avons mené un projet pilote dans le quartier Renfrew Collingwood à Vancouver qui avait une promenade très populaire, soit la promenade Kingsway. Pendant deux ans, nous avons beaucoup sensibilisé les gens du quartier, nous avons rencontré chaque semaine des travailleurs du sexe et nous avons organisé diverses autres activités. Nous avons collaboré étroitement avec le service de police communautaire, et les appels de service liés à la prostitution sont passés de 98 dans la première année à 2 dans la dernière année.

Je constate que la plupart des gens ne se posent pas de questions concernant la prostitution; ils ne font que réagir, et leurs réactions se fondent souvent sur des malentendus et des idées fausses. Si vous pouvez expliquer certaines choses aux gens de la collectivité — par exemple, si un travailleur du sexe se trouve trop près de votre maison, vous pouvez aller lui en parler, mais les habitants ont souvent très peur des prostitués, et ce, sans raison apparente —, cela peut faire toute la différence.

Dans l'est du centre-ville, il y a deux fournisseurs de logements sociaux, soit The Vivian et Serena's House, qui permettent aux travailleurs du sexe qui y habitent d'emmener des clients dans leur logement, soit un milieu sécuritaire à l'intérieur, au lieu de le faire dans la rue. Le Centre d'excellence sur le VIH-sida de la Colombie-Britannique a évalué ces deux modèles de logements sociaux, et leurs résultats étaient très positifs.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à Mme Pacey. Tout comme plusieurs projets de loi, le projet de loi C- 36 n'est pas parfait. Tous les projets de loi ont leurs lacunes, mais je trouve que c'est quand même un bon projet de loi dont l'ultime but est de diminuer la prostitution.

Ne croyez-vous pas qu'il s'agit quand même du meilleur moyen de diminuer le nombre de victimes, qui sont forcément des femmes et des enfants? J'aimerais vous entendre à ce sujet.

[Traduction]

Mme Pacey : Sauf votre respect, je ne pense pas que c'est la meilleure manière de nous assurer que les gens qui ne veulent pas se prostituer ont d'autres options. Les travailleurs du sexe ont besoin d'une vaste gamme de mesures de protection et de soutien qui ne se trouvent pas dans le projet de loi C-36, qui nuit en fait à leur capacité d'avoir accès à ces choses.

Ma collègue, Mme Porth, a soulevé un point important que j'aimerais répéter, à savoir que, si les travailleurs du sexe demandent de l'aide pour sortir de la prostitution et ont besoin de soutien pour ce faire, cela se fera en leur offrant du soutien, des options et des débouchés. Nous imposons un cadre pénal qui rend encore plus dangereux le milieu dans lequel ces personnes se trouvent, et les travailleurs du sexe courent le risque d'avoir un casier judiciaire. Même si je comprends que le projet de loi C-36 réduit ce risque, cette possibilité demeure et ne remplace pas des investissements judicieux dans les débouchés, l'éducation, l'accès à de meilleurs logements, à des traitements et à des cures de désintoxication pour améliorer la situation et accroître la sécurité des personnes dans la situation de Kerry Porth.

Nous devrions nous pencher sur des investissements judicieux dans les facteurs socioéconomiques qui poussent certaines personnes vers la prostitution plutôt que sur une mesure de droit pénal qui, à mon avis, rendra le milieu moins sécuritaire pour les travailleurs du sexe et qui nous détourne dangereusement des outils plus utiles.

Il faut aussi nous assurer que les forces policières protègent pleinement les travailleurs du sexe dans la collectivité. La criminalisation de l'industrie continuera de créer une relation axée sur la méfiance entre les membres de ce milieu et les policiers, et il leur sera plus difficile d'avoir accès aux forces de l'ordre. L'expérience de Vancouver démontre clairement l'importance de nous assurer qu'aucune barrière ne brime les travailleurs du sexe lorsque vient le temps de bénéficier des services et de la protection des policiers.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Si vous avez eu la chance de l'écouter, ce matin, le ministre a dit que 20 millions de dollars seraient investis. C'est une conséquence du projet de loi, c'est un début. Vous direz que l'investissement pourrait être plus important, mais il y a quand même 20 millions de dollars qui seront investis pour aider les gens à s'en sortir.

J'imagine que vous êtes d'accord?

[Traduction]

Mme Pacey : Je dirais au ministre d'abandonner le projet de loi C-36 et de commencer par investir 20 millions de dollars pour essayer d'améliorer considérablement le sort des travailleurs du sexe.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie tous de vos exposés. Le projet de loi C-36 contient 49 articles. En juillet dernier, la Chambre des communes a entendu des témoins, comme aujourd'hui, et elle a proposé certains amendements au projet de loi, dont un concernant l'article 45. La disposition proposée, l'article 45.1, exige qu'on examine après cinq ans les modifications apportées au code dans le cadre du projet de loi C-36. Autrement dit, la mesure législative devra faire l'objet d'un examen dans un délai de cinq ans. Qu'en pensez-vous?

Mme Porth : Si le gouvernement était convaincu que le projet de loi constitue la solution pour protéger les droits et la sécurité des travailleurs du sexe, alors l'examen devrait avoir lieu plus tôt. En effet, si le projet de loi entraîne plus de dommages pour les travailleurs du sexe, nous ne voulons pas attendre cinq ans avant de le savoir. Je dirais qu'un délai d'un an ou deux conviendrait mieux.

Mme Beazley : Nous avions recommandé au Comité de la justice d'inclure une disposition pour la tenue d'un examen dans deux ans. Une période de cinq ans était mieux que rien, mais nous avions demandé, nous aussi, un examen après deux ans.

M. McConaghy : Je crois qu'il est prudent d'instaurer de telles balises. Je trouve aussi qu'il s'agit d'un changement culturel. La criminalisation des acheteurs de services sexuels marque un nouveau tournant. Il faudra beaucoup de temps, sachant que les choses avancent à pas de tortue dans le domaine juridique au Canada. Je pense qu'il serait bien si nous pouvions obtenir toutes les réponses d'ici deux ans, mais ce n'est pas possible. Selon moi, il faudra un certain temps avant qu'on puisse en constater les effets et déterminer si le système fonctionne comme on le souhaiterait. Nous voulons tous avoir des réponses d'ici l'année prochaine, mais je ne pense pas que ce soit réalisable. Il faudra collaborer avec les tribunaux, les corps policiers et les services sociaux pour voir quelles sont les répercussions et pour déterminer si nous obtenons les effets désirés. Je crois qu'une période de cinq ans est raisonnable.

Mme Jay : Nous sommes d'avis qu'il serait utile d'examiner les répercussions du projet de loi. Les autres pays ayant adopté des lois inspirées du modèle nordique ont constaté, entre autres, que la période de cinq ans suffit pour qu'il ait un impact réel sur les hommes et leur attitude à l'égard de la prostitution. On observe des répercussions considérables sur les jeunes hommes et leur attitude envers la prostitution. J'aimerais donc qu'on réalise un examen sur les comportements sociaux à l'égard de la prostitution à ce moment-là.

Je remarque d'ailleurs que, dans notre discussion, nous mettons toujours l'accent sur les femmes et leur rôle de victimes. Un des aspects qui nous plaisent dans le projet de loi C-36, c'est qu'il vise plutôt la demande à l'origine de la prostitution. J'aimerais qu'on accorde une plus grande importance aux impacts prévus du projet de loi C-36 sur les attitudes et les comportements des hommes.

Par exemple, quand on parle de la santé des femmes qui se prostituent, particulièrement dans les salons de massage asiatiques ou dans d'autres lieux fermés, il faut bien préciser que ce sont les hommes qui sont les vecteurs de maladies. Ce sont eux qui devraient se soumettre à des tests et à des examens médicaux, si de telles mesures s'imposent. Ce sont eux qui propagent des maladies dans les maisons de prostitution et les salons de massage, et ce sont eux qui exigent des rapports sexuels non protégés.

Le sénateur Baker : Madame Pacey, vous vous demandez sans doute pourquoi on vous pose tant de questions. En 2012, vous avez représenté la Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society devant la Cour suprême du Canada. Il vous a fallu cinq ans pour obtenir la qualité pour agir dans l'intérêt public, c'est-à-dire la capacité de contester les lois en vigueur au Canada. Vous avez eu gain de cause devant la Cour suprême du Canada, et vous avez maintenant cette possibilité. Précisons toutefois qu'en l'espèce, l'affaire Bedford ne présente pas exactement les mêmes paramètres, parce que votre cas était un peu différent. Les motifs n'étaient pas pareils.

Alors, si j'étais du genre à parier, ce que je ne suis pas, je dirais que la constitutionnalité de cette nouvelle loi sera constatée, en premier lieu, par une personne comme vous à qui la Cour suprême du Canada a accordé la qualité pour agir dans l'intérêt public.

Voici donc ma question : vous avez contesté la loi aux termes des règles de procédure civile de la Colombie- Britannique. La décision Bedford, quant à elle, a été contestée dans le cadre des règles de procédure civile de l'Ontario. Dans les deux cas, si vous n'avez pas gain de cause avec vos demandes introductives, vous risquez de recevoir une facture salée de la part du ministère de la Justice.

Alors, permettez-moi de vous demander ceci, au nom des membres du comité : pourquoi refusez-vous de présenter ces questions constitutionnelles devant une cour de justice pénale et de trouver une personne accusée d'une infraction? Ainsi, vous n'aurez pas à défrayer des coûts aux termes des règles de procédure en matière pénale. Pourquoi persistez- vous à invoquer les règles de procédure civile de la cour de la Colombie-Britannique?

Mme Pacey : C'est une excellente question, et vous ouvrez là une discussion sur un point important dont je suis heureuse d'en parler. Mes clients, Sex Workers United Against Violence et Sheryl Kiselbach, ont agi de façon très intentionnelle dans la démarche suivie en Colombie-Britannique. C'était aussi le cas avec Bedford, Leibovitch et Scott, parce que ces personnes voulaient être en mesure de contester les lois dans leur ensemble. Les lois fonctionnent en tandem. Celles qui portent sur la prostitution sont en soi préjudiciables, surtout lorsqu'on tient compte du cadre juridique et de la façon dont ces lois limitent la sécurité des travailleurs du sexe.

Dans le contexte du droit pénal, une personne est habituellement accusée d'une infraction à la fois, ou peut-être de deux, et sa capacité de contester se limite aux dispositions liées à l'infraction dont on l'accuse. Par ailleurs, la Couronne peut très facilement décider, à n'importe quel moment, même la veille du procès, de suspendre les procédures. Nous avons vu cela se produire à maintes reprises : les accusés déposent des avis constitutionnels, puis ils attendent longtemps avant le procès, mais la Couronne finit par leur dire : « C'est décidé : nous avons changé d'avis et nous allons suspendre les poursuites contre vous. » Bref, la décision de procéder ainsi était intentionnelle et stratégique, surtout parce qu'on doit, comme c'est le cas avec le projet de loi C-36, porter un regard sur le cadre dans son ensemble et examiner comment les dispositions fonctionnent les unes avec les autres pour limiter la sécurité et les options des travailleurs du sexe.

La sénatrice Batters : Je voulais poser une question à Mme Jay et à Mme Lee. À mon avis, vous avez soulevé un excellent point dans votre déclaration préliminaire, que vous reprenez d'ailleurs dans votre mémoire. Vous avez dit :

Sans le projet de loi C-36, les lois canadiennes s'opposant à la traite de personnes s'appliquent seulement aux passeurs, et non aux personnes qui se procurent à des fins de proxénétisme des victimes de la traite. Le projet de loi C-36 fait en sorte qu'il est illégal pour un homme de se procurer les services d'une victime de la traite.

Je me demande si vous pouvez nous parler des effets de la légalisation ou la décriminalisation de la prostitution sur la traite de personnes, à partir des résultats de recherche dont vous avez connaissance.

Alice Lee, membre, Asian Women Coalition Ending Prostitution : Je travaille comme intervenante de première ligne depuis au moins 17 ans, et j'étais l'une des quatre personnes qui avaient été choisies pour représenter le Canada dans le cadre du programme de leadership international, un programme d'échange qui porte sur la traite de personnes et qui est mené en collaboration avec le département des États-Unis. À la lumière de mon expérience, je peux vous dire qu'il y a une recrudescence de la traite de personnes dans les pays où la prostitution est légalisée, comme le ministre Peter MacKay l'a indiqué. J'ai personnellement visité le Cambodge, la Thaïlande et d'autres endroits où la prostitution est légalisée; la demande est si élevée que les femmes font l'objet de traite dans ces pays à des fins de prostitution. Lorsque la prostitution est légalisée, le nombre de femmes ne suffit pas pour répondre à la demande, et les hommes ont de plus en plus recours à ces services.

Comme dans le cas de la violence et des agressions sexuelles, le projet de loi C-36 est une mesure législative importante parce qu'il impose une sanction sociale contre l'exploitation des femmes et il envoie un message clair aux hommes — et aux parasites qui se livrent à l'exploitation des femmes — pour leur faire savoir que la société n'accepte pas leurs comportements. Voilà pourquoi nous appuyons le projet de loi C-36.

Mme Jay : La ville d'Amsterdam est considérée comme une expérience ratée. Le gouvernement des Pays-Bas s'est mis à repousser la prostitution, parce qu'il s'est rendu compte qu'en la légalisant, il ouvrait la porte au crime organisé qui s'y rattache. On a observé une recrudescence de la prostitution, notamment chez les mineurs, dans les régions non réglementées. Par ailleurs, la traite des femmes a augmenté en flèche dans ces pays afin de pouvoir répondre à la demande croissante — demande qu'on a délibérément fait augmenter pour la prostitution.

Ces pays ont dû prendre des mesures, et ce, de façon très publique. Ils sont en train de fermer les quartiers réservés à la prostitution dans leurs villes. Ils discutent maintenant de moyens pour annuler cette décision afin de se protéger contre l'augmentation de la traite de personnes et l'établissement d'organisations criminelles.

Le sénateur Joyal : Madame Pacey, j'aimerais revenir sur la question de la constitutionnalité de certains articles du projet de loi, notamment celui qui porte sur les objectifs de la décision Bedford, laquelle vise essentiellement à accroître la sécurité des prostituées.

Ce matin, nous avons entendu le gouvernement dire que le projet de loi crée un contexte différent, parce que le préambule du projet de loi reconnaît que la prostitution est essentiellement un phénomène de victimisation qui touche les femmes. Quand on lit le préambule, on voit qu'il est question d'exploitation, de marchandisation et de conséquences négatives chez les femmes et les enfants.

Ne pourrait-on pas contester votre position en affirmant que malgré la violation possible de l'article 7, qui porte sur la sécurité de la personne, c'est l'article 1 de la Charte qui l'emporterait, c'est-à-dire la présence de limites raisonnables dans une société libre et démocratique, l'objectif étant de lutter contre l'exploitation et la marchandisation des femmes, et cetera? Comment réfuterez-vous cet argument du gouvernement devant la cour, si vous adoptez cette position pour contester la disposition du projet de loi qui porte sur la Charte des droits et libertés?

Mme Pacey : C'est là toute une question. Ma réponse est simple : selon moi, les preuves parleront d'elles-mêmes. Je crois qu'il faut tenir compte de l'impact sur le terrain, surtout en ce qui concerne les clients avec qui nous travaillons, la collectivité des travailleurs du sexe que représente l'organisation Pivot, dans le quartier centre-est de Vancouver — et bien entendu, c'est sur ces personnes que nous mettons l'accent et que nous représenterons fort probablement à l'avenir. Dans l'affaire Bedford et la décision SWAUV, la réalité était si odieuse, les conditions créées par les lois étaient si épouvantables et si injustifiables, que le résultat était clair, malgré les différents objectifs législatifs dans ces deux cas.

Dans le cas qui nous occupe, il s'agit d'objectifs différents; c'est un exercice d'équilibre qui met en jeu des principes de justice fondamentale. Nous aurons à invoquer des arguments différents devant la cour. Pour l'instant, je me contenterai de vous dire que les effets néfastes seront tout à fait tragiques, parce que les conditions resteront telles qu'elles sont actuellement aux termes des lois en vigueur. Ce qui est épouvantable à imaginer, c'est que les travailleurs du sexe seront obligés, une fois de plus, de subir ces conditions et de retourner devant les tribunaux pour revendiquer leurs droits.

La sénatrice Jaffer : Je vous ai interrogée tout à l'heure sur le rapport que vous aviez préparé, mais nous avons manqué de temps. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez produit ce rapport avec l'organisation de lutte contre le VIH-sida et quelles en sont les conclusions?

Mme Pacey : Nous participons à un dialogue permanent avec le service de police de Vancouver, la province de la Colombie-Britannique et la ville de Vancouver au sujet de la sécurité dans notre collectivité. Cet échange fait suite à la tragédie dont nous avons été témoins à Vancouver et à l'expérience des 15 dernières années dans le dossier du plus grand tueur en série au Canada. Il s'agit d'un dialogue continu, et je suis heureuse de dire qu'au nombre des partenaires qui y participent, on compte la police, les municipalités et les députés provinciaux. Ils y prennent part, parce qu'ils sont directement concernés et parce qu'ils veulent vraiment trouver la meilleure façon d'aller de l'avant.

Nous avons donc élaboré ce rapport et nous avons réalisé cette recherche, en toute bonne foi, pour poser la question suivante : si la police change ses pratiques d'application de la loi, c'est-à-dire si au lieu de cibler les travailleurs du sexe, elle décide de cibler leurs clients, qu'est-ce que cela signifie pour les travailleurs du sexe dans la rue? Les travailleurs du sexe tenaient à se faire entendre.

Le British Columbia Centre for Excellence est un expert en matière de recherches. Ce centre a mené une étude qualitative auprès des travailleurs du sexe pour s'enquérir de leurs conditions de travail et de la façon dont leur sort a changé depuis que la police a entrepris de modifier ses pratiques. Le centre a ensuite analysé les données, parce que c'est là un de ses points forts. On a ensuite procédé à une analyse juridique. En tout cas, les résultats montrent très clairement que les conditions restent les mêmes, malgré les modifications apportées aux pratiques d'application de la loi, puisque ces personnes demeurent assujetties à la loi sur le racolage.

Permettez-moi de vous rapporter brièvement ce que les travailleurs du sexe nous ont expliqué. Les prostituées ont maintenant tendance à rester dans des lieux bien éclairés parce qu'elles ont l'impression que la police ne les arrêtera pas. Cependant, cela n'empêche pas les clients de passer devant elles en voiture et de leur indiquer furtivement de les rejoindre dans un coin de rue sombre. Si le client est disposé à s'arrêter dans une ruelle, la prostituée ira le rejoindre là. Le client lui demandera alors d'embarquer dans la voiture au plus vite, avant que la police ne les prenne en flagrant délit. Une fois entré dans la voiture, c'est là que la transaction a lieu. C'est aussi là que la prostituée perd largement la maîtrise de la situation.

Voilà donc les conditions auxquelles nous essayons de remédier, tout en appuyant les travailleurs du sexe au sein de la collectivité pour qu'elles aient toutes les options possibles. Nous nous battons pour le logement, l'aide sociale et les services de santé — pour tout cela. Nous voulons que les femmes avec lesquelles nous travaillons puissent un jour profiter de ces avantages.

Le président : Je remercie nos témoins. Le temps est écoulé. Nous vous remercions d'avoir été des nôtres aujourd'hui et d'avoir contribué aux délibérations du comité sur cette importante mesure législative.

Passons maintenant au prochain groupe de témoins. Nous recevons Ed Smith et Linda Smith, à titre personnel; Glendene Grant, fondatrice de Mothers Against Trafficking Humans; et enfin, du Réseau juridique canadien VIH/ sida, Stéphanie Claivaz-Loranger, analyste principale des politiques et Kara Gillies, membre de l'organisation.

Madame Smith, je crois comprendre que vous allez commencer par une déclaration préliminaire. Je pense que vous êtes tous conscients des limites de temps qui nous incombent. Merci. Allez-y.

Linda Smith, à titre personnel : Merci, monsieur le président, et merci aussi pour la chance qui m'est donnée aujourd'hui de m'adresser au comité. C'est un honneur pour nous d'être ici. Je vais vous parler un peu de notre histoire, puis Ed prendra la relève.

À 17 ans, notre fille, Cheri Lynn Smith, a été livrée à la prostitution par un jeune homme d'à peine 18 ans. Il a réussi à la convaincre qu'il était amoureux d'elle et, malgré toutes nos supplications et toutes nos larmes, Cheri a quitté la maison pour le rejoindre.

Au cours des 10 mois suivants, son petit ami est devenu son proxénète et il l'a traînée dans de nombreuses villes de l'Ouest canadien avant qu'elle ne soit brutalement assassinée, à Victoria, en Colombie-Britannique. Cheri avait 18 ans et était enceinte de six mois lorsqu'elle a été battue à mort. Son corps est resté trois mois dans des buissons avant d'être découvert. Cela s'est produit en 1990, et personne n'a jamais été accusé pour ce meurtre.

Nous avons eu beaucoup d'échanges avec Cheri durant la période où elle s'est prostituée. Bien entendu, nous essayions toujours de la persuader de revenir à la maison. Elle était vue par des travailleurs sociaux, des conseillers, des médecins et des travailleurs des services à la jeunesse. Aucun d'eux ne pouvait la convaincre de renoncer à son souteneur, et personne n'avait de ressources pour l'aider à le quitter. La police la considérait comme une personne indésirable. Les policiers l'ont arrêtée dans trois différentes villes, et ils se sont à chaque fois contentés de la renvoyer chez elle.

Des centaines d'hommes ont profité de notre fille ou l'ont agressée sexuellement. Elle a été violée et battue, elle s'est fait voler et jeter en bas d'une voiture en marche. Jamais nous n'avons entendu dire qu'un seul de ces hommes ait été accusé de quoi que ce soit. Cheri était contrôlée et maltraitée par son souteneur, mais elle n'a jamais consenti à témoigner contre lui. Ce dernier n'a donc jamais été accusé de quoi que ce soit.

Mais le changement d'attitude que l'on voit dans la société nous donne des forces. Le projet de loi C-36 sera un pas dans la bonne direction pour donner plus d'attention et de compassion aux êtres vulnérables et aux victimes de notre pays. Les responsables de l'application des lois et les collectivités commenceront à reconnaître la maltraitance que ces femmes et ces enfants subissent. La prostituée sera traitée comme une victime et non comme une criminelle, et ceux qui achètent des faveurs sexuelles seront vus comme les agresseurs qu'ils sont. Les proxénètes qui achètent, vendent et s'échangent ces femmes seront poursuivis en tant que trafiquants.

Merci.

Ed Smith, à titre personnel : Depuis la mort de Cheri, nous avons fait tout ce que nous avons pu pour mettre un terme à l'exploitation sexuelle des femmes et des enfants. Nous avons tenté d'éduquer les jeunes au sujet du danger des trafiquants qui recherchent les personnes les plus vulnérables.

Nous avons tenté d'éduquer les hommes au sujet du mal qu'ils font à ceux qui sont exploités sexuellement et du mal qu'ils se font à eux-mêmes et à leurs familles lorsqu'ils paient pour avoir des relations sexuelles.

Linda a raconté l'histoire de notre fille plus de 1 000 fois à des élèves de 6e, 7e et 8e année afin de les mettre en garde contre les prédateurs sexuels. Elle a aussi fait des représentations auprès de parents, d'églises et de groupes communautaires au sujet des signes et des symptômes qui permettent d'identifier les enfants vulnérables et ceux qui sont victimes d'agression sexuelle.

J'ai parlé plus de 130 fois devant des programmes de traitement pour les clients de prostituées de Regina et de Saskatoon, à des hommes qui avaient été arrêtés pour avoir sollicité les services d'une prostituée. Ils entendent le récit d'anciennes prostituées qui ont été meurtries à un point tel qu'elles estiment qu'elles ne pourront jamais plus reprendre le dessus. Ils entendent les confessions d'anciens clients au sujet de leur accoutumance au sexe et sur la façon dont le recours à des prostituées a détruit leur famille et leurs relations avec leurs proches. La prostitution détruit aussi bien la vie du client que celle du fournisseur.

J'aimerais que le projet de loi soit plus rigoureux en matière d'éducation — notamment en ce qui concerne l'éducation visant à aider les jeunes à comprendre la déchéance qui les attend s'ils choisissent la prostitution. Les hommes doivent être mieux informés du mal qu'ils font lorsqu'ils paient pour avoir des relations sexuelles, du mal qu'ils se font à eux-mêmes et aux prostituées dont ils retiennent les services. En tant qu'hommes, nous devons être les protecteurs des femmes et des enfants, et non leurs agresseurs.

Je crois que le projet de loi C-36 est un pas dans la bonne direction, puisqu'il aidera à protéger les femmes et les enfants vulnérables. Le projet de loi enverra un message clair à ceux qui achètent des faveurs sexuelles et à ceux qui en font le commerce : nous ne tolérerons plus que certaines des personnes les plus vulnérables de notre société soient exploitées.

Merci de nous avoir donné la chance de signifier notre appui au projet de loi C-36.

Le président : Merci.

Glendene Grant, fondatrice, Mothers Against Trafficking Humans (M.A.T.H) : Je remercie le président et les sénateurs de me donner l'occasion de comparaître devant vous ce matin. C'est un privilège d'être ici et de pouvoir vous parler. Mon histoire ressemble à celle des Smith. Ma fille, Jessie Foster, a été emmenée aux États-Unis en 2006 et forcée à se prostituer. Nous ne savions rien de ce qui se passait jusqu'à ce qu'elle soit portée disparue 10 mois plus tard.

Lorsque nous avons appris sa disparition, nous avons engagé un détective privé, et ce qu'il a découvert était plutôt bouleversant. Il a appris que Jessie avait été battue, hospitalisée avec une mâchoire cassée, forcée à se prostituer et arrêtée par la police à plus d'une reprise, soit un mois après qu'on l'ait emmenée là-bas, mais quatre fois encore en septembre. Elle avait prévu de revenir en Colombie-Britannique pour le mariage de sa demi-sœur, mais elle a disparu du jour au lendemain. Nous n'avons jamais eu de réponse, d'information ou quoi que ce soit sur sa disparition. Cela a fait neuf ans en mars que Jessie manque à l'appel.

Je pense que le projet de loi C-36 est un bon projet de loi, car il permettra de protéger les jeunes femmes comme ma fille contre les personnes comme cet Albertain, ce trafiquant qui l'a emmenée aux États-Unis pour la laisser entre les mains d'un proxénète notoire, un homme violent bien connu de l'escouade de la moralité de Las Vegas. Selon moi, une loi comme celle-là va aider les femmes en gardant à distance les hommes de cette engeance.

J'ai de la difficulté à répéter sans cesse l'histoire de Jessie, car elle ne change jamais. Il n'y a aucun changement, aucune réponse, rien de neuf. Ce qui est ressorti de sa disparition est une sensibilisation considérable. Elle est probablement la victime de la traite des personnes la plus connue au pays. Nous avons eu la chance de voir son histoire reprise dans de nombreux documentaires et dans plusieurs livres. Selon moi, l'histoire de Jessie a eu une incidence favorable sur les autres femmes et les autres parents.

Nombre de parents et de jeunes femmes qui avaient entendu l'histoire de Jessie m'ont contactée pour me faire part des changements que cela avait provoqués dans leur vie et dans la vie de leurs filles. Elles ont fait des choix différents et elles sont ici aujourd'hui pour vous raconter leurs histoires. Pas ici en personne, mais elles pourraient très bien, aujourd'hui, vous raconter comment elles ont survécu et comment elles ont évité de se retrouver dans le rôle de la victime. J'ai entrepris cette initiative il y a de nombreuses années, avant que le Canada se mette à cibler les financiers de la traite des personnes. Il y a si longtemps en fait que les gens pensaient alors que « je n'étais qu'une mère à la recherche d'une réponse », car, bien entendu, la traite des personnes n'existait pas au Canada.

Dans l'intervalle, j'ai eu la chance de raconter l'histoire de Jessie à des gens comme vous, et j'en suis reconnaissante. J'espère du reste que mes interventions ont eu une incidence sur le cours des choses.

Jessie a trois sœurs. Elle a des nièces et un neveu qu'elle n'a jamais eu la chance de rencontrer, mais ils sont tous bien au courant de l'existence de tante Jessie. En prenant l'avion, hier matin, j'ai trouvé le petit portrait d'un ange que ma petite-fille a dessiné et que j'avais caché dans ma poche dans l'espoir de tomber dessus pendant mon voyage. Il s'agit en fait d'une affiche de personne disparue pour sa tante. On y voit une magnifique fille blonde revêtue d'une robe étincelante et la mention « M'avez-vous vue? »,

Le projet de loi C-36 n'aidera peut-être personne cette année, et il ne permettra peut-être jamais d'aider Jessie, mais il aidera ma petite-fille dans 10 ans d'ici, lorsqu'elle aura 16 ans, et il aidera les Canadiens de demain.

Nous ne nous attendons pas à avoir des réponses dès janvier. Nous ne nous attendons pas à ce que des changements soient faits du jour au lendemain. Nous nous attendons cependant à ce qu'il y ait des changements. Je ne crois pas que 20 millions de dollars soient une somme dérisoire. C'est en fait une somme considérable, surtout si on l'ajoute à l'argent allongé par les programmes de traitement pour les clients de prostituées et les autres organismes qui offrent du financement. Vingt millions de dollars sont plus que ce que nous avions avant. C'est beaucoup d'argent et, selon moi, c'est de l'argent qui sera utilisé à bon escient.

Le fait d'aider les femmes à arrêter de faire le trottoir lorsqu'elles en prennent la décision est très important. Nombre de femmes qui sont forcées à mener cette vie ne se rendent pas compte qu'elles y ont été forcées. Certaines d'entre elles croient qu'il s'agit dans une certaine mesure d'un choix personnel. Jessie croyait que cet homme était son petit ami et son fiancé. Elle l'aimait. Mais il l'a quand même battue, et il lui a brisé la mâchoire, et l'a forcée à travailler comme prostituée sur la Las Vegas Strip.

C'est difficile de se faire à l'idée qu'il s'agit d'une personne qui avait la possibilité de finir son secondaire — elle figurait au tableau d'honneur —, qui avait les mêmes amis depuis la maternelle, qui faisait du sport et de la danse, et qui ne m'avait jamais donné de fil à retordre de toute son existence. Je n'ai jamais reçu un seul appel de ses professeurs, d'autres parents ou de la police. C'était une superbe jeune fille qui avait des ambitions de taille pour sa vie. Elle n'avait jamais touché à la drogue, mais cela ne l'a pas empêché de devenir une victime de la traite des personnes. On l'a quand même fait sortir de son pays, sous votre nez à tous, et personne ne s'est aperçu de ce qui se passait avant qu'il ne soit trop tard.

Je veux que tout le monde comprenne que je suis d'avis que le projet de loi C-36 doit être adopté et fait loi. Lorsqu'elle sera adoptée, de nombreuses personnes et moi-même l'appellerons la « Loi de Jessie ».

Stéphanie Claivaz-Loranger, analyste principale des politiques, Réseau juridique canadien VIH/sida : Je m'appelle Stéphanie Claivaz-Loranger. Je suis avocate pour le Réseau juridique canadien VIH/sida, un organisme des droits de la personne travaillant à la promotion des droits des personnes qui ont contracté le VIH et qui vivent avec ce virus, au Canada et à l'étranger.

Le Réseau juridique est intervenu auprès de la Cour suprême du Canada dans la cause Bedford et il travaille depuis plus d'une décennie sur certains enjeux relatifs aux droits de la personne et au travail dans l'industrie du sexe.

Je suis accompagnée par Kara Gillies, qui est membre du Réseau juridique, et qui a 25 ans d'expérience dans le travail sexuel et deux décennies d'expérience dans le soutien et la défense des enjeux relatifs au commerce sexuel.

Nous remercions le comité pour cette chance qui nous est donnée de faire cet exposé. Notre document d'information écrit fournit une explication détaillée des différentes dispositions du projet de loi C-36, dont l'amendement relatif à la communication. On y explique comment ces dispositions auront des conséquences nuisibles semblables à celles des dispositions statuées par la Cour suprême.

Notre document explique aussi comment des données scientifiques accessibles partout dans le monde montrent que la décriminalisation est nécessaire pour soutenir le droit à la santé des travailleurs du sexe et pour permettre à ces derniers de protéger leur santé, notamment en ce qui a trait au VIH. Nous serons heureuses de répondre à n'importe quelle question que les membres du comité pourraient avoir sur ces sujets.

Nous souhaitons attirer l'attention du comité sur quatre points particuliers concernant les répercussions de l'adoption du projet de loi C-36. Premièrement : la communication. L'interdiction de communiquer telle qu'amendée par la Chambre peut sembler encore plus restrictive que celle qui prévalait avant la cause Bedford.

Toutefois, son ambiguïté et l'impact que cette ambiguïté aura sur son application font en sorte que les travailleurs du sexe qui travaillent dans la rue continueront de craindre d'être arrêtés et se verront gênés dans leurs efforts pour filtrer correctement leurs clients.

Deuxièmement : criminaliser l'achat. L'expérience de la Suède et de municipalités canadiennes montre que la criminalisation des clients mène à un grand nombre des torts que la Cour suprême a jugés inconstitutionnels dans la cause Bedford. Que ce soit les travailleurs du sexe eux-mêmes qui craignent d'être appréhendés, ou leurs clients, les conséquences que ces dispositions ont sur la dynamique de la sécurité sont les mêmes. Du reste, il n'y a pas de données indiquant que la criminalisation des clients fait baisser la demande. Nous savons toutefois que la criminalisation des clients pénalise encore davantage les travailleurs du sexe.

Troisièmement : profiter du travail du sexe et du proxénétisme. Les dispositions du projet de loi C-36 qui visent à protéger les travailleurs du sexe contre l'exploitation ont une si grande portée qu'elles continueront à cibler les tiers avec lesquels les travailleurs du sexe travaillent. Ces dispositions auront le même impact que celle que la Cour suprême a jugée inconstitutionnelle parce qu'empêchant les travailleurs du sexe de travailler avec des personnes qui peuvent améliorer leur sécurité et avec d'autres tierces parties qui leur fournissent des services légitimes.

En dernier lieu : travailler à l'intérieur. La Cour suprême du Canada a établi que la prohibition des maisons de débauche était inconstitutionnelle en raison de l'impact négatif qu'elle a sur la sécurité des travailleurs du sexe. Le projet de loi C-36 ne reprend pas cette interdiction, mais les conséquences de ses diverses dispositions feront en sorte que l'exploitation de tels endroits ne pourra se faire en toute légalité. En essence, le projet de loi rétablit la même prohibition avec les mêmes conséquences indésirables, mais par d'autres moyens.

Pour toutes ces raisons, les principales dispositions du projet de loi C-36 ne sauraient résister à un examen constitutionnel. Mais, ce qui est plus important encore c'est que nous sommes impatientes de voir ce projet de loi adopté et renvoyé en Cour suprême, car, dans un futur immédiat, ses dispositions mettront en danger la vie des travailleurs du sexe.

Kara Gillies, membre, Réseau juridique canadien VIH-sida : Merci de me donner l'occasion de m'adresser à vous aujourd'hui. D'entrée de jeu, je désire exprimer la crainte que j'aie de voir que les dangers qui menacent les travailleurs du sexe seront les mêmes avec ce projet de loi qu'avec l'ancien régime, voire pires pour nombre d'entre eux. Déjà, lorsque je travaillais dans la rue, la loi sur la communication m'empêchait de filtrer correctement mes clients ou de négocier des conditions claires pour un échange. La possibilité de prendre ces précautions des plus basiques aurait fait énormément pour améliorer ma sécurité. Si la loi avait été un petit peu différente et qu'elle m'avait permis de soutenir ma moitié de la conversation, mais qu'elle avait réduit mes clients au silence et leur aurait fait craindre d'être arrêtés, le résultat aurait été le même et ma sécurité aurait été tout aussi menacée. C'est d'ailleurs ce que nous avons vu dans diverses municipalités avec l'application des lois axées sur les clients, et c'est ce que nous verrons avec les sanctions proposées dans ce projet de loi pour l'achat de sexe.

Lorsque j'ai laissé tomber le travail dans la rue et que j'ai cessé d'être une cible de choix pour la loi sur la communication, j'ai tout de suite été frappée par ce que je gagnais en facilité et en sécurité en étant en mesure de discuter ouvertement avec les clients et de gérer leurs attentes en fonction de mes propres préférences et de mes propres limites. Je dois dire que je trouve déplorable que ce projet de loi traite de la même façon toutes les communications avec les clients, peu importe le contexte, ce qui vide cette mesure de sécurité de tout son sens. Les travailleurs qui n'opèrent pas dans la rue devront faire face aux mêmes dangers imposés par la loi que ceux auxquels s'exposent depuis des années les travailleurs qui opèrent dans la rue.

Je suis aussi préoccupée par l'impact qu'aura sur la sécurité la disposition concernant les avantages matériels. Bien que je voie d'un bon œil les exceptions qui permettront à un travailleur ou une travailleuse d'engager un garde du corps ou un réceptionniste, je ne perds pas de vue que ce ne sont que les travailleurs hautement privilégiés — un très petit nombre — qui auront les ressources voulues pour procéder de la sorte. En essence, la loi demandera aux personnes de créer leur propre petite entreprise, ce qui est souvent au-delà des moyens de la majorité des travailleurs du sexe, peu importe leur domaine. En lieu et place de cela, de nombreux travailleurs du sexe recherchent les studios de massage et les agences d'escortes, car ceux-ci offrent des avantages qui leur sont utiles, comme la présélection, des points de rencontre sécuritaires et de la publicité. Malheureusement, la sanction proposée contre les entreprises commerciales criminalise cette façon de faire.

Je vous demande de bien réfléchir aux conséquences de cette mesure. Si j'ai 50 $ à mon nom, que je dois payer mon loyer et que mon réfrigérateur est vide, je ne peux pas me permettre de publicité, de sécurité ou de chambre d'hôtel, et si je n'ai pas la possibilité d'accepter un quart de travail à un endroit comme une agence, je risque plutôt de me tourner vers un individu potentiellement sans scrupules ou même abusif comme ce qu'on nous a décrit aujourd'hui.

Certes, les mauvais traitements peuvent être infligés tant au sein d'entreprises commerciales que par des particuliers. Nous avons heureusement des lois pénales pour lutter contre des actes tels que les agressions et la séquestration, de même que des lois contre la traite de personnes et le fait de vivre des produits de la prostitution d'une personne âgée de moins de 18 ans ou d'acheter ses services sexuels. Je comprends qu'on dise qu'avoir des intérêts économiques qui reposent sur la prostitution d'une autre personne peut favoriser l'exploitation dans le but de réaliser un profit. La triste réalité, comme nous le savons tous, c'est qu'on retrouve cette dynamique dans toutes les industries, et c'est précisément pourquoi nous avons des lois sur le travail et l'emploi, et la raison pour laquelle nous devons voir à ce que les entreprises commerciales du sexe ne soient plus sous l'emprise des criminels, mais plutôt assujetties aux mêmes cadres réglementaires qui défendent les droits et assurent la sécurité de l'ensemble des travailleurs.

Pour ces raisons, et celles qui sont précisées dans votre mémoire, nous exhortons les membres de ce comité à rejeter dans son ensemble le projet de loi C-36. Merci.

Le sénateur Baker : Merci aux témoins de leurs excellents exposés. Ils étaient fort instructifs.

Ma question s'adresse aux deux dernières intervenantes. En gros, vous avez dit que ce projet de loi nuirait aux personnes qui offrent des services sexuels lorsqu'il s'agit de leurs propres services. Je suis toutefois certain que vous conviendrez qu'il a toujours été illégal de payer pour avoir du sexe. Cela a toujours été le cas. Au fil des ans, des contrevenants ont été accusés; nous le savons. Mais, voilà maintenant que, pour la première fois, vous en conviendrez, on retrouve ce qui suit à l'article 286.5 du projet de loi :

286.5 (1) Nul ne peut être poursuivi :

a) pour une infraction à l'article 286.2 si l'avantage matériel reçu provient de la prestation de ses propres services sexuels; [...]

Pour la première fois dans l'histoire du Canada, nous avons une disposition selon laquelle une prostituée est à l'abri des poursuites relatives au fait d'avoir reçu un avantage matériel. On peut ensuite lire :

b) pour une infraction à l'article 286.4 en ce qui touche la publicité de ses propres services sexuels.

Pour la première fois, le Canada a une loi qui dit qu'une personne peut faire la publicité de ses propres services sexuels. Après ce passage, on peut également lire ceci :

(2) Nul ne peut être poursuivi pour avoir aidé ou encouragé une personne [...] si l'infraction est rattachée à l'offre ou à la prestation de ses propres services sexuels.

Autrement dit, pour s'être associé à quelqu'un d'autre et avoir mené collectivement ce genre d'activités. Pour la première fois, nous avons une disposition en ce sens.

À la page précédente, nous avons pour la première fois une protection grâce à laquelle une prostituée pourra avoir un garde du corps, un chauffeur ou une réceptionniste si c'est dans le but d'offrir un service légitime. C'est la première fois qu'il y a une disposition de ce genre dans le Code criminel.

Si l'on revient encore une page en arrière, on trouve la disposition selon laquelle on ne peut être poursuivi pour avoir vécu des produits de la prostitution lorsque l'entente de cohabitation est légitime.

Que répondez-vous aux gens qui vous disent, comme je viens de le faire, que certaines dispositions de ce projet de loi offrent aux prostituées des protections qu'elles n'ont jamais eues avant dans la législation canadienne? De quelle façon les bienfaits des dispositions de cette mesure législative seront-ils annulés par les autres facteurs qui entreront selon vous en ligne de compte?

Mme Claivaz-Loranger : À première vue, on pourrait croire que certaines des dispositions amélioreront la sécurité des travailleuses du sexe. Il y a une dynamique qui changera en vertu du projet de loi. Jusqu'à maintenant, payer pour des services légaux n'était pas un crime, mais il n'en sera plus ainsi. À d'autres endroits, que ce soit dans d'autres pays comme la Suède, ou selon des études effectuées par Pivot au sujet de Vancouver, nous avons vu que le fait de considérer le client comme un criminel crée la même dynamique que nous voyons lorsque le client et la travailleuse du sexe sont tous les deux considérés comme des criminels parce qu'ils communiquent entre eux.

En ce qui a trait à la prostitution dans la rue, nous sommes très préoccupés par le fait que les négociations devront encore se faire très rapidement et dans des endroits isolés. Oui, une prostituée qui travaille dans la rue ne craindra peut- être pas d'être arrêtée, mais si c'est son client qui se fait arrêter, elle ne pourra pas travailler. Elle devra donc respecter les préoccupations de son client, qui s'en fera davantage pour sa sécurité. Il sera encore très difficile pour elle d'évaluer la situation.

Une option serait de travailler à l'intérieur, ce qui serait excellent pour accroître la sécurité des prostituées. La vérité, c'est que les différentes dispositions du projet de loi feront en sorte qu'elles ne pourront pas choisir cette option. Tout d'abord, étant donné que c'est seulement si l'on vend ses propres services qu'on est à l'abri des poursuites, une personne pourrait travailler à l'intérieur par ses propres moyens si elle a les ressources nécessaires. Je crois que ma collègue pourrait vous dire que ce n'est pas le cas de nombreuses travailleuses du sexe qui font la rue. Cela dit, à partir du moment où l'on engage des gens, on ne sait pas exactement si un agent de sécurité ou une réceptionniste pourrait être visé par le Code criminel et poursuivi en raison de cette exception à l'exemption concernant le contexte commercial.

Le ministre a clairement indiqué tout à l'heure que l'on considère tout contexte commercial comme une situation d'exploitation. Même si la prostituée travaille par ses propres moyens et qu'elle engage ensuite du personnel, le ministre a dit qu'il faudra considérer un tel scénario comme une situation d'exploitation. Cela ne met pas à l'abri des poursuites ses clients potentiels.

Quelles sont les chances qu'une personne qui offre des services de réception ou de sécurité, qui sont des services légitimes, accepte de travailler dans un milieu où elle sait qu'elle risque de se retrouver devant les tribunaux et de faire l'objet de poursuites, et que ce n'est qu'ensuite qu'on examinera s'il y a eu ou non de l'exploitation?

Pour toutes ces raisons, et compte tenu de l'interdiction relative à la publicité, de quelle façon une travailleuse du sexe pourrait-elle faire paraître une publicité lorsqu'aucun éditeur ou site web ne peut l'afficher? Travailler à l'intérieur ne serait probablement pas une possibilité.

Le sénateur Baker : Excellent. Revenons à l'achat de services sexuels ou à la communication en vue d'obtenir les services d'une prostituée, et parlons de tous ceux qui ont été accusés d'acheter des services sexuels.

Monsieur Smith, vous avez mentionné que vous faites des allocutions dans des programmes de traitement de clients de prostituées. Tout d'abord, pourriez-vous dire aux membres du comité quels types de personnes vous y voyez? Ces programmes sont-ils justifiés? Le gouvernement devrait-il leur accorder plus d'attention? Comment avez-vous réagi face à ces personnes accusées d'une infraction criminelle, à savoir l'achat de services sexuels?

M. Smith : La très grande majorité de ces hommes, et j'ai fait un exposé dans 130 écoles qui en comptent en moyenne 10 — je me suis donc probablement adressé à 1 300 personnes, qui à la fin du programme ont parlé aux présentateurs, dont certains sont d'anciens travailleurs du sexe, et je raconte l'histoire de Cheri... Bref, pas un seul d'entre eux ne m'a dit : « Cela n'a rien changé pour moi; je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas acheter les services d'une prostituée. » Tous ces hommes disent qu'ils sont désolés, souvent en larmes, et ils demandent aux filles de les pardonner. J'ai de la difficulté à le croire, mais ils disent qu'ils n'avaient pas la moindre idée du mal qu'ils causaient. Ils disent qu'ils ne feront plus jamais cela. Certains anciens clients de prostituées qui prennent la parole essaient également d'encourager les hommes à changer. Ils demandent combien d'entre eux sont mariés, et je suis surpris par le nombre de mains levées. Ils leur demandent s'ils ont des filles, des petites-filles, et beaucoup d'entre eux en ont. Ils posent donc la question suivante : « Que penseriez-vous si c'était votre fille ou votre petite-fille? « Vendriez-vous les services de votre fille à ce type-là? » Après, ils ne voient plus les choses de la même façon et ils se rendent compte du mal qui est fait.

Les programmes de traitement de clients de prostituées ont fait une énorme différence. Plusieurs de mes amis très proches sont maintenant d'anciens clients de prostituées. Je prends un café presque toutes les semaines avec l'un d'entre eux, et il apprend à vivre avec ce qu'il lui est arrivé et ce qui a entraîné l'éclatement de sa famille. Il s'est remarié depuis et tout va bien. Je vois les énormes conséquences que cela engendre, non seulement pour les travailleuses du sexe, mais aussi pour les hommes prêts à acheter leurs services. En toute honnêteté, je leur dis : « Vous savez les gars, je ne suis pas ici pour vous faire sentir coupables, mais si vous n'aviez pas été prêts à payer pour du sexe, ma fille serait encore parmi nous aujourd'hui. »

La sénatrice Batters : Je vous remercie tous beaucoup d'être ici aujourd'hui.

J'aimerais d'abord souhaiter la bienvenue à M. Smith et à Mme Smith, de Regina. C'est un si bel endroit, et ma ville d'origine. Je suis heureuse que vous soyez parmi nous aujourd'hui pour nous raconter l'histoire de Cheri. J'ai écouté votre histoire lorsque vous avez comparu devant le Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes, et je l'ai trouvée très émouvante, notamment lorsque j'ai relu le témoignage en prévision de cette réunion. Votre fille Cheri est morte en 1990 à l'âge de 18 ans. Elle était une fille de Regina et avait seulement deux ans de moins que moi. À la lecture du témoignage, on est frappé par la façon dont cette situation peut détruire une famille.

Je tiens à vous remercier de tout le travail que vous avez fait à la mémoire de Cheri pour éviter que d'autres familles de la Saskatchewan vivent des tragédies semblables, que ce soit, madame Smith, grâce à vos présentations à des écoliers sur la façon dont ces situations peuvent rapidement dégénérer et échapper à tout contrôle, ou grâce à votre travail, monsieur Smith, auprès des programmes de traitement de clients de prostituées. Vous semblez faire une différence, et je vous en remercie.

Madame Smith, je reviens à ce que vous avez dit aujourd'hui dans votre déclaration liminaire, à savoir que des centaines d'hommes ont utilisé et maltraité votre fille sexuellement. Elle a été violée, battue, dépouillée de ses possessions et jetée en bas d'un véhicule en mouvement, et aucun de ces hommes n'aurait fait l'objet d'accusations.

Vous dites maintenant que ceux qui achètent des services sexuels seront considérés comme ce qu'ils sont : des agresseurs. J'aimerais que vous nous en disiez davantage sur cet aspect du projet de loi C-36 et sur la raison pour laquelle vous appuyez la criminalisation de l'achat de services sexuels.

Mme Smith : Plus tôt aujourd'hui, quelqu'un a dit que nous parlons seulement des femmes, pas des hommes, et que ce sont les hommes qui sont le moteur du commerce du sexe. Je suis d'accord. Je ne sais pas comment je me sentirais si quelqu'un venait me voir pour me dire : « Je connaissais votre fille; j'étais un de ses clients. » Ce serait très difficile. Il y avait pourtant beaucoup d'hommes impliqués, et nous le savons à cause de certains des effets personnels trouvés sur le corps de Cheri.

Cela dit, je crois également à la réparation et à la possibilité de panser ses plaies. Comme Ed l'a mentionné, aux programmes de traitement de clients de prostitués, nous voyons des hommes qui se rendent compte des conséquences de leurs actes, et je crois que ce serait une meilleure façon de faire en sorte qu'ils n'achètent plus de services sexuels, s'ils pouvaient voir et entendre les victimes et avoir l'occasion de faire des choix différents.

J'espère donc vraiment que c'est ce que cette mesure législative permettra de faire. Quelqu'un a parlé du montant de 20 millions de dollars, et nous avons besoin d'un plus grand nombre de programmes de traitement de clients de prostitués. En Saskatchewan, on en trouve dans trois villes, mais cela dépend de la fréquence à laquelle les policiers procèdent à des arrestations. Nous savons donc que ce n'est que la pointe de l'iceberg. Il y a beaucoup d'autres hommes, dont un grand nombre sont pères ou grands-pères, qui achètent des services sexuels à des victimes — je les considère ainsi. Ma fille était une victime, et je suis donc heureuse que nous ayons le projet de loi C-36.

La sénatrice Batters : Madame Grant, je vous remercie également de votre travail au nom de Jessie, et merci beaucoup de nous avoir fait part de cette anecdote personnelle, mais très émouvante, à propos du dessin de l'ange. J'aime penser à votre fille portant une robe scintillante; c'est une belle image.

Vous avez également comparu devant le Comité de la justice de la Chambre des communes, et vous avez dit :

Voici pourquoi j'ai foi dans le projet de loi C-36. La principale raison est qu'il n'y a pas d'autre solution. [...] Nous ne pouvons courir le risque de voir de plus en plus de personnes entraînées de force dans le commerce du sexe. Pourtant, si la prostitution devenait un emploi licite, il n'y aurait jamais suffisamment de personnes pour combler les « postes » qui finiraient par être disponibles dans l'ensemble du pays. [...] nous devons mettre fin à la demande, parce que c'est ce qui perpétue ces activités.

Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet?

Mme Grant : J'ai dit cela parce que c'est vrai. S'il n'y avait pas de demande, on n'aurait pas besoin d'offre. Comme M. Smith l'a mentionné, certains clients de prostituées ne sont pas conscients du mal qu'ils causent, car pour eux, c'est avant tout une question de plaisir personnel. Je pense donc que beaucoup d'hommes aiment engager des prostituées, et si cela devient un emploi légal, qu'on ouvre des bordels et qu'il y a des débouchés pour les femmes, les postes en question ne seront pas pourvus. Il n'y aura jamais assez de femmes pour répondre à la demande d'un bordel, disons, à Kamloops, où je vis, une ville qui compte 95 000 habitants.

Je pense à ce qui pourrait en découler, comme le fait de postuler un poste à ce genre d'endroits. Je perdrais mon emploi. Il faudrait que je touche de l'assurance-emploi et que je brigue tous les emplois disponibles aux alentours. Je réfléchis à ce genre de choses. Si on n'avait pas besoin de femmes ou d'hommes pour répondre à la demande, je pense que cela atténuerait la gravité de la situation à laquelle nous faisons face. Je crois que c'est la demande de services sexuels qui est responsable de la mort de sa fille et de la disparition de la mienne il y a huit ans et demi.

Ma benjamine est née en 1990, et je pense aux 24 ans de vie de ma Jenny et à ses trois enfants, à ces années de deuil que vous avez vécues. Je crois qu'il est très important de mettre fin à la demande. Il n'y aura jamais que des types ordinaires. Les clients violents seront toujours là. Quand vous embarquez dans une voiture ou qu'un client violent rentre chez vous ou dans votre chambre, vous ne le savez pas. Vous aurez beau vous égosiller, mais vous ne saurez pas qu'il est violent avant qu'il passe à l'acte. Il y a énormément de risques.

Je veux seulement que ce projet de loi soit adopté.

La sénatrice Batters : Dans votre déclaration liminaire, vous avez mentionné que lorsque votre fille a disparu, on n'a d'abord pas considéré cela comme de la traite parce qu'il n'y en avait pas au Canada. Je signale simplement qu'on va beaucoup parler de la Nouvelle-Zélande lorsque nous nous pencherons sur cette question dans les prochains jours. Un rapport du gouvernement de la Nouvelle-Zélande concernant sa commission d'examen de la prostitution, qui a été publié en 2003, mentionne expressément que dans ce pays, on ne parle pas de traite de personnes à moins qu'elle se fasse à l'échelle internationale. C'est donc un point à considérer.

Mme Grant : Pour moi, la traite n'a pas besoin d'être à l'échelle internationale, car une adolescente peut être tous les soirs victime de traite avant de retourner à la maison de son père et de sa mère à la fin de la soirée. Cela n'a rien à voir. Depuis 2006, je pense que le Canada voit beaucoup plus clair dans ce dossier. Tous les jours, j'entends une autre histoire d'arrestations et de victimes secourues. Les choses ont vraiment changé.

La sénatrice Jaffer : Merci à tous les témoins de leur comparution.

Madame Grant, je tiens à vous remercier de nous avoir raconté votre histoire. Vous avez traversé des moments très éprouvants, mais vous avez fait prendre une tournure positive à un drame que vous avez vécu en venant nous rencontrer et nous aider dans notre étude. Merci infiniment.

Vous avez tous les trois parlé d'éducation. Si vous étiez responsable de créer un système d'éducation ou de sensibiliser les gens, que feriez-vous? Puisque le président ne m'accorde que quelques minutes, vous pouvez fournir votre réponse à la greffière plus tard, si vous voulez prendre le temps d'y réfléchir.

Mme Grant : Je donne des conférences pour sensibiliser les jeunes dans des écoles secondaires de partout en Colombie-Britannique et en Alberta. Quand je regarde mon auditoire, je peux désigner les élèves — vous savez peut- être de quoi je parle — qui écoutent et ceux qui chuchotent, écrivent ou envoient des messages textes pendant que je parle. Je peux reconnaître les élèves dont j'ai réussi à capter l'attention et, à la fin de mon exposé, des jeunes hommes et des jeunes femmes viennent me rencontrer, me remercient et me font une accolade. Je ne peux pas proposer quoi que ce soit car l'éducation que j'ai ne m'en donne pas le droit, mais j'ai vu des résultats positifs.

Je suis allée à Ashcroft, une petite ville peu populeuse en Colombie-Britannique, avec des représentants d'Échec au crime. Nous avons donné notre conférence. La directrice était absente cette semaine-là. Elle m'a téléphoné la semaine suivante pour me faire part qu'un grand nombre de ses élèves lui ont signalé à quel point ils ont aimé la conférence. Elle m'a remerciée car notre conférence a eu des effets très positifs dans son école. C'est également arrivé à Boston Bar, une ville d'environ 300 habitants, où une fille a été portée disparue. On m'a demandé d'y faire une conférence. En raison de la taille de la ville, l'école accueille les élèves de la maternelle à la 12e année. Ma visite a donné lieu à de nombreux résultats positifs. Les petites villes sont en quelque sorte reléguées aux oubliettes, car leurs habitants ont tendance à croire que ces situations ne surviennent que dans les grandes villes, mais ce n'est pas le cas. C'est un problème qui concerne tout le monde.

M. Smith : Je pense que les hommes doivent être informés des dangers de la pornographie. Un témoin a parlé plus tôt aujourd'hui des enfants. J'ai un petit-fils de neuf ans. Heureusement, mon fils et son épouse sont très vigilants pour ce qui est de surveiller l'utilisation qu'il fait d'Internet. Je pose la question suivante à presque tous les hommes à qui je parle qui ont fréquenté des programmes de traitement pour les clients de prostituées : « Comment tout a commencé? » C'est très souvent avec la pornographie. Nous devons éduquer les hommes au sujet des dangers de la pornographie.

La sénatrice Jaffer : Je vais poser trois questions auxquelles vous pourrez répondre par la suite. Je n'ai pas très bien compris votre explication au sujet des maisons de débauche, car d'après ce que j'ai compris de ce que le ministre a dit ce matin, les femmes pourraient dorénavant travailler à partir de la maison. J'aimerais que vous apportiez des précisions à ce sujet. On a parlé toute la journée que les femmes peuvent faire de la publicité, mais où pourraient-elles faire paraître une annonce si la personne qui la publie fera l'objet de poursuites?

J'ai une autre question pour Mme Gillies. J'ai parlé à beaucoup de gens cet été au sujet de ce projet de loi, et le gros problème que l'on soulève, c'est comment la femme pourra évaluer le client s'il est extrêmement nerveux. C'est le principal problème que les travailleuses du sexe ont évoqué quand je leur ai parlé : comment feront-elles pour évaluer les clients?

Mme Gillies : Pour ce qui est de vous donner plus d'explications sur la disposition relative aux maisons de débauche, je crois savoir qu'en vertu de ce projet de loi, la section portant sur les maisons de débauche à des fins de prostitution du Code criminel sera abrogée. Toutefois, en raison de l'interdiction visant les entreprises commerciales, seulement les travailleuses les plus privilégiées — celles qui ont leur propre espace et qui n'ont pas de colocataire ou d'enfants qui vivent avec elles — pourront, dans la pratique, profiter de cette nouvelle disposition de la loi.

Tel qu'énoncé dans la décision Bedford, il y a certes des avantages sur le plan de la sécurité à travailler dans un lieu fixe où, par exemple, il peut y avoir des caméras de sécurité. On sait où sont situées les entrées et les sorties et qui se trouve sur les lieux ou non. Ces avantages seront complètement contrecarrés puisque les travailleuses du sexe ne pourront plus sélectionner leurs clients ou négocier avec eux, et ce, même dans un lieu privé. C'est un aspect pour lequel la loi a changé.

Par le passé, l'achat ou la vente de services sexuels n'étaient pas criminalisés. La communication à des fins de prostitution dans un lieu public ou à la vue du public était considérée comme étant un acte criminel. Donc, si je rencontrais un homme à son hôtel, je lui aurais téléphoné au préalable ou nous aurions communiqué par courriel, et j'aurais pu évaluer par le ton de sa voix et son attitude ce qu'il demande ou non, les risques potentiels pour la sécurité et ce qu'il recherche. En connaissant à l'avance les attentes de la personne, on peut avoir une idée des services qui seront offerts, ce qui peut grandement contribuer à éviter des malentendus et des situations dangereuses.

Mme Claivaz-Loranger : Pour conclure au sujet de l'interdiction des maisons de débauche, elle a été invalidée par la Cour suprême et n'est pas rétablie dans le projet de loi. Toutefois, en vertu du projet de loi, lorsque des transactions semblent avoir lieu dans le cadre d'une entreprise commerciale, l'immunité qui serait accordée aux personnes qui font appel aux services de travailleuses du sexe est automatiquement retirée, qu'il y ait eu exploitation ou non. Dès qu'une personne gagne de l'argent ou se fait payer par une travailleuse du sexe, si la personne ne vend pas ses propres services, elle peut faire l'objet de poursuites criminelles.

Kara parlait d'un endroit structuré, où des mesures de sécurité peuvent être mises en place. Il est très improbable qu'un endroit de la sorte puisse exercer ses activités légalement. Ce ne sont pas toutes les travailleuses du sexe qui auront les capacités et les moyens financiers de travailler de la maison.

Pour ce qui est de la publicité, le projet de loi C-36 l'interdit. Quiconque fait sciemment de la publicité pour offrir des services sexuels est coupable d'une infraction. Le projet de loi prévoit l'immunité à la personne qui fait la publicité de ses propres services sexuels, mais comme vous l'avez dit, on ne peut pas faire de publicité si on n'a aucun moyen publicitaire. L'utilisation d'Internet et des journaux peut faire l'objet de poursuites. Mis à part si une personne distribue elle-même des dépliants pour faire la publicité de ses propres services sexuels, je ne vois pas comment toute autre forme de publicité pourrait être possible.

Comment peut-on offrir ses services dans un lieu sécuritaire si on ne peut pas rejoindre des clients?

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup pour vos commentaires et vos témoignages. Madame Grant, monsieur et madame Smith, j'ai perdu aussi une fille aux mains d'un violeur. Je comprends votre peine et votre courage de témoigner cet après-midi sur ce que vous avez vécu. Je comprends aussi vos attentes envers le gouvernement pour qu'il agisse sur ce fléau qu'est la prostitution, particulièrement auprès des jeunes filles.

Il est certain que votre fille a été victime de la prostitution. Parfois, j'ai l'impression que les groupes qui défendent la libéralisation de la prostitution ne comprennent pas ou comprennent mal que ce n'est pas seulement la jeune fille qui se prostitue, qui peut être assassinée ou agressée, et qui est victime, mais toute sa famille.

Selon vous, en ce qui a trait à votre appui au projet de loi C-36, comment celui-ci peut-il effectivement protéger non seulement la jeune fille ou le jeune garçon qui se prostitue, mais aussi sa famille, ses parents, ses grands-parents?

[Traduction]

Mme Smith : C'est une excellente question. J'ai toujours voulu être la mère de la mariée. Je n'ai eu qu'une fille et un fils. J'attendais avec impatience le jour où ma fille serait vêtue d'une robe blanche et que je pourrais assister à son mariage. J'avais hâte d'assister à sa remise de diplômes d'études secondaires, qui n'a jamais eu lieu. Il y a tant de moments qu'on nous a volés. Lorsqu'un enfant meurt, il n'y a plus d'avenir. On perd le futur que l'on aurait dû avoir avec cet enfant, cette fille ou ce fils. C'est très difficile. Tous les membres de la famille sont éplorés. C'est très difficile de faire son deuil.

Je pense que pour Ed et moi, raconter l'histoire de Cheri a été bénéfique pour nous, et nous croyons que d'en parler fait une différence dans la vie des jeunes et dans celle des hommes qui achètent des services sexuels. Là encore, nous estimons que l'éducation est un aspect important.

Je suis désolée que vous ayez perdu votre enfant. Je comprends certainement la douleur qui vous afflige.

M. Smith : En ce qui concerne la famille, ce que Linda et moi éprouvions lorsque Cheri était dans la rue, c'était un sentiment d'impuissance. Nous avons communiqué avec les policiers et ils nous disaient : « Eh bien, à moins qu'elle ne soit disposée à témoigner contre lui, il n'y a rien que nous puissions faire. » Comme Linda l'a dit, parce qu'elle était adolescente, elle était comme une nuisance. Les policiers se disent : « C'est plus facile; on n'a qu'à la faire monter à bord d'un autobus qui la ramènera à la maison, si bien qu'on n'a pas à passer par le système judiciaire. » Nous nous sentions impuissants. J'espère sincèrement que le projet de loi C-36 pourra d'une certaine façon donner plus de pouvoir aux parents. Ce qui lui arrivait était évident, mais légalement, nous n'avions aucun moyen d'intervenir. Je sais que quelques lois ont été adoptées depuis la mort de Cheri. Je sais que Joy Smith a présenté une loi qui a augmenté l'âge où nous aurions pu intervenir. Je lui en suis très reconnaissant. On se sent tellement impuissant en tant que parent lorsque son enfant se livre à ce genre d'activités et qu'il n'y a rien que l'on puisse faire.

Mme Grant : Nous ignorions ce qui arrivait à Jessie. Nous n'avons eu aucune mise en garde. La nouvelle nous a frappés de plein fouet.

Je pense que le projet de loi C-36 changera bien des choses, car le pouvoir sera entre les mains des personnes responsables. La personne responsable d'avoir des rapports sexuels avec une prostituée, c'est l'homme qui achète les services sexuels. Si un proxénète force la femme, la fille ou l'homme à avoir des rapports sexuels et qu'il ou elle se fait battre parce qu'il ou elle refuse, alors il n'y a plus de choix.

Vous avez parlé des programmes de traitement pour les clients de prostituées.. Je veux que ces programmes soient partout. Aucune mesure n'est prévue en ce sens. Le projet de loi C-36 amènera d'autres collectivités à être plus ouvertes à des initiatives telles que les programmes de traitement et le processus d'éducation.

J'ai un peu perdu le fil de votre question pendant que je vous écoutais. J'espère y répondre correctement.

Le sénateur Boisvenu : Oui.

Mme Grant : Merci.

Le sénateur Joyal : Je vous ai écouté attentivement cet après-midi, et j'ai deux questions pour vous. La première s'adresse au Réseau VIH. Si je comprends bien votre raisonnement, chaque fois que la prostituée n'est pas en mesure de se garder en santé parce qu'elle est coincée dans une situation où elle ne peut pas négocier ou communiquer les conditions dans lesquelles elle acceptera d'avoir des rapports sexuels en échange d'argent, ou si elle a des rapports sexuels dans un endroit où elle n'a aucun contrôle sur la santé de la personne, ou que c'est impossible à contrôler en raison de toutes sortes d'interdictions, alors dans ce contexte, vous en arrivez à la conclusion que les dispositions du projet de loi qui maintiennent un déséquilibre seraient jugées par les tribunaux comme allant à l'encontre de la décision Bedford. Autrement dit, ces dispositions mettraient en péril la sécurité de la personne. Ai-je bien compris votre position, en somme?

Mme Claivaz-Loranger : Oui. Je pense que vous l'avez peut-être mieux résumée que moi. C'est exactement ce que nous disons. Je voudrais simplement ajouter que l'impossibilité de négocier les conditions de la transaction a certainement une incidence sur la santé et la sécurité de la travailleuse du sexe.

Le deuxième argument que Kara et moi avons soulevé a trait au contrôle des mesures de sécurité, et non pas des mesures en matière de santé. Je tiens à préciser que nous ne parlons aucunement de ce qui se passe parfois sous un régime de légalisation où des mesures précises sont mises en place, telles que des tests obligatoires de dépistage du VIH. C'est en soi une violation des droits de la personne, ce qui ne contribue pas à la lutte contre le sida. Cela a tendance à détourner les gens de ces services. Je voulais apporter cette précision.

Mme Gillies : J'aimerais ajouter que l'interdiction visant les entreprises commerciales constitue un obstacle à l'éducation et à la sensibilisation efficaces au sujet du VIH, car ces établissements prétendront qu'ils n'offrent aucun service sexuel. Il est alors difficile pour les travailleurs de rue ou les éducateurs de pairs comme moi de communiquer avec d'autres travailleurs. Il est bien établi que l'éducation par les pairs parmi les travailleuses du sexe sur les pratiques sexuelles sans risque est une méthode très efficace et fait de nous des chefs de file dans la lutte contre le VIH-sida au pays et dans le monde.

Le sénateur Joyal : Dans une décision antérieure, la Cour suprême a statué qu'une personne infectée par le VIH a la responsabilité d'en informer le partenaire avec qui elle pourrait avoir des rapports sexuels. À mon avis, il y a un corollaire à cette décision. Une personne ne peut pas être placée dans une situation où elle ne pourrait pas avoir des rapports sexuels dans les conditions les plus sécuritaires possible. Si vous avez la responsabilité d'informer la personne, nous sommes également responsables de nous assurer que la personne est au courant des risques. Cette décision de la Cour suprême a, selon moi, une incidence sur la façon dont la cour sera appelée à interpréter ces dispositions du projet de loi.

Mme Claivaz-Loranger : Cette décision est désormais enchâssée dans la loi et, par conséquent, devrait être assujettie à l'interprétation des tribunaux.

Le sénateur Joyal : Je pense que c'est une affaire au Manitoba.

Mme Claivaz-Loranger : Oui, et il y en a une aussi au Québec.

La meilleure protection, c'est le condom. En ce qui concerne le VIH, bien des gens qui en sont atteints ignorent qu'ils sont infectés. De toute évidence, on ne peut pas informer les autres qu'on est atteint du VIH si on ne le sait pas soi- même. Conformément aux principes de sécurité publique, il a été reconnu que le plus important, c'est de porter un condom. Des études ont révélé que la criminalisation de la prostitution est liée à une diminution du port du condom. Pour les travailleuses du sexe, le fait d'avoir des condoms sur elles peut être utilisé comme preuve qu'elles se livrent à la prostitution dans les cas où le client est criminalisé. Par exemple, la police suédoise a fouillé les effets personnels de travailleuses du sexe pour trouver des condoms afin de démontrer qu'il y avait prostitution même si la travailleuse du sexe n'était pas celle qui était poursuivie. C'était pour faciliter les poursuites intentées contre le client. C'est ce qui nous préoccupe le plus.

Le port du condom est la protection la plus sûre. Adopter des pratiques sexuelles sans risque est ce qu'il y a de plus important pour protéger la santé des travailleuses du sexe. Toute mesure pouvant leur rendre la tâche plus difficile pour se protéger nous préoccupe, que ce soit au moment de négocier, de s'assurer que le client sait qu'il doit se protéger ou de décider de ne pas transporter sur soi des condoms. Tous ces points ont été soulevés dans un récent numéro de la publication The Lancet, un grand magazine médical, qui est paru après une séance à la Chambre. Nous avons maintenant la chance de nous fier à cette information. Le magazine The Lancet a consacré un numéro entier au VIH et à la prostitution et a établi que la criminalisation de la prostitution nuit à la lutte contre le sida.

Enfin, l'une des études a permis de créer un modèle précis relativement à ce qui se passe dans l'industrie du sexe à Vancouver. Selon ses estimations, près de 39 p. 100 des infections pourraient être prévenues chez les travailleuses du sexe et leurs clients au cours de la prochaine décennie si l'on procédait à la décriminalisation de la prostitution. C'est dans un modèle pour la région de Vancouver. Cela a vraiment une incidence.

Le sénateur Joyal : Pour le deuxième tour, j'ai une question pour Mmes Grant et Smith.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma première question s'adresse à M. et à Mme Smith.

Seriez-vous en mesure de nous dire pourquoi il y a des filles, comme la vôtre, qui, malgré la sensibilisation faite par les médias, ont été entraînées par ce qu'on pourrait appeler des « beaux parleurs »? Et selon vous, s'agit-il uniquement d'une question d'argent ou cela pourrait-il être relié à autre chose?

[Traduction]

M. Smith : Dans le cas de notre fille, c'était une question d'argent. Le jeune don Juan qui l'a entraînée avait une toxicomanie qui lui coûtait 400 $ par jour. Cheri a été sa vache à lait. Elle-même a toujours été sans le sou. Elle faisait le trottoir à Regina. Nous y allions et nous l'amenions prendre un café. C'est toujours nous qui payions; elle n'avait jamais d'argent. C'est donc l'argent. C'est la raison d'être de toute cette industrie.

Mme Smith : Cheri, quant à elle, se croyait amoureuse de ce jeune homme, au point que nous ne pouvions pas la convaincre de le quitter ni de parler en mal de lui. Une travailleuse sociale a même essayé de lui montrer qu'elle n'avait rien économisé depuis qu'elle travaillait. Cheri était dans une dépendance psychologique si forte qu'elle était prête à faire tout ce que cet homme lui demandait parce qu'elle se croyait amoureuse de lui. Elle nous a franchement dit que cette relation signifiait tout pour elle et qu'elle ferait tout ce qu'il faudrait pour la préserver.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Ma seconde question s'adresse à Mme Claivaz-Loranger.

J'ai écouté votre point de vue concernant le projet de loi C-36. J'ai été policier pendant 39 ans à la Sûreté du Québec. J'ai donc vu l'exploitation sexuelle, la violence et les activités criminelles connexes; j'ai même vu la traite de personnes, j'ai vu le crime organisé, même les crimes liés à la drogue.

On sait que le but du projet de loi est de protéger les personnes, de protéger les collectivités, et surtout, de réduire la demande pour les services sexuels, parce qu'on sait très bien qu'en réduisant la demande, on va réduire le nombre de victimes.

J'ai un peu de difficulté avec votre prise de position selon laquelle le projet de loi C-36 va réduire le niveau de sécurité du client. J'aimerais vous entendre à ce sujet.

[Traduction]

Mme Claivaz-Loranger : Avant de répondre directement, j'ai quelques mots à dire.

Je vous remercie de l'occasion que vous m'offrez de m'exprimer sur ce sujet, parce que je tiens à préciser que nous considérons la traite de personnes comme un crime très grave, qui devrait rester un crime. Nous affirmons simplement la différence qui existe entre le travail sexuel d'adultes consentants et la traite des personnes.

En Suède, deux études ont notamment conclu qu'on craignait que la nouvelle loi suédoise n'entrave la poursuite des trafiquants de personnes. Avant, par exemple, les clients se seraient mis à table et auraient spontanément alerté les autorités. Maintenant, ils craignent de s'incriminer. Des travailleuses du sexe nous ont aussi dit qu'il est plus difficile pour elles d'obtenir de l'aide depuis la criminalisation.

Nous ne minimisons certainement pas l'importance de la traite de personnes; il ne faut pas relâcher les mesures contre. Nous constatons, malheureusement que le projet de loi C-36 ne fait rien contre cette activité et qu'il crée les mêmes maux que ceux qu'a signalés la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Bedford, des maux inconstitutionnels. Nous craignons ses répercussions pour les travailleuses du sexe et leur sécurité, tout en sachant que les lois contre la traite de personnes à des fins sexuelles sont effectivement appliquées.

Le sénateur Plett : Le sénateur Boisvenu a posé aux Smith et à Mme Grant la question que je leur destinais. Je me contenterai donc de faire une observation à ce sujet, sans poser de question.

Je suis sûrement d'accord avec vous. Je crois que tous les cas de prostitution font des victimes : la prostituée, les parents, les enfants ou les conjointes. Je pense que vous en avez parlé.

Je tiens à vous remercier pour votre témoignage et pour la force que vous avez démontrée en venant ici. Je vous souhaite simplement bonne chance.

Je vais maintenant interroger Mme Claivaz-Loranger, sur un sujet assez longuement traité, mais, pour le compte rendu, je tiens à poser cette question : j'aurais cru, parce que votre organisation est préoccupée par les questions de santé et de lutte contre les maladies, que vous, au moins, vous appuieriez l'objectif du gouvernement, qui est de réduire sensiblement l'incidence de la prostitution dans la société. Il est sûr que l'emploi de condoms permet des relations sexuelles protégées, mais si nous réduisons l'incidence de la prostitution, est-ce que ça ne serait pas un moyen efficace de réduire certaines de nos préoccupations touchant la santé et la lutte contre des maladies comme le VIH et d'autres?

Mme Claivaz-Loranger : Je dirais que nous sommes surtout préoccupés par les atteintes aux droits de la personne du fait de la criminalisation. L'un des premiers principes de santé publique est de donner aux gens les pouvoirs nécessaires pour qu'ils respectent leur santé. La préoccupation de notre organisme voué à la protection des droits de la personne est d'assurer effectivement le respect des droits des personnes en question pour qu'elles puissent agir sur leur santé.

Je dois souligner encore une fois qu'aucune donnée concluante ne permet d'affirmer qu'en traitant le client comme un criminel on fait effectivement reculer la prostitution. Par exemple, en Suède, les statistiques ont été beaucoup contestées. D'après différents vérificateurs des rapports publiés, aucune donnée probante ne permettait au gouvernement d'affirmer que, en fait, la prostitution avait diminué. Certains ont dit que la prostitution de trottoir avait été réduite de 50 p. 100, mais, en réalité, on ne possède aucun chiffre sur la proportion de ces activités qui pouvaient maintenant avoir lieu en établissements.

Surtout, en 2007, le gouvernement suédois, par le conseil national de la santé et du bien-être, a concédé que l'activité globale de l'industrie du sexe n'avait pas changé et que, au mieux, il pouvait constater que la prostitution extérieure revenait lentement à ce qu'elle était, après avoir brusquement disparu après l'adoption de la loi. Je pense que Katrina Pacey en a parlé en laissant entendre que cela pouvait être dû à des stratégies policières. Si la police est beaucoup plus visible après l'adoption de la loi, les prostituées de rue, celles qui le peuvent, pourraient aller travailler en établissements. Nous ne pouvons pas en conclure que, en fait, cela réduit la prostitution, globalement.

Le sénateur Plett : Permettez-moi de tirer une conclusion, si je peux, de ce que vous dites. Vous pouvez dire qu'il n'y a pas de statistiques. La conclusion que je dégagerais est que si la fille des Smith ou que si Jessie n'avaient pas eu de clients, elles seraient probablement vivantes aujourd'hui.

Mme Claivaz-Loranger : Malheureusement, il n'y a pas d'études fondées sur les exemples antérieurs selon lesquelles nous réduirons effectivement le nombre d'hommes...

Le sénateur Plett : Elles seraient vivantes aujourd'hui.

Le sénateur McIntyre : Je remercie tous les témoins pour leurs exposés.

Le projet de loi C-36 n'est peut-être pas parfait, mais, malgré ses défauts, il comble, d'après moi, le vide créé par l'arrêt Bedford. Quand on l'examine bien, on voit qu'il change la loi. Autrement dit, la prostitution cesse essentiellement d'être une infraction de nuisance, comme elle est décrite dans l'arrêt Bedford, pour devenir interdite de fait. Le projet de loi C-36, insiste sur la protection des travailleuses et des travailleurs du sexe, celle des collectivités et la réduction de la demande de services sexuels.

Voici ma question : Êtes-vous d'accord, en tout ou en partie, avec ce changement d'intention du législateur, c'est-à- dire d'interdire de fait la prostitution, qui était essentiellement considérée comme une infraction de nuisance? Voulez- vous vous débarrasser de la prostitution ou optez-vous pour ce changement?

Mme Smith : C'est à moi que vous parlez?

Le sénateur McIntyre : Je m'adresse à vous tous.

Mme Smith : Je laisse quelqu'un d'autre se lancer le premier.

Mme Grant : J'aimerais qu'elle disparaisse complètement, mais nous sommes assez sûrs que cela n'arrivera pas. Nous avons donc besoin de maîtriser la situation et de permettre seulement aux personnes qui veulent s'y adonner de le faire. C'est tout. Comme le sénateur Plett l'a dit, des femmes seraient vivantes ou ne seraient pas disparues, aujourd'hui, n'eût été un client ou un souteneur. Un point, c'est tout.

Mme Smith : Mais je suis reconnaissante à la société de son changement d'attitude. Je constate un changement dans la manière de considérer la prostitution et je m'en réjouis.

Le sénateur McIntyre : Un bon changement?

Mme Smith : Oui.

M. Smith : Je comprends pourquoi on qualifie la prostitution de nuisance, mais c'est comme regarder la surface de la mer et dire que c'est un peu mouillé, alors que la mer est si profonde. La nuisance représente si peu par rapport aux dégâts et aux souffrances causées.

Mme Gillies : Permettez-moi de ne pas être d'accord, tout à fait respectueusement, sur plusieurs points. D'après moi, les problèmes et les tragédies dont nous avons été les témoins ne sont pas intrinsèquement dus à la prostitution ni au travail du sexe; ils découlent du contexte dans lequel s'inscrit le travail sexuel, un contexte criminalisé, flétri, et cette flétrissure est amplifiée et reproduite dans le droit criminel, par exemple. Les inégalités sociales systémiques jouent aussi, de manière négative, dans la prostitution et dans d'autres domaines.

D'après moi, dans un contexte convenable, où elle ne présente aucun risque et où on respecte les droits des protagonistes, la prostitution pourrait avoir une valeur sociale. C'est que, au fond, c'est la prestation d'un service qui répond à un besoin humain fondamental et naturel, le besoin d'intimité sexuelle. Je pense que dans des conditions plus favorables, je ne dis pas idéales, socialement et juridiquement, les personnes qui ne veulent pas se prostituer auraient d'autres choix, tandis que celles que le sexe tarifé ne trouble pas pourraient s'y adonner sans danger, dans le respect de nos droits.

Le sénateur McIntyre : Pour revenir aux objectifs du projet de loi C-36, qui sont de protéger les collectivités, de protéger les travailleuses et les travailleurs du sexe et de réduire la demande de services sexuels, pensez-vous que la légalisation de la prostitution permettrait de les atteindre? Pensez-vous qu'elle protégerait les collectivités, par exemple?

Mme Gillies : Je vais distinguer la légalisation de la décriminalisation, parce que, comme vous le savez, les conditions imposées par beaucoup de régimes qui ont légalisé la prostitution sont telles que ce n'est pas tout le monde qui a accès au système, qui, à cause de cela, voit ses niveaux se multiplier et que des abus se produisent.

Je pense, en effet, que dans un système décriminalisé, les collectivités seraient protégées grâce à des mécanismes administratifs, par exemple, des règlements municipaux, des mesures de zonage et l'imposition de permis. Il est sûr que les travailleuses du sexe seraient protégées, d'abord parce qu'elles n'auraient pas à s'inquiéter de l'application de la loi et du droit criminel, contre elles ou leurs clients, application qui entrave leur accès à des mesures de sécurité ou qui les empêche de s'adresser à la police en cas de pépin.

Beaucoup d'abus — c'est effectivement le mot que je retiens —, que nous constatons dans le domaine de la prostitution sont justement caractérisés comme exercés aux dépens des travailleuses. Dès que le travail sexuel sera sorti de l'ombre de la criminalité, nous pourrons utiliser les lois qui régissent l'emploi et le travail et d'autres mécanismes semblables pour améliorer le sort de tous les protagonistes. Une activité forcée à la clandestinité attire plus d'éléments criminels et devient plus dangereuse.

Le sénateur McIntyre : Mais, encore une fois, avec la légalisation viennent le trafic de personnes et la croissance de l'industrie du sexe.

Mme Gillies : Je ne suis pas d'accord. Je pense que la décriminalisation augmente le nombre de témoins dans la rue. Les gens sont mieux en mesure de signaler les abus.

Il faut préciser que nous ne parlons pas d'abolir les lois contre la traite de personnes. Il faut maintenir ces lois importantes. C'est plutôt une bonne chose qu'on les renforce. Mais le sexe, tarifé ou non, entre adultes consentants diffère de la traite et du meurtre d'enfants, comme il en a été question plus tôt. Je ne pense pas que la demande stimulera la traite. Si on décriminalisait la prostitution, plus de travailleuses ou travailleurs voudraient volontiers s'y adonner, parce qu'elle serait moins dangereuse, moins stigmatisée. Quant à la traite de personnes, elle serait beaucoup plus facile à reconnaître au grand jour, parce que des personnes comme moi-même, mes clients et les gestionnaires pour qui j'ai travaillé ne le toléreraient jamais. Elle n'est pas tolérée actuellement, mais, souvent, on ne signale pas les abus, de crainte de subir les foudres de la loi.

Le sénateur Joyal : J'attire votre attention sur la page 7 du projet de loi, à l'article 12. C'est une nouvelle définition du terme « maison de débauche » par rapport à celle de l'article 197 du Code criminel, qui se lit comme suit :

[...] Local qui, selon le cas : est tenu ou occupé; est fréquenté par une ou plusieurs personnes, à des fins de prostitution ou pour la pratique d'actes d'indécence.

Le projet de loi, en fait, passe sous silence les fins de prostitution parce qu'il vise uniquement les actes d'indécence. Quel poids juridique accordez-vous à cette modification du Code criminel?

Mme Claivaz-Loranger : Je pense que cela signifie que, en théorie, l'interdiction est levée. Le mot « prostitution » est retiré de la définition de « maison de débauche ». En soi, donc, le Code criminel n'interdit plus les maisons de débauche.

Cependant, la Cour suprême a dit qu'il importait, et nous le savons tous, de lire les différents articles du projet de loi en tenant compte de l'ensemble. En effet, d'autres articles entrent en jeu et empêchent les travailleuses du sexe d'exercer en établissements. Notamment parce que, comme je l'ai dit plus tôt, personne ne peut recevoir d'avantage matériel dans le cadre d'une entreprise commerciale et à cause de l'interdiction de la publicité.

D'après nous, les effets de la loi seront très semblables à ceux d'avant l'arrêt Bedford, quand il était interdit aux travailleuses du sexe de travailler en établissements.

Le sénateur Joyal : Si je vous suis bien, cela signifie que, par exemple, une personne qui veut s'adonner à la prostitution pourrait faire équipe avec une autre, qui veut faire de même, et ouvrir une maison de débauche. Autrement dit, un endroit où on peut accorder des services sexuels rémunérés. Mais, si ces deux personnes embauchaient un gestionnaire pour entretenir cet endroit, par exemple, contre salaire, ce gestionnaire pourrait être visé par d'autres articles du code.

C'est là où vous dites que la nuance signifie, en fait, que l'interdiction actuelle des maisons de débauche serait maintenue parce que quelqu'un serait le gestionnaire de l'endroit, qu'il dirigerait les clients et qu'il s'assurerait du bon déroulement des opérations. Ai-je raison de dire que, en fait, la modification proposée à la définition de « maison de débauche » ne s'applique que dans le contexte de l'association de deux adultes consentants pour offrir des services sexuels dans le même local?

Mme Claivaz-Loranger : Exactement. Ce que vous avez dit des gestionnaires est exactement notre interprétation de ce qui est susceptible de survenir. Il n'est même pas évident que deux travailleuses du sexe pourront travailler ensemble, parce que l'immunité accordée à la vente de ses propres services sexuels tombe si on s'occupe aussi de vendre les services sexuels d'un tiers. Ce n'est pas clair.

L'un des deux travailleuses de l'équipe peut facilement se trouver dans la situation d'adresser le client vers l'autre travailleuse ou de s'occuper de la réception des clients. Peut-être que l'une d'elles excelle en comptabilité et l'autre en publicité, de sorte que les rôles peuvent être distincts, mais, dans ce cas, c'est de la publicité de services sexuels fournis par quelqu'un d'autre.

C'est ambigu et nous craignons que le travail en établissements ne soit possible que si les travailleuses y sont très isolées, mais, même dans ce cas, elles ne pourraient vraisemblablement pas le faire, parce qu'elles seraient dans l'impossibilité de faire de la publicité.

Mme Gillies : Et ce n'est pas tout. Elles ne pourraient pas communiquer avec les clients ni les filtrer efficacement, parce que, en raison du projet de loi, toute négociation de la part du client serait un acte criminel. Comme je l'ai dit, sous le régime des lois en vigueur, je suis libre d'aller parler à un client dans sa chambre d'hôtel. Je peux aussi lui parler avant d'y aller. Ce ne sera plus le cas sous le régime du projet de loi.

Le sénateur Joyal : J'ai écouté les explications du travail que vous faites, monsieur et madame Smith et madame Grant. De nos jours, avec Internet et tout ce à quoi les enfants ont accès, notamment la pornographie, les sites de rencontre pour adultes et autres, je me demande s'il ne serait pas plus efficace de se concentrer sur l'éducation. Selon moi, il serait préférable d'enseigner aux enfants les risques associés à la sexualité que de s'imaginer qu'ils trouveront l'information dans Internet.

Je crois que l'éducation sexuelle doit être accessible et offerte dans le bon format avec toutes les responsabilités que cela comporte, car aujourd'hui, si nous ne fournissons pas cette éducation aux enfants, ils s'éduqueront par eux- mêmes. Le risque d'obtenir alors de fausses informations est plus élevé que si le sujet est abordé ouvertement de façon à ce que tous puissent comprendre ce que ça implique. Pour être efficace, je me demande s'il ne faudrait pas prévenir plutôt que de réparer les pots cassés.

Mme Grant : Il est toujours préférable et moins dispendieux d'être proactif plutôt que réactif.

Le sénateur Joyal : Selon vous, faudrait-il investir une partie des 20 millions de dollars dans l'éducation sexuelle des jeunes? Je crois qu'il est important de faire de la prévention et d'informer les jeunes des risques associés à la prostitution. Il est facile de tomber amoureux à 12 ou 15 ans. Nous rêvons tous, à cet âge, de trouver le parfait amour. Nous idéalisons notre première relation amoureuse. Nous nous imaginons épouser cette personne et vivre heureux sur une île déserte. Nous rêvons tous à cet âge.

Comment peut-on aborder le risque que quelqu'un utilise ce mirage de l'île déserte comme leurre? C'est dangereux. Comment sensibiliser les jeunes à ce danger? Selon moi, c'est une façon de régler une partie du problème.

Mme Grant : J'ai des petits-enfants maintenant, et je remarque qu'ils en connaissent bien plus que moi — j'ai eu une enfance très protégée — et mes enfants connaissent des choses différentes. Les enfants, de nos jours, apprennent beaucoup de choses et à un plus jeune âge. Les parents ne sont pas toujours bien outillés pour parler de sexualité avec leurs enfants. Certains jeunes acquièrent leurs connaissances sur la sexualité grâce aux cours d'éducation sexuelle offerts dans les écoles, alors que d'autres les acquièrent en parlant avec leurs amis.

Je crois que si l'éducation sexuelle était offerte assez tôt — lorsque je suis invitée dans les écoles, c'est habituellement à la demande d'un enseignant pour donner un cours ou pour participer à une assemblée. Les écoles ne participent pas pleinement à l'éducation sexuelle, mais je remarque que mes interventions ont un impact.

Chaque fois que je parle aux étudiants, j'obtiens une réaction positive, que ce soit un jeune homme qui me dit « je ne retiendrai jamais les services d'une prostituée » ou qu'il adopte cette mentalité, ou des jeunes femmes qui me disent comprendre ce qui pourrait leur arriver. Je ne dis pas que toutes les prostituées deviendront des Jessies ou des Cheris, qu'elles vont toutes se faire tuer ou qu'elles vont toutes être portées disparues, mais à mon avis, si ça peut empêcher qu'une seule de nos filles soit tuée ou portée disparue, c'est suffisant.

Quiconque a des enfants comprend. Quiconque a perdu un enfant comprend. J'ignore si quelqu'un d'autre ici a vécu la disparition d'un membre de leur famille, mais c'est un cauchemar perpétuel. On ne peut même pas avoir de funérailles. Je ne peux pas dire que ma fille est décédée, car si elle me revient, je devrai la regarder dans les yeux et lui dire que je l'ai abandonnée.

Il faut commencer ces enseignements à un jeune âge et inculquer ces messages. Lorsque j'étais jeune, personne ne parlait d'anti-tabagisme, mais regardez aujourd'hui. C'est la même chose. On vit à une époque où c'est le sujet dont on discute en société et c'est le genre de chose qu'on enseigne à nos enfants.

Mon petit-fils de cinq ans me demande pourquoi quelqu'un a enlevé sa tante Jessie, et il connaît le nom de celui qui a fait cela, car il nous entend en parler depuis qu'il est tout jeune. Il nous dit, par exemple : « Quand je serai grand, je serai un policier et j'irai l'arrêter. » Il comprend déjà la situation.

Je ne veux pas seulement que les enfants qui ont perdu une tante ou un membre de leur famille, que la personne soit disparue ou décédée... je veux qu'ils comprennent la situation. Les enfants de nos jours sont très intelligents. Ils apprennent toutes sortes de choses beaucoup plus tôt que lorsque j'avais leur âge. C'est simplement une autre chose qu'ils vont apprendre jeune, qu'on va leur enseigner. Il n'y aura rien d'anormal à ce que votre enfant vous parle de la prévention de la traite de personnes ou du travail sexuel. Ce sera un sujet de conversation normal, et je crois qu'il est temps que ce soit ainsi.

La sénatrice Batters : Vous avez tous les trois perdu une fille, Cheri et Jessie, toutes les deux prostituées. Une a été enlevée et l'autre a été tuée. Il a été beaucoup question d'elles dans ce contexte. Je suis convaincue que vous n'avez pas souvent l'occasion de vous exprimer devant un comité sénatorial et je sais que votre témoignage sera très bénéfique. Je voulais simplement vous donner l'occasion à chacun d'entre vous de nous parler un peu de votre fille et de sa vie.

Mme Smith : C'est tout un honneur de pouvoir nous exprimer devant le comité. La tragédie que vit notre famille a vraiment mis le dossier de la prostitution et des jeunes à l'avant-scène pour de nombreuses personnes et je crois que notre volonté à parler ouvertement de ce qui est arrivé à Cheri a joué un rôle à ce chapitre.

Dès que les médias de Régina ont annoncé que son corps avait été retrouvé, la station de nouvelles locale est venue nous voir pour parler du cas de Cheri et nous avons décidé à ce moment que dorénavant, nous allions en parler. C'est incroyable de constater jusqu'où cela nous a menés. Nous nous sommes rendus en Europe, en Inde et dans le Nord, car les gens ne savent pas comment parler de ce genre de chose. Ils ne savent pas comment aborder le sujet avec leurs enfants et ils ne connaissent pas les signes qui montrent qu'un enfant participe à des activités dangereuses. Nous avons fait des recherches et réuni cette information et nous la transmettons aux autres.

Nous sommes honorés et nous nous considérons très privilégiés de pouvoir faire ce travail. Bien entendu, nous préférerions que notre fille soit encore parmi nous, mais c'est un privilège de pouvoir parler non seulement de notre sacrifice, mais, comme je l'ai dit, il y a aussi la possibilité que les gens fassent de meilleurs choix s'ils en ont l'occasion, qu'il s'agisse d'un jeune, d'un micheton ou d'une prostituée.

M. Smith : C'est un peu difficile de parler d'elle. Mais, comme vous le disiez... Cheri était une étudiante au rendement supérieur, la première de sa classe. Elle était sportive, jouait de la musique et avait tellement de potentiel. Nous ne comprenons toujours pas comment elle a pu croire les histoires de ce type, car nous étions une famille très ouverte et aimante. Cheri n'a pas été victime d'abus, mais nous avons appris, après sa mort, qu'en 9e année, elle a été victime d'agression sexuelle de la part d'un de ses pairs. Nous l'avons appris deux ans après sa mort, et cela a répondu à plusieurs de nos questions.

Après cette agression, son comportement a changé. Nous avons appris, au fil des ans, que le nombre de filles qui sont victimes de ce type d'agression sexuelle est absolument astronomique. Beaucoup sont autochtones ou membres des Premières nations. Une amie à nous, membre des Premières Nations, a vécu dans la rue pendant des années. Son rêve, c'est de mettre sur pied un ranch, un centre de rétablissement pour les filles qui vivent dans la rue.

Lorsque j'apprends que 20 millions de dollars seraient investis en vertu de ce projet de loi, je ne peux m'empêcher de penser à elle. Elle pourrait utiliser une partie de ces fonds pour réaliser son rêve et aider ces filles. De nombreuses autochtones des Premières Nations dans nos villes ont besoin d'aide.

Nous avons reçu des faire-part de familles où Linda est intervenue pour faire comprendre à la fille les dangers qui la guettaient. Nous avons reçu une invitation au mariage d'une fille que nous ne connaissions pas. Elle s'en est rendu compte et nous a appelés pour nous dire : « Vous ne vous souvenez pas de moi, mais, madame Smith, vous êtes venu chez moi, un jour, pour faire comprendre à ma mère quel genre de garçon je fréquentais. J'ai compris à ce moment que vous disiez la vérité et je l'ai laissé tomber. Aujourd'hui, grâce à vous, je me marie à quelqu'un de bien. » C'est le genre d'histoires encourageantes qui nous fait chaud au cœur.

Je suis d'accord avec vous au sujet de l'éducation. L'éducation sexuelle doit faire comprendre aux jeunes que le sexe, ce n'est pas simplement un acte. C'est beaucoup plus que ça. Ça touche au cœur de qui ils sont. Alors, je trouve cette étape encourageante et j'espère que d'autres étapes semblables suivront.

Le président : Sur ce message du cœur, nous allons mettre un terme à la séance. Merci à tous les témoins pour votre témoignage. Cela nous aidera beaucoup dans nos délibérations.

Nous nous réunirons de nouveau demain matin, à 9 h 30.

(La séance est levée.)


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