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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 16 - Témoignages du 17 septembre 2014


OTTAWA, le mercredi 17 septembre 2014

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour étudier la teneur du projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Bonjour. Je souhaite la bienvenue à mes collègues, aux invités et aux membres du public qui suivent aujourd'hui les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Nous poursuivons notre étude préalable sur le projet de loi C-36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence. Nous avons jusqu'à maintenant eu trois réunions au cours de notre étude préalable et nous avons entendu 48 témoins différents.

Notre premier panel de la journée se compose d'un visage bien connu qui a déjà témoigné à plusieurs reprises devant notre comité, soit Tom Stamatakis, qui est président de l'Association canadienne des policiers. M. Stamatakis témoigne par vidéoconférence en direct de Charlottetown, à l'Île-du-Prince-Édouard.

Merci d'avoir accepté de venir témoigner encore une fois devant notre comité. Je vous donne maintenant l'occasion de faire votre exposé. Allez-y.

Tom Stamatakis, président, Association canadienne des policiers : Merci et bonjour, mesdames et messieurs, monsieur le président. Au nom de l'Association canadienne des policiers, je vous suis reconnaissant de nous donner l'occasion de comparaître devant vous aujourd'hui dans le cadre de votre étude sur le projet de loi C-36. Je crois avoir eu l'occasion de rencontrer la majorité d'entre vous, mais pour ceux qui ne connaissent pas l'ACP, elle représente plus de 54 000 civils et agents assermentés de première ligne qui servent dans plus de 160 services de police partout au Canada.

J'aimerais entamer mon bref exposé en précisant que l'Association canadienne des policiers appuie le projet de loi C- 36, même si nous comprenons certainement que le projet de loi, tout comme la prostitution en général, est un enjeu qui suscite la controverse.

Comme je l'ai dit lors de mon témoignage devant le comité de la Chambre des communes, notre association est très reconnaissante au ministre MacKay et au ministre Blaney, ainsi qu'au ministère de la Justice et au ministère de la Sécurité publique, d'avoir activement consulté des organismes d'application de la loi de première ligne au cours du processus de rédaction du projet de loi.

Je suis moi-même un policier de première ligne, et je reconnais et comprends que la question à l'étude est complexe et qu'elle soulève la controverse, mais je crois qu'elle présente certains éléments sur lesquels toutes les parties peuvent s'entendre, surtout en ce qui concerne la nécessité de nous concentrer sur la protection des membres les plus vulnérables et exploités de nos collectivités. À notre avis, le projet de loi C-36 prend des mesures très positives à l'égard de ces éléments.

Les dispositions du projet de loi qui clarifient la définition d'une « arme » contenue dans le Code criminel pour inclure des moyens de contention, notamment des menottes ou de la corde utilisée pour commettre certaines infractions, contribueront certainement à fournir des outils supplémentaires et nécessaires à nos policiers.

De plus, les sanctions accrues liées à la prostitution infantile, à la traite des enfants et aux infractions connexes signaleront clairement, nous l'espérons, qu'il n'y aura absolument aucune tolérance envers ceux qui exploitent les personnes qui ont le plus besoin de notre protection.

Je sais qu'un commentaire que j'ai fait lors d'une précédente visite a suscité bon nombre de commentaires, particulièrement en ligne, de la part des gens qui suivent l'étude du projet de loi, mais je crois que c'est important de le répéter. Le point sur lequel je tiens à insister, c'est que les organismes d'application de la loi et les travailleuses du sexe doivent absolument mettre fin à la nature conflictuelle de toutes les interactions entre ces deux groupes.

On croit à tort qu'avant la décision Bedford, la priorité des organismes d'application de la loi était de harceler et d'arrêter régulièrement les travailleuses du sexe dans le cadre d'attaques ciblées envers ce qu'on appelle souvent le plus vieux métier du monde. D'après mon expérience dans mon service de police, soit le service de police de Vancouver, et mes conversations avec des agents de la paix qui ont participé à de telles enquêtes partout au Canada, ce n'est tout simplement pas le cas.

Les ratissages qui ciblent la prostitution de rue découlent habituellement de plaintes formulées par le voisinage et auxquelles nos services de police doivent donner suite. Les agents de la paix qui participent aux groupes de travail sur la prostitution reçoivent une formation particulière et ont accès aux programmes de soutien communautaires en vue d'aider les travailleuses du sexe qui pourraient être victimes d'exploitation ou souffrir d'une forme de toxicomanie.

De plus, les services de police de partout au pays ont mis en place des programmes pour les michetons, connus sous le nom des « John school », afin de réorienter les personnes qui achètent des services sexuels et de les sensibiliser aux victimes que leurs actions peuvent créer.

Que le projet de loi C-36 soit adopté ou non, j'aimerais faire valoir que nous devons continuer de surveiller et d'améliorer ces programmes partout où c'est possible afin de veiller à ce que la sensibilisation soit un élément clé pour les acheteurs et les vendeurs de services sexuels et d'affecter des ressources à la poursuite de ces efforts.

Lorsqu'il s'agit de prostitution, comme c'est le cas pour un grand nombre d'autres infractions, les agents de la paix canadiens profitent d'un énorme pouvoir discrétionnaire dans l'exercice de leurs fonctions. L'adoption du projet de loi C-36 ne changerait pas cela. Un grand nombre de personnes impliquées dans l'industrie du sexe sont parmi les membres les plus vulnérables et les plus marginalisés de notre société et sont issues d'un milieu dans lequel la violence et la dépendance sont des thèmes avec lesquels les agents de la paix sont fréquemment aux prises.

Dans notre pays, toute réponse législative à la prostitution doit tenir compte de ces facteurs, car les torts causés ont des répercussions non seulement sur les acheteurs et les vendeurs de services sexuels, mais également sur les collectivités voisines.

Pour terminer, j'aimerais répéter que l'Association canadienne des policiers appuie l'approche adoptée dans le cadre du projet de loi C-36. Le projet de loi fournira aux agents d'application de la loi de première ligne les outils supplémentaires dont ils ont besoin pour cibler les prédateurs qui souhaitent tirer profit des personnes vulnérables. Nos agents apprécient les peines plus sévères imposées aux délinquants qui ciblent les enfants et à ceux qui tentent d'attirer les mineurs dans cette industrie par le biais de la traite des enfants.

La récente décision Bedford a eu une incidence importante sur les activités liées au maintien de l'ordre dans notre pays en raison de l'incertitude qu'elle a créée à l'égard de la constitutionnalité des lois canadiennes sur la prostitution. Nous sommes reconnaissants au gouvernement d'avoir pris des mesures pour nous attaquer à cette incertitude et d'avoir consulté les organismes d'application de la loi au cours du processus de rédaction du projet de loi que vous étudiez aujourd'hui.

Je tenais à livrer un bref exposé afin de laisser le plus de temps possible pour les questions, et j'ai hâte de participer à la discussion qui se poursuivra ici aujourd'hui. Encore une fois, je vous remercie chaleureusement de nous avoir invités à témoigner.

Le sénateur Baker : Bienvenue de nouveau au comité. Vous avez été très utile au fil des années pour discuter des mesures législatives et passer en revue les divers articles des projets de loi.

Je me souviens de nombreuses enquêtes dans lesquelles vous avez joué un rôle — des enquêtes liées à la drogue, à des tueries, et cetera. —, mais je ne me souviens pas que vous ayez participé directement à une enquête liée à la prostitution. Est-ce que je me trompe?

M. Stamatakis : J'ai souvent eu affaire à des prostitués au fil de ma carrière d'agent de libération conditionnelle, mais je n'ai jamais participé à des enquêtes de grande envergure concernant la prostitution ou la prostitution liée à la traite de personnes.

Le sénateur Baker : Par contre, vous avez de très bons rapports, comme vous l'avez mentionné, avec vos collègues policiers, parce que vous avez longtemps été à la tête du syndicat des policiers de Vancouver. Nous avons lu bon nombre de rapports sur les audiences d'arbitrage, et vous avez accompli de l'excellent travail pour vos collègues policiers au fil des années.

Ce que vous nous dites aujourd'hui, c'est que, peu importe ce que contient le projet de loi, les policiers continueront d'avoir recours à leur pouvoir discrétionnaire pour ce qui est des poursuites, n'est-ce pas?

M. Stamatakis : Oui, c'est exact.

Le sénateur Baker : Pourriez-vous nous l'expliquer? Le ministre a comparu devant notre comité et a dit que pour la première fois au Canada la prostitution deviendra illégale; il en a fait tout un plat. Selon vous, le projet de loi contient- il un élément qui changerait l'attitude des policiers à l'égard de la prostitution et qui entraînerait peut-être un plus grand nombre de condamnations de prostitués?

M. Stamatakis : Je pense que ce sera pratiquement le contraire. Des dispositions précises du projet de loi prévoient en fait des exceptions en ce qui concerne notamment la travailleuse du sexe si elle pose certains gestes la concernant. Je suis d'avis qu'à bien des égards le projet de loi donne un message fort aux forces de l'ordre, à savoir que l'objectif n'est pas de prendre pour cible les travailleuses du sexe qui comptent souvent parmi les personnes les plus marginalisées ou les plus vulnérables de notre société. Le message est plutôt de cibler les gens qui exploitent les travailleuses du sexe ou les femmes qui se trouvent dans des situations de vulnérabilité. D'un autre côté, la mesure législative donne aux policiers les moyens d'intervenir auprès des travailleuses du sexe lorsqu'elles sont impliquées dans des activités qui pourraient causer du tort aux autres membres de la collectivité que nous avons le mandat de protéger.

D'après moi, le projet de loi établit un juste équilibre et dit clairement aux forces de l'ordre où elles devraient concentrer leur énergie et où ce n'est pas nécessaire de le faire.

Le sénateur Baker : Les exceptions dans le projet de loi dont vous avez parlé, soit les dispositions qui prévoient des exceptions à l'égard des prostituées, sont en réponse à l'arrêt Bedford, et vous pensez que ces dispositions apportent les modifications nécessaires à la loi pour satisfaire à la décision de la cour dans l'affaire Bedford.

M. Stamatakis : En effet. Ces dispositions font plus que seulement modifier la loi. Comme je l'ai dit, elles véhiculent un message.

Par ailleurs, les policiers utilisent chaque jour leur pouvoir discrétionnaire lorsque vient le temps d'appliquer le Code criminel, les lois provinciales concernant les véhicules motorisés et d'autres lois relatives à certains comportements, mais nous ne donnons pas une contravention à chaque personne que nous interceptons. Nous n'arrêtons pas tous ceux qui sont présents lorsque nous répondons à un appel, parce qu'on allègue qu'ils auraient commis une infraction criminelle. Nous utilisons chaque jour notre pouvoir discrétionnaire, et je crois que les policiers continueront de le faire dans le domaine en question, et ce, probablement encore plus qu'auparavant.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup de votre présence aujourd'hui, monsieur Stamatakis. Vous apportez un point de vue très important sur la question, étant donné que les femmes, les enfants et les autres personnes exploitées dans l'industrie de la prostitution font partie de votre quotidien et de celui de vos membres partout au Canada. Au nom des Canadiens, je vous en remercie.

Je vous remercie de ce que vous venez de dire, parce que nous avons entendu beaucoup de témoins la semaine dernière lors des réunions de l'étude préalable qui craignaient que des prostituées puissent être arrêtées. Je vous suis donc très reconnaissant d'avoir confirmé que les policiers font usage au quotidien de leur grand pouvoir discrétionnaire et que cela se poursuivra après l'adoption du projet de loi C-36.

Vous avez témoigné devant le Comité de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes en juillet, et voici ce que vous avez alors dit :

[...] l'aspect de la communication nous donne la possibilité d'intervenir; les dispositions concernant une personne qui se livre à des activités liées au commerce du sexe en face d'une école, dans un parc et partout où cela crée d'autres problèmes; les dispositions visant à éviter que les jeunes soient attirés à participer au commerce du sexe. Voilà les outils que le projet de loi C-36 fournit et que, à mon avis, la police peut utiliser pour protéger les personnes vulnérables dans notre collectivité.

Cela étant dit, vous avez dit que l'ancienne disposition sur la communication dans le Code criminel permettait aux policiers d'intervenir auprès des prostituées, de déterminer si cette personne était exploitée et de l'orienter ensuite vers les ressources disponibles. Croyez-vous que les dispositions du projet de loi C-36 vous donneront les mêmes possibilités?

M. Stamatakis : Oui. Lorsqu'on nous a sondés pendant la rédaction de la mesure législative, c'était l'un des aspects essentiels pour notre organisation. La loi doit nous permettre légalement d'intervenir dans des situations en vue de déterminer ce qui s'y déroule. Selon moi, les dispositions du projet de loi nous permettent de le faire. C'est à ce moment que les policiers feront usage de leur pouvoir discrétionnaire pour déterminer comment ils doivent procéder.

Sans le pouvoir d'intervenir légalement, particulièrement lorsqu'il est question des personnes les plus marginalisées qui sont impliquées dans la prostitution, tant des hommes que des femmes — et je sais que ce sont principalement des femmes —, comment les policiers pourraient-ils déterminer si la personne est exploitée ou si elle le fait de manière volontaire et non contre son gré?

La sénatrice Batters : Avez-vous l'impression que le projet de loi établit un juste équilibre entre la sécurité des prostituées et celle des collectivités? Selon vous, en votre qualité d'agent de la paix, quels outils le projet de loi vous donne-t-il pour accomplir ces deux objectifs très importants?

M. Stamatakis : Je crois que le projet de loi y arrive. J'aimerais revenir sur ce que j'ai dit au sujet de certaines exceptions concernant une personne qui se prostitue sur la place publique, mais qui ne le fait pas à proximité d'une école ou d'un endroit où des enfants se trouvent ou vont régulièrement, pourvu que l'acte ne cause aucun tort à un secteur d'une collectivité. Si le comportement ne nuit pas à la qualité de vie des autres citoyens et que des enfants ne sont pas exposés dans un terrain de jeu ou une cour d'école à des comportements inappropriés ou à risque, je dirais que les policiers n'interviendraient généralement pas. Bien honnêtement, nous n'avons pas suffisamment de ressources affectées à la surveillance de la prostitution pour nous occuper de telles situations.

D'un autre côté, la mesure législative nous donne le pouvoir d'intervenir et de prendre des mesures si l'activité cause vraiment du tort aux gens que nous avons le mandat de protéger également.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup.

Le sénateur Joyal : Bienvenue, monsieur Stamatakis. J'aimerais revenir sur votre réponse, parce que cela me laisse perplexe, étant donné que je crois qu'il y a une nuance dans le projet de loi concernant ce que vous venez de mentionner, à savoir que, si la prostitution ne nuit pas à la qualité de vie de la collectivité et que les forces de l'ordre reçoivent une plainte en la matière, vous ne seriez peut-être pas tolérants, mais cela ne vous dérangerait pas. Ce n'est pas tout à fait ce que le projet de loi prévoit. À la page 7 du projet de loi, si je lis l'article 213... Avez-vous le projet de loi en main, monsieur?

M. Stamatakis : Je devrai aller le récupérer sur mon appareil. Si vous voulez lire le passage, je vais vous écouter.

Le sénateur Joyal : Je vais y aller lentement :

213(1) Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, dans un endroit soit public soit situé à la vue du public et dans le but d'offrir, de rendre ou d'obtenir des services sexuels moyennant rétribution :

Autrement dit, il s'agit d'une infraction générale, peu importe la nature de la plainte. Si l'offre ou la demande pour obtenir un service sexuel se fait dans un endroit public, il s'agit d'une infraction proprement dite. D'après votre interprétation du projet de loi, faut-il qu'une personne qui n'aime pas voir une prostituée devant chez lui porte plainte? C'est en gros une infraction si une personne offre des services sexuels ou si une personne essaie d'obtenir des services sexuels d'une autre personne, soit l'acheteur ou le vendeur. Votre interprétation semble nuancer un peu le tout. Pourriez-vous reformuler votre réponse en tenant compte de cet élément?

M. Stamatakis : Certainement. C'est manifestement une infraction. Je ne prétends pas le contraire, mais j'essayais d'expliquer que les policiers ont la responsabilité d'intervenir lorsque des membres de la collectivité soulèvent des problèmes ou des inquiétudes. Nous devons remplir cette obligation en fonction de notre capacité et de nos ressources, par exemple. Pour revenir à mes précédents commentaires, dans notre société et notre démocratie canadiennes, la charge des policiers permet un tel pouvoir discrétionnaire.

En ma qualité de policier de première ligne, étant donné que je représente les gens qui patrouillent dans les rues et qui doivent jongler avec diverses demandes concurrentielles, je dirais que dans de telles circonstances, si aucun tort n'est causé à une autre personne dans la collectivité et qu'il n'y a pas de facteurs aggravants, un policier n'accuserait normalement pas cette personne d'une infraction criminelle.

Les forces de l'ordre n'ont pas les ressources pour faire abstraction de leur pouvoir discrétionnaire et porter chaque fois des accusations contre les citoyens qui sont peut-être sur le point de commettre une infraction ou qui en commettent une. Nous utilisons notre pouvoir discrétionnaire; nous tenons compte de certains facteurs, dont le lieu de l'infraction, les gens touchés par l'infraction et le type de personnes dont il est question. S'agit-il d'une personne marginalisée qui a en fait besoin d'aide? Serait-il plus pertinent pour elle d'obtenir de l'aide d'autres ressources que d'être arrêtée et incarcérée? Voilà les types de facteurs qui entrent en ligne de compte chaque fois qu'un policier applique une disposition du Code criminel, et je ne vois pas pourquoi les policiers agiraient différemment dans le cas de la présente mesure législative.

Le sénateur Joyal : Avez-vous été consulté quant à la reformulation du paragraphe du Code criminel qui définit une maison de débauche? Comme vous le savez probablement, le projet de loi C-36 prévoit une nouvelle définition d'une maison de débauche qui supprime le mot « prostitution » de la définition actuelle. Vous en êtes peut-être au courant. Cela se trouve à l'article 12 du projet de loi, et je vais vous le lire lentement :

« maison de débauche » Local soit tenu ou occupé soit fréquenté par une ou plusieurs personnes pour la pratique d'actes d'indécence.

Auparavant, la définition d'une maison de débauche visait tout local tenu ou occupé à des fins de prostitution ou pour la pratique d'actes d'indécence. Est-ce votre groupe qui a suggéré d'avoir une nouvelle définition pour les maisons de débauche?

M. Stamatakis : Non. Nous n'avons pas présenté de recommandations ou de suggestions au sujet de la définition. Par contre, à la lecture du projet de loi, je dois dire que la définition ne me pose aucun problème, et ce, encore une fois, en ma qualité de policier de première ligne.

Le sénateur Joyal : Comme vous n'êtes pas sans le savoir, le projet de loi propose de criminaliser l'acheteur de services sexuels. Quelle sera votre approche concernant cette nouvelle infraction qui ciblera l'acheteur ou le client? Comment votre approche sera-t-elle différente de celle que vous aviez auparavant relativement aux prostituées? Vous semblez plus préoccupés par les prostituées que les clients ou les acheteurs. En vous fondant sur votre expérience, pourriez-vous éclairer notre lanterne à ce sujet?

M. Stamatakis : D'après mon expérience personnelle et mon expérience à titre de patrouilleur à Vancouver, je n'ai pas beaucoup d'empathie à l'égard des acheteurs de services sexuels et des gestes qu'ils posent. À mon humble avis, ce sont des gens qui exploitent vraiment des femmes vulnérables et profitent souvent énormément de ces femmes qui n'ont aucun moyen de se défendre ou de se protéger contre des comportements souvent assez odieux. Je n'ai pas beaucoup d'empathie à leur égard.

Par contre, je crois que nous adopterions l'approche que j'ai décrite dans mon exposé. Je crois qu'il faut sensibiliser les gens aux torts que causent de tels comportements. Encore une fois, je crois que nous aurions recours à notre pouvoir discrétionnaire pour trouver les meilleurs moyens d'essayer de créer des occasions de sensibiliser les gens et de prévenir la poursuite de tels comportements.

Le sénateur Plett : Bienvenue, monsieur Stamatakis. Je suis heureux de vous revoir, et j'aimerais également vous remercier de vos nombreuses présences devant notre comité. Je tiens à vous remercier de votre travail au sein de votre association et de ce que vous et vos collègues faites pour tous les citoyens canadiens.

J'aimerais particulièrement discuter avec vous du paragraphe 213(1.1) du projet de loi. Le sénateur Joyal en a déjà parlé. Lors de précédentes réunions, le sénateur Baker a directement demandé aux témoins ce qu'ils en pensaient. Étrangement, il ne l'a pas fait cette fois, et je me demande si c'est parce qu'il connaissait déjà votre réponse.

J'aimerais vous demander, monsieur Stamatakis, ce que vous pensez du paragraphe 213(1.1) du projet de loi qui précise que c'est une infraction pour une prostituée d'offrir ses services dans un endroit public situé près d'un terrain d'école, d'un terrain de jeu ou d'une garderie? Aimeriez-vous nous expliquer pourquoi vous appuyez ou non ce paragraphe? Considérez-vous que le pouvoir d'arrêter des prostituées dans de telles circonstances limitées s'avère un outil utile pour les policiers?

M. Stamatakis : Je suis tout à fait d'accord avec ces dispositions. À mon humble avis, ces dispositions se font attendre depuis longtemps. Je peux vous donner des exemples précis d'endroits où des prostituées offrent leurs services près d'écoles, de garderies ou d'autres endroits où des jeunes se trouvent, soit des situations qui ont causé des torts, même si ces torts ne sont pas toujours causés par les prostituées mêmes. Ces torts sont souvent causés par les gens qui se procurent les services d'une prostituée ou les gens qui exploitent la prostituée et la force peut-être à se livrer à de telles activités. Je peux vous donner des exemples des torts dont je parle.

À Vancouver, les parents se réunissent avant le début de la journée d'école pour nettoyer le terrain de jeu des seringues utilisées par des prostituées et des consommateurs de drogues injectables qui utilisent ces endroits pour se livrer à ce genre d'activités.

En tant que Vancouvérois, j'ai même vécu personnellement de telles situations. Des lieux publics à proximité de ma maison étaient malheureusement utilisés par des prostituées pour offrir leurs services sexuels, et ce comportement aurait pu causer du tort à mes enfants, qui étaient à ce moment encore assez jeunes, s'ils avaient interrompu une transaction, par exemple. Des torts très graves peuvent être causés dans de telles circonstances.

En toute franchise, le gouvernement et les forces de l'ordre se doivent d'être proactifs et de protéger, comme je l'ai mentionné dans mon exposé, ces membres très vulnérables de notre société que sont les enfants. Il faut les protéger.

Le sénateur Plett : Merci beaucoup.

Croyez-vous que la décriminalisation ou la légalisation de la prostitution réduirait les torts graves associés à l'industrie du sexe? Par exemple, nous avons beaucoup entendu parler d'exploitation, de violence, de mauvais traitements et de traite des personnes si l'industrie du sexe était décriminalisée ou devenait légale. Ces problèmes seraient-ils réduits?

M. Stamatakis : Non. D'après moi, ce ne serait malheureusement pas le cas si le gouvernement décriminalisait ou légalisait l'industrie du sexe. Les mêmes personnes que bon nombre de témoins bien intentionnés essaient de protéger deviendraient encore plus vulnérables, parce qu'il s'agit de personnes qui n'ont pas les moyens de s'assurer d'avoir une couverture d'assurance appropriée ou d'avoir accès à des indemnités pour accident du travail. Ces personnes ne seraient probablement pas les bienvenues dans les bordels légaux, peu importe le nom que vous leur donneriez.

La raison principale qui me pousse à croire que la légalisation ou la décriminalisation de l'industrie du sexe ne réduirait pas vraiment les torts, c'est qu'il y a beaucoup trop d'hommes qui souhaitent avoir des comportements indécents. Prendre des risques les stimule, et ces hommes profiteront des femmes en vue de les exploiter pour faire de l'argent ou pour d'autres raisons. Je ne crois pas que la légalisation de l'industrie du sexe changera quelque chose à la situation. Prenons, par exemple, les problèmes que nous avons en ce qui concerne l'alcool et le tabac au pays. Il s'agit de deux produits licites qui monopolisent beaucoup de ressources non seulement des forces de l'ordre, mais également d'autres secteurs, qui sont financés par les contribuables ou par d'autres moyens.

La sénatrice Frum : Monsieur Stamatakis, merci de votre présence. Dans les témoignages, nous avons entendu que la prostitution de rue représente de 10 à 20 p. 100 de l'industrie du sexe. Si l'on se fie à ces données, en ce qui concerne le 80 p. 100, à quel point les policiers auront-ils de la difficulté à faire appliquer le projet de loi C-36 dans le milieu de la prostitution qui ne se fait pas dans la rue? J'aimerais savoir ce qu'il en serait au sujet de la collecte d'éléments de preuve ou des ressources. Vous avez également parlé du pouvoir discrétionnaire des policiers. Aurez-vous de la difficulté à y arriver?

M. Stamatakis : Pour être franc, je ne suis pas qualifié pour vous parler des chiffres ou des pourcentages.

Ces cas, particulièrement la prostitution qui ne se fait pas dans la rue, sont extrêmement difficiles dans le meilleur des cas. Voilà pourquoi j'ai dit plus tôt que d'avoir dans la loi le pouvoir d'intervenir sera utile, par exemple, pour aider des femmes exploitées à échapper à leur proxénète ou à leur maquerelle qui gère un bordel dans une résidence située dans un quartier d'une ville au pays. Si vous pouvez faire en sorte que la prostituée s'éloigne de la personne qui la force à se prostituer, vous pouvez récolter des éléments de preuve pour faire avancer votre enquête et, avec un peu de chance, intenter des poursuites.

Il s'agit de dossiers difficiles, parce qu'il est question de personnes qui sont exploitées et contraintes de se prostituer. Les femmes ont peur en raison de la violence dont elles font l'objet lorsqu'elles sont exploitées. Évidemment, les acheteurs de services ne viennent pas nous voir pour nous dire qu'il y a une maison de débauche ou de la prostitution en maison close dans un quartier ou un immeuble d'appartements.

Il y a toujours des dossiers difficiles. Nous dépendons des voisins, comme dans toute autre enquête, et d'autres ressources pour lancer des enquêtes. Il incombe à nos membres d'avoir recours à diverses techniques d'enquête pour récolter les éléments de preuve nécessaires, mais ces dossiers sont très difficiles.

La sénatrice Frum : Les policiers devront avoir la volonté d'enquêter. Nous avons entendu un témoin nous dire que dans bon nombre d'endroits les policiers ne se donnent pas la peine d'intenter des poursuites ou d'essayer d'arrêter quiconque en vertu des dispositions actuelles sur la prostitution. Comme vous l'avez dit, ces policiers utilisent leur pouvoir discrétionnaire, mais cela signifie qu'ils n'y prêtent pas beaucoup attention. Le présent projet de loi changera- t-il quelque chose à la situation?

M. Stamatakis : Je crois qu'en partie l'absence d'application de la loi est grandement liée à l'incertitude à laquelle j'ai fait allusion plus tôt. Cette situation, comme d'autre chose, a contribué à cette absence d'application de la loi. En toute franchise, les policiers essuient souvent des critiques lorsqu'ils essaient de répondre aux inquiétudes des membres de leur collectivité en intervenant. Si nous pouvons avoir une loi claire qui n'est pas contestée — je ne sais pas si c'est possible avec le présent projet de loi —, cela aiderait énormément les policiers à intervenir de manière plus uniforme et plus claire.

La sénatrice Frum : Merci.

Le sénateur McIntyre : Merci, monsieur Stamatakis, de votre excellent exposé. Ma question porte sur la définition d'une « arme », dont vous avez brièvement parlé il y a quelques instants. Comme vous n'êtes pas sans le savoir, cette définition dans la partie 2 du Code criminel est extrêmement vague. Voici des exemples d'infractions au Code criminel concernant les armes : le port d'une arme dans un dessein dangereux pour la paix publique ou en vue de commettre une infraction, les agressions armées et les agressions sexuelles armées. Comme vous l'avez souligné dans votre exposé, ce qui est intéressant avec le projet de loi C-36, c'est qu'il ajoute à la définition d'une « arme » ce qui suit : « toute chose conçue, utilisée ou qu'une personne entend utiliser pour attacher quelqu'un contre son gré. »

À quel point est-il important que le projet de loi C-36 élargisse la définition du terme « arme »? Quelle en est l'importance pour les policiers?

M. Stamatakis : Comme policier de première ligne, je trouve que c'est d'une importance cruciale. Nous avions d'ailleurs insisté là-dessus durant les consultations.

Je vais revenir à mon expérience de patrouilleur. Il m'est arrivé à maintes reprises d'intercepter un véhicule sur la route et de constater, dans bien des cas, que le conducteur n'avait pas d'antécédents judiciaires, mais qu'il avait des articles comme des rubans à conduits ou des cordes dans sa voiture. À mon avis, l'élargissement de la définition fournira aux policiers un outil important qui leur permettra, à tout le moins, de poursuivre une enquête ou de pousser plus loin une recherche et peut-être même de prévenir d'autres cas d'agression grave contre les travailleurs du sexe par des gens qui traînent ces objets justement pour leur faire du tort.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Monsieur Stamatakis, c'est toujours un plaisir de vous revoir. Lors de votre présentation, vous avez mentionné que le pouvoir discrétionnaire des policiers était énorme et, en tant qu'ancien policier, je vous comprends.

Je vous expose deux situations. Lors de leur comparution, des témoins nous ont dit que des travailleurs du sexe organisé exécutaient souvent leur métier dans des salons de massage qui ont pignon sur rue. Évidemment, le salon de massage offre des massages, mais la formation offerte à ces travailleurs se limite au discours à tenir aux policiers lors d'une descente policière. Pour intervenir, les policiers doivent obtenir un mandat qui fait suite à une enquête plus complexe.

Dois-je comprendre que le pouvoir discrétionnaire d'un policier s'exerce dans le cas d'un salon de massage qui a pignon sur rue, où on sait que des actes sexuels sont faits de façon plus organisée, par rapport à une situation où le policier doit intervenir, par exemple lorsqu'il y a des relations sexuelles près d'une école ou un parc où se trouvent des personnes vulnérables, soit des adolescents ou des femmes? Cela se fait peut-être davantage avec des gangs de rue.

Il y a eu l'opération Scorpion à Québec. Les gangs de rue recrutaient des adolescents et adolescentes pour les envoyer dans d'autres villes et parfois même dans d'autres provinces.

Dois-je comprendre que c'est là que le pouvoir discrétionnaire du policier est plus facile à exercer et que celui-ci doit intervenir davantage dans les régions ou les secteurs où les gens sont plus vulnérables? C'est plus compliqué dans les salons de massage.

[Traduction]

M. Stamatakis : Je crois que vous avez bien décrit la situation. Évidemment, si nous avions l'intention de prendre une mesure coercitive dans un établissement ou dans une maison d'habitation, il nous faudrait alors recueillir beaucoup plus d'éléments de preuve afin d'avoir des motifs suffisants pour s'introduire dans les lieux et prendre toute mesure coercitive qui s'impose.

Cela s'applique dans les deux cas. Si je songe à mon expérience de patrouilleur, il m'arrivait parfois de recevoir une plainte sur la présence d'un travailleur du sexe à proximité d'un terrain de jeux et, selon les circonstances, je pouvais choisir de ne pas arrêter cette personne et d'essayer plutôt de l'orienter vers un autre service. Cela dépend beaucoup de la situation. Il y a beaucoup d'autres occasions, mais je n'en ai pas fait personnellement l'expérience. D'après mes entretiens avec mes collègues qui travaillent dans les escouades de la moralité, surtout à Vancouver, il y a de très graves cas d'exploitation dans ces salons de massage; lorsque des femmes sont forcées à travailler dans ces lieux et qu'elles se font agresser par le client ou l'exploitant de l'installation, alors il devient absolument urgent d'entrer dans cet endroit, de prendre une mesure coercitive et de faire cesser l'exploitation du salon de massage. Je le répète, tout dépend de la situation; les policiers doivent ainsi mettre en pratique leur formation, leurs connaissances et leur expérience pour réagir adéquatement, le tout dans le but de protéger le travailleur du sexe qui subit l'exploitation ou le concitoyen qui vit dans une région particulière et qui est exposé à des activités nuisibles ou encore, son enfant qui pourrait être leurré ou contraint d'exercer ce métier — et bien franchement, personne d'entre nous ne veut voir son enfant emprunter ce chemin, point final.

Le sénateur McInnis : Merci de votre témoignage. Vous avez déjà répondu à une bonne partie des questions que je comptais vous poser, mais je voudrais quand même aborder quelques sujets.

Le projet de loi vise à assurer la sécurité de nos collectivités et de nos citoyens par la réduction de la demande sur le marché de la prostitution. L'approche adoptée dans le projet de loi, comme vous l'avez souligné, c'est de s'attaquer aux clients, aux proxénètes et à ceux qui profitent de la prostitution.

Les corps policiers doivent constamment s'adapter aux modifications apportées aux lois. Vous avez dit tout à l'heure qu'on compte environ 54 000 policiers et 160 services de police au Canada. Le projet de loi représente un vrai changement de cap sur le plan des politiques, car il considère les prostituées comme des victimes d'exploitation. Selon vous, cette mesure sera acceptée. Mais pourra-t-on s'y adapter, et comment vous y prendrez-vous pour faire connaître ces changements aux nombreux policiers canadiens?

Par ailleurs, j'aimerais revenir sur un autre point que vous avez évoqué et dont on a parlé ici. D'après ce que j'ai lu, il semble exister, de façon inhérente ou inconsciente, des sentiments négatifs ou peu reluisants entre la police et le milieu de la prostitution. C'est normal, puisqu'il s'agit d'une industrie dangereuse qui est habituellement liée, entre autres, à la consommation de drogues et parfois au crime organisé. Croyez-vous vraiment que le traitement actuel et futur réservé aux travailleurs du sexe ira dans le sens de ce que préconise le projet de loi?

M. Stamatakis : Permettez-moi de répondre d'abord à la première question. À mon avis, le projet de loi est très pratique. Je ne pense pas que les services de police auront du mal à communiquer les modifications législatives, une fois le projet de loi adopté, mais je ne veux pas sous-estimer l'importance de l'éducation pour les policiers, les acheteurs de services sexuels et la société dans son ensemble. Si nous tenons à régler le problème de la prostitution et à éliminer les méfaits qu'elle cause, que ce soit chez les travailleurs du sexe ou dans la collectivité en général, il faut nous attaquer aux problèmes sous-jacents. Pourquoi les femmes se font-elles entraîner dans ce genre d'activité? L'analphabétisme et la violence conjugale y sont pour quelque chose. Il est important de ne jamais perdre de vue ces grandes questions. D'ailleurs, au moment de présenter le projet de loi, le gouvernement a fait part de son intention de financer ces programmes et de les suivre de près. C'est un élément crucial, mais il faut y inclure la police aussi.

Pour ce qui est de votre deuxième question, il ne fait aucun doute que le milieu policier a commis des erreurs, comme en témoignent certains cas atroces, mais nous avons appris de ces erreurs. Je dois dire que les attitudes dans le domaine policier ont changé. Nous abandonnons une mentalité vieille de peut-être 20 ou 30 ans pour vraiment commencer à comprendre dans quelle situation se trouvent ces femmes et à quel point elles ont besoin d'aide et de soutien. Il ne s'agit pas de les arrêter et de les emprisonner dans le but de faire respecter la loi. Cela ne s'applique pas seulement aux travailleurs du sexe, mais aussi à notre société en général et aux services de police en particulier. Il faut commencer à comprendre les méfaits et à trouver un juste milieu entre, d'une part, la nécessité de bien appliquer la loi et de protéger la société dans son ensemble et, d'autre part, celle d'aider indistinctement les personnes qui se trouvent dans une situation de vulnérabilité et qui sont exploitées par une personne ou par un groupe de personnes, peu importe la situation.

Le sénateur McInnis : Merci.

Le président : Je crois que le sénateur Baker a soulevé, à plusieurs reprises durant nos audiences, des questions sur les programmes pour les clients de prostituées. Ces programmes sont-ils une solution de rechange, c'est-à-dire une mesure de déjudiciarisation, ou font-ils partie du processus judiciaire menant à une absolution conditionnelle? Comment ces programmes fonctionnent-ils?

M. Stamatakis : Là encore, je ne suis pas un expert en la matière, mais à ma connaissance, c'est les deux : soit une mesure de déjudiciarisation, soit une partie intégrante du processus judiciaire au terme duquel la personne bénéficie d'une absolution, à condition de participer au programme. Cela dépend tout simplement des circonstances et de la façon dont on s'en sert. Comme vous le savez sans doute, le but est d'essayer de sensibiliser les acheteurs aux méfaits causés par leur comportement.

Je suis un ardent défenseur des mesures axées sur la déjudiciarisation et l'éducation, mais il faut un effort constant et soutenu. D'après ce que me disent mes collègues des escouades de la moralité, lesquels s'occupent régulièrement de ce genre de travail, beaucoup de gens suivent ces cours, mais ils finissent par récidiver et ils doivent tout recommencer. À mon avis, il faut une combinaison des deux, c'est-à-dire à la fois des mesures de déjudiciarisation et des outils d'application de la loi.

Le président : En somme, vous ne croyez pas que le projet de loi vous empêchera d'utiliser ces programmes pour mieux comprendre les gens qui ont été inculpés aux termes de la nouvelle infraction.

M. Stamatakis : Non, je ne pense pas. Il est important de poursuivre les efforts et d'utiliser les outils qui ont fait leur preuve.

Le sénateur Baker : J'ai une question à vous poser. J'ai trouvé votre réponse à la question du sénateur McIntyre fort intéressante. Il travaille avec le Code criminel depuis maintenant une trentaine d'années, et la définition élargie du terme « arme » prend un tout autre sens lorsqu'on l'ajoute au Code criminel. D'après votre explication, une telle définition augmenterait le nombre d'indices qu'un policier doit examiner afin d'obtenir ce qu'on appelle communément un motif précis ou un doute raisonnable pour une détention — vous avez donné l'exemple d'une interception de voiture en bord de route. C'est intéressant, parce que vous dites que l'intégration de cette définition dans le Code criminel signifie que les policiers auront un outil supplémentaire pour déterminer s'il faut détenir une personne lorsqu'ils ont des soupçons. Est-ce exact?

M. Stamatakis : Pas tout à fait. En élargissant la définition, cet acte devient une infraction punissable lorsque les circonstances s'y prêtent. Ce n'est pas seulement un outil. Certes, il s'agit d'un outil dans le contexte dont vous venez de parler, mais c'est aussi une occasion pour la police d'inculper une personne aux termes de la définition élargie dans les circonstances appropriées.

Le sénateur Baker : C'est ce que j'ai retenu de vos propos : si un agent de police constate, dans le coffre arrière d'une voiture, des cordes ou un ruban à conduits, comme vous l'avez dit, alors il s'agit là d'un autre indice qui pourrait l'aider dans sa décision de procéder à une détention. Si je ne me trompe pas, c'est ce que vous avez dit dans votre réponse au sénateur McIntyre.

M. Stamatakis : En effet, c'est ce que j'ai dit. J'ai essayé de vous présenter le contexte à partir de mon expérience personnelle; il m'est déjà arrivé d'intercepter des conducteurs ayant de tels articles en leur possession et, dans certains cas, cela m'avait beaucoup préoccupé, mais je ne pouvais pas vraiment prendre une mesure coercitive, dans les circonstances données, du simple fait que ces articles se trouvaient dans le véhicule.

La sénatrice Batters : Vous avez soulevé tout à l'heure un point vraiment important, dans une de vos réponses ou dans votre déclaration préliminaire, lorsque vous avez dit que le projet de loi C-36 vise non seulement à modifier la loi, mais aussi à envoyer un message. C'est très important. Je suis particulièrement ravie d'entendre un haut gradé des forces de l'ordre dire que la police comprend clairement le message que nous essayons de faire passer grâce au projet de loi.

Pouvez-vous nous parler des programmes dont vous avez connaissance à l'échelle du pays et qui ont permis de bâtir des liens entre les agents de la paix et les prostituées?

Le président : Monsieur Stamatakis, je vous invite à donner une réponse concise. Nous avons dépassé le temps alloué. Vous pouvez répondre à la question, mais soyez le plus bref possible, je vous prie.

M. Stamatakis : Je me contenterai de parler de Vancouver, car c'est là où se trouve mon service d'attache. Nous administrons maintenant toutes sortes de programmes de sensibilisation avec les groupes qui représentent les prostituées. Ces programmes ont nettement amélioré la relation. C'est le genre d'activités auxquelles la police doit participer dans toutes les collectivités, d'un bout à l'autre du pays.

Le sénateur Joyal : Monsieur Stamatakis, j'ai sous les yeux un document intitulé Vancouver Police Department's Sex Work Enforcement Guidelines. Vous en connaissez sans doute le contenu, mais puis-je vous lire quelques extraits? Voici ce qu'on trouve à la page 5 :

Lorsqu'il faut donner suite à un appel ou à une situation ayant trait à la prostitution, la priorité du service de police de Vancouver est d'assurer la sécurité des travailleuses du sexe. Les appels liés à des cas de violence contre les travailleuses du sexe doivent être évalués et répondus de façon prioritaire.

Puis à la page 3, on peut lire ceci :

Le service de police de Vancouver ne cherche pas à accroître les dangers inhérents à la prostitution, surtout lorsqu'il s'agit d'un mode de survie. Par conséquent, en cas de plaintes contre des personnes qui se prostituent pour survivre, il faut envisager des mesures de rechange et des programmes d'aide, avant de procéder à l'exécution de la loi comme solution de dernier recours.

Enfin, à la page 4 :

L'industrie du sexe fait souvent intervenir des adultes consentants, lesquels n'attireront peut-être jamais l'attention de la collectivité ou de la police. Les services sexuels auxquels participent des adultes consentants ne représentent pas une priorité en matière d'application de la loi pour le service de police de Vancouver.

Je souscris en général à l'objectif de vos directives et à la façon dont elles sont formulées. Ce qui m'embête, par contre, c'est que la police de Vancouver cible l'acheteur, comme vous l'avez précisé. J'ai ici un article paru en 2014 dans le British Medical Journal et préparé par un groupe d'experts qui étudie l'expérience du service de police de Vancouver dans l'approche qui consiste à cibler les clients.

Le président : Sénateur, le temps nous presse.

Le sénateur Joyal : Voici les conclusions de l'étude : « Les politiques policières en matière d'application de la loi qui ciblent les clients ne diminuent pas la fréquence à laquelle les femmes marginalisées s'adonnent au commerce du sexe. Au contraire, de telles politiques obligent les travailleuses du sexe à se rendre dans des endroits plus isolés pour éviter d'être repérées par la police et à passer plus d'heures dans la rue. Ces pratiques d'application forcent également les travailleuses du sexe à accepter des clients et à leur rendre des services qu'elles refuseraient autrement, ce qui les expose directement à la violence et met en danger leur santé. »

Ce que je déplore du projet de loi, c'est que certains de ses objectifs vont à l'encontre de la décision de la Cour suprême dans l'affaire Bedford, dont le but est de garantir la sécurité des travailleuses du sexe. Qu'avez-vous à dire au sujet de la conclusion du rapport?

M. Stamatakis : Permettez-moi d'apporter quelques précisions. D'abord, je ne suis pas un haut gradé de la police, mais un agent de police. Ensuite, le rapport en question n'a pas été préparé par notre association, et je ne parle pas au nom du service de police de Vancouver. Je suis ici pour représenter l'Association canadienne des policiers et les policiers de première ligne.

Je ne partage absolument pas l'opinion selon laquelle la police est la seule responsable du sort des personnes les plus vulnérables et les plus marginalisées qui s'adonnent au commerce du sexe. En fait, je dirais que les policiers — particulièrement à Vancouver, au dire de mes collègues — font tout leur possible, jour après jour, pour réorienter ces femmes vulnérables vers des programmes et pour les mettre en contact avec des organisations spécialement créées pour venir en aide aux travailleuses du sexe marginalisées.

Je ne suis simplement pas d'accord pour dire que la police est à blâmer, d'une certaine façon, pour les situations dangereuses dans lesquelles se retrouvent les femmes pauvres, exploitées et marginalisées. D'autres facteurs contribuent à cette réalité. Le fait est que les agents de police ont beaucoup de sympathie pour les gens dans cette situation.

Le sénateur Plett : Monsieur Stamatakis, une des témoins nous a dit qu'elle rêvait depuis longtemps de devenir une prostituée; d'autres témoins ont laissé entendre que l'industrie du sexe est surtout composée d'adultes consentants.

Selon vous, à quel âge la plupart des filles commencent-elles à exercer cette profession? Se réveillent-elles le jour de leur 18e anniversaire en se disant : « Je veux devenir une prostituée »? Ou commencent-elles à s'adonner à la prostitution bien avant cet âge, parce qu'elles ont été contraintes à le faire?

M. Stamatakis : Mon opinion est basée sur mon expérience de patrouilleur à Vancouver. On rencontre des filles qui se livrent à la prostitution bien avant leurs 18 ans. Il s'agit, au fond, d'enfants victimes de leurre, parce qu'ils se sont enfuis de chez eux à cause d'un conflit familial ou à cause de mauvais traitements et qu'ils ont rencontré une mauvaise personne qui les a séduits par des promesses — argent, beaux vêtements, drogues. D'après mon expérience, particulièrement dans le quartier du centre-est de Vancouver, les femmes qui se livrent au commerce du sexe ont généralement pas mal d'expérience et elles sont déjà très amochées lorsqu'elles atteignent 18 ans. Et encore faut-il se demander si elles ont bel et bien commencé à 18 ans.

Le président : Merci une fois de plus, monsieur Stamatakis, d'avoir contribué aux délibérations du comité.

Passons maintenant à notre prochain groupe de témoins. Nous accueillons Alan Young, professeur en droit à l'Osgoode Hall Law School. M. Young est ici pour nous parler du rôle qu'il a joué en 2007 en tant que procureur pour l'intimée/appelante au pourvoi incident dans l'affaire Canada c. Bedford. Nous entendrons également Georgialee Lang, avocate, qui se joint à nous par vidéoconférence à partir de Vancouver. Elle nous parlera de son rôle d'avocate pour l'une des intervenantes dans la même affaire, l'Alliance évangélique du Canada.

Georgialee Lang, avocate, à titre personnel : Je m'appelle Georgialee Lang, et je suis une avocate de Vancouver. J'appuie le projet de loi C-36, et je félicite le gouvernement du Canada d'avoir reconnu ce qu'est réellement la prostitution : une forme d'avilissement et de marchandisation des femmes et des filles pour le plaisir des hommes.

J'aimerais dissiper plusieurs mythes sur lesquels s'appuient les détracteurs du projet de loi C-36. Premièrement, il y a l'idée que les prostituées choisissent de travailler dans l'industrie du sexe et qu'elles aiment cela.

Je dis cela, parce que même si certaines femmes ont la capacité et la maturité affective nécessaire pour choisir volontairement ce métier, cela ne signifie pas qu'on doit faire abstraction de la quantité massive de recherches qui montrent que la prostitution est une stratégie de survie. Il s'agit d'une option de dernier recours, et l'édifice même de la prostitution est construit sur un mensonge selon lequel les femmes aiment cela.

Dans un rapport de 1998, l'Organisation internationale du travail des Nations Unies reconnaissait que la prostitution est l'une des formes de travail les plus aliénées.

Deuxièmement, les opposants affirment que le projet de loi C-36 enfoncera davantage les prostituées dans la clandestinité. D'après les preuves empiriques de la Suède, le modèle nordique a réduit de moitié la prostitution de rue, car les prostituées étaient libres de travailler à l'intérieur, sans aucune conséquence juridique. Les résultats de cette recherche ont été publiés en 2010 par le gouvernement suédois dans un rapport intitulé The Ban against the Purchase of Sexual Services. An evaluation 1999-2008.

Grâce à la décriminalisation des maisons de débauche au Canada, les femmes et les filles seront libres d'établir leurs propres modalités de travail dans des lieux fermés ou d'annoncer leurs services en ligne.

Par ailleurs, les détracteurs affirment que le projet de loi C-36 réduira la sécurité des prostituées. On ne peut dorer la pilule. La prostitution est un moyen dangereux de gagner sa vie, et la légalisation de la vente des services sexuels ne changera pas cette réalité. Toutefois, les recherches montrent que les problèmes de sécurité sévissent là où la prostitution est légalisée ou décriminalisée. Si une personne travaille comme prostituée, peu importe la structure juridique, les risques de violence physique et sexuelle sont très élevés, et il y a de fortes chances que le traumatisme soit long à surmonter. À cet égard, je m'appuie sur un récent rapport préparé par Mme Farley et sept autres chercheurs, dont Mme Jacqueline Lynne, une chercheuse de la Vancouver Coastal Health. Le rapport s'intitule Prostitution and Trafficking in Nine Countries : An Update on Violence and Posttraumatic Stress Disorder.

Les opposants allèguent également que le projet de loi C-36 est une croisade morale des conservateurs. Permettez- moi de vous dire que les gouvernements partout en Europe adoptent des lois qui s'inspirent du modèle nordique, y compris les gouvernements socialistes en Suède et les gouvernements progressistes en Islande où l'industrie du sexe a pratiquement disparu.

Aux Pays-Bas et en Australie, l'expérience de la légalisation, qui dure depuis 12 ans, a été un fiasco. La prostitution a augmenté. La traite de travailleuses du sexe étrangères a gagné du terrain. Les proxénètes sont devenus des hommes d'affaires légitimes. Les femmes et les filles travaillent dans la clandestinité, au lieu de s'enregistrer et de payer des impôts. Si l'on estime que l'égalité des femmes est une question morale, alors oui, je suis d'accord pour dire qu'il s'agit d'une question morale.

Enfin, les détracteurs disent que le projet de loi C-36 ne passera pas l'épreuve de la Charte. Le projet de loi est un changement radical par rapport à son prédécesseur. Aux termes du Code criminel, la prostitution est légale. Par contre, dans le cadre du projet de loi C-36, elle est illégale pour les hommes qui achètent des services sexuels. La loi ne cible plus les activités liées à la prostitution, comme le racolage sur un coin de rue ou l'exploitation d'une maison de débauche. Cette mesure législative appelle les choses par leur nom : la prostitution est une forme d'exploitation qui cause du tort aux femmes et aux enfants.

Aux termes du projet de loi C-36, les femmes qui vendent des services sexuels sont considérées comme des victimes, et ce, à juste titre. Elles ne seront pas passibles de sanctions pénales, sauf si elles exercent leur métier à proximité immédiate d'une école, d'un terrain de jeu ou d'une garderie. Tous ces endroits sont faciles à éviter.

Par ailleurs, on supprime le principe de la nuisance, sur lequel repose la loi actuelle. Le projet de loi précise le but et les objectifs de la loi. L'effet de la loi et son objet sont tout à fait différents de ceux prévus aux termes du Code criminel. Le nouvel objectif est de combattre l'exploitation des femmes, de réduire les risques de violence, de protéger la dignité humaine et de promouvoir l'égalité de tous les Canadiens.

La loi actuelle a été invalidée, parce que le lien entre son effet et son objet, c'est-à-dire la nuisance publique, était illusoire. C'était un coup de massue pour maintenir l'ordre public dans le contexte d'une activité légale. Bref, c'était exagérément disproportionné. Le projet de loi C-36 énonce clairement ses objectifs, à savoir l'illégalité de l'achat de services sexuels et l'abolition de la prostitution.

Je vous remercie de m'avoir invitée à témoigner devant vous aujourd'hui.

Alan Young, professeur en droit, procureur pour l'intimée/appelante au pourvoi incident, Canada c. Bedford (2007), à titre personnel : J'aimerais vous parler brièvement des mérites de la loi, et je vais réserver l'analyse constitutionnelle pour la période des questions. C'est ce dont vous voulez que je vous parle, j'en suis conscient, mais j'ai beaucoup à dire, alors n'hésitez pas à m'arrêter si je dépasse le temps alloué. Faites-moi signe quand j'aurai atteint cette limite.

Je vous remercie de m'avoir invité et de me donner l'occasion de témoigner devant votre comité, mais pour vous dire franchement, je n'en avais pas vraiment envie, parce que je suis très triste et profondément déçu au lendemain de la décision Bedford. Je suis déçu, parce qu'en 2014, le gouvernement du Canada avait l'occasion de passer à l'histoire, mais il a plutôt choisi de répéter les erreurs du passé; et je suis triste, parce qu'en répétant les erreurs du passé, le gouvernement a créé un régime qui fera du tort aux collectivités et qui est contraire à l'intérêt public, car cette loi repoussera les travailleurs dans la rue, dans des lieux dangereux.

Bon, écoutez, les gens raisonnables ne s'entendront pas sur la question de savoir si le travail du sexe contribue foncièrement à la dégradation et à la destruction de l'ordre social. C'est là un débat qui se déroule dans le milieu universitaire, mais ceux qui appuient la criminalisation de l'achat de services sexuels forment, selon moi, une minorité passionnée et tapageuse qui ne représente pas l'opinion de la majorité des Canadiens.

Le gouvernement a choisi d'appuyer sans réserve une perspective idéologique intéressante, qui ne représente pas l'opinion publique. En effet, depuis 1970, selon mon expérience, les enquêtes sur l'opinion publique montrent que la plupart des Canadiens tolèrent le travail du sexe, pourvu qu'il ne soit pas mené dans un cadre public. La plupart des gens estiment que la criminalisation n'est pas une solution appropriée, sauf si ces activités se déroulent dans les rues ou dans les arrière-cours du pays.

Fidèle à une idéologie que la plupart des Canadiens n'appuient pourtant pas, le gouvernement a créé un régime qui, à mon avis, entraînera l'augmentation exponentielle de la prostitution de rue, comme c'était le cas dans les années 1980. Résultat : le projet de loi donne aux Canadiens exactement le contraire de ce qu'ils souhaiteraient voir dans la réglementation judiciaire du commerce du sexe.

Mais revenons à la contestation judiciaire à l'origine de ce désastre. J'ai deux ou trois choses à dire à ce sujet. J'ai commencé ce travail en 2002, mais il a fallu quatre ans avant de déposer une requête devant la cour pour obtenir l'autorisation de mener une recherche en profondeur, laquelle a fini par révéler que les lois actuelles mettent en danger la vie des travailleuses du sexe. Nous avons donc lancé cette contestation afin de créer un refuge ou un cadre dans lequel les travailleuses du sexe pourraient faire leur travail. Ce dossier reposait sur la recherche, et non pas sur un soi- disant lobby pro-prostitution. Je ne sais même pas ce que c'est. En tout cas, parmi les gens qui ont témoigné pour notre cause, et il y en avait beaucoup, personne ne s'intéressait ou ne participait à des exploitations commerciales de grande envergure ou à la prétendue industrialisation du sexe. Le travail dans ce dossier a été fait gratuitement grâce à la participation de quelque 30 ou 40 étudiants en droit bénévoles, parce que tout le monde était d'avis que nous avions une loi irrationnelle et qu'il fallait l'invalider pour empêcher un autre désastre comme l'affaire Pickton. Nous avons appelé notre cause « Safe Haven Initiative », l'objectif étant de fournir un fondement juridique pour amener les travailleuses du sexe dans un cadre plus sûr.

Même si toute l'attention est portée sur la prostitution de rue, comme on l'a entendu au comité, les policiers ont eux- mêmes dit que ces 20 dernières années, 80 p. 100 du commerce du sexe s'est déplacé à l'intérieur. Le procès visait justement à donner une bénédiction juridique à cette transition, puisque ce choix permettra d'améliorer la sécurité.

Examinons maintenant comment le gouvernement a réagi. C'est une réponse très déroutante à une décision pourtant très claire. Le gouvernement affirme : « Ah oui, nous avons écouté la Cour suprême. » Le projet de loi permettra aux travailleuses du sexe d'établir une entreprise à l'intérieur, d'embaucher des employés et d'annoncer leurs services; or, du même souffle, le gouvernement soutient, dans le préambule, que tout travail du sexe est dégradant et qu'il faut l'éradiquer.

C'est là un oxymoron juridique : d'une part, on dit que ces personnes se livrent à la dégradation de soi et, d'autre part, on affirme que ces mêmes victimes peuvent faire la publicité d'une entreprise qu'elles ont établie à l'intérieur. On dirait que le gouvernement sait qu'il s'agit d'un choix autonome fait par des personnes indépendantes et informées, ce qui est bien loin de la notion même de dégradation.

Dire qu'une chose est foncièrement propice à la dégradation ou à l'exploitation n'est pas une déclaration empirique. C'est une déclaration fondée sur une croyance ou une conviction. La législation ne devrait pas reposer sur une croyance ou une conviction. C'est tout aussi dérisoire que de se demander si les gens sont, par nature, bons ou mauvais. Ce n'est qu'une question d'opinion.

Je sais que le comité a entendu des histoires très tristes de personnes qui ont été exploitées dans ce domaine, mais je suis sûr que vous avez aussi entendu des histoires inspirantes de personnes qui ne peuvent être considérées comme des victimes, sauf à travers des lentilles idéologiques qui déforment la réalité. Dans le commerce du sexe, on trouve de nombreuses histoires et de nombreuses expériences, tout aussi différentes les unes des autres, mais le projet de loi ne tient pas compte de cette nuance. Il ne fait aucun doute que certaines travailleuses de rue pratiquent ce métier pour survivre, et on parle là des véritables victimes de la pauvreté, de foyers brisés, de la toxicomanie et de mauvais traitements. Il s'agit d'un groupe vulnérable, et nous devons créer des filets de sécurité valables afin d'aider ces victimes à briser le cycle de la violence et de l'exploitation. Toutefois, on trouve également des travailleuses du sexe, aussi bien dans la rue qu'à l'intérieur, qui ont fait des choix autonomes et informés avant de se lancer dans ce métier. Tout au long de l'histoire, il y a eu des travailleuses du sexe qui avaient du pouvoir et de l'influence et qui étaient des membres respectés de leur collectivité. Pourtant, le gouvernement, par l'entremise du projet de loi, affirme que ces femmes sont exploitées par les hommes qui achètent leurs services, d'où la nécessité d'interdire l'achat de services sexuels, peu importe le degré d'autonomie et d'indépendance de la travailleuse du sexe. Ce n'est rien de moins qu'une vision à courte vue et insensée.

Dans le projet de loi, on n'indique même pas que l'achat de services sexuels mène à l'exploitation. On y parle de « marchandisation ». L'exploitation est une chose bien réelle. La marchandisation, quant à elle, est un concept purement abstrait. Je dois vous avouer que je n'arrive pas à comprendre comment on peut affirmer, à l'ère moderne, qu'on s'engagera dorénavant à combattre la marchandisation du sexe dans le contexte d'une société hautement sexualisée, sachant que tout le monde ici, une fois rendu à la maison, peut choisir de regarder un film porno par l'entremise de son câblodistributeur. Là où je veux en venir, c'est que la marchandisation est là, qu'on le veuille ou non. C'est donc un combat assez étrange à mener en ces temps modernes.

Bref, pour essayer de donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada, tout en essayant de présenter une nouvelle perspective idéologique, nous nous retrouvons avec un projet de loi qui envoie des messages contradictoires. Quelles en sont les conséquences sur le plan pratique? Voici ce que j'en pense : selon le gros bon sens, l'acheteur ne se rendra pas à un lieu de commerce et il préférera faire affaire dans la rue. Les gens choisiront toujours d'être des cibles mobiles plutôt que des cibles immobiles, confinées dans le local d'une entreprise qui pourrait faire l'objet d'une descente à tout moment, sans aucun avertissement. Les travailleuses du sexe iront toujours là où se trouve la demande et, en l'occurrence, ce sera dans la rue.

Donc, après avoir passé 20 années à pousser les gens à exercer ces activités à l'intérieur, ce qui était dans l'intérêt des collectivités, nous les incitons maintenant à les exercer de nouveau à l'extérieur. Ce faisant, les travailleurs du sexe seront une fois de plus contraints de pratiquer leur métier dans le milieu le plus dangereux, à savoir la rue; et les collectivités seront encore une fois exposées aux perturbations occasionnées par la pratique de la prostitution dans les rues et les ruelles des villes canadiennes.

Nous mettons en danger les travailleurs du sexe et les membres du public dans l'unique but de lutter contre la commercialisation du travail du sexe et d'éradiquer finalement ce travail. Ce combat peut sembler valable à certaines personnes, mais la plupart des Canadiens le percevront comme une politique désastreuse, qui plaira à un petit groupe d'idéologues, mais nuira à la sécurité et au libre arbitre. Je vous prie de ne pas appuyer ce projet de loi boiteux, irrationnel et suspect sur le plan constitutionnel.

Merci.

Le président : Nous amorcerons la série de questions en accordant la parole au vice-président du comité, sénateur Baker.

Le sénateur Baker : Souhaitiez-vous dire quelque chose d'autre, monsieur?

M. Young : Je me penche sur cette question depuis environ 12 ans, et j'ai de nombreuses choses à dire à ce sujet. Je tiens à adresser à tous une mise en garde, car j'ai écouté l'exposé de Mme Lang. Lorsque les gens affirment que de très nombreuses données appuient un fait ou un autre, je vous prie de vérifier leurs sources d'information. Il faut examiner soigneusement les données. C'est ce qui s'est produit au cours du procès. Les gens émettent des hypothèses quant à la nature du travail du sexe et aux personnes qui y participent. Nous avons fourni 88 volumes de données, et c'est la raison pour laquelle les tribunaux de tous les niveaux ont été en mesure de comprendre ce qui se passe dans le domaine du travail du sexe. De nombreuses personnes déclarent que la prostitution est fondamentalement dégradante et que Melissa Farley a mené une étude qui le prouve. Je recommande que vous lisiez l'étude et que vous m'indiquiez par la suite si elle apporte une telle preuve.

Le sénateur Baker : Cela dit, je tiens à vous féliciter des initiatives que vous avez entreprises à Osgoode Hall afin de disculper des personnes condamnées à tort.

M. Young : Merci.

Le sénateur Baker : Et de toutes vos autres initiatives. Vous avez fait des lois au Canada. Vous avez contesté des lois qui devaient l'être et, comme vous l'avez mentionné, vous l'avez fait gratuitement et au civil.

M. Young : C'est exact.

Le sénateur Baker : Au civil, et je suis certain que vous conviendrez avec moi que vous courrez ainsi la chance d'écoper d'une énorme facture, si vous perdez votre cause. La marche à suivre la plus simple consiste à attendre que des accusations criminelles soient portées contre quelqu'un. Vous pouvez ensuite contester la constitutionnalité d'une certaine disposition sans risquer de subir des frais importants. J'ai observé certains de ces frais : le ministère de la Justice assume des coûts supérieurs à 100 000 $ lorsqu'il perd une cause. Existe-t-il une façon plus simple de procéder? Vous avez passé de cinq à sept ans devant les tribunaux. Pourquoi avez-vous choisi de contester la loi au civil plutôt qu'au criminel?

M. Young : On juge assez mineures les lois relatives au commerce du sexe. Lorsque j'attendais que des accusations criminelles soient portées, accusations dont j'allais contester la constitutionnalité, ils les retiraient toujours. Ils préféraient perdre la cause et préserver la loi. Il a fallu que je prenne l'initiative pour m'assurer que la Couronne ne pourrait pas faire échouer mes efforts en retirant l'accusation. La même chose s'est produite dans le domaine de la marijuana. Il a été très difficile de contester la loi. Nous avons perdu notre cause relative à la possession de marijuana devant la Cour suprême du Canada.

Le droit est coûteux et lent. Il est truffé de procédures. Y a-t-il une façon plus facile de procéder? Oui. Il faut que la mesure législative soit rédigée correctement en premier lieu afin qu'il ne soit pas nécessaire de contester sa constitutionnalité. C'est la seule solution.

Le sénateur Baker : Ce projet de loi peut-il être modifié?

M. Young : Non. Le projet de loi est fondamentalement contradictoire. Le gouvernement doit décider ce à quoi il donne suite. Est-ce la cause portée devant la Cour suprême ou une nouvelle idéologie? Le gouvernement peut promouvoir une nouvelle idéologie, mais il devrait la présenter aux Canadiens et leur permettre d'en débattre. Nous ne savons pas vraiment si les Canadiens considèrent que la prostitution est de nature fondamentalement exploitante et que tous les clients doivent être diabolisés. Le gouvernement a écouté les paroles d'un petit groupe de gens qui n'est pas représentatif des Canadiens. Le projet de loi ne peut pas être modifié parce que le gouvernement n'a pas accompli le travail qui s'imposait avant sa rédaction.

Je comprends que le gouvernement était pressé par le temps parce qu'il devait respecter une échéance, mais il aurait dû amorcer ce travail lorsque le juge Himel a invalidé la loi en 2010 et non lorsque les juges de la Cour suprême ont décidé à l'unanimité de maintenir sa décision.

La sénatrice Batters : Madame Lang, vous avez témoigné devant le comité de la Chambre des communes en juillet. Au cours de votre témoignage, vous avez fait allusion à une étude menée en Australie par Sheila Jeffreys et Mary Sullivan qui portait sur les effets de la légalisation de la prostitution. Vous n'avez pas eu l'occasion d'en parler pendant votre brève déclaration préliminaire. Pouvez-vous nous dire ce que cette étude a révélé?

Mme Lang : Cette étude a démontré qu'au lieu d'aider les prostitués australiens, la légalisation de la prostitution avait entraîné son expansion. Des hommes d'affaires originaires de divers autres pays sont venus en Australie et ont commencé à construire de grands casinos, des entreprises très opulentes que désiraient fréquenter tant les femmes que les hommes. Dans ces casinos, ils ont ouvert des maisons de prostitution légalisées. Les Australiens ont permis aux hommes d'affaires d'investir en Australie, d'ouvrir des casinos et des maisons de prostitution, et de réaliser des millions, voire des milliards, de dollars de profit.

Puis, les Australiens ont découvert que bon nombre de filles qui travaillaient dans les rues ne pouvaient être embauchées par les casinos parce qu'elles souffraient de toxicomanie et de troubles mentaux et sociaux. Ces filles ne pouvaient tirer parti de ces maisons de prostitution légalisées. De plus, ils avaient imaginé que la légalisation de la prostitution favoriserait la création de petites entreprises, mais ils ont découvert que celles-ci ne pouvaient soutenir la concurrence des casinos opulents — imaginez une entreprise comme le Bellagio, à Las Vegas. Voilà ce que ces hommes d'affaires bâtissaient.

Les chercheurs auxquels vous avez fait allusion ont constaté que la traite des personnes avait connu un essor fulgurant, que des travailleurs du sexe d'autres pays avaient été amenés en Australie. En particulier, des travailleurs du sexe chinois ont été amenés dans l'État de Victoria. Des travailleurs du sexe asiatiques ont été introduits dans le pays, et la traite des personnes a connu une croissance fulgurante. Comme je l'ai indiqué au cours de mes brèves observations, la légalisation de la prostitution a entraîné là-bas une débâcle, tout comme en Hollande. L'intention d'améliorer la situation des femmes en légalisant la prostitution a échoué.

Je conviens avec M. Young qu'il faut analyser attentivement les études. Il y a des groupes qui appuient la prostitution comme il y en a qui s'y opposent. Une étude menée par le gouvernement suédois en 2010 a réfuté la plupart des assertions de M. Young concernant l'augmentation de la prostitution de rue et son entrée dans la clandestinité.

La sénatrice Batters : Je vous remercie d'avoir dit plus tôt que le projet de loi C-36 différait radicalement de son prédécesseur. Vous avez indiqué au comité de la Chambre des communes que, dans l'affaire Bedford, le fait de priver les prostitués de la sécurité liée à un travail dans un endroit permanent était disproportionné par rapport à l'objectif d'élimination d'une nuisance publique. Toutefois, dans le préambule du projet de loi C-36, on établit des objectifs beaucoup plus généraux, notamment la lutte contre l'exploitation, la protection de la dignité et de l'égalité humaines et l'incitation à quitter l'industrie de la prostitution. Selon vous, ai-je raison de présumer que les objectifs plus généraux exposés dans le préambule du projet de loi C-36 renforcent sa constitutionnalité?

Mme Lang : Absolument. Nous sommes en train d'examiner un plan ou un programme complètement différent. Nous étudions une loi qui dira que la prostitution est désormais illégale. Selon le Code criminel, elle était légale. Dans l'affaire Bedford, nous nous occupions d'une activité légale. Cependant, le gouvernement a clairement indiqué qu'elle allait devenir illégale, mais que « nous n'allions pas sanctionner les femmes parce que nous estimons qu'elles sont victimes d'exploitation. » Le projet de loi C-36 a complètement modifié le paysage constitutionnel, et je crois qu'on fera respecter la loi.

La sénatrice Batters : Merci.

Le sénateur Joyal : Bienvenue, monsieur. Vous vous attendiez peut-être à ce qu'on vous interroge à propos de la constitutionnalité du projet de loi C-36. Nous avons entendu le ministre MacKay, son sous-ministre adjoint et certains avocats dire que ce projet de loi tiendra la route parce qu'il modifie le principe utilisé par la Cour suprême pour contester les articles du Code criminel. Comme vous le savez, le préambule du projet de loi indique que toute vente de services sexuels confine à l'exploitation, que tout service sexuel nuit aux collectivités et transgresse le principe d'égalité des deux sexes. Nous avons entendu Mme Lang le dire auparavant.

Donc, comme la mesure législative a une base ou des objectifs différents, le tribunal accordera la priorité à ces objectifs qui semblent plus importants que les précédents, lesquels traitaient la prostitution comme une nuisance publique ou un obstacle empêchant la population de profiter paisiblement d'un espace public. Comment réfuteriez- vous un tel argument avancé par le tribunal?

M. Young : C'est une bonne question. À mon sens, il est clair que la mesure législative a très peu de mérite. En ce qui concerne l'analyse constitutionnelle, tous pensent qu'on peut se faire une opinion concluante en une ou deux semaines, alors que la question évolue avec le temps. J'ai lu la mesure législative trois ou quatre fois et, chaque fois, j'ai décelé un aspect légèrement différent qui, selon moi, pourrait être problématique sur le plan constitutionnel.

Pour ce qui est des objectifs, il ne fait aucun doute que lorsqu'on les élève, on modifie l'analyse. C'est incontestable. Plus les objectifs sont sérieux, plus il est facile de justifier la position du gouvernement.

Toutefois, il ne suffit pas d'indiquer dans un préambule que ce sont nos objectifs ou de faire de beaux discours dans lesquels nous déclarons que nous allons créer une société utopique où tous les hommes et les femmes seront égaux, même si c'est une belle idée. Il faut déterminer si le texte de loi appuie ces beaux discours, ce qui n'est pas le cas. Lorsqu'on tient compte de ce que le texte dit à propos du caractère dégradant et controversé de la prostitution, comment peut-on concilier cela avec une disposition qui indique qu'une femme peut promouvoir ses services sexuels? Comment peut-on faire cela? Comment peut-on soutenir qu'on peut embaucher quelqu'un pour nous venir en aide? Si, comme le dit le préambule, ces activités sont aussi déplorables, elles devraient être interdites complètement. Voilà la confusion dont je parle.

En toute honnêteté, que je m'attaque à cette cause ou non, en tant qu'avocat spécialisé en droit pénal et constitutionnel, je vais avoir beaucoup de plaisir à remettre en question ces dispositions, car leur message n'est pas très clair. Lorsqu'on lit la mesure législative, on se demande encore si le travail du sexe est légal. On devrait être en mesure de le savoir en lisant la première page. On ne devrait pas être forcé d'examiner des libellés tortueux pour le déterminer.

Je peux vous dire que l'affaire Bedford a été gagnée en raison d'une disproportion exagérée, ce qui signifie que la loi faisait plus de mal que de bien. Nous verrons si la présente mesure législative pousse les gens à exercer leurs activités dans des ruelles sombres et rend ces activités plus dangereuses.

Même si on fait abstraction de cela, il y a tellement d'autres aspects qui sont suspects sur le plan constitutionnel. Nous avons gagné parce que la loi avait une trop grande portée. Elle va trop loin. Nous avons gagné parce que le tribunal n'était pas d'accord pour dire que toute prostitution est fondamentalement dangereuse. La sécurité de ces activités peut être améliorée. Maintenant, le gouvernement devra prouver que toute prostituée est fondamentalement exploitée. Je peux vous dire que les tribunaux n'aiment pas ces énoncés selon lesquels ces personnes sont fondamentalement exploitées. Ces énoncés ne sont pas suffisamment nuancés. Nous ferons appel à d'excellents témoins pour démontrer que les personnes qui offrent ces services ne sont pas nécessairement exploitées. Cette loi a une trop grande portée parce qu'elle s'applique aux riches et à leurs maîtresses. Les gens peuvent réprouver de telles relations et les considérer comme dégradantes, mais aucun Canadien ne pense qu'on devrait utiliser le Code criminel pour poursuivre les riches qui embauchent des maîtresses.

En outre, nous allons remettre en question le caractère arbitraire de la loi, dont la cour ne s'est pas occupée. La loi doit atteindre son objectif. Eh bien, si, dans cinq ans, nous découvrons que les prostituées sont forcées d'exercer leurs activités à l'extérieur parce que les clients ne veulent pas venir à l'intérieur, nous estimerons que la loi est arbitraire et qu'elle compromet son but actuel.

J'emprunterais également des arguments invoqués dans la cause Morgentaler à propos de lois manifestement injustes. Comment peut-on faire la promotion de ses services auprès des hommes, des clients, puis les piéger lorsqu'ils se présentent et les accuser d'infractions criminelles? C'est manifestement injuste. Quelque chose cloche dans cette loi. Je ne peux pas la décrire encore, mais je ne suis pas devant les tribunaux, alors je n'ai pas à le faire pour le moment.

De plus, il y a manifestement l'énoncé relatif à l'égalité et la différence de traitement. Il y a même des problèmes liés à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Une loi pénale ne peut pas accorder l'immunité à quelqu'un. C'est une tâche qui relève du procureur. Le gouvernement fédéral ne peut pas affirmer qu'il ne poursuivra pas les femmes. Il doit créer des lois génériques et compter sur l'article 92 de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique pour qu'elles soient administrées par les provinces. Ces dernières accordent l'immunité au cas par cas, afin de nuancer leur jugement. Voilà comment les choses se déroulent en ce moment.

En ce qui concerne les préjudices causés aux travailleuses du sexe, nous allons devoir attendre et observer ce qui va se passer. Si l'on se précipite devant les tribunaux dès l'entrée en vigueur du projet de loi, il se peut que cet argument ne soit pas avancé. Il existe suffisamment d'arguments pour invalider cette loi, mais c'est de cet argument que nous voulons entendre parler, car la Cour suprême du Canada a indiqué clairement qu'elle ne voulait pas qu'on crée des lois qui mettent les gens en danger. À l'heure actuelle, la loi ne met pas directement les gens en péril, mais en forçant les clients à demander des services dans les rues, sa structure nuit indirectement aux travailleuses du sexe. C'est ce qu'on appelle un lien de causalité, au sujet duquel la Cour suprême du Canada devra trancher. Elle pourrait rendre une décision en faveur de la Couronne ou de la défense, mais cela ne me préoccupe pas parce que l'on peut invoquer les autres violations de la Constitution que j'ai mentionnées.

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie de vos exposés.

Dans l'affaire Bedford, la Cour suprême a décidé d'invalider trois articles du Code criminel, à savoir les articles 210, 211 et 213. Tout en ne perdant pas de vue ces articles, j'attire votre attention sur le paragraphe 165 de la décision rendue dans l'affaire Bedford. Je crois me souvenir que, dans ce paragraphe, la Cour suprême parle de la façon dont toutes les dispositions relatives à la prostitution sont reliées entre elles; en d'autres termes, elles ont des répercussions les unes sur les autres. Une mesure peut bénéficier d'une plus grande latitude qu'une autre mesure. Par exemple, en permettant aux travailleuses du sexe d'obtenir l'aide de gardes de sécurité, on peut nuire à la constitutionnalité d'une autre mesure, comme celle qui interdit les nuisances liées à l'utilisation d'une maison de débauche commune.

Je crois comprendre que vous avez des points de vue différents. D'après votre exposé, madame Lang, croyez-vous que le projet de loi C-36 établit cet équilibre?

Par contre, monsieur Young, je crois que vous n'êtes pas de cet avis?

Mme Lang : Oui, je pense que le projet de loi atteint cet équilibre.

J'aimerais donner suite à quelques-uns des arguments que M. Young a fait valoir. Ce n'est pas du tout une question d'immunité. Le gouvernement du Canada, qui a été dûment élu, rédige des lois dans l'intérêt des gens et indique que les femmes qui pratiquent la prostitution ne feront pas l'objet d'accusations criminelles tant qu'elles n'exerceront pas leurs activités dans ces secteurs. M. Young soutient qu'il est contradictoire de prétendre que la prostitution est dégradante, tout en autorisant la promotion et la vente de services sexuels.

La difficulté tient à ce que le gouvernement doit instaurer une loi qui ne sera pas contestée. Je pense qu'il s'est acquitté avec succès d'une tâche délicate en créant un projet de loi qui survivra. J'ai entendu dire qu'un grand nombre de députés du Parti conservateur souhaiteraient que la prostitution soit complètement illégale au Canada, mais ce n'est plus le cas. La prostitution était légale. Maintenant, les hommes n'auront plus de droit d'acheter des services sexuels, mais les femmes ne feront pas l'objet de peines criminelles. Je pense que ce projet de loi fait la juste part des choses et survivra à une contestation.

En ce qui concerne les autres questions, dont celles du caractère arbitraire du projet de loi et des problèmes liés à l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, et cetera, j'aimerais qu'on m'explique complètement ces arguments, mais je comprends que ce n'est pas le moment de le faire.

M. Young : Vous avez raison. Tout est relié, et il est possible que les points forts d'un projet de loi compensent ses points faibles. C'est ce qu'a décidé la Cour d'appel de l'Ontario. Elle a fait respecter la loi relative à la communication, parce qu'elle avait le sentiment que le problème de sécurité serait réglé en interdisant les maisons de débauche et le proxénétisme. La Cour suprême du Canada n'a pas approuvé cette idée. Par conséquent, je ne suis pas vraiment sûr comment ils perçoivent les liens entre ces dispositions.

Je vais répondre à votre question à propos de l'équilibre qui convient. Comment pouvez-vous même parler d'équilibre alors que vous employez le mot « asymétrique »? Je sais que le mot est employé pour justifier l'imposition d'une responsabilité à un secteur de la population, mais pas à l'autre qui participe à la transaction. En règle générale, on qualifie d'asymétrique un aspect non équilibré. Cela signifie que cet aspect chancelle, qu'il repose sur une base précaire. Voilà la réponse que j'apporte à la question de savoir si un équilibre adéquat existe.

Le sénateur Plett : Madame Lang, je vous remercie de votre présence aujourd'hui, de l'excellent travail que vous accomplissez au nom des femmes marginalisées et exploitées et de toutes vos entreprises. Nous vous en sommes vraiment reconnaissants.

Mme Lang : Merci.

Le sénateur Plett : Je veux revenir sur l'article 213 du projet de loi et connaître votre opinion au sujet du paragraphe (1.1) proposé. Tom Stamatakis, président de l'Association canadienne des policiers, a apporté son appui à cette partie précise du projet de loi qui dit ce qui suit :

(1.1) Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, dans le but d'offrir ou de rendre des services sexuels moyennant rétribution, communique avec quiconque dans un endroit public ou situé à la vue du public qui est une garderie, un terrain d'école ou un terrain de jeu ou qui est situé à côté d'une garderie ou de l'un ou l'autre de ces terrains.

Je sais que vous appuyiez la mesure législative avant que l'amendement soit apporté. Appuyez-vous maintenant la mesure législative?

Mme Lang : Oui. J'appuyais la façon dont elle était formulée auparavant, mais je crois que l'amendement était nécessaire pour permettre à la loi de satisfaire au critère constitutionnel. Je pense que l'amendement apporte des renseignements supplémentaires. Ainsi, les femmes savent sans équivoque les endroits qu'elles doivent éviter si elles ne souhaitent pas faire l'objet de peines criminelles. J'appuie cet amendement.

Le sénateur Plett : Merci.

Beaucoup de choses ont été dites, comme le fait que le projet de loi ne fonctionnera pas et qu'il acculera les prostituées à la clandestinité. Nous avons entendu ces assertions aujourd'hui. Toutefois, en termes très simples, si on élimine les clients, si personne n'a de clients, parce qu'ils sont tous en prison ou qu'ils font l'objet d'une peine ou d'une autre, l'entreprise ne fermera-t-elle pas ses portes?

Mme Lang : C'est exact. C'est ce qui se produit. C'est ce qui est arrivé en Suède. C'est ce qu'indique le rapport de 2010 de son gouvernement. La prostitution de rue a été réduite de moitié, et bon nombre de femmes ont commencé à exercer leurs activités à l'intérieur, mais les Suédois ont été en mesure de réduire et de contrôler la prostitution parce que les fournisseuses de services sexuels n'étaient plus présentes. Les clients ne veulent pas être criminalisés. Ils ne souhaitent pas que leur conjointe, leur petite amie et leurs enfants sachent qu'ils fréquentent des prostituées. Oui, c'est aussi simple que cela.

[Français]

Le sénateur Dagenais : Merci à nos deux témoins. Madame Lang, vous avez entendu M. Young mentionner au début de sa présentation qu'il y avait peut-être une certaine tolérance du public à l'endroit de la prostitution. Je dirais plutôt qu'il y a peut-être eu une forme d'aveuglement volontaire de la part du public vis-à-vis de l'exploitation des femmes et des enfants. Vous avez très bien exprimé votre point de vue; le projet de loi vise évidemment à protéger les femmes et les enfants, surtout dans des endroits où les enfants peuvent se trouver.

Parmi les témoins qui sont venus s'exprimer ici la semaine passée, des ex-prostituées nous ont dit que, pour elles, la prostitution n'était pas une profession, mais plutôt une forme d'oppression à 90 p. 100. J'irais même jusqu'à dire que c'était une forme d'exploitation, et je pense que vous l'avez très bien exprimé. Plusieurs nous ont dit qu'elles se qualifiaient de « marionnette sexuelle ». J'imagine donc que cela rejoint vos propos.

[Traduction]

Mme Lang : Oui, c'est exact. Je vois de jeunes Autochtones dans les rues de Vancouver, qui quittent l'ensemble des réserves de la province parce qu'elles n'ont aucune perspective là-bas. Elles vivent au sein d'une collectivité d'alcooliques, et elles ont été élevées dans des familles où on subit de mauvais traitements.

Elles arrivent dans le Downtown Eastside de Vancouver, et vous n'arriverez pas à me convaincre qu'elles font un choix éclairé et volontaire. La prostitution est leur dernier recours. Elles n'ont pas d'argent, et ne sont pas en mesure de recevoir l'aide sociale. Elles sont abordées rapidement par des hommes qui exploitent les femmes — et ces hommes les exploitent.

Je joue un rôle dans un certain nombre d'organisations qui offrent aux femmes qui souhaitent quitter la rue des services pour les aider à le faire; je participe à cette activité. Je vivais dans l'ouest de Vancouver dans les années 1980 à l'époque où les rues étaient remplies de prostituées. Elles exerçaient leur profession, et c'était un fléau, mais le fait est que ce sont des victimes.

Notre gouvernement reconnaît maintenant cette activité pour ce qu'elle est. Ces femmes sont des victimes; elles sont opprimées. La plupart d'entre elles ne choisissent pas ce métier. Celles qui le choisissent peuvent continuer à l'exercer sans être criminalisées. Par conséquent, je ne comprends pas de quoi elles se plaignent.

La sénatrice Frum : Madame Lang, j'ai pensé que vous aviez admirablement déboulonné les mythes entourant les arguments des critiques du projet de loi.

L'un des arguments que vous n'avez pas abordés a trait au fait que certains critiques reprochent à ceux d'entre nous qui appuient le projet de loi d'assimiler la prostitution à la traite des personnes et aux relations sexuelles avec des mineurs. Est-ce une équation erronée? Peut-on séparer la prostitution de la traite des personnes et des relations sexuelles avec des mineurs?

Mme Lang : Voilà une question intéressante dont je vous remercie.

Ma présentation à la Cour suprême du Canada portait uniquement sur la traite des personnes. C'est le sujet que j'ai présenté à la Cour suprême du Canada. J'ai entendu l'argument selon lequel ces aspects sont confondus. Le fait est que les prostituées sont victimes de la traite des personnes, un fait dont nous sommes conscients.

Nous savons qu'en 1959, le Canada a signé un traité qui reconnaissait que la prostitution était un signe avant- coureur de la traite des personnes, et que cette traite était répréhensible et devait être éliminée. Ce traité existe toujours, mais nous semblons l'ignorer.

Lorsqu'on parle aux services de police partout au Canada, on constate que la traite des personnes existe. Ces femmes proviennent de divers pays du bloc de l'Est et de l'Asie. Elles ne sont pas amenées au Canada pour travailler en tant que bonnes d'enfants; elles sont vendues pour fournir des services sexuels à des hommes canadiens.

La sénatrice Frum : Monsieur Young, je tenais à comprendre pourquoi vous laissez entendre que le projet de loi C- 36 accroîtra la prostitution de rue. Si j'ai bien compris votre argument, vous disiez que cette croissance résulterait d'un changement de comportement de la part des hommes, que ces hommes craindraient d'être piégés en ayant des relations sexuelles à l'intérieur. Ce que je ne comprends pas, c'est la raison pour laquelle vous avez dit que le projet de loi accroîtrait le danger qui règne dans les rues. Pourquoi les clients qui étaient non violents à l'intérieur deviendraient-ils violents parce qu'ils doivent aller à l'extérieur pour avoir des relations sexuelles?

M. Young : Ce n'est pas la violence des gens qui veulent avoir des relations sexuelles à l'intérieur qui m'inquiète. Ce sont les Pickton, les Arthur Shawcross et les Joel Rifkin qui hantent les rues de Vancouver et de Toronto. Ils exerceront toujours leurs activités à l'extérieur. Nous n'observons pas d'enlèvements dans les maisons de prostitution. Nous n'avons jamais entendu parler d'un fiasco du genre de celui engendré par les Pickton.

Pour en revenir à l'argument, c'est là où les choses se compliquent. Auparavant, la loi interdisait aux femmes de prendre des mesures de sécurité. La loi ne les empêche plus de le faire, mais, comme l'analogie que j'ai faite, voici ce qui se produira : personne ne voudra être une cible facile, alors les gens deviendront des cibles mouvantes.

Si je dois défendre cette cause, j'interviewerai des centaines de clients; je mènerai un sondage pour démontrer que personne ne fréquentera les installations que les femmes sont autorisées à construire. C'est une question d'argent. Les travailleuses du sexe iront où l'argent se trouve. Si les clients sont dans les rues, elles iront dans les rues, ce qui va à l'encontre des mesures que la Cour suprême du Canada a prises et de ce que la mesure législative devrait accomplir.

Les gens iront là où ils peuvent faire des affaires. Ces activités seront-elles plus dangereuses que par le passé? Personne ne peut le dire. Les gens font de beaux discours, mais ce sera simplement dangereux. Personne ne devrait travailler dans les rues, mais cela fait partie de la prostitution de rue.

Je tiens simplement à vous demander si le paradigme à partir duquel nous élaborons notre mesure législative est celui des femmes travaillant dans l'industrie du sexe pour assurer leur survie. Les policiers ont indiqué eux-mêmes que 80 p. 100 de ce commerce se déroulait à l'intérieur. Il ne s'agit pas là de travailleuses du sexe qui exercent ce métier pour assurer leur survie. Le sexe de survie représente un énorme problème pour nous, en ce sens que les services sociaux et l'aide sociale doivent y remédier, mais le sexe de survie ne devrait pas être le paradigme sur lequel repose une proposition de justice pénale concernant le travail du sexe. Je suis désolé de m'être éloigné du sujet.

La sénatrice Frum : Soyons clairs. Vous dites que le travail sexuel à l'extérieur n'est pas nécessairement plus dangereux que le travail sexuel à l'intérieur.

M. Young : Non, notre cause en entier reposait sur ce principe. Toutes les données empiriques démontraient que les taux de morbidité et de mortalité des travailleuses du sexe étaient quatre fois plus élevés lorsqu'elles exerçaient leurs activités à l'extérieur. À mon avis, c'était logique. Je n'avais même pas l'impression d'avoir besoin de données empiriques, mais bon nombre de ces données le démontrent.

Il faut éviter d'avoir une prostitution de rue florissante parce que, premièrement, les collectivités n'en veulent pas et, deuxièmement, c'est le pire endroit où exercer ces activités. Certaines personnes n'ont pas le choix. Il s'agit là des personnes qui travaillent dans l'industrie du sexe pour assurer leur survie; ce sont les personnes que nous devons aider à sortir de la rue. Mais nous ne voulons pas contraindre les gens à aller dans la rue pour conclure des affaires, parce que nous avons déclaré qu'il est possible de créer une entreprise, de la publiciser et d'y inviter des clients, mais qu'en y mettant les pieds on devient des criminels. C'est là un scénario kafkaïen.

La sénatrice Frum : Vous avez demandé si nous, les membres du comité, avions entendu des histoires encourageantes. Personnellement, je n'en ai pas entendu une seule. J'ai entendu des histoires de femmes qui ont été forcées d'avoir des relations sexuelles sur des navires marchands et dans des salons de massage.

Nous avons entendu cette semaine le cas de Reza Moazami : toutes ses victimes ont été forcées d'avoir des relations sexuelles dans des condos. Je suis en profond désaccord avec vous lorsque vous présentez le travail du sexe à l'intérieur comme une merveilleuse panacée.

M. Young : Sénatrice Frum, si vous me donnez l'occasion de participer à une autre séance, je vous ferai entendre de telles histoires, car j'ignore qui vous invitez en ce moment.

Le mot « encourageant » était peut-être trop fort, mais je tenais à dire que certaines personnes sont contentes de leur choix et qu'elles souhaitent continuer à faire ces choix sans être entravées par l'idéologie du gouvernement ou son ingérence. Si vous n'avez pas entendu ces histoires, permettez-moi d'amener des gens qui pourront vous les relater.

En ce qui concerne l'opinion publique, je pourrais vous éclairer aussi. Vous dites ne pas savoir avec certitude quelle est l'opinion du public. Nous avons mené un très grand nombre d'enquêtes depuis 1970 qui ont toutes été annihilées parce que le gouvernement a déclaré avoir envoyé un quelconque questionnaire avant de rédiger la mesure législative, un questionnaire dont on ne s'est même pas assuré qu'il n'était rempli qu'une seule fois par chaque personne.

Si vous souhaitez obtenir des témoignages supplémentaires afin de prendre une décision éclairée au sujet du projet de loi, je vous les fournirai, si vous le voulez.

Le sénateur McInnis : Ce que vous dites est très intéressant, monsieur.

Sur le plan de la procédure, j'ai deviné un peu la façon dont nous sommes parvenus à ce stade aujourd'hui, un stade où nous sommes saisis du présent projet de loi auquel je dirais que vous vous opposez avec véhémence.

La Cour suprême a dit au gouvernement qu'il disposait d'un an pour présenter une nouvelle mesure législative, sans quoi tout serait permis à compter du 13 au 16 décembre, je pense. Les proxénètes dirigeraient des entreprises et seraient des hommes d'affaires. Toutefois, ne vous inquiétez pas, car vous disposez de beaucoup de temps pour réagir. Bien entendu, vous désapprouvez le modèle nordique, mais nous avons entendu des témoins dire qu'il fonctionnait.

Je crois que vous venez juste de faire allusion de manière négative à un questionnaire, et je pense que vous parliez de la consultation que le ministère de la Justice a menée, dans le cadre de laquelle des questions précises ont été posées. Ce n'était pas comme une enquête; les gens ont pris l'initiative de répondre au questionnaire. Un document a été publié, une page Facebook a été affichée, et cetera. Donc, l'orientation du projet de loi a obtenu une majorité de réponses, une majorité assez substantielle dans certains cas.

Ensuite, le ministère de la Justice rédige le projet de loi. De plus, les avocats du ministère disent — et en raison du secret professionnel, nous n'avons pas ce document —, comme on l'a déjà mentionné lors de cette réunion, qu'il résisterait à toute contestation. Vous dites que ce n'est pas le cas.

Ensuite, il est présenté à la Chambre des communes, où il y a une majorité, mais tous les députés ont le droit d'en discuter, d'en débattre. Il est étudié au comité de la Chambre des communes, où on en débat et en discute, et je suis certain que le public parle à ces politiciens.

Puis le Sénat en est saisi. Nous tenons des réunions; nous avons entendu beaucoup de professeurs qui ne sont pas de votre avis et d'autres qui le sont. La démocratie peut comporter des difficultés, mais je n'ai pas encore vu un meilleur système que le nôtre — notre démocratie — ailleurs dans le monde. C'est le régime que nous avons.

Vous avez parfaitement le droit de venir ici et d'être en désaccord. En fait, vous me rappelez un de mes amis, un professeur de la faculté de droit de l'Université Dalhousie qui a la même approche, ce que j'ai toujours respecté. J'ai du respect pour vous; vous avez le droit de venir ici et de faire connaître votre avis, mais en terminant, je dirai ceci : écoutez, le système est ainsi fait; voilà où nous en sommes et, comme je le disais, si on en vient à le contester et si c'est vous qui le faites, vous en avez tout à fait le droit, mais je vous dirais qu'à mon humble avis, l'approche adoptée pour présenter ce projet de loi est exceptionnelle.

M. Young : Ai-je le droit de répondre?

Merci. Vous avez dit beaucoup de choses; je vais donc essayer d'y répondre.

Le président : Votre temps de réponse est limité.

M. Young : J'en suis conscient.

Je comprends que vous pensiez que j'ai le droit de ne pas être d'accord, mais la véritable question est de savoir si quelqu'un écoute. Voilà la vraie question.

Quoi qu'il en soit, vous avez parlé du modèle suédois. Je dois souligner que ce n'est pas clair. Il y a beaucoup d'études contradictoires à ce sujet, et il s'agit probablement du pire pays auquel se fier, car le commerce du sexe n'y posait pas vraiment problème. Pour comprendre ce que je dis, il faut connaître l'évolution des mœurs sexuelles en Suède au fil du temps, mais c'était un contexte idéal parce qu'un échec était impensable puisque l'industrie du sexe n'y est pas importante.

Pour ce qui est de la théorie sur la démocratie, je ne remets pas en cause la démocratie. Je comprends comment fonctionne le système. Il est parfois dysfonctionnel, mais vous ne pouvez pas me dire que les consultations menées par le gouvernement avant de présenter ce projet de loi étaient importantes. On ne peut avoir des observations présentées par courriel sans exercer un contrôle sur ce que l'on appelle les présentations multiples. Il n'y a pas de lobby pro- prostitution, mais il y a sans contredit un puissant lobby abolitionniste. Je le sais; j'ai eu affaire à ces gens pendant de nombreuses années. J'ai essuyé leurs critiques; ils m'ont dénoncé. Ils prendront place là-bas et enverront 20 mémoires en disant : « Je pense que c'est dégradant, je pense que c'est dégradant. » Donc, c'est sans surprise que le gouvernement a obtenu les réponses qu'il voulait, parce que cela a été fait sans qu'il y ait des contrôles à cet égard.

Deuxièmement, le secret professionnel ne s'applique pas aux avis juridiques présentés par les avocats du ministère de la Justice. Vous avez le droit de les consulter. Je ne peux croire qu'on dise que le secret professionnel l'emporte sur ce que le public a le droit de savoir. Lorsqu'Edgar Schmidt s'adresse à la Cour fédérale en alléguant que le ministère de la Justice ne vérifie pas si les projets de loi sont constitutionnels, je ne peux avoir confiance que ce ministère a fait une vérification exhaustive de ce projet de loi dans les deux ou trois mois qu'il lui a fallu pour le rédiger.

Enfin, en ce qui concerne la Chambre des communes, si vous voulez savoir ce que les gens pensent du projet de loi, procédez à un vote libre. Ne votez pas selon les lignes de parti. Vous avez une majorité; vous obtiendrez le résultat souhaité. Toutefois, si vous posiez la question à chacun des députés, vous trouveriez qu'il y a une grande tolérance à cet égard. Ce n'est pas tout le monde qui est aussi empressé que ce gouvernement à se tourner vers la criminalisation.

Le président : C'était une réponse complète. Nous passons au deuxième tour, avec le sénateur Baker.

Le sénateur Baker : Le sénateur McInnis a mentionné les audiences à la Chambre des communes. Malheureusement — et pour moi, cela défie toute logique —, je ne crois pas qu'on ait invité Alan Young à témoigner devant la Chambre des communes.

M. Young : J'ai été invité. Je ne pouvais pas ce jour-là, et j'ai demandé à comparaître un autre jour. Comme je l'ai dit au début, cela m'a déçu et attristé. C'est la première fois que j'en parle, ce qui explique peut-être pourquoi je suis un peu plus surexcité que je le devrais. Je m'en excuse, mais je suis resté très silencieux en observant la situation.

Le sénateur Baker : Il est bien de vous voir si fébrile.

Dans l'esprit de beaucoup de gens, la question clé est la suivante : vous avez laissé entendre que lorsque cette nouvelle loi entrera en vigueur, il faudra un ensemble de preuves pour la contester. Certaines personnes ont dit que les preuves existent déjà dans l'affaire Bedford et que par conséquent, la question devrait être renvoyée immédiatement à la Cour suprême du Canada pour avoir son avis. Quelle est votre opinion à ce sujet?

M. Young : Je pense que cela pourrait être une erreur; j'étais de ceux qui étaient de cet avis, en fait. C'était ma première réponse au projet de loi.

Je n'ai pas mentionné ceci auparavant. Les dispositions sur la communication sont manifestement inconstitutionnelles. Il suffit de lire la décision; on ne peut pas simplement remplacer le même verbe et affirmer que c'est constitutionnel. Cela pourrait être contesté dès maintenant et la Cour suprême devrait en être saisie. Toutefois, les autres choses sont plus complexes. Les éléments de preuve présentés à la Cour suprême — les 88 volumes, soit 27 000 pages — sont utiles, mais l'accent est placé ailleurs. L'affaire Bedford portait sur la démographie, les modes de vie et les choix des travailleuses du sexe. Il sera maintenant question des clients, parce que c'est sur eux qu'est centrée la mesure législative. Les travailleuses sont-elles toutes intrinsèquement exploitées et les clients doivent-ils tous être diabolisés?

Il existe des études sur les clients. J'en ai pris connaissance, et nous les avons présentées dans notre affaire. Toutefois, la question doit maintenant être abordée sous un autre angle. Le gouvernement a-t-il créé une mesure législative trop large parce qu'il a mis tous les clients dans la même catégorie? C'est ce qui s'est produit dans l'affaire Bedford; toutes les travailleuses du sexe ont été regroupées dans une catégorie, la catégorie des personnes intrinsèquement exploitées, ce que la cour n'a pas accepté.

Il y a du travail à faire. Des études sur les clients ont été réalisées par des chercheurs au Canada; il y en a aussi eu en Suède et en Écosse, mais elles ne sont pas utiles pour ce que nous voudrions faire. Voilà pourquoi je dis que c'est un peu compliqué.

Les preuves nous permettent d'y arriver à moitié, mais je sais qu'en droit constitutionnel, on ne parvient pas à convaincre un tribunal sans preuve solide. Ce serait probablement une erreur de se présenter en cour avec de simples arguments en disant « Qu'a donc fait le gouvernement? », même si j'aimerais voir quelqu'un le faire pour la seule disposition sur la communication. En général, toutefois, on ne peut contester un seul article. Il faut contester l'ensemble de la loi.

Le sénateur Baker : Donc, on parle d'un horizon de cinq ou dix ans avant d'avoir une réponse sur la constitutionnalité de cette mesure législative, qu'on ait recours à une procédure pénale ou une procédure civile. Avez- vous des prédictions à cet égard? Êtes-vous d'accord avec moi pour dire qu'il faudra beaucoup de temps avant que cette contestation ait lieu? Le cas échéant, quelles règles de procédure utilisera-t-on? Celles de la procédure criminelle, civile ou fédérale? Qu'en pensez-vous?

M. Young : Ce sera probablement le même genre de processus que celui auquel j'ai eu recours, soit une action en jugement déclaratoire, parce que dans le cas d'accusations contre les clients, l'accusation serait simplement retirée; on ne peut donc procéder ainsi. On a plus de contrôle de cette façon.

Vous avez raison; on parle malheureusement de 5 à 10 ans. Il y a probablement des façons d'accélérer les choses. La Loi sur la Cour suprême contient des dispositions qui permettent à la cour de demander des preuves. Vous pouvez donc saisir la cour de l'affaire et la laisser attendre qu'on lui présente des preuves.

Il y a un autre aspect intéressant. En 1985, lorsque la loi sur la communication est entrée en vigueur, beaucoup étaient d'avis que cela nuirait aux gens, que cela créerait des situations dangereuses. Le gouvernement était d'avis contraire. Vous savez à quel moment nous avons su ce qu'il en était? Après l'examen de la loi après cinq ans, qui est aussi requis pour cette mesure législative.

Je ne veux pas attendre cinq ans. Je ne pense pas que soit juste envers les travailleuses du sexe et les collectivités qui sont touchées par cette mesure. Ce sera notre premier message concernant l'effet du projet de loi. Pour ce qui est la constitutionnalité, ce n'est pas seulement lié à l'intention la mesure législative; c'est aussi lié à son effet, qui est toujours une question de preuve. Il existe actuellement des preuves qui nous permettraient de mener cette contestation, mais je pense que nous devrions attendre si nous voulons le faire adéquatement. Je ne sais pas si je peux attendre ou si d'autres peuvent attendre, car des gens sont exposés à la violence sur la rue tous les jours, et nous devons mettre un terme à ce débat.

La sénatrice Batters : Merci beaucoup.

Madame Lang, je voulais vous dire que j'ai vraiment aimé les commentaires au sujet des prostituées autochtones de Vancouver. Je viens de la Saskatchewan et ce que j'y ai vu, c'est que selon toute probabilité, la prostituée moyenne est une jeune Autochtone de 14 ans, qui a probablement été battue par son souteneur ce matin-là, et qui est probablement toxicomane. Voilà la situation à laquelle nous sommes confrontés dans de nombreuses régions du pays. Je vous remercie de vos commentaires à ce sujet.

Mme Janine Benedet a témoigné au comité la semaine dernière et elle a parlé de l'article 15 dans le contexte du projet de loi C-36. Voici ce qu'elle a dit :

[...] selon la stratégie adoptée pour mener la contestation constitutionnelle, il s'agissait strictement d'une question liée à l'article 7, de tentatives d'intégrer l'égalité dans l'équation et de démontrer à quel point l'industrie de la prostitution est très sexospécifique. Les façons dont elle exploite les inégalités ont été exclues... [...] ces lois ne sont pas conçues pour corriger les inégalités. Cela ne faisait pas partie de leurs objectifs, qui étaient beaucoup plus restreints.

Ce qui est satisfaisant par rapport à la conception du projet de loi C-36, c'est que ces objectifs s'y retrouvent maintenant de façon claire. [...] l'égalité des sexes est un principe de justice fondamentale qui doit aussi être pris en compte dans l'analyse.

J'aimerais avoir vos commentaires à ce sujet.

Mme Lang : Oui, je suis tout à fait d'accord. Lorsque j'ai témoigné devant la Chambre, l'une des questions était la suivante : pourquoi n'a-t-on pas traité de l'article 15 dans l'affaire Bedford? Bien entendu, ce n'était pas structuré ainsi.

Je suis d'accord avec Mme Benedet pour dire qu'il y a un préambule clair qui parle de l'égalité des femmes et du fait que la prostitution dénigre les femmes et porte atteinte à leur égalité et en fait des fournisseurs de services sexuels pour les hommes. Je pense que l'égalité sera au centre du débat s'il y a contestation, et je m'attends à ce qu'il y en ait une.

La sénatrice Batters : J'ai seulement une brève question pour M. Young.

Dans votre exposé, vous avez parlé du travail bénévole qui a été fait dans ce dossier précis. Lorsqu'elle est venue ici la semaine dernière, Mme Bedford a dit avoir dépensé 500 000 $ dans cette affaire. S'il y a eu tant de travail bénévole, à qui a-t-elle versé cette somme?

M. Young : Je n'étais pas là. J'ai entendu dire que cela a été quelque peu mouvementé. Je ne sais pas exactement ce qu'elle voulait dire. La vérité, c'est...

La sénatrice Batters : Donc, elle ne vous a pas versé ce montant?

M. Young : Non. Si c'était le cas, je ne serais pas là; je serais aux Bahamas.

La cause a été retardée; j'ai dû attendre quelques années parce que ma demande a été refusée par le Programme de contestation judiciaire en 2002. C'était après l'affaire de l'exploitation porcine de Pickton. Ensuite, en 2006, je me suis adressé à Aide juridique Ontario, qui m'a versé 40 000 $ dans le cadre du programme de financement des causes types pour me permettre de payer les frais de déplacement de témoins de Vancouver et d'Edmonton qui devaient être contre- interrogés par la Couronne. J'ai fait ce travail à titre bénévole, tout comme les étudiants et la plupart des autres avocats. À l'étape de la Cour suprême, mon conseil adjoint et moi avions accepté des certificats d'aide juridique. Si cela s'était fait par l'intermédiaire d'un cabinet d'avocats ordinaire, le total serait probablement de 1 million de dollars, environ.

La sénatrice Batters : Et ce n'est pas le cas?

M. Young : Non, non. Or, il faut savoir que c'est la pointe de l'iceberg. Parce que c'était moi; j'avais huit avocats du gouvernement contre moi. On commence à calculer combien d'argent le gouvernement a dépensé pour défendre cette mesure législative. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai dit, un peu sarcastiquement : « Faites-le bien du premier coup », parce que ces contestations constitutionnelles sont difficiles et excèdent les capacités financières de la plupart des gens. J'ai la chance de faire ce travail parce que je suis appuyé par une équipe d'étudiants — vous direz peut-être que je les exploite, parce que nous aimons parler d'exploitation aujourd'hui —, et que je peux faire appel à eux pour éviter d'avoir à abattre moi-même un travail colossal. Car c'était une importante affaire, et en ce qui concerne le volume de la preuve, c'est probablement la plus importante à laquelle j'ai travaillé.

La sénatrice Batters : Je vous remercie d'avoir apporté ces précisions sur son affirmation.

M. Young : De rien; je ne sais pas d'où cela vient.

Le sénateur Joyal : Monsieur Young, j'aimerais revenir à la disposition sur l'immunité incluse dans le projet de loi, l'article 286.5 proposé. À cet égard, vous avez simplement dit que si on vous permet d'offrir des services, d'en faire la publicité auprès du public et d'engager des gens pour vous aider à les offrir, comment peut-on alors déclarer que quiconque achète vos services est un criminel?

J'ai posé la question, en ces termes simples, à M. Piragoff, qui est le sous-ministre adjoint principal du Secteur des politiques au ministère de la Justice, et son raisonnement était le suivant : eh bien, la prostitution est intrinsèquement illégale, et ce que l'on accorde à la personne qui offre ses propres services, c'est une immunité contre les poursuites, mais l'acte en soi est toujours illégal. Il est donc possible, sur le plan juridique, de criminaliser un aspect de la réalité — l'achat — et de fermer les yeux sur l'autre élément de l'équation. Que pensez-vous de cette interprétation juridique de l'article 286.5?

M. Young : Lorsque vous nous dites comment Don Piragoff interprète son fonctionnement, cela rend la loi tellement illogique. Ce n'est pas ainsi qu'une loi doit fonctionner. Elle doit être beaucoup plus claire et plus linéaire.

Je ne sais pas. Il faudrait que j'y réfléchisse davantage, mais en ma qualité de professeur de droit pénal, je peux vous dire ceci : c'est la toute première fois que l'on ne criminalise qu'un côté d'une transaction. C'est sans précédent. Je n'en vois aucun, et j'ai bien essayé d'en trouver pendant mon voyage en avion. J'ai essayé de trouver dans l'histoire un exemple où l'on aurait procédé ainsi, que ce soit en common law ou en vertu d'une loi. Donc, d'entrée de jeu, c'est une anomalie. La véritable contestation découlera de la cause Morgentaler et des cas liés à la marijuana médicale. On ne peut établir un régime manifestement injuste.

Donc, qu'on dise que c'est légal ou qu'il y a immunité n'a pas d'importance. La réalité, c'est que dans l'histoire du droit, il n'est jamais arrivé qu'un simple citoyen ait le droit de dire « venez, je peux vous vendre quelque chose » et que l'acheteur soit arrêté pour avoir accepté la proposition. La personne qui vend est soit l'auteur principal d'un crime — et je comprends la logique différente qui est en jeu, ici —, soit à tout le moins une des parties dans la transaction.

Donc, le gouvernement fait erreur lorsqu'il dit qu'on ne peut porter des accusations à cet égard. Il a créé l'infraction. La responsabilité du participant prévue à l'article 21, et le seul ordre de gouvernement qui peut offrir une immunité pour l'acte de prostitution, c'est la province.

On a donc adopté une approche très étrange. Je ne sais pas ce que cela signifie et c'est pourquoi j'ai fait preuve de réserve en disant qu'il me faudrait plus de temps pour me forger une opinion ferme à ce sujet. Je peux cependant vous dire que je n'ai vu dans l'histoire du droit pénal aucun cas où l'on ait établi ce que ces gens appellent des interdictions asymétriques. Cela va à contre-courant et c'est difficile à justifier; je pense qu'en fin de compte, le gouvernement aura de la difficulté à le justifier, qu'il dise que tout est légal ou que tout est illégal. Ce n'est tout simplement pas une façon très claire d'indiquer quelle est la position de votre gouvernement sur la question.

Le sénateur Joyal : Mais diriez-vous que c'est une question de politique criminelle ou une question d'ordre constitutionnel?

M. Young : Non. C'est une question d'ordre constitutionnel. Voilà pourquoi j'emploie les mots « manifestement injuste ». Cela vient de Morgentaler, qui était une situation complètement différente. À l'époque, on avait établi un régime, mais pour les femmes qui voulaient un avortement, cela ne pouvait tout simplement pas fonctionner parce que le processus était lourd. Or, on dit qu'établir la responsabilité de façon manifestement injuste porte atteinte aux principes de justice fondamentale. Ce que je dis, sans prendre parti pour les clients, c'est que si vous faites de la publicité pour vos services et que vous ouvrez votre porte, cette activité ne peut être criminalisée si on ne criminalise pas les personnes mêmes qui l'ont encouragée. En fait, vous venez de légaliser le piégeage. Voilà ce qui s'est produit.

Je ne suis donc pas encore en mesure de décrire le dilemme d'ordre constitutionnel. Cela dit, si vous m'aviez demandé en 2003 quel était mon argument constitutionnel dans l'affaire Bedford, je ne le savais pas encore. Ces choses évoluent. Disons que l'affaire liée au lieu d'injection supervisé en Colombie-Britannique a aussi joué un rôle très important dans cette affaire. J'attends de voir les décisions que prendra la cour dans les deux ou trois prochaines années. Encore une fois, je reviens à mon commentaire : il est dommage que l'on doive attendre quelques années. Toutefois, je crois fermement que la façon dont on l'a établi en droit pénal constitue un piège, et pour moi, le droit pénal, c'est du sérieux.

Le sénateur Plett : Madame Lang, j'aimerais vous poser deux petites questions, et je vais vous les présenter du même souffle.

Voici la première : que diriez-vous aux critiques du projet de loi C-36 qui disent que le gouvernement n'a pas à intervenir dans un acte entre deux adultes consentants?

Je sais qu'à certains égards, mon autre question est hypothétique, mais j'aimerais tout de même avoir votre avis. Les clients ne se bousculent pas aux portes pour témoigner au comité. Pourquoi, à votre avis?

Mme Lang : Pour ce qui est de la question de l'ingérence du gouvernement par rapport à un acte sexuel privé, seuls les législateurs ont ce pouvoir. Nous élisons nos législateurs; ils sont élus démocratiquement. Ils peuvent adopter des lois. Si la Chambre des communes adopte une loi, ce sont les seules personnes qui peuvent le faire.

En ce qui concerne l'activisme judiciaire, les juges n'ont pas le pouvoir de légiférer. Ils ne devraient pas faire les lois; en fait, ils ne sont pas élus. Ils sont nommés. J'estime qu'il revient au gouvernement d'adopter des lois pour protéger les femmes et d'inscrire l'égalité dans nos lois.

Quant à la deuxième question sur les raisons pour lesquelles les clients ne veulent pas venir témoigner, je pense que c'est une évidence. À mon avis, ils savent que ce qu'ils font, c'est de l'exploitation. Ils savent que c'est mal. Ils sont gênés. Ils ont honte, surtout ceux — nombreux — qui ont des relations sexuelles avec des personnes mineures. Je pense qu'il sera difficile d'obtenir des renseignements des clients parce qu'ils ne se manifesteront pas.

Le sénateur Plett : Merci beaucoup.

[Français]

Le sénateur Dagenais : M. Young a répondu à toutes mes questions sans que j'aie eu à les lui poser. Je vous remercie.

[Traduction]

Le président : Très bien, merci.

M. Young : Adéquatement, j'espère.

Le président : Je remercie nos deux témoins de leurs témoignages très intéressants et très utiles. Nous vous en sommes très reconnaissants.

M. Young : Merci beaucoup.

Mme Lang : Merci.

Le président : Je rappelle simplement aux membres du comité que nous nous réunirons de nouveau demain matin, à 10 h 30. À demain.

(La séance est levée.)


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