Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles
Fascicule 19 - Témoignages du 29 octobre 2014
OTTAWA, le mercredi 29 octobre 2014
Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi C- 36, Loi modifiant le Code criminel pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence, se réunit aujourd'hui, à 16 h 15, pour étudier le projet de loi.
Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.
[Traduction]
Le président : Je souhaite la bienvenue aux sénateurs, aux invités et aux membres du grand public qui suivent aujourd'hui les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.
Nous sommes réunis aujourd'hui pour entendre des témoins au sujet du projet de loi C-36 — Loi modifiant le Code criminel — pour donner suite à la décision de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Procureur général du Canada c. Bedford et apportant des modifications à d'autres lois en conséquence.
Avant de commencer, j'aimerais rappeler aux personnes qui regardent la présente réunion que, en septembre, le comité a présidé une étude préalable du projet de loi. Les études préalables sont une caractéristique unique du Sénat et elles permettent aux comités de commencer l'examen d'un projet de loi avant qu'il soit présenté au Sénat. Cela dit, le comité a tenu des audiences qui duraient des journées entières et a entendu 50 témoins dans le cadre de cette étude préalable. Le comité a aussi reçu plus de 60 observations écrites, qui figurent sur le site web du Parlement à parl.gc.ca.
Pour commencer notre étude du projet de loi en tant que tel, nos premiers témoins, qui comparaissent à titre personnel, sont Edward Herold, professeur émérite à l'Université de Guelph, et Bernard Lerhe, agent du Service de police de la Ville de Québec. Messieurs, je crois savoir que vous avez tous les deux une déclaration préliminaire. Monsieur Lerhe, voulez-vous commencer?
[Français]
Bernard Lerhe, à titre personnel : J'aimerais d'abord remercier les membres de votre comité de me donner aujourd'hui la chance de vous faire part de mon point de vue sur le projet de loi C-36.
Je suis policier de première ligne à la Ville de Québec, une ville qui dessert un peu plus d'un demi-million d'habitants. J'ai été policier 12 ans à la patrouille, et affecté aussi pendant 12 ans aux enquêtes comme sergent-détective. Ces diverses affectations m'ont permis de participer à plusieurs opérations visant la prostitution.
Comme j'ai peu de temps et que le phénomène de la prostitution est excessivement complexe et comporte de nombreuses facettes, j'ai fait le choix de vous dresser le tableau d'une vaste enquête policière qui s'est déroulée au début des années 2000 dans la région métropolitaine de Québec et qui avait pour nom l'Opération Scorpion.
Cette vaste enquête, qui a fait couler beaucoup d'encre, notamment en raison du fait que des personnes accusées d'avoir acheté des services sexuels de mineurs étaient des personnalités très connues à Québec. Cette enquête mérite que l'on s'y attarde, car elle offre, selon moi, des enseignements utiles. C'est d'abord à partir d'informations recueillies dans les écoles secondaires et des centres de jeunesse qu'a débuté toute cette enquête. Ces endroits sont particulièrement propices au recrutement de mineurs. Il faut voir à ce que tous les intervenants qui travaillent à la protection de nos jeunes sachent qu'il faut porter une attention particulière à ces milieux de vie.
C'est à partir de renseignements provenant de ces milieux que nous avons été en mesure de déterminer rapidement que les proxénètes, qui faisaient le recrutement de jeunes filles, étaient des gens liés à un gang de rue. C'est eux qui recrutaient les jeunes filles et qui voyaient à offrir leurs services sexuels à des hommes. La relation qu'ils entretenaient avec ces jeunes filles s'apparente à ce qu'on qualifie aujourd'hui de traite de personnes.
La particularité de l'Opération Scorpion réside dans le fait que cela a été une enquête complète, c'est-à-dire une enquête qui touchait les trois paliers de la prostitution, soit le client, la victime et le proxénète. C'est pour cette raison que nous avons qualifié cette opération d'exceptionnelle.
Les policiers de Québec ont réussi à démanteler et à ébranler toutes les composantes d'un réseau bien implanté dans la ville de Québec. L'une des raisons qui nous font dire que cette opération a eu un impact important dans le milieu de la prostitution à Québec, c'est que nous nous sommes rendu compte qu'elle touchait plusieurs couches de la société et plusieurs groupes ethniques, parce que la preuve recueillie au moyen d'écoutes électroniques a rapporté des conversations téléphoniques qui étaient tenues en pas moins de sept langues différentes.
On peut dire également que le caractère public et l'impact médiatique de cette opération policière, qui a placé sur la sellette des personnalités en vue, a fort probablement eu pour effet de transmettre un message percutant aux hommes qui n'hésitent pas à abuser de la naïveté de jeunes filles, de nos enfants.
On pense que l'impact médiatique a eu un effet dissuasif sur les clients qui ne voulaient pas voir leur réputation entachée. Pour les victimes et d'éventuelles victimes, cela nous a permis de prendre conscience collectivement que des milieux comme les écoles secondaires ou comme les centres de jeunesse sont des endroits où l'on doit redoubler de prudence afin d'assurer la protection de nos jeunes filles, celles qui peuvent, à un moment de leur vie, être plus vulnérables que d'autres.
Ce que cette opération nous enseigne donc, c'est que, pour offrir une lutte efficace à la prostitution juvénile, il faut absolument que les autorités frappent ou interviennent sur l'ensemble du réseau de prostitution et que ces opérations policières contiennent un caractère public, un volet médiatique important qui lance un message préventif aux enfants et aux parents d'enfants susceptibles de tomber dans le panneau de la prostitution.
On a également remarqué que le caractère public de cette opération avait généré beaucoup de renseignements relativement à ce phénomène, ce qui s'est traduit par une nette augmentation du nombre d'appels dans nos bureaux visant à nous informer de cas de prostitution juvénile. Rappelons que, à la suite du prononcé des sentences, trois proxénètes ont été déportés dans leur pays d'origine par les autorités fédérales. Cela a transmis un message selon lequel les instances municipales, provinciales et fédérales prenaient la chose au sérieux. L'augmentation des peines à purger pour les infractions au Code criminel qualifiées de traite de personne, tel qu'il est proposé par le projet de loi à l'étude, contribuerait à faire comprendre aux proxénètes, particulièrement à ceux qui récidivent, que ce genre de crime n'est tout simplement pas acceptable dans notre société. Cette mesure pourrait, selon moi, avoir un effet à la fois préventif et dissuasif.
En terminant, l'élargissant de la définition d'« arme » à des objets comme des cordes ou des menottes pourrait, selon moi, contribuer à faciliter le travail des policiers, car la découverte de tels objets pourrait constituer un motif raisonnable pour pousser davantage une enquête qui, sans la découverte d'armes, peut parfois tomber à plat.
[Traduction]
Edward Herold, professeur émérite, Université de Guelph, à titre personnel : Mesdames et messieurs les sénateurs, j'aimerais, pour commencer, mentionner que tous les témoins qui sont venus ici s'entendent pour dire que ceux qui achètent les services de jeunes âgés de moins de 18 ans, ceux qui s'adonnent à des relations sexuelles forcées et ceux qui font la traite de personnes doivent être pénalisés. Je veux que ce soit absolument clair. Il n'y a aucune différence sur ce point, parce que nous avons tendance à mettre l'accent sur les différences plutôt que sur les similitudes parmi ces groupes.
Qu'est-ce qui peut expliquer les réactions différentes au projet de loi C-36? Premièrement, il y a les moralistes conservateurs, qui fondent habituellement leur opposition sur des valeurs morales. Naomi McCormick, féministe bien connue, classe les féminismes dans deux groupes : les féministes radicales, qui mettent l'accent sur la victimisation sexuelle et les dangers auxquels les femmes sont confrontées, et les féministes libérales, qui s'intéressent davantage à l'autonomie sexuelle des femmes. Il ne faut donc pas s'étonner que, d'un côté, les féministes radicales soient en faveur du projet de loi C-36 et que les féministes libérales s'y opposent.
Le ministre de la Justice, lorsqu'il a présenté le projet de loi, a déclaré qu'il reposait sur le modèle nordique qui pénalise les clients. Il faut souligner que le modèle en question a été grandement façonné par les perspectives féministes radicales sur la domination des hommes et l'exploitation des femmes au sein de la société, et pas seulement dans le commerce du sexe.
Nous entendons beaucoup parler des hommes qui achètent les services de travailleurs du sexe, mais j'aimerais donner l'exemple d'une situation dont nous n'entendons pas souvent parler.
Au printemps, à l'Université de Guelph, on a tenu une conférence sur la sexualité et une séance d'information sur les droits sexuels des personnes handicapées. À cette occasion, les parents d'un homme grandement handicapé ont dit que leur fils n'avait pas pu établir à ce jour de relations sexuelles avec une partenaire. Par conséquent, il leur arrive de l'amener chez une travailleuse du sexe parce qu'ils estiment qu'il ne doit pas être privé d'intimité et de plaisirs sexuels avec une femme en raison de son handicap. Compte tenu de cette situation, mesdames et messieurs les sénateurs, je vous demande qui faut-il punir en tant que prédateur? Devrait-il s'agir du fils handicapé, des parents ou des deux?
J'aimerais aussi souligner la réalité que beaucoup d'hommes ne sont pas en mesure de séduire des femmes et d'avoir avec elles des rapports sexuels pour diverses raisons sociales et physiques. Certains de ces hommes paient des travailleuses du sexe pour avoir un peu d'intimité et une relation sexuelle avec une femme. Est-il sensé d'étiqueter ces hommes en tant que prédateurs sexuels et exploiteurs? Je vous le demande.
À la même conférence de Guelph sur la sexualité, des séances ont été animées par des travailleuses du sexe, qui ont insisté pour dire qu'elles ne considéraient pas leurs clients comme des prédateurs. En fait, elles ont dit que la plupart de leurs clients étaient très respectueux. Elles ont ajouté que la plupart des autres travailleuses du sexe créent souvent des amitiés avec leurs clients réguliers. Ces genres de commentaires ne sont pas rares. C'est ce que constatent souvent les chercheurs qui étudient en profondeur le commerce du sexe.
Il est important de reconnaître qu'il y a différentes catégories de travailleuses du sexe, la plus grande différence étant entre les personnes qui se prostituent dans la rue et celles qui se prostituent « à l'interne ». En raison de leurs préoccupations à l'égard de la victimisation, les féministes radicales ont tendance à mettre davantage l'accent sur les travailleuses du sexe de la rue et plus particulièrement celles qui ont vécu de graves problèmes et qui souhaitent quitter la rue. Une bonne partie de leurs conclusions sont fondées principalement sur ce groupe, qui, comme nous le savons, vit beaucoup plus de problèmes que les personnes qui travaillent dans d'autres domaines du commerce du sexe. Par ailleurs, la plupart des chercheurs universitaires et les féministes libérales étudient à la fois les travailleuses du sexe de la rue et les autres catégories de travailleuses du sexe, et ils établissent souvent des comparaisons entre les différents groupes. Il ne faut donc pas s'étonner que les conclusions des féministes radicales et celles des féministes libérales et de la plupart des chercheurs universitaires au sujet des travailleuses du sexe diffèrent radicalement.
Voici un autre problème important. Est-ce que bon nombre de travailleuses du sexe décident par elles-mêmes de faire ce type de travail? Dans le cadre de la conférence de Guelph sur la sexualité, on a entendu une travailleuse du sexe qui, auparavant, avait un travail à temps plein. Cependant, après un accident qui lui a causé un handicap physique, elle ne pouvait plus occuper son poste régulier. Après avoir reçu pendant un certain temps des prestations d'invalidité, elle a décidé qu'elle voulait un niveau de vie convenable, alors elle a choisi volontairement de devenir une travailleuse du sexe. En outre, elle a affirmé qu'elle aimait le travail du sexe parce qu'il lui procurait une plus grande liberté que les autres emplois.
Il y a des femmes qui bénéficient de l'aide sociale ou qui occupent des postes mal rémunérés qui choisissent le travail du sexe pour offrir plus de possibilités à leurs enfants. Des étudiantes collégiales ou universitaires choisissent aussi le travail du sexe afin de payer leurs frais de scolarité. Encore une fois, ce ne sont pas des exemples isolés.
En réalité, si la loi est adoptée, le revenu de bon nombre de ces femmes sera touché. Des étudiantes ne pourront plus payer leurs études. Certaines femmes se retrouveront sur l'aide sociale ou accepteront un emploi mal rémunéré et ne pourront plus bien prendre soin de leurs enfants.
En conclusion, en choisissant la perspective des féministes radicales sur la prostitution, telle qu'elle est préconisée par le modèle nordique, le ministre de la Justice a totalement désavoué les conclusions de la Cour suprême du Canada, qui a estimé que la prostitution ne constitue pas intrinsèquement une forme d'exploitation. De plus, la Cour suprême attribue aux lois du gouvernement qui criminalisent le travail du sexe bon nombre des problèmes auxquels les travailleuses du sexe sont confrontées.
Le ministre de la Justice n'a pas examiné sérieusement d'autres modèles tels que le modèle féministe libéral sous- jacent à la décriminalisation de la prostitution en Nouvelle-Zélande. Il a également rejeté les points de vue de la plupart des travailleuses du sexe et des chercheurs universitaires concernant les effets nuisibles qui découleront des modifications législatives proposées dans le projet de loi C-36.
Enfin, il n'a aucunement tenu compte des conclusions des sondages nationaux qui démontrent que la plupart des Canadiens n'appuient pas sa position, particulièrement en ce qui concerne sa proposition de pénaliser très sévèrement les clients qui paient pour obtenir des services sexuels derrière des portes closes auprès de travailleuses du sexe adultes et consentantes.
En conclusion, lorsqu'il est question de relations sexuelles consensuelles, la plupart des Canadiens ne veulent pas du gouvernement du Canada dans leur chambre à coucher.
Le président : Merci à vous deux. Nous allons maintenant passer aux questions, en commençant par le vice-président du comité, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Merci, monsieur le président, et merci aux témoins qui ont présenté de très bons exposés aujourd'hui.
Avant de commencer, monsieur Herold, si je me souviens bien, vous êtes l'auteur d'un manuel sur la sexualité, et votre travail est bien reconnu au pays. J'aimerais bien savoir de quelle façon vous décririez les changements d'attitude du grand public concernant ce sujet au Canada. Pouvez-vous décrire rapidement ces changements et les données probantes que vous utilisez pour appuyer votre théorie?
M. Herold : Pour commencer, dans l'introduction de mon mémoire, j'ai parlé de divers changements qui se sont produits au fil du temps au sein de la société canadienne, et il y en a beaucoup. Lorsque vous les lirez, vous constaterez que j'ai indiqué que la société canadienne dans son ensemble est devenue beaucoup plus libérale en ce qui concerne bon nombre de domaines de la sexualité. Je vais simplement en mentionner deux ou trois.
On accepte les relations sexuelles et le fait de vivre ensemble à l'extérieur du mariage. Il y a de nombreuses années, ces pratiques étaient sévèrement condamnées dans la société canadienne. Ce n'est plus le cas. Ce que j'essaie de dire, c'est que cela fait partie d'une évolution continue, pas simplement par rapport à cette question précise, mais à l'égard de nombreux autres enjeux liés à la sexualité dans notre société. Il y a bien des explications possibles. Une des principales raisons, c'est que nous sommes devenus une société plus sécularisée. Pour la plupart des Canadiens, la religion ne joue plus le rôle central d'avant en ce qui concerne la moralité.
Il y a aussi la croyance que la sexualité est une question privée. C'est très important, parce que la plupart des gens estiment que la sexualité est une question privée entre les personnes concernées et que les autres ne devraient pas s'en mêler pour déterminer ce qui est approprié et ce qui ne l'est pas lorsqu'il est question de relations sexuelles consensuelles entre adultes. Évidemment, lorsqu'il est question de jeunes, ou lorsqu'il est question de relations sexuelles forcées, le public canadien est tout à fait contre.
Le sénateur Baker : Sur quoi appuyez-vous cette opinion? Est-elle fondée sur des études qui ont été réalisées au Canada par des chercheurs respectés? Vous êtes reconnu comme l'auteur d'un manuel sur ce sujet. Les données probantes nous permettent-elles de conclure avec assez d'assurance que les attitudes actuelles des Canadiens ne sont pas reflétées dans le projet de loi?
M. Herold : Oui. D'autres témoins ont présenté des exposés devant la Chambre des communes et le Sénat, des chercheurs réputés qui ont étudié en profondeur la prostitution. Ce que j'ai présenté ici s'appuie sur leurs constatations.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup à vous deux d'être là.
Monsieur Lerhe, durant son témoignage devant notre comité sénatorial, le chef de l'Association canadienne des policiers, Tom Stamatakis, nous a dit que les policiers ont besoin d'un pouvoir législatif pour intervenir adéquatement en cas de situation d'exploitation afin de déterminer si une personne fait l'objet d'une traite.
Pour commencer, croyez-vous que le projet de loi donnera aux policiers un outil essentiel pour lutter contre la traite de personnes? De plus, à la lumière de toute votre expérience, la prostitution et la traite de personnes sont-elles liées, et y a-t-il aussi des liens entre la prostitution et le crime organisé?
[Français]
M. Lerhe : Oui, il y a un lien entre la prostitution et le crime organisé, parce que c'est une sphère qui lui rapporte beaucoup d'argent. D'ailleurs, le Service du renseignement criminel du Québec a démontré qu'il s'agit de plus en plus d'une sphère d'activité que les proxénètes dans les gangs de rue occupaient au Québec. Un rapport de 2013 le confirme.
Oui, cela donne des outils, comme ce projet de loi, en modifiant la définition du terme « arme ». Lorsque les policiers vont intercepter une voiture dans un milieu qui pourrait être reconnu comme un lieu de prostitution et qu'ils pourraient trouver, par exemple, des cordes ou des menottes, ou tout ce qui sert à attacher une personne à l'intérieur du véhicule, cela leur servira à pousser plus loin leur enquête pour vérifier si l'individu participe à la traite de personnes. S'il n'y avait pas cette définition d'« arme », le policier aurait moins de motifs de pousser plus loin son enquête. Ainsi, le fait qu'on ait proposé de modifier cette définition pour amener toute personne qui serait en possession de menottes ou de cordes, ou de tout ce qui sert à attacher une personne, donne des outils supplémentaires aux policiers pour leur permettre d'intervenir, et c'est très bien.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Excellent. Vous avez aussi mentionné rapidement dans votre déclaration préliminaire l'augmentation des peines qui, selon vous, est un outil important. Vous pourriez peut-être nous en dire un peu plus à ce sujet.
[Français]
M. Lerhe : C'est un outil important, car, en ce qui concerne le proxénétisme, ce sont souvent les mêmes individus que l'on retrouve, où l'on accuse plusieurs fois, année après année, le même proxénète qui retourne faire le même travail, à recruter des jeunes femmes. Le fait que les sentences soient plus longues enverra un message clair à ces individus, à savoir qu'il n'est pas acceptable dans la société de profiter des femmes qu'ils traitent souvent comme des esclaves. Cependant, les femmes sont souvent en amour avec ces proxénètes, un peu comme dans le cas de la violence conjugale. Il a été difficile de faire comprendre à des femmes battues par leur conjoint que ce n'était pas acceptable. C'est la même chose; il faut démontrer aux femmes victimes de proxénète que ce n'est pas acceptable dans notre société, et c'est ce que fait le projet de loi par ces amendements.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Absolument. Croyez-vous que le projet de loi a atteint le juste équilibre entre la sécurité des prostituées et la sécurité des collectivités? En tant qu'agent d'application de la loi, quels outils vous donne le projet de loi C-36 afin de réaliser ces deux objectifs?
[Français]
M. Lerhe : Oui, parce que cela permet aux femmes qui voudraient volontairement continuer à se prostituer de mettre quelqu'un qui s'occuperait de leur sécurité, par exemple. Cela lance aussi un message aux policiers que ce sont des victimes. Ce ne sont pas elles qu'il faut viser, mais les proxénètes qui profitent de ces jeunes femmes, et les clients, et non pas ceux et celles qui décident de se prostituer. Si elles le font volontairement, elles pourront continuer à le faire; sinon, nous serons là pour intervenir.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Absolument. Pourriez-vous nous parler rapidement de la sécurité des collectivités canadiennes en général?
[Français]
M. Lerhe : C'est un message clair qu'on lance à la population, selon lequel la traite des femmes est inacceptable et s'associe à de l'esclavage des temps modernes. C'est inacceptable, et le projet de loi l'indique clairement. C'est pour cela que je parlais tantôt de l'importance de la médiatisation lorsqu'on fait des arrestations, pour lancer un message plus clair à la population. Dans le cadre de l'opération qu'on a faite à Québec, un message clair a été transmis, car des personnes très connues ont été arrêtées à titre de clients, et c'est ce qui a fait que toute la population a été conscientisée à ce phénomène et que cela nous a donné plus d'information pour effectuer d'autres opérations par la suite.
[Traduction]
Le sénateur Joyal : Bonjour, monsieur. J'aimerais revenir sur le préambule du projet de loi C-36, puisqu'on dirait que c'est ce que le ministre de la Justice veut utiliser pour établir la constitutionnalité du projet de loi. Vous avez peut- être eu l'occasion de lire les témoignages que le ministre et des fonctionnaires hauts placés du ministère de la Justice ont livrés lorsqu'ils ont comparu devant nous au début de septembre.
Il est évident qu'on présume que toutes les activités liées à la prostitution... et nous parlons ici d'adultes consentants, nous ne parlons pas de l'exploitation de mineurs ou de cette catégorie de personnes. Selon moi, c'est un crime différent. Mais, pour ce qui est de la prostitution, l'hypothèse, c'est que tout acte de prostitution est considéré comme étant une forme d'exploitation et une marchandisation du corps humain, et que, par conséquent, il doit être interdit.
Comment prouveriez-vous devant un tribunal que cette prémisse n'est pas fondée sur ce que j'appellerais une vision réaliste? En d'autres mots, de quelle façon pourriez-vous prouver devant un tribunal que cette hypothèse n'est pas réaliste?
M. Herold : Premièrement, les témoins qui ont comparu dans le dossier Bedford ont présenté des éléments de preuve, et le tribunal les a admis. Le tribunal s'oppose à la notion que le travail du sexe est intrinsèquement fondé sur l'exploitation. Je crois qu'il y a déjà eu de bons témoignages à cet égard, mais je soulignerais aussi ici que c'est ce que la plupart des travailleuses du sexe disent elles-mêmes. Est-ce qu'elles disent « oui, nous nous sentons exploitées, et nos clients nous exploitent » ou disent-elles le contraire? Qu'est-ce que les chercheurs dans le domaine ont dit? J'ai lu beaucoup des recherches réalisées par les grands spécialistes en sciences sociales à ce sujet. Ce qu'ils ont constaté, c'est que la grande majorité des travailleuses du sexe — et je parle des travailleuses du sexe adultes lorsque les relations sont consensuelles — affirment qu'elles ne considèrent pas que leurs clients les exploitent. En fait, ils disent que leur principale préoccupation est en fait la police, parce que, dans certaines situations, elles sont plus harcelées par la police que par leurs clients.
Un bon exemple de cette situation est survenu l'été dernier, à Toronto, lorsqu'un agent de police s'est rendu dans un salon de massage et qu'il a essentiellement demandé à la travailleuse du sexe qui était là : « Tu me fais une fellation ou je t'arrête et je t'accuse d'une infraction criminelle. » Le juge a cru la travailleuse du sexe, et l'agent de police a été accusé et déclaré coupable. C'est donc un autre type de préoccupation.
Ce sont les principales raisons dont je parlerai. En passant, aussi, beaucoup de travailleuses du sexe d'âge adulte et les organisations qui les représentent estiment qu'on ne les écoute pas. Je crois que c'est très important, le sentiment qu'on ne les prend pas au sérieux lorsqu'elles disent avoir choisi volontairement ce métier, lorsqu'elles disent que la plupart de leurs clients les respectent, lorsqu'ils affirment que la plupart de leurs clients ne leur font aucun mal et, oui, certaines le disent, particulièrement parmi les travailleuses de la rue. Parmi les travailleuses de la rue, c'est bien sûr un problème très grave.
C'est pourquoi il est important, selon moi, lorsqu'on parle de travailleuses du sexe, de savoir qu'on parle d'un groupe diversifié.
Le sénateur Joyal : Selon vous, quel sera l'impact du projet de loi, surtout l'article du projet de loi qui criminalise les clients? En pratique, qu'est-ce qui arrivera une fois cet article en vigueur?
M. Herold : Voici quelle est la préoccupation des travailleuses du sexe et des chercheurs qui les prennent comme sujet d'étude. La plupart d'entre elles ont des relations amicales avec leurs clients. Elles craignent que certains de leurs clients aient peur et que certains de leurs bons clients ne viennent plus en raison de la peur de poursuites. De plus, elles craignent que, dorénavant, plutôt que de reposer sur du respect, la relation soit fondée sur la peur. De son côté, le client craindra que la travailleuse du sexe l'expose, et la travailleuse du sexe craindra que le client se mette en colère en raison de la situation et du fait qu'il se sent maintenant vulnérable. La relation ne sera plus aussi, disons, amicale qu'avant.
Bien sûr, il y a le fait que les travailleuses du sexe ne gagneront plus autant. On peut très bien imaginer toute autre entreprise où l'on dirait : « Oh, vous pouvez le faire, vous pouvez avoir votre entreprise, mais vous ne pouvez pas avoir de clients. » Il est évident que cette entreprise fermerait bientôt ses portes. C'est peut-être ce que l'on espère, même si je doute que cela se produise. Cela se produira peut-être un peu, mais pas beaucoup, parce que peu importe ce que les gens ont fait avec la prostitution au fil des ans, elle existe encore dans presque toutes les sociétés. Les recherches le prouvent.
Le sénateur Plett : En fait, je crois que c'est bel et bien l'intention du projet de loi, de chasser les clients et, au fil du temps, de faire disparaître ce commerce. Je suis content de voir que vous êtes d'accord avec nous sur ce point.
M. Herold : En partie.
Le sénateur Plett : Monsieur Lerhe, ma collègue, la sénatrice Batters, a déjà mentionné le fait que Tom Stamatakis a témoigné et que, dans son témoignage, il a aussi dit que, dans le secteur de Vancouver où il vivait, il y a eu, devant chez lui, au fil des ans, des prostituées sur la rue, sur le trottoir, et ses enfants devaient parfois sortir à l'extérieur, où il y avait des condoms souillés et ce genre de choses par terre dans la rue.
Du point de vue de l'application de la loi, pouvez-vous nous parler de certains des problèmes précis que vous avez constatés dans les collectivités, comme M. Stamatakis l'a fait, et des problèmes liés à la prostitution dans les collectivités et les districts où elle est pratiquée?
[Français]
M. Lerhe : Les principaux problèmes sont liés au fait de retrouver des seringues et des condoms souillés. Des citoyens et des citoyennes qui circulent sur la rue peuvent se faire aborder par des clients, sous prétexte qu'ils pensent qu'ils font, eux aussi, de la prostitution. Les citoyens aussi sont dérangés. Souvent, c'est là que les opérations policières commencent, parce qu'il y a des plaintes de la part de citoyens qui sont interpellés, soit par le danger de retrouver des seringues souillées ou par l'incivilité de se faire demander par des clients qui sont sur la rue, qui repassent continuellement, s'ils veulent partir avec eux.
[Traduction]
Le sénateur Plett : Merci beaucoup. Mme Benedet a témoigné durant l'étude préalable et elle a appuyé le projet de loi. Voici ce qu'elle a dit aux opposants au projet de loi :
Il est un peu ironique de dire que les hommes doivent pouvoir...
— en tant que droit constitutionnel —
...acheter des services sexuels auprès des femmes sans aucune restriction pour les protéger de ces mêmes hommes.
Pouvez-vous commenter la déclaration qu'elle a faite et nous dire ce que vous en pensez?
M. Herold : Bien sûr. Premièrement, je veux à nouveau souligner que la prostitution de rue n'est vraiment pas approuvée par les Canadiens et qu'il s'agit de l'aspect le plus problématique de la prostitution. Il ne fait aucun doute que cette activité est problématique. Il ne fait aucun doute que les Canadiens n'aiment pas qu'il y ait des prostituées de rue dans leur quartier, et tout le monde s'entend sur cela. Alors, encore une fois, je veux être bien clair à ce sujet.
Pour ce qui est de l'autre aspect, on présume que c'est toujours des hommes qui achètent les services des femmes, mais nous savons qu'il y a beaucoup d'hommes qui achètent les services sexuels d'un autre homme. Comment madame réagira-t-elle à cette situation précise? Dirait-elle que c'est encore mal et ainsi de suite? Mais, aussi, nous savons qu'il y a des femmes qui achètent les services de travailleurs du sexe masculins.
Je vais vous donner un exemple. J'ai réalisé une étude sur les femmes touristes dans les Antilles qui retiennent les services de ce qu'on pourrait appeler des garçons de plage durant leur séjour. Bref, ces garçons de plage gagnent leur vie — les professionnels, pas les amateurs — en fournissant des services sexuels, d'accompagnement et ainsi de suite à ces femmes. Il y a littéralement des milliers de femmes des pays occidentaux qui, chaque année, vont dans les centres de villégiature et adoptent ce genre de comportement. Je crois qu'il est important de tenir compte aussi de cet aspect des choses. On ne parle pas seulement des hommes qui exploitent des femmes; qu'en est-il de l'inverse?
Lorsqu'il est question d'exploitation, de quelle façon doit-on réagir aux travailleurs du sexe qui ont fait l'objet d'études? La majorité des travailleurs du sexe qui ont été étudiés dans le cadre de recherches — et encore une fois, je parle des travailleurs du sexe adultes consentants, dont bon nombre de personnes dans la société ont tendance à rejeter les opinions — disent « Il s'agit d'une relation consensuelle, et nous ne croyons pas qu'elle est intrinsèquement fondée sur l'exploitation. Nous avons choisi ce travail. » Comme l'affirment les féministes libérales, les gens devraient avoir le choix et le droit de le faire.
Le sénateur Plett : Ai-je le temps de poser une autre question?
Le président : Non. Le sénateur McIntyre.
[Français]
Le sénateur McIntyre : Merci pour votre présentation, monsieur Lerhe, et merci à M. Herold également.
Monsieur Lerhe, j'aimerais retourner à une réponse que vous avez donnée tout à l'heure à la sénatrice Batters en ce qui concerne la définition du terme « arme ». D'ailleurs, dans votre présentation, vous avez mentionné que l'élargissement de la définition du terme « arme » contribuerait à faciliter le travail des policiers. Comme vous le savez, l'article 2 du Code criminel définit le terme « arme » très largement et, comme vous l'avez mentionné tout à l'heure, le projet de loi C-36 ajoute à la définition d'« arme » toute chose conçue, utilisée, ou qu'une personne entend utiliser pour attacher quelqu'un contre son gré. Selon mon interprétation, il pourra s'agir, par exemple, de menottes, de cordes, de rubans adhésifs ou d'attaches autobloquantes.
En tant que policier, pourriez-vous nous en dire davantage sur cette question? Autrement dit, est-ce que vous avez été témoin de plusieurs enquêtes qui sont tombées à plat, parce que, justement, le corps policier n'avait pas trouvé d'arme mais, par ailleurs, avait trouvé de tels objets en la possession d'un suspect?
M. Lerhe : Je voulais démontrer que, par cet article, le policier patrouilleur, par exemple, qui intercepte un véhicule automobile pour une raison quelconque et qui voit des menottes ou tout ce qui peut servir à attacher une personne, va le noter dans un rapport que l'on appelle des renseignements criminels. Les policiers patrouilleurs, lorsqu'ils interceptent un véhicule, ont le loisir de faire un renseignement criminel qui se retrouve dans une banque d'enquêteurs qui étudient chaque interception que les policiers ont faite. Grâce à cette information que les patrouilleurs vont trouver pertinente d'écrire, dépendamment du lieu de l'interception, cela va donner des renseignements aux enquêteurs qui travaillent, par exemple, sur ce type de criminalité. Souvent, c'est la combinaison d'un événement et d'une autre chose qui fait qu'on aboutit finalement à faire une enquête sur un individu précis. Ensuite, grâce à toutes ces informations, on peut consulter un juge pour obtenir, par exemple, un mandat d'écoute électronique sur cet individu, parce que tous ces événements mis l'un à la suite de l'autre font qu'il y a assez d'éléments pour en faire la demande. Ce sont des éléments qui s'ajoutent à notre pouvoir d'enquête, des éléments supplémentaires pour les patrouilleurs à la base, parce que ce sont eux qui vont intercepter le véhicule et qui vont le constater. C'est d'abord un outil de plus pour les patrouilleurs, leur permettant d'obtenir des renseignements supplémentaires pour nos équipes d'enquêteurs.
Le sénateur McIntyre : L'élargissement de la définition d'« arme » est-il une bonne nouvelle pour le corps policier?
M. Lerhe : Oui, c'est une très bonne nouvelle. Cela lance, encore une fois, le message que la prostitution, la traite de personnes — parce que c'est souvent à cela que vont servir ces cordages — est inacceptable dans notre société, et puis cela montre aux policiers qu'ils doivent agir devant de tels éléments.
Le sénateur McIntyre : Merci, monsieur.
Le sénateur Dagenais : Je voudrais remercier nos deux témoins. Bernard, c'est un plaisir de te voir; évidemment, on se connaît bien.
Monsieur Herold, j'ai été un peu surpris par votre présentation, lorsque vous avez dit que vous trouvez les conservateurs moralisateurs. Je pense que c'est ce que vous avez mentionné. Je ne pense pas que de vouloir assurer une certaine sécurité aux personnes les plus vulnérables de notre société, c'est moralisateur, mais je pense plutôt que c'est de leur procurer ne serait-ce qu'un élément de sécurité. Je parle des personnes les plus vulnérables et des personnes victimes de la prostitution, entre autres, chez les mineurs.
Bernard, évidemment, je suis au courant de l'opération que vous avez menée au Québec, principalement dans la ville de Québec, qu'on appelait l'Opération Scorpion et qui a permis de procéder à l'arrestation de personnes bien connues. Cet événement était le précurseur du projet de loi C-36 qui vise à criminaliser les clients. Cela s'étendait aussi à plusieurs villes, on le savait. Maintenant, j'aimerais que vous nous parliez de la réaction des citoyens de la ville de Québec qui, vous me corrigerez si je me trompe, ont même fait une pétition pour que l'opération se poursuive, parce qu'ils voyaient le bien-fondé du travail que vous faisiez et qui correspond très bien, d'ailleurs, à la définition du projet de loi C-36. J'aimerais que vous nous parliez de cette pétition concernant l'Opération Scorpion.
M. Lerhe : Une pétition a été déposée à l'Assemblée nationale de la province de Québec pour que l'Opération Scorpion se poursuive et qu'elle devienne une opération perpétuelle. Près de 65 000 personnes avaient signé cette pétition à la suite d'une manifestation devant l'Assemblée nationale de la province de Québec pour que se continue dans le temps cette opération, parce qu'ils reconnaissaient que les enfants sont les personnes les plus vulnérables de notre société. Lorsqu'on sait que, par exemple, le Conseil du statut de la femme du Québec affirme que 80 p. 100 des prostituées ont commencé ce travail lorsqu'elles étaient mineures, on reconnaît l'importance de s'attaquer au départ à la prostitution juvénile et aux proxénètes qui profitent de ces jeunes filles. Entre autres, parmi ceux qui ont été arrêtés, 15 proxénètes arrêtés lors de cette opération ont, pour la plupart, récidivé. J'exclus les 3 qui ont été déportés dans leur pays d'origine, mais la plupart ont tous récidivé en ce qui concerne le proxénétisme. Il est important d'émettre clairement le message que ce n'est pas acceptable dans notre société, et je pense que le projet de loi C-36 lance ce message.
Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup.
[Traduction]
M. Herold : Des chercheurs comme John Lowman, qui ont étudié la prostitution de façon très poussée, ont conclu dans leur étude sur les prostitués adultes que la grande majorité ne pouvait pas commencer avant l'âge de la majorité. En fait, les plus jeunes avaient peut-être commencé à l'âge de 19 ans, mais beaucoup avaient commencé plus tard. Il y a une grande différence entre les constatations de recherche des études qui portent sur les prostitués de la rue et celles des études qui portent sur les prostitués adultes. Encore une fois, il ne faut pas oublier la différence entre les féministes libérales et... très souvent, on croit que toutes les féministes sont favorables au projet de loi. En réalité, bon nombre de ce qu'on appelle les féministes libérales sont totalement contre le projet de loi parce que, selon elles, il sera beaucoup plus néfaste que positif pour les travailleuses du sexe.
Le sénateur McInnis : Merci à nos invités d'être ici.
Monsieur Herold, je ne remets vraiment pas en question votre sincérité, la quantité de recherches et votre participation sur ce sujet parce qu'elles sont considérables. Nous avons entendu un grand nombre de groupes et de personnes. Certains ont dit que le projet de loi ne résistera pas à une contestation constitutionnelle. À l'opposé, des professeurs en droit et des avocats du ministère de la Justice ont dit qu'il y résisterait. On nous a dit qu'il ne fallait pas criminaliser les prostitués. Cependant, nous devons protéger nos enfants. Nous avons entendu un certain nombre de situations horribles de violence et d'exploitation totale de femmes.
Je sais que vous avez mentionné dans votre article le sondage Angus Reid, qui est sorti peu après, mais le ministère de la Justice a mis un document en ligne et a demandé directement à des gens de formuler leurs points de vue sur ce que nous proposions. Je n'ai pas regardé depuis un certain temps, mais 65 ou 67 p. 100 des gens étaient en faveur.
Le gouvernement a choisi un modèle éprouvé qui, selon lui, permettra de réduire la prostitution. Une fois que le public a parlé, les dirigeants prennent le contrôle. À l'opposé, serait-il préférable d'adopter le modèle de décriminalisation des féministes libérales de la Nouvelle-Zélande, où, si j'ai bien compris, la prostitution est bien vivante et en plein essor?
Croyez-vous vraiment que les Canadiens appuieraient une telle décision?
M. Herold : Un examen exhaustif des sondages, réalisé par des personnes comme John Lowman, sur les attitudes des Canadiens à l'égard des relations sexuelles consensuelles entre adultes a révélé que la plupart des Canadiens ne veulent pas qu'on criminalise les travailleurs du sexe. Cependant, la grande majorité des Canadiens disent qu'il faut criminaliser ces activités lorsqu'elles impliquent des mineurs. Le client devrait être puni lorsqu'il paie pour avoir une relation sexuelle avec des mineurs. Aussi, il faut certainement criminaliser toutes les activités liées à la traite de personnes et les relations sexuelles forcées. Dans une situation, où, disons, un client a une relation sexuelle consensuelle avec une prostituée et qu'il la force soudainement à avoir une relation sexuelle qu'elle ne veut pas avoir, oui, cela devrait être criminalisé.
La question principale est la suivante : va-t-on traiter tout le monde de la même façon? Allons-nous dire que toutes les relations sont criminelles? A-t-on vraiment les preuves nécessaires pour affirmer une telle chose?
Le sénateur McInnis : Nous disons que c'est le cas. Certains ne sont peut-être pas d'accord avec nous. Durant nos réunions, nous avons entendu parler de situations horribles, où des prostituées devaient avoir des relations sexuelles avec un client après l'autre. Le projet de loi concerne les proxénètes et la marchandisation des femmes. Vous pouvez essayer de faire des distinctions, mais les gouvernements doivent gouverner et ils doivent être responsables. La Cour suprême du Canada nous a demandé de réagir. Elle nous a donné l'occasion de le faire. Elle a dit que le Parlement du Canada a cette responsabilité. C'est ce que nous faisons.
M. Herold : Absolument. Cela ne fait aucun doute, et tout le monde sait qu'il y a beaucoup de brutalité et d'exploitation dans le milieu de la prostitution. Il se passe beaucoup de choses horribles. Personne ne le nie. Que fait-on des situations où les chercheurs déclarent que la plupart des travailleuses du sexe adultes affirment qu'elles ont des relations sexuelles consensuelles et qu'il y a rarement de la violence? Ces personnes disent qu'elles aiment mieux le travail du sexe que tout autre emploi. Faut-il refuser de les croire et leur dire qu'elles ne savent pas de quoi elles parlent et qu'elles devraient se taire?
Le sénateur McInnis : La prépondérance des témoignages que nous avons entendus va à l'encontre de ce que vous dites.
La sénatrice Jaffer : Merci à vous deux d'être ici. J'avais une question pour M. Herold, sur les recherches de John Lowman et de Christine Louie, mais vous y avez répondu, alors je vais passer à autre chose.
Les personnes ici présentes ont des points de vue différents. Pour moi, l'arrêt Bedford dit que la sécurité des travailleurs est importante. Au paragraphe 89 de l'arrêt Bedford, on dit très clairement que l'État a un rôle à jouer et qu'il doit assurer la sécurité des femmes. C'est ce que je retiens de l'arrêt Bedford.
Dans votre mémoire, vous avez mentionné trois types d'arguments divergents au sujet du projet de loi C-36. Vous ajoutez que chacun de ces trois groupes reconnaît qu'il faut des lois pénales pour éliminer la prostitution forcée et la traite de personnes. Vous venez de le dire à nouveau. Je crois que nous sommes tous d'accord à ce sujet.
Je crois que le projet de loi sera vraiment néfaste pour les femmes. Le défi que nous devons relever concerne la sécurité des travailleuses du sexe. Puis-je déduire que, selon vous, il faut pouvoir choisir le travail du sexe? Le rôle de l'État est-il d'assurer la sécurité de ceux qui choisissent indépendamment le travail du sexe? Qu'avez-vous à dire à ce sujet?
M. Herold : Il s'agit de la conclusion de la grande majorité des chercheurs qui ont étudié ce domaine précis. C'est ce que pensent la plupart des travailleurs du sexe qui ne travaillent pas dans la rue et qui affirment avoir choisi volontairement de travailler dans ce domaine. Ce qui les préoccupe, c'est que ce projet de loi n'améliore pas la sécurité des travailleurs du sexe. Pour les raisons dont nous avons discuté plus tôt, ils croient honnêtement que le projet de loi aura l'effet contraire.
La sénatrice Jaffer : Monsieur — et c'est là aussi que, pour moi, le bât blesse, alors je suis aussi à blâmer —, le problème, c'est que nous n'arrivons pas à faire la différence entre la prostitution forcée, la traite de personnes et les femmes qui choisissent ce métier. C'est parce que nous avons tous certains préjugés et nous avons tous été élevés de certaines façons. Selon moi, le message de l'arrêt Bedford, c'est qu'il faut protéger ces femmes. En ce qui concerne les femmes qui choisissent ce type de travail, le projet de loi les protège-t-il ou leur est-il préjudiciable?
M. Herold : Il va assurément être néfaste pour les femmes qui choisissent ce type de travail.
Le président : Il nous reste quelques minutes pour une deuxième ronde. Il y a cinq sénateurs qui veulent poser une question. Si vous pouvez poser vos questions rapidement et répondre rapidement, alors on aura peut-être du temps pour les cinq.
Le sénateur Baker : J'ai une question. Je crois bien que le grand public qui regarde les délibérations aura de la difficulté à comprendre en quoi consiste le projet de loi. On le voit bien aujourd'hui.
À votre droite, il y a un membre respecté du milieu policier de la province du Québec. Au fil des ans, il a apporté une grande contribution en représentant des agents de police. Il a souligné que le projet de loi permettra maintenant aux prostituées de travailler sécuritairement chez elles. Elles pourront embaucher quelqu'un pour les protéger, ou à titre de gardien, de conducteur ou de réceptionniste. Le projet de loi le permet. Cependant, le ministre et vous avez dit que le projet de loi, pour la première fois dans l'histoire canadienne, rend l'acte de prostitution illégal.
Le projet de loi tient compte des plaintes de la Cour suprême du Canada, en ce qui concerne la poursuite des activités, en permettant aux prostituées de faire de la publicité et ce genre de choses. Cependant, d'une autre façon, il ferme la porte, selon le ministre et conformément à l'intention du projet de loi. Croyez-vous que la plupart des Canadiens diraient que, si ce doit être illégal, que ce le soit, et si c'est pour être légal, faisons-le, mais ne créez pas toute cette confusion qui fait en sorte que personne ne comprend vraiment en quoi le projet de loi consiste? Pourquoi diriez- vous que le gouvernement agirait-il ainsi? Dirait-il qu'il va permettre aux prostituées de travailler, qu'il les protégera pour toutes les raisons données par la Cour suprême du Canada, tout en rendant l'acte de prostitution illégal pour la première fois dans l'histoire canadienne?
M. Herold : L'enjeu principal, c'est que le projet de loi criminalisera tous les clients, peu importe les motifs. J'ai présenté certains exemples de situations pour soulever la question, et je vais les rappeler parce que je crois que c'est essentiel.
Il y a des hommes qui, pour diverses raisons — qu'il s'agisse de raisons sociales ou physiques, ils ont des handicaps précis et n'ont pas de relations avec les femmes —, se tournent vers des travailleuses du sexe parce que c'est la seule façon pour eux d'avoir un peu d'intimité avec une femme. Voilà où je veux en venir : oui, d'un côté, le projet de loi permet aux femmes de travailler dans le commerce du sexe dans des situations très limitées. Comparativement à d'autres entreprises, à l'opposé, si vous dites que les clients seront criminalisés s'ils vous rendent visite, comment croyez-vous que la travailleuse du sexe se sentira? Croyez-vous qu'elle se sentira plus en sécurité ou moins en sécurité? Comme je l'ai déjà dit, la recherche révèle que la plupart des travailleuses du sexe estiment que le projet de loi rendra leur travail plus difficile.
Permettez-moi une autre comparaison. Nous savons, par exemple, que dans des relations conjugales intimes, il y a de nombreuses situations où des femmes sont brutalisées, assassinées et ainsi de suite. Eh bien, nous ne disons pas dans cette situation que nous allons criminaliser tous les époux parce que certains d'entre eux sont très violents dans leur vie n'est-ce pas? Dans cette situation, il s'agirait de culpabilité par association. Il n'y a pas de preuve concrète que la personne a été violente à l'égard de la travailleuse du sexe. Nous disons : « Tout simplement parce que vous payez la personne, vous êtes coupable. » Où est la preuve que cette personne a forcé l'autre? Comment peut-on dire qu'elle l'a exploitée alors même que cette dernière affirme qu'elle ne se sent pas exploitée et que bon nombre de ses clients sont tout à fait respectueux et d'autres sont ses amis?
La sénatrice Batters : Monsieur Lerhe, pouvez-vous nous décrire quelque chose que vous utilisez souvent en tant qu'agent d'application de la loi, et je parle du pouvoir discrétionnaire des agents de police au moment de porter des accusations? Certaines prostituées se sont dites préoccupées par le fait que les agents de police allaient utiliser leur pouvoir de porter des accusations, mais je veux que vous nous expliquiez, à nous et au public canadien qui écoute, le type de pouvoir discrétionnaire que les agents de police ont et qu'ils utilisent souvent au moment de porter des accusations, surtout à l'égard des travailleurs du sexe.
[Français]
M. Lerhe : En ce qui a trait aux prostituées de rue, souvent, le policier va constater que la prostituée est présente et peut solliciter des clients. Il va donc aller la voir pour vérifier si son environnement est sûr et si elle se sent en sécurité. Ce qu'amène de plus ce projet de loi, c'est un message clair aux policiers que ces femmes, si elles exercent leur métier volontairement où cela est permis, demeurent des victimes. Ainsi, le policier, plutôt que de porter des accusations contre elle, va plutôt être davantage porté à vouloir l'aider et à la référer à des centres d'aide. Il y en a un qui vient d'ouvrir à Québec. Il y a donc des centres d'aide qui s'adressent aux prostitués, et le policier va comprendre le message contenu dans ce projet de loi selon lequel il doit davantage venir en aide à ces personnes. C'est un message que les policiers de Québec avaient déjà compris. J'ai récupéré des statistiques des années 2011, 2012 et 2013 liées à la ville de Québec. En 2011, 71 prostitués ont été accusés, en 2012, seulement 25, et en 2013, seulement 12. Alors, on voit que ce n'est pas la priorité des policiers que d'accuser les prostitués présentement et, avec ce projet de loi, il va être encore plus clair que ce sont des victimes. Les policiers vont être plus portés à les aider.
[Traduction]
La sénatrice Batters : Monsieur Herold, le début de votre mémoire l'explique, mais vous êtes professeur depuis un certain nombre d'années à l'Université de Guelph. Pouvez-vous nous parler de votre domaine d'étude?
M. Herold : J'ai étudié différents sujets liés à la sexualité humaine. Je ne suis pas spécialisé dans un domaine précis. J'ai réalisé deux ou trois études liées au travail du sexe, mais j'ai touché à beaucoup de choses. J'ai étudié des questions comme la grossesse chez les adolescentes.
La sénatrice Batters : Vous êtes un professeur de quoi? Pas de droit?
M. Herold : Non, j'ai un diplôme en sociologie et j'ai été professeur en études de la famille.
Le président : Une dernière question, sénatrice, puis il faudra nous arrêter.
La sénatrice Jaffer : Ma question s'adresse encore une fois à M. Herold.
J'ai beaucoup de difficulté avec ce projet de loi en raison de mes propres préjugés. Cependant, j'ai appris qu'il y a des gens au Canada qui choisissent de travailler dans le domaine du sexe. Je crois que c'est difficile pour nous de l'accepter en raison des problèmes de traite, de la prostitution forcée, des proxénètes et de toutes les choses terribles qui se produisent dans ce milieu.
Si vous aidiez le ministre, à quoi ressemblerait le projet de loi que vous rédigeriez pour protéger les travailleurs du sexe?
M. Herold : Pour commencer, il faudrait revenir sur le fondement du projet de loi, soit l'affirmation que toutes les femmes sont exploitées. Selon moi, oui, lorsqu'on a des preuves concluantes que des clients blessent les travailleuses du sexe et les forcent à s'adonner à des actes sexuels qu'elles ne veulent pas faire, et qu'elles en sortent meurtries alors, oui, les coupables doivent être poursuivis avec toute la rigueur de la loi. La même chose s'applique pour la prostitution juvénile. C'est-à-dire que les clients des prostitués juvéniles devraient aussi être poursuivis, tout comme ceux qui font la traite des femmes.
En ce qui concerne le droit en tant que tel, il faut faire très attention lorsqu'on dit, déjà, que toutes les femmes qui choisissent cette profession ont été forcées ou ont subi des pressions.
Le président : Je dois vous demander de conclure.
M. Herold : D'accord. Je veux vous en reparler.
Le président : Non. Malheureusement, non. Vous devrez en parler plus tard.
Merci à vous deux d'être venus. Votre contribution à notre étude est très appréciée. Nous allons maintenant nous préparer pour nos prochains témoins, que nous recevons par vidéoconférence.
Veuillez accueillir nos prochains témoins, qui témoignent par vidéoconférence : du gouvernement du Manitoba, l'honorable Andrew Swan, député, ministre de la Justice et procureur général, de Winnipeg, et Barbara Gosse, directrice principale, Recherche, politiques et innovation de la Fondation canadienne des femmes, de Toronto, en Ontario.
Bienvenue à vous deux. Merci d'être là aujourd'hui.
Madame Gosse, voulez-vous commencer et présenter votre déclaration préliminaire?
Barbara Gosse, directrice principale, Recherche, politiques et innovation, Fondation canadienne des femmes : Merci beaucoup. Merci, monsieur le président. Je vous remercie et je remercie les estimés membres du comité du temps qu'ils consacrent à cette question et de leur attention en la matière. Je suis heureuse de pouvoir vous parler au nom de la Fondation canadienne des femmes.
Les trois principaux messages que je veux faire passer aujourd'hui sont que la Fondation canadienne des femmes possède actuellement l'expertise la plus vaste en matière de traite sexuelle au Canada, que le projet de loi C-36 devrait être amélioré pour accroître les protections et s'assurer que celles qui vendent du sexe ne sont pas criminalisées et qu'il faut accroître le financement pour les services de soutien parallèlement au projet de loi.
J'aimerais tout d'abord clarifier que l'expertise de la Fondation canadienne des femmes porte sur la traite sexuelle, que nous définissons comme de la prostitution forcée. Nous rappelons que nous ne sommes pas des expertes en matière de prostitution consensuelle.
En 2012, nous avons investi 2 millions de dollars et créé un groupe de travail sur le trafic des femmes et des filles au Canada. La Fondation canadienne des femmes vient de lancer une stratégie contre la traite en fonction des travaux exhaustifs du groupe de travail. Cette stratégie est fondée sur l'égalité pour les femmes et axée sur le financement, la promotion de l'action collective et la mise en commun des connaissances et de l'expertise pour changer le système.
Nous considérons que la traite et l'exploitation sexuelles sont des formes extrêmes de violence contre les femmes et les filles, et nous sommes heureux que le projet de loi C-36 s'attaque à la traite sexuelle. Nos recherches révèlent à quel point la traite sexuelle et l'exploitation sexuelle sont liées inextricablement avec la prostitution commerciale. Cela nous a été dit de façon très claire par des experts nationaux et internationaux et des femmes et des filles vulnérables qui ont été forcées à se prostituer dans des entreprises légales et illégales.
Premièrement, le projet de loi C-36 doit accroître les protections pour faire en sorte que les travailleurs du sexe ne soient pas criminalisés. La traite sexuelle est liée à la prostitution. Les femmes et les filles victimes de la traite sont souvent forcées à se prostituer dans certains lieux particuliers, comme les salons de massage, les agences d'escortes et les bars de danseuses, et les trafiquants font de la publicité pour leurs services sexuels dans certaines publications.
Les représentants de la police nous ont dit que lorsque le fardeau de la preuve est trop lourd pour correspondre aux critères de la nouvelle loi sur la traite de personnes au Canada, ils ont, dans de nombreux cas, recours à la loi sur la prostitution pour intervenir immédiatement entre les trafiquants et les victimes. En agissant ainsi, non seulement ils font fi de la violence et de l'abus que les victimes ont endurés, mais ils criminalisent les mauvaises personnes pour les crimes commis.
La criminalisation des travailleurs du sexe est néfaste à court et à long termes. Les personnes accusées d'infractions liées à la prostitution font face à des années d'ostracisation de la société générale, ne peuvent saisir des occasions d'études et d'emploi et seront stigmatisées toute leur vie.
Nous avons aussi appris que, en fait, les accusations criminelles contre les travailleurs du sexe ne fournissent pas à ces personnes les services ni les protections dont ils ont besoin dans de nombreux cas. En effet, de telles accusations accroissent leur vulnérabilité. Les conditions imposées, par exemple, empêchent souvent une femme de rester dans un endroit qu'elle connaît, et sa réinstallation accroît sa vulnérabilité et, parfois, la pousse vers l'itinérance.
Nous sommes extrêmement préoccupés par la possibilité que des femmes et des filles victimes de traite soient criminalisées si les trafiquants les ont forcées à adopter des comportements qui sont contraires aux dispositions pénales du projet de loi C-36. Par exemple, on ne sait pas vraiment comment les femmes et les filles que l'on force à se prostituer dans les conditions complexes liées à la traite et qui n'ont aucune raison d'identifier leurs bourreaux seront protégées lorsqu'elles seront forcées à faire la rue et à communiquer à des fins de prostitution. De plus, elles pourraient être forcées de solliciter des clients, et par la suite accusées aux termes des dispositions sur la sollicitation du projet de loi C-36. Ni l'une ni l'autre de ces dispositions ne prévoit de protections explicites pour les personnes victimes de traite. Le projet de loi doit inclure de telles protections pour les femmes et les filles qui en sont victimes.
Deuxièmement, le projet de loi C-36 doit être accompagné de l'augmentation du financement des services de soutien. Les 20 millions de dollars d'investissements proposés sont inadéquats et ne permettront pas de fournir de façon durable les services essentiels et le soutien requis dans la vie des victimes à court, moyen et long termes. Il faut des politiques et des programmes qui bénéficient des ressources adéquates et qui offriront aux femmes et filles vulnérables qui ont fait l'objet de traite ou qui ont été victimes d'exploitation sexuelle un meilleur accès aux services et aux mesures de soutien dont elles ont besoin. Ces services et mesures de soutien doivent aussi être accessibles à tous les intervenants de l'industrie du sexe afin de réduire au minimum les préjudices et de les aider à sortir du milieu, si c'est leur désir. Ces services et mesures de soutien sont essentiels pour rebâtir les vies, assurer l'autonomie et donner à ces personnes de meilleures perspectives socioéconomiques.
Des mesures de soutien comme des services en santé mentale et de lutte à la toxicomanie, du counseling post- traumatique, un hébergement sécuritaire, du soutien financier pour répondre aux besoins de base et un soutien au revenu, le remplacement de l'identité et un soutien juridique devant les tribunaux ne peuvent pas être fournies de façon universelle. Tous ces services et toutes ces mesures de soutien doivent être fournis selon un modèle de continuum des soins et permettre un accès facile à un soutien individuel pour ceux et celles qui ont besoin de soins d'urgence ou ceux et celles qui ont besoin de services à plus long terme. Sans de tels services, les personnes victimes de traite ou exploitées sexuellement auront de la difficulté à se refaire une vie et pourraient faire l'objet d'une traite subséquente ou continuer à se prostituer. Au bout du compte, il nous en coûtera tous davantage.
Les représentants de l'application de la loi auront aussi besoin des ressources adéquates d'utiliser efficacement les nouvelles lois pour mettre en place des processus qui garantiront que les femmes et les filles victimes de traite et d'exploitation sexuelle sont reconnues comme des victimes et non comme des criminelles.
Pour terminer, j'aimerais dire que nous avons eu beaucoup de chance d'apprendre et de grandir grâce aux 160 femmes expérientielles qui nous ont raconté leur histoire et leur expérience. Il est essentiel que nous entendions et respections leur parole.
J'aimerais maintenant conclure en citant une survivante de la traite sexuelle : « ... surtout, ne nous abandonnez pas comme le reste du monde l'a fait. »
L'honorable Andrew Swan, député, ministre de la Justice et procureur général, gouvernement du Manitoba : Merci et bonjour. Je suis heureux de pouvoir parler au comité du projet de loi C-36, Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d'exploitation.
Je crois que nous reconnaissons tous l'importance du projet de loi C-36. On en a besoin pour combler le vide juridique qui découle de l'arrêt Bedford de la Cour suprême du Canada. C'est aussi l'occasion de trouver une meilleure façon de réduire les préjudices et de protéger et d'aider les victimes d'exploitation sexuelle. Le Manitoba appuie le projet de loi, mais nous demandons aussi certaines modifications pour tenir compte de la réalité de ce sujet très difficile.
La prostitution n'est pas un crime sans victime. Chaque jour, des personnes vulnérables sont la proie de personnes et de groupes sans scrupules qui les exploitent sexuellement. Ce sont des femmes, des hommes et des enfants. Trop de ces victimes se retrouvent dans les rues de Winnipeg, d'ailleurs au Manitoba et d'autres villes canadiennes, et trop, au pays, sont d'origine autochtone.
Ces personnes vivent de graves préjudices, comme la dépendance à l'alcool et à la drogue, la violence, la victimisation et les traumatismes émotionnels, qui sont causés par les acheteurs de sexe, les clients, les proxénètes, les trafiquants et bien d'autres. Bon nombre de victimes sont exploitées sexuellement dès un très jeune âge, et même les victimes qui s'en tirent saines et sauves en gardent de profondes cicatrices physiques et émotionnelles.
Le gouvernement du Manitoba n'appuie pas la légalisation de la prostitution, ni sa pleine et entière décriminalisation d'ailleurs, ni, par le fait même, la décriminalisation effective de la prostitution qui nous attend si on ne réagit pas à l'arrêt Bedford.
Nous ne croyons pas que la grande majorité des victimes d'exploitation sexuelle choisissent d'entrer et de rester dans le domaine de la prostitution. Il y a une importante corrélation avec la violence sexuelle subie durant l'enfance, la toxicomanie, la dépendance financière et la coercition par les gangs de rue et le crime organisé. On ne peut pas s'attendre à ce que les victimes d'exploitation sexuelle puissent s'en sortir sans des lois et des mesures de soutien appropriées conçues pour les aider.
Selon nous, pour protéger et aider les victimes d'exploitation sexuelle, le Canada doit envisager une nouvelle approche dans le cadre de la lutte contre la prostitution qui consiste à réduire la demande en services sexuels et à aider les victimes à s'en sortir. Si la demande n'est pas là, rien n'incitera des personnes mal intentionnées à en forcer d'autres à se prostituer ou à s'adonner à des activités de traite de personnes.
Cette approche législative contre la prostitution, appliquée pour la première fois en Suède et qu'on appelle le modèle nordique, est fondée sur la prémisse que les victimes d'exploitation sexuelle ne doivent pas être victimisées davantage par des accusations criminelles liées à la vente de services sexuels. Cette stratégie a pour objectif de libérer les victimes en s'attaquant au côté de la demande et en pénalisant les acheteurs, en faisant de l'achat de services sexuels une infraction et en pénalisant ceux qui exploitent les victimes pour en tirer un profit.
Dans le modèle nordique, le droit pénal s'inscrit dans une stratégie plus large qui inclut une sensibilisation accrue du public aux préjudices de la prostitution, et à la prestation de stratégies de sortie et de mesures de soutien pour aider les victimes d'exploitation sexuelle. Là où il a été adopté, le modèle nordique a permis de réduire la prostitution. En Suède, il a permis de diminuer de façon importante la prostitution de rue et a mis fin à la traite de personnes.
Plusieurs autres pays déterminés à favoriser l'égalité entre les sexes, y compris la Norvège, la Finlande, Israël et la France, ont depuis adopté ou sont sur le point d'adopter le modèle nordique.
Au Manitoba, nos services de police et les procureurs de la Couronne ont adopté, en grande partie, et dans la mesure où ils peuvent le faire actuellement, le modèle nordique, qui vise à réduire la demande, au moment de porter des accusations liées à la prostitution aux termes du Code criminel. Les procureurs de la Couronne encouragent les personnes exploitées sexuellement à participer à des programmes de déjudiciarisation afin de les aider à changer de domaine.
En novembre 2013, le Service de police de Winnipeg a annoncé que son unité de lutte contre l'exploitation n'allait plus arrêter les personnes exploitées sexuellement, mais allait plutôt travailler avec elles afin de les aiguiller vers des organisations de travail social et des groupes de soutien pouvant les aider à changer de vie. L'unité continuerait par contre d'arrêter et d'accuser les clients et les autres personnes qui exploitent leurs semblables pour en tirer un profit.
Mon gouvernement appuie le modèle nordique et demande l'adoption de lois semblables au Canada. Le projet de loi C-36 reprend dans ses grandes lignes le modèle nordique, et, de ce point de vue, nous sommes très heureux.
Je suis cependant grandement préoccupé par certaines dispositions du projet de loi C-36, qui criminaliseraient les victimes de l'exploitation sexuelle si elles sollicitent des clients et que cela interrompt la circulation ou y nuit ou si elles le font près d'écoles, de services de garde ou de terrains de jeux.
Nous reconnaissons que, à la suite de la comparution d'une « coalition arc-en-ciel » de témoins, si je peux m'exprimer ainsi, des modifications ont été apportées par la Chambre des communes avec comme objectif, si j'ai bien compris, de rendre la loi plus claire, mais nous demandons au comité sénatorial d'aller encore plus loin.
Les dispositions qui continuent de criminaliser les victimes sont contraires au modèle nordique en ce qu'elles punissent et victimisent à nouveau les personnes victimes d'exploitation sexuelle. Cela forcera les personnes qui s'adonnent à la prostitution de rue à se tourner vers des lieux encore plus isolés et plus dangereux. Leur sécurité sera encore plus précaire, et les dispositions pourraient ébranler la constitutionnalité du projet de loi en minant la sécurité des personnes exploitées sexuellement plutôt qu'en la renforçant.
Si le projet de loi est adopté tel quel, le message contradictoire qui serait véhiculé, c'est que les personnes exploitées sexuellement sont des victimes sauf si elles offrent leurs services près d'une école, d'un service de garde ou d'un terrain de jeux. Dans un tel cas, elles sont des criminels. Je ne crois pas que c'est le bon message à envoyer. Je n'appuie pas ces dispositions. Je vous demande de modifier et d'améliorer le projet de loi C-36 en éliminant ces dispositions.
En conclusion, je tiens à remercier le comité de m'avoir permis d'intervenir au nom des Manitobains au sujet du projet de loi C-36. Je vous demande de bien réfléchir à ces changements et, bien sûr, je ferai de mon mieux pour répondre à vos questions.
Le président : Merci, monsieur le ministre. Nous allons commencer la période de questions avec le vice-président, le sénateur Baker.
Le sénateur Baker : Merci, monsieur le président, et merci à nos témoins pour ces excellents exposés.
Je crois que nous nous entendons tous sur le fait que le propos des deux derniers exposés ressemble à la grande majorité de celui des exposés que nous avons entendus jusqu'à présent, soit que le projet de loi criminalise l'acte de prostitution ainsi que les prostituées. Comme vous l'avez dit dans vos exposés, et comme l'ont souligné la grande majorité des témoins que nous avons reçus et des témoins du comité de la Chambre des communes, il faudrait modifier le projet de loi pour retirer ces dispositions.
Monsieur le ministre, je suis heureux de vous entendre dire que votre gouvernement encouragera les services des poursuites et les services de police à ne pas intenter de poursuites contre ces personnes, même si c'est ce que le projet de loi préconise.
Cependant, vous avez oublié une disposition. Aux termes du paragraphe 213(1) proposé :
Est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, dans un endroit soit public [...]
Puis, le projet de loi mentionne d'autres éléments dont, comme vous l'avez souligné, le fait de nuire à la circulation. Cependant, vous n'avez pas mentionné la circulation des piétons. Je vois que vous faites signe que oui. En effet, c'est aussi une infraction.
Dois-je comprendre que, selon vous deux, il faut modifier le projet de loi pour retirer ces dispositions offensantes et que c'est le Sénat qui devrait s'en occuper?
M. Swan : Je vais commencer. Je crois en effet que ce serait une modification assez facile à apporter pour le comité sénatorial et que cela permettrait de renforcer le projet de loi. On pourrait ainsi éliminer certains des risques d'une contestation constitutionnelle réussie et mieux protéger certaines personnes qui, selon le Manitoba, sont des victimes. Je crois que vous l'avez assez bien résumé.
Le sénateur Baker : Madame Gosse?
Mme Gosse : Oui, nous sommes d'accord avec le ministre Swan à ce sujet et avec vous aussi. Selon nous, le fait que le projet de loi criminalise les gens qui vendent des services sexuels n'a rien de progressif. Si vous devez modifier le projet de loi, nous aimerions bien que vous vous assuriez que les personnes qui vendent des services sexuels ne seront pas criminalisées.
La sénatrice Jaffer : Merci, à vous deux, de nous avoir présenté d'aussi bons exposés. Je vais commencer avec vous, madame Gosse. Si vous me le permettez, je suis une grande admiratrice de la Fondation canadienne des femmes et du travail que vous avez fait personnellement en ce qui a trait à la traite sexuelle. Vous saisissez toutes les occasions qui s'offrent à vous pour parler de cette question très importante. Souvent, les Canadiens ne croient pas que la traite sexuelle existe dans notre pays, et vous avez fait du très bon travail sur ce plan.
Madame Gosse, je crois que vous serez d'accord avec moi. En ce moment, il y a deux projets de loi — et, très bientôt, il y en aura trois — qui portent sur la traite sexuelle. En 2005, il y a eu le projet de loi C-49, puis celui de Joy Smith. Le Sénat va bientôt étudier le projet de loi C-452. Ce sont tous des projets de loi liés à la traite sexuelle. Avec tout le respect que je vous dois, je crois que vous conviendrez du fait que le projet de loi actuel ne porte pas sur la traite sexuelle. Je voulais que ce le soit, mais ce n'est pas le cas. C'est un projet de loi qui vise à protéger les travailleurs du sexe. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
Mme Gosse : Il y a des dispositions dans le projet de loi qui portent sur la traite sexuelle et qui abordent explicitement cette question. Nous sommes très heureuses que ce soit le cas.
Je crois que les gens pensent que le projet de loi porte uniquement sur la prostitution, mais ce n'est pas le cas. Il y a des dispositions précises sur les armes, la destruction de documents et des augmentations liées directement à certaines infractions criminelles contre ceux qui font la traite de personnes — soulignons que le mot « traite » est utilisé partout dans le projet de loi — et précisément la traite de mineurs, leur coercition dans le cadre de la traite sexuelle et le proxénétisme. Enfin, il y a beaucoup de dispositions dans le projet de loi qui portent sur la traite. Nous nous en réjouissons. Et le projet de loi va plus loin, il renforce les dispositions du Code criminel à cet égard. Vous nous en voyez ravies.
La sénatrice Jaffer : Personne n'a dit le contraire, mais il y a des textes législatifs canadiens qui portent directement sur la traite sexuelle. J'ai déposé le premier projet de loi sur ce thème devant le Sénat. Il y a des projets de loi, mais rien pour protéger les travailleurs du sexe. Dans votre mémoire, vous avez dit ne pas posséder d'expertise touchant la prostitution consensuelle. Je dirais cependant que vous êtes parmi les experts au pays en ce qui concerne la traite sexuelle. Je crois que vous reconnaîtrez qu'il y a d'autres projets de loi au pays qui portent là-dessus.
Mme Gosse : Absolument.
La sénatrice Jaffer : Monsieur le ministre, à part tout ce que vous avez déjà dit, j'examine le projet de loi et je constate que l'une des choses qui, selon moi, rendra votre travail plus difficile, c'est toute la question de la façon dont vous conseillerez les municipalités. Le projet ne dit pas clairement de quelle façon vous prodiguerez des conseils aux municipalités sur la façon d'interpréter le projet de loi dans le cas des salons de massage ou de différentes activités relativement auxquelles les municipalités délivrent des permis. J'aimerais savoir ce que vous en pensez.
L'Association du Barreau canadien a déclaré dans sa présentation au comité que sa Section du droit municipal avait soulevé des préoccupations pratiques au sujet du projet de loi C-36. Vous êtes le conseiller juridique de votre province et vous devez prodiguer des conseils aux municipalités; nous croyons que le projet de loi C-36 fera en sorte qu'il sera plus difficile pour vous de le faire avec précision, ce qui est néfaste pour les administrations municipales et les collectivités qu'elles servent.
Êtes-vous préoccupé par l'incertitude touchant l'impact qu'aura le projet de loi sur les villes de votre province?
M. Swan : J'ai parlé avec le Service de police de Winnipeg, qui a décidé que la meilleure approche consistait à criminaliser les clients, les proxénètes et les trafiquants plutôt que les victimes. J'ai aussi discuté avec la GRC, qui assure la prestation des services de police dans presque tout le reste du Manitoba. Ces deux organisations m'ont dit qu'elles aimaient ces dispositions. Si les salons de massage, les bars de danseuses ou d'autres endroits sont utilisés à des fins de prostitution, les services de police sont tout à fait prêts à intervenir. Les Canadiens, il s'agit principalement des hommes, sauront qu'ils prennent un très grand risque s'ils vont dans ces endroits pour acheter des services sexuels.
Pour revenir à une question que vous avez posée à mon collègue, le projet de loi est important parce que c'est la première fois dans l'histoire canadienne qu'on tente de réduire la demande de services sexuels. Si les Canadiens n'avaient pas une telle demande, il n'y aurait pas de traite sexuelle. S'il n'y avait pas de demande pour des services de prostitution, moins de personnes seraient poussées à se prostituer à un très jeune âge, parfois à 12 ou 13 ans.
Je comprends vos commentaires, mais c'est la première fois dans l'histoire canadienne que nous avons vraiment un projet de loi qui permettra de changer la façon dont les Canadiens, et principalement les hommes, voient cette question et de réduire la demande.
La sénatrice Batters : Merci beaucoup du temps que vous nous accordez aujourd'hui. Monsieur le ministre, merci de l'appui de votre gouvernement néo-démocrate pour ce projet de loi.
Vous êtes ministre de la Justice du Manitoba depuis combien d'années?
M. Swan : Bientôt cinq ans, ce qui fait de moi le doyen. C'est la raison pour laquelle je commence à avoir beaucoup de cheveux gris.
La sénatrice Batters : Oui. Mon ancien patron en Saskatchewan, Don Morgan, a été doyen pendant un certain temps, mais vous avez maintenant repris le flambeau. Je vous en félicite.
Vous avez déclaré, devant le Comité de la justice de la Chambre des communes, et vous avez dit à nouveau aujourd'hui que, habituellement, les services de police du Manitoba n'arrêtent pas les victimes d'exploitation sexuelle, mais essaient plutôt de les aiguiller vers des programmes et des services pour les aider à s'en sortir. J'imagine que vous espérez poursuivre sur cette lancée si le projet de loi C-36 est adopté. Pouvez-vous nous parler du Programme de déjudiciarisation de la prostitution du Manitoba?
M. Swan : J'ai bien aimé lire vos commentaires. Je crois savoir que vous avez dirigé le débat du Sénat sur ce projet de loi.
Depuis un certain temps, au Manitoba, nous offrons le Programme de déjudiciarisation de la prostitution. Dans le cadre de ce programme, on donne aux victimes l'occasion de fréquenter un camp de déjudiciarisation de la prostitution, si on peut le nommer ainsi. C'est un endroit situé en milieu rural. Le camp dure seulement trois jours. Pour le dire franchement, dans de nombreux cas, il permet simplement aux victimes de se reposer un peu, peut-être de panser leurs plaies, et, espérons-le, de recevoir des renseignements qui pourront les aider à prendre une décision qui, nous le savons, leur permettrait d'améliorer leur sort et, dans certains cas, leur sauverait la vie. Le programme est gratuit, et tout chef d'accusation lié à la prostitution à leur endroit est suspendu.
La beauté du programme, c'est qu'il est payé par l'autre côté de l'équation, ce qu'on appelle couramment l'« école des clients ». Si quelqu'un est arrêté parce qu'il a essayé d'acheter des services sexuels en contravention du Code criminel actuel, qu'il s'agit de sa première infraction et qu'il n'a aucune autre accusation en suspens, il peut bénéficier d'une suspension de ces accusations s'il fréquente l'école des clients. Les hommes qui fréquentent l'école écoutent des représentants de l'Armée du Salut, qui offrent le programme à Winnipeg, et de femmes expérientielles. Ils peuvent aussi bénéficier du témoignage, si je peux me permettre l'expression, de « clients réformés » qui ont compris tous les défis liés à la situation. Le meilleur aspect du système, c'est que les frais que paient ces personnes servent à financer le Programme de déjudiciarisation de la prostitution.
Nous croyons que l'adoption du projet de loi C-36 ne nous empêchera pas de continuer à offrir ces deux programmes. Le Programme de déjudiciarisation de la prostitution continuera d'être offert. Nous ne croyons pas que la menace d'une accusation criminelle est nécessaire pour que les personnes participent au programme. Le programme est bien compris et très respecté.
De plus, nous espérons que, si le projet de loi C-36 est adopté, les personnes arrêtées continueront de choisir l'option de déjudiciarisation, soit l'école des clients. Il se pourrait bien que, une fois le projet de loi adopté, il y aura plus de personnes qui fréquentent l'école jusqu'à ce que les gens comprennent. Ce serait parfait si, au bout du compte, on en arrivait à fermer l'école des clients parce que les Manitobains et les Canadiens auraient compris le message.
La sénatrice Batters : Excellent.
Madame Gosse, merci beaucoup d'être ici. Je crois vraiment que vous avez dit quelque chose de très important lorsque vous avez formulé vos trois messages clés et avez affirmé que les femmes et les filles qui ont survécu à la traite sexuelle sont réduites au silence et qu'il faut tenir compte de leurs points de vue. C'est un élément important de votre contribution à la discussion d'aujourd'hui.
Je crois que la déclaration d'une des participantes de votre table ronde de 2013 est très révélatrice, soit que les travailleurs du sexe agissent souvent comme si la traite était un choix. Ils pensent tous ainsi. Ils appellent cela la réduction des préjudices, mais ces enfants ne quitteront jamais le milieu si on continue de leur dire que tout est parfait.
Le comité a entendu le témoignage de représentants d'organismes de défense du travail du sexe qui affirment ne pas encourager les prostituées à quitter le métier, même lorsqu'elles sont mineures. Je me demande ce que vous en pensez.
Mme Gosse : Si vous savez qu'une telle situation existe, c'est criminel de ne pas le signaler aux responsables de l'application de la loi, surtout dans le cas de mineurs. Nous croyons fermement que toute activité de traite est un crime horrible.
Notre Groupe de travail national sur la traite des femmes et des filles au Canada a déclaré qu'il faut traiter en priorité les mineures et mettre l'accent sur toute personne victime de traite. L'exploitation de mineurs par la prostitution est un crime horrible qui a cours au pays. Selon moi, en général, les Canadiens ne comprennent pas à quel point le problème touche beaucoup de personnes.
Nous avons réalisé des enquêtes auprès de représentants d'agences de services de première ligne qui nous ont dit à maintes reprises qu'ils voient des filles victimes de traite à des âges extrêmement précoces, 13 et 14 ans, et ce, partout au pays. On entend aussi dire que des filles sont exploitées et forcées à se prostituer. C'est un crime tout à fait écœurant, et il faut que ça arrête.
Le sénateur Joyal : Merci, et bienvenue. Ma première question est pour Mme Gosse. Vous nous avez rappelé ce que j'appelle la loi des conséquences involontaires, qui découle du fait que, en essayant de criminaliser les vendeurs de services sexuels, en fait, nous les stigmatisons davantage. Vous dites ce qui suit à la page 4 de votre mémoire :
Nous avons également appris que, en fait, les accusations criminelles contre les vendeuses de services sexuels n'offrent pas à ces dernières les services et les protections dont elles ont besoin. Plutôt, de telles accusations les rendent encore plus vulnérables. Les conditions de libération sous caution, par exemple, obligent souvent une femme à se tenir loin d'un endroit qui lui est familier. Obligée de déménager, elle est encore plus vulnérable et, parfois, se trouve sans domicile. En outre, beaucoup de femmes victimes de traite ou d'exploitation sexuelles que nous avons rencontrées nous ont dit qu'elles avaient été accusées d'infractions liées à la prostitution lorsqu'il était impossible de porter des accusations liées à la traite de personnes.
En fait, c'est une affirmation très troublante que cette idée que nous les victimisons deux fois plutôt qu'une, la première, parce que les forces de l'ordre n'arrivent pas à prouver que c'est un cas de traite et, deuxièmement, en raison des accusations dont elles font l'objet. Les victimes risquent d'avoir un casier judiciaire, ce qui rendra leur réinsertion encore plus difficile et créera des difficultés supplémentaires.
Pouvez-vous nous parler des expériences de vie sur lesquelles vous fondez cette affirmation?
Mme Gosse : Le Groupe de travail national sur la traite des femmes et des filles au Canada s'est rendu dans divers endroits, 10 villes, dans tout le pays et a rencontré des représentants de l'application de la loi et des agences de services de première ligne. Plus important encore, dans le cadre de ces réunions, nous avons aussi rencontré plus de 160 femmes et filles exploitées sexuellement ou victimes de traite. Elles nous ont demandé de les appeler des femmes expérientielles.
Elles nous ont dit, et bon nombre d'entre elles pas juste une fois, que la traite est une situation très complexe et qu'il est parfois extrêmement difficile pour les victimes de comprendre, dans un premier temps, qu'elles ont fait l'objet de traite, puis de décrire leur proxénète comme étant quelqu'un qui les exploite. Parfois, elles ont l'impression que ces gens les aident, un peu comme un petit ami. Le problème, c'est que, si elles ne peuvent pas bien décrire le processus lorsqu'elles parlent avec les policiers et les agences d'application de la loi, les agents de police, qui, dans de nombreux cas, sont bien intentionnés, tentent de les accuser d'infractions liées à la prostitution afin, en fait, de pouvoir leur offrir des services et de leur venir en aide.
Cependant, ces femmes et ces filles qui sont criminalisées et qui ont des casiers judiciaires devront par la suite livrer de dures batailles. En fait, l'une des recommandations formulées par notre Groupe de travail national sur la traite des femmes et des filles au Canada est de blanchir le casier des femmes qui n'ont pas seulement été victimes de traite, mais ont aussi été accusées d'avoir vendu des services sexuels. Vous comprendrez qu'il est tout à fait inacceptable que des femmes et des filles qui ont été victimes de traite fassent ensuite l'objet d'accusations criminelles liées à la prostitution. Si on procède ainsi, en fait, on les victimise à nouveau.
Le sénateur Joyal : Monsieur Swan, qu'en est-il du casier judiciaire des prostituées? Si nous affirmons dans le préambule que ce sont des victimes, ne devrait-on pas aborder la question des casiers judiciaires de ces femmes d'une façon différente? Ne devrait-on pas leur accorder une présomption d'innocence, leur permettre, avant de leur attribuer un casier judiciaire, de prouver qu'elles ont été victimisées?
M. Swan : C'est une idée intéressante. Franchement, nous n'en avons pas parlé dans notre présentation à la Chambre des communes ni dans celle au Sénat d'aujourd'hui. C'est un point intéressant. Devrait-on se demander ce qu'il faudrait faire si, en vertu du projet de loi C-36, certaines activités pour lesquelles des personnes ont été condamnées ne sont plus considérées comme une infraction criminelle? Si l'objectif est d'arrêter de victimiser à nouveau les victimes, je crois que c'est une idée très intéressante.
Le sénateur Joyal : En effet, parce que l'arrêt Bedford a aboli trois articles du Code criminel, mais il y a aussi l'autre. Si nous affirmons et acceptons l'hypothèse selon laquelle, dans toutes les activités de prostitution, les femmes sont des victimes, de quelle façon devrait-on traiter leur casier judiciaire? Selon moi, la loi devrait prévoir qu'une personne peut demander à ne pas avoir de casier judiciaire si elle est une victime ou qu'on en a fait une marchandise. Si toutes ces hypothèses sont bien réelles, elles devraient avoir une conséquence juridique relativement au casier judiciaire.
Je ne dis pas qu'il faut éliminer les casiers judiciaires dans tous les cas, mais, au moins, la personne devrait avoir l'occasion de le demander si elle peut ou veut réintégrer la société et bénéficier des services dont Mme Gosse a parlé dans son mémoire. Selon moi, les dispositions du projet de loi devraient être harmonisées avec les hypothèses du préambule.
M. Swan : Eh bien, l'idée est intéressante. Encore une fois, nous n'en avons pas parlé dans notre présentation, mais je prends acte de votre remarque.
J'aimerais rappeler que, selon nous, le projet de loi C-36 changera la façon dont les Canadiens voient cette question. Nous croyons que c'est ce qu'il faut faire, comme la Suède et un certain nombre d'autres pays l'ont fait. Sénateur, j'estime que vous avez souligné un fait intéressant. Si, en effet, on change la façon dont nous abordons cette question très complexe, alors il faudra peut-être élaborer des procédures à l'avenir pour aider les victimes qui ont été condamnées dans le passé afin qu'elles puissent obtenir un pardon ou se libérer de leurs antécédents criminels. Je trouve l'idée intéressante.
[Français]
Le sénateur Dagenais : Ma question s'adresse à Mme Gosse. Votre organisme fait de la recherche dans le domaine des politiques et de l'innovation. Actuellement, le projet de loi se veut un outil pour mieux protéger les plus vulnérables de notre société, qui sont souvent recueillis là où se trouvent des mineurs, que ce soit dans les écoles, les centres jeunesse, et cetera. Votre organisation a-t-elle pensé à mettre en place des systèmes de prévention et à faire la promotion de la prévention chez les mineurs?
[Traduction]
Mme Gosse : Nous y avons pensé, et la stratégie quinquennale que la Fondation canadienne des femmes vient d'annoncer prévoit une subvention à une vingtaine d'organisations au cours des cinq prochaines années. Il y aura aussi des subventions à plus long terme. Nous évaluerons les propositions touchant des initiatives de sensibilisation aux questions de la traite, et nous avons aussi beaucoup de programmes éprouvés à l'intention des filles ainsi que des programmes sur les relations saines dont nous faisons la promotion et que nous finançons partout au pays aussi et qui aident les jeunes à comprendre en quoi consistent des relations saines et en quoi consiste la violence. Nous envisagerons aussi de fournir des séances de sensibilisation dans les écoles sur la traite de personnes et les signes connexes.
Il faudrait aussi que les personnes en position de connaissance et d'autorité, comme les enseignants, soient formées. C'est la raison pour laquelle nous avons examiné les travaux d'organisations au Canada, et aussi aux États-Unis, qui ont eu du succès en offrant de tels programmes. Nous allons aussi examiner d'autres modèles efficaces à l'avenir. Nous venons tout juste d'annoncer notre stratégie quinquennale, la semaine passée, alors nous allons y donner suite bientôt.
Le sénateur McIntyre : Il ne fait aucun doute que, au fil des ans, un certain nombre de comités à l'échelon fédéral et des groupes de travail provinciaux-territoriaux se sont penchés sur la prostitution. Ce qui est intéressant de noter, c'est que ces divers comités et groupes de travail n'ont pas pu s'entendre sur la façon d'envisager cette activité. Cependant, ils se sont entendus sur une chose : il faut élaborer des programmes pour financer des organismes qui aideront les personnes prises dans le milieu de la prostitution à en sortir.
Ces groupes ont aussi recommandé au gouvernement en place d'examiner ses programmes sociaux, ses services d'intervention en cas de crise liée au logement et ses services de counseling pour s'assurer qu'ils répondent bien aux besoins des personnes qui se prostituent. Je sais que vous avez parlé de certains programmes, mais je suis surtout intéressé par les programmes sociaux, les programmes d'habitation, par exemple. J'aimerais savoir ce que vous en pensez. Dans quelle mesure ces programmes ont-ils permis d'aider les travailleurs du sexe à quitter le domaine?
M. Swan : Je peux vous parler de la situation au Manitoba. Depuis plus de 10 ans, nous offrons des programmes dans le cadre de ce que nous appelons le Tracia's Trust. Tracia Owen est une jeune femme exploitée sexuellement qui s'est enlevé la vie. Nous consacrons environ 8 millions de dollars dans des programmes qui appuient des initiatives qui viennent en aide aux jeunes et aux adultes victimes d'exploitation sexuelle.
En ce qui concerne l'intervention, nous avons un programme appelé Secours-rue. Je vois parfois le camion de ce programme dans mon quartier. Le programme aide les jeunes à fuir l'exploitation et les fugueurs à risque élevé d'être exploités sexuellement, l'une des façons dont les jeunes deviennent souvent victimes d'exploitation, et à mieux identifier les prédateurs ainsi que les repaires des trafiquants de drogue afin que notre unité chargée de la sécurité dans les collectivités puisse s'y rendre pour les fermer.
Le programme Secours-rue coordonne aussi les activités d'extension de plus d'une dizaine d'organisations, y compris la police, les organismes, les services de protection de l'enfance et pour la famille et d'autres groupes. Nous avons ajouté des postes, et nous élargissons le service dans le Nord du Manitoba.
Nous parrainons aussi un certain nombre de programmes de sortie. Il y a un pavillon de ressourcement sécuritaire en milieu rural pour aider à stabiliser et à guérir les jeunes les plus touchés. Le pavillon HOME, ou Hands of Our Mother Earth, a ouvert ses portes en novembre 2011. Il s'agit d'un pavillon de ressourcement en milieu rural pour les jeunes femmes et transgenres exploitées sexuellement âgées de 13 à 17 ans. Il n'est pas nécessaire d'avoir été arrêtée relativement à une infraction liée à la prostitution, mais il est vrai que certains de ces jeunes ont été exploités de cette façon.
Nous avons une équipe d'intervention visant les personnes victimes de traite qui réunit des représentants des forces de l'ordre, des services frontaliers et du personnel responsable de la main-d'œuvre et de l'immigration au Manitoba ainsi que des fournisseurs de services. Ils travaillent tous en étroite collaboration avec l'Armée du Salut pour nous aider à réussir sur ce front.
Il y a un certain nombre d'autres programmes. Par exemple, Transition, Education & Resources for Females, ou TERF, offre un programme de jeunes mentors. Le programme est géré par l'agence New Directions, ici, à Winnipeg. Encore là, on vient en aide aux jeunes qui ont pu être exploités sexuellement afin qu'ils puissent s'en sortir.
Un des défis, sénateur, c'est qu'il y a tellement de personnes que ces organismes tentent d'aider qui ont vécu des choses extrêmement difficiles, avant leur exploitation sexuelle et en raison de l'exploitation, qu'il faut vraiment une approche polyvalente pour les aider à s'en sortir.
Comme je l'ai dit, le Manitoba investit environ 8 millions de dollars par année dans de tels programmes. Je sais que, dans le cadre du projet de loi C-36, le gouvernement fédéral a promis 20 millions de dollars. Nous avons entendu dire que ces fonds seront répartis sur cinq ans, soit environ 4 millions de dollars par année. Je crois maintenant comprendre que l'argent sera donné directement non pas aux provinces ni aux territoires, mais à des groupes au sein des provinces et des territoires qui travaillent dans le domaine.
La part du Manitoba, si elle est calculée en fonction du nombre d'habitants — reste à voir si c'est une bonne chose — s'élèvera à environ 200 000 $ par année. Nous l'ajouterons aux 8 millions de dollars déjà investis, et ce sera un début. Évidemment, nous aimerions que le gouvernement fédéral nous aide davantage. Il est évident que les organismes ne refuseront pas cette aide monétaire, mais tout le monde doit comprendre que ce sont des dossiers difficiles. Il y a des gens qui ont beaucoup souffert et qui ont vraiment besoin d'aide.
La sénatrice Batters : Madame Gosse, des représentants d'organismes d'application de la loi nous ont dit qu'une loi sur la prostitution leur donne souvent les outils nécessaires pour intervenir en cas de relation d'exploitation, de façon à ce que, même s'ils n'ont pas suffisamment de preuves relativement à la traite sexuelle, ils peuvent utiliser la loi sur la prostitution pour séparer la personne qui fait possiblement l'objet de traite de son proxénète ou d'une autre personne qui l'exploite d'ici à ce qu'ils puissent déterminer s'il y a bel et bien eu exploitation.
Je me demande si vous croyez que le fait de criminaliser les clients et les proxénètes aura un impact sur la traite sexuelle à cet égard?
Mme Gosse : L'une des recommandations du Groupe de travail national sur la traite des femmes et des filles au Canada va justement en ce sens. Je peux vous dire que le groupe de travail sur la traite s'est penché sur cette question précise et a entendu ce que des femmes expérientielles avaient à dire à ce sujet partout au pays, alors je répondrais à votre question par l'affirmative.
La sénatrice Batters : Monsieur le ministre, nous sommes probablement tous d'accord pour dire que, en général, la prostitution s'accompagne d'autres activités criminelles malheureuses et dangereuses. Vous avez parlé devant le Comité de la justice de la Chambre des communes des clients au Manitoba qui doivent nettoyer des ruelles pleines de condoms et de seringues dans le cadre de leur punition. Je crois que c'est excellent. Je suis sûre qu'il y a des endroits au Canada, et assurément, au Manitoba, et en Saskatchewan, d'où je viens, où ce type d'accessoires est laissé près des écoles, des terrains de jeux et des services de garde. Je me demande si vous considérez cela comme un danger pour la santé des enfants et quelle est, selon vous, la meilleure façon de l'éviter?
M. Swan : La meilleure façon, bien sûr, est de s'assurer que les hommes ne se rendent pas dans des endroits comme la partie ouest de Winnipeg en croyant qu'ils peuvent acheter des services sexuels et s'en tirer.
Est-ce une préoccupation pour la santé? Oui, mais c'est principalement une préoccupation communautaire. Qu'est- ce que les gens penseront de leur collectivité si nous restons là et affirmons que tout est beau, que les hommes doivent avoir le droit absolu de payer pour avoir du sexe? Nous sommes en 2014, les temps ont changé, et nous estimons que le projet de loi C-36, s'il est amélioré à la lumière des modifications que nous avons proposées, permettra de faire un bon bout de chemin.
La sénatrice Batters : Approuvez-vous la disposition du projet de loi qui augmenterait les sanctions pénales imposées à ceux qui achètent des services sexuels près d'une école, d'un terrain de jeux ou d'un service de garde?
M. Swan : Oui, c'est raisonnable. Encore une fois, le projet de loi vise à changer les attitudes. Ceux qui achètent des services sexuels, en grande partie des hommes, doivent bien le savoir. S'ils estiment que c'est une bonne chose de venir dans des quartiers comme le mien pour acheter des services sexuels, les sanctions seront plus élevées.
Même avec ces sanctions, notre intention sera tout de même d'offrir un processus de déjudiciarisation à ceux qui se font prendre pour la première fois. Nous aurons peut-être une raison d'accroître les coûts de l'école des clients afin d'aider plus de femmes, de personnes transgenres et d'hommes à participer aux camps de déjudiciarisation de la prostitution. À ce moment-là, nous pourrons peut-être faire durer les camps une journée de plus, nous pourrons peut- être offrir plus de services pour aider les victimes.
La sénatrice Jaffer : Monsieur le ministre, je vous avais posé une question au sujet des municipalités. Je ne crois pas que vous ayez répondu, alors je vais vous la poser à nouveau.
La semaine dernière, le sénateur Baker a dit à la Chambre que le projet de loi C-36 porte à confusion, parce que, dans le préambule, on affirme que la prostitution ne doit pas être un crime, mais on inclut ensuite des dispositions qui permettent aux travailleurs du sexe d'embaucher un réceptionniste ou un garde du corps dans le cadre de leur travail. Croyez-vous que cela pourrait devenir problématique pour les responsables de l'application de la loi? J'aimerais savoir ce que vous en pensez, monsieur le ministre.
M. Swan : Durant mes discussions avec le Service de police de Winnipeg, Winnipeg étant la plus grande ville du Manitoba, j'ai parlé avec le chef Clunis et son équipe de direction, et ils ne m'ont pas mentionné que cela pourrait causer un problème.
Nous avons un nouveau maire et un certain nombre de nouveaux conseillers à Winnipeg. Les élections municipales ont eu lieu la semaine dernière. Je crois que le chef Clunis et son équipe pourront les informer.
Si cela signifie que diverses entreprises qui doivent obtenir des permis de la ville de Winnipeg sont davantage sensibilisées au fait que, si on considère qu'elles agissent à titre de couverture pour la prostitution, pour l'achat de services sexuels — qui sera maintenant un acte illégal aux termes du projet de loi C-36 — et qu'elles pourront perdre leur permis, certaines d'entre elles feront peut-être plus attention. Elles sauront alors qu'elles seront à risque, si la police a des raisons de croire qu'on y fait le commerce du sexe.
Dans les cas extrêmes, bien sûr, le Manitoba, comme les autres provinces, possède une loi sur la confiscation des biens obtenus ou utilisés criminellement. Si le propriétaire d'une entreprise continue à permettre que ses installations soient utilisées pour le commerce du sexe, il se peut qu'un enquêteur juge approprié de saisir et de confisquer ses installations.
Je ne crois pas que la plupart des gens d'affaires vont vouloir courir ce risque.
La sénatrice Jaffer : Monsieur le ministre, si je me souviens bien, à la Chambre, vous avez déclaré que le Manitoba dépense environ 8 millions de dollars par année en services de soutien liés à cette question. Est-ce que je me trompe?
M. Swan : Oui, madame la sénatrice, c'est exact.
La sénatrice Jaffer : Je crois savoir que le gouvernement fédéral a mis de côté 20 millions de dollars sur quatre ou cinq ans. Croyez-vous que c'est suffisant pour régler le problème?
M. Swan : Encore une fois, comme je l'ai dit, si nous prenons ces 20 millions de dollars et que nous les divisons sur cinq ans, on parle d'environ 4 millions de dollars par année pour tout le pays. Si ce montant doit être divisé en fonction du nombre d'habitants entre les provinces, le Manitoba obtiendra environ 200 000 $. Compte tenu de l'ampleur des défis auxquels beaucoup de personnes que nous voulons aider sont confrontées, 200 000 $ ne permettront pas de faire grand-chose.
Encore une fois, j'ai cru comprendre que l'argent sera versé directement aux organismes qui travaillent sur le terrain pour aider les victimes d'exploitation sexuelle. Je crois que ces groupes vous diront que, même s'ils apprécient les nouveaux fonds, 200 000 $ pour la province du Manitoba ne permettront de régler qu'une fraction des importants problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Le sénateur Joyal : Madame Gosse, dans votre mémoire, à la page 3, vous mentionnez que vous avez entrepris un examen de la traite et de l'exploitation sexuelles des femmes et des filles autochtones au Canada. Je crois savoir, monsieur le ministre, que c'est un grave problème au Manitoba.
Pouvez-vous nous parler de l'ampleur du problème qui touche les femmes autochtones? Sont-elles le groupe de femmes canadiennes le plus à risque d'être victimes de traite et d'exploitation sexuelles?
Mme Gosse : Oui. En fait, nous avons demandé à l'Association des femmes autochtones du Canada de réaliser une étude pour nous, et il est évident que les femmes et les filles autochtones victimes d'exploitation et de traite sexuelles sont extrêmement surreprésentées par rapport aux autres groupes. L'Association nous l'a dit très clairement. En fait, nous avons publié une étude à ce sujet, dont elle est l'auteure.
Le sénateur Joyal : Monsieur le ministre, quelle initiative avez-vous mise en place au Manitoba pour vous attaquer au problème des femmes et filles autochtones victimes d'exploitation et de traite sexuelles, comme vient d'en parler Mme Gosse? Avez-vous élaboré une approche ciblée précise pour ce groupe de femmes ou vous en occupez-vous tout simplement dans le cadre de votre approche générale visant à lutter contre l'exploitation des femmes?
M. Swan : Nous reconnaissons aussi que les Autochtones sont beaucoup surreprésentées parmi les personnes victimes d'exploitation sexuelle. Malheureusement, si vous faites une promenade sur l'avenue Sargent, qui se trouve dans la circonscription que je représente, vous le verrez bien.
Même si nous ne limitons aucun service à un groupe précis, nous avons constaté que la chose la plus utile à faire est de créer des partenariats avec d'importants organismes autochtones au Manitoba qui peuvent fournir une aide appropriée sur le plan culturel aux Autochtones.
Par exemple, nous travaillons avec une organisation de Winnipeg qui s'appelle Ka Ni Kanichihk. Il s'agit d'une organisation très solide qui fait appel à des femmes expérientielles, des femmes qui ont survécu à l'exploitation sexuelle, pour travailler avec les gens et les préparer à apporter un changement dans leur vie et essayer de les aider à le faire.
Encore une fois, nous avons travaillé en collaboration avec les gens de l'Assemblée des chefs du Manitoba pour nous assurer leur concours. Nous leur avons demandé de formuler des commentaires pour nous assurer que les programmes — qu'ils soient offerts par la province ou certains de nos organismes — vont vraiment pouvoir toucher les Autochtones qui, leur vie durant, se sont probablement sentis exclus d'un certain nombre de systèmes différents et privés de toute forme d'aide.
Le sénateur Joyal : Madame Gosse, parmi les 160 survivantes de la traite sexuelle, combien étaient des Autochtones?
Mme Gosse : Je n'ai pas de chiffre exact pour vous, et c'est une très bonne question. Je dirais que, sur les 160, probablement qu'au moins la moitié étaient Autochtones. Nous nous sommes assurés dans le cadre de nos communications et de nos activités d'extension dans les collectivités pour trouver des femmes et des filles expérientielles qu'elles étaient essentiellement représentatives de la population. Je dirais que la moitié d'entre elles étaient Autochtones.
Les histoires et les expériences dont elles nous ont parlé, probablement un peu comme ce que le comité sénatorial a déjà entendu, étaient extrêmes. Il s'agissait parfois des pires choses que nous ayons entendues dans notre vie. Les témoignages étaient très touchants, mais les femmes ont aussi cerné certaines causes sous-jacentes auxquelles il faut s'attaquer.
Je dois dire, au cours de la dernière année, que la Fondation canadienne des femmes a accordé environ 800 000 $ en subventions, y compris des subventions à des organisations autochtones. Ka Ni Kanichihk est l'une d'elles; le ministre en a aussi parlé.
Le sénateur Joyal : Ce qui me préoccupe, et je suis sûr que c'est votre cas aussi, c'est que, dans le cas de la peine minimale, le principe de l'arrêt Gladue ne peut pas être appliqué par un tribunal. Le juge n'a pas d'autre option que d'imposer la peine minimale. Dans le contexte du drame des femmes et des collectivités autochtones, surtout en rapport avec ce problème, selon moi, nous devons en tenir compte lorsque nous voulons donner aux jeunes femmes et aux jeunes filles la capacité de ravoir une vie normale.
Monsieur le ministre, de quelle façon pouvons-nous nous attaquer à ce problème pour nous assurer de permettre à une personne qui veut se réhabiliter de le faire dans le contexte des contraintes juridiques du droit actuel?
M. Swan : Eh bien, il faut adopter le projet de loi C-36 avec quelques changements et arrêter de criminaliser les femmes, hommes et jeunes autochtones qui ont fait l'objet d'exploitation sexuelle. Je crois que ce projet de loi, fort des changements que nous vous demandons aujourd'hui, permettra de le faire. Les principes de l'arrêt Gladue s'appliquent uniquement si quelqu'un est accusé de quelque chose et reconnu coupable. Si nous modifions la loi afin d'arrêter de victimiser à nouveau les victimes, nous aurons déjà fait un bon bout de chemin.
Si vous parlez des clients, des proxénètes et des trafiquants, j'ai beaucoup moins de sympathie. Encore une fois, si vous êtes un client au Manitoba et que c'est la première fois que vous vous faites prendre, vous pouvez aller à l'école des clients. J'aurais tendance à vouloir continuer à offrir cette possibilité afin d'éviter que les gens aient des casiers judiciaires et aient à payer une amende. Il leur en coûtera quelque chose, ils devront payer pour participer au programme de déjudiciarisation et, encore une fois, nous utiliserons ces fonds pour aider les victimes, ce qui n'est pas une mauvaise chose non plus.
Comme la sénatrice Batters l'a souligné, ces clients peuvent aussi voir tout le gâchis et les problèmes qu'ils causent dans nos collectivités, ce qui, selon nous, est une bonne façon de faire changer les comportements.
En fait, c'est l'objectif du projet de loi et du modèle nordique, changer les mentalités, changer la façon dont les gens voient ce problème et, par le fait même, réduire la demande et tous les préjudices causés par l'exploitation sexuelle.
Le président : Nous devons nous arrêter ici. Madame Gosse et monsieur le ministre Swan, merci de votre temps et de votre témoignage. Nous vous en sommes reconnaissants.
Nous serons de retour à 10 h 30 demain matin pour conclure nos audiences sur le projet de loi C-36 et passer à l'étude article par article.
(La séance est levée.)