Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 15 - Témoignages du 11 septembre 2014
OTTAWA, le jeudi 11 septembre 2014
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui à 9 h 34 pour examiner la teneur du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence.
Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Bonjour et bienvenue, chers collègues, invités et membres du public qui suivent les délibérations d'aujourd'hui du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Nous poursuivons notre étude préliminaire du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence.
En 2007, un groupe de travailleuses du sexe a contesté devant la cour la constitutionnalité de trois dispositions du Code criminel visant la prostitution. La Cour suprême du Canada a invalidé ces trois dispositions en décembre 2013 et a donné au Parlement une année pour réagir. Le projet de loi C-36 a été présenté à la Chambre des communes en juin 2014, en réponse à la décision de la cour. Le comité tient aujourd'hui sa troisième séance sur ce sujet.
Nous accueillons maintenant notre premier groupe de témoins : le Vancouver Rape Relief and Women's Shelter, représenté par Keira Smith-Tague, intervenante de première ligne dans la lutte contre la violence; l'Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel, représentée par Lisa Steacy, laquelle est accompagnée de Michèle Léveillé, membre de Gatineau; et, enfin, Chris Bruckert, professeure au département de criminologie de l'Université d'Ottawa. Je vous remercie de votre présence.
Madame Smith-Tague, je pense que vous avez l'honneur de faire la déclaration préliminaire.
Keira Smith-Tague, intervenante de première ligne dans la lutte contre la violence, Vancouver Rape Relief and Women's Shelter : Bonjour. Je suis Keira Smith-Tague et je suis intervenant de première ligne dans la lutte contre la violence au Vancouver Rape Relief and Women's Shelter.
Vancouver Rape Relief est le plus vieux centre d'aide aux victimes d'agression sexuelle du Canada. Rape Relief a été fondé en 1973 et offre une ligne d'écoute téléphonique 24 heures sur 24 pour les victimes d'agression sexuelle, ainsi qu'une maison de transition pour les femmes battues et leurs enfants qui cherchent à fuir des hommes violents.
Rape Relief est un collectif de femmes de tous les âges et de toutes les classes sociales, dont de nombreuses femmes de couleur et femmes autochtones. Notre collectif a toujours compté des femmes qui sont sorties de l'industrie du sexe.
Nos 40 années de travail de première ligne nous indiquent que la prostitution est une forme de violence masculine envers les femmes, comme la brutalité conjugale, l'inceste, le harcèlement sexuel et le viol. Notre analyse des similitudes entre ces diverses formes d'attaques ne correspond pas à une théorie abstraite. Elle nous vient de notre travail de première ligne; de nos réponses aux innombrables appels de femmes qui ont été battues, violées, ou prostituées, qui ont subi de l'inceste ou des agressions sexuelles. Il y a une limite au nombre d'appels qu'on peut prendre sans admettre que ce qui menace le plus la sécurité des femmes, c'est la violence des hommes.
En tant que collectif cherchant à mettre fin à cette crise et à assurer l'égalité aux femmes, nous avons le privilège et la responsabilité de faire front ensemble et de concert avec les femmes qui nous appellent, afin de résister et de lutter aussi bien contre la violence individuelle des hommes que contre l'oppression systémique que nous subissons en tant que femmes dans un univers dominé par les hommes.
L'industrie du sexe mise sur la subordination des femmes pour prendre de l'ampleur. C'est évident à cause de sa nature sexuée. La majorité des personnes qui sont vendues sont des femmes et des filles, et presque tous les acheteurs, les vendeurs et les trafiquants sont des hommes. Ce n'est pas par coïncidence. Nous vivons dans une société où les hommes ont plus de pouvoir que les femmes socialement, politiquement et économiquement. C'est la raison pour laquelle nous appuyons le projet de loi C-36. Il reconnaît le déséquilibre marqué du pouvoir entre les sexes et la façon dont les femmes en subissent les effets.
Nous savons que la demande venant des hommes au Canada visant les services sexuels rémunérés contribue à l'augmentation de la traite de personnes à des fins sexuelles, tant au pays qu'à l'échelle internationale. Les demandes racistes axées sur le fétichisme des femmes de couleur et des femmes autochtones alimentent l'approvisionnement et dictent les endroits où il faut de telles femmes partout au pays. À Vancouver, les exemples les plus évidents sont les femmes asiatiques qui se trouvent en très grands nombres dans les salons de massage et les femmes et filles autochtones surreprésentées dans la prostitution de rue, en particulier dans le Downtown Eastside de Vancouver.
Nous estimons qu'en criminalisant les proxénètes, les clients et les trafiquants, on déclare clairement que les vies des femmes valent plus que les droits des hommes à nous utiliser et nous contrôler.
Nous appuyons aussi la reconnaissance du pouvoir et du profit des annonceurs de l'industrie et estimons qu'il faut aussi criminaliser leur comportement exploiteur.
Affirmer que le commerce du sexe est un choix professionnel habilitant et lucratif, c'est privilégier les expériences d'une poignée de femmes plutôt que le bien-être collectif des femmes en général. La majorité des femmes qui travaillent dans l'industrie du sexe y sont entrées quand elles étaient enfants ou adolescentes, et elles avaient auparavant en grande majorité subi des agressions sexuelles pendant leur enfance. Elles nous disent qu'elles étaient pauvres, qu'elles cherchaient désespérément à survivre, à nourrir leurs enfants, à payer leur loyer et, le plus souvent, qu'elles avaient été forcées par leur petit ami ou leur mari à vendre leur corps.
Nous ne sommes absolument pas d'accord pour dire qu'un modèle de légalisation ou de décriminalisation complète de l'industrie du sexe garantira la sécurité et l'égalité des femmes. Nous refusons aussi qu'il incombe aux femmes de veiller à ce que les hommes ne risquent pas d'être violents. Cela équivaut à privatiser notre sécurité et à enlever aux femmes la capacité de déterminer si un homme risque d'être violent ou pas, alors que nous savons que c'est impossible.
À Vancouver, Robert Pickton était un client connu des policiers, et il s'est passé beaucoup de temps avant qu'on le tienne responsable, alors qu'il commettait ces crimes. Mais il était aussi un client que les prostituées évaluaient. Des femmes l'estimaient sûr et allaient faire la fête à sa ferme, qu'on appelait le Piggy's Palace, ne sachant pas bien sûr qu'il était un tueur en série. Les femmes ont manifestement eu tort de se croire en sécurité parce qu'elles avaient plus de temps pour évaluer un client et que tout se passait à l'intérieur. Ces deux facteurs n'ont pas empêché des femmes de se faire tuer.
Nous savons que ce n'est pas plus sûr dans un bordel, et nous refusons le principe selon lequel on donnera aux hommes la permission sociale d'exiger d'avoir le droit d'acheter des femmes.
Les femmes forcées de se prostituer dans les lieux publics sont souvent les plus pauvres et les plus désespérées, et compte tenu de cela, nous continuons de rejeter leur criminalisation, peu importe l'endroit. Le Comité de la justice a modifié l'article 213 pour resserrer la définition et désigner des endroits interdits, notamment les écoles, les terrains de jeu et les garderies. Même avec cet amendement, nous demandons le retrait complet de cette disposition de sorte que soit éliminé le risque de criminalisation de toute femme qui se prostitue.
J'aimerais aborder des points qui ont été présentés par certaines personnes s'opposant au projet de loi, depuis le début des délibérations. Quelqu'un a indiqué que le service de police de Vancouver appliquait le modèle nordique depuis un certain temps, et en tant que résidente et intervenante d'urgence à Vancouver, je peux vous affirmer que ce n'est pas vrai. On ne soumet presque pas les clients et les proxénètes à la loi, et nous le constatons directement, car nous devons faire des pressions sur les services de police pour qu'ils prennent les dépositions des femmes, et encore plus pour qu'ils mènent des enquêtes complètes. Je pourrai vous en dire plus tout à l'heure sur nos expériences, s'il y a des questions à ce sujet.
En ce qui concerne les 20 millions de dollars qui devraient servir à aider les femmes à se sortir de la prostitution, nous estimons nécessaires l'argent du gouvernement fédéral et la volonté politique, mais nous croyons que ce montant est loin d'être suffisant pour mener à un changement réel. Nous pensons qu'il est très important de s'attaquer aux circonstances qui poussent les femmes vers la prostitution pour commencer et de créer un filet de sécurité sociale, de sorte que la prostitution ne soit pas le seul filet de sécurité sociale possible. Il faut un revenu de subsistance garanti, des options de logement convenables, des services de garderie abordables et des centres de désintoxication et de traitement pour femmes seulement.
Nous pensons que le projet de loi C-36 pourrait établir un précédent au Canada en indiquant que l'achat et la vente des femmes et des filles par les hommes ne seront pas tolérés, et nous espérons que le gouvernement écoutera et suivra les conseils des groupes de femmes et des survivantes.
Le Vancouver Rape Relief and Women's Shelter réclame fermement que la loi criminalise les proxénètes, les clients et les profiteurs pour leur violence envers les femmes, mais nous ne pouvons absolument pas être pour quelque forme que ce soit de criminalisation des femmes dans la prostitution. C'est pourquoi nous demandons le retrait complet de cette disposition du projet de loi.
Merci.
Lisa Steacy, représentante, Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel : Bonjour. Je vais commencer par souligner que nous sommes réunis aujourd'hui sur le territoire traditionnel des Algonquins et des Anishnaabe. Je suis Lisa Steacy, et je remercie le comité de nous avoir invitées, Michèle et moi, à faire un exposé au nom de l'Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel, que je vais appeler l'association, pour faire court.
L'association a été fondée en 1975, et les centres qui la composent continuent d'offrir du soutien en cas de crise et d'intervenir auprès de femmes de toutes les régions du pays. En tant que femmes et intervenantes de première ligne, nous constatons au quotidien l'omniprésence du danger et la régularité des atteintes que la violence des hommes fait subir aux femmes. C'est en écoutant les femmes qui nous appellent au moyen de nos lignes téléphoniques confidentielles et qui se joignent à nos groupes, et en travaillant avec elles que nous établissons la position publique à adopter concernant la violence des hommes envers les femmes, notamment la prostitution.
En 2001, nos membres ont insisté pour adopter une résolution voulant que la prostitution soit une forme de violence des hommes envers les femmes. En 2005, nous avons clarifié notre analyse selon laquelle la prostitution est une pratique qui mise sur les intolérables inégalités que sont le sexisme, le racisme et la pauvreté et qui les exacerbe.
Nous savons que le droit criminel ne peut à lui seul éradiquer l'inégalité désespérée que la prostitution exploite et comporte, comme toutes les formes de violence envers les femmes. Cependant, depuis des dizaines d'années, les femmes et les groupes de femmes, y compris notre association, insistent sur la protection que le droit criminel assure à notre droit à l'égalité en interdisant et en punissant la violence sexiste qui est perpétrée contre nous.
Depuis 2001, nous préconisons un modèle de droit criminel qui décriminalise complètement les femmes qui se prostituent. Nous demandons un amendement au projet de loi C-36 qui éliminerait complètement l'article 213. L'amendement qui énumère tout simplement des lieux précis ne concorde pas avec l'analyse de la prostitution comme forme de violence envers les femmes et ne répond pas non plus à la demande presque unanime des témoins voulant que cette disposition soit retirée.
La définition du consentement dans l'article 273.1 du Code criminel, qui vient après les agressions sexuelles et que le mouvement antiviol a obtenue non sans peine, représente un cadre utile pour contrer l'argument selon lequel la prostitution est une activité sexuelle consensuelle. Selon cet article, le consentement est l'accord volontaire à l'activité sexuelle en question, mais les forces brutales de la pauvreté, de la violence et du racisme qui forcent tant de femmes à se prostituer invalident en réalité le consentement. Nous trouvons encourageant que le Parlement reconnaisse que le droit criminel peut et doit servir à condamner la prostitution des femmes et des filles au Canada et à y mettre un frein.
Le projet de loi C-36 cible précisément les hommes qui demandent l'accès à la sexualité des femmes et des filles, qui les forcent à la prostitution, qui misent sur leur vulnérabilité économique et sociale pour les recruter dans le milieu de la prostitution et qui engrangent les profits si elles demeurent dans ce milieu.
Notre association, l'ACCCACS, sait que le système de justice pénale échoue trop souvent, à tous les niveaux, quand il s'agit de réagir et de faire enquête quand des femmes font état de la violence des hommes, et quand il s'agit de faire assumer leurs responsabilités aux hommes violents. Il ne faudrait pas en rajouter en négligeant de criminaliser le comportement violent des hommes qui achètent du sexe.
Merci.
[Français]
Michèle Léveillé, membre, Gatineau, Association canadienne des centres contre les agressions à caractère sexuel : Bonjour, en tant que membre du Regroupement québécois des centres contre les agressions à caractère sexuel (CALACS) et membre de l'ACCCACS, nous sommes évidemment en accord avec les propos tenus par ma collègue. Le projet de loi C-36 est un début prometteur, mais pour atteindre son but, la loi en elle-même ne suffit pas. Le gouvernement doit démontrer un engagement réel en mettant en place des mesures sociales pour aborder les facteurs qui poussent les femmes à la prostitution, tels que la pauvreté, le sexisme et le racisme.
De plus, l'investissement de 20 millions de dollars proposé pour les groupes qui travaillent à la prévention et pour ceux qui contribuent à la démarche de sortie de l'industrie du sexe n'est nettement pas suffisant. Sortir de la prostitution est un long chemin semé d'embûches. La décriminalisation de toutes les personnes prostituées serait un obstacle de moins. Nous croyons aussi qu'effacer leur casier judiciaire lié à la prostitution faciliterait réellement leur démarche.
Le Canada partage avec les États-Unis la plus longue frontière au monde. Si nous décriminalisions totalement la prostitution, nous assisterions à une augmentation de la demande, à une expansion fulgurante de l'industrie du sexe légal, et celle du marché noir exploserait littéralement, sans parler de l'augmentation de la prostitution infantile et du tourisme sexuel. Le Canada deviendrait un havre pour ceux qui font de la traite humaine.
En revanche, le projet de loi C-36 les dissuadera, puisqu'il leur compliquera la tâche. Il s'agit ici d'opérer des changements de mentalité en profondeur afin que personne ne sente qu'il est légitime d'acheter ou de vendre le corps d'une autre personne. Nous demandons le respect de la Charte des droits et libertés qui commande la sécurité pour toutes et pour tous et l'égalité entre les femmes et les hommes. Il est impératif que le gouvernement s'engage dans de vastes campagnes de sensibilisation sur les torts et les conséquences de la prostitution comme oppression spécifique faite aux femmes.
Aujourd'hui, mesdames et messieurs, je vous demande de vous poser la question suivante : « Dans quel genre de société est-ce que je veux vivre, voir mes enfants et mes petits-enfants grandir? » Une société qui banalise l'exploitation sexuelle des femmes ou une société où l'égalité entre les sexes prévaudrait et où il deviendrait inimaginable d'acheter le corps des femmes. Merci.
[Traduction]
Chris Bruckert, professeure, département de criminologie, Université d'Ottawa, à titre personnel : Je vous remercie de l'occasion que vous me donnez. Je suis professeure de criminologie à l'Université d'Ottawa, et mes domaines d'enseignement sont la méthodologie de la recherche et la violence faite aux femmes. J'ai passé les 20 dernières années à examiner divers aspects de l'industrie du sexe et j'ai mené des centaines d'entrevues avec des travailleuses du sexe travaillant dans la rue, en lieu fixe et sans lieu fixe.
En tant que chercheuse, j'estime que les politiques et les lois devraient se fonder sur les faits. J'ai donc jugé important de commencer par des commentaires sur la consommation éclairée d'information, peu importe que cette information vienne de chercheurs ou de fournisseurs de services de première ligne. Le travail du sexe est criminalisé et stigmatisé, et personne ne pourrait avoir un échantillon complètement représentatif. Il est donc, par définition, illusoire de prétendre pouvoir parler de la plupart ou de la majorité des travailleuses du sexe, ou en leur nom.
De plus, les échantillons obtenus d'organisations qui desservent des femmes en détresse ne sont très manifestement composés que d'une sous-population particulière. Ce sont des voix importantes, mais elles ne parlent pas au nom de l'ensemble des travailleuses du sexe, dont bon nombre n'iraient jamais se prévaloir de ce genre de services. J'utiliserai l'analogie que fait M. John Lowman : ce serait comme extrapoler l'expérience de toutes les femmes qui vivent des relations intimes à partir de l'échantillon composé des femmes qui se trouvent dans des refuges pour femmes battues.
Ce que nous savons quand nous tenons compte de l'ensemble complet des données probantes crédibles, c'est que 80 à 95 p. 100 du travail du sexe se fait ailleurs que dans la rue et que les travailleuses du sexe forment une population extrêmement variée possédant un vaste éventail d'expériences et de pratiques de travail.
Je reprends ce que d'autres témoins ont souligné, et c'est que, peu importe la raison pour laquelle une personne s'adonne au travail du sexe, les dispositions du projet de loi C-36 ne la protégeront pas, au contraire. Je vous prie de consulter mon mémoire qui précise ce que la preuve empirique nous dit au sujet de ce que le projet de loi C-36 aura comme effet sur la sécurité des travailleuses du sexe. Compte tenu de ces préjudices, je fais écho aux demandes d'autres témoins qui réclament que ce projet de loi soit à tout le moins soumis à la Cour suprême pour qu'elle se prononce sur sa constitutionnalité.
Je vais consacrer les quelques minutes qu'il me reste à l'affirmation selon laquelle le travail du sexe est fondamentalement violent. Le projet de loi se fonde sur cette hypothèse. Si vous retirez la justification de la violence inhérente, il ne reste pratiquement plus rien que du moralisme juridique.
Nous sommes certainement tous d'accord pour dire qu'il y a, dans l'industrie du sexe, des niveaux de violence intolérables. C'est en fait la raison pour laquelle trois travailleuses du sexe très courageuses ont porté cette question devant les tribunaux. Cependant, qu'est-ce qu'on veut dire, quand on dit que le travail du sexe est fondamentalement violent? Cela signifie que la violence est inévitable, constante et intrinsèque. Cela veut aussi dire qu'il n'y a rien à faire pour corriger cela. Je veux contester ces deux suppositions.
La décision de la Cour suprême du Canada, selon laquelle « la violence d'un client ne diminue en rien la responsabilité de l'État qui rend une prostituée plus vulnérable à cette violence », porte sur la possibilité que les lois exacerbent les risques. De plus, même s'il n'est pas possible d'éliminer les risques que les travailleuses du sexe courent — tout comme il n'est pas possible d'éliminer les risques que les infirmières, les préposés aux soins personnels et les commis de dépanneurs courent —, nous n'avons qu'à comparer les taux de violence, y compris les cas de violence mortelle, entre le travail dans la rue, qui représente de 5 à 20 p. 100 de l'industrie du sexe, et le travail à l'intérieur, là où se déroule la majorité de l'activité, pour comprendre que le contexte de travail et le contexte juridique comptent.
Qu'en est-il du principe selon lequel on ne peut rien faire pour réduire la violence au minimum? Remplacez le mot « prostitution » par un autre métier — travailleur de la construction ou de l'industrie forestière, chauffeur de taxi —, et cet énoncé devient impensable. La réaction au danger au travail devrait être, et est habituellement d'adopter des mécanismes de sécurité. C'est la démarche que la Nouvelle-Zélande a adoptée en 2003, et les travailleurs et travailleuses du sexe sont davantage en sécurité grâce à cela. Elles sont mieux en mesure de négocier les services et des relations sexuelles protégées avec les clients, et entretiennent de bien meilleurs rapports avec la police. Celles qui travaillent à l'intérieur peuvent, contrairement à leurs consœurs canadiennes, se prévaloir des lois sur la santé et la sécurité au travail et d'autres mesures de protection.
Il convient de souligner que l'argument selon lequel il ne faut pas permettre aux femmes de se livrer à la prostitution par crainte de précipiter leur victimisation équivaut à blâmer la victime comme le veut le mythe du viol selon lequel « les femmes doivent s'abstenir de s'habiller comme des salopes pour ne pas se faire violer ». Cela comporte aussi la supposition déconcertante de stigmatisation que j'ai souvent entendue à propos des travailleuses du sexe pendant ces audiences : les travailleuses du sexe doivent être des toxicomanes, souffrir de troubles mentaux ou avoir subi des dommages psychologiques pour continuer de faire les mauvais choix. Elles sont manifestement des sujets incompétents qu'il faut sauver, plutôt que de leur donner des droits. En réalité, cela perpétue l'exclusion sociale et civile en garantissant que les travailleuses du sexe qui choisissent de ne pas quitter l'industrie continueront d'être jugées par les fournisseurs de services sociaux, les travailleurs de la santé et les organismes d'application de la loi.
Soyons clairs : cette loi ne va pas éliminer, ni même diminuer nettement l'industrie du sexe, mais elle cherche à protéger les travailleuses du sexe en augmentant les difficultés de manière à les forcer à faire ce que les autres estiment représenter les bons choix. Ce qui est renversant, c'est que cela se fait en vase clos. On ne cherche même pas à s'attaquer aux inégalités bien ancrées entre les sexes, les races et les classes qui limitent les choix personnels et professionnels des femmes. Au lieu de cela, avec le projet de loi C-36, on promet 20 millions de dollars pour offrir des services à celles qui veulent cesser de s'adonner à cette activité dangereuse et néfaste. Les travailleuses du sexe doivent reconnaître qu'elles ont besoin d'être réadaptées pour pouvoir recevoir du soutien.
En tant que criminologue, je me préoccupe beaucoup des effets de la loi. En tant que féministe, je suis consternée. Depuis les années 1980, nous nous rallions pour que les femmes aient le droit de choisir ce qu'elles font de leur corps — pensez à l'avortement —, même quand ces choix ne correspondent pas nécessairement à nos choix. Nous défendons et respectons la capacité des femmes de prendre des décisions qui les concernent, et nous reconnaissons que ces choix sont souvent faits dans des circonstances qui sont loin d'être idéales. Je suis profondément attristée de constater qu'en 2014, le Canada prend la direction opposée et s'inspire d'une rhétorique paternaliste pour justifier la criminalisation de l'activité sexuelle consensuelle entre adultes.
Le président : Je vous remercie de votre exposé. Nous allons maintenant passer aux questions.
Le sénateur Baker : Merci, monsieur le président. Bienvenue à nos témoins. Je vous remercie de vos excellents exposés.
J'ai deux questions, dont une que j'adresserai à madame la professeure. L'autre est une question générale à l'intention des autres témoins.
Mme Smith-Tague a parlé de l'article 213 et a insisté pour dire qu'il fallait que cet article du projet de loi qui criminalise les prostituées soit retiré de la loi, mais je ne me rappelle pas avoir entendu les deux autres témoins mentionner cela. Mme Smith-Tague a dit que « pratiquement tous » les témoins étaient opposés à cet article du projet de loi. C'est bien ce que vous avez dit? Que c'était « pratiquement tous » les témoins?
Mme Smith-Tague : J'ai demandé que cet article soit retiré, mais c'est en réalité Lisa qui a dit que c'était presque unanime.
Le sénateur : Vous l'avez dit. Soyons clairs — je suis un peu plus vieux que vous —, vous voulez que cela soit retiré du projet de loi.
Mme Steacy : Oui.
Le sénateur Baker : C'est clair.
Mme Steacy : Oui.
Le sénateur Baker : Aucun doute.
Mme Steacy : Non.
Le sénateur Baker : Vous approuvez le projet de loi, mais vous voulez que cet article soit retiré parce qu'il criminalise les prostituées. C'est exactement ce que le ministre et le ministère ne voulaient pas faire, et c'est ce qui arrive, n'est-ce pas?
Mme Smith-Tague : Nous pensons que criminaliser les femmes en certains endroits, c'est en réalité miner l'intention du projet de loi, qui est de protéger les personnes exploitées. Nous estimons que cela mine l'intention.
Le sénateur Baker : D'après vous, l'intention du projet de loi n'est pas de criminaliser les prostituées. Cependant, je dirais que le ministre, même si c'est ce qu'il a dit devant le comité de la Chambre des communes, était très déterminé quand il a comparu devant le comité sénatorial. Il a dit que la prostitution est illégale et qu'elle constitue une infraction pour la première fois dans l'histoire canadienne, grâce à ce projet de loi. L'intention du projet de loi est donc, compte tenu des témoignages des fonctionnaires devant le comité, d'interdire la prostitution, laquelle est définie, bien entendu, comme étant à double sens.
Madame Bruckert, vous avez dit, comme d'autres l'ont fait, que cette question devrait être portée devant la Cour suprême, pour qu'elle en étudie la constitutionnalité. Quelques avocats sont venus témoigner et ont dit que non. Ils ne sont pas d'accord, car ils estiment qu'il faut un ensemble de preuves; il faut un fondement factuel pour déterminer l'admissibilité.
Je suppose, madame, que d'après vous, nous avons déjà la preuve présentée dans Bedford et qu'une décision a été rendue sur toutes ces questions, et que vous croyez qu'il serait une bonne idée de demander à la Cour suprême de se prononcer sur la constitutionnalité de ce projet de loi. C'est bien cela?
Mme Bruckert : Oui, car je pense qu'il est assez facile de démontrer que ce projet de loi reproduit bon nombre des circonstances qui étaient au cœur de l'arrêt Bedford. Compte tenu de cela, je crois en effet qu'ils pourraient se pencher sur la preuve déjà soumise, ainsi que sur la preuve obtenue depuis, y compris la recherche réalisée par Pivot et par le centre d'excellence de la Colombie-Britannique concernant l'expérience de Vancouver, quand les policiers ont en effet criminalisé les clients et qu'ils ont fait des ratissages pour les repérer. Je pense qu'il y a des preuves que la cour pourrait étudier.
Je trouve très troublant que nous ayons à attendre cinq ans et à subir les conséquences de ce projet de loi, que je trouve sincèrement horrible. Les travailleuses du sexe vont le payer cher, et je pense que les conséquences possibles sont trop graves pour qu'on décide de ne pas vérifier.
La sénatrice Batters : Merci à vous tous de votre présence, ainsi que du travail que vous faites jour après jour pour les femmes en général et pour les femmes vulnérables.
Madame Smith-Tague, vous avez soulevé tant de très bons points, dans votre exposé, et vos observations comme intervenante de première ligne sont excellentes. Je vous remercie de les avoir portés à notre attention.
Je voulais vous donner une occasion. Vous avez dit dans votre exposé que « quelqu'un a indiqué que le service de police de Vancouver appliquait le modèle nordique depuis un certain temps » — nous avons entendu cela hier, je crois —, « et en tant que résidente et intervenante d'urgence à Vancouver, je peux vous affirmer que ce n'est pas vrai. On ne soumet presque pas les clients et les proxénètes à la loi, et nous le constatons directement, car nous devons faire des pressions sur les services de police pour qu'ils prennent les dépositions des femmes, et encore plus pour qu'ils mènent des enquêtes complètes. Je pourrai vous en dire plus tout à l'heure sur nos expériences, s'il y a des questions à ce sujet. » Je vous demande de nous en dire plus à ce sujet, parce que nous avons entendu des témoins qui disaient le contraire.
Mme Smith-Tague : Pendant bien longtemps, seules les femmes étaient criminalisées, mais depuis quelques années, en général on ne poursuit personne. Personne n'est accusé de quoi que ce soit. Tous les jours, je réponds à des appels de détresse de la part de femmes prostituées, et les policiers ne veulent même pas agir ni même les prendre au sérieux et inculper ou condamner le coupable. C'est vrai dans tous les cas de violence faite aux femmes. Les taux de condamnation sont très bas, et je pense que c'est surtout vrai quand il s'agit de prostituées.
La sénatrice Batters : J'ai pris note de la remarque que Mme Bruckert a faite tout à l'heure :
Il convient de souligner que l'argument selon lequel il ne faut pas permettre aux femmes de se livrer à la prostitution par crainte de précipiter leur victimisation équivaut à blâmer la victime comme le veut le mythe du viol selon lequel « les femmes doivent s'abstenir de s'habiller comme des salopes pour ne pas se faire violer.
Vous avez fortement réagi à ces propos. Aimeriez-vous faire une remarque à ce sujet?
Mme Smith-Tague : Je ne m'en suis pas rendu compte. Je vous présente mes excuses.
La sénatrice Batters : Ce n'est pas grave; vous avez été honnête.
Mme Smith-Tague : Ce qui m'a troublée, c'est qu'il n'est pas question ici de diaboliser les choix des femmes; il est question de dénoncer le comportement des hommes, de dénoncer le rôle que les hommes jouent en achetant et en vendant des femmes et en considérant qu'ils détiennent un privilège aux dépens des femmes. Il n'est pas question de critiquer les choix des femmes ou d'incriminer celles qui font de la prostitution. En fait, c'est tout le contraire; j'incriminerais les hommes.
La sénatrice Batters : Absolument. Nous avons entendu beaucoup de témoins dire la même chose hier. La professeure Benedet, qui est une importante autorité judiciaire en la matière au Canada, a comparu hier et a fait une citation merveilleuse devant le Comité de la justice de la Chambre des communes. Elle a dit ceci :
Je pense qu'il est ironique de dire que les hommes doivent avoir le droit d'acheter des femmes afin de les protéger contre ces mêmes hommes.
Je pense que c'est exactement ce que vous vouliez dire il y a quelques instants.
Nous avons entendu beaucoup d'arguments faisant valoir pourquoi cette petite disposition — qui a été considérablement limitée — devrait être éliminée complètement. Je tiens à attirer l'attention des personnes ici présentes sur le fait que j'ai été chef de cabinet du ministre de la Justice de la Saskatchewan pendant quatre ans et demi, alors je comprends très bien comment fonctionne le système de justice pénale en Saskatchewan. Bien sûr, les procureurs et les policiers disposent d'un grand pouvoir discrétionnaire en tant que pouvoir d'imputation pour décider s'il faut ou non porter de telles accusations. Par ailleurs, les juges disposent aussi d'un très grand pouvoir discrétionnaire pour être en mesure de prononcer des sentences appropriées et pour éviter d'avoir des sentences qui ne reflètent pas les actes qui ont été commis. Je tenais à attirer votre attention sur ce fait.
[Sonnerie de téléphone cellulaire.]
Je vous demande pardon pour cette interruption.
Le sénateur Joyal : Les règles qui s'appliquent dans l'enceinte du Sénat s'appliquent ici également. Il est totalement interdit d'utiliser un dispositif électronique qui risque de déranger les personnes qui posent des questions ou les témoins qui y répondent. Je vous suggère, monsieur le président, d'appliquer les mêmes règles ici.
Le président : Merci d'avoir soulevé ce point, et je rappelle à tous les membres que ces règles s'appliquent effectivement ici au comité. Je vous demande donc de les suivre à l'avenir.
Je vous prie de nous excuser d'avoir interrompu les questions et les réponses.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Avec votre permission, monsieur le président, plusieurs personnes ici ont des appareils électroniques en mode silencieux et je tiens à préciser que mon appareil n'était pas en mode silencieux. Je m'excuse, monsieur le président, je vais rectifier la situation.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Je peux attester que c'est la première fois que mon voisin, le sénateur Dagenais, fait cela. Je présente donc mes excuses pour ce qui est arrivé aujourd'hui.
J'étais en train de dire que j'ai été chef de cabinet du ministre de la Justice de la Saskatchewan pendant quatre ans et demi, et que j'ai remarqué que les procureurs et les policiers disposent d'un grand pouvoir discrétionnaire pour déterminer s'il faut ou non porter des accusations dans toutes les situations. Les juges disposent aussi d'un grand pouvoir discrétionnaire au moment de prononcer la sentence. Je tenais à attirer votre attention sur ce fait.
Mme Smith-Tague : Ce qui m'inquiète, c'est que les policiers disposent déjà d'un pouvoir discrétionnaire, mais qu'ils s'en servent souvent pour éviter de tenir les hommes responsables et pour, au contraire, incriminer les femmes. Nous le voyons dans les cas de femmes battues; ils portent souvent des accusations contre la femme et non pas le mari qui l'a battue. Je ne sais pas si je fais vraiment confiance à leur façon d'utiliser le pouvoir discrétionnaire à l'heure actuelle.
S'il existait une loi dans ce sens, j'aurais peur qu'ils l'appliquent.
La sénatrice Batters : Espérons que la différence ici, c'est que nous voyons un réel changement de paradigme s'opérer grâce au projet de loi C-36, qui dit que la prostitution n'est pas seulement un méfait ou un acte de nuisance. Il s'agit d'une violence contre les femmes, de l'exploitation sexuelle des femmes et que c'est inacceptable. Nous espérons que ce message très clair que le gouvernement envoie aux procureurs, aux policiers et aux juges, et à tous les Canadiens — tant les hommes que les femmes — sera assimilé par l'ensemble du système de justice pénale.
Mme Smith-Tague : Vous soulevez un bon point. Le nouveau paradigme change effectivement les choses et il est certain que notre objectif, c'est que l'on cesse de considérer qu'il s'agit d'un méfait ou d'un acte de nuisance.
La sénatrice Batters : Absolument. Et le fait que des personnes compétentes comparaissent devant notre comité et parlent de toutes ces histoires vécues contribue aussi à renforcer cela dans l'esprit de tout le monde.
La sénatrice Jaffer : Merci à tous les témoins de s'être déplacés. Tous vos exposés ont été très convaincants et m'ont donné matière à réflexion.
Avant de venir au Sénat, j'ai travaillé avec des centres d'aide aux victimes de viol et d'agression sexuelle à Vancouver, alors je comprends très bien le travail que vous faites. Vous devez vous adapter à des situations réellement très difficiles.
Je vais commencer par m'adresser à vous, madame Smith-Tague. Je viens aussi de Vancouver, et je travaille auprès des femmes de minorités raciales et des femmes autochtones. Un des gros problèmes, c'est qu'on n'écoute pas tout le monde. La raison pour laquelle Pickton a pu commettre ces crimes pendant si longtemps, c'est qu'il choisissait soigneusement ses victimes. Je trouve que lorsque les femmes de minorités raciales se plaignent, souvent il n'existe aucun modèle à suivre; il est très difficile de convaincre les gens de les écouter. Cela a été mon expérience pas plus tard que le week-end dernier.
J'ai peut-être tort, étant donné que je ne suis pas une intervenante de première ligne, mais je trouve qu'il existe un modèle nordique pour certaines femmes et aucun modèle pour d'autres, et c'est là le gros problème. Nous estimons que toutes les femmes sont égales. Bien sûr, vous savez que ce n'est pas le cas parce que, dans votre travail, l'énorme défi à relever, c'est de faire en sorte que les femmes soient entendues.
Vous avez dit qu'il ne s'agit pas seulement d'une question de droit pénal, mais aussi de mieux former les policiers. Il faudrait constituer des équipes de procureurs spécialisés qui traitent seulement de tels cas. Il faudrait aussi que les juges soient mieux formés et que les travailleurs comme vous puissent avoir accès à de meilleures ressources pour s'attaquer au problème. Ce projet de loi ne changera pas grand-chose si beaucoup de ressources ne sont pas mises en place. Êtes- vous d'accord avec moi sur ce point?
Mme Smith-Tague : Je suis d'accord pour dire que le système de justice pénale devrait faire l'objet d'une importante refonte pour que tous les paliers du système traitent la violence faite aux femmes de manière adéquate. Toutefois, je crois que ce projet de loi envoie un message très clair à la société quant à la manière que les hommes devraient traiter les femmes dans toutes les facettes de la société. Ce n'est pas parce que certaines femmes choisissent de faire de la prostitution que toutes les femmes qui ne font pas ce choix devraient souffrir.
La sénatrice Jaffer : Je ne peux pas penser à une façon polie de dire ceci, mais je vais essayer de le faire. Ce qui me dérange avec ce projet de loi, c'est qu'il propose seulement des demi-mesures. Il met fin à l'incrimination des femmes, pourtant elles sont incriminées si elles se trouvent dans un endroit public. Dans le comité de la Chambre, les membres ont essayé de modifier cela, mais il n'en demeure pas moins qu'il y a des garderies et des terrains de jeu partout et que les femmes avec lesquelles vous travaillez se trouveront dans les environs de ces endroits. Si l'on n'incriminait pas les femmes, l'article 213 ne devrait pas exister. Voilà mon opinion. Je m'oppose au projet de loi parce que je considère qu'il propose seulement des demi-mesures. Les femmes avec lesquelles vous travaillez et avec lesquelles je travaille seront encore arrêtées aux termes de ce projet de loi.
Mme Smith-Tague : Évidemment, je suis d'accord pour dire que l'article 213 devrait être supprimé complètement. La majorité des membres du comité sont des conservateurs, et vous avez entendu de façon presque unanime tous les témoins réclamer la suppression de cet article. Je considère donc que, dans une certaine mesure, vous avez le devoir d'en tenir compte. Toutefois, je crois que l'alternative de ne pas adopter le projet de loi du tout, d'éliminer toute incrimination, créerait une situation encore beaucoup plus dangereuse pour les femmes. J'appuie donc le projet de loi.
La sénatrice Jaffer : Souhaitez-vous ajouter quelque chose?
Mme Steacy : Je comprends bien que vous craignez que s'il reste une disposition dans le projet de loi qui permettra de continuer d'incriminer les femmes, cela reproduira les lacunes et les inégalités systémiques dans la manière dont la justice est rendue. Effectivement, je crois que les femmes autochtones dans les rues du Downtown Eastside de Vancouver seraient beaucoup plus susceptibles d'être inculpées. C'est une erreur de reconnaître les inégalités inhérentes à la prostitution, puis de proposer une disposition qui vous permettra d'incriminer les femmes qui, parmi toutes les femmes, sont traitées de la façon la moins équitable. Je suis d'accord avec Mme Smith-Tague pour dire que vous avez le devoir de tenir compte de cette préoccupation.
La sénatrice Jaffer : Madame la professeure, d'après ce que je comprends, ce projet de loi est censé donner suite à la décision de la Cour suprême dans l'affaire Bedford. Je n'ai peut-être pas autant de connaissances que vous dans ces domaines, mais j'ai relu la décision Bedford et le projet de loi hier soir et, à mon avis, le projet de loi ne donne pas suite à la décision. La décision Bedford a fait mention de l'État. Je dis toujours que le mantra de la décision Bedford c'est que, oui, les clients sont violents à l'endroit des femmes, mais que l'État a le devoir de ne pas rendre les femmes encore plus vulnérables.
Le président : Pourriez-vous poser la question, madame la sénatrice?
La sénatrice Jaffer : Voici donc ma question : est-ce que ce projet de loi donne suite aux demandes la décision Bedford?
Mme Bruckert : Absolument pas. Il ne va pas améliorer la sécurité des travailleuses du sexe. Il va reproduire exactement les mêmes situations et créer des situations encore plus dangereuses pour les travailleuses du sexe de rue les plus marginalisées. Elles se déplaceront là où se trouvent des clients. Par conséquent, peu importe si c'est le client ou la travailleuse du sexe qui tente d'éviter d'être incriminé; cela crée exactement la même situation. Cela va nous ramener au temps où tout se passait dans des ruelles sombres, dans des coins isolés, sans communication et où les prostituées devaient sauter rapidement dans la voiture sans négocier les services qui seraient rendus. Tous les éléments qui créent les conditions que la décision Bedford dénonçait seront reproduits. Peu importe qui sera incriminé, voilà ce qui va arriver.
Ce n'est pas vrai que les travailleuses du sexe vont simplement arrêter de travailler dans la rue à cause de l'incrimination des clients. Selon le rapport Pivot, les travailleuses du sexe ont fini par faire plus d'heures, ce qui a fait en sorte que, en réalité, elles couraient de plus grands risques.
Le sénateur McIntyre : Merci à tous les témoins pour vos exposés.
Je remarque que, la prostitution a été analysée par un certain nombre de comités au fédéral et aussi par un groupe de travail fédéral-provincial-territorial. Pour n'en nommer que quelques-uns, il y a eu le Comité Fraser de 1983 à 1985; le Comité permanent de la justice et du Solliciteur général, en 1990; le Groupe de travail fédéral-provincial-territorial, de 1992 à 1998; le Sous-comité de la Chambre des communes, de 2003 à 2006; et le Comité permanent de la condition féminine, de 2006 à 2007. Au fil des ans, le comité a entendu des chercheurs, des policiers, des experts en matière de politiques, de simples citoyens et des personnes liées au milieu de la prostitution de l'ensemble du pays.
Il en résulte que de nombreuses études ont été publiées et ont donné lieu à l'adoption de plusieurs modifications au chapitre de la prostitution juvénile. Toutefois, je remarque qu'aucun changement substantiel n'a été apporté aux lois actuelles régissant la prostitution des adultes, la prostitution de rue ou la sollicitation. Cela pourrait s'expliquer par le fait que les gens continuent d'avoir des divergences d'opinions concernant la meilleure façon d'aborder ces dossiers.
Il est toutefois intéressant de noter que les divers comités et groupes de travail qui se sont penchés sur la question ont été incapables de s'entendre sur la manière d'encadrer cette activité. Ils ont cependant pu s'entendre sur une chose : il faut élaborer des programmes afin de financer les organismes qui aident les gens à abandonner la prostitution. En outre, les groupes de travail ont également recommandé que les gouvernements au pouvoir examinent leurs programmes sociaux ainsi que les services offerts en matière de logement, d'intervention en cas de crise et de conseils afin qu'ils satisfassent efficacement aux besoins des gens qui se livrent à la prostitution.
J'aimerais avoir l'avis de votre groupe sur ce qui suit. Dites-moi à quel point il est difficile d'encadrer cette activité, parce que c'est ce qui m'a semblé problématique quand j'ai lu la documentation. Il n'existe pas de réponse rapide. Le projet de loi C-36 n'est peut-être pas parfait et contient peut-être des lacunes, mais au moins, il comble un vide créé par l'arrêt Bedford.
Mme Smith-Tague : L'un des principaux obstacles consistera à raccommoder le filet de sécurité sociale en place, qui a presque complètement disparu. Les taux de prestations d'aide sociale sont incroyables; les femmes, qu'elles s'adonnent ou non à la prostitution, constatent que ces prestations ne leur permettent pas d'assurer une alimentation de base et un abri pour elles et leurs enfants. Nous devons combler le manque de logements sécuritaires, abordables et adéquats. Ce sont là tous des facteurs aggravants qui poussent les femmes à se prostituer. Même s'il faut leur offrir des services d'abandon de la prostitution et leur donner accès à l'éducation, nous devons résoudre le problème qui incite les femmes à se tourner vers la prostitution. Voilà ce que nous préconisons vraiment.
Mme Bruckert : Sachez que le comité Fraser a formulé des recommandations très claires, notamment celle de décriminaliser au moins certaines composantes de l'industrie du sexe, nommément les maisons de débauche. Malheureusement, le Parlement n'a pas écouté ces recommandations et a plutôt adopté la disposition sur la communication, qui a eu des résultats vraiment tragiques.
Nous avons vu un bon résumé des témoignages, et c'est dans la décision de la juge Himel. À la Cour supérieure de l'Ontario, la juge a, dans sa décision, examiné plus de 25 000 pages de preuve et a très soigneusement analysé la validité des témoins afin de voir qui était un expert selon les critères de la cour. Je considère que nous avons un excellent résumé de ces témoignages. En s'appuyant sur ces témoignages, la juge a invalidé les lois. Je reviens donc au fait que les témoignages montrent que ce projet de loi causera du tort.
[Français]
Le sénateur Joyal : Merci, mesdames, pour votre témoignage. J'aimerais d'abord m'adresser à Mme Léveillé.
Vous soulevez, au deuxième paragraphe de votre mémoire, une question qui est nouvelle pour ce comité, à savoir que les casiers judiciaires des personnes trouvées coupables de prostitution devraient être effacés. Il y a un raisonnement facile à faire qui est le suivant : puisque la loi en vertu de laquelle elles ont été trouvées coupables est inconstitutionnelle, par définition, elles ne sont pas coupables. Deuxièmement, le gouvernement soutient que l'objectif de sa politique est de considérer toutes les femmes qui se livrent à la prostitution comme étant des victimes. On les victimise donc deux fois en maintenant leur casier judiciaire : une première fois parce qu'elles ont été condamnées injustement, et une deuxième fois en maintenant leur casier judiciaire, ce qui rend ainsi leur réinsertion sociale plus difficile.
Dans ce contexte, avez-vous déjà songé à contester la validité des casiers judiciaires dont ces femmes sont malheureusement porteuses pour toujours?
Mme Léveillé : En fait, c'est maintenant qu'on réfléchit à toute la question, et qu'il nous est venu de penser que ces femmes qui ont des casiers judiciaires après avoir été exploitées sexuellement ne devraient pas en avoir. La raison pour laquelle on dit cela, c'est que, premièrement, avec notre demande du retrait de l'amendement 213, il ne serait pas question de criminaliser les femmes.
En outre, les casiers existants créent beaucoup de difficulté à la réinsertion sociale des femmes. Parfois, c'est au niveau du logement social, ou encore, au niveau des études.
Le sénateur Joyal : De l'emploi.
Mme Léveillé : De l'emploi, bien sûr, et cela crée beaucoup d'obstacles. Les femmes désireuses de se sortir de la prostitution ont déjà tellement de difficultés et d'étapes à franchir pour vraiment reprendre le pouvoir sur leur vie. Retirer les casiers judiciaires serait la moindre des choses, évidemment, en ajoutant ce dont on parlait plus tôt, et davantage de moyens pour les aider à se sortir de l'industrie du sexe.
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Madame Bruckert, j'ai une question fondamentale pour vous. Vous avez probablement lu l'exposé du ministre de la Justice et des fonctionnaires du ministère de la Justice, qui ont fait valoir que l'objectif du projet de loi est celui qui figure dans le préambule, lequel repose sur le postulat selon lequel toutes les femmes qui se livrent à la prostitution sont des victimes. C'est sur cette prémisse qu'ils s'appuient pour affirmer que les dispositions du projet de loi C-36 dont la constitutionnalité est discutable survivront, car elles devront être analysées en fonction du postulat voulant que les prostituées sont, intrinsèquement, des victimes. Voilà pourquoi la disposition relative à la communication et d'autres mesures seraient, comme je l'ai dit, jugées constitutionnelles.
Or, vous nous avez affirmé ce matin que cette prémisse est erronée et fausse. C'est ce que vous dites à l'avant-dernier paragraphe de votre exposé, qui indique ce qui suit :
... le travail sexuel est intrinsèquement violent. C'est un postulat de base du projet de loi. Éliminez la rationalisation voulant que ce travail soit intrinsèquement violent et ce qu'il reste est à peine mieux que du moralisme légal.
En d'autres mots, si vous étiez devant les tribunaux, vous contesteriez l'objectif même du principe sur lequel le projet de loi s'appuie. Comment prouveriez-vous votre point de vue au tribunal pour remporter votre cause?
Mme Bruckert : Vous comprendrez que je ne suis pas avocate; je vais donc faire de mon mieux.
Même s'il est certain que l'industrie du sexe fait des victimes, il faut comprendre que l'idée selon laquelle ce travail est « intrinsèquement violent » signifie qu'on ne peut rien y faire. Or, on peut faire quelque chose pour atténuer le problème. Ce qui m'embête, c'est qu'on prend pour acquis que les prostituées sont des victimes.
Je ferais également remarquer que si c'est là l'intention du projet de loi et qu'il risque de causer des torts encore plus grands, alors je prévois qu'il ne sera pas constitutionnel. Il ne peut y avoir de loi qui protège et aide les victimes, tout en étant néfaste pour les personnes qui ne quittent pas le métier ou qui sont incapables de le faire. Voilà qui me semble un motif très solide de contestation constitutionnelle.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Je remercie nos invités de leur présence. Ma question s'adresse à Mme Smith-Tague. Madame Smith-Tague, comme vous l'avez mentionné, historiquement, polices et prostitués ne vont pas nécessairement ensemble.
J'aimerais entendre vos commentaires sur ce que les policiers pourraient apporter de plus aux prostitués et sur ce qui pourrait être fait pour améliorer la relation entre policiers et prostitués. Vous savez également que, parfois, ils peuvent aussi protéger ces personnes.
[Traduction]
Mme Smith-Tague : Je pense que le fait que les prostituées ne soient pas criminalisées ou ne s'exposent pas à un casier judiciaire ou à des accusations aiderait certainement la relation. Mais compte tenu de la relation que les femmes victimes de violence ont eue avec la police au fil du temps, cela ne se fera pas du jour au lendemain. La police doit savoir que les femmes peuvent avoir accès à des défenseurs, à des groupes de soutien et des groupes de femmes qui facilitent leur relation avec eux. Les femmes sont plus susceptibles de signaler les cas de violence si elles font confiance à quelqu'un. Nous travaillons souvent avec des femmes pour leur faciliter la tâche afin qu'elles fassent appel à la police et obtiennent la réaction à laquelle elles ont droit. L'élimination de la criminalisation contribuerait assurément à améliorer la relation, et la police doit suivre la loi et les politiques en place et réagir plus adéquatement à la violence dont les femmes sont victimes.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Vous savez, madame Smith-Tague, que depuis un certain nombre d'années, les corps policiers comportent plusieurs femmes. On sait qu'il y a des policières qui sont spécialement dédiées à des dossiers en particulier.
Cela a-t-il amélioré la relation entre policiers et prostitués? On sait que les policières peuvent être mandatées pour certains dossiers en particulier.
[Traduction]
Mme Smith-Tague : J'ai personnellement vu des agents de police réagir très bien, car ils se soucient des femmes et travaillent fort. Mais jusqu'à ce qu'un changement systématique et réel s'effectue au sein des forces de police, un changement suivi par tous les agents de police, cela n'ira nulle part. S'il n'y a qu'un seul bon agent de police, cela ne fonctionnera pas. Parfois, quand les démarches se rendent jusqu'à la Couronne, les accusations sont abandonnées. C'est au niveau suivant de justice pénale que les femmes sont abandonnées.
La plupart des accusations de violence envers les femmes — pas seulement dans le domaine de la prostitution — sont abandonnées à l'étape de la police, et ce, par manque de preuve. Je pense que cela décourage les femmes, qui décident de ne pas dénoncer la violence.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Mesdames, merci beaucoup pour vos présentations très intéressantes. Michèle, bonjour. C'est toujours un plaisir de vous revoir. Je vous félicite pour le travail que le RQCALACS fait auprès des personnes agressées sexuellement. Vous faites un très bon travail au Québec, je tenais à le souligner.
Dans votre mémoire, vous prenez une position qui m'interpelle. Vous dites ce qui suit :
Le Canada partage avec les États-Unis la plus longue frontière du monde. Si nous décriminalisions totalement la prostitution, nous assisterions à une augmentation de la demande, à une expansion fulgurante de l'industrie du sexe légal, et celle du marché noir [...]
Professeure, votre position est un peu à l'opposé. Vous êtes en faveur d'une libéralisation de la prostitution. J'essaie de comprendre comment on peut marier les deux positions, celle du RQCALACS et la vôtre, sachant que, si le Canada adopte des lois qui sont beaucoup plus faibles que celles de nos voisins du Sud, les Américains, aussi bien pour les drogues et la pédophilie — où le Canada traînait de la patte par rapport aux autres pays de l'Europe; on voyait arriver au Canada beaucoup de gens qui venaient pratiquer ce métier-là, parce que nos lois étaient trop faibles. J'essaie de comprendre votre position d'ouvrir complètement la légalisation de la prostitution alors que nos voisins du Sud sont relativement fermés. Ce que prétend Michèle Léveillé, c'est qu'on va assister à une explosion de cette industrie au Canada avec l'arrivée de clients américains. Ne devrions-nous pas craindre cette situation en légalisant la prostitution?
[Traduction]
Mme Bruckert : Si je préconise la décriminalisation et non la légalisation, c'est pour assurer la sécurité, la santé et le bien-être des travailleuses du sexe. C'est, à mon avis, ce qui doit primer avant tout. Il ne peut y avoir de lois ou de régime juridique qui portent atteinte à un groupe principalement — mais pas exclusivement — constitué de femmes. Comment est-ce que je résous le problème? Voilà comment je le résous. Il existe certainement déjà des lois qu'il faut appliquer au sujet de choses comme la traite. C'est bien.
Le Code criminel est très solide. Je considère qu'il faut également reconnaître la violence que les travailleuses du sexe subissent.
Pour répondre à certains des commentaires, je pense que c'est important. Je conviens certainement que la police ne réagit pas toujours adéquatement à la violence infligée aux travailleuses du sexe. On se heurte souvent à la mentalité voulant qu'elles soient « juste des prostituées », comme Jacqueline Lewis et Fran Shaver l'ont indiqué. Il faut chercher à reconnaître les droits de la personne et des travailleurs des personnes travaillant dans l'industrie du sexe.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : La Nouvelle-Zélande a procédé à la décriminalisation et à la légalisation de la prostitution, parce qu'elle disait être une île et que peu d'influence proviendrait donc de l'extérieur. Les clients n'y arriveront pas par bateau.
De notre côté, étant donné notre proximité avec nos voisins du Sud et une législation très faible concernant la prostitution, n'y voyez-vous pas là, à titre de chercheur et de professeur, un danger? Ne doit-on pas maintenir, par rapport à la réglementation américaine, une espèce de compétitivité qui fera en sorte que les prostituées canadiennes ne seront pas à la remorque de clients américains?
[Traduction]
Mme Bruckert : Non, c'est plutôt le contraire. Je ne saisis pas complètement cette idée d'uniformiser les choses. Ici encore, je ne vois pas comment les travailleuses du sexe canadiennes seront désavantagées si on adopte une position différente de celles des États-Unis. Ici encore, je considère que le Canada est un État souverain et qu'il doit avoir ses propres lois. Soit dit en passant, je ne suis pas convaincue que la Nouvelle-Zélande a discuté de son insularité. Je crois comprendre qu'elle a adopté les lois parce qu'elle fait passer la sécurité des travailleuses du sexe en premier. Les lois dont je parle décriminalisent la prostitution; je devrais être très précise. Ce n'est pas la même chose que la légalisation. Je ne comprends donc pas très bien.
[Français]
Mme Léveillé : Partout où l'on a adopté des lois laxistes, c'est ce qui s'est produit, c'est-à-dire l'augmentation de la demande. Cela va de pair avec les changements de mentalité; nous savons que les lois peuvent conduire à des changements de mentalité, surtout si on fait de la sensibilisation, et cetera. Si on adopte des lois en vue de légaliser ou de décriminaliser la prostitution, il est certain que nous serons envahis. C'est déjà le cas; des lois existaient et c'était le cas lors d'évènements sportifs à Montréal, et cetera. Il faut dire aussi que, partout où il y a eu légalisation, il y a également un marché noir et il y a toujours une grande partie de l'industrie du sexe qui est clandestine. Cela arriverait sûrement ici aussi; je ne vois pas pourquoi on serait différent des autres. Toutefois, ce qu'il y a de différent avec la Nouvelle-Zélande, c'est la frontière avec les États-Unis. J'aimerais aussi ajouter que, plus la prostitution augmente, plus la violence augmente.
[Traduction]
Le sénateur Plett : Madame, je veux poursuivre sur le sujet que le sénateur Boisvenu a abordé. Il me semble que la ligne entre la décriminalisation et la légalisation soit très fine. Il s'agit peut-être de deux choses différentes, mais elles sont très proches l'une de l'autre.
Dans votre exposé, vous avez établi une comparaison entre les prostituées et les travailleurs de la construction, les bûcherons et les coiffeurs, que nous ne criminalisons pas quand ils craignent d'être victimes de violence. Je ne suis pas certain de voir où vous voulez en venir. Je n'ai pas encore entendu parler d'un travailleur de la construction, d'un bûcheron ou même d'un coiffeur qui aurait été brutalement battu en raison de son domaine de travail. Ils peuvent l'être pour d'autres raisons, mais certainement pas en accomplissant leur travail. Ils ne se font pas violer dans le cadre de leurs fonctions. Je ne suis pas certain de comprendre pourquoi vous faites cette comparaison.
Je vais vous lire ce que Megan Walker a indiqué hier :
La prostitution est légalisée en Allemagne, et 22 prostituées y ont été assassinées au cours d'activités relatives à la prostitution, toutes dans le cadre de leurs interactions avec des clients — 22. On parle de l'Allemagne, où la prostitution est légalisée.
La Suède a quant à elle adopté le modèle nordique, que nous préconisons ici, et ce pays n'a enregistré aucun meurtre. Aucune femme n'y a été assassinée lors d'activité relative à la prostitution.
J'aimerais que vous m'expliquiez tout d'abord comment vous justifiez la comparaison que vous dressez entre un travailleur de la construction et une prostituée, ainsi que ces statistiques, qui sont exactes.
Mme Bruckert : Je vais faire de mon mieux. Ce que je veux faire comprendre, c'est que lorsqu'il y a un risque au travail, notre réaction normale consiste à augmenter la sécurité. Ce n'est pas vrai que les travailleuses du sexe sont les seules travailleuses qui risquent d'être victimes de violence. Selon Statistique Canada, 29 p. 100 des infirmières qui fournissent des soins directs ont été victimes de patients ou de leurs familles l'an dernier. Ces statistiques, qui donnent certainement le frisson, signifient qu'il faut augmenter la sécurité et instaurer des protocoles.
Voilà ce que je réclame. Je veux qu'on admette que si le travail sexuel est reconnu comme un « travail », on peut commencer à renforcer la sécurité des prostituées, comme on le ferait pour tout autre travailleur.
Je comprends que pour vous, la légalisation et la décriminalisation soient très proches. Pour ma part, je trouve que c'est très différent. Dans le cas de la décriminalisation, contrairement à un régime légalisé, qui indique essentiellement que certaines travailleuses du sexe peuvent travailler légalement, la plupart, si elles ne correspondent pas au profil particulier, ne peuvent pas travailler. On se retrouve donc avec ce que ma collègue a évoqué : un énorme marché noir.
Cela ne s'est pas produit en Nouvelle-Zélande, car ce pays a adopté une approche fondée sur les droits. Il a fait intervenir les droits de la personne. En fait, il n'a pas utilisé les droits de la personne; il a appliqué aux travailleuses du sexe les mêmes dispositions qui s'appliquent à tout le monde : les lois en matière de santé et de sécurité au travail, les droits des travailleurs et le Code du travail. Ces dispositions s'appliquent et cela fonctionne : les travailleuses du sexe sont en plus grande sécurité.
Le sénateur Plett : Et, bien sûr, nous tentons d'offrir une plus grande sécurité aux travailleuses du sexe également en adoptant le projet de loi C-36.
À certaines ou à l'ensemble des autres témoins, je ferais remarquer que des témoins qui ont comparu ici cette semaine préconisent la légalisation de la prostitution, faisant valoir qu'il s'agit d'une profession légitime qui devrait être considérée comme telle. Que répondez-vous à quelqu'un qui affirme que c'est une profession légitime, comme certains l'ont peut-être déjà indiqué ici ce matin?
Mme Steacy : Je veux qu'il soit clair que même si notre position est différente, nous n'accusons pas les femmes qui racontent une histoire différente de la nôtre au sujet de leur vie ou qui arrivent à une conclusion différente de mentir, de ne pas comprendre ou d'être trop stupides pour comprendre le genre de vie qu'elles mènent. Je ferais toutefois remarquer que l'argument voulant qu'il s'agisse d'une profession ne tient pas compte du fait que c'est une profession à laquelle bien peu de femmes aspirent. C'est une situation qui perpétue l'inégalité.
Je pense que quelqu'un a dit hier que si c'est un métier librement choisi, cela signifie-t-il qu'une majorité écrasante d'Asiatiques choisissent de travailler dans des salons de massage et que les femmes autochtones choisissent en grand nombre de se livrer aux types les plus dangereux de prostitution de rue? Je considère l'échange d'argent comme une façon d'exploiter et de contraindre les femmes en raison de leur pauvreté et de leur criant besoin d'argent.
La sénatrice Frum : Je voudrais que les trois témoins qui travaillent en première ligne avec les prostituées répondent à l'affirmation de Mme Bruckert voulant que la prostitution ne soit pas intrinsèquement violente. Valerie Scott a affirmé la même chose hier. Elles semblent également considérer toutes les deux que le projet de loi C-36 rendra la prostitution encore plus violente, mais que cette occupation n'est pas intrinsèquement violente. Pouvez-vous me dire ce que vous pensez de cette affirmation?
Mme Smith-Tague : Volontiers. Je pense que presque tous les témoins ont admis qu'il existe un besoin évident d'assurer la sécurité des femmes; cela contredit donc le fait que ce soit une occupation intrinsèquement violente, puisque nous devons discuter de la manière d'assurer la sécurité des femmes dans cette profession.
Le simple fait que les michetons ne se montrent peut-être pas tous violents envers chaque prostituée ne signifie pas que la transaction soit équitable. Cela ne signifie pas que les hommes n'ont pas le pouvoir d'être violents à un moment donné et que les femmes ne sont pas vulnérables à cet égard. Nous constatons qu'un grand nombre de femmes sont attaquées par des hommes, des hommes qui utilisent leur position pour les attaquer afin d'y accéder.
Du fait même qu'ils achètent une femme, ils la paient pour faire ce qu'ils veulent. Ils ont plus de pouvoir dans cette situation.
La sénatrice Frum : Au cours des derniers jours, nous n'avons pas beaucoup discuté des conséquences pour la santé — les risques pour la santé, les maladies, les infections, les risques de cancer et toute une panoplie de risques — qui s'ajoutent à la violence physique.
Mme Smith-Tague : En effet, oui.
La sénatrice Frum : Madame Bruckert, vous avez affirmé que le projet de loi fait qu'on continue de blâmer les victimes. J'aimerais savoir quelle partie du projet de loi fait cela, selon vous.
Mme Bruckert : Tout ce qui indique que le travail du sexe est intrinsèquement violent et les efforts déployés pour pousser les femmes à abandonner la prostitution — en fait, le seul objectif consiste à faire en sorte qu'elles abandonnent la prostitution — donnent à penser que celles qui ne s'exécuteront pas seront blâmées pour la violence qu'elles subissent. C'est un refrain classique, que nous avons entendu de la part de la police : « C'est un mode de vie très risqué. » Voilà en quoi je considère que le projet de loi fait qu'on continuera de blâmer les victimes.
Mme Steacy : Il serait plus juste de dire que l'idée voulant que les femmes qui se prostituent peuvent et devraient prendre des mesures pour que les hommes ne les violentent pas revient à faire porter le blâme aux victimes. Selon moi, cela s'apparente au mythe qui entoure le viol : au lieu de dire « Ce qu'il t'a fait est mal », on dit à la femme « Pourquoi étais-tu là? Pourquoi as-tu agi ainsi? Pourquoi ne t'es-tu pas montrée plus avisée? Pourquoi n'as-tu pas vu les signaux d'alarme? »
Je pense qu'en leur demandant de faire de la sélection, on signifie aux femmes qu'il leur revient de détecter les signaux d'alarme, comme c'est le cas pour la violence conjugale et le viol.
La sénatrice Frum : Pour être clair, cela ne fait pas partie du projet de loi.
Mme Steacy : Je sais. Je pense que je ne suis tout simplement pas d'accord avec Mme Bruckert.
[Français]
Mme Léveillé : Quand on parle d'avoir plus de temps pour négocier avec le client, il est clair que ce n'est pas ce qui fera que l'on sera plus en sécurité. Cela fait plus d'une vingtaine d'années que je travaille avec des femmes qui ont été agressées sexuellement par des personnes qu'elles connaissent, leur conjoint ou autre. Dans le monde de la prostitution, c'est la même chose, cela peut être un client qu'on a vu plusieurs fois qui, finalement, décide de vous agresser. Ce n'est pas avec 5, 10 ou 15 minutes de plus pour négocier que les femmes seront plus en sécurité.
[Traduction]
Le sénateur McInnis : Merci de témoigner.
J'essaie de comprendre comment nous pouvons intervenir auprès des prostituées pour les aider à abandonner l'industrie et le métier. Il me semble qu'il existe actuellement un certain nombre de programmes à cette fin, mais le plus difficile est de leur permettre d'y accéder. J'aimerais que vous me disiez comment nous pourrions y parvenir.
Il me semble que les efforts ne sont pas seulement concurrents, mais qu'ils font probablement intervenir le gouvernement fédéral, les provinces et, bien entendu, les municipalités. Il existe des programmes, mais encore faut-il qu'elles y aient accès. J'aimerais avoir vos commentaires à ce sujet.
En outre, je veux qu'il soit indiqué au compte rendu que le comité de la Chambre des communes a apporté un amendement au sujet de la communication dans le but de rendre des services sexuels à proximité des garderies, des terrains de jeux et des écoles, et je n'ai encore entendu aucun témoin parler des droits des enfants.
J'ai eu vent de situations réelles qui se sont produites en Nouvelle-Écosse, où des parents ont vécu des moments pénibles en se rendant à la garderie ou à l'école pour aller chercher leur enfant. Il y avait non seulement des accessoires servant à la consommation de drogue et des condoms, mais, en fait, des gens ayant une relation sexuelle sur le siège arrière d'une voiture.
Il me semble qu'on nous conseille d'éliminer cette mesure qu'on envisage d'adopter. Je pense qu'il existe un danger ici, et les droits des enfants et des familles sont importants. Quand les femmes vont chercher leur enfant, elles doivent marcher rapidement, tête baissée, pour retourner à leur voiture. J'aimerais obtenir vos observations sur ces questions.
[Français]
Mme Léveillé : Si on s'attaque à la criminalisation de l'achat, la prostitution va se faire partout, donc elle se ferait à cet endroit-là aussi, tandis que si on décriminalisait totalement la prostitution, les situations telles que celle que vous avez décrite pourraient augmenter partout. Il est important de dire qu'on ne criminalise pas les femmes qui sont victimes de violence conjugale même si elles ont des enfants qui sont témoins de cette violence. Les femmes exploitées dans la prostitution ne devraient en aucun cas être criminalisées. On peut criminaliser les clients potentiels qui sollicitent les femmes et qui sollicitent non seulement les femmes dans la prostitution, mais toutes les femmes. On peut attendre l'autobus et se faire demander combien on coûte. Cela arrive fréquemment et n'importe où. Comment ferait- on pour savoir si la femme a fait de la sollicitation ou non? Un échange a eu lieu, mais ce n'est pas nécessairement la femme qui l'a sollicité. Je suis d'accord, il est désagréable de se trouver dans cette situation quand on va mener son enfant à la garderie.
Quant à la question de savoir comment amener les femmes à sortir de la prostitution, il est sûr qu'elles ont souvent de la difficulté à faire confiance, car on les a trahies plusieurs fois dans leur vie. Le mieux serait d'établir des endroits où elles ne seront pas jugées. Si une femme se présente parce qu'elle a besoin d'aide et qu'elle retourne faire de la prostitution après, ce n'est pas aux intervenants d'en juger. Il s'agit de tisser tranquillement des liens de confiance avec elles afin de les aider à rebâtir leur confiance en elles, pour ensuite les accompagner dans tout. Parfois, elles n'ont même pas de carte d'identité, pas d'instruction, pas d'éducation, pas d'autres emplois, plus rien. On peut vraiment les accompagner dans toutes ces étapes, mais c'est un processus qui ne se fait pas du jour au lendemain.
[Traduction]
Le sénateur Baker : J'aimerais apporter un éclaircissement sur le changement qui a été apporté à la Chambre des communes concernant l'article 213. Cet article comprend deux paragraphes : l'un concerne l'offre et l'autre, la communication.
La nouvelle disposition stipule ce qui suit :
213(1) Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, dans un endroit soit public soit situé à la vue du public et dans le but d'offrir, de rendre ou d'obtenir des services sexuels moyennant rétribution...
Voilà la nouvelle disposition.
C'est le deuxième paragraphe de la nouvelle disposition qui a été amendé, celui sur la communication, qui figure à la page suivante. C'est le libellé; nous l'avons vérifié il y a un instant.
Les passages relatifs à l'offre et à la prestation restent inchangés dans la nouvelle version de l'article 213. Est coupable d'une infraction punissable quiconque offre, rend ou obtient un service sexuel moyennant rétribution.
Quiconque offre les services dans un endroit soit public soit situé à la vue du public est criminalisé. Ce passage demeure. Ce n'est que la disposition sur la communication à proximité d'une école ou d'un terrain de jeu qui a changé.
Cette clarification ayant été faite, je suppose que vous proposez, encore plus maintenant, que l'article 213 soit entièrement éliminé?
Mme Léveillé : Oui.
Mme Steacy : Absolument.
Le sénateur Baker : Comme certains sénateurs vous l'ont fait remarquer, cet article a été amendé. Le passage important est celui qui obligerait les prostituées à se cantonner dans des ruelles sombres pour offrir leurs services. Vous ne recommandez donc pas l'élimination du passage qui porte sur les écoles et les terrains de jeu; vous demandez que l'article soit éliminé au complet.
Mme Steacy : Oui.
Le sénateur Baker : Merci.
La sénatrice Batters : J'aimerai obtenir quelques éclaircissements à ce sujet. Il me faudra peut-être un moment pour trouver la disposition; ce ne sera peut-être pas au cours du présent tour. Mais je pense que ce qui importe, c'est le fait que dans bien des cas, nous immunisons les prostituées contre de nombreux types d'infractions, notamment la prestation et la publicité de leurs propres services sexuels, ou le fait d'avoir aidé ou encouragé une personne à perpétrer une infraction, d'avoir conseillé d'y participer ou d'en être complice après le fait ou d'avoir tenté de perpétrer une telle infraction ou comploté à cette fin, si l'infraction est rattachée à l'offre ou à la prestation de ses propres services sexuels. C'est dans la dernière partie du paragraphe 286.5(2). Je pense que cela pourrait couvrir la question, mais comme le sujet vient d'être soulevé, je pourrais avoir besoin de quelques éclaircissements plus tard.
Je voulais aborder un autre point avant que cette question ne soit abordée. Madame Smith-Tague, j'ignore si vous étiez ici quand le ministre MacKay a témoigné ou si vous avez eu l'occasion de lire son témoignage.
Mme Smith-Tague : Je n'étais pas présente, mais j'ai écouté une partie de son témoignage.
La sénatrice Batters : Il a comparu au cours de la première journée de la présente étude préliminaire. Je fais référence à ce témoignage, car dans votre exposé, vous avez parlé de l'initiative de 20 millions de dollars en indiquant que vous trouviez que c'était insuffisant. Or, sachez que le ministre MacKay a souligné que cet investissement de 20 millions de dollars s'ajoutait à d'autres programmes fort substantiels offerts par l'entremise du ministère de la Justice fédéral, de la Stratégie relative à la justice applicable aux Autochtones, du Fonds d'aide aux victimes et d'autres initiatives. En outre, il n'a pas précisé que le ministère des Affaires autochtones verse du financement directement aux Premières Nations, tout comme le ministère de la Condition féminine. Ainsi, l'investissement de 20 millions de dollars n'est qu'une pointe d'un bien plus grand gâteau.
Nous devons également garder à l'esprit que nos provinces sont responsables des services sociaux et des questions connexes, et qu'elles disposent d'enveloppes de financement pour s'occuper directement de ces questions. Je sais qu'en Saskatchewan, nous dépensons des ressources considérables dans ces divers dossiers, notamment par l'entremise du ministère de la Justice provincial, du Fonds d'aide aux victimes, de la Stratégie relative à la justice applicable aux Autochtones et d'autres ministères. Je suppose que je voulais vous apporter un certain réconfort en vous disant que ce n'est qu'une pointe du gâteau.
Mme Smith-Tague : Je m'en rends compte; c'est vrai. Mais même si le montant de 20 millions de dollars ne constitue qu'une partie des fonds, il s'étendra sur cinq ans à l'échelle du pays entier; les provinces en recevront donc encore moins. Je conviens évidemment qu'une bonne partie du financement est contrôlé par les provinces et qu'il n'existe pas d'initiative qui permette au gouvernement fédéral de pousser les provinces à investir davantage dans les droits des femmes.
En Colombie-Britannique, on impose actuellement des compressions substantielles aux fournisseurs de soins de santé, aux services de première ligne, aux centres de désintoxication et à une panoplie de services qui sont tout simplement éliminés. Tous ces facteurs aggravants s'accumulent en Colombie-Britannique.
À moins qu'on exerce des pressions pour que le gouvernement provincial prenne l'initiative à cet égard, nous pourrions ne pas voir les résultats. Nous ne verrons que des fonds qui arrivent au compte-gouttes du gouvernement fédéral.
La sénatrice Batters : C'est une question qui pourrait être examinée lors des réunions des ministres de la Justice fédéral, provinciaux et territoriaux, qui se rencontrent habituellement une fois l'an. Je suis certaine que la prostitution figurera en bonne place dans leur programme, et ils pourraient peut-être discuter de la question. Merci.
Le président : Il nous reste environ six minutes, et trois sénateurs souhaiteraient poser des questions et obtenir des réponses pendant ce temps. Si nous posons des questions brèves et directes et si nos témoins donnent des réponses similaires, nous pourrions y arriver.
La sénatrice Jaffer : Je vous ai toutes écoutées ce matin, et vos propos sont très persuasifs. Mais je trouve fort troublant que ce projet de loi indique quelque chose, mais criminalise quand même les femmes. Ces dernières ne peuvent toujours pas faire de publicité, et celles qui sont les plus marginalisées, qui sont sur la rue, ne peuvent aller dans un lieu commercial. Souvent, elles n'ont aucun endroit où aller, alors où vont-elles? D'une part, le projet de loi accorde certains droits, mais de l'autre, il n'aide pas vraiment les gens. Je n'ai pas beaucoup de temps et j'aimerais connaître votre opinion.
Mme Steacy : Je dirais qu'à la lumière de l'autre solution, qui consiste à décriminaliser complètement la prostitution — ce qui, selon moi, se traduira par une augmentation de la prostitution et par le fait qu'il y aura plus de femmes qui verront plus d'hommes et qu'elles subiront la violence que leur infligent ceux qui soit ont un intérêt économique à les faire entrer dans la prostitution et à les garder dans l'industrie, soit les achètent aux fins de prostitution —, je ne pense pas qu'une augmentation du nombre de femmes auxquelles les hommes ont accès protège les femmes.
Le sénateur Joyal : Madame Bruckert, j'aimerais revenir au postulat sur lequel repose le projet de loi, c'est-à-dire celui voulant que toutes les personnes qui se prostituent sont, d'une certaine manière, des victimes, que ce soit d'elles- mêmes, des conditions sociales, des pressions familiales ou d'autres facteurs. Comment prouveriez-vous que les personnes qui se livrent à la prostitution ne sont pas en soi des victimes?
Mme Bruckert : Loin de moi l'idée de dire que les travailleuses du sexe ne sont pas des victimes, car il me semble très clair qu'il y en a beaucoup qui le sont, comme l'ont clairement démontré les témoignages des travailleuses du sexe. Ces derniers jours, vous avez entendu des témoins qui travaillent ou ont travaillé dans l'industrie du sexe et vous en entendez d'autres cet après-midi. Je pense que vous devez écouter ce que les gens disent au sujet de leur vie. Prêtez-leur l'oreille, écoutez-les et respectez-les, car je pense que leurs propos sont révélateurs.
Le sénateur Joyal : Mais vous avez également indiqué que ce ne sont que 5 à 20 p. 100 des prostituées ou du nombre moyen de prostituées qui pratiquent la prostitution de rue. Avez-vous des chiffres sur celles qui ne travaillent pas dans la rue et qui, selon vous, sont en sécurité?
Mme Bruckert : Qu'entendez-vous par « chiffres »?
Le sénateur Joyal : Je parle de nombres, d'un pourcentage de gens s'adonnant à la prostitution qui considéreraient qu'ils le font de leur plein gré et ne sont pas forcés de le faire, ayant plutôt choisi par eux-mêmes de se prostituer.
Mme Bruckert : Il y a énormément de recherche. Le problème — et je serai assez éthique et honnête —, c'est qu'aucune ne peut comprendre un échantillon représentatif. Aucune recherche ne pourra vous révéler ce pourcentage. Dans l'industrie du sexe, c'est criminalisé et stigmatisé; nous ne savons donc simplement pas ce qu'il en est. Un grand nombre de recherches indiquent que les travailleuses du sexe ont un large éventail de relations avec l'industrie du sexe; ainsi, le choix peut revêtir une multitude de formes, qu'il soit le résultat de la médiation, de la contrainte ou du manque d'options. Selon moi, quand nous parlons de « choix », nous parlons de choix éclairés.
Je n'ai pas de chiffres. Nous ne pouvons en avoir tant que l'industrie est criminalisée, car nous ne saurons jamais ce qu'il en est.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma réflexion s'adresse à Mme Léveillé. Réduire la demande en criminalisant le client, c'est réduire les avantages qui incitent le crime organisé à créer des réseaux et à exploiter des femmes. C'est un peu ce que veut le projet de loi C-36.
Comme la prostitution est une activité qui ne se fait pas avec un permis de travail, les prostituées ne devraient-elles pas craindre que la légalisation pure et simple de la prostitution entraîne une invasion de prostituées américaines, qui viendraient réduire leur capacité de faire ce qu'elles font actuellement, sauf dans les environnements où on retrouve des enfants?
Mme Léveillé : Dans les endroits où on a légalisé la prostitution, la demande a tellement augmenté qu'il y a de plus en plus de compétition. Vous parlez de prostituées américaines qui viendraient en quelque sorte voler les « jobs » des prostituées canadiennes. Il y a aussi la traite de personnes.
Je ne crois pas que cette crainte soit justifiée. Il existerait suffisamment de demande pour combler tout le monde. Il y aurait certainement des femmes d'un peu partout qui viendraient faire de la prostitution au Canada, soit par choix, mais la plupart du temps, ce n'est pas par choix.
[Traduction]
Le président : Je vous remercie toutes d'avoir comparu ici ce matin et de nous avoir aidés dans le cadre de nos délibérations.
Je souhaite la bienvenue à notre prochain groupe de témoins. Nous recevons Nicole Matte, vice-présidente du conseil d'administration, et Jean McDonald, directrice générale, qui représentent Maggie's — Toronto Sex Workers' Action Project; ainsi que Anna-Aude Caouette, porte-parole pour un organisme appelé Stella, l'amie de Maimie.
Madame Matte, vouliez-vous commencer en faisant un exposé?
Nicole Matte, vice-présidente, conseil d'administration, Maggie's — Toronto Sex Workers' Action Project : Merci. Je suis membre du conseil d'administration de Maggie's — Toronto Sex Workers' Action Project. J'ai travaillé dans les domaines de l'action féministe contre la violence, du soutien des femmes victimes d'agression sexuelle, de l'éducation des jeunes en matière de santé sexuelle et de l'étude théorique du travail du sexe.
Chez Maggie's, nous travaillons directement auprès de personnes qui travaillent actuellement dans l'industrie du sexe, et les utilisatrices du service avec lesquelles nous parlons nous disent qu'elles sont, bien franchement, terrifiées des répercussions que le projet de loi C-36 aura sur leur vie. Nous constatons que celles qui travaillent dans la rue craignent encore l'oppression que la police leur fait subir depuis des années. Celles qui travaillent à l'intérieur avec des collègues dans des endroits sécuritaires annulent leurs baux et choisissent de travailler seules. Celles qui se sentaient le plus à l'aise de travailler pour une agence se demandent ce qu'elles peuvent faire de plus pour faire de l'argent dans une économie difficile et se désolent qu'on ait manqué une occasion qui aurait pu leur permettre de profiter des mêmes mesures de protection de base dont bénéficient les autres Canadiens en milieu de travail.
Nous constatons déjà que ce projet de loi a pour effet d'isoler des femmes qui travaillaient de manière sécuritaire, et nous prévoyons que ces dangers s'amplifieront dans le milieu s'il est adopté.
Les inégalités dans le travail du sexe sont les mêmes qui s'observent dans tous les secteurs de la société canadienne. Des années de colonialisme, de racisme, de sexisme et de transphobie font que les femmes autochtones, les femmes racialisées et les personnes transidentifiées sont surreprésentées dans l'industrie du sexe; il importe toutefois de garder à l'esprit que ces groupes marginalisés sont surreprésentés dans les métiers sous-payés et marginalisés de tous les secteurs du pays.
Le projet de loi C-36 ne fait absolument rien pour s'attaquer aux racines systémiques de l'oppression et de l'inégalité dans notre pays; au contraire, il propose de marginaliser et de stigmatiser encore davantage les Canadiens les plus vulnérables.
Les travailleurs du sexe continueront de travailler, peu importe le degré de criminalisation ou de risque auquel ils s'exposent. Les personnes qui utilisent nos services doivent toujours payer leur loyer et nourrir leurs enfants, comme l'ont prouvé à maintes reprises l'Organisation mondiale de la santé, l'ONUSIDA et d'autres organismes de lutte contre la violence, qui exigent l'entière décriminalisation de la prostitution à l'échelle mondiale.
C'est un fait que certaines travailleuses du sexe veulent changer d'emploi, mais comme tous les autres Canadiens à faible revenu qui vivent d'une paye à l'autre, elles ne peuvent faire la transition du jour au lendemain. Là où la répression de la police et de l'environnement juridique oblige les femmes vulnérables qui travaillent dans la rue à quitter le métier, le problème ne fait que se déplacer. En les criminalisant, on ne les fait pas disparaître, mais on les renvoie peut-être à une relation avec un partenaire violent, par exemple. Cela les rend donc plus vulnérables.
Certains témoins ici présents aujourd'hui font valoir que ce projet de loi constitue un « changement de paradigme » dans la manière dont notre pays s'attaque à l'inégalité, et je me demande si c'est faire preuve de compassion que de condamner les personnes les plus vulnérables du pays à une vie encore plus précaire. Les travailleuses du sexe ne sont pas que des représentations symboliques : ce sont des Canadiennes bien vivantes qui écoperont en raison du projet de loi C-36.
Jean McDonald, directrice générale, Maggie's — Toronto Sex Workers' Action Project : Bonjour à tous. Je m'appelle Jean McDonald, directrice générale de Maggie's — Toronto Sex Workers' Action Project.
Je ne vous mentirai pas. Je suis venue cette semaine aux audiences du Sénat avec une impression de futilité. Il me semble que peu importe ce que je dirai, peu importe ce que les travailleuses du sexe disent, nos points de vue, nos témoignages et nos arguments ne seront pas pris en compte en ce qui concerne le projet de loi C-36.
Je suis ici, toutefois, et je veux déboulonner quelques mythes. Je veux expliquer certaines réalités et l'effet que le projet de loi C-36 aura sur les travailleuses du sexe qui sont sur le terrain, qui paient des factures, à l'intérieur, à l'extérieur, avec des choix plus ou moins restreints.
Le projet de loi C-36 criminalisera le travail sexuel entre adultes consentants. Nous avons entendu quantité d'histoires abominables et tragiques cette semaine. Le projet de loi C-36 ne s'attaque pas aux relations sexuelles coercitives, à l'agression sexuelle, au viol, à l'abus, au meurtre, à l'agression physique, à la séquestration et à d'autres actes clairement terribles. Il existe des dispositions criminelles, et quand Cour suprême en a invalidées trois, elles sont restées.
Quand je fais valoir que la décriminalisation du travail sexuel constitue la meilleure manière de protéger les travailleuses du sexe, je dis que nous devons appliquer les mêmes lois qui protégeraient tout le monde, celles qui interdisent l'agression sexuelle, le viol, la séquestration et d'autres actes.
Je pense que les hommes et les femmes adultes sont en mesure de consentir à des actes sexuels. Pourquoi notre capacité de consentement serait-elle subitement révoquée quand il est question d'argent?
On a beaucoup parlé cette semaine de la violence que subissent un grand nombre de travailleuses du sexe. Certains ont même affirmé que le travail sexuel ou la prostitution sont intrinsèquement violents. Je veux m'attaquer à la violence envers les travailleuses du sexe, et c'est la raison pour laquelle j'appuie la décriminalisation. Je veux m'assurer que les travailleuses du sexe ont accès aux mêmes droits des travailleurs et de la personne que la loi confère à toute autre personne au Canada. C'est essentiel pour assurer la sécurité.
Certains témoins ont laissé entendre que le fait de sélectionner les clients ne permet pas de protéger complètement les travailleuses du sexe et qu'ils appuient les dispositions sur la communication et la criminalisation des clients, lesquels ne seront donc pas susceptibles de fournir de l'information à cet égard. Et c'est vrai que personne ne peut parfaitement sélectionner les clients, pas plus qu'une ceinture de sécurité ne peut complètement protéger les passagers d'une voiture de blessures ou même de la mort. Mais jamais je ne refuserais le droit d'une personne de porter une ceinture de sécurité.
On a établi des analogies avec la violence familiale. On peut fréquenter un homme merveilleux, en tomber amoureuse et l'épouser, mais ce n'est que pendant la lune de miel qu'il devient violent et contrôlant. C'est vrai. Cela peut arriver. En fait, les Canadiennes sont très susceptibles d'être victimes d'abus et de violence dans leur couple.
Selon une étude menée par Statistique Canada en 2011, une femme est tuée par son conjoint tous les six jours au Canada. Faudrait-il maintenant interdire le mariage? Le mariage est-il intrinsèquement violent? Nous devrions plutôt rendre plus accessibles aux travailleuses du sexe les mesures de soutien social et les lois que nous avons instaurées et que nous devrions continuer de créer pour protéger celles qui ont survécu à la violence conjugale. Si nous voulons vraiment nous attaquer à certaines des raisons les plus contraignantes pour lesquelles les gens continuent d'opter pour le travail du sexe, nous devons augmenter le salaire minimum, les taux de prestations d'aide sociale et le soutien aux personnes handicapées. Il faut offrir les services de garderie universels et des logements abordables. L'éducation secondaire et la formation à l'emploi doivent être gratuites.
Nombre de travailleuses du sexe avec lesquelles nous travaillons sont des mères monoparentales, et si elles veulent pouvoir abandonner la prostitution et changer de vie, elles ont besoin de services de garderie gratuits. Dans ce pays, il en coûte 1 200 $ par mois simplement pour faire garder un enfant, et je le sais, parce que je suis mère. Quand on gagne un salaire d'environ 3 000 $ par mois, cela représente une somme substantielle, n'est-ce pas?
Nous devons augmenter les options dont disposent les gens. Nous devons accroître les mesures de soutien social plutôt que de réduire ou de criminaliser les options que les gens pourraient avoir.
J'ai quelques idées sur la manière dont le projet de loi C-36, morceau par morceau, pourrait être contesté en fonction de ses diverses dispositions, alors n'hésitez pas à me poser des questions plus précises.
[Français]
Anna-Aude Caouette, coordonnatrice à la liaison, Stella, l'Amie de Maimie : Bonjour, je suis Anne-Aude Caouette et je travaille à Stella, un organisme féministe géré par et pour les travailleuses du sexe à Montréal et qui est axé sur les droits de la personne. Stella a été fondé en 1995 et sa mission est de les informer, de leur fournir des services et de défendre leurs droits. Chaque jour, nous rencontrons des travailleuses du sexe dans différents milieux ou secteurs où elles se retrouvent lorsqu'elles travaillent, c'est-à-dire dans les rues, les salons de message, les agences d'escorte, que ce soit incall, outcall, les bars de danseuses, les donjons et même dans leur maison personnelle parfois.
Chez Stella se tient une clinique médicale bimensuelle avec le CLSC. Également, de concert avec nos membres et avec les participants de notre projet, nous créons des outils de prévention de la violence, comme la liste des mauvais clients et agresseurs qui sont comptabilisés avec l'aide des membres. Nous la distribuons ensuite auprès de notre communauté. Des centaines de travailleuses du sexe et des organismes partenaires peuvent recevoir cette information et la partager au sein de leur communauté.
Nous accompagnons également les travailleuses du sexe dans leurs démarches auprès des fournisseurs de services médicaux sociaux et juridiques. Chaque année, nous répondons à plus de 5 000 appels sur notre ligne d'écoute, non seulement afin de briser l'isolement, mais aussi d'offrir du soutien, des références et de développer un lien d'appartenance dans une communauté, car on sait que le travail du sexe est tellement stigmatisé qu'il est difficile de pouvoir en parler ouvertement.
Chez Stella, il y a des femmes cisgenres, trans, des étudiantes, des mères monoparentales. Certaines sont des usagères de drogue, mais aussi des enseignantes, des infirmières. En fait, elles peuvent être vos mères, vos filles, vos tantes, vos sœurs. Nous sommes des membres à part entière de la société et aussi des voisines.
Nous sommes très inquiètes, bien sûr. Nos membres nous interrogent régulièrement sur le projet de loi. Ils envisagent le projet de loi d'un œil très critique, parce qu'il reprend les mêmes dispositions légales qui viennent d'être jugées inconstitutionnelles par la Cour suprême, mais en en changeant la formulation, les mots. Le fait que l'on continue de criminaliser le travail du sexe nous inquiète. Dans sa décision, la Cour suprême a expliqué comment et pourquoi les dispositions du Code criminel canadien contribuent à la violence que l'on vit en tant que travailleuse du sexe.
Selon la perspective du projet de loi, on perçoit la prostitution comme de la violence en soi, comme si les travailleuses vivaient de la violence tous les jours. Les expériences de ceux et celles d'entre nous qui n'ont pas subi de violence ne sont pas prises en considération et n'ont pas été intégrées au projet de loi actuel. Or, ceux et celles qui continueront de travailler auront à vivre les impacts du nouveau projet de loi.
Le projet de loi assimile la prostitution à la violence et rend encore plus conflictuelle la relation déjà très délicate entre les services policiers et nous. Les travailleuses de Stella savent très bien que les conditions de travail du sexe sont très variées selon un continuum d'expériences. Certaines peuvent vivre de la violence en raison, entre autres, de la « putophobie », de la criminalisation et de la stigmatisation. Lorsque cela nous arrive, il ne s'agit pas moins d'un crime parmi d'autres auxquels ferait face toute autre femme canadienne.
Détrompez-vous si vous croyez que l'adoption du projet de loi C-36 nous rendra plus facile la tâche de dénoncer les cas de violence aux autorités. Lorsque notre vie et notre travail sont criminalisés, il nous est très difficile de dénoncer un crime violent contre notre personne sans risquer de perdre notre source de revenus ainsi que les relations professionnelles qui nous donnent du soutien.
Les services policiers sont dès lors exclus des ressources possibles pour les travailleuses du sexe qui sont victimes de violence. Il devrait y avoir une discussion réelle quant à savoir où et comment se passe le travail du sexe dans le but d'engager un dialogue respectueux et significatif entre les municipalités et les travailleuses du sexe pour trouver des solutions qui fonctionneront pour nous et pour les communautés globalement.
Il est faux de croire que les dispositions du projet de loi C-36 réduiront la violence envers les femmes autochtones. En effet, le retour au Code criminel pour encadrer la prostitution et, plus particulièrement, pour nous sauver renforce l'héritage du colonialisme et rend encore plus précaires nos conditions de travail comme travailleuses du sexe autochtones. Comprendre que la prostitution et la traite des personnes sont intrinsèquement liées fait du tort aux personnes qui travaillent dans l'industrie.
Le travail du sexe n'est pas en soi de la coercition. Il est important d'écouter les travailleuses du sexe lorsqu'elles vous racontent ce qui se passe dans leur vie et quelles sont leurs expériences de violence et de coercition. Il y a même des organisations globales d'antitraite, comme le Global Alliance Against Traffic in Women (GAATW), qui s'opposent énergiquement à cet amalgame et soulignent que ce type d'approche ne réduit en rien la traite des personnes ni le travail du sexe. N'oublions pas que nos collègues français viennent tout juste de refuser de mettre en œuvre un projet de loi criminalisant les clients et les achats de services sexuels en France.
La criminalisation du travail du sexe accroît les inégalités, car elle fait en sorte que les travailleuses du sexe vivent encore plus de violence, de discrimination et de pauvreté, une réalité qui a été reconnue par la Cour suprême dans la décision Bedford. Arrêtons de penser qu'utiliser le Code criminel est la seule façon de donner un cadre juridique à la prostitution.
Dans la décision Bedford, la Cour suprême du Canada a affirmé clairement que le recours au Code criminel pour protéger les travailleuses du sexe avait l'effet contraire, qui était justement de nous mettre encore plus en danger.
Pour améliorer notre santé et notre sécurité, on devrait donc se tourner vers d'autres organismes de réglementation plutôt que de marginaliser davantage les personnes qui travaillent dans l'industrie. Merci.
[Traduction]
Le président : Merci beaucoup de votre exposé. Nous commencerons les questions par le vice-président, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Je remercie les témoins. Est-ce qu'il y a quelque chose dans ce projet de loi qui vous plaise?
Mme Matte : Du point de vue de Maggie, nous le rejetons en bloc. Nous voulons que les travailleuses du sexe soient complètement décriminalisées, particulièrement en ce qui concerne les trois dispositions invalidées dans l'arrêt Bedford.
Nous n'accepterons pas quoi que ce soit qui reproduise les problèmes que posent ces trois dispositions, selon l'arrêt Bedford. Nous voyons dans le projet de loi C-36 une reproduction de la même criminalisation dans les dispositions sur de la communication. Il a peut-être inversé les choses, et certains qualifient cela d'asymétrique. Mais en travaillant directement auprès des travailleuses du sexe aujourd'hui, nous constatons que cela les met en danger. C'est quelque chose que nous ne pouvons accepter.
Le sénateur Baker : Vous vous entendez toutes pour dire qu'il n'y a rien dans ce projet de loi qui vous plaise vraiment.
Mme Matte : Exactement.
Le sénateur Baker : Pourriez-vous me donner des exemples justifiant qu'on paie pour des services sexuels? Vous semblez dire que tous les clients ne sont pas de mauvais bougres. Pourriez-vous expliquer davantage cet argument que vous semblez avancer, lequel voudrait que non seulement les prostituées devraient être criminalisées, mais qu'en général, ce serait une erreur que de criminaliser l'achat de services sexuels contre de l'argent, un paiement ou une « rétribution », comme l'indique le Code criminel?
Mme McDonald : Oui, je pense certainement que l'achat de services sexuels auprès d'un adulte consentant devrait être une activité légale. Je ne vois pas le mal qu'il y a à acheter des services sexuels; cela s'apparente beaucoup à n'importe quel autre service, comme la massothérapie ou un soin des ongles. Cela peut être très thérapeutique pour bien des clients. Ces derniers ne sont pas tous formidables, non, mais je suis certaine qu'il y en a probablement qui sont, selon moi, fort bien et d'autres qui le sont moins. Dans n'importe quel groupe, on trouvera des gens qui nous plaisent et d'autres qui nous déplaisent. Certains sont plus gentils que d'autres. Il y a bien des gens qui souffrent de la solitude ou d'un handicap.
Le sénateur Baker : Je vois. Pourriez-vous vous expliquer davantage?
Mme McDonald : Certains clients veulent obtenir des services sexuels en raison d'un handicap. Je connais une femme qui visite régulièrement un homme en fauteuil roulant. C'est un client régulier, un type charmant, mais il veut de l'affection et de l'attention, une certaine intimité dans sa vie, et ils ont une relation. Elle le voit depuis de nombreuses années. Je ne vois pas pourquoi nous devrions leur interdire cette relation.
Par contre, certains ne veulent que du sexe. Si quelqu'un d'autre est intéressé à avoir une relation sexuelle et voudrait être payé pour ses services, je n'y vois pas de problème. Franchement, je ne comprends pas pourquoi c'est mal.
Le sénateur Baker : Pourriez-vous exposer votre point de vue également?
[Français]
Mme Caouette : Chez Stella, on voit la diversité des personnes qui travaillent dans l'industrie. On reconnaît que nos clients font partie de la diversité et de toutes les classes sociales. Ils ont sûrement vécu des expériences comme nous en avons vécu nous aussi.
Ce qui est intéressant avec la liste des mauvais clients et des agresseurs, c'est que tous ceux qui sont dans l'industrie du sexe l'utilisent. On peut voir qui nous fait du mal. C'est sur cette question qu'on aimerait que les gens se penchent. On voudrait mettre l'emphase sur le fait que tel client m'a agressée, m'a maltraitée, m'a manqué de respect ou m'a agressée sexuellement. Mais dans les cas où j'ai eu l'échange d'un service sexuel consentant avec l'autre personne, on a fait notre échange, on a eu un contrat, il ne devrait pas y avoir de problème. La Cour suprême vient de rendre une décision qu'on devrait prendre en considération et selon laquelle on n'a peut-être pas besoin d'être dans la chambre à coucher des Canadiens pour savoir ce qui s'y passe, que de l'argent soit impliqué ou non.
J'ose imaginer que les clients sont aussi des pères, des fils, peut-être vos enfants, comme n'importe quelle autre personne dans la société. J'espère que vos enfants ne seront pas des clients. Ils pourront être criminalisés pour acheter des services sexuels. Pour moi, emprisonner des personnes qui ont acheté un service offert de façon consentante, comme un travail, c'est un non-sens.
[Traduction]
Mme Matte : Nous devons nous demander pourquoi nous nous posons ces questions au sujet du travail sexuel : pourquoi quelqu'un pourrait vouloir agir ainsi et pourquoi quelqu'un voit une personne. On ne se pose pas de telles questions pour d'autres industries. Ce serait utile de pouvoir identifier deux adultes consentants, dont l'un consent à vendre ses propres services sexuels. Ce n'est pas une relation forcée. Nous ne parlons pas d'exploitation, mais d'une situation consensuelle ici; nous pouvons donc laisser ces idées en-dehors de cette conversation également.
Il serait intéressant de dresser une comparaison avec une autre industrie que nous considérons comme intime, comme la prestation de conseils ou le domaine artistique peut-être, ou une situation où il existe une énorme disparité de revenu entre deux personnes qui s'engagent dans une relation financière. Un artiste au revenu peu élevé peut produire quelque chose de potentiellement très intime pour lui. C'est son art. Quelqu'un achète une part de l'expérience, une parcelle de son âme peut-être, comme certains l'ont même décrit au sujet du travail sexuel.
Je ne vois pas pourquoi on pourrait s'appuyer sur ces conditions pour décider s'ils peuvent procéder ou non à cet échange financier. Je pense que nous devons vraiment examiner nos rapports au sexe, à la sexualité de la femme si on pense qu'elle n'est pas suffisamment adulte pour consentir à faire quelque chose comme cela, ou peut-être étudier les peurs sociales au sujet du sexe qui font partie intégrante de notre culture depuis des lustres.
Je pense qu'il faut en partie faire confiance aux femmes et aux personnes qui se livrent au travail du sexe, qui ne sont pas nécessairement toujours des femmes. Les clients ne sont pas toujours des hommes non plus. Il est vraiment très important d'étudier la diversité de la réalité du travail sexuel, n'est-ce pas?
Le sénateur Baker : Oui.
Mme Matte : Il importe également de pouvoir faire confiance à la personne concernée et de la considérer comme une adulte consentante qui fait quelque chose qu'elle veut faire.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup de témoigner.
Je veux aller directement au sujet du consentement. D'après ce que nous avons entendu depuis deux jours et plus tôt ce matin de la part d'un certain nombre de personnes dont nous ne pouvons pas ne pas tenir compte, les avis sont certainement très variés sur ce sujet. Cependant, je ne pense pas que nous puissions faire fi de l'expérience acquise grâce aux histoires vraiment tragiques dont nous avons eu vent, des récits qu'on entend, selon moi, beaucoup en Saskatchewan. À mon avis, le consentement est influencé par de nombreux facteurs : la pauvreté, la dépendance à la drogue, des antécédents de violence, et cetera. Je me demande à quel point la vaste majorité des prostituées sont consentantes dans cette relation.
Je vais donc vous demander de traiter spécifiquement du consentement. Convenez-vous que le consentement soit influencé par l'identité de la personne qui tire un avantage économique de la transaction? Admettriez-vous qu'il existe une différence entre la capacité de consentement d'une prostituée qui est la seule à obtenir un avantage financier et celui d'une autre qui remet une partie ou la presque totalité de ses profits à son proxénète, une maquerelle ou à un tenancier de bordel? Conviendriez-vous qu'il y a une différence entre ces deux situations?
Mme McDonald : Je serais d'accord avec vous. Quand on parle de consentement, il faut penser au consentement restreint et aux choix que font les gens quand leurs options sont limitées. Voilà pourquoi j'ai indiqué dans mon exposé que nous devons accroître les choix dont disposent les gens. Par exemple, si vous pouviez préconiser une stratégie prévoyant des services de garderie universels, savez-vous combien de travailleuses du sexe cela aiderait? Elles n'auraient pas besoin de travailler autant. Elles seraient vraiment heureuses si vous offriez plus de logements abordables. Cela serait merveilleux. Elles se diraient : « Formidable. Peut-être que je ne devrai pas voir autant de clients pour payer mon loyer exorbitant à Toronto. »
Augmentez le salaire minimum, parce que franchement, on ne peut vivre avec un tel salaire. Augmentez les prestations d'invalidité et de bien-être social pour que quand l'argent se tarit à la fin du mois, les femmes n'aient pas à faire le trottoir pour nourrir leur enfant pendant quelques jours, le temps de recevoir le prochain chèque.
Sincèrement, voilà la réalité, et ce projet de loi restreint les choix dont disposent les gens. Plutôt que d'affecter des ressources à la mise en œuvre du projet de loi C-36, qui criminalise le travail sexuel des adultes consentants, nous pourrions les utiliser pour réellement favoriser la survie des travailleuses du sexe en prenant des mesures de ce genre.
Je peux traiter brièvement de l'autre partie de la question. Ici encore, je partage votre avis. Je pense que vous voulez dire qu'une travailleuse indépendante a une meilleure maîtrise de sa situation économique ou plus d'avantages économiques, quelque chose comme cela.
La sénatrice Batters : Observez-vous une différence entre les prostituées qui travaillent pour elles-mêmes et celles qui doivent remettre une part substantielle de leur argent à un proxénète, une maquerelle ou un tenancier de bordel?
Mme McDonald : Oui, j'en vois une. Je comparerais la situation au choix restreint qu'une personne qui vit au Bangladesh a avec le fait de travailler dans les immenses fabriques de vêtements pour quelques dollars par jour. C'est un travail dangereux, qui se fait dans des conditions terribles; les travailleurs ne peuvent ni se syndiquer ni se prévaloir des droits du travail que leur confère la loi. Pourtant, le PDG de l'entreprise profite des gens qui travaillent dans ces fabriques. Je pense qu'il s'agit d'une relation capitaliste. À mon avis, le capitalisme cause beaucoup de problèmes en raison du fait même que vous mettez en lumière : le capitalisme nous oblige parfois à choisir un travail que nous n'avons pas nécessairement besoin de choisir. J'ignorais que vous étiez anticapitaliste. C'est formidable.
La sénatrice Batters : Non, je ne suis pas anticapitaliste, mais je n'associerais pas le capitalisme à la criminalisation.
Mme McDonald : Je voudrais traiter de la question des tierces parties. Je connais des gens qui ont quitté une agence pour devenir indépendants. Sachez d'abord que nombre de personnes choisissent de travailler pour une agence parce qu'elles sont nouvelles dans l'industrie et qu'elles veulent un endroit sécuritaire pour travailler. Elles sont entourées d'autres travailleuses du sexe, de qui elles apprennent le métier. Elles disposent d'un espace et d'un chauffeur au besoin. Toute la publicité est faite pour elles, en échange de quoi l'agence empoche une partie de leur profit. C'est similaire à l'exemple de l'artiste évoqué par ma collègue. Bien des artistes — à l'instar des acteurs — ont un agent ou une agence qu'ils paient pour qu'ils leur trouvent des clients. Ces intermédiaires se chargent de la promotion et de la publicité pour eux. Je considère que c'est le même genre de relation.
En fait, quand on décriminalise le travail sexuel, comme en Nouvelle-Zélande, les travailleurs du sexe peuvent se prévaloir des droits du travail. Par exemple, en février, on a entendu parler d'une jeune femme travaillant dans un bordel qui a été victime de harcèlement sexuel. Elle a poursuivi le propriétaire et le gestionnaire du bordel en cour pour harcèlement sexuel. Certains diront : « Eh bien, c'est une prostituée. Évidemment qu'elle fera l'objet de harcèlement sexuel, cela fait partie du travail. » Mais non, le tribunal a conclu qu'ils ont tort et que personne — pas même une travailleuse du sexe, une prostituée ou peu importe la manière dont vous voulez les appeler — ne devrait faire l'objet de harcèlement sexuel au travail. Elle a obtenu un règlement d'environ 25 000 $.
La sénatrice Jaffer : Vous avez répondu à 10 questions à ce sujet, et je recommanderais à mes collègues de lire vos réponses. Mais il y a une question que j'ai entendue souvent et au sujet de laquelle j'aimerais que vous m'en disiez plus long.
Il est beaucoup question ici de réduire la prostitution. Les lois qui criminalisent les michetons et les proxénètes ne seront-elles pas une bonne chose parce qu'elles réduiront la prostitution? Est-ce que c'est ce qu'il se produirait? Si les lois criminalisent les michetons et les proxénètes, est-ce que cela réduirait la prostitution?
[Français]
Mme Caouette : On ne peut pas faire cette présomption. Si on examine le cas de la Suède, depuis sa décision de criminaliser l'achat de services sexuels, on n'a vu aucune diminution de la pratique de la prostitution. Toutefois, on a remarqué que les lieux de pratique se déplacent. Tous s'entendent pour dire qu'elle s'est déplacée.
Même si plusieurs ne comprennent pas ou refusent de voir que certaines personnes travaillent dans l'industrie du sexe, les gens doivent continuer de payer leur loyer et de gagner un revenu pour vivre dans la société actuelle. Je ne vois pas pourquoi on voudrait réduire la prostitution. Les personnes qui travaillent et militent pour la reconnaissance des droits des travailleuses du sexe ne veulent pas réduire, mais plutôt augmenter la protection, le respect des droits de la personne, le droit à la vie et la sécurité. Chez Stella, nous pensons que les communautés devraient être sécuritaires pour tout le monde, y compris les travailleuses du sexe.
Je répète qu'il est faux de croire que de s'attaquer à la demande réduira le fait que les femmes ont besoin de travailler. Comme mes collègues l'ont indiqué, il n'y a pas que des femmes dans cette industrie, on y retrouve plusieurs genres de personnes. En général, nous devrons continuer à travailler.
Durant toutes ces années de criminalisation du travail du sexe, les travailleuses ont continué de travailler, même dans des conditions dramatiques. Nous avons été poussées à travailler au marché noir, avec le déplacement et la répression. Toutefois, comme vous l'avez constaté, cela n'a pas fait en sorte que nous arrêtions de travailler. Nous sommes encore sur la rue, dans les bars de danseuses, et nous nous trouvons encore ici aujourd'hui.
Le travail du sexe ne va pas s'arrêter demain matin. Par contre, vous pouvez nous aider à améliorer nos conditions de travail, et surtout, en finir avec la stigmatisation. Je ne voudrais jamais que mes enfants soient gênés de dire à qui que ce soit que j'ai peut-être travaillé ou que je travaille encore dans l'industrie du sexe. On ne peut pas laisser sur le dos de nos enfants le fait de ramener le stigmate de pute. On devrait se défaire de cette perception et considérer les travailleuses du sexe comme des êtres humains.
[Traduction]
La sénatrice Jaffer : J'ai une question qui s'adresse à Mme McDonald et à Mme Matte. Le ministre de la Justine n'a pas présenté le même exposé ici et à la Chambre des communes, et j'ai réfléchi à ses propos. Le projet de loi part du principe que toutes les travailleuses du sexe sont des victimes. Comme nous savons qu'il y a des travailleuses du sexe qui sont exploitées et qui sont victimes de la traite, nous acceptons cette idée. Toutefois, vous dites qu'il y a aussi des travailleuses du sexe qui le font parce qu'elles le veulent bien.
D'après vos témoignages, vous êtes bien sûres en désaccord avec le principe de base du ministre voulant que toutes les travailleuses du sexe soient des victimes. Est-ce bien le cas?
Mme Matte : Oui, tout à fait. Nous ne sommes pas d'accord avec cette idée. Nous travaillons en étroite collaboration avec les travailleuses du sexe. Je peux vous dire très franchement qu'aucune d'entre elles ne se voit comme une victime. Elles ont parfois de la difficulté à joindre les deux bouts. Elles ne l'ont pas toujours eu facile et elles ont subi beaucoup de discrimination et de persécution.
Nous vivons dans une société injuste où certaines personnes ont plus de choix que d'autres. Il ne faut pas pour autant criminaliser les plus marginaux et rendre leur vie impossible. Il faut au contraire les aider à se relever et leur offrir des choix pour qu'ils puissent améliorer leur vie. À mon avis, en en faisant des victimes, on ne fait qu'accroître la stigmatisation des travailleuses du sexe. Et c'est cette même stigmatisation qui font d'elles des cibles pour les prédateurs, qui voient en elles des victimes sans défense, qui n'ont nulle part où aller et dont personne ne se soucie. Quelles belles cibles pour la violence. Si on pouvait changer cette image qu'on se fait des travailleuses du sexe et les percevoir comme des agentes et comme des personnes capables qui méritent de se voir offrir des choix et du soutien, je pense que cela ferait une énorme différence.
Mme McDonald : Je pensais qu'elle voulait qu'on réponde toutes les deux.
Le président : Nous avons des limites de temps. Vous devrez attendre une autre occasion.
[Français]
Le sénateur McIntyre : Merci, toutes les trois, pour vos présentations. Vous avez entendu parler du fonds d'investissement de 20 millions de dollars de la part du gouvernement fédéral, qui servira, comme vous le savez, à aider les organismes communautaires à apporter de l'aide aux travailleurs et travailleuses du sexe. Je comprends également que le fonds servira à aider ceux et celles qui veulent se sortir de la prostitution et rebâtir leur vie.
Ma question est la suivante : de quelle façon ce fonds d'investissement devrait-il être administré afin que les personnes qui en ont le plus besoin puissent en bénéficier?
Mme Caouette : Pour nous, chez Stella, on ne vivrait pas que des programmes de sortie. Nous travaillons depuis bientôt 20 ans avec nos membres qui n'ont pas déterminé qu'il s'agissait d'un besoin prioritaire de champ d'action pour l'organisme Stella. Nos besoins comme travailleuses du sexe à Montréal sont très différents du besoin d'avoir un programme de sortie. Par exemple, cette année, à l'organisme Stella, nous travaillons sur un programme de lutte contre la violence qui met de l'avant une vision beaucoup plus large de ce qu'est la violence vécue; s'agit-il de la violence d'un pimp, de la violence de mon chum ou de ma blonde, de la violence provenant du système, ou est-ce le fait d'être incarcéré?
De toute façon, ce qu'on offre à l'organisme Stella est de l'appui, peu importe ce que la personne a vécu comme violence. On ne leur offre pas un programme de sortie de facto, mais on leur offre de les soutenir selon leurs besoins. Cette année, nous avons fait beaucoup de programmes de sortie de relation abusive, et non pas nécessairement de sortie de la prostitution. Les gens effectuent parfois une transition à l'extérieur de l'industrie pour plusieurs raisons et d'autres restent dans l'industrie pour d'autres raisons.
Les organismes tels l'organisme Stella et d'autres qui n'ont pas une mission de sortie de l'industrie doivent exister, justement, pour défendre les travailleuses du sexe et lutter contre la violence, l'exploitation et la stigmatisation.
Nous ne pouvons pas offrir aux travailleuses du sexe que des programmes de sortie, parce que plusieurs d'entre nous vont continuer de travailler pour plusieurs raisons, notamment, celles d'entre nous qui consomment des drogues vont continuer de chercher du travail. Par exemple, on peut choisir entre voler un morceau de viande à l'épicerie ou faire une fellation sur la rue. Ce sont des choix qu'il nous arrive de faire lorsqu'on travaille comme travailleuses du sexe qui consomment aussi des drogues. C'est le genre de choix que nous avons.
Mais n'offrir que des choix de sortie, c'est insultant pour les travailleuses du sexe qui travaillent. Là n'est pas le besoin.
Le sénateur McIntyre : Merci, madame Caouette. Mesdames Matte et McDonald, avez-vous quelque chose à ajouter?
[Traduction]
Mme Matte : Je vais simplement dire que les programmes de sortie qui existent, et qui ont un côté religieux ou moralisateur, ne cadrent pas bien souvent avec la réalité des travailleuses du sexe. Les organismes qui les offrent n'en sont pas conscients. Les travailleuses du sexe quittent parfois l'industrie pendant un bout de temps, puis y reviennent parce qu'elles doivent faire remplacer la toiture de leur maison ou acheter des fournitures d'école pour leurs enfants. Si le programme ne vise qu'à les aider à sortir de l'industrie, il y a de bonnes chances qu'elles aient de la difficulté à le réintégrer si elles reviennent et nous disent qu'elles veulent recommencer à y participer et nous demandent de les aider. En ne misant que sur ces programmes, on crée des environnements non sécuritaires pour les travailleuses du sexe, car elles ne peuvent obtenir de l'aide lorsqu'elles en ont besoin.
Mme McDonald : Chez Maggie's, notre objectif est de réduire la violence et pour ce faire, nous allons à la rencontre des gens. Nous offrons nos services aux travailleuses du sexe, aux jeunes prostituées, aux hommes, aux transsexuels, et cetera, et il n'est pas nécessaire qu'ils veuillent quitter l'industrie. Nous aidons les gens. Si je parle à une jeune prostituée, je vais tenter de lui trouver un logement abordable, ce qui n'est pas facile honnêtement. Je vais tenter de lui ouvrir des portes. Je ne veux pas voir des jeunes travailler dans la rue. Pour aider les jeunes itinérants, il faut plus de refuges. Il faut plus d'espaces accessibles.
Dans un lieu comme Maggie's, où les travailleuses du sexe peuvent se rendre sans qu'on les perçoive comme des victimes, ou comme des personnes blessées, anormales ou sales, ou qu'on veuille les envoyer ici ou là, elles se sentent plus à l'aise de venir. Elles viennent et c'est ce qui compte, n'est-ce pas? Si une jeune prostituée ne sait pas où aller et qu'elle craint qu'on la dénonce à la police ou qu'on la renvoie dans un foyer dangereux — beaucoup de jeunes itinérants sont en fugue — elle veut trouver un endroit où on pourra l'aider sur place en faisant ce qu'elle fait.
Le sénateur Joyal : Je vous remercie de votre témoignage. J'aimerais poser une question à Mme McDonald.
Dans votre exposé, vous avez offert à revenir sur les sections qui nuiraient aux travailleuses du sexe. Pourriez-vous les énumérer rapidement? Il semble que vous ayez une idée claire des sections qui seront les plus nuisibles.
Mme McDonald : Prenons par exemple l'article 213. On a beaucoup parlé cette semaine de cet article qui criminalise les communications. L'article donne beaucoup de pouvoir aux policiers pour continuer à cibler et à harceler les travailleuses du sexe. Si on veut accroître leur sécurité — parce que, oui, nous sommes parfois victimes de violence, nous sommes parfois agressées par des clients ou des prédateurs qui se font passer pour des clients... Selon des statistiques, 50 p. 100 des femmes au pays seront agressées sexuellement au moins une fois dans leur vie, si je ne me trompe pas. L'information provient du site web de la Fondation canadienne des femmes, je crois.
Nous voulons pouvoir contacter la police, mais les lois de ce genre suscitent la méfiance et la peur. Si on pouvait jeter le projet de loi aux orties et consacrer une partie des 20 millions de dollars pour former les policiers sur la bonne façon d'établir des liens avec les travailleuses du sexe, ils pourraient alors leur venir en aide si on les violente, si elles ont affaire à un mauvais client ou si on leur vole leur argent. Ils pourraient mieux les aider.
Il y a aussi la section qui porte sur les tierces parties et le fait de criminaliser les entreprises qui sont dans le commerce du sexe, ou quelque chose du genre. Je pense aux agences, par exemple, et aux travailleuses du sexe qui sont nouvelles ou qui sont déjà dans l'industrie et qui veulent postuler pour un emploi dans une de ces agences. Il en existe d'excellentes à Toronto et ce sont des employeurs formidables. J'en connais certains, pas très bien, mais indirectement. Il y a aussi des agences qui ne sont pas très recommandables, où les gens ne sont pas très gentils et où on entend des histoires d'horreur. Si ces établissements étaient légaux et que les travailleuses pouvaient être protégées par la loi, le gérant ou le propriétaire ne pourrait pas leur dire : « Il faut d'abord que je voie ce que tu sais faire ». C'est n'importe quoi. J'allais dire autre chose, mais ce genre de situation ne devrait pas se produire dans l'industrie du sexe.
Il faut que nous établissions de meilleurs liens avec les forces de l'ordre. Très honnêtement, il faut que nous protégions les travailleuses du sexe et non pas que nous les marginalisions. En criminalisant les clients, on criminalise le moyen de subsistance des travailleuses du sexe. Nous avons toutes besoin de travailler. Nous avons toutes besoin de payer nos factures. Il ne faut pas oublier cet aspect aussi.
C'est aussi la section qui nous empêche de filtrer nos clients. J'en ai parlé un peu plus tôt. Il n'y a pas de filtre parfait, mais comme je l'ai mentionné, c'est une façon de mieux filtrer nos clients et d'utiliser de meilleurs trucs.
C'est le genre d'information que nous fournissons chez Maggie's : voici des trucs pour filtrer vos clients. Dites à une amie : « Je vais être de retour dans une demi-heure. » Ou appelez quelqu'un pour lui dire : « Je vais être dans telle chambre d'hôtel et j'en ai pour une heure. » Lorsqu'on contacte le client, on lui demande son numéro de téléphone, son nom ou le nom d'une personne pouvant donner des références. Le client est peu susceptible de donner des renseignements sur lui si on peut le poursuivre, parce qu'il pourrait s'agir d'une agente d'infiltration.
Si vous voulez que je vous parle d'un autre article en particulier, dites-le-moi. Je peux continuer, mais je ne veux pas abuser de votre temps.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Le projet de loi C-36 vise à lutter contre les individus qui abusent des femmes et des enfants, qui les font travailler sous pression et qui, parfois, les abusent physiquement. Le droit de travailler des prostituées continue d'exister avec le projet de loi C-36, mais il va peut-être simplement en limiter le champ d'action afin que ce ne soit pas fait dans des endroits où, entre autres, il y a des enfants.
La légalisation de la prostitution, quant à moi, n'est pas une option envisageable ici, ni le fait, d'ailleurs, de réclamer de tous les Canadiens de compenser monétairement l'argent qu'elles font en se prostituant.
Sans porter de jugement sur ce que font les prostituées, il faut dire que ce ne sont pas les seules femmes qui ont de la difficulté à boucler leur budget. Il y en a beaucoup d'autres.
Madame Matte, avez-vous des suggestions, à part la légalisation, pour mettre fin à l'emprise du crime organisé ou des abuseurs sur celles qui sont incapables de s'en sortir par elles-mêmes, parce que ce sont celles que le projet de loi veut protéger?
[Traduction]
Mme Matte : Tout d'abord, il se peut qu'il y ait eu un problème d'interprétation, mais je tiens à rappeler à tous ceux qui sont dans cette salle que nous ne parlons pas de la légalisation de l'industrie du sexe en ce moment. Nous parlons de décriminalisation, soit simplement de supprimer certains éléments qui mettent la vie des travailleuses du sexe en danger. Beaucoup d'hypothèses circulent selon lesquelles il s'agirait de divers espaces ouverts qui sont utilisés dans les municipalités, alors il faudrait préciser ce point.
La décision Bedford visait à protéger les femmes, et à protéger les Canadiens. Les juges en sont venus à la conclusion que les trois dispositions du Code criminel visées mettaient des gens en danger et contrevenaient à leurs droits en vertu de la Charte.
J'ai beau relire le projet de loi C-36, je n'y vois rien qui va corriger la situation. En fait, on ne fait que reprendre les mêmes éléments qui posaient problème dans Bedford, exactement les mêmes, et qui ont été rejetés par la Cour suprême.
Malheureusement, le projet de loi C-36 n'aidera pas les femmes qui se font exploiter dans ce milieu. Au contraire, il leur sera plus difficile encore d'obtenir de l'aide, et c'est regrettable.
Comme nous l'avons mentionné hier à maintes reprises, nous avons déjà des lois qui portent sur l'exploitation et qui la rendent illégale. La violence est illégale, tout comme les agressions et la séquestration. Tous les problèmes que l'on associe au travail du sexe sont déjà des actes criminels en soi.
Ce que fait ce projet de loi, en fait, c'est de criminaliser les rapports sexuels entre adultes consentants. Ce qui se passera, et c'est ce que nous constatons en travaillant avec les travailleuses du sexe en première ligne chez Maggie's, c'est que cela enfoncera l'industrie encore plus dans la clandestinité. Les travailleuses du sexe vont continuer à travailler dans un milieu de plus en plus dangereux. Si le gouvernement veut aider les femmes, ce projet de loi n'est pas le bon outil pour le faire.
Mme McDonald : Si je peux me permettre de donner un exemple concret, nous avons chez Maggie's une rencontre hebdomadaire à laquelle participent surtout des travailleuses du sexe de la rue, et nous avons différentes activités. Parfois on donne de l'information sur la façon de créer un site web ou de rédiger un curriculum vitae. Parfois on ne fait que relaxer et jaser.
L'autre jour, nous discutions du projet de loi. Certaines s'inquiétaient déjà et se disaient : « Si je ne peux pas trouver de clients dans la rue, comment vais-je payer mes factures? Je vais devoir travailler pour un trou de cul qui va me trouver des clients. » Désolée, excusez mes paroles. Excusez-moi encore une fois. J'ai fait une gaffe.
Je disais donc qu'elles sont inquiètes parce qu'elles vont devoir travailler avec des criminels, avec le crime organisé, avec un proxénète qui va les exploiter encore davantage, parce qu'elles ne pourront pas se trouver elles-mêmes des clients. Comprenez-vous ce que je veux dire? Où vont-elles pouvoir trouver des clients?
Mme Matte : J'aimerais ajouter quelques mots au sujet du crime organisé. Ce projet de loi est presque une réplique des lois qui interdisaient l'alcool. Ces lois ont accru les activités du crime organisé parce que c'était un marché très lucratif.
Les activités qui sont menées au grand jour peuvent être encadrées par des lois, notamment les lois sur le travail. C'est ainsi que les gens peuvent avoir accès à la justice pour faire respecter leurs droits et assurer leur sécurité.
Le sénateur McInnis : Merci beaucoup. Vous êtes d'excellentes communicatrices. Ce qui est merveilleux dans notre démocratie, c'est que nous avons tous droit à nos opinions.
Ce que vise le gouvernement, c'est à réduire le nombre de personnes qui travaillent dans l'industrie du sexe. Nous avons entendu des témoins parler du modèle scandinave et dire que cela fonctionne en Suède. Ce modèle a permis de réduire la prostitution de 40 p. 100. Mais vous, vous nous dites que cela ne fonctionnera pas, que cela ne fera qu'enfoncer le commerce du sexe dans la clandestinité. Ce n'est pas ce qu'on nous a dit et je suis certain que ce n'est pas ce que les recherches menées par le ministère de la Justice ont révélé.
Le gouvernement veut réduire le nombre de personnes qui travaillent dans l'industrie du sexe en utilisant le modèle scandinave. Pourquoi le gouvernement a-t-il pris une telle décision? On nous relate depuis deux jours les situations horribles dans lesquelles se trouvent des gens, des jeunes, qui sont forcés de se prostituer, qui ont des problèmes de toxicomanie, et j'en passe.
C'est pour cette raison que le gouvernement et les ministères concernés s'efforcent de protéger les Canadiens. C'est leur but et c'est ce qu'ils font. Avec tout le respect que je vous dois, je ne pense pas que les Canadiens sont disposés à verser des prestations directement aux prostituées.
Les prostituées ont droit, comme tous les autres Canadiens, à des soins de santé, à des services sociaux, et à l'aide au logement. Elles ont droit à cela et c'est ainsi que cela fonctionne.
Voilà le but. Pour être franc, c'est le rôle du gouvernement. Je pense que dans ce cas, après tout ce que nous avons entendu, le gouvernement prend son rôle très au sérieux en s'orientant dans cette direction. Je respecte votre opinion, mais je ne suis pas d'accord avec vous.
Votre objectif n'est pas de réduire le nombre de personnes qui se livrent à la prostitution. Je vous pose la question. Est-ce que vous ne faites qu'aider les prostituées qui sont en crise ou qui ont des problèmes? Est-ce l'objectif de Maggie's et des autres organisations qui témoignent aujourd'hui? Est-ce votre but? Votre objectif n'est pas, dans votre description de tâches ou la mission de votre organisation — et je présume que vous avez un conseil d'administration ou quelque chose du genre — de réduire le nombre de personnes qui se prostituent? Est-ce exact?
Mme McDonald : Je peux répondre à la question. Maggie' s'est un petit organisme de services. Nous sommes subventionnés par le Bureau de lutte contre le sida du ministère de la Santé. Nous fournissons principalement du matériel et de l'information aux travailleuses du sexe pour diminuer les risques lorsqu'elles ont des rapports sexuels ou qu'elles prennent de la drogue. Nous distribuons des condoms, des aiguilles et des trousses contenant des tubes en verre, nous offrons des ateliers d'information, et cetera.
Nous ne faisons pas qu'aider les personnes en crise chez Maggie's. Nous bâtissons des réseaux. Nous tissons des liens entre les travailleuses du sexe, car ensemble nous pouvons faire circuler l'information sur les mauvais clients. Nous pouvons compter les unes sur les autres pour nous protéger. Nous pouvons nous donner des conseils.
Comme la profession est très stigmatisée et mal comprise, c'est très agréable de se retrouver entre nous. Ce réseau est très important, car bien des femmes ne s'affichent pas comme travailleuses du sexe. C'est difficile. Si vous dites que vous êtes travailleuse du sexe, vous faites face à bien des préjugés. Nous offrons donc du soutien à celles qui sont dans le métier ou qui y ont déjà travaillé.
Mme Matte : Avez-vous une autre question ou voulez-vous que nous répondions à celle-ci? J'aimerais y répondre.
Le sénateur McInnis : Je vous en prie.
Mme Matte : Je trouve très intéressant que vous disiez que le rôle du gouvernement est de protéger les citoyens. Nous sommes d'accord sur le fait que c'est son rôle. Ce n'est pas la même chose de vouloir réduire le commerce du sexe. Ce sont deux choses qui s'opposent totalement en fait. Selon nous, qui travaillons directement avec des travailleuses du sexe, le projet de loi va à l'encontre du rôle du gouvernement qui consiste à assurer la sécurité des citoyens, car il accroîtra le danger pour les travailleuses du sexe et les marginaux. Il y a donc une différence entre ce que vise à faire le projet de loi et ce qu'il fait concrètement.
J'aimerais parler un peu de la Suède. Selon vous, le modèle scandinave permettra de réduire la prostitution. Il n'y a aucune preuve à cet égard. En fait, il n'y a eu qu'une étude publiée en 2008, si je me souviens bien, et qui a été réalisée par la police de Stockholm. Au moment de l'adoption de la loi, du modèle scandinave, il y avait 90 salons de massage. Aujourd'hui, on en compte plus de 250. Leur nombre n'a donc pas diminué, mais il a même été multiplié par trois. Cela se passe simplement derrière des portes closes.
En Suède, il n'y a pas de matériel pour réduire les torts, parce qu'on perçoit cela comme favorisant la prostitution. Donc, si vous êtes une travailleuse du sexe et que vous voulez vous procurer des condoms pour vous protéger le mieux possible, vous ne pouvez pas le faire. Les organismes comme Maggie's viennent en aide aux prostituées, peu importe où elles se trouvent et ce qu'elles font. On ne peut pas fonctionner de la même façon.
On ferme simplement les yeux sur les problèmes qui touchent concrètement les gens qui sont marginalisés, et on met ainsi tout un segment de la population en danger, à mon avis.
Le sénateur Plett : Je crois avoir compris dans votre réponse, madame Matte, que vous êtes d'accord avec l'idée qu'il revient au gouvernement de tenter, à tout le moins, d'assurer la sécurité des Canadiens. On n'est peut-être pas d'accord sur la façon de procéder, mais je crois qu'il faut convenir que c'est ce que le gouvernement cherche à faire. Le premier paragraphe du préambule dit :
Attendu que le Parlement du Canada a de graves préoccupations concernant l'exploitation inhérente à la prostitution et les risques de violence auxquels s'exposent les personnes qui se livrent à cette pratique;
Nous voulons accroître la sécurité dans nos rues, nos villes et nos villages, et nous devons trouver une façon de le faire, même si nous sommes respectueusement en désaccord.
J'ai une question à deux volets qui s'adresse aux représentantes de Maggie's et probablement de Stella. Madame McDonald, vous avez parlé un peu de votre rôle chez Maggie's. Je ne vous ai pas entendu dire que vous offriez du counselling. Avez-vous un certain pourcentage de jeunes qui viennent vous voir? On parle sans cesse de rapports sexuels entre adultes consentants, mais vous avez parlé aussi des jeunes au début de votre témoignage.
Quel pourcentage de jeunes de moins de 18 ans fréquente les établissements dans lesquels vous travaillez? Et si des jeunes viennent vous voir, leur conseillez-vous au moins de se trouver un autre travail ou les aidez-vous à s'en trouver un, même si vous ne le faites pas avec les adultes?
[Français]
Mme Caouette : Notre approche est non directive et féministe, ce qui veut dire que ce n'est pas à nous de choisir ce qui est bon pour quelqu'un. Chaque personne est différente et n'a pas les mêmes besoins. Nous nous adressons aux adultes qui œuvrent dans l'industrie. Il existe déjà des services à Montréal pour les jeunes qui travaillent dans l'industrie. Lorsqu'on rencontre des jeunes dans le cadre du travail de rue, on les réfère ailleurs et on crée des liens, on les écoute et, bien sûr, on offre à tout le monde plusieurs ressources, y compris du counselling. On fait de l'écoute active, on réfère les gens, mais surtout, on les respecte.
Nous sommes financés aussi par la Direction de la santé publique et par le ministère de la Sécurité publique du Québec pour l'excellent travail que nous faisons dans le domaine de la prévention de la violence et, surtout, pour soutenir les travailleuses dans ce qu'elles ont besoin de faire, dans l'accessibilité sans discrimination à tous les services. Les personnes qui travaillent chez Stella ont une formation continue dès leur arrivée. Elles connaissent bien le milieu dans lequel elles interviennent, parce qu'elles en sont issues. C'est de l'information connue. Elles savent exactement de quoi elles parlent.
Les gens veulent savoir quelles sont les options que nous pouvons leur offrir, mais ce n'est pas à nous de choisir pour eux.
[Traduction]
Le sénateur Plett : Pourriez-vous aussi me dire si vous avez des statistiques sur le nombre de jeunes?
Mme McDonald : Bien sûr. J'adorerais offrir du counselling chez Maggie's. Le problème, c'est que nous ne sommes que deux employées. Il y a moi qui fais le gros du travail administratif et une autre personne qui travaille sur le terrain. Si nous pouvions obtenir plus de fonds pour embaucher des intervenants pour faire ce que vous suggérez, ce serait merveilleux. Nous pourrions en parler après la séance et vous pourriez me donner votre carte.
Le sénateur Plett : Je ne distribue pas l'argent.
Mme McDonald : Vous pourriez me donner des idées.
Ce que nous faisons souvent, c'est orienter les gens vers d'autres personnes qui peuvent les aider à se trouver un logement, à obtenir de la formation ou des services de counselling. Nous avons une liste de conseillers qui comprennent bien les travailleuses du sexe et vers qui nous pouvons les diriger en toute confiance.
Il importe aussi pour moi de réduire les cas de VIH-sida. Vous savez sans doute que l'Organisation mondiale de la Santé vient de publier un rapport disant que la meilleure façon de réduire la propagation du VIH-sida dans le monde est de décriminaliser la prostitution, l'homosexualité et l'usage de la drogue.
Le sénateur Plett : J'aimerais savoir combien de jeunes fréquentent votre établissement.
Mme McDonald : Oui, bien sûr. En ce moment, il n'y en a pas. Nous avions un programme pour les jeunes il y a quelques années, mais c'était avant mon temps.
Je vais offrir deux ateliers différents, un qui le sera en collaboration avec une organisation qui s'occupe des jeunes LGBTQ, et je vais l'offrir avec un avocat dans une clinique d'aide juridique qui s'occupe précisément des enfants et des jeunes. Nous le faisons à la demande d'organismes communautaires qui veulent que nous les aidions.
Il y a une autre organisation qui a communiqué avec nous pour organiser un atelier afin de trouver des moyens d'aider le jeune avec qui elle travaille.
[Français]
Le sénateur Boisvenu : Merci beaucoup, mesdames. Je dirais que vos témoignages ont le mérite d'être très clairs et vos positions également, et je le respecte.
Mes propos iront un peu dans la même veine que ceux du sénateur McInnis. On sait que la position des Canadiens concernant la prostitution est cristallisée entre la légalisation et la criminalisation, du moins partiellement. Des groupes des deux positions ont comparu au comité. La loi doit représenter l'opinion de l'ensemble de la communauté canadienne. Il est évident que la libéralisation est une avenue impossible, de même que la criminalisation totale.
En tant que législateurs, nous devrons trouver une option vivable pour les femmes qui pratiquent ce métier-là, ainsi que pour les Canadiens qui ont élu un gouvernement qui doit légiférer en fonction de leurs intérêts. Des groupes nous ont dit que la libéralisation totale empirera les choses. Vous nous dites que la criminalisation va empirer les choses.
Si vous vous mettez à notre place, d'après vous, où se situent les compromis qui feront en sorte que vous allez continuer à exercer votre métier avec la plus grande sécurité sans une approche de libéralisation totale, qui est un peu votre approche?
Mme Caouette : En fait, je trouve que l'arrêt Bedford est une avenue très intéressante à laquelle nous devons réfléchir. Savoir comment on pourrait travailler avec les personnes qui œuvrent dans l'industrie, autant pour celles qui ont une expérience négative que pour celles qui ont une expérience positive, peu importe ce que ça veut dire. On travaille pour faire de l'argent, pas pour avoir du plaisir, bien que, parfois, ça peut être intéressant. C'est comme pour vous, il y a sûrement des moments plus agréables que d'autres. Criminaliser des personnes dans le but de les protéger, pour moi, c'est un non-sens.
Le sénateur Boisvenu : La Cour suprême n'adopte pas les lois, elle interprète des lois que le Parlement a adoptées. Donc, nous ne pouvons pas non plus dire que, parce que la Cour suprême a pris une décision, nous allons décriminaliser la prostitution.
La Cour suprême nous a dit : « Refaites vos devoirs. » C'est ce qu'on fait actuellement. Nous faisons nos devoirs en fonction d'un peuple, d'une population qui nous a élus, les députés, et un gouvernement qui nous a nommés.
Je vous pose de nouveau la question. Vous êtes des élus, vous devez adopter une loi, qui fait consensus dans la population, entre la décriminalisation totale que vous souhaitez, en contrôlant l'aspect criminel, ce que nous souhaitons et ce que la population souhaite. Où peut-on trouver ce consensus?
Mme Caouette : Je dis que nous devrions criminaliser les personnes qui commettent des actes criminels, comme des actes de violence, et laisser les travailleurs travailler. C'est comme criminaliser les travailleurs d'une industrie, par exemple, celle du textile, qui se trouveraient dans une situation d'exploitation. Dirait-on, alors : « Mettons tout le monde en dedans, on va les réhabiliter, c'est réglé, il n'y a plus de problème? »
La réalité est tout autre. Les travailleurs des industries, dont celle du sexe, ont les mêmes droits que les autres membres de la société. Je ne veux pas que mes enfants, ma mère ou qui que ce soit soient envoyés en prison pour le fait qu'ils ont comme occupation le travail du sexe, bien que plusieurs ont de la difficulté à comprendre pourquoi on se tourne vers ce type de travail à un moment dans sa vie.
J'ose espérer que les législateurs considéreront que les personnes de cette industrie sont des êtres humains, comme tout le monde, et qu'un jour ou l'autre, pour diverses raisons, il peut arriver que l'on travaille dans cette industrie.
[Traduction]
Le président : Merci. Nous avons le temps de faire un deuxième tour. Certains sénateurs ont exprimé le désir de reprendre la parole, et nous commencerons par le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Donc, vous vous opposez particulièrement à l'article 213 du projet de loi, qui criminalisera quiconque empêche le passage d'un piéton ou d'une automobile ou essaie de s'arrêter dans un espace public ou situé à la vue du public. C'est la première partie de l'article 213. Dans la deuxième partie, la terminologie a été remplacée par le mot « communication » dans un endroit public où des enfants pourraient se trouver. Vous êtes particulièrement inquiète; vous voulez que cette disposition soit retirée parce qu'elle criminalise les activités d'une prostituée.
Ai-je raison de dire que vous vous opposez ensuite à l'idée d'alourdir les peines imposées aux personnes qui achètent des services sexuels? Vous lancez le message que tous les hommes qui achètent les services de prostituées ne sont pas méchants — et j'utilise le masculin même s'il y a des hommes et des femmes qui achètent des services sexuels au Canada et dans le monde — et que vous offrez un service sain qui ne devrait pas être criminalisé? Est-ce que cela résume bien votre propos?
Mme Matte : Oui. Nous nous opposons à la criminalisation de l'achat de services sexuels parce que cela a été démontré dans beaucoup de pays, comme ici au Canada. Avant la décision Bedford, il était illégal de communiquer avec autrui à des fins de prostitution, pour la vente ou pour l'achat de services. Il était illégal de se trouver dans une maison de débauche. Il y a déjà des accusations criminelles qui ont été portées pour l'achat de services sexuels. Nous constatons que ces poursuites font augmenter le risque auquel s'exposent les femmes les plus marginalisées, et c'est la raison pour laquelle nous sommes contre.
Comme pour répondre à la question qui a été posée juste avant, ce n'est pas vraiment une question d'opinion, mais une question de droits fondamentaux de la personne et de droit à la sécurité de la personne. Lorsqu'une loi contrevient à la sécurité de la personne, comme ce serait le cas d'une loi qui criminaliserait l'achat de services sexuels et les formes de communications que les travailleuses du sexe utilisent comme mécanisme de sécurité, c'est inconstitutionnel.
Le sénateur Baker : Je crois que le principal aspect dont nous n'avons pas beaucoup entendu parler, c'est que vous offrez un service à des personnes qui en ont besoin et qu'il devrait être reconnu comme un service légitime pour ces personnes. Vous nous avez donné quelques exemples, madame McDonald, et je vous en remercie. Nous n'en avons pas beaucoup entendu parler. On tient généralement pour acquis que toutes les personnes qui achètent des services sexuels sont mauvaises et que ce n'est pas sain.
Mme McDonald : Je crois que l'achat de services sexuels ne devrait pas être criminalisé du tout. Je ne crois pas que l'achat de services sexuels constitue un acte de violence. Je pense que l'agression, le viol et les coups et blessures sont des actes de violence et que tous les travailleurs du sexe devraient être protégés contre ces actes violents. Mais si je suis consentante, quelles que soient les contraintes propres à ma vie, si je décide de faire ce travail, je devrais pourvoir le faire avec qui je choisis, qu'il s'agisse de l'homme en chaise roulante, de celui qui veut passer un bon moment et sortir souper ou partir pour le week-end ou, bien honnêtement, de celui qui me ramasse sur la rue et qui veut s'arrêter dans un stationnement. Je pense qu'il devrait me revenir de choisir qui je veux voir et à qui je veux vendre mes services sexuels.
La sénatrice Batters : J'aimerais d'abord préciser une chose. Vers la fin des témoignages du dernier groupe, le sénateur Baker a soulevé un point concernant le paragraphe proposé 213(1.1) sur les communications publiques. Je pense qu'à ce moment-là, il croyait que son application était beaucoup plus vaste qu'elle ne l'était. Je lui ai ensuite répondu, mais je me suis trompée à cet égard.
Je me suis rendu compte depuis qu'il parlait en fait des alinéas 213.1a) et b), qu'il vient de citer et qui parlent des interférences à la circulation ou au passage des piétons, mais qui ne se veut pas une interdiction générale. Je tenais à le préciser pour le compte rendu. Le paragraphe 213(1.1) crée la nouvelle infraction de communication à proximité d'un terrain de jeu ou d'un autre endroit du genre. L'autre disposition dont parlait le sénateur Baker existe déjà; elle n'est que modernisée un peu, et le mot « prostitution » en est retiré. Je tenais à le préciser.
J'aimerais demander à la représentante de Stella si son organisation fait la promotion des programmes qui favorisent la création de relations avec les services de police, parce que nous avons entendu dire qu'il était important que les femmes vulnérables signalent tout acte de violence à la police pour être plus en sécurité. Le faites-vous? Dans la négative, votre organisation serait-elle prête à l'envisager?
Mme Caouette : Nous y travaillons déjà depuis 20 ans. Il est compliqué d'établir une relation avec les services de police.
[Français]
Vous savez pourquoi? C'est parce que nous sommes toujours considérées, et encore aujourd'hui avec ce projet de loi, comme des victimes et, souvent, on ne prend pas en considération ce qu'on fait. Aussi, il est parfois difficile pour eux de considérer nos besoins alors qu'ils doivent appliquer les lois.
On a plusieurs contacts. Je peux vous citer, à titre d'exemple, ce que nous faisons avec le service de police d'un quartier spécifique de Montréal où il y a beaucoup de prostitution de rue. Le taux de violence envers mes collègues travailleuses de rue y était vraiment inquiétant. La communauté globale et celle des travailleuses du sexe étaient très préoccupées de ce fait, et on a créé des liens. L'un des modules d'action par projet de ce poste de quartier vise spécifiquement à faire en sorte que les travailleuses du sexe puissent transmettre des renseignements au moyen d'une ligne d'écoute où elles n'ont pas besoin de s'identifier. Elles peuvent signaler, par exemple, qu'elles ont été agressées à tel endroit.
Si je suis dans mon quadrilatère ou une zone dans laquelle je n'ai pas le droit de me retrouver, je vais me cacher, après l'agression, dans un buisson plutôt que de chercher de l'aide. Grâce au module d'action par projet et du travail qu'on a fait avec Stella et à un autre organisme de réduction de méfaits du quartier, on peut simplement appeler et donner des renseignements. Eux pourront vérifier qui sont les personnes dans le quartier présentement qui commettent des crimes contre les travailleuses du sexe, faire des liens avec les renseignements que les travailleuses du sexe leur donnent et, finalement, arrêter la violence que vivent les travailleuses du sexe.
Toutefois, ce n'est pas tout le monde qui se sent à l'aise d'aller voir la police. Par conséquent, cette année, nous travaillons toujours à créer des liens à certains endroits où il est difficile de travailler avec la police. Celle-ci considère que le travail que l'on fait, chez Stella, est loin de sa mission, qui est justement la répression et la prévention de la criminalité. Or, nous avons une perspective des droits de la personne et du respect des droits de la personne.
Nous travaillons à sensibiliser les policiers. Nous offrons même de la formation pour les futurs policiers, les étudiants en technique policière et le reste. Nous avons formé plusieurs juges et éduqué plusieurs personnes qui appliquent les lois. Chez Stella, nous croyons qu'il est important de sensibiliser les gens aux réalités que l'on vit, justement pour mettre fin à la violence subie par les travailleuses du sexe et non à celle que les personnes de l'extérieur pensent que nous vivons.
Oui, on travaille à s'assurer que les travailleuses du sexe seront prises au sérieux et que leur dossier ira de l'avant en ce qui concerne l'enquête, et qu'il ne sera pas mis sur la tablette.
[Traduction]
La sénatrice Jaffer : J'aimerais clarifier une chose. Je ne voudrais pas laisser une mauvaise impression. D'après ce que j'ai compris, la Cour suprême n'a pas dit au Parlement de réécrire la loi : elle l'a invalidée, et nous pourrions décider de ne rien faire. C'est ce que je comprends.
Si je lis l'arrêt Bedford, comme je l'ai dit souvent ici, la Cour suprême dit ce qui suit :
Le fait que le comportement des proxénètes et des clients soit la source immédiate des préjudices subis par les prostituées n'y change rien. Les dispositions contestées privent des personnes qui se livrent à une activité risquée, mais légale, des moyens nécessaires à leur protection contre le risque couru. La violence d'un client ne diminue en rien la responsabilité de l'État qui rend une prostituée plus vulnérable à cette violence.
Nous dites-vous que l'État a le devoir de veiller à ce que vous soyez toutes protégées dans votre travail?
Mme Matte : Absolument. C'est extrêmement bien dit. Le gouvernement a une obligation. Nous jouissons tous des droits garantis par la Charte, que nous soyons avocates, sénatrices ou travailleuses du sexe. Nous revendiquons notre droit à la sécurité de la personne en vertu de la Charte.
Ma collègue a mentionné le mariage. Il est extrêmement dangereux de se marier à un homme. C'est le plus grand facteur de risque pour les femmes dans ce pays que d'être en relation avec un homme. Croyons-nous qu'il serait aidant de rendre le mariage illégal? Non, cela empirerait clairement la vie des gens. C'est ce que nous constatons en ce moment, tout à fait.
[Français]
Le sénateur Joyal : Madame Caouette, nous avons entendu hier, à titre de témoin comparaissant devant le comité, Mme Valerie Scott qui était l'une des demanderesses dans l'affaire ayant mené à l'arrêt Bedford. Dans son mémoire, elle disait que, en 2001, la Ville de Montréal avait adopté une sorte de version du modèle nordique, c'est-à-dire qu'elle s'est concentrée principalement sur les clients et que, durant les trois mois qui ont suivi cette nouvelle approche à l'égard de la prostitution à Montréal, vous auriez commenté ce sujet, et elle mentionnait spécifiquement l'organisme Stella. Dans son mémoire, il était mentionné qu'il y avait trois fois plus d'agressions contre les travailleuses du sexe et cinq fois plus d'agressions commises avec une arme.
Pouvez-vous nous donner vos commentaires sur ces renseignements que Mme Scott mentionnait hier dans son mémoire?
Mme Caouette : Oui, c'est exact. C'est ce qu'on voit à Montréal depuis la mise en place du projet Cyclope, mais aussi depuis les projets de grand ménage qui ont été mis en œuvre, justement, afin de cibler les clients et non les travailleuses du sexe. Bien sûr, par la bande, on s'attaque toujours aux travailleuses du sexe lorsqu'on criminalise les clients.
L'expérience montréalaise nous démontre exactement quels sont les impacts sur les travailleuses du sexe lorsqu'on criminalise les clients. Premièrement, il ne reste plus de clients dans un endroit, parce qu'ils ont tous été arrêtés ou éloignés du quartier; tout ce qui reste, ce sont ceux qui ont déjà eu affaire au système de justice, qui n'ont rien à perdre, qui sont déjà connus des milieux policiers et qui, souvent, sont connus pour nous avoir agressées. Nous sommes donc beaucoup plus à risque.
Lorsqu'il y a des « opérations clients » dans un quartier de Montréal, il est certain que les travailleuses du sexe s'éloignent. On se retrouve alors à travailler dans des milieux plus industriels, loin des repères habituels. Lorsqu'il y a des « opérations clients », nous ne pouvons pas travailler non plus en groupe, parce que nous serons plus à la vue des services policiers, et cetera. Aussi, notre liste de mauvais clients recense toujours beaucoup d'agressions parmi les travailleuses du sexe, justement, parce que nous nous trouvons dans les quadrilatères et à cause du climat d'impunité qui règne envers les agresseurs. Mais, certainement, on constate une hausse lors des « opérations clients ».
Dernièrement, je prenais part à une rencontre citoyenne, et la responsable du module par projet du poste de quartier avec lequel on travaille mentionnait justement que celui-ci ne procède pas présentement à des « opérations clients » ni à des arrestations de travailleuses du sexe, parce qu'il connaît les impacts et attend de voir ce qui se passera avec le projet de loi C-36.
Étant donné l'arrêt Bedford, les gens ne sont pas à l'aise avec le fait de criminaliser des personnes qui, finalement, ne font rien de mal. Ils concentrent plutôt leurs efforts pour arrêter les criminels, les vrais, et non les adultes consentants.
[Traduction]
Le président : Chers témoins, je vous remercie toutes de votre comparution et de votre témoignage. Nous vous en sommes très reconnaissants.
Du prochain groupe, j'aimerais vous présenter Maxime Durocher, qui est ici à titre d'escorte pour femmes; Tyler Megarry, intervenant de rue pour le programme Travailleurs du sexe de RÉZO; Chris Atchison, associé de recherche au Département de sociologie de l'Université de Victoria; et Konstadia Spooner, représentante de la Coalition of Body Rub Parlours of the Greater Toronto Area.
Je crois que vous avez tous préparé des exposés. Monsieur Durocher, nous pouvons commencer par vous.
[Français]
Maxime Durocher, escorte pour femme, à titre personnel : Bonjour, mon nom est Maxime Durocher et j'ai 40 ans. J'ai tout d'abord commencé par terminer un baccalauréat qui m'a amené à faire carrière en informatique pendant une période de 10 ans. C'est après cela que j'ai décidé de devenir escorte pour femme.
Lorsque je dis que j'aime mon métier, les gens sont souvent surpris; pourtant, je ne suis pas le seul. Plusieurs de mes confrères et consœurs aiment leur travail. Comme tout autre travail, nous le faisons pour l'argent, mais pour beaucoup d'entre nous aussi, parce que nous aimons cela.
Malheureusement, comparaître en public comme je le fais aujourd'hui invite souvent à la stigmatisation, phénomène que le projet de loi C-36 aura tôt fait d'envenimer, parce qu'il vient tout simplement lier le crime et la prostitution. Ces derniers jours, vous avez entendu des avocats vous expliquer à quel point ce projet de loi était anticonstitutionnel, alors je ne reviendrai pas là-dessus, mais j'aimerais cependant souligner le fait que, par le passé, le gouvernement canadien n'a pas légiféré sur les pratiques sexuelles entre adultes consentants, et ici on peut voir l'homosexualité.
Dans le cas de l'avortement, le gouvernement canadien a décidé de ne pas légiférer sur la façon dont les femmes disposent de leur corps. Je crois qu'il serait aussi insensé de vouloir légiférer sur la manière dont les femmes ou les hommes pratiquent leur sexualité. Les partisans du projet de loi C-36 clament souvent que c'est pour le bien des femmes, mais un tel objectif enlève le pouvoir d'autodétermination aux femmes. C'est comme dire à mes amies, à mes amoureuses, qu'elles n'ont pas de jugement pour exercer une sexualité qui leur appartient de la manière dont elles le veulent. C'est dire à mes clientes qu'elles ne tireront pas profit de ma présence et qu'elles sont des criminelles. C'est aussi nier que des hommes comme moi ou des personnes d'autres genres pratiquent le plus vieux métier du monde et que nous sommes plusieurs à le pratiquer.
De plus, le projet de loi C-36 nécessitera une augmentation dans le budget pour mettre en place les forces de l'ordre requises pour son application, en plus des coûts juridiques encourus. Tout cela devra être payé par les contribuables jusqu'à ce que la Cour suprême nous donne à nouveau raison, puisqu'il y a raison de croire que, après une autre longue et dure bataille en Cour suprême, nous aurons gain de cause à nouveau.
Pour moi, comme pour bien d'autres travailleurs et travailleuses du sexe, cela signifie une baisse de revenus. J'ai déjà commencé à le sentir au moment où le projet de loi a été présenté par M. MacKay. Imaginez à quel point perdre 50 ou 75 p. 100 de votre revenu du jour au lendemain peut entraîner un sentiment de précarité, augmenter l'anxiété et l'angoisse quand on ne sait pas si l'on aura suffisamment d'argent pour boucler la fin du mois.
Finalement, nos clients ne sont ni des pervers ni des criminels, ce sont des personnes comme les autres, et nous ne sommes pas des victimes, mais nous avons besoin du soutien de notre société et des forces de l'ordre pour travailler dans un environnement sécuritaire et dans des conditions propices. Malheureusement, le projet de loi C-36 va à l'encontre de cela. Ce n'est pas un outil pour nous aider. C'est un outil pour faire des dépenses supplémentaires et nous pousser en marge de la société. Merci.
[Traduction]
Tyler Megarry, intervenant de rue, programme Travailleurs du sexe, RÉZO, à titre personnel : Depuis sa création il y a plus de 17 ans, le programme Travailleurs du sexe de RÉZO offre des services à domicile de première ligne et du soutien social aux travailleurs du sexe de Montréal. En règle générale, on met relativement peu l'accent sur les réalités des travailleurs du sexe dans les discussions entourant le travail sexuel. RÉZO estime important de souligner que la criminalisation du travail du sexe aura une incidence directe sur la santé des hommes qui travaillent dans cette industrie, de même que sur celle de leurs clients.
Les lois qui criminalisent certains aspects du travail du sexe limitent l'accès à des services sociaux et de santé essentiels pour les travailleurs du sexe, comme de l'éducation sexuelle et le dépistage du VIH et des infections transmissibles sexuellement. Pour ceux déjà atteints du VIH ou de l'hépatite C, la criminalisation peut limiter l'accès au soutien et aux traitements appropriés. Lorsqu'on suit un traitement pour l'une de ces maladies, il faut respecter rigoureusement la routine quotidienne de médication pour obtenir du succès. Si les travailleurs du sexe sont criminalisés et passent plus de temps à se faire arrêter et incarcérer, il y aura des trous dans leur plan de traitement, ce qui aura pour effet direct de réduire l'efficacité du traitement et l'état de santé de la personne. C'est la même chose lorsque les travailleurs du sexe n'ont pas accès à des établissements médicaux, à des pharmacies, à des organismes communautaires ou même à leur propre domicile en raison des conditions qui leur sont imposées à leur libération de prison.
La criminalisation des clients crée également un environnement de stress et de peur tant pour les clients que pour le travailleur du sexe. Les clients doivent chercher des services sexuels dans des zones plus isolées, tandis que les travailleurs du sexe se trouvent obligés de travailler dans ces endroits, où ils risquent leur sécurité et ont peu de contrôle sur leur lieu de travail.
Lorsqu'un travailleur du sexe doit choisir un client à la hâte, il est plus difficile pour lui d'évaluer le danger potentiel, de mettre en place des mesures de protection et de négocier l'usage du condom et des pratiques sexuelles sécuritaires. Il en va de même si l'on criminalise le recours à différents outils de publicité et de communication, comme Internet et les annonces classées, puisqu'ils n'auront plus l'espace nécessaire pour négocier une rencontre égalitaire et respectueuse.
Beaucoup de clients des travailleurs du sexe sont eux-mêmes en processus d'affirmation de leur orientation sexuelle. Ils se battent souvent contre l'homophobie externe et interne. Le fait de criminaliser leurs expériences crée de la stigmatisation et renforce la peur qu'ils ressentent. Ces clients s'en trouvent d'autant plus isolés dans leurs difficultés et limités dans leur accès à des services de santé et de soutien psychologique. Lorsque les clients ont moins accès à des services pour leur bien-être, il y a un effet direct sur la santé et la sécurité des travailleurs du sexe qu'ils fréquentent.
Merci.
Chris Atchison, associé de recherche, Département de sociologie, Université de Victoria, à titre personnel : J'aimerais aborder trois questions aujourd'hui, dont je vais parler en ma qualité de chercheur. J'étudie les personnes qui achètent des services sexuels depuis 20 ans, mais je m'exprime également à titre de spécialiste des méthodes de recherche, qui font partie de ma profession.
Ainsi, j'aimerais vous parler brièvement aujourd'hui des limitations à la publicité et aux communications entre les travailleurs du sexe et leurs clients; de l'utilisation de la loi pour empêcher les gens d'acheter des services sexuels et des méthodes de recherche qui ont permis de rassembler l'information qui vous est présentée.
Parlons d'abord des limites à la publicité et aux communications avec les clients. Bien que la disposition sur les communications qui a été invalidée par l'arrêt Bedford touche principalement les personnes participant à des échanges dans la rue, les dispositions du projet de loi C-36 sur les communications et la publicité ont le potentiel d'exposer aux mêmes dangers les personnes qui travaillent loin de la rue et du coup, de leur rendre les choses beaucoup plus difficiles pour assurer leur sécurité.
Depuis plusieurs années, je concentre particulièrement mes recherches sur l'effet de la criminalisation et de l'incertitude qui entoure les lois sur les transactions qu'ont les clients avec les travailleurs du sexe. J'ai constaté sur la base de ces recherches que des communications claires et transparentes entre les travailleurs du sexe et leurs clients permettent de résoudre une grande partie des conflits potentiels. Quand les communications se font à la hâte, que les gens sont inquiets de se faire arrêter, de se faire expulser ou d'être stigmatisés d'une quelconque façon, quand ils ont tendance à restreindre la divulgation de leur identité, à se dépêcher beaucoup dans leurs conversations avec les travailleurs, cela peut créer des erreurs de compréhension et des incertitudes, qui généreront à leur tour un certain niveau de conflit. Le conflit peut se manifester sous une forme économique (des vols) ou à l'occasion, sous forme de violence. Cette situation est essentiellement attribuable au fait que les gens sont forcés d'interagir dans des environnements incertains.
Par ailleurs, il y a une chose dont nous n'avons pas entendu parler dans les témoignages qui vous sont présentés, c'est-à-dire l'effet de ces dispositions sur la sécurité sexuelle, sur les pratiques de santé sexuelle. Lorsque les transactions se font à la hâte, c'est-à-dire lorsque les gens n'ont pas l'occasion de communiquer clairement leurs attentes, ce qu'ils sont prêts à faire, leurs limites et les services qu'ils offrent, la probabilité qu'ils utilisent des pratiques sexuelles sécuritaires s'en trouve réduite. Les transactions effectuées à la hâte mènent à des pratiques sexuelles négligentes sur le plan de la sécurité, ce qui a un effet énorme sur la propagation du VIH et des MTS, qui ne représentent actuellement pas un problème sur le marché commercial du sexe canadien en général grâce aux communications ouvertes. Cependant, lorsqu'on examine ce qui se passe dans d'autres régions du monde où ces activités sont criminalisées, c'est un grave problème.
Pour ce qui est de l'utilisation des lois pour empêcher les gens d'acheter des services sexuels, la loi est une arme émoussée. Ses effets dissuasifs en général sont limités, c'est-à-dire qu'on ne peut pas changer des attitudes sociales simplement en adoptant des lois pour dire qu'il faut se comporter de telle façon.
Il y a deux formes de dissuasion du point de vue criminologique : la dissuasion générale et la dissuasion individuelle. D'un point de vue général, la loi a pour but de transmettre un message à la société en général, au grand public. En théorie, il est fantastique d'avoir des lois que tout le monde connaît. Mais il y a un argument que vous n'avez pas entendu dans le contexte du projet de loi C-36, une chose que je ne vois même pas dans le projet de loi C-36 : comment exactement les gens sont-ils censés être informés de ces lois? Est-ce qu'une partie des 20 millions de dollars prévus ici doit servir à financer une campagne de sensibilisation massive à l'échelle du Canada et le cas échéant, combien d'argent? Pour ce qui est de la dissuasion individuelle, c'est-à-dire comment la loi dissuade les gens individuellement d'adopter un comportement donné, on entre dans le domaine de l'application. Pour faire appliquer les lois contre les gens qui achètent des services sexuels, les policiers devront quadrupler leurs efforts actuels et probablement multiplier leur budget à l'infini. On semble croire que cela suffit pour faire diminuer la demande.
De même, il n'y a aucune disposition dans le projet de loi C-36 à ma connaissance destinée à éduquer les personnes qui achètent des services sexuels. Le simple fait d'arrêter une personne ne lui enseigne pas ce qui est censé être répréhensible dans son comportement.
J'aimerais conclure en vous parlant un peu de questions de méthodologie que j'estime très importantes. Il faut faire attention à trois choses. D'abord, aux échantillons de population sur lesquels on se base lorsqu'on parle de l'industrie du sexe et aux gens qui en font partie. La plupart des études menées sur l'industrie mettent l'accent sur le plus petit segment de l'industrie, c'est-à-dire les prostitués de rue. D'après mes calculs, la majorité des recherches canadiennes publiées portent sur la prostitution de rue ou le travail sexuel de survie. Nous savons pourtant qu'ils ne représentent que de 5 à 15 p. 100 de toute l'industrie, ce qui signifie que nous en savons bien peu en comparaison sur les 85 p. 100 de l'industrie dont les activités se tiennent loin de la rue.
La plupart des conclusions de recherche présentées au comité sont tirées d'études menées sur de très petits échantillons sélectifs. Les gens qui témoignent devant vous vous parlent de leur expérience au sein de leur petit groupe ou de leur propre expérience personnelle. Ce qu'ils vous racontent n'en est pas moins vrai, mais je vous encourage à porter attention aux personnes qui font partie des groupes qui ne sont pas représentés pendant ces audiences afin de mieux comprendre les expériences et les réalités de toute la diversité de personnes qui se trouvent dans l'industrie du sexe au Canada.
Il y a aussi toute la façon dont nous définissons et mesurons les choses. Dans le milieu universitaire, comme dans beaucoup de témoignages qui ont été présentés ici et devant le Comité de la justice, on ne prend pas la peine de définir des termes comme « violent » ou « inhérent » ou « exploitation » ou même « services sexuels ». Si nous ne savons pas vraiment ce que signifient ces termes, comment pouvons-nous être certains que nous parlons tous de la même chose et surtout, comment pouvons-nous savoir ce que nous mesurons?
Le président : Monsieur Atchison, je vais vous demander de conclure, s'il vous plaît.
M. Atchison : Pour conclure, les échantillons utilisés et la façon de définir et de mesurer les principaux enjeux ont une incidence directe sur notre aptitude à en tirer des conclusions générales. Bon nombre des gens qui se sont exprimés devant vous ont essayé de donner à leurs conclusions une portée plus vaste que leur échantillonnage ne le permettrait. Ils essaient de comparer les conditions et les structures juridiques de pays dont les structures et les conditions sociales, politiques, juridiques et économiques sont très différentes de celles qu'on trouve au Canada.
Je vous encourage à ne pas continuer à voir l'industrie du sexe comme quelque chose de simple. Je comprends certes que certains d'entre vous souhaitiez mettre un terme à la commercialisation du sexe et de la sexualité, mais je doute que vous y arriviez avec le projet de loi C-36.
Konstadia Spooner, représentante, Coalition of Body Rub Parlours of the Greater Toronto Area : Merci, monsieur le président. Je suis heureuse d'avoir l'occasion de m'exprimer devant le comité cet après-midi. Je représente une coalition de propriétaires de salons de massage autorisés de la Région du Grand Toronto. J'ai fait mes débuts dans cette industrie à l'âge de 23 ans, par choix, puis j'ai cofondé un établissement il y a deux ans.
Notre coalition a étudié le projet de loi, et je souhaite préciser que nous ne sommes pas en faveur du projet de loi tel qu'il est écrit actuellement. Il faut accepter que dans l'histoire, jamais le travail du sexe n'a été éradiqué nulle part, par n'importe quel type de régime juridique. Je crois que le gouvernement devrait viser d'abord et avant tout à ce que les participants au travail du sexe ne soient pas exploités et à ce que leurs activités se tiennent loin des zones résidentielles. C'est la raison pour laquelle je suis surprise que le gouvernement ait choisi de cibler les salons de massage, puisqu'ils comportent beaucoup d'avantages allant dans le sens de ces objectifs.
Les municipalités décernent des permis aux salons de massage au Canada depuis des décennies. Les règlements qui les régissent permettent aux employées de travailler dans des locaux propres et sécuritaires. Pour obtenir un permis, les propriétaires et les employés doivent faire l'objet de vérifications des antécédents criminels, afin qu'aucune personne d'âge mineur n'y travaille, ni des personnes qui auraient été condamnées pour des infractions criminelles graves.
Les municipalités ont aussi des règles de zonage strictes qui assurent que nos établissements soient situés dans des zones industrielles. Nous devons aussi nous conformer au Code du bâtiment et aux règlements municipaux en matière de sécurité. De plus, nos établissements sont en lien constant avec la police locale, afin que les policiers puissent interroger les travailleuses pour veiller à ce qu'elles ne soient pas exploitées ou à ce qu'elles ne travaillent pas sous l'influence de la drogue ou de l'alcool. Par exemple, mon établissement collabore avec les services de police locaux pour sensibiliser les victimes potentielles à l'exploitation sexuelle et leur offrir les services de soutien.
Notre coalition craint que le projet de loi C-36 ait des incidences négatives sur les travailleuses du sexe au Canada. Je veux d'abord souligner que ce ne sont pas toutes ces travailleuses qui se prostituent pour leur survie comme on l'a fait valoir tant et tant devant ce comité et celui de la justice, plus tôt cet été. À la lumière de mon expérience personnelle, d'abord comme employée et maintenant comme propriétaire, je peux vous dire que la vaste majorité des employées des salons de massage travaille de plein gré dans cette industrie. Ces femmes choisissent en toute connaissance de cause de travailler dans ce secteur parce qu'elles peuvent y gagner un revenu considérablement plus élevé qu'ailleurs. C'est un peu comme une personne qui décide d'aller braver l'hiver à Fort McMurray pour améliorer sa situation financière.
Nous nous demandons plus précisément si la criminalisation des salons de massage et de leurs clients ne va pas obliger ces établissements à fonctionner dans des environnements plus dangereux en se limitant à une clientèle qui ne craint pas d'enfreindre la loi, deux éléments qui mettraient davantage à risque les travailleuses de cette industrie. Je tiens à souligner que le Sénat français en est arrivé à la même conclusion en juin dernier lorsqu'il a abrogé une disposition semblable dans un projet de loi.
En guise de conclusion, j'aimerais demander à votre comité de prendre en considération deux amendements que nous jugeons raisonnables.
Premièrement, le paragraphe 286.1(1) devrait être modifié de telle sorte que les acheteurs de services sexuels ne soient criminalisés que dans les situations où ils auraient normalement dû savoir que la travailleuse du sexe était exploitée, une mesure semblable à celle adoptée au Royaume-Uni.
Deuxièmement, l'alinéa 286.2(5)e) concernant les entreprises commerciales devrait être modifié de telle sorte que l'on criminalise uniquement les entreprises qui exploitent sciemment des travailleuses du sexe pour en tirer un avantage matériel.
Nous estimons que les deux amendements proposés vont tout à fait dans le sens des objectifs énoncés pour ce projet de loi en établissant une distinction entre les activités, suivant qu'elles soient ou non fondées sur l'exploitation.
Je vous remercie et je me ferai un plaisir de répondre à toutes vos questions.
Le président : Merci à tous pour vos exposés. Nous allons passer aux questions en commençant par le vice-président du comité, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Merci pour votre comparution et pour vos exposés qui étaient fort intéressants. Il va de soi que nous allons prendre vos commentaires en considération dans notre examen de ce projet de loi.
Je vais débuter par le dernier point que vous avez soulevé. Nous vous remercions des deux amendements que vous proposez relativement à la définition de « services sexuels ».
Nous avons demandé aux gens du ministère le sens qu'ils donnent à cette expression et les raisons pour lesquelles on n'avait pas jugé bon de la définir dans le projet de loi. On nous a répondu que la définition de « services sexuels » était déjà bien établie par la jurisprudence. Que pensez-vous de cette réponse du ministère et comment l'interprétez-vous?
Mme Spooner : Il est difficile d'offrir un service sans savoir s'il est légal ou non et où se situent exactement les limites. Je représente les propriétaires de salons de massage. Je considère que ce projet de loi ne va pas atteindre les objectifs visés. Il aura seulement pour effet de criminaliser les prostituées, ou sinon les établissements où elles travaillent et les gens qui se procurent leurs services.
Tout cela rendra la situation des femmes encore plus périlleuse. Ces femmes doivent travailler sans savoir exactement ce qui est légal et ce qui ne l'est pas. Le système en place ne fonctionne pas bien du tout.
Le sénateur Baker : Il existe à ma connaissance une jurisprudence assez importante de cas où des policiers se sont présentés dans des salons de massage en feignant d'être des clients. Au fil des ans, j'ai lu bon nombre de ces décisions où il fallait déterminer si l'on offrait ou non des services sexuels dans ces salons. Vous demandez maintenant un amendement raisonnable en ce sens que l'établissement lui-même ne serait pas tenu responsable de toute activité illégale se déroulant à son insu. Est-ce bien ce que vous faites valoir?
Mme Spooner : Non. Nous assumons nos responsabilités à l'égard des personnes qui travaillent pour nous et des gestes qu'elles posent. En fait, nous voulons surtout faire valoir qu'il y a déjà des règles en place, via le processus d'octroi des permis, pour veiller par exemple à ce que nous n'embauchions pas de femmes de moins de 18 ans dans nos établissements. Pour ma part, je n'engage que des femmes d'au moins 21 ans. On procède à une vérification pour déterminer si elles ont un casier judiciaire, et elles doivent être autorisées à travailler au Canada.
Ces mesures contribuent déjà pour une bonne part à atténuer les problèmes associés au recrutement de jeunes filles pour leur exploitation dans l'industrie. Avant d'embaucher une jeune femme, je la reçois en entrevue pour lui poser toutes sortes de questions en vue de déterminer si elle agit de son plein gré.
Je me préoccupe donc surtout du risque d'être criminalisée, à titre de propriétaire d'un établissement, parce que j'emploie ces femmes dans mon entreprise. En vertu de ce projet de loi, et selon l'interprétation qu'en feront les tribunaux, je pourrais en effet être considérée comme une maquerelle ou une proxénète.
À la différence des maquerelles et des proxénètes, nous ne recevons pas d'argent de nos filles. Le client paie un tarif à l'entrée, puis les prix des différents services de massage sont affichés dans chaque salle. Les filles peuvent seulement offrir les services affichés, rien de plus et rien de moins. Si elles reçoivent un pourboire, c'est simplement parce que le client a apprécié le service offert, et non parce qu'il a obtenu quelque chose de plus. Nous ne touchons aucune redevance sur les sommes versées par les clients aux masseuses.
Contrairement aux proxénètes qui exercent un contrôle serré sur leurs filles, tant au travail qu'à l'extérieur, nos relations avec les nôtres ne débordent pas le cadre de leur emploi. Il est plutôt rare que nous ayons des contacts avec notre personnel en dehors du milieu du travail. Ce sont des femmes indépendantes qui peuvent mener leur vie comme bon leur semble. Il arrive qu'elles aient un autre emploi; certaines sont aux études; et plusieurs ont leur propre entreprise.
Le sénateur Baker : Je suis persuadé que mes collègues conviendront avec moi qu'il serait bon que nous posions des questions aux fonctionnaires lors de leur prochaine comparution pour veiller à ce que vos préoccupations légitimes soient prises en compte dans le projet de loi, voire à ce que des amendements y soient apportés en conséquence. Je suis convaincu que le gouvernement n'a pas l'intention — ou du moins ne devrait pas l'avoir — de criminaliser les activités qui ne devraient pas l'être. Je ne sais pas si nous allons proposer des amendements, mais nous allons tout au moins demander aux fonctionnaires du ministère de nous indiquer comment ils définissent au juste ces services.
Mme Spooner : Ce qui nous inquiète, c'est que dans les mots mêmes du ministre de la Justice, tout comme dans le document technique du gouvernement, on fait spécifiquement référence aux salons de massage et aux bars de danseuses. Le projet de loi cible explicitement nos établissements. Si ce n'était pas le cas, nous ne serions peut-être pas ici aujourd'hui, mais notre secteur a bel et bien été mentionné. Quoi qu'il en soit, nous collaborons de près avec nos services municipaux pour veiller à ce que notre personnel puisse travailler en toute sécurité dans un établissement dont le zonage exclut la proximité des écoles.
Le sénateur Baker : Et qui détient un permis de la ville.
Mme Spooner : Et un permis, oui.
La sénatrice Batters : Merci à tous de votre présence aujourd'hui. Comme ce sont généralement des hommes qui achètent les services de femmes, il est malheureusement parfois trop facile de ne pas tenir compte de la présence d'hommes et de garçons du côté de l'offre dans cette industrie. Je tiens donc à vous remercier, Tyler et Maxime, de comparaître devant nous aujourd'hui pour nous rappeler cet aspect de la situation. Vous apportez un point de vue dont le Sénat est le premier à bénéficier, car je ne crois pas que cette perspective ait été présentée devant le Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes.
J'aurais d'abord une question pour M. Atchison. J'ai passé en revue votre témoignage devant le Comité de la justice de la Chambre des communes en juillet. Vous aviez alors fourni de plus amples détails sur les résultats de vos travaux de recherche et la méthodologie utilisée. Si j'ai bien compris en relisant votre témoignage, vos recherches sont effectuées auprès des clients, ceux qui se procurent des services. Vous avez indiqué devant le comité de la Chambre avoir réalisé deux projets. Selon ce que vous avez dit, vous auriez mené 50 entrevues approfondies et sondé 2 004 personnes.
Toujours selon ce que vous avez dit à la Chambre, il semble que vous faites vos recherches à partir des témoignages des consommateurs de services sexuels qui viennent de leur propre chef vous relater leurs expériences avec les prostituées. Je répète ce que vous avez dit au comité de la Chambre : « En ce qui concerne la violence physique, moins de 5 p. 100 » des clients visés par vos études « ont signalé une forme quelconque de violence physique ». Il s'agit bel et bien d'un mécanisme de déclaration volontaire, n'est-ce pas?
M. Atchison : Oui. On utilise un procédé en tout point pareil pour mesurer la violence subie ou infligée par les personnes qui travaillent dans l'industrie du sexe.
La sénatrice Batters : D'accord. Mais, de façon générale, vous vous adressez aux personnes soupçonnées d'avoir commis des actes violents, plutôt qu'aux prostituées qui pourraient avoir été violentées, c'est bien cela?
M. Atchison : Pouvez-vous clarifier votre question, s'il vous plaît?
La sénatrice Batters : Vos sondages et vos entrevues approfondies ne se font habituellement pas avec des prostituées. De manière générale, ce sont ceux qui achètent des services sexuels que vous sondez, n'est-ce pas?
M. Atchison : Mes recherches des 20 dernières années ont porté sur tous les intervenants de l'industrie. J'ai mis l'accent sur ceux qui achètent des services sexuels, et pas seulement sur les « johns », les clients. Soit dit en passant, de nos jours, le terme « johns » qu'on utilise en anglais est largement perçu comme étant inapproprié. En outre, cette appellation ne rend pas compte de la diversité des personnes qui achètent des services sexuels, car elle donne l'impression que les clients sont tous des Caucasiens hétérosexuels typiques alors que ce n'est pas le cas.
La sénatrice Batters : Dans les deux projets dont vous avez parlé à la Chambre des communes — 50 entrevues approfondies et 2 000 sondages —, quel pourcentage des personnes sondées était des clients, des acheteurs, et quel pourcentage était des prostituées?
M. Atchison : La deuxième étude faisait partie d'une étude plus vaste appelée Understanding Sex Work [Traduction : Comprendre le travail sexuel], dans le cadre de laquelle mes collègues et moi nous sommes intéressés à tous les aspects de l'industrie. Ma collègue, la Dre Cecilia Benoit, a interviewé 267 travailleurs du sexe.
Nous nous sommes aussi intéressés aux directeurs, propriétaires et exploitants d'établissements commerciaux de l'industrie du sexe dans six grandes villes. Nous avons examiné les responsables de la réglementation, les décideurs et les services de police. Nous avons sollicité le point de vue des partenaires intimes des travailleurs du sexe et nous nous sommes intéressés aux clients.
La sénatrice Batters : Connaissez-vous le pourcentage d'acheteurs de services sexuels que vous avez sondés? J'essaie de me faire une idée de cette dynamique de déclaration volontaire, car j'ai remarqué que le président du Comité permanent de la justice et des droits de la personne vous a demandé si vous faisiez un suivi et s'il y avait un processus de vérification par croisement. Faites-vous un suivi auprès de la personne de qui un client a acheté des services sexuels afin de vérifier s'il disait bel et bien la vérité, s'il avait, oui ou non, été violent dans cette situation? Lorsqu'on vous a posé la question, vous avez répondu que cela serait impossible à l'heure actuelle.
J'essaie de savoir dans quelle mesure l'aspect « déclaration volontaire » de cette recherche pourrait être problématique sur le plan de la méthode.
M. Atchison : Comme je l'ai déjà dit, la déclaration volontaire n'est pas plus problématique sur le plan de la méthode que ce que l'on voit dans les recherches existantes sur les expériences vécues par les travailleurs du sexe dans l'industrie.
On dirait que vous vous demandez s'il n'y aurait pas lieu de traiter différemment l'authenticité des dires des sondés selon qu'ils sont acheteurs ou vendeurs de services sexuels. En tant que chercheur, je trouve cela étrange.
Je vais dans ces endroits et j'élabore des méthodes de collecte de données sophistiquées. Vous semblez du reste ne pas tenir compte du fait que j'ai aussi passé des centaines d'heures à observer dans une optique ethnographique comment les choses se passaient dans différents contextes.
Nous élaborons ces méthodes à partir des mesures scientifiques existantes dans le domaine social et celui de la santé, des mesures qui ont été testées. Nous faisons un travail considérable pour valider et contre-vérifier les comptes rendus des sondés. Nous essayons d'évaluer comment ces comptes rendus se comparent et contrastent avec ceux d'autres personnes de l'industrie.
J'ai trouvé particulièrement intéressante la question qui cherchait à savoir si un suivi était fait auprès d'un travailleur du sexe en particulier ou avec le petit ami de l'un ou de l'autre, car c'est une question qui n'a jamais été posée par qui que ce soit faisant de la recherche auprès des travailleurs du sexe. Personne n'a jamais dit : « Avez-vous tenté de retracer le client afin d'avoir sa version des faits? » Il me semble qu'il y a cette intéressante mécanique de « deux poids, deux mesures » lorsqu'il s'agit d'établir ce que nous allons accepter comme élément de preuve de bon aloi.
La sénatrice Jaffer : Merci beaucoup d'être là aujourd'hui.
Monsieur Megarry et monsieur Durocher, je ne sais pas si vous avez eu la chance de lire ou d'entendre ce que le ministre a dit lors des audiences du Sénat. Est-ce le cas?
M. Durocher : Un peu, oui.
La sénatrice Jaffer : J'ai cru comprendre que le ministre avait l'impression que tous les travailleurs du sexe sont des victimes et qu'elles sont exploitées — ce ne sont pas ses mots, mais les miens — et que nous devions vous secourir. Est- ce bien le cas? Cette impression est-elle justifiée?
M. Durocher : Selon moi, nous n'avons pas besoin d'être secourus. Aucun de mes amis qui travaillent dans l'industrie du sexe n'a besoin d'être secouru. C'est une décision qu'ils ont prise eux-mêmes. Ils aimeraient parfois que les choses se passent différemment et qu'ils puissent faire le 911 quand ils en ont besoin.
À l'heure actuelle, les dangers et les risques sont simplement perçus comme s'ils faisaient partie du travail, alors que c'est faux. Le projet de loi C-36 ne changera pas cela, car il fera en sorte que les clients seront perçus comme des criminels. En gros, le projet de loi dit que si nous faisons le 911, la police dira que nous avons invité un criminel dans notre lit et elle ne fera rien de plus pour nous aider.
Il faut que les forces de l'ordre soient de notre côté, c'est cette aide dont nous avons besoin. Si vous criminalisez une partie du processus, alors les forces de l'ordre ne peuvent plus être de notre côté. Elles essaieront de pincer nos clients, y compris ceux qui sont doux. Selon mon expérience, mes clientes sont toutes des femmes absolument douces. Mes amis m'ont dit qu'ils ont beaucoup de clients mâles qui sont tout à fait gentils. Ils sont les êtres les plus doux que vous pouvez rencontrer, des gens qui ne feraient pas de mal à une mouche et qui demandent sans arrêt si tout va bien.
Mais ce n'est pas vrai dans 100 p. 100 des cas, et c'est là que cela pose problème. C'est lorsque nous voulons porter des accusations que nous avons besoin d'être protégés et d'être en mesure d'aller voir la police afin qu'elle traite notre cas comme elle le ferait pour n'importe qui d'autre. Ce n'est pas ce qui se produit actuellement et ce n'est pas le projet de loi C-36 qui va renverser la vapeur.
Nous allons devoir encaisser. Les choses ne vont pas changer. Nous allons continuer d'être nerveux dans ce que nous faisons. Comme on l'a dit, si les clients deviennent des criminels, nous devrons opérer en cachette et avoir moins de contact avec eux pour établir si nous avons affaire à un bon ou à un mauvais client.
L'interdiction de s'afficher correctement ira aussi à l'encontre de cela puisque nous ne serons pas en mesure d'avoir un aussi bon contact et qu'il sera difficile de faire le suivi des échanges de courriels afin d'établir à qui l'on a affaire et de prendre une décision éclairée sur le bien-fondé d'une rencontre. Cette disposition ne nous aide pas.
Nous n'avons pas besoin de secours. Nous avons besoin d'être considérés comme des membres de la société comme n'importe qui d'autre, et il faut que les forces de l'ordre soient de notre côté.
Quelqu'un qui commet une agression ou un viol est déjà un criminel. Nous n'avons pas besoin que cela soit dit d'une autre façon, et surtout pas d'une façon qui englobe tout le monde, y compris ceux et celles qui sont gentils et inoffensifs.
M. Megarry : Maxime a parlé de beaucoup de choses dont je voulais parler. Il est important de ne pas oublier que les lois qui sont proposées doivent tenir compte de l'étendue du sujet et de la taille très considérable de l'industrie. Il y a un si grand nombre de différentes personnes qui y travaillent et un si grand nombre de différentes personnes qui utilisent ces services, et il y a aussi les clients. Le fait de vouloir loger tout le monde à la même enseigne produit ce genre de réaction chez les gens. C'est une généralisation et cela ne fonctionne pas.
Maintenant, en ce qui concerne le fait que les travailleurs du sexe mâles ont bien souvent été tenus à l'écart dans cette discussion, la raison en est peut-être que ces travailleurs ne correspondent pas à l'image typique qu'on se fait d'une victime, et il est important de soulever aussi cette question. Lorsque les gens proposent ces lois ou autres choses de particulier, ils se font déjà une idée de ce qu'ils veulent vendre et de ce qu'ils souhaitent voir se passer. Les travailleurs du sexe mâles sont bien souvent mis de côté, car ils ne cadrent pas dans cette conception. Leurs besoins et leur interaction avec les clients sont différents. Tout dans leur travail est différent.
Il y a des similitudes, bien sûr, mais d'une façon tellement générale. Il y a différents profils de personnes et de lieux de travail. Tout cela est tellement vaste qu'il n'est tout simplement pas pertinent de mettre tout dans le même panier et de dire que tout le monde est une victime, et que tout le monde est comme ceci et que tout le monde travaille comme cela. Cela ne correspond pas à ce que nous voyons.
Je travaille beaucoup avec des travailleurs du sexe qui travaillent dans la rue, mais aussi avec d'autres travailleurs du sexe qui opèrent dans d'autres industries : des escortes, des danseurs et des danseuses, des gens qui travaillent dans des salons de massage. Ils sont tous très différents et tous uniques en leur genre. Le fait d'essayer de tout regrouper comme on essaie de le faire ne pourra pas fonctionner. Et ces lois peuvent causer ces problèmes.
Le sénateur Plett : Madame Spooner, y a-t-il une différence entre un studio de massage et un salon de massage, ou est-ce la même chose?
Mme Spooner : C'est la même chose. Nos préposés sont en fait des masseurs et des masseuses. C'est ce qui est écrit sur notre permis.
Le sénateur Plett : Vos studios de massage vendent-ils des services sexuels?
Mme Spooner : Non, ils n'en vendent pas.
Le sénateur Plett : Dans ce cas, quel est le problème? S'ils ne vendent pas de services sexuels, ce n'est pas illégal de se faire donner un massage.
Mme Spooner : Précisément. Mais le ministre de la Justice a indiqué dans ses observations — et c'est écrit dans les papiers du gouvernement — que les studios de massage sont ciblés par ces mesures législatives. Nous ne savons pas encore quelles répercussions cela aura sur notre industrie. Ce sont peut-être les tribunaux qui décideront de la façon d'interpréter la loi.
Tout ce que je sais pour l'instant c'est que nos clients auront peur de continuer à venir nous voir si ce projet de loi est adopté. Nous appréhendons un ralentissement des affaires. Les commerces comme les nôtres ne seront plus viables.
Nos masseuses ne vont pas renoncer à leur gagne-pain. Elles deviendront tout simplement travailleuses autonomes. Contrairement à ce que suggère ce projet de loi, elles ne vont pas engager de gardes du corps. Elles se mettront à travailler depuis leur condominium. Les immeubles à condominiums seront remplis de filles travaillant comme masseuse dans leur propre demeure, près des écoles et des quartiers résidentiels, ce qui n'est pas le cas à l'heure actuelle avec nos commerces. Nous devons nous conformer au zonage en fonction de notre structure. Nous sommes réglementés, et ce, depuis les 20 dernières années.
Le sénateur Plett : Ce n'est certainement pas mon rôle ni mon intention de discuter avec vous, mais, en ce qui me concerne, je me sentirais plus à l'aise d'aller dans un salon de massage après l'adoption de ce projet de loi, car j'aurais l'impression d'aller dans un établissement légitime. À l'heure actuelle, je serais craintif, car je ne saurais pas dans quoi je m'embarque et qu'il y aurait toujours le risque que quelqu'un me prenne en photo avec son téléphone cellulaire alors que j'entre dans cet établissement où je souhaite me faire donner un massage en toute légitimité.
Mme Spooner : C'est exact, et j'espère que ce sera le cas et que beaucoup de nos clients verront les choses du même œil que vous. Cependant, nous sommes ici aujourd'hui parce que nous avons été nommés dans un texte de loi. De façon plus précise, les studios de massage et les clubs de danseuses ont été ciblés dans ce projet de loi. Voilà pourquoi nous sommes ici aujourd'hui.
Le sénateur Plett : Encore là, il y a une grande différence entre un salon de massage et un club d'effeuillage.
Mme Spooner : Oui, tout à fait. Comme il y a une grande différence entre les hommes escortes et les femmes escortes. Nous sommes dans l'industrie du divertissement pour adultes. Je ne nous mets pas dans l'industrie du sexe, et ce n'est pas parce j'en pense moins. Nous sommes tous dans le même bateau. Nous voulons tous les mêmes choses, mais j'aime souligner que les filles qui travaillent pour moi ne sont pas des prostituées. Elles sont des préposées au massage.
Le sénateur Plett : Il n'est donc pas question de divertissement. Vous avez dit que vous étiez une industrie du divertissement. Cela n'est pas du divertissement.
Mme Spooner : Nos clients nous trouvent très divertissantes.
Le sénateur Joyal : Ce projet de loi est fondé sur la présomption qu'une personne qui offre des services sexuels est exploitée, peu importe le contexte. C'est écrit dans le premier paragraphe du préambule de ce projet de loi, et c'est ce que nous ont dit le ministre et ses collègues il y a deux jours. C'est le fondement philosophique sur lequel repose toute la structure du projet de loi.
Mais, d'après ce que vous nous dites, il ne semble pas que ceux que vous connaissez qui sont dans ce domaine y ont été amenés de force par toutes sortes de facteurs qui les auraient mis en situation d'exploitation. Quel est votre point de vue à ce sujet?
M. Durocher : Oui, tout à fait. Comme vous l'avez dit, ce projet de loi vise à mettre un terme à la traite des personnes et, essentiellement, à assimiler la traite des personnes à la prostitution. Or, ce sont deux choses très différentes.
Personnellement, je crois que bon nombre de mes compatriotes appuieraient des amendements à ce projet de loi, soit ceux qu'a proposés Mme Spooner concernant le passage où vous cibler les clients et l'autre qui rend l'achat illégal. Nous aimerions que le projet de loi soit amendé pour que l'achat soit criminel si la personne qui offre ses services est mineure ou si elle est forcée de le faire. Ces deux aspects — et je ne sais pas pourquoi nous avons précisément besoin de ce projet de loi pour y arriver — pourraient être modifiés de sorte que le crime d'achat ne s'applique que lorsqu'il s'agit d'une personne mineure ou d'une personne qui est forcée à se prostituer. De la même façon, il serait illégal de tenir un salon de massage ou une quelconque agence qui emploierait des mineures ou forcerait des employés à travailler contre leur gré. Ces situations seraient donc illégales, elles aussi.
De cette façon, les agences feront peut-être plus attention aux personnes qu'elles engagent, et les clients eux-mêmes se soucieront peut-être davantage de l'âge de la personne qui leur fournit un service. Il sera très important de leur faire comprendre qu'ils doivent éviter ces situations. Nous voulons abolir ces cas d'espèce, et c'est aussi mon souhait.
Si une personne mineure venait me voir, même quelqu'un qui a presque 20 ans, je lui demanderais une preuve d'âge. Je ferais la même chose que ce que les proposés de la SAQ font au Québec. Tous ceux qui veulent acheter de l'alcool et qui ont l'air d'avoir presque 23 ans se font systématiquement demander une preuve d'âge, même si la loi fixe l'âge de la majorité à 18 ans. Je ferais donc exactement la même chose, car je suis contre la présence de mineurs dans notre industrie. Je m'oppose aussi au fait qu'on force des personnes à entrer dans l'industrie. Je travaille là-dedans de mon propre gré et c'est comme cela que les choses devraient se passer.
M. Megarry : Nous avons parlé du besoin de protéger les personnes qui sont exploitées, les mineurs qui travaillent dans l'industrie. Mais comme on le disait, l'industrie est très vaste et les lois pour ces situations seront différentes de celles qui encadrent les agissements d'adultes consentants, de personnes qui sont dans ce domaine par choix. Il est ici question de deux choses distinctes, et ces lois devraient exister. Mais la loi proposée met tout le monde dans le même bateau, et ce n'est pas une bonne idée. Le projet de loi criminalise tout ce qui entoure l'acte, que vous ayez 51 ans ou que vous soyez plus jeune. Il est important de souligner qu'il s'agit de deux choses distinctes.
Comme l'a dit Maxime, on devrait mettre des mesures en place pour protéger les personnes qui sont exploitées et contraintes, qui sont mineures, mais leur situation est différente et doit être examinée séparément. Ce sont des enjeux complexes, et on ne peut les prendre comme un ensemble, car cela ne fonctionne pas. Cela aura des répercussions pour certaines personnes et des avantages pour d'autres. Cela ne fonctionnera tout simplement pas. Ces questions doivent être traitées séparément.
Le sénateur Joyal : Monsieur Atchison, dans le cadre de vos recherches, avez-vous tenu compte de l'aspect du projet de loi qui porte sur la victimisation? Comme je l'ai dit, le premier paragraphe concerne « l'exploitation inhérente »; ce sont les mots qu'on trouve dans le projet de loi. Évidemment, le corollaire, c'est que s'il y a exploitation, il y a une victime. Avez-vous déjà cherché à savoir si les personnes qui offrent des services sexuels se perçoivent comme des victimes? Cela dépend-il de la mentalité de la personne, ou cela arrive-t-il dans certaines circonstances, comme en situation de pauvreté? En général, quelles conclusions pouvons-nous tirer de vos études?
M. Atchison : J'y ai porté une attention particulière au cours des huit dernières années. Je souhaite ardemment comprendre les mécanismes et la dynamique du pouvoir, ainsi que la prise de conscience des abus de pouvoir lorsqu'ils surviennent.
D'après ce que m'ont dit les personnes que j'ai observées et rencontrées, il n'existe aucune demande pour les relations forcées. Le fait qui ressort des entrevues et des sondages que j'ai réalisés, c'est que la personne qui le fait contre sa volonté, dans un contexte dégradant, prive l'acheteur de services sexuels du plaisir de l'interaction.
Seul un pur psychopathe prendrait plaisir à avoir des relations sexuelles avec une personne ligotée et bâillonnée, qui pleure et qui se trouve là contre son gré. Personne ne m'a jamais dit, lors d'une entrevue ou d'un sondage, que c'est ce qui lui procure de l'excitation. D'ailleurs, quand je demande aux gens quelles sont leurs préférences, quand je creuse un peu pour savoir ce qu'ils recherchent ou ce qu'ils veulent en retirer, ils me parlent très souvent d'un besoin d'établir une sorte de lien sur le plan émotif, un certain degré d'intimité. La personne qui est là contre sa volonté ne sera pas en mesure d'établir ce genre de lien.
Il y a une deuxième question liée à ce...
Le président : Nous n'aurons pas le temps d'aborder la deuxième question. Nous allons poursuivre avec le sénateur Dagenais.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Merci à nos invités. Ma question s'adresse à Mme Spooner. Je vous ai écoutée attentivement. En tant qu'ex-policier, j'ai un peu de difficulté avec l'image que vous voulez projeter de votre commerce. Votre discours, quant à moi, ne tient pas la route, lorsque vous dites que vous ne savez pas ce qui se passe derrière la porte. Je sais que vous n'êtes pas sous serment ici et qu'on n'est pas devant un tribunal.
Sincèrement, seriez-vous surprise si d'ex-masseuses disaient que, lorsque vous les embauchez, vous leur donnez surtout une formation sur le discours à tenir avec les clients et, éventuellement, avec les policiers?
[Traduction]
Mme Spooner : Insinuez-vous que les employées offrent un service complet?
[Français]
Le sénateur Dagenais : Non. Vous dites que dans votre commerce, les gens le font librement et vous ne savez pas ce qui se passe derrière la porte. Je vous dis que, en tant qu'ancien policier, vous seriez peut-être surprise d'apprendre que d'ex-masseuses affirment que, lorsqu'elles sont embauchées par des salons de massage, elles reçoivent surtout une formation sur le discours à tenir avec les clients et, éventuellement, avec les policiers. Il y a beaucoup de formation sur le discours à tenir lorsqu'on leur demande des explications. C'est surtout sur cela que vous faites la formation et vous ne l'avez pas mentionné.
[Traduction]
Mme Spooner : Nous ne donnons pas de formation à nos employées à propos de ce qu'elles doivent dire aux policiers. À de nombreuses occasions, les policiers sont venus les interroger. Leur principal objectif est de s'assurer que les filles sont là de leur plein gré, qu'elles n'y sont pas contraintes, qu'il n'y a pas de drogue ni d'alcool sur les lieux, et que tous les employés présents ont le droit de travailler.
Toutes les portes ont des judas, comme le prévoit le règlement. Les policiers et les agents d'application des règlements peuvent venir sans avertissement observer ce qui se passe. Les portes ne sont jamais verrouillées; c'est contre le règlement.
Je ne suis pas naïve au point de penser qu'il est impossible que deux adultes seuls dans une pièce puissent se livrer à une activité que je n'approuverais pas, mais tout ce que je peux vous dire, c'est que je forme mon personnel et que je n'embauche que des employées qui se sentent à l'aise d'offrir des massages érotiques complets, et non des services complets. J'ai confiance en mon personnel, et si j'apprends qu'une personne fournit des services qui vont au-delà de ce que nous voulons offrir, je la congédie. Il m'est arrivé de congédier des employées.
Encore une fois, je ne veux pas laisser entendre que la prostitution est répréhensible. C'est simplement que je connais l'industrie des salons de massage; je ne suis pas dans l'industrie des maisons closes. Je gère mon commerce comme un salon de massage.
Nos employées se sentent à l'aise d'offrir ces services, et je le répète, lors d'une entrevue approfondie, je m'assure que j'embauche des filles qui veulent seulement offrir des massages érotiques complets. Si j'apprenais qu'une personne offre des services supplémentaires, je la congédierais; nos clients se présentent au commerce pour diverses raisons, mais la majorité le font parce qu'ils savent que c'est un endroit sûr, que les employées y travaillent de leur plein gré et qu'aucun service supplémentaire n'est offert. C'est un plaisir sain. Voilà comment ils voient les choses. Dans cette industrie, on ne peut demander mieux.
Le sénateur McIntyre : Je tiens d'abord à vous remercier de vos exposés. J'ai deux brèves questions. La première s'adresse à M. Atchison.
Dans votre résumé du projet de loi, vous faites référence aux 20 millions de dollars de nouveau financement fédéral. Comme vous l'avez souligné à juste titre, on mettra l'accent sur le financement des programmes permettant aux travailleurs et travailleuses du sexe de quitter le milieu de la prostitution. Je remarque que vous appuyez cette initiative, sans égard à l'intention de sortir du milieu.
Vous ajoutez toutefois, à la page 7 de votre résumé, que la majorité des personnes que vous avez sondées ne sont pas dans cette situation, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas l'intention de sortir du milieu. Pourriez-vous nous en dire davantage à ce sujet, s'il vous plaît?
M. Atchison : La notion de sortie est intéressante. Nous ne l'appliquons à aucune autre industrie ni à aucun autre métier. Nous n'avons pas de stratégies de sortie pour les policiers ou les politiciens qui cherchent désespérément à sortir des forces de l'ordre ou du milieu politique.
Lorsque nous avons commencé nos recherches sur les travailleurs de l'industrie, mon collègue, Mme Benoit, a examiné de façon approfondie les besoins des gens. Une autre de mes collègues, Mme Raven Bowen, a effectué des recherches dans ce domaine pour lesquels je l'ai conseillé et qui portent sur les personnes qui quittent l'industrie et y reviennent ensuite. Bien souvent, les gens sont tantôt dans cette industrie, tantôt à l'extérieur. Ils savent qu'ils ont la possibilité d'y revenir. Ils peuvent donc travailler temporairement dans ce domaine.
D'après ce que je comprends et ce que je sais des gens qui fournissent des services de première ligne aux travailleurs et travailleuses de l'industrie du sexe, le besoin le plus criant n'est pas de quitter le milieu; c'est plutôt l'aide liée à la pauvreté, au soin des enfants et à d'autres enjeux plus importants dans leur vie.
M. Megarry : Puisque j'effectue du travail de première ligne à temps plein auprès des travailleurs du sexe depuis trois ans et demi dans cet organisme, je peux confirmer ce qu'il dit, car c'est vrai. Étant donné les problèmes auxquels sont confrontés les gens, il est rare qu'ils quittent le milieu. Dans le cadre de mon travail, j'aide les gens à quitter l'industrie du sexe si tel est leur choix, si c'est ce qu'ils souhaitent. Je peux les aider à le faire. Parfois, ils veulent rester et travailler de façon plus sécuritaire ou partir à un moment donné, mais ce n'est pas réaliste actuellement, car ils ont d'abord besoin d'un endroit où vivre, ils ont d'abord besoin d'avoir accès aux services de santé, et à toutes sortes de choses.
Je crois donc que l'idée de simplement présenter cette stratégie de sortie pour tout le monde ne fonctionnera pas, car les gens se trouvent tous à des endroits différents et ils doivent déterminer eux-mêmes où ils en sont. Il y a parfois des besoins fondamentaux qui doivent être comblés en premier, comme le besoin d'être respecté, d'être traité comme une personne et d'avoir accès à des soins médicaux, de trouver un logement, de ne pas être méprisé, d'avoir accès à des services de garde et de pouvoir faire ce qu'on a à faire. Pour revenir à ce qu'il disait, je trouve qu'il n'est pas réaliste d'imaginer que tout le monde veut quitter le milieu et que les programmes de sortie sont la solution, car ce n'est pas la réalité de tous. Cela ne rejoint pas les personnes qui travaillent actuellement, et ce n'est pas réaliste pour tout le monde dans l'industrie.
Le sénateur McIntyre : Je pense que les 20 millions de dollars serviront principalement à aider les gens à sortir de la prostitution, mais il existe d'autres programmes communautaires pour aider les travailleurs de rue.
Le projet de loi C-36 contient 49 articles; le Comité de la justice de la Chambre des communes a proposé un amendement à l'article 45. On propose, dans l'article modifié 45.1, de revoir les modifications au code introduites par le projet de loi C-36 après cinq ans. Très rapidement, puis-je savoir ce que vous en pensez, s'il vous plaît?
M. Durocher : Cinq ans, c'est long. La version actuelle du projet de loi entraînera le recours à des processus judiciaires — on s'y attaquera dès le départ, car cela nuira à notre capacité de gagner notre vie. Dans 5 ans, il pourrait déjà être passé par au moins un tribunal, et dans 7 à 10 ans, il sera à nouveau devant la Cour suprême. Donc, cinq ans, c'est trop long. Des recherches effectuées dans le monde entier montrent à quel point ce n'est pas avantageux. En Suède, j'ai vu des études qui criminalisent les clients, et cela a réellement un effet néfaste.
Le sénateur McIntyre : Certaines personnes nous ont dit approuver la période de cinq ans, car il faut du temps pour comprendre la mesure législative. C'est l'un des arguments. Merci.
La sénatrice Frum : Monsieur Atchison, avez-vous eu l'occasion d'entendre les témoignages présentés au comité hier?
M. Atchison : Oui.
La sénatrice Frum : Oui? Vous avez donc entendu Casandra Diamond, Bridget Perrier, Larissa Crack et Diane Matte? Vous avez entendu leurs témoignages?
M. Atchison : Oui.
La sénatrice Frum : Et vous dites tout de même ne pas être au courant de l'intérêt pour les activités sexuelles forcées?
M. Atchison : Non, je ne dis pas que je ne suis pas au courant. Ce que je dis...
La sénatrice Frum : Non, vous avez raison; vous dites qu'il n'existe aucune demande pour cela. Maintenez-vous cette déclaration?
M. Atchison : Ce que je dis, c'est que chez les personnes que j'ai interrogées pour mes recherches, il n'existe aucune demande perceptible à ce chapitre. Après avoir observé diverses communautés durant des centaines d'heures, je n'ai rien détecté qui encourage cela au sein des communautés d'acheteurs de services sexuels. En fait, c'est tout le contraire. Il existe un tissu normatif au sein de bon nombre de ces communautés où les gens se regroupent pour signaler qu'ils n'approuvent pas les rapports sexuels avec des personnes mineures. Ces gestes sont totalement rejetés au sein de la communauté, tout comme les actes de violence et les agressions.
La sénatrice Frum : J'ignore ce que cela veut dire. Je ne sais pas de quoi vous parlez.
M. Atchison : Des forums de discussion composés de gens de l'industrie du sexe se forment en ligne; ils discutent de leur expérience dans l'industrie. Si quelqu'un fait allusion au fait qu'il aimerait avoir des rapports sexuels avec une personne mineure, toute la communauté lui tombe dessus et lui fait savoir que c'est inacceptable.
La sénatrice Frum : C'est la façon de faire?
M. Atchison : C'est la façon de faire.
La sénatrice Frum : Si je veux avoir des rapports sexuels avec une personne mineure, je dis à la communauté que c'est ce que je veux?
M. Atchison : Non, cela montre qu'une grande partie de la communauté considère que c'est un comportement inapproprié, qu'il y a des gens qui ont assurément ce type de désirs, peu importe dans quelle population. Au sein de cette population, il y a autant d'écarts que dans n'importe quelle autre.
La sénatrice Frum : Vous avez dit qu'il n'y avait aucune demande pour cela.
M. Atchison : Eh bien, j'ajouterais aussi une chose. Pour faire la distinction entre un client et quelqu'un qui cherche à agresser violemment quelqu'un, car il semble qu'on tende très souvent à confondre les deux, je dirais que les gens qui cherchent à violer et à assassiner ne sont pas des clients. Ils ne sont pas intéressés par les services sexuels entre adultes consentants.
La sénatrice Frum : Comme vous l'avez dit dans votre exposé, nous n'avons pas une définition précise de la violence — de toute évidence, le viol et le meurtre en sont —, mais le spectre de la violence est très large : comme nous l'ont dit nos témoins hier, cela peut être se faire brûler avec une cigarette, se faire tirer les cheveux, toutes sortes de choses que je n'ai pas besoin d'énumérer qui sont très violentes, ou il peut s'agir de mots — les mots peuvent être empreints de violence —, comme les insultes et un langage violent.
M. Durocher : Si vous me permettez d'intervenir, j'ai été en contact avec de nombreux groupes différents. Tout d'abord, nous parlons d'activités sexuelles entre adultes consentants. J'ignore si vous êtes au courant, mais certains adultes aiment les activités de BDSM. On ne peut juger une personne en fonction de son comportement sexuel entre adultes consentants. La violence, telle que vous la définissez, n'est pas un acte consentant. Nous avons des listes noires pour les gens qui agissent ainsi. Nous inscrivons sur la liste noire le nom de nos clients qui utilisent tout type de violence, qui arrachent le condom avant la pénétration ou qui sont tout simplement suspects. Nous avons nos listes noires. Nous ne considérons pas ces personnes comme des clients, et ils ne représentent qu'un faible pourcentage.
M. Megarry : Ce que vous soulevez quand vous parlez de la violence à laquelle les personnes peuvent être confrontées — se faire tirer les cheveux, brûler avec une cigarette, violer — ce sont des choses qui peuvent arriver à n'importe qui. Cela n'arrive pas seulement aux travailleurs et travailleuses du sexe. Ces lois existent pour les gens. Si on crée d'autres lois pour les travailleurs et travailleuses du sexe, c'est comme si on leur disait qu'ils sont différents des autres gens, alors qu'ils devraient faire partie de la même catégorie.
Lorsqu'une personne est violée, qu'il s'agisse d'un travailleur du sexe ou de qui que ce soit, cette personne devrait avoir le droit que cela ne lui arrive pas. Il existe des lois contre la violence, il existe des mesures de protection; ces lois disent en fait que les choix d'une personne la placent dans des situations à risque. C'est donc un peu comme si ce qui lui arrive est sa faute, ce qui est faux.
Ces lois existent déjà. Il y a des répercussions pour cela. Il peut y en avoir. Ces choses existent, et le fait de les traiter séparément déshumanise les travailleurs du sexe; ils n'ont pas l'impression d'être comme le reste de la société. On n'applique pas les mêmes lois pour eux, mais on le devrait.
La sénatrice Frum : Je doute qu'il y ait une loi interdisant de traiter quelqu'un d'une manière dégradante durant les rapports sexuels. Je ne crois pas que cette loi existe; cette question est visée par ce projet de loi.
Le sénateur Baker : Je trouve cette discussion très intéressante. Monsieur Durocher, dans votre travail, il y a des hommes qui sont des travailleurs du sexe et qui ont une clientèle féminine; j'aimerais savoir si les femmes qui font partie de votre clientèle posent souvent des gestes de violence. Êtes-vous confronté à des gestes de violence de la part de votre clientèle féminine?
M. Durocher : Pour ma part, je n'ai jamais été victime de violence de la part de mes clientes. Nous devons souvent composer avec des comportements un peu différents. Ce serait davantage de la violence psychologique. Il arrive qu'une cliente ne soit pas dans son état normal. Elle peut avoir bu quelques verres et perdre tout à coup les pédales parce qu'elle ne se sent pas à l'aise, qu'elle craint pour sa sécurité ou pour toute autre raison. Elle peut alors faire une crise de panique, se mettre à hurler et vraiment perdre tout contrôle, et nous devons gérer tout ce stress. Nous sommes donc exposés à une violence davantage psychologique que physique, et nous nous efforçons de réagir calmement en faisant pour le mieux afin que la cliente reprenne ses esprits. Nous mettons ensuite fin au rendez-vous.
Le sénateur Baker : Il y a au Canada des émissions de téléréalité très populaires qui mettent en vedette des gigolos.
M. Durocher : L'une a pour titre « Gigolo » et l'autre s'intitule « Hung ».
Le sénateur Baker : Le Canadien moyen semble beaucoup apprécier ces téléréalités où la clientèle est composée de femmes. Est-il courant que des femmes aient recours aux services de gigolos ou de prostitués? Est-ce un phénomène répandu dans la société canadienne et qu'en est-il de la situation aux États-Unis?
M. Durocher : Tant aux États-Unis qu'au Canada, et je dirais dans l'ensemble du monde occidental, ce n'est pas très répandu. Il ne vient pas vraiment à l'esprit de la plupart des femmes que ce genre de service est offert, que c'est chose possible, alors que les hommes savent depuis la nuit des temps qu'ils peuvent payer pour obtenir des services sexuels.
Ce n'est pas répandu pour l'instant, mais les femmes explorent de plus en plus leur sexualité. Elles ont fait un grand bond en avant en obtenant le droit de vote au début du XXe siècle, et on s'approche maintenant de l'équité salariale. De plus en plus, les femmes occupent une position de force au sein de notre société et considèrent que leur sexualité devrait être la même que celle des hommes. On dit souvent que les hommes ont une sexualité très forte et doivent en explorer toutes les facettes, alors que les femmes sont vues comme plus sexy, mais moins sexualisées. C'est le rôle auquel on les confine.
On constate maintenant un retour du balancier. Lentement, les choses en viennent à s'égaliser à ce chapitre. On pourra toujours bien sûr vous dire qu'une femme en quête d'aventures sexuelles n'a qu'à aller draguer dans les bars. Mais les femmes se rendent compte de plus en plus que le jeu n'en vaut pas vraiment la chandelle, car les hommes ainsi rencontrés pensent souvent d'abord à leur propre gratification sexuelle, ce qui se traduit pour la femme par une expérience rarement très satisfaisante. C'est pourquoi elles sont bien avisées de faire appel à des professionnels.
Le sénateur Baker : Ces femmes n'ont qu'à bien se tenir avec ce projet de loi. Elles risquent de se retrouver derrière les barreaux.
Mme Spooner : Au cours des dernières années, nous avons noté une forte augmentation du nombre de femmes et de couples qui veulent se procurer nos services. Il y a donc parmi nos clientes des femmes qui accompagnent leur mari.
Le président : Vous travaillez seul. Vous ne faites pas partie d'une agence?
M. Durocher : C'est bien cela.
Le président : Quelle importance revêt la publicité dans vos efforts pour trouver des clientes?
M. Durocher : C'est très important, car il faut que je m'affiche, que je présente ma personnalité en ligne. Soit dit en passant, les femmes n'apprécient pas les photos explicites; ça les rebute totalement. Je dois donc mettre en valeur ma personnalité, car contrairement aux escortes féminines qui offrent directement leurs services aux hommes qui répondent simplement à leur annonce, je dois être présent en ligne, avoir un compte Twitter, participer à des forums. Je dois établir avec elles des liens tout à fait asexuels en me contentant d'exposer ma personnalité et ma disponibilité. Je dois être accessible sur le Web pour que les femmes puissent me trouver et voir quel genre de personne je suis. Généralement, il faut se montrer patient. Certaines peuvent prendre des mois pour décider si un homme les intéresse ou s'il correspond à leurs attentes.
C'est très important pour moi et pour bien des gens dans l'industrie, car c'est ainsi que nous pouvons établir de meilleures connexions. En ayant accès à un plus large éventail de clientes potentielles, nous pouvons éliminer celles que nous ne voulons pas. Il arrive que nous recevions un message plutôt bizarre d'une cliente et que nous ne soyons plus trop sûrs de vouloir la rencontrer. Nous pouvons alors simplement lui dire que nous ne sommes pas à l'aise et passer à la suivante. Mais, plus on réduit le champ de prospection et moins la demande est forte, plus on s'expose à des situations désagréables. Je peux vous dire qu'il est parfois carrément dégoûtant d'offrir ses services à certaines clientes.
Il va de soi que le projet de loi C-36 va rétrécir notre base de clientèle en la limitant aux personnes qui ne craignent pas d'être criminalisées. Cela nous laisse quoi exactement? Les criminels, ceux qui commettent des actes répréhensibles comme les voies de fait, le viol et le meurtre. Comme ils se livrent déjà à des agissements semblables, la criminalisation des clients ne les préoccupe pas vraiment.
La sénatrice Batters : Monsieur Atchison, je veux juste m'assurer d'une chose. Vous êtes bien sociologue et associé de recherche au Département de sociologie de l'Université de Victoria?
M. Atchison : C'est exact.
La sénatrice Batters : Et vous n'avez pas de formation en droit?
M. Atchison : Non.
La sénatrice Batters : Comme nous avons reçu une copie de votre déclaration préliminaire, je me suis rendu compte qu'il y a un aspect que vous n'avez pas eu le temps d'aborder. À la fin de votre exposé, vous souhaitiez nous dire que vous recommandez que ce projet de loi fasse l'objet d'un renvoi à la Cour suprême du Canada. Je ne suis pas d'accord avec cette recommandation.
Je ne sais pas si vous avez entendu le témoignage du groupe désormais célèbre de témoins que nous avons reçus hier après-midi. Il y avait l'avocate de Mme Bedford assise à ses côtés ainsi que la professeure Benedet. Ces deux avocates étaient d'avis tout à fait contraire relativement à cette question. Cependant, lorsqu'on leur a demandé si un renvoi à la Cour suprême du Canada était justifié en l'espèce, les deux ont indiqué qu'elles ne croyaient pas cela nécessaire. L'avocate de Mme Bedford n'a pas beaucoup d'expérience, mais Mme Benedet travaille depuis 20 ans dans des dossiers semblables. N'êtes-vous pas étonné de constater que ces deux avocates ont répondu exactement la même chose à cette question bien précise?
M. Atchison : Cela ne m'étonne pas. Si je recommande un tel renvoi, c'est pour éviter au gouvernement des tracas inutiles et des dépenses faramineuses au fil des 30 prochaines années. Il a fallu 30 ans de contestations judiciaires pour que les lois en cause soient invalidées. Il se pourrait fort bien que 30 années encore soient nécessaires. Ainsi, le gouvernement risque de dépenser des millions et des millions de dollars pour une chose qui pourrait sans doute être réglée par un simple renvoi à la Cour suprême.
La sénatrice Batters : En revanche, si nous n'avons pas adopté une loi d'ici la mi-décembre, nous perdrons toutes ces dispositions dont la Cour suprême a suspendu l'abrogation. Il y aurait alors des lacunes importantes dans les lois sur la prostitution au Canada. N'êtes-vous pas un peu surpris que l'avocate de Mme Bedford ait répondu de cette manière alors qu'on aurait peut-être pu s'attendre à ce qu'elle partage votre point de vue?
M. Atchison : Peut-être que son raisonnement diffère du point de vue du droit.
Je suis moi-même en désaccord avec vous. On ne créerait pas de grandes lacunes en n'adoptant pas de nouvelle loi. Il y a déjà dans le Code criminel des dispositions qui traitent de la plupart des cas de mauvais traitement. Nous avons des lois contre le meurtre, le viol et toutes les formes d'agression. Il suffit de nous donner les moyens de les mettre en application. Il faut que les policiers prennent au sérieux les plaintes formulées par les intervenants de l'industrie du sexe et y répondent en traitant ces gens-là comme des êtres humains à part entière.
La sénatrice Jaffer : Monsieur Atchison, je trouve votre document et votre point de vue intéressants. La raison, et mes collègues me corrigeront si je me trompe, c'est que nous avons entendu le point de vue de différentes personnes sur le projet de loi, mais le groupe de personnes qui n'a pas comparu devant notre comité, pour des raisons évidentes, ce sont les personnes que vous étudiez, les clients.
Lorsque le ministre est venu témoigner, il a parlé de rendre la prostitution illégale. Je ne suis pas tout à fait d'accord avec lui. Il a parlé de fournir une immunité aux vendeurs, mais non aux clients. Je ne sais pas si vous avez discuté avec des clients. Pourriez-vous nous dire ce qu'ils en pensent?
M. Atchison : En ce moment, dans l'ensemble de l'industrie du sexe, il règne un climat d'incertitude qui crée un climat de peur, la peur de l'inconnu. Que se passera-t-il? Que se passera-t-il par la suite, en décembre ou en janvier? Les gens qui achètent des services sexuels que je rencontre se demandent s'ils deviendront des criminels. Ils disent que le ministre les traite déjà de pervers. C'est probablement ce qui explique que très peu de gens qui achètent des services sexuels veulent venir témoigner. Ils sont déjà contraints par la honte, rejetés et stigmatisés. Il n'est donc pas très surprenant que personne ne se présente ici en disant : « Allez-y, humiliez-moi davantage. »
En ce qui concerne les mesures législatives, la peur de ces mesures — et mes recherchent le démontrent — crée la situation dont je parlais tout à l'heure pour ce qui est du refus d'une communication transparente et claire. Cela fait en sorte que les gens font les choses à la hâte, qu'ils cachent leur identité, ce qui est un mécanisme de sécurité important tant pour les travailleurs du sexe que pour leurs clients — l'ouverture, la communication. « Alors, c'est le numéro auquel je peux te rejoindre ». L'idée d'être criminalisés les ébranle.
De plus, je trouve qu'il est intéressant que la situation amène beaucoup de gens à faire de la publicité à l'étranger. Le seul fait que cela arrêtera, non, les gens font déjà exactement ce que je pensais, comme lorsque les dispositions sur la rue ont été appliquées : ils se déplacent, en fait. Ils se déplacent et les activités changent de place. Les gens se demandent comment ils peuvent continuer, mais ils sont toujours dans un climat de peur.
M. Megarry : Dans le cadre de mon travail, je travaille très directement avec des clients également. Je travaille pour la santé et le bien-être des travailleurs du sexe, et cetera, et la santé de leurs clients les touche directement. Nous examinons les mesures législatives, et vous soulevez un bon point en disant que les interactions semblent précipitées dans ce climat de peur et que personne ne peut vraiment être honnête sur ce qui se passe. Il faut qu'il y ait des discussions honnêtes. Si nous parlons de protection et d'éducation sexuelle et de pratiques sexuelles sécuritaires, une discussion s'impose, et il doit y avoir une place réservée à cette fin. Comme je l'ai dit, bon nombre de clients masculins qui achètent des services de travailleurs du sexe sont peut-être dans un processus d'affirmation de leur identité sexuelle et ont peut-être des problèmes. Il se peut que les services de santé auxquels ils ont accès ne répondent à aucune de leurs questions sur les pratiques sexuelles sécuritaires entre deux hommes. Ils se sentent trop mal à l'aise pour se tourner vers des services destinés aux hommes gais et aux bisexuels, car ils ne sont pas nécessairement prêts. Ils n'en sont pas là et ce n'est pas de cette façon qu'ils s'identifient, et c'est correct. Cependant, ils doivent avoir accès à des services pour passer des examens, consulter, prendre soin de leur santé, ce qui a des répercussions sur la santé des gens qui les entourent, de leurs collègues, de leurs amis, de leurs familles ou d'autres partenaires en dehors de leurs rencontres avec des travailleurs du sexe.
Si on les criminalise ou si on criminalise leurs clients, personne ne peut dire ce qui se passe. Personne ne peut avoir de discussion sur les questions de santé et de sécurité. Nos discussions portent beaucoup sur la violence envers les gens, mais nous laissons des éléments de côté. Nous parlons des taux de VIH, de l'hépatite C et d'ITS, par exemple. Il faut répondre à ces besoins. Les gens doivent pouvoir avoir ce genre de conversations et avoir accès à des condoms. Des travailleurs comme moi ont besoin de parler aux gens et d'avoir un lieu pour le faire et pour les accompagner vers les ressources et les services dont ils ont besoin, de sorte qu'ils se sentent en sécurité, prennent de bonnes décisions et peuvent suivre un plan de traitement, s'ils se font traiter. Ils peuvent passer des examens. La criminalisation de l'un ou de l'autre créera un milieu dans lequel ce type de conversation ne peut pas avoir lieu. Elle limite l'accès. Nous parlons non seulement de violence, mais aussi de santé. Du côté de la santé publique, nous examinons ce qui se passe à grande échelle maintenant concernant les progrès dans les traitements de l'hépatite C et du VIH et la façon de lutter contre les virus et de réduire le taux de transmission. Bon nombre de ces choses passent par les traitements, les examens et la consultation, et il nous faut être en mesure d'offrir ces services aux gens. Les mesures législatives pousseront cela de côté. C'est important également.
Le sénateur Joyal : Merci, monsieur Megarry.
Monsieur Atchison, on vous a interrompu pendant que vous me répondiez au sujet de la victimisation. Si vous vous souvenez de notre discussion de tout à l'heure, pourriez-vous continuer à me répondre?
M. Atchison : Absolument. Je voulais également parler de la victimisation. Les clients peuvent jouer un rôle très important quant à la dénonciation des mauvais traitements. Bien souvent, les gens qui achètent des services sexuels sont bien placés pour voir ce qui se passe. Ils vont dans un établissement et s'aperçoivent qu'il y a quelque chose qui cloche, que la personne devant eux ne semble pas s'être présenté de son propre gré. Avec tout le respect que je vous dois, dans des situations où ces endroits sont gérés par des individus sans scrupules, ce n'est pas le gestionnaire ou le propriétaire qui le signaleront. Comme des témoins l'ont déjà dit, bien souvent, la personne qui fournit le service n'est pas en mesure de le faire, mais le client, oui. L'une des choses que m'indiquent mes récentes recherches, c'est que les clients sont prêts à le faire.
Le sénateur Joyal : Monsieur Megarry, vous travaillez sur le terrain, et je crois donc comprendre que vous avez sûrement vu des policiers dans les rues des secteurs où vous travaillez.
M. Megarry : Oui.
Le sénateur Joyal : Que feront les policiers lorsqu'ils auront la responsabilité de se lancer à la poursuite des clients, selon le projet de loi?
M. Megarry : Je ne sais pas ce qu'ils feront exactement, mais pour ce qui est des répercussions sur les gens, je crois que la situation actuelle ne changera pas beaucoup. De tels balayages ont des répercussions sur les quartiers : les gens se sentent moins en sécurité, n'ont pas le temps de discuter, sont incarcérés plus souvent, entrent dans le système carcéral, en ressortent et n'obtiennent pas l'aide dont ils ont besoin.
Peu importe ce qu'ils finissent par faire maintenant, s'ils en viennent à éliminer le travail du sexe dans les rues, les clients, peu importe, les répercussions seront les mêmes. Il y aura toujours des problèmes. Les gens entreront en prison et en ressortiront, ils seront incarcérés, n'auront pas d'aide et ne se feront pas entendre. On continuera de les pousser dans la clandestinité plutôt que de leur faire sentir qu'ils ont une place où ils peuvent discuter des questions et des problèmes et soulever des choses.
Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question.
Le sénateur Joyal : Oui, en partie.
Monsieur Atchison, dans l'avant-dernier paragraphe du préambule du projet de loi, il est indiqué qu'on souhaite que les personnes qui sont dans l'industrie du sexe veuillent « signaler les cas de violence et abandonner cette pratique » — si nous essayons de comprendre tous les objectifs des dispositions. C'est l'un des éléments principaux. Si l'on veut réduire la prostitution, car c'est l'objectif explicite du projet de loi, les forces policières auront un rôle déterminant à jouer. Il me semble que pour ce qui est de l'aspect pratique du projet de loi, en fait, la situation inverse se produira. Il poussera davantage les gens qui offrent des services sexuels hors de la portée de la police; en d'autres termes, ils ne voudront pas tomber sur la police, car ils auront l'impression qu'au bout du compte, ils se retrouveront pris dans le système de justice. Comment évaluez-vous le projet de loi quant à l'objectif?
M. Atchison : Je soutiens entièrement cette affirmation. Je ne dis pas qu'on pousse l'industrie dans la clandestinité, comme nous l'avons entendu. On la chasse de notre vue, on chasse les interactions entre les gens de notre vue et on fait en sorte qu'il sera de plus en plus impossible de déterminer où les choses vont mal, où les gens sont victimes de victimisation.
Comme je l'ai dit auparavant, si l'on qualifie les clients de criminels, et on a dit que de fait, la prostitution est illégale, les gens qui fournissent des services sexuels participent donc à un acte criminel et sont des criminels par procuration. Cela ne fait que créer un climat de méfiance. Pourquoi une personne saine d'esprit croirait que quelqu'un fera appel à la police et dira « oui, je vous fais maintenant confiance pour signaler cela »? Cela me semble irréaliste.
Concernant les clients qui, encore une fois, pourraient signaler ces choses et vivre eux-mêmes une forme de victimisation, ils auraient encore moins tendance à signaler ce genre de choses. En gros, la situation se règle dans la rue. Personnellement, je ne suis pas chaud à l'idée que les gens règlent les choses dans la rue, et je crois que personne n'aime cela non plus. C'est de la violence.
Le sénateur Plett : Monsieur Atchison, le préambule indique également ceci :
Attendu qu'il importe de protéger la dignité humaine et l'égalité de tous les Canadiens et Canadiennes en décourageant cette pratique qui a des conséquences négatives en particulier chez les femmes et les enfants;
Vous avez mis fortement l'accent sur le fait que vous n'êtes pas en mesure de savoir où des gens veulent être violents. Les sénatrices Frum et Batters vous ont posé la question. La sénatrice Frum a nommé des personnes. Hier, une dame nous a dit qu'à 15 ans, on a dû lui faire 15 points de suture au col de l'utérus et qu'elle ne pouvait pas avoir d'enfant en raison des mauvais traitements qu'on lui a infligés. Nous avons entendu ce genre de choses à maintes reprises. Et vous nous dites d'un ton moralisateur que nous ne devrions pas traiter ces gens de pervers.
Nous n'avons traité personne ici de pervers, ni aucun autre travailleur du sexe que nous avons rencontré cette semaine. Je ne crois pas qu'ils le soient. Je crois qu'ils gagnent durement leur vie. Les deux hommes ici présents essaient de gagner leur vie. Je ne les ai pas qualifiés de pervers.
Robert Pickton est un pervers et un assassin. Je ne m'excuserai pas de le dire. Et je trouve répréhensible que vous laissiez entendre que nous devrions les qualifier d'une autre façon et que vous disiez qu'il n'y a pas de violence, de violence incessante.
Vous comportez-vous de cette façon chaque fois que des gens ne sont pas du même avis que vous?
M. Atchison : Si je me comporte de cette façon chaque fois que des gens ne sont pas du même avis que moi? J'écoute ce qu'ils ont à dire. Je sais qu'il y a différentes réalités, différents témoignages sur l'industrie du sexe, mais je sais également que c'est le ministre MacKay qui a qualifié de pervers tous les gens qui achètent des services sexuels. C'est lui qui a donné le ton, pas moi.
Le président : Notre temps est écoulé et je vous remercie tous d'être venus témoigner et de nous avoir donné votre point de vue sur l'important projet de loi.
Chers collègues, avant que nous levions la séance, je veux vous dire que nous espérons terminer notre étude préliminaire du projet de loi C-36 mercredi prochain. Nous sommes toujours en train de régler les derniers détails de la comparution d'un certain nombre de témoins, mais l'objectif est de terminer l'étude préliminaire mercredi prochain et de passer à l'étude du projet de loi sur le tabac jeudi. C'est à suivre.
Merci beaucoup.
(La séance est levée.)