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LCJC - Comité permanent

Affaires juridiques et constitutionnelles

 

Délibérations du Comité sénatorial permanent des
Affaires juridiques et constitutionnelles

Fascicule 26 - Témoignages du 19 février 2015


OTTAWA, le jeudi 19 février 2015

Le Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, auquel a été renvoyé le projet de loi-C- 452, Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes), se réunit aujourd'hui, à 10 h 30, pour étudier le projet de loi.

Le sénateur Bob Runciman (président) occupe le fauteuil.

[Traduction]

Le président : Je souhaite la bienvenue aux sénateurs, à nos invités et aux membres du grand public qui suivent aujourd'hui les délibérations du Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles.

Nous amorçons notre étude du projet de loi-C-452, Loi modifiant le Code criminel (exploitation et traite de personnes). Le projet de loi prévoit l'imposition de peines consécutives pour les infractions liées à la traite de personnes et crée une présomption relative à l'exploitation d'une personne par une autre. En outre, le projet de loi ajouterait l'infraction de traite des personnes à la liste des infractions visées par la confiscation des produits de la criminalité.

Le projet de loi-C-452 a été présenté pour une première fois à la Chambre des communes en octobre 2012 par Maria Mourani, députée de la circonscription d'Ahuntsic, dans la province de Québec. C'est notre première séance au sujet de ce projet de loi qui a été rétabli par la Chambre au début de la présente session.

Je rappelle que toutes les réunions du comité sont ouvertes au public en plus d'être accessibles en webdiffusion sur le site sen.parl.gc.ca. Vous trouverez également plus de détails relativement à la liste de nos témoins sur le site web des comités du Sénat.

Pour partir le bal, nous accueillons la marraine du projet de loi, Maria Mourani, députée d'Ahuntsic.

Madame Mourani, vous avez la parole.

[Français]

Maria Mourani, députée d'Ahuntsic, marraine du projet de loi : Tout d'abord, je voudrais vous remercier tous et toutes de cette invitation. Je suis très heureuse qu'on entame en comité des discussions sur ce projet de loi qui est très attendu, bien sûr, par les gens sur le terrain, que ce soit les policiers ou les groupes de victimes. Le projet de loi a tout de même été élaboré de concert avec eux; disons qu'il s'agit d'une étude menée sur le terrain pendant environ un an et demi et qui, comme vous l'avez mentionné tout à l'heure, avait été déposée une première fois. Compte tenu des élections, le projet de loi est mort au Feuilleton et a été déposé de nouveau il y a quelques années. Il se retrouve devant vous aujourd'hui.

Essentiellement, je vais aborder les trois points importants de ce projet de loi, étant donné le délai dont je dispose pour faire la présentation. Je vais tout de même tenter d'être assez succincte et rapide.

Le premier point est celui de la présomption, communément aussi appelée le renversement du fardeau de la preuve, qui est un élément très important pour ce projet de loi et très attendu par les policiers et, bien sûr, par les groupes de victimes. Actuellement, le Code criminel est rédigé de telle façon que le fardeau de la preuve, en ce qui concerne la disposition sur la traite de personnes, repose essentiellement sur les victimes. Sans leur témoignage, il est extrêmement difficile de poursuivre un trafiquant. Cela se fait, il y a plusieurs causes, mais c'est difficile. Il faut savoir que les victimes de traite de personnes ne sont pas des personnes qui vont naturellement témoigner ou porter plainte, étant donné que, dans la très grande majorité des cas, ce sont des personnes qui ont vécu l'enfer, que ce soit des viols à répétition, de la torture, des menaces de mort ou des tentatives de meurtre. L'infraction liée à la traite des personnes s'accompagne toujours d'énormément de violence. Ce n'est pas un crime qui est facile à vivre pour les personnes qui en sont victimes.

Les victimes ne veulent donc pas témoigner. Il est extrêmement difficile aussi pour les policiers d'amener des victimes, de les convaincre à témoigner. La présomption n'est toutefois pas un chèque en blanc qu'on donne aux policiers, parce qu'ils doivent toujours faire la preuve hors de tout doute raisonnable. L'aspect important du renversement de la preuve, c'est qu'il va permettre de faire avancer l'enquête, même si une victime ne veut pas témoigner.

Il y a quelques années, j'ai demandé — et j'espère que vous avez le document en question — au Barreau du Québec de se prononcer sur ce projet de loi, dans sa forme initiale bien sûr, avec toutes les dispositions. Il aborde la question de la présomption dans sa lettre datée du 23 octobre 2013, ce qui est tout de même assez récent. Ce que le Barreau du Québec affirme, grosso modo — et je vous invite à lire la lettre au complet —, c'est que le projet de loi serait conforme aux enseignements de la Cour suprême dans l'arrêt Downey. En bref, dans cet arrêt, la Cour suprême s'est penchée sur le proxénétisme, article, on en convient, qui n'existe plus actuellement dans le Code criminel étant donné la nouvelle Loi sur la prostitution mise en œuvre le 6 décembre dernier.

La Cour suprême arrive à la conclusion que le renversement de la preuve appliqué au fait de vivre des fruits de la prostitution, même si elle contrevient à la présomption d'innocence, constitue une limite raisonnable de ce droit constitutionnel, compte tenu du rapport de force qui existe entre le criminel et la victime et donc, de la validité de son consentement à s'adonner à certaines activités de nature sexuelle. La Cour suprême aurait également souligné le fait que le témoignage des victimes constituait généralement la seule façon d'obtenir la preuve nécessaire pour conclure à la culpabilité d'une personne soupçonnée de proxénétisme, mais que celles-ci, bien sûr, refusaient de témoigner, craignant des représailles de leur souteneur.

Le Barreau du Québec a conclu que le raisonnement que la Cour suprême a appliqué à ce moment-là sur le proxénétisme trouve raisonnablement son application dans la disposition du projet de loi C-452.

L'autre point important du projet de loi concerne les peines consécutives. Les peines consécutives ont deux avantages : elles permettent d'établir des peines pour chaque infraction commise, tout en conservant l'autonomie et la discrétion des juges quant à la détermination globale de la sentence.

Alors, rappelons que le Code criminel contient déjà des peines consécutives pour certaines infractions, notamment en ce qui a trait aux infractions liées aux armes à feu, au terrorisme, à la possession et à la fabrication de substances explosives. Je vous invite à lire le document De la détermination de la peine — principes et applications, de François Dadour, 2007. Au chapitre 1, pages 19 et 20, M. Dadour explique très bien le principe de totalité de la peine qui est une conséquence logique du principe de proportionnalité. Donc, le juge traite la justesse globale de la peine, même lorsqu'il a recours à des peines consécutives. Dans ce chapitre, on parle de l'arrêt C.A.M. et de l'arrêt Paul de la Cour suprême. Tous conviennent que le principe de totalité permet au juge de garder la proportionnalité de la sentence et, par ce fait même, il est évident que le juge conserve son autonomie pour la détermination de la peine globale. Par contre, pour les victimes, la peine consécutive est fondamentale. Une victime ne comprend pas pourquoi son agresseur, qui est accusé et reconnu coupable de plusieurs infractions majeures, ne reçoit pas une sentence qui calcule la somme des sentences données, car dans le cas d'une peine concurrente, on va prendre la sentence la plus élevée. Les victimes vivent cela comme une injustice profonde, d'autant plus qu'elles ont dû témoigner, faire face à leurs agresseurs, faire preuve d'un très grand courage et se retrouver avec des sentences où, bien que la personne ait été trouvée coupable de tentative de meurtre, de voies de fait graves, d'agression sexuelle et de traite de personne, le juge ne tienne compte que de la sentence la plus élevée. C'est incompréhensible pour les victimes. On aura beau leur expliquer, elles ne comprendront jamais pourquoi l'agresseur en question ne reçoit pas la sentence qui lui est due.

Donc, à infraction grave, peine sévère, oui, mais indépendance des juges tout de même.

L'autre point qui, pour moi, est non seulement important pour la société — parce qu'il nous permettra de faire en sorte que la traite des personnes ne soit pas une activité payante —, c'est la confiscation des fruits de la criminalité. Je vous invite à lire le rapport du SCRS de 2008, intitulé Le crime organisé et la traite intérieure des personnes au Canada. Il est dit dans le rapport qu'un trafiquant, en moyenne, par année, peut faire 280 000 $ avec une fille, dépendamment de sa jeunesse et de sa beauté.

Alors, faites le calcul. Quand on parle de 20 filles, on parle de 6,552 millions de dollars par année. Quand on parle de 40 filles, c'est 13 millions de dollars par année. La traite de personnes est un crime très payant, on le sait maintenant. Après le trafic de drogues, la traite des personnes est devenue le deuxième commerce pour le crime organisé.

La traite des personnes demande peu de dépenses. Il n'est pas nécessaire d'acheter de la drogue, de la faire passer; tout ce qu'il faut faire, c'est torturer, violer, battre, ce qu'on appelle le dressage, dresser une femme, une fille, une fillette pour qu'elle fasse tout ce qu'on veut. Elle prendra elle-même ses rendez-vous et vous donnera 100 p. 100 de ses revenus.

La traite de personnes, c'est payant, parce que si on arrête le coupable, la victime ne témoignera pas contre lui. De plus, si on arrive à en faire la preuve, si on arrive à la convaincre de témoigner contre le coupable et qu'on arrive à porter des accusations et à le condamner, la sentence dont il écopera ne sera jamais proportionnelle à tout l'argent qu'il aura fait.

Donc, il est fondamental que la traite de personnes soit incluse dans la disposition qui permet de confisquer les fruits de la criminalité de ces individus, et par le fait même...

[Traduction]

Le président : J'essaie de vous laisser suffisamment de temps, mais je vais devoir vous interrompre. Puis-je vous demander de conclure?

[Français]

Mme Mourani : Je termine en vous disant que la confiscation des fruits de la criminalité existe déjà dans le Code criminel, autant pour certaines infractions liées aux drogues que toute infraction liée aux organisations criminelles et qui est passible d'un emprisonnement de cinq ans et plus. Je vous remercie de votre écoute et je suis ouverte à répondre à toutes vos questions.

[Traduction]

Le président : Nous allons débuter les questions avec le vice-président, le sénateur Baker.

Le sénateur Baker : Félicitations à notre témoin qui a entrepris dès 2010 ou 2011 ses efforts pour présenter un projet de loi en ce sens, et qui arrive maintenant presque au bout de ses peines. Je dois toutefois signaler que différents changements ont été apportés au fil des ans aux dispositions touchant la traite des personnes dont il est question ici. Ainsi, il n'est plus nécessaire depuis 2006 qu'une présumée victime comparaisse devant l'inculpé. C'est l'une des modifications qui ont été apportées. En 2010, la Cour suprême du Canada a attesté de la constitutionnalité de cette nouvelle façon de faire les choses qui évite à la victime d'avoir à comparaître devant l'individu qui est accusé.

Par ailleurs, vous avez mentionné concernant le premier article de votre projet de loi que les dispositions touchant les maisons de débauche et la présomption afférente avaient été invalidées par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Bedford, et c'est exact. Vous avez toutefois ajouté qu'il n'existait plus de dispositions en ce sens dans le Code criminel, alors que c'est pourtant le cas. En vertu de la nouvelle loi adoptée par le gouvernement pour remplacer les dispositions invalidées par l'arrêt Bedford, cette présomption se retrouve maintenant à l'article 286.2 du Code criminel, avec un libellé presque identique à celui que vous utilisez dans votre projet de loi.

Je vais maintenant vous poser mes questions. Le concept des peines consécutives n'a rien de nouveau; de telles sentences sont déjà prévues dans les articles du Code criminel qui traitent des armes à feu, du terrorisme et des organisations de malfaiteurs. Il y est question de peines consécutives pour le même délit, la même infraction. La constitutionnalité de toutes ces dispositions a été contestée devant les tribunaux du fait qu'elles contreviennent à ce qu'on appelle couramment le principe de Kienapple, en vertu duquel on ne peut pas être condamné deux fois pour le même délit. Dans toutes ces affaires, la cour a conclu que la Constitution était respectée étant donné qu'il s'agissait d'une infraction criminelle et que d'autres agissements graves devaient être pris en considération.

Avez-vous demandé un avis juridique concernant la légalité de la disposition de ce projet de loi prévoyant des peines consécutives?

[Français]

Mme Mourani : Je vous remercie de vos nombreuses questions. Tout d'abord, en ce qui concerne la constitutionnalité des peines consécutives, j'essaie de comprendre lorsque vous dites qu'on ne peut pas être condamné deux fois pour la même infraction. Il n'y a pas de condamnation double dans la peine consécutive.

La peine consécutive prévoit que, pour chaque infraction pour laquelle un individu a été reconnu coupable, une sentence y est liée, face à un même cas. À partir de ce moment-là, le juge, normalement, dans la grande majorité des cas, prend la sentence la plus grande et détermine, par exemple, qu'un individu est condamné à deux ans ou trois ans pour traite de personnes, tentative de meurtre, et cetera. La constitutionnalité a été prouvée quant aux peines consécutives. Ce qu'on dit, c'est qu'une peine ne doit pas être cruelle; il faut qu'elle soit proportionnelle. C'est à ce moment que le juge entre en scène, à l'encontre, par exemple, des peines minimales où le juge n'a pas le choix d'appliquer la peine minimale. Ce qui est très difficile dans le cas d'une peine minimale, c'est que le juge n'a pas cette capacité d'appliquer la globalité. Dans le cas de la peine consécutive, c'est un « deux pour un ». Un juge peut appliquer une sentence et déterminer qu'il est important qu'elle soit sévère, étant donné le crime commis, tout en ayant la latitude de décider de son ordre de grandeur.

Je vais vous donner un exemple très concret. Dans le cas d'un trafiquant accusé et condamné de trafic humain, de tentative de meurtre et d'agression sexuelle, disons que le juge veut lui donner une sentence exemplaire de huit à neuf ans; il n'aura tout simplement qu'à appliquer la globalité de la sentence et faire en sorte de l'appliquer à chaque infraction. Donc, l'autonomie est prévue et ce n'est pas une double condamnation. Comme vous le dites, le principe selon lequel on ne peut condamner une personne pour un même délit plusieurs fois n'est pas le même que dans le cas d'une personne qui aurait été condamnée une fois et qu'on veut condamner une deuxième fois pour un délit identique. Cela n'a absolument rien à voir, quant à moi.

Le sénateur Boisvenu : D'abord, je tiens à vous féliciter, madame Mourani, pour votre patience. Amener un projet de loi privé de cette nature jusqu'au Sénat et, on l'espère, à quelques mois de son adoption, demande beaucoup de conviction, et je tiens à vous en féliciter. C'est un honneur de parrainer ce projet de loi et de faire en sorte qu'il soit adopté rapidement. J'aimerais discuter de l'aspect de la dénonciation. Je l'ai dit dans mon discours à l'étape de la deuxième lecture : il y a quelques années, je discutais avec des intervenants de la Rive-Sud de Montréal et on me donnait des statistiques qui m'ont scié les deux jambes. Il s'agissait de 200 jeunes filles de 12 ou 13 ans qui se prostituaient pour des dettes de drogues.

En quoi ce projet de loi fera-t-il en sorte que des enfants parce que dans le cas d'enfants de 12 ou 13 ans, on parle de la préadolescence , des jeunes filles, soient amenés à dénoncer leurs agresseurs? On sait qu'au Canada, le taux de dénonciation pour les agressions à caractère sexuel est terrible. Il s'agit d'un cas sur dix et, dans certains cas, c'est encore moins. En quoi ce projet de loi va-t-il faciliter la dénonciation, qui est la clé pour déposer des poursuites ou des plaintes?

Mme Mourani : Je vous remercie beaucoup de porter ce projet de loi. On m'a toujours dit que vous étiez le meilleur des parrains. Vous êtes un coriace, comme on dit.

Ce qui est important avec ce projet de loi, avec la disposition de la présomption, c'est que la dénonciation ne sera pas obligatoire. Le cas le plus typique dans ces réseaux est qu'il n'y aura pas seulement une fille; il y aura deux, trois, quatre, cinq ou dix filles. Dans le cas de deux ou trois filles, s'il n'y en a qu'une seule qui accepte de dénoncer, grâce à cette disposition, les policiers pourront porter l'accusation pour toutes les autres filles. Ils n'auront pas besoin du témoignage des autres filles pour pouvoir accuser le coupable; ils n'auront besoin d'un seul témoignage. Déjà, pour les victimes, c'est un fardeau de moins sur leurs épaules.

Même si la personne ne veut pas témoigner ou dénoncer, si les policiers — comme ils le font habituellement — font bien leur travail et réussissent à faire la preuve hors de tout doute raisonnable, ils pourront tout de même accuser sans avoir besoin du témoignage d'une victime. Je pense que la dénonciation est le cœur de cette lutte contre le trafic humain. Vous l'avez très bien dit : le taux de dénonciation est extrêmement faible.

D'ailleurs, vous allez recevoir M. Monchamp, qui vous l'expliquera encore mieux que moi. Près de 80 p. 100 des victimes ne dénoncent pas. C'est majeur. Or, pour pouvoir porter des accusations dans le cadre de ce type de délit, la dénonciation est au cœur de toute démarche. Certaines personnes que je rencontre sur le terrain me disent souvent que c'est le genre de crime où il y a beaucoup de victimes, mais que le silence règne, le silence de la peur.

Cette disposition est donc importante, d'autant plus que les victimes... Parfois, il est difficile de se l'imaginer, parce qu'on ne peut pas croire que... — enfin, maintenant, avec l'Internet, plus rien ne m'étonne — il est difficile d'imaginer qu'on puisse maintenir des climats de terreur au point où les victimes vivent un stress post-traumatique important. Elles vont parfois dire aux policiers qu'elles acceptent de témoigner, mais le jour du témoignage, elles ne veulent plus.

Vous avez raison, c'est au cœur de tout cela, et cela va permettre aux victimes de choisir de témoigner ou pas.

Le sénateur Joyal : Bienvenue, madame Mourani. Le problème du trafic humain est un problème tellement odieux dans une société, et cela choque toutes les valeurs de respect de la dignité humaine. Vous ne pouvez qu'être fière des efforts que vous faites.

Cependant, le projet de loi que vous proposez soulève une question juridique importante. Vous avez parlé de la lettre du Barreau du Québec, mais il y a aussi la lettre de l'Association du Barreau canadien. J'imagine que vous avez eu l'occasion de la lire?

Mme Mourani : Je ne l'ai pas lue, non.

Le sénateur Joyal : Au dossier, il y a une lettre de l'Association du Barreau canadien datée du 8 décembre 2014.

Mme Mourani : Je n'ai pas cette lettre, non.

Le sénateur Joyal : J'imagine qu'on pourra vous en remettre un exemplaire. Essentiellement, l'Association du Barreau canadien soulève des doutes sur la constitutionnalité de la présomption de culpabilité que le projet de loi contient dans son article premier. La façon dont le texte est libellé est tellement large qu'il peut couvrir la situation de personnes qui, en pratique, ne sont pas les exploiteurs, mais qui se trouvent à être en présence de la personne exploitée.

Par conséquent, la présomption est tellement vaste qu'elle soulève des doutes sur sa constitutionnalité eu égard au paragraphe 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés. Tantôt, le sénateur Baker me donnait la lettre du Barreau du Québec, qui se fonde sur une interprétation des articles du Code criminel liés au proxénétisme. Dans votre réflexion liée à la rédaction de l'article 1, avez-vous tenu compte du fait que le texte, tel que vous nous le proposez, ratisse aussi des personnes qui se trouvent habituellement en présence de la personne exploitée, mais qui ne sont pas des exploiteurs et qui peuvent se retrouver elles-mêmes accusées de l'infraction la plus grave au code, comme je l'ai dit tantôt, mais en étant tout à fait innocentes?

On crée une présomption de culpabilité pour des personnes qui sont innocentes. Avez-vous pu réfléchir à l'interprétation? Une fois qu'une personne est accusée, c'est le texte qui fait foi. Le juge, le corps policier ou le procureur de la Couronne qui a à conclure sur le texte s'en limite, évidemment, aux mots du texte. Que répondez-vous à cet argument de l'Association du Barreau canadien?

Mme Mourani : Je vous remercie de cette question. Cela va me permettre de mettre en lumière le processus qui a mené à l'écriture de ce texte. D'abord, cela a été très difficile et il a fallu beaucoup de réflexion pour écrire ce texte et pour savoir comment on pourrait l'amener. Il a été rédigé lorsque la disposition sur le proxénétisme existait toujours. On s'entend qu'elle n'existe plus actuellement. Donc, le texte est exactement calqué sur cette disposition sur le proxénétisme, parce que je savais — et j'avais été conseillée aussi à ce sujet par des juristes que la disposition sur le proxénétisme avait déjà été testée par la Cour suprême, et que la Cour suprême en était arrivée à la conclusion qui est énoncée dans la lettre du Barreau du Québec, à savoir que cela contrevient effectivement, mais que le fait que cela contrevienne constitue une mesure raisonnable, compte tenu de la relation entre le proxénète et la victime. Partant du principe que cette disposition sur le proxénétisme avait réussi l'épreuve de la constitutionnalité, nous avons rédigé le texte en suivant l'esprit de cette disposition. Auparavant, la disposition sur le proxénétisme portait sur le fait de vivre des fruits de la prostitution d'autrui. C'est le même principe : le fait de vivre de l'exploitation d'autrui.

Par contre, ce que je peux vous dire, c'est que dans le cas de l'application concrète sur le terrain — et je vois où vous voulez en venir, par exemple, une grand-mère ou un mari qui vivrait auprès d'une personne exploitée , cela revient au même pour le proxénétisme, il s'agissait des mêmes enjeux dans le cas du proxénétisme. Est-ce que cette personne se retrouverait devant les tribunaux, parce qu'elle vit de la prostitution de la victime, parce que c'est elle qui paie le loyer et la nourriture à la maison?

En pratique, sur le terrain, je n'ai jamais vu de cas de grand-père ou de mari — et tous les policiers pourront vous le dire — qui a été arrêté par les tribunaux, parce qu'ils ont vécu du fruit de la prostitution d'une personne. J'ai beaucoup parlé avec les policiers sur le terrain quant à l'application de l'article sur le proxénétisme, et il est sûr que la discrétion des policiers et des procureurs entre en jeu à ce moment-là.

Je pars du principe que ce sont des gens d'expérience qui savent que, s'ils se retrouvent en présence d'une grand-mère et d'une personne prostituée, ils ne vont pas arrêter la grand-mère. Ce n'est pas elle le souteneur. Ils vont savoir qui est le souteneur dans tout cela.

[Traduction]

Le président : Madame Mourani, je vais devoir vous interrompre encore une fois. Je comprends bien votre enthousiasme, mais pourriez-vous essayer d'être plus concise dans vos réponses? Il y a encore plusieurs sénateurs qui ont des questions à vous poser et il ne nous reste que 15 minutes.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Je vous remercie, madame Mourani, pour votre présentation. Je constate que votre projet de loi reçoit beaucoup d'appui.

Décidément, la force du projet de loi réside dans la présomption, les peines consécutives et la confiscation des produits de la criminalité. Je crois qu'il est important d'avoir présenté une disposition précise sur l'exploitation sexuelle. Il s'agit du paragraphe où il est question d'offrir ou de fournir son travail pour ses services et, selon moi, cette définition est importante pour la simple raison qu'elle répond à toutes les situations qui pourraient survenir. Cet ajout clarifie la situation et toutes les dimensions du terme « exploitation ».

Comme vous le savez, en mai 2002, le Canada a ratifié le Protocole de Palerme, qui vise la traite des personnes et la criminalité transnationale. Peut-on donc dire que la définition de l'exploitation sexuelle qui se retrouve dans votre projet de loi est pratiquement calquée sur ce protocole?

Mme Mourani : Je vous dirais que oui. J'ai beaucoup travaillé, non seulement, bien sûr, avec les policiers, les gens sur le terrain et les groupes de femmes, mais aussi avec le Protocole de Palerme. Le projet de loi n'est pas le seul outil législatif qui permet au Canada de respecter sa parole concernant le Protocole de Palerme, mais il est certain que nous avons élaboré le projet de loi en tenant compte du Protocole de Palerme, et que cela nous permet aussi de respecter nos engagements à l'échelle internationale.

[Traduction]

La sénatrice Batters : Un grand merci pour votre présence aujourd'hui. Nous venons de recevoir une copie en français de l'avis que vous avez obtenu du Barreau du Québec. Je suis persuadée que vous n'aviez que cette version-là, mais je me demande si notre greffière peut s'assurer qu'elle soit traduite de telle sorte que nous puissions comparer cet avis juridique, suivant lequel le projet de loi serait constitutionnel, à celui que nous avons déjà reçu de l'Association du Barreau canadien qui n'abonde pas dans le même sens.

Je crois que nous allons recevoir tout à l'heure un témoin dont le point de vue est similaire à celui de l'Association du Barreau canadien. Il serait donc utile que nous ayons cette version anglaise, et la greffière m'indique que ce sera le cas, alors tout va bien.

Madame Mourani, j'aurais d'abord une question à laquelle je vous demanderais de répondre brièvement. J'en aurai ensuite une autre touchant plus directement le sujet à l'étude.

J'ai jeté un coup d'œil à votre biographie. Voilà bon nombre d'années que vous êtes députée, soit depuis 2006, mais vous êtes entrée en politique avec un certain bagage qui explique sans doute votre motivation à parrainer ce projet de loi. Pourriez-vous nous en parler brièvement?

[Français]

Mme Mourani : Je vous remercie de votre question. Je me considère un peu comme une criminologue qui fait de la politique. Vous avez raison, avant que je devienne députée — mais aussi pendant mon mandat —, j'étais sur le terrain, qu'il s'agissait de la dimension des gangs de rue — c'est un sujet qui m'intéresse et m'interpelle beaucoup —, de la prostitution juvénile — qui est pour moi une question fondamentale — et de la traite des personnes; c'est un peu la globalité de tout cela.

Le Canada est l'un des pays où a lieu le recrutement de jeunes en vue de la prostitution; nous sommes un pays de transit vers les États-Unis, un pays recruteur transitoire, un pays où la traite interne est beaucoup plus importante que la traite internationale. Dans le cadre de mon quotidien de criminologue, j'ai pu voir toute cette misère par l'intermédiaire de ces victimes, qui ont parfois été prises par ces réseaux dès l'âge de 11 ou 12 ans.

Lorsque le service de renseignement criminel affirme que l'âge moyen de l'entrée dans la prostitution au Canada est de 14 ans, moi, je l'ai vu sur le terrain.

[Traduction]

La sénatrice Batters : Merci de nous avoir fourni ce nouvel éclairage. Je vous suis également reconnaissante pour votre soutien au projet de loi C-36 récemment adopté par notre gouvernement en réponse à l'arrêt Bedford de la Cour suprême du Canada concernant la prostitution. C'est un projet de loi que je connais bien, car je l'ai parrainé au Sénat. Je vous remercie encore une fois de votre appui dans ce dossier. J'ai souvent cité moi-même cet âge moyen de 14 ans pour les prostituées au Canada lors de nos réunions sur ces enjeux.

La députée conservatrice Joy Smith a beaucoup travaillé dans le dossier de la traite des personnes, et je crois que vous avez appuyé sans réserve son projet de loi d'initiative parlementaire à ce sujet. Pouvez-vous nous dire comment les mesures que vous proposez maintenant s'inscrivent dans l'ensemble des initiatives mises de l'avant pour contrer l'exploitation sexuelle et la traite des personnes? Est-ce qu'il y a des chevauchements? En quoi vos propositions se distinguent-elles des autres? Je vous demande d'être brève, car nous disposons de très peu de temps.

[Français]

Mme Mourani : Je vous dirais que la première mouture de mon projet de loi était beaucoup plus fournie que la version actuelle, parce que certaines dispositions ont été, au fil du temps, prises en charge par Mme Smith.

L'extra-territorialité figurait dans la première mouture de mon projet de loi et précisait que, lorsqu'un individu commet une infraction à l'étranger, c'est comme s'il la commettait ici, au Canada. Pour moi, c'était un point important.

Les éléments qui se retrouvent dans ce projet de loi ne sont nullement en concurrence avec aucune loi ni avec les dispositions du projet de loi C-36, parce que ce dernier s'adresse à la prostitution en général. Les articles qui sont énoncés dans le projet de loi ciblent directement la traite des personnes.

Donc, c'est un projet de loi qui va bonifier le Code criminel et qui va permettre d'offrir des outils très concrets, très liés au travail sur le terrain, pour les gens qui travaillent sur le terrain pour appliquer la loi, mais aussi pour aider les victimes.

[Traduction]

Le sénateur McInnis : Merci de votre présence. C'est un excellent projet de loi, mais j'ai quelques réserves.

J'ai toujours admiré la souplesse d'esprit des avocats faisant partie des associations du Barreau. Cette lettre est en français, mais vous avez indiqué que le Barreau du Québec — et je présume qu'il s'agit de la section pénale — a exprimé l'avis que ce projet de loi résisterait à toute contestation en vertu de la Charte pour ce qui est des peines consécutives et du renversement du fardeau de la preuve. Je serais curieux de voir cela. Nous accueillons tout à l'heure les représentants de la Criminal Lawyers' Association qui vont assurément nous parler en long et en large de cette notion de présomption d'innocence.

Tout cela semble si facile. Une personne qui n'est pas exploitée et qui vit avec une personne exploitée est présumée coupable d'exploitation. C'est aussi simple que cela, à moins que la personne ainsi présumée coupable puisse faire la preuve du contraire. Pourquoi vouloir apporter une telle modification? Les individus qui se livrent à cette forme d'exploitation sont-ils si nombreux qu'il devient impossible pour nos forces de l'ordre de rassembler toutes les preuves requises, ou est-ce simplement dû au fait que les victimes ne veulent pas témoigner? Comme l'indiquait le sénateur Baker, il est possible pour la victime — et on le voit fréquemment — de témoigner derrière un panneau de verre unidirectionnel qui ne permet pas de la voir. Pourquoi un tel changement?

[Français]

Mme Mourani : D'accord. Tout d'abord, il faut comprendre qu'avec ou sans une vitre, les victimes ne veulent pas témoigner. Si on pouvait dire aux victimes qu'elles disparaîtraient de Montréal, par exemple, si elles acceptaient de témoigner, et que leur trafiquant ne les retrouverait jamais, peut-être qu'elles témoigneraient. On ne peut garantir un changement d'identité à ces personnes pour qu'elles témoignent. Donc, le fait que la personne témoigne, que son témoignage soit fait derrière une vitre ou pas, le témoignage en soi constitue une preuve pour le trafiquant, pour le proxénète, car il sait qui témoigne contre lui.

Les victimes savent très bien que si ce trafiquant entre en prison, c'est son acolyte, celui qui travaille avec lui qui va la retrouver où qu'elle soit. Est-ce que c'est vrai? Est-ce que c'est simplement dans sa tête? C'est possible, mais la peur de témoigner est très subjective. C'est la personne qui a été torturée, violée, parfois par 10, 15 hommes à la fois, qui a été brûlée avec des cigarettes, dont on a volé les pièces d'identité, dont on a menacé la famille, à qui on a dit : « Si tu ne fais pas ce qu'on te dit, c'est ta petite sœur de huit ans qu'on va aller chercher. »

Ces gens vivent dans une peur incroyable. Ils refusent de témoigner, quelles que soient les mesures qu'on leur propose — et il n'y en a pas beaucoup, il faut le dire. Que ce soit d'être devant une caméra, de ne pas être vu par l'agresseur, oui, cela peut aider, je ne dis pas le contraire, mais en fin de compte, si la victime ne veut pas témoigner à cause des peurs et des souffrances psychologiques qu'elle a vécues, elle ne témoignera pas, même si cela se fait dans une autre salle, avec une caméra, ou derrière une vitre.

La particularité de cette disposition, c'est qu'elle permet aux policiers de faire la preuve hors de tout doute raisonnable, sans forcément avoir besoin du témoignage de cette victime et de pouvoir, par exemple dans un cas où il y a trois, quatre ou cinq victimes, utiliser le témoignage de la victime la plus forte, qui réussit à dépasser ce traumatisme, et de l'utiliser pour pouvoir accuser le coupable au nom des autres victimes.

C'est quelque chose de fondamental. Cependant, ce n'est pas un chèque en blanc qu'on donne aux policiers, parce que la preuve, ils doivent la faire tout de même. Je vous rappelle que la première loi sur la traite des personnes, si ma mémoire est bonne, a été adoptée vers 1994. Jusqu'à 2000, il n'y avait même pas cinq cas de traite de personnes dans tout le Canada, avec de petites sentences, parce que la preuve était extrêmement difficile à faire.

Le sénateur Dagenais : Merci, madame Mourani. Je vous remercie pour vos bons mots à l'endroit des policiers car, comme j'ai été policier pendant 39 ans à la Sûreté du Québec, c'est doux à mes oreilles d'entendre ce que vous avez dit.

Je veux parler de la dénonciation. Souvent, ces gens arrivent au pays et on sait qu'il y a des trafiquants qui font des passes. Les jeunes filles peuvent arriver au pays illégalement. Certaines d'entre elles ont même travaillé comme servantes dans des maisons et elles n'étaient pas payées.

Est-ce que le fait qu'elles ne veuillent pas dénoncer, c'est parce que la journée où elles le feront, leur identité sera dévoilée et elles pourraient être renvoyées dans leur pays? Est-ce que vous pensez que cela peut être un facteur?

Mme Mourani : Oui. Là, vous abordez la question de la traite internationale. Oui, effectivement, les personnes vont arriver ici sous de fausses représentations. Il est assez fréquent qu'on leur dise qu'elles vont travailler dans des restaurants ou dans des agences de mannequinat, par exemple. Or, lorsqu'elles arrivent ici, on leur retire toutes leurs pièces d'identité. Parfois, aussi, les trafiquants ont des relations très importantes dans les pays étrangers et menacent directement la famille dans ces pays étrangers.

Vous comprenez que, dans ce cas, dans certains pays où les droits de la personne sont plutôt malmenés, cette personne est convaincue que si elle ne fait pas ce que les trafiquants lui ordonnent, son enfant, qu'elle a peut-être laissé en Roumanie ou ailleurs, pourrait éventuellement être tué, tout simplement.

Oui, vous avez raison. Dans ce genre de cas, les gens ne veulent pas dénoncer du tout.

Le sénateur Dagenais : Merci beaucoup, madame Mourani, et bon courage.

Mme Mourani : Et bravo pour le travail des policiers.

[Traduction]

Le président : Merci, madame Mourani. Vous défendez votre projet de loi avec beaucoup de passion, et nous vous remercions d'avoir été présente ce matin pour témoigner devant nous.

[Français]

Mme Mourani : Merci, monsieur le président, de votre amabilité face à ma volubilité.

[Traduction]

Le président : Nous souhaitons maintenant la bienvenue à notre second groupe de témoins qui représentent la Criminal Lawyers' Association. Nous sommes heureux d'accueillir à nouveau devant le comité M. Leo Russomanno, membre et criminaliste. Il est accompagné de Mme Anne London-Weinstein, directrice, conseil d'administration. Bonjour à tous les deux.

Comme vous pouvez le voir dans notre ordre du jour, il était également prévu que nous recevions un représentant du Service de police de la ville de Montréal. On nous a indiqué qu'il se dirige vers Ottawa, mais que les conditions routières sont très mauvaises. Espérons qu'il pourra être des nôtres d'ici la fin de la séance.

Monsieur Russomanno, je crois que vous allez vous partager le temps prévu pour votre déclaration préliminaire.

Leo Russomanno, membre et avocat criminaliste, Criminal Lawyers' Association : C'est moi qui vais parler en notre nom à tous les deux.

Le président : Vous avez la parole.

M. Russomanno : Bonjour à tous. Merci de nous inviter encore une fois à comparaître devant vous pour discuter de cet important projet de loi et de cet enjeu crucial en droit pénal.

Au nom de la Criminal Lawyers' Association, je tiens à exprimer nos préoccupations à l'égard de deux aspects de ce projet de loi. Comme le premier sujet que je vais aborder relève des responsabilités de Mme London-Weinstein, je vais la laisser répondre à vos questions concernant la détermination de la peine.

Dans le contexte de l'imposition obligatoire de peines consécutives, notre association s'inquiète du fait que l'on enlève ainsi aux juges leur pouvoir discrétionnaire. Si l'on impose des peines consécutives alors qu'il peut y avoir un minimum obligatoire de cinq ans lorsque la victime est mineure, nous craignons que ce projet de loi contrevienne au principe fondamental de totalité dans la détermination de la peine, et que ces dispositions puissent être contestées avec succès en vertu de l'article 12 de la Charte.

Nous sommes d'avis que l'adoption d'une approche universelle ne contribuerait guère à l'atteinte des objectifs visés par la détermination de la peine, et que rien n'indique que les peines actuellement imposées par nos juges ne sont pas un reflet fidèle du point de vue de la société à l'égard de ce genre d'infractions.

J'aimerais maintenant parler des contestations possibles en vertu de l'alinéa 11d) de la Charte. C'est un aspect dont vous êtes déjà au fait étant donné les discussions tenues au Sénat relativement à la présomption créée par ce projet de loi.

Je dois d'abord préciser que cette présomption n'a rien de mineur. Elle vise pour ainsi dire toutes les facettes de l'infraction. Cela va donner lieu à une nouvelle forme de culpabilité par association. En effet, on présume non seulement qu'un individu qui vit avec une personne exploitée ou est généralement associé à cette personne est coupable d'exploitation à son endroit, mais aussi qu'il y a intention criminelle et qu'il le fait aux fins de la traite des personnes. C'est extrêmement préoccupant, car cela touche tous les éléments de preuve que la Couronne devrait normalement présenter.

Il suffit de connaître un peu la jurisprudence à cet effet — notamment l'arrêt Oakes qui traite de possession à des fins de trafic, et l'arrêt Downey qui a été mentionné au Sénat — pour savoir que l'on contrevient, selon toute apparence, à l'alinéa 11d) de la Charte. Il s'agit en fait de déterminer si cette disposition pourrait tout de même être validée en vertu de l'article 1, la disposition sur les limites raisonnables. Il demeure toutefois incontestable que la présomption d'innocence est bafouée.

Pourrait-on invoquer l'article 1? Il en est question dans l'arrêt Downey relativement à la disposition interdisant de vivre des produits de la prostitution. La majorité des juges aurait maintenu cette disposition en invoquant l'article 1. La juge McLachlin était d'avis contraire. Je vous invite à prendre connaissance du jugement minoritaire de celle qui est maintenant juge en chef. J'ai l'impression que c'est elle qui aurait gain de cause aujourd'hui, car ses arguments sont plus probants. Elle s'appuie sur une analyse plus détaillée de l'article 1, surtout pour ce qui est du lien rationnel.

Dans son analyse de l'article 1, la juge en chef McLachlin indique que la majorité de la cour n'a pas mené une analyse approfondie de la question des liens rationnels. En l'espèce, on s'est limité à examiner la rationalité extrinsèque, sans tenir compte de la rationalité intrinsèque. Pour établir la rationalité extrinsèque, comme la juge le souligne aux paragraphes 64 à 66 de l'arrêt Downey, il faut déterminer s'il existe un lien rationnel avec l'objectif législatif qui sous- tend l'adoption de la disposition contestée. Pour ce qui est de la rationalité intrinsèque, il faut chercher l'existence d'un lien rationnel entre les faits présumés et les faits réels.

Il serait facile de trouver des exemples, comme on l'a fait avec l'interdiction de vivre des produits de la prostitution dans l'arrêt Bedford, d'individus qui seraient reconnus coupables en application de cette disposition sans nécessairement se trouver dans une position d'exploitation. Ils devraient alors prouver leur innocence ou susciter tout au moins un doute raisonnable, alors que l'entièreté de notre système de justice pénale fonctionne pour ainsi dire à l'inverse.

J'ai des réserves quant à l'utilité de l'arrêt Downey du fait qu'il remonte à 1992, soit bien avant l'arrêt Bedford. Ce dernier a invalidé la disposition interdisant de vivre des produits de la prostitution notamment parce qu'elle était d'application trop générale quant aux différentes formes de relations visées et qu'elle aurait pour effet de culpabiliser des innocents, des individus qui ne se livrent pas à l'exploitation. Notre association a donc des réserves quant à l'application de l'arrêt Downey à la disposition en question, tout comme à celle qui nous intéresse ici. Toute une série d'activités faisant intervenir des gens qui s'efforcent en fait de venir en aide à des personnes exploitées pourraient être visées par cette disposition de telle sorte que ces gens seraient présumés coupables alors qu'ils essaient seulement de libérer une victime des griffes de l'individu qui l'exploite. On crée ainsi une forme de culpabilité par association et les personnes exploitées deviendraient en quelque sorte des parias, car tout individu généralement associé à ces personnes serait présumé coupable d'exploitation.

Je ne pense pas que l'on puisse prétendre s'en remettre au pouvoir discrétionnaire des policiers ou des procureurs pour appliquer une telle disposition qui, de toute évidence, contrevient à la Charte. À mon sens, ce n'est pas une solution acceptable. Il existe de la jurisprudence reconnaissant les limites du pouvoir discrétionnaire des policiers et des procureurs. Il y a aussi une récente décision de la Cour d'appel de l'Ontario dans R. c. Nur concernant les peines minimales obligatoires pour les armes à feu chargées.

Je vais conclure ainsi mes observations, et je serai heureux de répondre à toutes vos questions.

Le président : Nous souhaitons la bienvenue à Dominic Monchamp, sergent-détective au Service de police de la ville de Montréal.

Monsieur Monchamp, avez-vous une déclaration préliminaire à nous faire?

[Français]

Dominic Monchamp, sergent-détective, Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) : Bonjour. J'ai déjà donné mes commentaires concernant les outils qu'un tel type de projet de loi pouvait nous donner, lors de mon témoignage à l'étape de la première lecture de ce projet de loi.

J'ai entendu les commentaires que M. Russomanno a faits au sujet du projet de loi et du renversement du fardeau de la preuve. Comme je l'ai dit, j'avais déjà fait quelques commentaires à ce sujet lors de mon premier témoignage, mais j'aimerais y revenir très rapidement, si vous me le permettez.

M. Russomanno a raison lorsqu'il dit que l'article du projet de loi sur le proxénétisme qui concerne le fait de vivre des fruits de la prostitution a été rayé par la Cour suprême. Par contre, les articles qui concernent le contrôle du proxénétisme ont été maintenus en vigueur. Le renversement du fardeau de la preuve qu'on utilise lors des enquêtes sur le proxénétisme, et dont il est question dans ce projet de loi, est utilisé exactement dans le même contexte. Ce n'est donc pas dans le contexte du fait de vivre des fruits de la prostitution, mais plutôt dans celui du contrôle dans lequel des victimes se retrouvent lorsqu'elles font face à de la pression psychologique ou physique, à de la torture, à de la peur; dans ces cas, les victimes ne seraient pas enclines à porter plainte au service de police pour ces raisons.

Ce renversement du fardeau de la preuve a été mis en place pour ces raisons. Or, c'est dans ce même contexte que cet outil serait utile dans l'article du projet de loi sur la traite de personnes. On parle ici du même type de contrôle et d'emprise qu'ont les trafiquants sur ces victimes.

Ce que je dois vous dire, c'est que le renversement du fardeau de la preuve ne ferait pas en sorte de condamner des innocents ou de condamner des personnes qui voudraient aider les prostitués ou qui sont dans le milieu de la traite de personnes, pas du tout.

Comme je le mentionnais lors de mon premier témoignage, cette disposition a pour but d'aider les personnes qui ne sont pas en mesure de s'en sortir, qui ont peur de s'en sortir, qui ont peur de parler; cela fait en sorte qu'on puisse se servir d'autres types de preuves pour alimenter l'accusation contre les trafiquants.

Concrètement, cela signifie que, dans le cas, par exemple, d'une personne qui se trouve habituellement en présence d'un ou d'une prostituée ou en présence d'une personne exploitée, si je soumettais cela à un procureur ou à un juge, le fardeau de la preuve ne serait même pas suffisant pour que cette personne soit accusée. On est bien loin de la condamner ou de l'accuser.

Laissez-moi vous donner un exemple de ce que le renversement du fardeau de la preuve pourrait occasionner. Prenons un cas où des organisations ou des individus contrôlent plusieurs femmes, plusieurs victimes, et qu'on réussit à en sortir une de cette organisation. Admettons que cette personne nous fasse une déclaration et nous explique dans quelle situation elle se trouvait et ce qui se passait, qu'elle nous dise avoir été victime de traite de personnes et que quatre autres victimes se trouvaient avec elle dans la même situation et, qu'en plus — parce que ce ne serait pas encore suffisant pour porter des chefs d'accusation —, notre enquête nous confirme, effectivement, par différents moyens, comme la surveillance physique ou l'infiltration, ce que la première victime vient de déclarer, nous serions alors en mesure de porter des accusations au nom de ces autres victimes, malgré le fait qu'elles ne viennent pas témoigner.

On l'a fait dans le cadre de plusieurs dossiers de proxénétisme, des dossiers qui ont été contestés à la cour par la défense, et ce sont des dossiers qui ont été maintenus pour ces raisons. C'est un ensemble de facteurs qui permet d'alimenter le renversement du fardeau de la preuve. Le renversement du fardeau de la preuve, à lui seul, n'est pas une preuve, ce n'est pas quelque chose dont la police peut se servir pour accuser une personne qui est innocente.

Il s'agit d'une distinction que je tiens à apporter et qui est un outil essentiel qui est utilisé en matière de proxénétisme, parce que ces victimes sont extrêmement vulnérables. Dans ce genre d'enquête, il faut travailler en amont. Il faut aller les aider, aller les chercher sur le terrain. Or, sans ces outils, c'est extrêmement difficile.

Il y a plusieurs autres outils de prévention qu'on peut utiliser, car on se sert d'une variété d'outils. Bien évidemment, je tiens à le préciser. Cet outil ne peut servir à accuser une personne qui n'a pas commis ce crime. C'est la première partie de ce que je voulais aborder.

Si vous m'accordez quelques instants, je vais aborder la partie du projet de loi qui concerne les peines consécutives. Ce qu'il faut comprendre, c'est que les procès de traite de personnes et de proxénétisme sont longs et ardus. Les victimes peuvent être convoquées à la cour jusqu'à 15 fois pour venir témoigner, être interrogées et contre-interrogées par la défense. Ces procédures peuvent s'étirer, de façon assez commune, sur environ deux ans, si ce n'est davantage. Pendant cette période, étant donné qu'il s'agit de crimes graves, l'accusé est détenu dans la plupart de ces cas.

Malgré le fait que le temps double soit aboli et que les individus soient détenus en temps préventif, le temps compte pour 1,5. Les accusés font les deux tiers de leur peine lorsqu'ils sont condamnés et, au terme de la procédure, ce que cela signifie pour la victime les sentences, dans ces dossiers, étant de quatre ou cinq ans , c'est que l'accusé auquel elle fait face est libéré dans les semaines qui suivent la fin des procédures.

[Traduction]

Le sénateur Baker : J'ai une question à poser, mais j'aimerais d'abord féliciter nos témoins.

Monsieur Monchamp, j'ai récemment pris connaissance de l'arrêt R. c. Alain Jean Pierre. Vous êtes reconnu par les tribunaux québécois comme un expert en la matière et vous faites partie de cette division spéciale de la police de Montréal depuis maintenant 21 ans.

M. Russomanno a également une solide réputation; on le cite presque chaque semaine dans la jurisprudence. Ma question s'adresse toutefois à notre autre témoin qui en est à sa première comparution devant notre comité.

Madame London-Weinstein, je lis très souvent les décisions de la Cour d'appel de l'Ontario. M. Russomanno a indiqué que vous alliez répondre aux questions à ce sujet. Pour ce qui est des peines consécutives, les tribunaux devront appliquer le principe de Kienapple. Vous savez en quoi cela consiste.

Anne London-Weinstein directrice, conseil d'administration, Criminal Lawyers' Association : Oui.

Le sénateur Baker : J'ai soulevé la question auprès de la marraine du projet de loi, mais elle n'a pas semblé saisir parfaitement. Elle pensait peut-être que je parlais de l'alinéa 11h) de la Charte et du principe de double péril, mais ce n'était pas le cas.

Les tribunaux devront trancher quant à savoir si le principe de Kienapple s'applique. À ma connaissance, il y a trois dispositions du Code criminel qui prévoient des peines consécutives et elles concernent respectivement les armes à feu, le terrorisme et les organisations criminelles. Je vais vous lire un extrait d'une récente décision de la Cour supérieure de justice de l'Ontario (R. c. Evans) où l'on a examiné ces enjeux dans le contexte du principe de Kienapple. C'est dans la conclusion de la cour au paragraphe 113 :

Il y a toujours infraction lorsqu'on commet un acte criminel dans un contexte où il existe des circonstances aggravantes particulières comme l'utilisation d'une arme à feu, au bénéfice d'un groupe terroriste ou d'une organisation criminelle.

Croyez-vous que cette disposition sera contestée devant les tribunaux au cours des prochaines années du fait qu'elle contrevient à l'article 12 accordant la protection contre toute peine cruelle et inusitée, et pour quelles raisons pensez- vous que les tribunaux devraient s'en inquiéter?

Mme London-Weinstein : C'est une manœuvre législative visant à contourner le principe de Kienapple, ce qu'on est autorisé à faire lorsque les circonstances le justifient. J'aimerais toutefois surtout insister sur l'aspect obligatoire de cette disposition. Dans l'état actuel des choses, les juges peuvent imposer des peines consécutives en présence de facteurs particulièrement aggravants ou dans un objectif précis de châtiment, de dénonciation ou de neutralisation, suivant certains des principes de détermination de la peine souvent évoqués par les partisans des peines consécutives.

Je ne vois tout simplement pas qu'est-ce qui pourrait nous amener à penser que les juges ne vont pas imposer des peines à la hauteur du dégoût que nous inspirent des crimes semblables, si on ne rend pas ces peines obligatoires. À partir du moment où ces peines deviennent obligatoires, le juge a les mains liées, car il y aura toujours des situations qui ne s'y prêteront pas vraiment.

Qu'il suffise de penser à un très jeune adulte ou à un individu qui serait partie prenante à une infraction sans en être le principal responsable. On ne veut surtout pas obliger le juge à imposer une peine aussi sévère. Elle serait peut-être proportionnelle à la gravité de la faute commise, mais pas nécessairement à la culpabilité du prévenu. C'est ce qui nous inquiète.

Cette proposition témoigne d'un manque de confiance envers nos juges et leurs capacités. À la lumière de mes 16 années d'expérience comme criminaliste, je ne vois pas ce qui pourrait nous inciter à croire que les juges sont incapables d'imposer des peines vraiment très sévères lorsque les circonstances le justifient.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Monsieur Monchamp, je vous remercie pour votre témoignage et je partage entièrement votre point de vue.

Ce qui me préoccupe, vous le savez, c'est la dénonciation des victimes. Je pense que c'est l'une des plus grandes plaies dans notre système de justice que de voir que si peu de victimes dénoncent leur agresseur. Plus elles sont jeunes, moins elles dénoncent. Ce sont des fardeaux qu'elles portent toute leur vie.

Le problème de la traite de femmes blanches ne se produit pas chez des femmes de 35 ou de 40 ans; il se produit chez des jeunes filles de 12, 13 ou 14 ans. C'est terrible et, à mon avis, il faut des lois très sévères en ce sens.

Ce qui nous préoccupe en tant que législateurs, c'est la capacité de fournir aux policiers les meilleurs outils possible pour qu'ils puissent faire leur travail tout en respectant la charte. Ce qui m'intéresse de votre part, à titre de policier sur le terrain, c'est de savoir comment ce projet de loi va faciliter votre travail et en quoi il va faciliter la dénonciation pour les victimes.

M. Monchamp : Il y a deux aspects. Le premier, comme je le disais, c'est le renversement du fardeau de la preuve. Ce qui nous aide, c'est de rejoindre des victimes qui ne seraient pas venues à nous.

Je vais ramener cela sur le terrain encore une fois, et vous donner des exemples de cas concrets que nous avons traités avec cet outil en matière de proxénétisme. Par diverses techniques d'enquête, nous réussissons à amasser suffisamment de preuves et à accuser un individu de proxénétisme. Cet individu sera détenu et pendant la période de détention. Ce qu'il faut savoir, c'est que c'est à ce moment-là qu'on peut briser l'emprise que l'individu a sur sa victime. C'est à ce moment-là que la victime peut être dirigée vers des ressources pour obtenir de l'aide psychologique, de l'hébergement, et recevoir une aide réelle.

C'est dans de tels cas que des victimes ont pu justement dénoncer. C'est la bouffée d'air qu'elles ont pu prendre et qui a fait en sorte qu'elles ont pu le faire.

Le sénateur Boisvenu : En quoi ce projet de loi va vous amener encore plus loin en termes de...

M. Monchamp : En ce qui concerne la traite de personnes, le renversement de la preuve n'existe pas. La traite de personnes, c'est pour les cas les plus graves. Le proxénétisme concerne les cas qui sont sans violence. On peut accuser quelqu'un de vivre des fruits de la prostitution ou d'exercer un certain contrôle; c'est quelque chose de plus souple en termes de gravité. Dans le cas de la traite de personnes, on gravit un échelon. C'est carrément de l'esclavagisme.

Ce qu'on rencontre, ce sont vraiment des cas d'esclavagisme. Les filles sont torturées, violées, séquestrées, et forcées à se prostituer. Je parle de prostitution, parce que c'est ce que je connais le plus.

Quand on parle de traite de personnes, c'est de cela qu'on parle. C'est d'autant plus difficile, et je ne vous parle même pas des cas internationaux où il y a la barrière de la langue et celle de la culture. Ce sont ces outils qui n'existent pas présentement au niveau de la traite des personnes, qui fonctionnent et dont on pourrait se servir.

Ce qu'il faut savoir aussi, c'est que ce que veulent les victimes avant tout, c'est être en sécurité lorsqu'elles dénoncent un agresseur. Pour qu'elles le soient, il n'y a pas 56 moyens. Elles sont en sécurité quand l'individu est détenu derrière les barreaux. Cependant, si l'individu est libéré à la fin des procédures judiciaires, effectivement, cela envoie un drôle de message aux prochaines victimes qui veulent dénoncer.

Le sénateur Joyal : Merci, monsieur Monchamp, monsieur Russomanno et madame London-Weinstein.

[Traduction]

À mon sens, il y a encore un élément qui n'a pas été tiré au clair et c'est celui de la présomption et de l'incertitude qui persiste relativement à l'arrêt Bedford de la Cour suprême. Comme vous le savez, la Cour suprême a invalidé dans cette décision les articles du Code criminel traitant de proxénétisme qui sont certes familiers au sergent-détective Monchamp dans l'exercice de ses fonctions. Celui-ci a d'ailleurs indiqué que la présomption telle qu'articulée dans le projet de loi ne serait pas suffisante pour permettre à un juge de déclarer une personne coupable. Ne serait-ce pas une façon de maintenir la présomption — et je me fais ici l'avocat du diable par rapport aux propos de M. Russomanno — dans un contexte où il n'existe pas la moindre chance qu'une personne puisse être reconnue coupable du seul fait qu'elle rencontre régulièrement, pour quelque raison que ce soit, une victime de la traite des personnes? C'est un élément qui pourrait permettre le maintien de la présomption sans égard à l'alinéa 11d) de la Charte.

Je ne suis pas certain que l'arrêt Bedford exclut totalement cette présomption. Si la présomption fait partie de la preuve, je crois que la mens rea à laquelle vous avez fait allusion dans votre exposé serait démentie par d'autres faits prouvés devant le tribunal. Y a-t-il moyen, à votre avis, de préserver la constitutionnalité de la présomption?

M. Russomanno : Mon interprétation de cette disposition vient des mots de l'article lui-même. Il y aurait moyen d'évoquer ou de prouver le doute raisonnable, mais il faudrait pour cela imposer le fardeau de la preuve à la défense, ce qui contrevient en fait à la présomption d'innocence.

On lit dans le projet de loi, au paragraphe 2(3), qu'il s'agit de la « preuve qu'elle exerce un contrôle, une direction ou une influence sur les mouvements... » — c'est donc l'actus reus — « en vue de l'exploiter ou de faciliter son exploitation ». C'est la mens rea. C'est la phrase complète.

En ne réfutant pas cette présomption, quand la Couronne établit qu'une personne — et on ne dit pas seulement « vit avec une personne », mais « se trouve habituellement en sa compagnie »... Pensons simplement à toutes les personnes qui pourraient se trouver habituellement en compagnie d'une personne exploitée et qui seraient visées par cette disposition. Compte tenu de la faiblesse de la preuve à fournir de cette association habituelle, il y a une présomption automatique d'actus reus et de mens rea. Cela nous mène donc à analyser l'article 1, comme je l'ai dit, parce que la rationalité intrinsèque est particulièrement ténue ici, à mon avis, pour les raisons que la juge McLachlin a exposées de façon très articulée pour justifier sa dissidence dans l'affaire Downey.

L'autre leçon à tirer de l'affaire Bedford, c'est non seulement les écueils liés à la disposition sur le fait de « vivre des produits de la prostitution », qui a été analysée dans l'affaire Downey (mais qui n'était pas soumise à la cour en tant que telle à l'époque, puisque la situation ne se posait pas), mais qu'on peut réviser certaines décisions; c'est un élément important de la décision Bedford. Le principe stare decisis de l'autorité des précédents peut justifier la révision de certaines décisions, et je pense que celle rendue dans l'affaire Downey serait mûre pour une révision, compte tenu de tous ces facteurs. La juge McLachlin, qui était alors minoritaire dans sa dissidence, pourrait très bien devenir majoritaire, comme dans l'affaire Carter dont on a pris connaissance récemment. Je crois fermement que l'analyse juridique qu'elle a présentée pour appuyer sa dissidence dans la décision Downey est solide et que son argument selon lequel la majorité n'a pas tenu compte de la rationalité intrinsèque constitue un argument solide et contraignant.

[Français]

Le sénateur Joyal : Sergent-détective Monchamp, dans l'exercice de votre mandat, quels sont les autres éléments que vous apportez comme preuve sur la base de la présomption reliée au proxénétisme, telle qu'elle existait dans le Code criminel avant la prise de l'arrêt Bedford?

M. Monchamp : D'abord, la seule chose qu'on ne peut pas confirmer, c'est l'exploitation, puisque cela se trouve dans la conversation, dans ce qui se passe vraiment, dans ce qui n'est pas visible.

Pour tout le reste, nous sommes en mesure, à l'aide des surveillances physiques et de l'infiltration d'agents doubles auprès des victimes et auprès des trafiquants qui vont recruter des agents doubles, de prouver l'intention et la façon de procéder pour recruter. Nous sommes en mesure d'expliquer la façon dont ils vont procéder. Généralement, le recrutement se fait de façon douce, par la séduction et par les faux-semblants. C'est la façon dont ils procèdent.

Ainsi, on utilise les agents doubles et la surveillance physique. On peut aussi utiliser des techniques d'enquête plus poussées. Je ne sais pas si vous voulez que je les mentionne ici, mais je pense que vous pouvez les imaginer. On utilise tous ces moyens pour appuyer le renversement du fardeau de la preuve. Généralement, on a le témoignage d'une autre victime.

Lorsqu'on porte ce type de chef d'accusation contre un trafiquant, il y a au moins l'infiltration d'un agent double et on a la confirmation que les personnes sont effectivement dans le milieu de la prostitution, qu'elles se prostituent, qu'elles sont en présence physique de cet individu qui va les transporter et qui va être en contact avec elles.

Parfois, les trafiquants seront en contact avec plusieurs jeunes femmes en même temps. Il va y avoir d'autres éléments sur le plan des communications. J'ai apporté une photo que j'aurais aimé faire circuler ici et qui parle d'elle- même. Je vais vous la décrire. Si vous êtes d'accord, je la ferai circuler.

Il s'agit d'un individu qui, sur un réseau social, se prend en photo avec l'argent que les femmes lui remettent. Il y a déjà un autre dossier dans le cadre duquel la victime nous a appris qu'elle est exploitée par cet individu qui l'a forcée à se prostituer. Toutes les femmes qui sont en présence de cet individu nous mèneront à des éléments qui permettront de pousser l'enquête. De plus, nous avons des photos qui démontrent qu'il prend l'argent de ces femmes. On le voit se prendre en photo. Il se vante et il le dit lui-même : « I am a pimp! »

Ce sont tous des éléments que nous utilisons et qui viennent étayer le renversement du fardeau de la preuve. Nous ne déposerons pas seulement le fait qu'il est en présence de ces femmes, nous allons aussi déposer le fait qu'il est dans le milieu de la prostitution, qu'il les transporte, et cetera.

Le sénateur McIntyre : Merci à vous trois pour vos présentations. Monsieur Monchamp, j'aimerais revenir sur le sujet du proxénétisme et de la traite de personnes. Je comprends que, dans le cas du proxénétisme, il y a toujours une forme d'exploitation, mais la Couronne doit absolument prouver la prostitution, ce qui n'est pas le cas pour la traite de personnes.

Également, dans le cas du proxénétisme, il n'est pas nécessaire qu'il y ait des menaces ou de la coercition et, comme vous l'avez mentionné, la présomption existe dans le cas du proxénétisme. Par ailleurs, dans le cas de la traite des personnes, la Couronne doit prouver l'importance de la traite des personnes et de l'exploitation, c'est-à-dire prouver une coercition et des menaces et qu'il y a un enjeu pour la sécurité des victimes.

Si j'ai bien compris, il est donc possible de déposer deux chefs d'accusation distincts pour ce type d'infraction, c'est- à-dire un pour le proxénétisme et un pour la traite de personnes, n'est-ce pas?

M. Monchamp : C'est exact.

Le sénateur McIntyre : Il n'y a donc aucun problème de ce côté. Pour ce qui est de la présomption, étant donné qu'elle existe déjà pour le proxénétisme, il est normal qu'elle existe pour la traite de personnes aussi, n'est-ce pas?

M. Monchamp : On ne peut pas s'en servir pour la traite de personnes présentement.

Le sénateur McIntyre : Non, pas présentement, mais avec le nouveau projet de loi, ce serait possible?

M. Monchamp : C'est exact.

[Traduction]

La sénatrice Batters : Je remercie tout le monde d'être ici aujourd'hui.

Monsieur Monchamp, d'après votre expérience, le crime de la traite de personnes a-t-il augmenté ou diminué au cours des 10 dernières années?

[Français]

M. Monchamp : Il est difficile pour moi de répondre de façon totalement détachée, puisque je fais cela tous les jours. Je n'ai pas de chiffres, mais nous travaillons à plein temps. Nous avons de plus en plus de cas à traiter, mais nous travaillons différemment, ce qui fait en sorte que nous avons de plus en plus de cas. Nous nous associons de plus en plus à des groupes communautaires. Nous avons établi des programmes de prévention qui ont pour effet de multiplier les cas. Cela veut-il dire que nous en avons davantage? Je ne sais pas, mais je peux vous dire que le visage des victimes a changé.

Les victimes d'autrefois, issues des centres de jeunesse, des familles brisées, qui souffraient de carences affectives et de difficultés graves, sont toujours présentes. Il s'agit de la principale marchandise cible pour ces individus. Ce qui a changé dans ce portrait, ou plutôt ce qui s'y est ajouté, au cours de la dernière décennie, ce sont des victimes qui proviennent de tous les milieux. Ce sont des personnes qui ne viennent pas de milieux défavorisés ou de familles brisées. Il s'agit de personnes dont on n'aurait jamais pu imaginer qu'elles se retrouveraient dans ce milieu. Je peux vous donner plusieurs exemples. Dans un dossier que l'on a traité, la victime était une jeune femme dans la vingtaine, universitaire, qui avait un emploi stable. Elle a été recrutée dans ce milieu, mais elle n'avait jamais connu le milieu du sexe auparavant et elle n'aurait jamais cru s'y retrouver. Personne dans sa famille n'aurait pu croire qu'elle se retrouverait dans ce milieu. Pourtant, elle a été recrutée, elle a été prise au piège. Elle a été forcée à s'introduire dans le milieu. Une fois là, le seul moyen qu'elle a eu de s'en sortir a été l'intervention des policiers et, heureusement, parce qu'elle serait morte. La plupart de ces jeunes femmes nous disent qu'elles ne pensaient pas s'en sortir. La plupart ne pensent pas que les policiers peuvent faire quelque chose pour elles.

[Traduction]

La sénatrice Batters : Merci beaucoup.

En réponse, pouvez-vous aussi répondre à cette question, monsieur Monchamp? Mme London-Weinstein nous a parlé des peines consécutives. J'aimerais que vous nous disiez si selon votre expérience, les juges imposent actuellement souvent des peines consécutives pour ce genre de crimes graves.

[Français]

M. Monchamp : C'est extrêmement rare. Nous sommes principalement préoccupées par les cas où les individus font plusieurs victimes et sur une longue période. Il s'agit de prédateurs pour la plupart qui feront des victimes tout au long de leur vie. Par exemple, lorsqu'on arrête un individu pour un cas précis, on remonte dans le temps pour corroborer la version de la victime. Ce faisant, on va voir avec quelles personnes cet individu est en contact et souvent on va retrouver d'autres victimes du passé. On va faire des dossiers parallèles qui ne sont pas liés. Les victimes sont à deux périodes différentes, et pourtant, l'individu va être condamné pour des peines concurrentes, alors que les deux victimes ont été exploitées à des périodes différentes. Cette situation nous inquiète, car elle envoie le message qu'il n'y a pas de différence à ce que l'on fasse une, deux, cinq ou douze victimes.

On l'a vu, récemment, dans un dossier important à Vancouver, où il y avait presque une douzaine de victimes. L'individu a été condamné à des peines consécutives pour les 12 victimes.

[Traduction]

Le sénateur McInnis : Je vous remercie d'être ici. J'aimerais simplement que vous m'aidiez à comprendre une chose. La définition de la traite de personnes englobe toute forme d'exploitation par la prostitution selon le Code criminel (je pense que c'est à l'article 212).

Ce projet de loi propose maintenant de modifier l'article 279.01, qui est pratiquement identique. J'ai l'impression qu'un contrevenant pourrait être trouvé coupable par application de cette disposition. C'est de plus en plus courant : depuis que je siège au Comité des affaires juridiques, il m'est arrivé à deux ou trois reprises de voir de nouvelles dispositions déjà dans le code.

Je voudrais vous demander une précision, puisque c'est vous les experts : pourquoi est-ce nécessaire? Y a-t-il un avantage à l'écrire ici, puisque ces dispositions sont pratiquement identiques?

[Français]

M. Monchamp : Il y a une distinction importante. Il est vrai que l'on peut accuser ceux qui font la traite de personnes de proxénétisme, mais pas nécessairement ceux qui commettent du proxénétisme de traite de personnes. C'est la distinction, d'où l'importance de l'article sur le proxénétisme. Tous les dossiers où il est question des séductions, des manipulations, des faux-semblants utilisés par ces individus pour manipuler les jeunes filles pour les amener dans le milieu de la prostitution, en les rendant amoureuses de ces individus, ne tombent pas sous le coup de la traite de personnes. Pour que cela corresponde à la traite de personnes, il y a une gradation où l'on se retrouve là où il doit y avoir menace, violence, crainte pour la sécurité de la victime. Si ces éléments n'y sont pas, on ne se retrouve pas en présence de la traite de personnes, on demeure à l'échelon du proxénétisme.

Vous avez raison, en ce qui concerne le proxénétisme, il y a exploitation, mais sans la violence. Dans certains cas, il n'y a pas l'élément de violence, mais simplement l'élément de la manipulation qui entre en jeu. De là l'utilité de l'article sur le proxénétisme. Il faut être en mesure de cibler ces individus qui manipuleront les jeunes filles en les rendant amoureuses pour éventuellement les utiliser dans la traite de personnes lorsque ces techniques ne fonctionnent plus, si on ne se rend pas là dans l'espace-temps et qu'il y a un dossier qui démontre qu'une jeune femme a été manipulée, qu'elle s'en est rendu compte, et qu'elle a remis tout son argent, parce qu'on lui avait promis mer et monde, une vie ensemble, un couple. Tout ce qu'il a fait, en fin de compte, c'est de l'exploiter sexuellement pour récupérer la totalité de ses gains, mais en utilisant des faux-semblants, des mensonges. Si on n'avait pas l'article du proxénétisme, on ne pourrait pas poursuivre ces individus.

Vous mentionniez Alain Jean-Pierre précédemment, c'est exactement un cas comme celui-là. C'est un cas pour lequel on n'aurait pas pu porter des chefs d'accusation de traite de personnes, puisqu'il n'y avait aucune violence, aucun impact en ce qui concerne la sécurité, et que tout se déroulait dans la subtilité de la manipulation des victimes; il en exploitait six en même temps. C'est la distinction que je pourrais apporter entre les deux articles.

[Traduction]

Le sénateur McInnis : C'est une assez bonne distinction.

Le président : Monsieur Russomanno, voulez-vous répondre brièvement à cette question aussi?

M. Russomanno : Oui. Pour l'infraction de proxénétisme inscrite à l'article 212, comme vous l'avez souligné, la peine minimale obligatoire est de deux ans, si l'on regarde seulement les peines prévues pour les personnes de moins de 18 ans, alors que l'article existant 279.01 prévoit une peine minimale obligatoire de cinq ans pour les gens de moins de 18 ans. La mens rea est renforcée dans l'article 279. Le niveau de blâme moral est plus élevé, puisque les gestes ont été posés dans le but d'exploiter une personne alors que dans le cas du proxénétisme, ils pourraient avoir été posés dans le but d'avoir des activités sexuelles illicites. Bref, la mens rea ou intention coupable est moindre, peut-être même beaucoup, dans le cas du proxénétisme.

Il y a là un chevauchement important, parce que nous sommes probablement tous d'accord pour dire qu'il y a tout de même là un certain degré d'exploitation, mais les éléments de l'infraction seraient différents, et je pense que les peines prévues dans ces dispositions reflètent le plus haut niveau de blâme moral associé à l'article 279.01.

Le président : Nous avons le temps de poser quelques questions de deuxième tour.

Le sénateur Baker : Les dispositions visées par l'article du projet de loi qui prévoit des peines consécutives sont les articles 279.01 à 279.03. Si une personne est trouvée coupable d'une infraction par application de l'article 279.01 ou 279.02, c'est l'emprisonnement à perpétuité. La peine peut aller jusqu'à l'emprisonnement à perpétuité s'il y a eu usage de violence et que le premier article s'applique. Quant à lui, le deuxième article prévoit une peine maximale de 14 ans.

Lorsque cette disposition a été adoptée — je m'en rappelle très bien — nous venions tout juste de ratifier la convention des Nations Unies. Deux projets de loi avaient été soumis à la Chambre des communes et au Sénat. L'un portait sur la disposition du Code criminel que nous sommes en train d'étudier. L'autre portait sur la LIPR, soit la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, et les peines et dispositions prévues dans les deux étaient les mêmes. Nous nous trouvons ici à en modifier une, mais pas l'autre.

Madame London-Weinstein, si l'on regarde les autres dispositions qui prévoient des peines consécutives, on constate que les peines consécutives sont énumérées. Je vais vous donner un exemple. Il y en a trois, comme je l'ai déjà mentionné. À l'article 83.26 du Code criminel, il est écrit :

La peine — sauf une peine d'emprisonnement à perpétuité — infligée à une personne pour une infraction prévue à l'un des articles 83.02 à 83.04... est purgée consécutivement...

Sauf une peine d'emprisonnement à perpétuité.

Mme London-Weinstein : C'est juste.

Le sénateur Baker : Ce n'est pas ce qui est écrit dans le projet de loi.

Mme London-Weinstein : Non, en effet.

Le sénateur Baker : Ce projet de loi rend toutes les peines consécutives, même les peines d'emprisonnement à perpétuité.

Mme London-Weinstein : C'est juste. Il y a donc un potentiel de défense sur la base du principe de disproportion exagérée. Nous ne voulons pas du tout dire par là que toutes ces infractions ne méritent pas de mesures de justice rétributives et qu'elles ne valent pas l'imposition de longues périodes d'incarcération.

D'après ce que je comprends, le sergent a mentionné que les juges ont imposé très peu de peines consécutives par application de cette loi, s'ils n'en ont jamais imposé. D'après ce que je comprends, il y a eu très peu de condamnations, ce qui peut s'expliquer en partie par ce qu'il a dit sur la difficulté de poursuivre une personne pour ces infractions en raison de la nature des plaignantes en l'espèce.

Il y a un autre aspect que nous n'avons pas encore abordé pour ce qui est de la présentation de la preuve dans ce type d'affaires. C'est qu'il y a beaucoup de victimes vulnérables dans notre système de justice pénale. Il y a des enfants qui ont été victimes d'agression sexuelle. Il y a des femmes qui ont été victimes de violence conjugale, et notre jurisprudence a conduit à la création de diverses méthodes et dispositions du code lui-même pour faciliter le témoignage de ces personnes. Ainsi, elles peuvent témoigner grâce à un système de télévision en circuit fermé. Nous avons des méthodes établies pour admettre les déclarations enregistrées par ces témoins. Lorsqu'ils ne sont pas en mesure de témoigner ou qu'ils ne veulent pas le faire, la preuve peut être recueillie au moyen d'une déclaration admissible sur la foi d'autrui.

Les juges sont sensibles aux difficultés de la poursuite dans ce genre de contexte, mais il serait extrême, simplement pour résoudre la difficulté inhérente à la poursuite, de renverser la présomption d'innocence et le fardeau de la preuve, alors qu'il y a d'autres méthodes pour réussir à poursuivre ces personnes.

Donc, quand il y a des peines consécutives à toute autre peine préalablement imposée à la personne, ou qu'il y a une série d'incidents séparés auxquels ne s'appliquerait pas la jurisprudence de Kienapple, parce qu'il y a plusieurs plaignants séparés, mais qu'ils font partie de la même enquête, il existe un risque réel que la peine prononcée soit si dure qu'elle contrevienne à l'article 12 et finisse par créer un conflit constitutionnel. C'est le problème, comme vous l'avez indiqué.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Madame London-Weinstein, dans les cas d'agression sexuelle, une victime sur dix dénonce son agresseur. Selon l'étude faite par le système carcéral canadien, l'un des éléments qui expliquent ce faible taux de dénonciation est lié aux sentences ridicules qui en découlent; la plupart du temps, il s'agit de sentences de moins de deux ans suivies d'une libération au sixième du temps. Si les agresseurs de plus d'une victime ou ceux qui font cette traite sur une longue période de temps subissaient des sentences consécutives, ne croyez-vous pas que cela améliorerait la confiance des victimes dans le système de justice et qu'ainsi nous pourrions augmenter le nombre de dénonciations?

[Traduction]

Mme London-Weinstein : Je crois, sénateur, qu'il y a des peines qui sont justifiées et qui reflètent la perception sociale des infractions commises — et je conviens qu'il vaut la peine de les dénoncer puisqu'il doit y avoir dénonciation pour prononcer des peines. Dans certaines circonstances, où il y a des faits très aggravants, il peut être justifié d'imposer des peines consécutives. Je m'oppose cependant à l'idée de rendre ce prononcé de peine obligatoire dans tous les cas, puisqu'elle limiterait le pouvoir des juges d'imposer des peines appropriées.

Je suis avocate plaidante de profession, j'ai donc toujours appris à faire confiance aux juges pour prendre des décisions appropriées puisque toutes les affaires qui leur sont soumises se fondent sur des faits différents. Par exemple, un contrevenant peut être gravement coupable parce qu'il est le principal artisan d'un crime plutôt qu'une simple partie. On voudra alors lui imposer une peine très dure pour exprimer la perception sociale de l'infraction.

Un autre contrevenant plus jeune pourrait pour sa part être trouvé coupable d'avoir participé à un crime plutôt que d'en être le principal maître d'œuvre. Il serait alors beaucoup moins impliqué, et l'on ne voudrait pas lui imposer une peine aussi dure.

[Français]

Le sénateur Boisvenu : Ne croyez-vous pas que les peines concurrentes favorisent davantage le criminel qu'il ne reconnaît les torts faits aux victimes?

[Traduction]

Mme London-Weinstein : Je dirais qu'une peine consécutive est plus dure qu'une peine concurrente. Je serais d'accord avec vous sur ce point. Cependant, je vous dis que je vois les juges imposer des peines consécutives lorsque les circonstances le méritent, selon des faits en cause, et que je suis d'accord pour que la décision leur revienne.

[Français]

Le sénateur McIntyre : Monsieur Monchamp, décidément, la force du projet de loi réside dans la présomption, les peines consécutives, la disposition sur l'exploitation sexuelle et, finalement, la confiscation des produits de la criminalité. Sur ce point, certains articles du Code criminel portent sur la confiscation des produits de la criminalité après qu'un individu est trouvé coupable de certaines infractions. Cela étant dit, je remarque que ce projet de loi ajoute à cette liste toute infraction de proxénétisme ou de traite de personnes. Selon vous, quelle est l'importance de cet article du projet de loi C-452?

M. Monchamp : C'est évidemment un outil punitif important et qui peut être aussi réparateur, dans certains cas de récupération, selon la manière dont il sera appliqué par les juges.

Honnêtement, je vous dirais qu'on le fait déjà. On fait déjà cette récupération en matière de produits de la criminalité, quant à cet aspect du projet de loi. Je ne sais pas ce qu'il facilitera. Je vais être honnête avec vous, je ne le sais pas en ce qui concerne cet aspect. Peut-être que les juristes pourront mieux vous renseigner, mais on ne peut pas vous le dire. On le fait déjà dans les cas où il y a une possibilité. Est-ce que cet article va faciliter les choses? Je l'ignore, bien honnêtement.

Le sénateur McIntyre : Mais cela peut aider?

M. Monchamp : Évidemment, cela peut être utile, oui.

[Traduction]

Le sénateur Joyal : J'aimerais revenir à la question de la présomption et de sa constitutionnalité.

Je remarque que la lettre du Barreau du Québec est datée du 23 octobre 2013, c'est-à-dire qu'elle a été écrite avant que l'arrêt Bedford ne soit rendu. Comme vous le savez, cet arrêt a été rendu en décembre. Il me semble que dans le contexte de l'arrêt Bedford, par lequel les juges ont conclu à l'inconstitutionnalité de l'article 212, on puisse douter de la validité juridique de l'opinion présentée par le Barreau du Québec.

L'opinion présentée au comité par l'Association du Barreau canadien porte la date du 8 décembre 2014, qui est beaucoup plus récente. Dans une note en bas de page, la troisième, à la page 2, on trouve un argument juridique très complet, que je vais vous lire :

[...] la formulation de l'art. 212 ne créait pas de présomption de contrôle ou d'exploitation par une personne du simple fait qu'elle vit avec une travailleuse du sexe ou se trouve habituellement en sa compagnie. La présomption avait trait simplement à la déduction plus logique voulant que si une personne vit avec une prostituée, elle vit probablement des produits de la prostitution de cette personne. À l'inverse, le projet de loi-C-452 propose une présomption d'exploitation et de contrôle du simple fait de vivre avec une personne exploitée ou de se trouver habituellement en sa compagnie.

Mon raisonnement, c'est que si l'arrêt Bedford a annulé l'article 212, qui établissait une présomption moins vaste, le fait que ce projet de loi propose une présomption allant jusqu'à l'intention l'expose à un grand risque d'être jugé inconstitutionnel.

M. Russomanno : Absolument. Vous soulevez un point très important. L'éclairage qu'apporte l'arrêt Bedford n'est pas nécessairement direct ou n'apparaît peut-être pas à première vue. Le tribunal constate, dans l'affaire Bedford, qu'une foule d'activités innocentes pourraient être frappées par l'effet de la disposition sur le fait de vivre des produits de la prostitution.

Il y a une chose qui me frappe dans les arguments dissidents de la juge McLachlin, dans l'arrêt Downey, lorsqu'elle parle de la rationalité intrinsèque. Si vous me le permettez, j'aimerais vous lire le paragraphe 66, qui porte sur la présomption qu'une personne vit des produits de la prostitution. Cette présomption ne va même pas aussi loin. Je cite :

À mon avis, en l'espèce, nous devons étudier le degré de rationalité intrinsèque requis pour justifier une présomption en vertu de l'article premier. Dans l'arrêt Oakes, notre Cour a conclu que le lien rationnel entre le fait substitué, la possession de stupéfiants, et le fait présumé, la possession à des fins de trafic, était trop faible. On a également conclu que la disposition portant inversion de la charge de la preuve était irrationnelle même si, de toute évidence, il est possible, dans certains cas, de déduire de la preuve de la possession qu'il s'agit d'une possession à des fins de trafic. Le fait que l'inférence serait déraisonnable dans certains cas, par exemple dans celui de la possession d'une quantité infime de stupéfiants, était suffisant pour conclure au caractère irrationnel de la disposition portant inversion...

Soit dit en passant, il convient également de lire le jugement rendu dans l'affaire Whittle, qui met en évidence une présomption en droit selon laquelle la personne assise sur le siège du conducteur d'une voiture est celle qui en assume la charge. La juge McLachlin établit cette distinction lorsqu'elle dit qu'il existe une présomption intrinsèquement sûre selon laquelle la personne assise dans le siège du conducteur en assume la charge et qu'elle a les moyens de conduire le véhicule.

À l'inverse, dans l'affaire Downey, la juge McLachlin affirme que le simple fait de se trouver en compagnie d'une personne qui vit de la prostitution ne signifie pas qu'on vit des produits de la prostitution. Ici, comme vous le soulignez, sénateur, la question est encore plus difficile à trancher et son irrationalité intrinsèque est encore plus grande, si je peux m'exprimer ainsi, parce que non seulement on se trouve à présumer automatiquement de l'actus reus, mais on se trouve à présumer de la mens rea.

Comment peut-on dire que quiconque s'associe à une personne exploitée exploite lui-même cette personne à dessein? Comment peut-on dire une chose pareille? Il y a tellement de gens qui s'associent constamment à des personnes exploitées qui ne font rien de tel, et je pense entre autres aux personnes qui essaient de les aider à se sortir de cette situation d'exploitation.

Cette disposition aurait donc pour effet de rendre quiconque s'associe à une personne exploitée vulnérable à cet article. On peut difficilement dire que cela correspond à cette formulation. C'est le problème que je vois.

Le président : Nous allons devoir conclure là-dessus. Je remercie tous les témoins qui se sont joints aujourd'hui.

Sergent-détective Monchamp, je vous remercie tout spécialement d'avoir bravé des conditions routières très difficiles pour comparaître aujourd'hui. C'est très apprécié.

Mesdames et messieurs les sénateurs, nous continuerons la semaine prochaine l'étude de ce projet de loi et nous pourrions procéder à l'étude article par article du projet de loi C-279.

Si les membres du comité de direction ont un peu de temps après la levée de la séance, j'aimerais que nous essayions de convenir de l'horaire de la semaine prochaine.

(La séance est levée.)


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